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Revue des études byzantines

Sur quelques boyards roumains d'origine grecque aux XIVe et XVe


siècles
Petre S. Nasturel

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Nasturel Petre S. Sur quelques boyards roumains d'origine grecque aux XIVe et XVe siècles. In: Revue des études byzantines,
tome 25, 1967. pp. 107-111;

doi : https://doi.org/10.3406/rebyz.1967.1389

https://www.persee.fr/doc/rebyz_0766-5598_1967_num_25_1_1389

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SUR QUELQUES BOYARDS ROUMAINS
D'ORIGINE GRECQUE AUX XIVe ET XVe SIÈCLES

C'est un fait reconnu que nombre de boyards roumains étaient


d'origine grecque ou avaient, en tout cas, du sang grec dans les veines.
La chose est indéniable dans la seconde moitié du xvie siècle déjà,
mais ce sera surtout le xvme siècle, l'époque des Phanariotes, qui
en verra la fortune et la puissance. Si cet aspect des relations roumano-
grecques intéresse plus particulièrement la période postbyzantine (1),
il est bon cependant de faire observer que sur le plan ethnique,
économique et social, cet élément a des racines plus anciennes et qui
remontent au moins aux dernières décennies de la Byzance des basileis.
En dépit de la pénurie des documents, on peut en effet citer quelques
exemples qui sont hors de doute.
Ainsi, on a prétendu que la propre mère du célèbre voévode Mircea
l'Ancien était une princesse byzantine, Callinikia. Affirmation
gratuite sans doute, car ce nom donne plutôt à penser que, devenue
veuve, l'épouse du prince Radu l'aura adopté en prenant le voile (2).
Toutefois, sous le règne de Mircea, un Grec au moins pénètre dans
les rangs de la noblesse valaque, le logothète Philos qui rédigea un
document à la date du 8 janvier 1392. Il est l'auteur des Pripeale,
petits textes à caractère religieux, rédigés initialement en grec et
conservés seulement en traduction slavonne dans divers
manuscrits de Roumanie et de Russie (3). On ignore d'où il venait. On se

(1) Voir par exemple I. G. Filitti, Arhiva Gheorghe Grigore Cantacuzino, Bucarest, 1919,
passim (surtout les p. 245-300 bourrées d'informations sur la généalogie et le cursus honorum
de maintes familles grecques établies dans les Principautés roumaines à partir de la seconde
moitié du xvie siècle). Consulter également N. Iorga, Byzance après Byzance. Continuation
de Γ « Histoire de la vie byzantine », Bucarest, 1935.
(2) Cf. P. P. Panaitescc, Mircea cel Batrîn, Bucarest, 1944, p. 46-48, qui combat avec
raison l'opinion émise par Iorga sur l'affluence des Grecs après 1453.
(3) Sur le personnage et son œuvre voir les recherches minutieuses de Mßr Tit Simedrea
(alias S. Teodor), Filotei monahul de la Cozia, dans Mitropolia Olteniei, vi, 1954, p. 20-55,
Pripealele monahului Filolei de la Cozia, ibid., VI, p. 77-190 et Filotei monahul de la Cozia,
ibid., vu, 1955, p. 526-541). Ce dernier article établit catégoriquement que les Pripeale
furent d'abord écrites en grec, puis traduites en slavon. Nous aurons l'occasion d'en reparler
dans notre communication au Congrès d'études byzantines d'Oxford.
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demandera si ce lettré grec ne serait pas le correspondant anonyme


de Démétrius Gydonès qui lui écrivait de Constantinople, à l'automne
de 1386, pour le gronder de s'être réfugié chez les Valaques « barbares »
par crainte de la peste qui ravageait la ville impériale (4).
Plus tard, en 1422, 1426 et 1431, à la cour du voévode Dan II,
on rencontre un comis (grand écuyer), du nom de Garaja (Karadja),
qui fera partie du conseil princier (5), de même qu'un certain Saran-
dino, attesté en 1430 et 1431, puis derechef vers 1433-1437 sous le
règne de Vlad le Diable (6). Si l'on songe aux relations de Dan avec
les Paléologues, dont il avait, comme un preux, défendu le trône
sous les murailles mêmes de Constantinople assiégée par les Turcs
en 1422 (7), il est très plausible de penser que ces deux Grecs l'avaient
connu sur le Bosphore et suivi dans son pays quand, peu de temps
après, il en recouvra le trône.
Mais le cas le plus intéressant d'un Grec devenu boyard en ce
temps-là, appartient à l'histoire de la Moldavie et s'appuie sur un
assez grand nombre de pièces d'archives. C'est ainsi que l'on constate
la présence, en 1436, au conseil princier moldave d'un certain Manuel
le Grec (Grecin dans le slavon de la chancellerie), appelé deux ans
plus tard Manuel Protopopovitch (8). Son double nom dénote de

(4) R. J. Loenertz, Démétrius Cydonès. Correspondance, II, Cité du Vatican, 1960


p. 272-274 (lettre 337).
(5) P. P. Panaitescu, Documenlele Tärii liomânesti, i, Bucarest, 1938, p. 147-149,
et G. D. Florescu, Divanele domnesti din Tara Româneasca, i, Bucarest, 1943, p. 68-70.
Caraja figure au 9e rang du conseil princier. Voir aussi C. I. Karadja, Sur l'origine des
Karadja, tirage à part de la Revue historique du Sud-Est européen, nn. 7-9, 1938, p. 5, et
du même, Karadja, nume peceneg in toponomia româneasca, tirage à part de la Revista istoncd,
1943, p. 4). La famille semble être originaire d'Épire.
(6) P. P. Panaitescu, Documenlele..., p. 161-163, et G. D. Floriîscu, op. cit., p. 77-78.
A noter que Sarandino occupe la 2e place au conseil princier et encore sans titre. Serait-ce
à dire qu'il était apparenté au prince Dan? On pourrait alors se demander si Dan n'avait
pas épousé à Constantinople la fille de ce Grec; on aura en 1476 un cas analogue en la
personne de Sinadino, beau-père du voévode Basarab, fils de ce Dan. En rapport avec le
caractère greo du nom de Sarandino, rappelons que Σαραντηνός est un nom porté au xive s. par
des paysans (cf. J. Bompaire, Actes de Xéropotamou, Paris, 1964, p. 121, 11. 157 et 161,
et p. 126, 1. 287 et Fr. Dölger, Aus den Schatzkammern des Heiligen Berges, München,
1948, p. 84, 1. 10, et notice subjacente) et en 1326 par un grand économe et notaire de l'église
de Saint-Démétrius de Thessalonique, prénommé Michel (ibid., p. 307, 1. 53 et 59).
Évidemment on ne saurait rattacher le boyard gréco-roumain du xve siècle à la famille de ce
dignitaire ecclésiastique. Quant au nom de Synadènos, attesté lui aussi dans la prosopo-
graphie de l'empire byzantin, de môme que sous le régime turc, voir par exemple P. Lemerle,
Actes de Kutlumus, Paris, 1945, p. 68-69 et J. Bompaire, op. cit., p. 100.
(7) Ducas, xix 7; cf. éd. V. Grecu, Bucarest, 1958, p. 253. Cf. Ai-. Elian, Moldova si
Bizaniul in secolul al XV-lea (dans le volume Cultura moldoveneascä In timpul lui Stefan
cel Mare. Recueil d'études publiées par M. Berza, Bucarest, 1964, p. 127).
(8) M. Costachescu, Documcntele moldovenesti înainte de Stefan cel Mare, π, Jassy,
1932, p. 196-199 (avec renvoi aux sources). Sur la formation des patronymes en -ici
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toute évidence que ledit personnage avait pour père un protopapas


(protopope, en slavon et en roumain) et qu'il était d'origine grecque.
Or, c'était précisément l'époque du concile de Florence, où, l'on
s'en souvient, la Moldavie fut représentée par deux ecclésiastiques,
le métropolite Damien et le protopapas Constantin, qui souscrivirent
tous deux en grec (et non en slavon) l'acte d'Union des Églises (9).
A une époque où le pouvoir séculier et l'Église se prêtaient un appui
constant et réciproque, il est manifeste que les enfants d'un
protopope, haut personnage de l'administration ecclésiastique chargé
d'assurer la liaison entre l'évêque et la masse du clergé séculier (10),
avaient accès aux honneurs de la société féodale dont ils pouvaient
briguer les fonctions les plus hautes sur le plan politique. On en connaît,
du reste, quelques exemples éloquents en la personne de fils d'autres
protopopes, roumains cette fois, dans la Moldavie d'alors (11). Il
est nature], dans ces conditions, que le fils du signataire de l'Union
florentine ait joui de la faveur et de la confiance des princes et soit
devenu gouverneur, d'abord de la place forte de Hotin, sur le
Dniester (12), puis de celle de Neamt, sur les contreforts des Carpathes (13).
Il sera en charge, et même parmi les tout premiers boyards, du temps
du plus glorieux des princes moldaves — j'ai nommé Etienne le Grand
— et mourra probablement peu de temps après le 10 janvier 1467,

(prononcez itch) en roumain, voir N. A. Gonstantinescu, Dictionar onomaslic românesc,


Bucarest, 1963, p. xxxi.
(9) P. Ç. Nasturel, Quelques observations sur V Union de Florence et la Moldavie, dans
Südost-Forschungen, xvni, 1959, p. 84-89. Cf. aussi J. Gill, Le Concile de Florence, Tournai,
1964, p. 74, n. 1.
(10) Du Gange, Glossarium ad scriptores mediae et infimae graecitatis, Lyon, 1688,
C. 1099 (s. ν. πρωτοπαπάς).
(11) C'est ainsi que le fils du célèbre pope, puis protopope moldave luga du
commencement du xve siècle devint le fameux scribe, ensuite grand logothète de Moldavie Mihul,
ennemi acharné d'Etienne le Grand, à qui il causa de graves soucis. De même le protopope
Ioil de 1456 était le père d'un notaire du nom de Giurgiu. Cf. M. Costachescu, op. cit.,
i, p. 501-506 et n, p. 572-573. Il est bon de faire remarquer la fréquence relative des documents
moldaves mentionnant des protopopes, à la différence des actes valaques presque muets
à leur sujet.
(12) M. Costachescu, op. cit., n, p. 198. On l'appelle aussi Manuel le Grand, sans doute
pour le distinguer de ses homonymes contemporains Manuel Gârbovul « le Bossu » et Manuel
Serbici. Son autorité sur la forteresse de Hotin est attestée entre le 20 juin 1438 et le 18 juin
1456.
(13) II n'est connu que rétrospectivement comme ex-burgrave (pîrcalab) de Neamt à
partir du 8 septembre 1457; cf. M. Costachescu, op. cit., i, p. 199. Pour un curriculum
vitae plus riche de cet actif boyard, voir par ex. I. Ursu, Stefan cel Mare, Bucarest, 1925,
p. 311-312). Il est bon de faire observer ici l'extrême importance pour la Moldavie de la
forteresse de Neamt dont la position et les murailles à l'épreuve de l'artillerie contraignirent
Mahomet II en personne à lever le siège de la place en 1476. C'est dire le rôle eminent que
Manuel le Grec eût pu être appelé à jouer en temps de guerre.
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date du dernier document où se lit son nom au conseil princier (14).


L'exemple de ce Grec devenu Moldave illustre à merveille les
possibilités que la société roumaine offrait à tout orthodoxe d'autre nation
de venir tenter fortune au nord du Danube. Durant des siècles la
religion constituera un lien au moins aussi fort que celui de la
nationalité et l'on a pu parler à juste titre d'une « nationalité orthodoxe » (15).
Il y eut certainement d'autres boyards roumains d'extraction
grecque dans les principautés roumaines avant la catastrophe de
1453. D'aucuns ont même pensé que la dernière des épouses du voévode
de Moldavie Alexandre le Bon était une Grecque. Mais son nom de
Marina est loin de constituer une preuve (16).
Notons encore, pour mémoire seulement, que, à côté de ceux plus
doués, plus chanceux, ou plus entreprenants, qui se juchèrent jusqu'aux
échelons supérieurs de la hiérarchie sociale, on enregistre aussi de
plus obscurs personnages, artisans, maçons, marchands, navigateurs,
bateleurs même — · sans omettre tel aventurier et sans plus parler
des prélats, des higoumènes, des moines, catégorie la mieux connue
jusqu'ici des chercheurs des relations roumano-byzantines.
Une question pourrait se poser à l'esprit du lecteur : la chute de
Constantinople a-t-elle provoqué l'exode en terre roumaine de Grecs
venus grossir au besoin les rangs de la noblesse valaque et moldave?
Nous répondrons que la chose ne semble pas s'être produite. Nous
avons en effet étudié ailleurs (17) ce problème et constaté que les
réfugiés grecs en Valachie et en Moldavie ne furent guère, hors deux
ou trois évêques, que de petites gens (18); et encore en nombre
réduit (19). Ceci est très explicable. Se réfugier chez les Roumains

(14) M. Costaghescu, op. cit., i, 199.


(15) C. I. Andreescu, Despre ο nationalilate ortodoxä, dans Biserica orlodoxà româna,
mi, 1934, p. 588-625. Cf. P. Ç. Nasturel, Un épiirachilion inédit de style byzantin, dans
Ada antiqua Academiae scientiarum hungaricae, x, 1-3, 1962, p. 209-210). L'idée lancée
par le regretté Andreescu fait son chemin; cf. T. Papas, Geschichte der Messgewänder im
byzantinischen Ritus (Miscellanea byzantina Monacensia 3), München, 1965, p. xn.
(16) N. Iorga, Roumains et Grecs au cours des siècles, Bucarest, 1921, p. 26, la tient sans
sourciller pour « probablement quelque génoise d'Orient apparentée aux Paléologues ».
E. Lazarescu, Note despre aerul Doamnei Malina dans Studii si cercetari de istoria artei,
v-1, 1958, p. 227-232, a définitivement liquidé cette théorie hasardeuse. Les actes du temps
rappellent tantôt Marina et tantôt Malina.
(17) P. Ç. Nasturel, Urmdrile câderii Tarigradului pentru Biserica romûneascâ, dans
Mitropolia Olteniei, xi, 1959, p. 45-73.
(18) Feu C. Karadja nous a signalé peu avant sa mort que François Filelfe, Epistolare,
Bâle, 1505, liber xni, parle d'un fuyard de Constantinople venu en Dacie (« Scio unum ex
his fuisse Enoch um Axulanum... Is enim Enochus in Daciam usque profectus est... » Lettre
datée du 1.8 février : xi Kal. Martias 1456). Nous n'avons malheureusement jamais pu
vérifier cette source que nous citons dans Urmârile câderii..., p. 58, n. 43& .
(19) E. Turdeanu, Manuscrise slave din timpul lui Stefan cel Mare, dans Cercetari
literare, v, 1942, p. 139 (suivi par le regretté professeur M. Lascaris dans un compte rendu
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situés sur la route qu'allait manifestement balayer la ruée de


l'expansion ottomane, s'enfermer dans le bassin de la mer Noire dont le
sultan détenait l'entrée et la sortie, cela signifiait s'exposer à revivre
les affres de la guerre ou de la captivité, alors que fuir vers l'Occident,
où l'on rencontre effectivement de nombreux, rescapés, nobles, clercs
ou roturiers, c'était se soustraire au joug des vainqueurs, cela parfois
au prix de l'orthodoxie.
Si maigres qu'elles soient, ces quelques informations, puisées aux
sources roumaines peu accessibles en général à la majorité des érudits,
dont le Père Venance Grumel est l'une des gloires les plus pures,
serviront peut-être un jour aux rédacteurs de la Prosopographie
byzantine tant désirée des byzantinistes de partout.

Bucarest Petre S. Nasturel.

paru dans la Revue historique du Sud-Est européen, xxi, p. 268) voit dans les noms de deux
moines de Moldavie, Asincrit et Paladie, la preuve de la présence vers la fin du xve siècle de
deux réfugiés grecs de Constantinople. Dans notre article cité précédemment, p. 63-64 et
note 69, nous avons montré que ce sont là en fait des noms tirés du calendrier de l'Église
orientale (voir aux dates du 8 avril et du 19 juin) et donnés tout naturellement à ces
deux moines (sûrement des Roumains) le jour où ils se vouèrent à l'état monastique.

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