Vous êtes sur la page 1sur 17

Enquêtes

La pénétration de la « culture psychologique de masse » dans un groupe populaire :


paroles de conducteurs de bus

The penetration of « mass psychological culture » in a working‑class group:


the words of bus drivers

par Olivier Schwartz* 1

R É SU M É A B ST R A C T

Fondé sur une enquête portant sur un groupe de tra‑ This article, based on a study of a group of overwhel‑
vailleurs subalternes très majoritairement de sexe mas‑ mingly male junior workers – the bus drivers of ratp
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)
culin –  les conducteurs de bus de la ratp en région in the Paris region –, has for its starting point a set of
parisienne  –, cet article a pour point de départ un observations about how these bus drivers talk about
ensemble de constats concernant la manière dont their work. Their words frequently refer to the theme
ces conducteurs parlent de leur travail. Les propos of their « psychologically » difficult profession, and thus
de ceux‑ci font fréquemment référence au thème de make evident their permeability to what Robert Castel
la difficulté « psychologique » de leur métier, et font has proposed to call « mass psychological culture. »
apparaître une perméabilité du groupe des conduc‑ This permeability was not self‑evident. Indeed, one
teurs à ce que Robert  Castel a proposé d’appeler la could wonder what relationship these men with subor­
« culture psychologique de masse ». Cette perméabilité dinate jobs and close to the working class would be
n’allait pas de soi. On pouvait s’interroger en effet sur la susceptible to have with that type of culture. Here,
relation qu’étaient susceptibles d’entretenir des hommes we propose to show evidence of this permeability, to
appartenant au salariat d’exécution, proches des milieux account for it while showing its limits, and to highlight
populaires, avec ce type de culture. On se propose ici its implications for the sociology of the cultural worlds of
de mettre cette perméabilité en évidence, d’en rendre today's working‑class groups.
compte, d’en montrer en même temps les limites, et de
dégager ses implications pour une sociologie des uni‑
vers culturels des catégories populaires d’aujourd’hui.

MOTS‑CLÉS : culture des milieux populaires contempo‑ KEYWORDS: culture of contemporary working‑class
rains, psychologisation, services publics, virilité milieux, psychologization, public services, virility

* Professeur d’Université, sociologie.


Centre de recherches sur les liens sociaux – Université Paris Descartes – 45, rue des Saints-Pères – 75006 Paris.
o.schwartz@wanadoo.fr

1.  Je remercie vivement Olivier Masclet, Florence Weber, ainsi que


les lecteurs anonymes de Sociologie, pour leurs remarques et leurs
suggestions sur des versions antérieures de cet article.

S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n ° 4 , v o l . 2 , 345-361
346 Paroles de conducteurs de bus

A u début des années  1980, dans un ouvrage, qui a fait


date, analysant un ensemble d’évolutions ayant affecté en
France, depuis la fin des années 1960, différentes sphères de
essentielle –  ou même la dimension déterminante  – de ce
qui est vécu par les individus, et un objet explicite de préoc‑
cupation, d’attention. Cette tendance prend tout un ensem‑
la vie sociale, Robert Castel avançait l’hypothèse de la montée ble de formes. Elle se manifeste dans des grilles de lecture
et de la diffusion, dans la société française, à grande échelle, de la réalité (modes d’appréhension des individus mettant
d’une nouvelle figure culturelle, qu’il proposait d’appeler une l’accent sur le vécu psychique et sur ce qui fait de ceux‑ci des
« culture psychologique de masse » . Produit, selon l’auteur,
2
personnes singulières, des “je” individualisés4 ; approches
d’un mouvement multiforme d’expansion, hors de leur sphère des problèmes sociaux ou professionnels centrées sur l’état
d’origine, des techniques « psy » et d’une reconfiguration intérieur du sujet qui les vit5), dans des types de préoccupa‑
d’ensemble des formes de la régulation sociale, cette culture tion (attention portée aux formes psychiques du bien‑être et
se caractérisait notamment par un intérêt intensifié pour le du mal‑être), dans des registres de langage (dans lesquels
« psychologique », par le recours aux techniques « psy » pour la réalité psychique est explicitement prise pour objet et thé‑
agir sur les situations de mal‑être personnel ou pour modifier matisée comme telle, ne serait‑ce qu’à travers des termes
des relations perçues comme insatisfaisantes à soi‑même ou comme « stress », « psychologique », « mental », « trauma‑
aux autres, et surtout par l’importance essentielle accordée tisme », « ressenti »…), dans des types de pratique (recours
à tout ce qui peut permettre d’améliorer ses propres fonc‑ aux professionnels du « psy » pour des conseils concernant la
tionnements subjectifs, de se libérer de ses empêchements vie familiale, conjugale, intime, ou aux thérapies « psy » pour
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)
intérieurs, d’exister plus fortement comme sujet. La dernière faire face à des états de mal‑vivre, etc.). De cette expansion,
partie de l’ouvrage, ainsi que les trois articles cosignés avec on peut donner plusieurs exemples : montée, dans la famille,
Jean‑François Le Cerf et publiés l’année précédente, montrait de nouvelles normes en matière d’éducation des enfants, les
comment cette figure culturelle, après avoir attiré les milieux modèles éducatifs rigides étant rejetés au nom de la nécessité
intellectuels, s’était diffusée chez de nombreux professionnels de tenir compte de ce que l’enfant exprime, d’éviter ce qui
du secteur public et privé ainsi que dans de larges secteurs peut le « traumatiser », de l’aider à « devenir lui‑même »6 ;
des classes moyennes, devenant ainsi et en ce sens une figure montée, dans le domaine du travail social, du thème de la
culturelle « de masse ». souffrance psychique et des dispositifs d’« écoute » dédiés à
la prise en charge de celle‑ci7 ; montée, dans l’approche des
Même si c’est dans certains cas sous des formes largement problèmes du travail, de la « tentation psy »8, et du thème de
inédites et que son ouvrage ne pouvait évidemment pas antici‑ la « souffrance au travail » ; ampleur de la place conquise par
per, les trois dernières décennies ont apporté d’amples confir‑ « l’offre psy » et les professionnels du « psy » dans les médias
mations à l’hypothèse avancée, il y a trente ans, par Robert (télévision, édition, magazines…)9 ; importance de « l’offre
Castel. Les indices en effet ne manquent pas d’une expansion, psy » (les « cellules de soutien psychologique ») dans la ges‑
dans la société française, au cours de ces dernières décen‑ tion par les pouvoirs publics des situations de choc, de catas‑
nies, de manières de percevoir et de réagir qui ont en commun trophe, ou susceptibles d’entraîner une émotion collective…
ce que l’on peut appeler une tendance à la « psychologisation » Le type de relation au monde repéré par Castel au début des
de l’expérience , en entendant par là une tendance à faire, de ce
3
années 1980 s’est fortement diffusé dans la société française
qui se joue dans la sphère psychique, à la fois une dimension depuis cette date.

2.  Cf. Castel (1981, chapitre  4) ; je m’appuie aussi ici sur les trois arti‑ 6.  Cf. sur ce point de Singly (2003, chapitre  3), Déchaux (2007, chapi‑
cles cosignés avec Jean‑François  Le Cerf (1980) et publiés dans la revue tre  3). La nouvelle norme en matière d’éducation des enfants est expli‑
Le Débat. citement caractérisée par François  de Singly comme une norme de type
« psychologique ».
3.  Dans tout ce qui suit, le terme de « psychologisation » sera pris de façon
strictement descriptive, sans la connotation polémique qui l’accompagne 7.  Cf. sur ce point Fassin (2004), Dodier & Rabeharisoa (2006), Soulet (2007).
souvent. Je souscris aux remarques de Lise Demailly (2008, p. 44 sq.) sur
ce point. 8.  Je reprends le titre du numéro spécial de la revue « Sociologies prati‑
ques » (2008) consacré à cette question.
4.  Cf. sur ce point Castel & Le Cerf (op. cit.).
9.  Cf. sur ce point les analyses de Dominique  Mehl (2003). J’emprunte
5.  Cf. sur ce point Bresson (dir.) (2006). l’expression « offre psy » à Lise Demailly (op. cit., p. 44).

S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n ° 4 , v o l . 2 , 345-361
Olivier Schwartz 347

Ces évolutions constituent à l’évidence des faits essentiels. du langage qui est loin d’être en affinité avec celui qui est le plus
Mais elles conduisent en même temps à se poser une ques‑ familier pour de nombreux membres de ces groupes11. Il faut
tion. Même si la figure culturelle décrite par Robert Castel a souligner enfin un effet déterminant du genre. De nombreuses
connu, au cours des trois dernières décennies, une considéra‑ données montrent la vivacité de l’intérêt que les femmes des
ble expansion dans de nombreux secteurs de la société fran‑ milieux populaires sont susceptibles d’éprouver pour tout ce
çaise, il est néanmoins une partie de cette société à propos de qui concerne le domaine des sentiments : il suffit de penser à
laquelle on peut se demander dans quelle mesure, et jusqu’à ce que Hoggart dit de l’intérêt de certaines femmes du peuple,
quel point, elle a été effectivement pénétrée par cette figure : dans l’Angleterre des années 1950, pour les « problèmes »
il s’agit des milieux « populaires », l’expression étant ici prise de la famille royale12, au goût des femmes des classes popu‑
au sens large. Certes, les univers culturels dans lesquels évo‑ laires françaises de la Belle Époque pour les feuilletons ou
luent ceux qui appartiennent à ces milieux ne sont pas sépa‑ les romans psychologiques13, à l’importance du lectorat popu‑
rables des évolutions affectant la société globale, et ils le sont laire féminin dont bénéficient toujours aujourd’hui les romans
sans doute moins que jamais aujourd’hui. Il n’en demeure pas sentimentaux14. Si les éléments indiqués plus haut sont de
moins que certains éléments sont susceptibles d’éloigner les nature à limiter la réceptivité des femmes de ces classes à la
membres de ces groupes du type de relation au monde en psychologisation, celui‑ci, en revanche, tend évidemment à
quoi consiste la psychologisation de l’expérience. Quels sont les en rapprocher. Mais il n’en va à l’évidence pas de même
ces éléments ? On peut en citer au moins trois. Les modalités pour les hommes. S’il faut se garder des représentations sché‑
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)
populaires du rapport je/nous, tout d’abord, ne sont guère en matiques de ce que sont les masculinités dans les groupes
affinité avec une forme de culture qui, on vient de le dire, se populaires, lesquelles sont beaucoup plus diverses qu’on ne
caractérise par des modes d’appréhension fortement indivi‑ l’imagine souvent, un modèle de virilité n’en est pas moins
dualisants des individus, dans lesquels ceux‑ci sont d’abord répandu parmi les hommes de ces milieux qui, on le sait, valo‑
considérés comme des personnes singulières, comme des rise fortement la force, le courage, le fait d’être dur au mal,
sujets doués d’une intériorité propre . Un autre élément est
10
et qui refuse tout aussi fortement ce qui peut « féminiser »15.
de l’ordre des rapports au langage. Si le langage de la psy‑ Pour des hommes se définissant par ce modèle, une figure
chologisation comporte au moins un terme qui est manifes‑ culturelle comme la psychologisation, avec son attention pour
tement aujourd’hui entièrement banalisé (le mot « stress »), certains états de souffrance ou de mal‑être, avec ses théra‑
il en comporte aussi d’autres qui relèvent d’un registre plus pies fondées sur la mise en mots de ses propres fragilités,
scolaire et plus savant (ne serait‑ce que des mots comme avec son incitation, si nécessaire, à se « faire aider » psycho‑
« psychologique », ou comme « mental »), dont l’appropriation logiquement, peut apparaître comme la négation même de la
ne peut aller de soi pour certains membres des groupes popu‑ masculinité. À la distance qui les sépare de modes de rapport
laires, ceux notamment qui sont le plus éloignés de l’école ; par je/nous, et de modes de rapport au langage qui ne sont pas les
ailleurs, les techniques « psy » s’appuient, on le sait, pour le leurs, risquent donc de s’ajouter, pour certains hommes des
traitement du mal‑être, sur des dispositifs qui supposent une milieux populaires, les effets dissuasifs d’un modèle masculin
forte autonomisation du discours, c’est‑à‑dire sur un usage populaire de virilité.

10.  Rappelons brièvement ici, sans les développer, certaines spécifici‑ 11.  Sur un certain type de rapport populaire au langage comme rapport
tés connues du rapport je/nous dans les catégories populaires : force de dans lequel la parole est fortement associée à du faire, à de l’activité,
l’attachement au « nous », moindre propension, par rapport aux classes cf. Lahire (1993, chapitre 3), Verret (1988, chapitre 7).
moyennes et supérieures, du « je » à revendiquer un droit d’individuali‑
sation au sein de ce « nous », moindre propension de celui‑ci à reconnaî‑ 12.  Cf. Hoggart (1970, p. 157‑158).
tre un tel droit à chacun de ses membres, moindre propension, donc, à
l’individualisation… Ces spécificités ont été soulignées dans des travaux
13.  Cf. Thiesse (1984).
classiques (Hoggart  (1970), Bernstein  (1975), Bourdieu  (1979, chapi‑
tre 7) ; elles ressortent toujours nettement de nombreux travaux abordant
les milieux populaires contemporains, même si ceux‑ci sont certaine‑ 14.  Cf. Coulangeon (2011, p. 128). Il semble de même qu’une partie des
ment bien davantage porteurs de tendances à l’individualisation que ne auditrices des émissions de Ménie Grégoire aient été des femmes d’origine
l’étaient ceux des années 1960. Cf. par exemple Charlot  (1999, p.  24), populaire (cf. Cardon (1995, p. 55) ; je remercie Olivier Masclet d’avoir attiré
Kellerhals et alii (2008, p. 90‑94), Pasquier (2005, p. 31, 163, 164), de mon attention sur cette référence).
Singly (2006, chapitre 7).
15.  Cf. sur ce point la synthèse proposée par Guionnet & Neveu (2004,
p. 229 sq).

S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n ° 4 , v o l . 2 , 345-361
348 Paroles de conducteurs de bus

S’il paraît aujourd’hui acquis que la tendance mise en évi‑ instruisent sur les formes que sont susceptibles de prendre les
dence par Robert  Castel il y a trois décennies est effective‑ univers culturels des membres des milieux populaires dans la
ment devenue une tendance culturelle de masse, la question société française d’aujourd’hui, sur les contours qui sont sus‑
se pose donc de savoir dans quelle mesure cette tendance, ceptibles d’être les leurs, sur les éléments que ces univers sont
au‑delà du vaste ensemble des classes moyennes salariées, a susceptibles d’intégrer. Et ce que l’on va constater d’autre part,
pénétré au sein de catégories plus populaires. Et elle se pose c’est que cette imprégnation s’effectue, chez les conducteurs,
tout particulièrement en ce qui concerne les hommes de ces sous des formes et avec des effets qui ne sont pas homogè‑
catégories : ceux‑ci, ou plutôt certains de ceux‑ci, ont‑ils été nes à ceux que l’on peut observer dans les classes moyennes
touchés par la figure culturelle qui nous intéresse ici ? Qu’en diplômées ; les formes sous lesquelles elle s’opère montrent au
est‑il, sous ce rapport, des univers populaires masculins ? La contraire aussi la permanence et la vitalité, dans les manières
diffusion de la tendance à la psychologisation a‑t‑elle affecté de réagir et de s’exprimer qui sont les leurs, de traits classi‑
certains d’entre eux ? quement populaires. Elle ne signifie pas, en d’autres termes,
« moyennisation » culturelle.
L’objectif de cet article est de proposer une contribution sur
cette question, en prenant appui sur une « étude de cas ». Je Cet article sera divisé en quatre parties. La première présentera
voudrais présenter ici les constats auxquels m’a conduit une le groupe – celui des conducteurs – dont il sera question ici. Je
enquête menée depuis plusieurs années sur un groupe de tra‑ m’arrêterai plus particulièrement, dans un second temps, sur
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)
vailleurs subalternes, proches – le plus souvent – des milieux certaines caractéristiques de la situation de travail des conduc‑
populaires et très majoritairement de sexe masculin : il s’agit teurs, dont la connaissance est déterminante pour éclairer les
des conducteurs de bus de la ratp. Par rapport à la question données qui seront présentées ensuite. La troisième présen‑
soulevée ci‑dessus, ce cas sera un cas de réponse positive : tera les éléments qui me paraissent révélateurs d’une forme de
divers éléments en effet, dans les réactions et les propos de pénétration, parmi eux, de manières de percevoir ou de réagir
ces conducteurs, me paraissent montrer que la tendance à qui relèvent du registre de la psychologisation. Je m’arrêterai,
la psychologisation a, au moins partiellement, pénétré leur dans un quatrième temps, sur ce que ces éléments révèlent
univers culturel, en dépit de ce qui pouvait les séparer de ce aussi comme perduration de traits populaires.
type de relation au monde ; les développements qui vont sui‑
vre auront donc pour objectif de présenter les indices de cette
imprégnation, les formes sous lesquelles celle‑ci se manifeste, Le groupe des conducteurs : présentation
certains des éléments qui peuvent en rendre compte. Il va de
soi qu’il ne saurait évidemment être question de tenir ici, à La ratp16 gère, en région parisienne, un réseau étendu de
partir d’observations effectuées sur ce seul cas, un discours lignes de bus ; elle a en charge l’ensemble des lignes de bus
à prétention générale sur l’ensemble des groupes participant du de Paris et de la proche banlieue parisienne, ainsi qu’un grand
« populaire ». Par ailleurs, en ce qui concerne le groupe dont nombre de lignes de moyenne banlieue17. Les conducteurs
il sera question dans cet article, je n’ai nullement observé – le de bus de l’entreprise publique –  généralement appelés les
contraire serait étonnant – quoi que ce soit qui ressemble à une « machinistes »  –, constituent un groupe d’environ quatorze
« conversion » générale et de grande ampleur à la  « culture mille chauffeurs.
psychologique de masse » ; rien de tel ne sera exposé ici.
Les constats qui vont être développés ici ont néanmoins un Chacun de ces conducteurs est affecté à un « dépôt », le
double intérêt. Ils montrent, d’une part, que l’on peut effecti‑ « dépôt » étant un établissement local regroupant généralement
vement parler, pour certains hommes des milieux populaires, six à sept cents machinistes et ayant la charge d’assurer, sous
d’une imprégnation de certains aspects de leurs manières la direction d’un encadrement local et en conformité avec les
d’être par des éléments de cette culture, et en ce sens, ils nous directives émanant de la direction centrale du « Département

16.  Rappelons que la ratp est la grande entreprise publique de transport de 17.  Les lignes de bus de grande banlieue en revanche sont pour l’essentiel
voyageurs de la région parisienne. gérées par des entreprises privées.

S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n ° 4 , v o l . 2 , 345-361
Olivier Schwartz 349

Bus » de la ratp, la gestion des lignes situées sur son territoire18. (les grèves de solidarité des « collègues » de la ligne en cas
On n’entrera pas ici dans le détail de l’organisation régissant d’agression par exemple). Ils sont par ailleurs confrontés à la
le travail des agents. Signalons simplement qu’un machiniste, non moins évidente résistance collective des conducteurs face
au sein de son dépôt, est le plus souvent affecté à une ligne aux tentatives de leur faire jouer trop fortement un rôle de gar‑
précise, sur laquelle il travaille en permanence, et par ailleurs diens des règles dans le bus, notamment en matière de res‑
qu’une caractéristique essentielle des conditions de travail de pect de l’obligation de valider un titre de transport. Après avoir
l’ensemble des conducteurs est le travail en horaires variables plusieurs fois changé de « politique » sur ce plan au cours des
(alternant services très matinaux, services de l’après‑midi, ser‑ vingt dernières années, la ratp laisse donc une marge de liberté
vices du soir…) et décalés. Il y a là l’une des sujétions fortes de réaction à ses chauffeurs face aux transgressions de règles
du métier. d’utilisation du bus auxquelles ils sont confrontés19, et l’obser‑
vation permet aisément de constater que ces derniers, dans
La tâche confiée aux machinistes par leur entreprise est triple. leur grande majorité, se montrent peu « interventionnistes ».
La première est évidemment une tâche de conduite au sens La « philosophie indigène » partagée par la grande majorité du
strict : ils doivent conduire le bus et assurer le transport du groupe est que, pour se préserver dans le métier, il faut d’abord
public en respectant les itinéraires, les points d’arrêt, les temps et avant tout savoir laisser passer les petites transgressions,
de parcours, les horaires de passages prévus aux différentes s’abstenir des réactions susceptibles d’envenimer les situa‑
stations (ceci sur les lignes de banlieue), le tout en assurant le tions, éviter les conflits…
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)
bon déroulement de la montée et de la descente des voyageurs
aux différents arrêts et en évitant les accidents. La deuxième En ce qui concerne l’enquête, il s’agit d’une recherche de type
est de l’ordre du service à la clientèle : il leur est demandé de se ethnographique, commencée au début des années  1990,
montrer accueillants au moment de la montée des voyageurs poursuivie jusqu’en  2010, et qui a porté sur l’expérience du
dans le bus (se tourner vers eux, « dire bonjour »…), de répon‑ travail et sur divers aspects du hors travail chez les conduc‑
dre à leurs diverses demandes de renseignement, de vendre teurs. Elle a mobilisé les ressources classiques de ce type
des tickets au détail… Il leur est enfin demandé d’exercer une d’enquête : entretiens avec des conducteurs de divers types
certaine surveillance sur ce qui se passe à l’intérieur du bus, de lignes, présence régulière –  à certaines périodes de
et d’intervenir, le cas échéant, pour rappeler certaines règles : l’enquête  – sur des lieux de travail (un dépôt de la banlieue
rappeler que la montée dans le bus doit se faire par la porte Est et un de la banlieue Nord), observations de situations ordi‑
avant – la porte arrière étant réservée à la descente –, rappeler naires (relevant de la « vie quotidienne » des conducteurs sur
l’obligation de « valider » un titre de transport à l’entrée dans leur lieu de travail) et d’événements (les grèves par exemple),
le bus, etc. En ce qui concerne cette troisième « mission », conversations informelles… Je n’entrerai pas ici dans une
si elle est explicitement présentée aux conducteurs par leur présentation détaillée de l’ensemble de cette recherche, qui
entreprise comme faisant partie de leurs fonctions, précisons ne s’impose pas ici. Précisons néanmoins les conditions dans
néanmoins qu’elle prend davantage aujourd’hui, dans le dis‑ lesquelles ont été produites les données qui seront présentées
cours de la hiérarchie, la forme de l’incitation – certes réguliè‑ dans la suite de cet article, c’est‑à‑dire les propos recueillis en
rement rappelée – que de l’injonction. Les responsables de la situation d’entretien. J’ai rencontré, au cours de cette recher‑
ratp sont tout d’abord confrontés au risque évident de conflit che, un grand nombre de conducteurs, pour des entretiens aux
ou d’agression auquel s’exposerait le conducteur qui cherche‑ formats divers. Dans une partie des cas, il s’est agi d’entretiens
rait systématiquement à faire respecter les règles (notamment longs, dont beaucoup – mais pas tous – ont été enregistrés ;
dans les quartiers les plus populaires), avec les conséquences dans d’autres cas, il s’est agi de conversations plus brèves,
internes à l’entreprise que cela ne manquerait pas d’entraîner n’excédant pas dans certains cas la demi‑heure. J’ai pris des

18.  Il y a au total un peu plus d’une vingtaine de dépôts de bus de la ratp règles sont transgressées (notamment quand l’obligation de « valider » un
répartis sur l’ensemble de Paris et de la banlieue. titre de transport n’est pas respectée), mais « l’entreprise » leur reconnaît en
même temps le droit d’« apprécier » par eux‑mêmes la situation (intervenir
19.  On peut résumer comme suit le discours que tient aujourd’hui l’enca‑ ou pas), et par ailleurs elle leur demande d’agir « avec discernement » et de
drement aux agents : il fait partie de leurs fonctions d’intervenir quand les ne pas se mettre en danger.

S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n ° 4 , v o l . 2 , 345-361
350 Paroles de conducteurs de bus

notes après coup sur ces rencontres lorsqu’elles n’avaient pas sous le contrôle de celui‑ci ; ils sont, sans ambiguïté, en bas
été enregistrées. Dans la quasi‑totalité des cas, ces entretiens, de la hiérarchie. Signe de cette position d’exécution qu’elle
longs ou brefs, ont eu lieu à bord des bus . Je me suis efforcé
20
leur assigne : la ratp, outre qu’elle ne fixe pas de condition de
de faire varier au maximum les caractéristiques des enquêtés diplôme pour être embauché comme machiniste, exclut, pour
selon différents critères (ancienneté dans le métier et généra‑ cet emploi, le recrutement de candidats ayant des diplômes
tion, trajectoire sociale du chauffeur, type de ligne, le travail du supérieurs au baccalauréat. Quant au plan sociodémogra‑
machiniste pouvant en effet varier beaucoup selon les carac‑ phique, on soulignera quatre points. Les machinistes, tout
téristiques sociales des quartiers traversés, selon qu’il conduit d’abord, constituent un groupe massivement masculin22. Ils
sur une ligne du centre de Paris ou sur une ligne de banlieue, constituent par ailleurs un groupe qui, par suite d’embauches
etc.). C’est de ces entretiens que sont extraits les propos de massives intervenues entre 2000 et 2009, a été très fortement
conducteurs qui seront cités au cours des développements rajeuni au cours de cette période en termes d’âge et d’ancien‑
qui suivront .21
neté dans l’emploi23. S’agissant du niveau de diplôme, en dépit
du caractère limité des données sur lesquelles s’appuie sur ce
J’en viens aux caractéristiques socioprofessionnelles et plan cette enquête, on peut raisonnablement caractériser le
sociodémographiques du groupe. En dépit, tout d’abord, d’une groupe comme un groupe à la fois peu diplômé, et en même
condition salariale protectrice – celle que peut offrir une entre‑ temps dont le niveau de diplôme s’est sensiblement élevé au
prise comme la ratp – tant sur le plan du salaire que du statut cours de la dernière décennie, si l’on tient compte de l’embau‑
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)
d’emploi, la position des machinistes dans la hiérarchie pro‑ che massive, évoquée ci‑dessus, de jeunes appartenant aux
fessionnelle au sein de leur entreprise est clairement subor‑ générations de la « démocratisation » scolaire24. Les origines
donnée. La grille officielle des emplois au sein de la ratp les sociales, enfin, des conducteurs, telles qu’elles ressortent des
classe parmi les « opérateurs », même s’il s’agit d’opérateurs entretiens réalisés au cours de l’enquête, sont le plus souvent
« qualifiés ». Ces opérateurs, certes, disposent de l’autonomie populaires, même si, à l’intérieur de cet ensemble, elles sont
non négligeable que leur apportent à la fois le fait, inhérent à loin d’être homogènes ; à côté de conducteurs d’origine très
un emploi de conduite, de ne pas travailler sous le regard direct modeste, nombreux sont en effet ceux qui proviennent du
de leur hiérarchie, les marges de liberté qui leur sont recon‑ haut des catégories populaires (père ou mère déjà agent ratp,

nues dans la gestion des contacts avec la clientèle, la sécurité père agent de maîtrise d’origine ouvrière, parents biactifs – 
de l’emploi… Leur fonction n’en consiste pas moins, dans leur père ouvrier, mère employée – ayant accédé au pavillon, etc.).
travail, à mettre en œuvre les instructions (horaires de travail, Cette caractéristique de leur milieu d’origine se traduit net‑
tâches à effectuer sur la ligne, type d’attitude à adopter vis‑à‑vis tement, on le verra, dans les manières d’être et de parler de
de la clientèle) qui leur sont données par leur encadrement et certains d’entre eux.

20.  Je me tenais debout à proximité du conducteur, et je l’interviewais peu diplômés (ils ont un cap ou un bep) ou n’ayant pas de diplôme. (Un fait qui
(magnétophone en main, dans le cas où l’entretien était enregistré) pendant va dans ce sens est l’information qui m’a été donnée en 2001 par le directeur
qu’il conduisait. Les entretiens ont généralement été réalisés pendant les de l’unité centrale chargée du recrutement de l’ensemble des machinistes à
« heures creuses » (la première partie de l’après‑midi notamment), à des la ratp. Une enquête qu’il avait pris l’initiative de faire effectuer – et qui ne
moments où il y avait relativement peu de monde dans le bus. semble malheureusement pas avoir eu de suite – sur les niveaux de diplômes
des nouveaux machinistes embauchés pour les trois années 1998‑1999‑2000
21.  Les propos qui seront cités entre guillemets émanent tous d’entretiens avait donné en moyenne, pour l’ensemble des trois années, les résultats sui‑
enregistrés. Au total, sur l’ensemble de cette enquête, environ quatre cents vants : 30 % des nouveaux embauchés étaient titulaires d’un cap ou d’un bep ;
conducteurs ont été interviewés, dans le cadre d’entretiens longs ou brefs. 20 % d’entre eux avaient un bac ou le « niveau bac » ; la moitié n’avait pas de
diplôme. Le second constat concerne les jeunes conducteurs embauchés au
cours des années 2000. Si beaucoup de ceux que j’ai rencontrés étaient titu‑
22.  Au 31 décembre 2009, la proportion de femmes parmi les machinistes
laires d’un bac, il faut aussi souligner qu’il s’agissait, dans la plupart des cas,
était de 7,55 %. (Bilan social 2009 du Département Bus).
d’un bac technique ou d’un bac pro ; rares étaient ceux qui possédaient un
bac général. Rappelons enfin que la ratp ne recrute pas, pour un emploi de
23.  La proportion de conducteurs ayant moins de six ans d’ancienneté est machiniste, de candidat ayant un diplôme supérieur au bac (on ne peut évi‑
passée de 27 à 43 % entre 1999 et 2009. Près de 40 % des nouveaux recru‑ demment, dans ces conditions, exclure des phénomènes de sous‑déclaration
tés au cours de cette période (entre 2000 et 2009) avaient moins de vingt‑six du diplôme obtenu par certains candidats). Cela étant, la multiplication des
ans au moment de leur embauche (Bilans sociaux Département Bus). jeunes conducteurs titulaires d’un bac est très nettement apparue dans mes
contacts à partir des années 2000 ; certains avaient même tenté de poursui‑
24.  La ratp ne produisant pas de statistiques concernant la répartition de vre des études au‑delà du bac, en bts ou à l’Université, mais avaient échoué
l’ensemble de la population des machinistes par niveaux de diplômes, je ou abandonné. Le jeune conducteur titulaire d’un bac est devenu, au cours
suis contraint de m’appuyer ici sur les seules données que j’ai pu accumu‑ des dix dernières années, une figure répandue parmi les machinistes de la
ler au cours de l’enquête présentée ci‑dessus. En caractérisant le groupe ratp, et en ce sens, avec la prudence requise par l’absence de données sta‑
des conducteurs comme « peu diplômé », je fais référence à deux constats. tistiques précises, on peut avancer l’idée d’une élévation sensible du niveau
Le premier est la forte proportion, parmi mes enquêtés, de conducteurs très de diplôme du groupe au cours de cette période.

S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n ° 4 , v o l . 2 , 345-361
Olivier Schwartz 351

Du point de vue qui nous intéresse ici, le groupe des conduc‑ dans une société où ce thème (et ce terme) est omniprésent,
teurs peut donc être caractérisé comme suit. Leur statut leur travail comporte inversement des caractéristiques qui ne
d’emploi est très évidemment protecteur, et il faut préciser que peuvent que les rendre réceptifs à ce thème. Il importe de
leurs niveaux de salaire sont largement comparables à ceux des s’arrêter sur ces caractéristiques ; elles contribuent à éclairer
professions intermédiaires. Plusieurs caractéristiques essen‑ le phénomène de perméabilité d’un groupe populaire à la
tielles les rapprochent néanmoins aussi, certes inégalement psychologisation qui nous intéresse ici.
selon les individus, des catégories populaires : ce sont des
travailleurs subalternes, le plus souvent peu ou relativement Une contrainte de tolérance
peu diplômés, le plus souvent d’origine populaire, et souvent
porteurs de « traits » liés à cette origine. De ces diverses pro‑ Une caractéristique essentielle de la situation de travail des
priétés, on ne saurait assurément conclure, pour caractériser le conducteurs est leur soumission à ce que l’on peut appeler une
groupe, à une appartenance populaire générale et sans nuan‑ forte « contrainte de tolérance », contrainte que l’on peut expli‑
ces ; cette appartenance, parmi les conducteurs, comporte au quer comme suit. Leur tâche, lorsqu’ils sont au volant, comporte
contraire des degrés très divers selon les individus (selon leurs une double face : la conduite du bus d’une part ; les contacts
origines familiales, leur niveau de diplôme, leurs alliances), et avec le public d’autre part. Or, sur ces deux dimensions de leur
l’augmentation sensible de la scolarisation chez les plus jeu‑ activité, ils sont régulièrement soumis, de la part des différen‑
nes va nécessairement, chez une partie au moins d’entre eux, tes catégories de « tiers » avec lesquels ils sont en contact, à
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)
la rendre plus incertaine. La combinaison des caractéristiques de petites (ou grandes dans certains cas) contrariétés, à des
mentionnées ci‑dessus se traduit néanmoins, chez beaucoup comportements sources de petits préjudices ou dans certains
d’entre eux, par ce que l’on peut appeler une proximité forte ou cas d’atteintes plus graves, à des comportements (pour eux)
relativement forte par rapport au « populaire », qui n’autorise indésirables. Du côté de la conduite, ce sont les petits torts
évidemment pas à ignorer les effets d’une inscription dans le et empêchements ordinaires que s’infligent réciproquement
salariat à statut et de niveaux de salaire relativement élevés. les « unités véhiculaires », pour reprendre l’expression de
Goffman, dans une zone urbaine où la circulation est dense :
petits « coups de force » pour forcer le passage ou imposer sa
La situation de travail des conducteurs : priorité, « queues de poisson », piétons ne tenant pas compte
un facteur de perméabilité à la psychologisation des feux, cycliste avec lequel il faut partager le couloir réservé
au bus et qui ne roule pas à droite, camionnette du livreur mal
Je voudrais maintenant considérer de plus près un aspect de garée, « slalom » des scooters… Du côté du public, ce sont
l’activité professionnelle de ces conducteurs particulièrement les comportements négateurs à l’égard du conducteur obser‑
important pour ce qui va suivre. La perméabilité de ceux‑ci vables (à des degrés divers) sur tous les types de ligne : indif‑
à la psychologisation que l’on tentera de mettre en évidence férence d’une partie des voyageurs à l’égard du chauffeur au
ci‑dessous est assurément le résultat, pour une part, de phéno‑ moment de la montée dans le bus, renseignements demandés
mènes qui n’ont rien de spécifique au groupe, et qui relèvent de sans « bonjour » préalable, usagers exaspérés par les retards
caractéristiques de la société globale, ne serait‑ce que le degré mais prenant le chauffeur comme cible (« Vous êtes jamais
auquel la « culture psychologique de masse » est aujourd’hui à l’heure »)… Du côté du public à nouveau, ce sont, sur les
diffusée dans cette société, et l’importance des médiations sus‑ lignes desservant les quartiers les plus populaires, l’ignorance
ceptibles de mettre les membres de celle‑ci en contact avec massive à l’égard du conducteur chez les jeunes et les jeunes
cette figure culturelle (il suffit de penser aux médias) ; je revien‑ adultes (entrée dans le bus et passage à proximité du chauf‑
drai sur ce point dans la suite de cet article. Mais les propos de feur sans aucun signe à son égard et sans validation d’un titre
conducteurs qui seront cités ci‑dessous le montreront : cette de transport), les règles d’accès au bus transgressées sous ses
perméabilité est aussi, pour une part essentielle, liée à certai‑ yeux parce qu’on ne prend pas au sérieux sa capacité d’interve‑
nes caractéristiques de la situation de travail qui est la leur. nir… De ces divers dommages et contrariétés, les conducteurs,
S’il paraît peu vraisemblable que des machinistes en seraient il est à peine besoin de le dire, sont autant sujets qu’objets ;
venus par eux‑mêmes à décrire leur travail comme un travail que ce soit comme chauffeurs ou dans leurs compor­tements
« où on accumule beaucoup de stress » s’ils ne baignaient pas vis‑à‑vis du public, ils en infligent de même qu’ils en reçoivent.

S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n ° 4 , v o l . 2 , 345-361
352 Paroles de conducteurs de bus

Et il ne saurait par ailleurs être question de réduire à cet aspect Parce qu’ils s’exposeraient eux‑mêmes sinon à des situations
l’expérience du travail (conduite et contacts avec le public) qui potentiellement tendues ou périlleuses pour eux, parce que leur
est la leur, laquelle comporte aussi ses aspects « heureux ». hiérarchie leur demande d’accomplir leur tâche sans accident
Ces comportements indésirables subis sont néanmoins récur‑ ni incident et qu’elle ne les autorise en aucun cas à générer
rents dans leur travail, comme on peut facilement le consta‑ activement des conflits, les conducteurs doivent donc impérati‑
ter en stationnant près d’eux pendant une certaine durée ; ils vement se plier à la contrainte de « prendre sur eux », de « lais‑
sont la contrepartie d’un travail qui a pour double caractéris‑ ser passer », de s’abstenir de réagir, le plus souvent, face aux
tique, d’une part, d’être un emploi de contact avec le public, comportements indésirables ou aux contrariétés –  petites ou
d’autre part, d’être un emploi de conduite dans des zones grandes – auxquels ils sont confrontés ; la soumission à cette
urbaines denses et où les relations sont anonymes. Ils pren‑ contrainte est une donnée de leur situation de travail, et elle
nent évidemment des formes et des intensités très différentes constitue sans doute une caractéristique essentielle du travail
selon les lignes et les contextes : pour le conducteur d’une du conducteur de bus.
ligne du centre de la capitale, ils proviennent pour une grande
part de la circulation, et pour une part des petites négations
Ses effets
ordinaires infligées par la clientèle ; pour le machiniste de cer‑
taines lignes de la banlieue Nord desservant des quartiers très
populaires, ce sont surtout les négations répétées subies dans Les conséquences de la place de cette contrainte dans le tra‑
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)
les contacts avec le public qui constituent les comportements vail des machinistes mériteraient d’être analysées sur plusieurs
indésirables, ces derniers ayant souvent un caractère éprou‑ plans. Mais pour s’en tenir à la question qui nous intéresse ici,
vant pour le conducteur. l’importance de cette contrainte est la suivante. Elle se traduit
par des effets qui tendent, en quelque sorte, à intensifier la
Ce que l’on a proposé ci‑dessus d’appeler la « contrainte de relation que les conducteurs entretiennent avec la dimension
tolérance » réside très simplement dans le fait suivant. Face psychique de leur activité, qui tendent à faire de cette dimen‑
à ces comportements indésirables, les conducteurs peuvent sion un objet spécifique et important d’attention et de préoc‑
évidemment réagir, et ils ne s’en privent d’ailleurs pas dans cupation pour les agents eux‑mêmes. On peut le montrer de
certaines situations. Mais ils n’ont pas d’autre choix, dans une plusieurs manières. Par suite de cette contrainte tout d’abord,
grande partie des cas – la plus grande partie sans doute –, que le travail des conducteurs comporte nécessairement une forte
de « laisser passer », de s’abstenir de réagir, ou de réagir a exigence d’autocontrôle : il faut maîtriser ses réactions, s’abs‑
minima. Ils ne peuvent se permettre, en réagissant « trop » tenir de réagir ou tout au moins réagir calmement, contrôler
ou tout simplement pour n’avoir pu s’empêcher de réagir, de son comportement, « prendre sur soi », d’où déjà une compo‑
multi­plier les accidents (de circulation) ou les incidents (avec le sante importante d’effort psychique requis pour y parvenir. Il
public). D’une part, ils s’exposeraient eux‑mêmes rapidement, faut parvenir par ailleurs à supporter certains moments psychi‑
dans les relations avec le public, à des situations pénibles ou quement difficiles, pénibles. Les comportements indésirables
même dangereuses sur certaines lignes. Et d’autre part, leur subis provoquent en effet, dans certains cas, des sentiments
hiérarchie ne le leur permettrait pas. Ne pas avoir d’accident forts de s’être fait maltraiter, de ne pas avoir reçu le minimum
fait partie des critères pris en compte dans la « notation » des de respect de la part d’un automobiliste, d’un usager de la voie
conducteurs et dans leur avancement ; les plaintes de clients publique, d’un voyageur… ; il faut pourtant, face à ces com‑
donnent lieu à interrogation du conducteur par son « chef de portements, pour éviter le conflit, s’abstenir de réagir, ne pas
ligne » ; enfin, l’incitation elle‑même de la hiérarchie à intervenir exiger la réparation du dommage, renoncer dans certains cas
en cas de transgression des règles s’accompagne très explicite‑ à sa « fierté », et continuer à conduire avec une irritation ou
ment de la recommandation de le faire « avec discernement ». une colère « rentrée », avec – pour reprendre une expression
Cas classique de « double contrainte » : les conducteurs sont souvent entendue au cours des entretiens – une « boule » ou
incités à réagir dans ces situations, mais le conducteur qui, pour un « nœud » dans le ventre. Il y a là une forme de « pénibi‑
se conformer à cette exigence, provoquerait des conflits pour‑ lité psychique » dont les conducteurs sont nombreux à faire
rait très vite se voir reprocher – les propos des conducteurs sont état. Soulignons enfin le point suivant. Confrontés de manière
convergents sur ce point – de « manquer de discernement ». récurrente à des comportements indésirables auxquels le plus

S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n ° 4 , v o l . 2 , 345-361
Olivier Schwartz 353

souvent ils ne peuvent guère prendre le risque de répondre, les Des formes de psychologisation de l’expérience
conducteurs ont le plus grand intérêt à apprendre à ne pas se dans un groupe de salariés d’exécution :
laisser trop affecter, trop émouvoir par ces comportements, à paroles de conducteurs
ne pas leur accorder trop d’importance, ou à faire en sorte que
ceux‑ci n’en prennent pas trop pour eux ; pour reprendre une Je voudrais maintenant donner quelques exemples de ces for‑
expression très fréquemment employée parmi eux, ils doivent mes de psychologisation de l’expérience que les entretiens font
impérativement apprendre à « ne pas trop se prendre la tête ». apparaître dans les propos des conducteurs. Deux remarques
Effectuer cet apprentissage, parvenir à développer une certaine préalables s’imposent ici. Ces exemples, on le remarquera,
carapace d’indifférence face à des situations sur lesquelles ils concernent presque tous le travail, ce qui n’est pas surprenant
doivent le plus souvent renoncer à agir, apprendre à ne pas trop compte tenu de la place de ce thème dans l’enquête ; mais
s’emporter intérieurement face aux diverses contrariétés cau‑ il y a tout lieu de penser que des formes de psychologisation
sées par les uns ou les autres est une condition impérative pour existent aussi parmi les conducteurs concernant la famille, ce
qu’ils puissent supporter leur travail, se préserver, durer dans qu’indiquent d’ailleurs certains exemples qui seront donnés
leur métier. La contrainte de tolérance les incite de ce point de à la fin de ce développement. Mais surtout, il faut souligner
vue fortement à apprendre, si l’on peut recourir à cette formu‑ qu’il s’agit d’exemples que j’ai rencontrés à plusieurs repri‑
lation, à « gérer leurs états intérieurs », à agir notamment sur ses et dans les propos d’enquêtés aux caractéristiques diver‑
eux‑mêmes pour conserver, par rapport aux comportements ses, appartenant à toutes les fractions de la population des
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)
indésirables, une certaine distance. Cette gestion des états inté‑ conducteurs ; il ne s’agit nullement d’exemples qui seraient
rieurs s’impose d’ailleurs aussi impérativement à eux s’ils veu‑ limités à la composante la plus jeune et la plus scolarisée du
lent éviter que leur vie familiale soit minée par une expérience groupe, même s’il y a tout lieu de supposer que la réceptivité
du travail qui se réduirait à une accumulation de moments à la psycho­logisation trouvera, dans cette composante, un ter‑
désagréables ou pénibles. On verra que ces thèmes font rain particulièrement favorable.
l’objet, chez de nombreux machinistes, d’une préoccupation
tout à fait explicite. On saisit donc ici en quoi la situation de Récurrence du thème de la difficulté
travail des conducteurs peut les rendre réceptifs à certaines « psychologique » du travail
formes de psychologisation. Il ne s’agit évidemment pas de dire
que cette situation produirait de telles formes de manière endo‑ Un premier exemple consiste dans la manière dont de nom‑
gène. Mais dans la mesure où une tendance diffuse à la psy‑ breux conducteurs parlent de leur travail. Le thème du
chologisation existe dans la société globale – on verra d’ailleurs « stress », de la « fatigue nerveuse », de la difficulté « psy‑
ci‑dessous que des médiations très concrètes contribuent chologique » du métier est apparu à de nombreuses reprises
à mettre les conducteurs en contact avec elle  –, la situation au cours des entretiens. On peut citer ici plusieurs exemples :
de travail qui est la leur ne peut que les rendre perméables « On n’a pas une grosse fatigue musculaire, mais on a une
à celle‑ci. Par ses différentes caractéristiques (importance grosse fatigue nerveuse… Parce que quand on est au volant,
de l’exigence d’autocontrôle, formes de pénibilité psychique, on est sans arrêt obligés de subir. Les incivilités des automobi‑
nécessité de « gérer » ses états intérieurs…), par ce que l’on listes, parce que y en a des incivilités au volant ! Et puis les gens
peut appeler le « travail intérieur » qu’elle leur impose à divers qui montent sans payer, les jeunes qui se foutent carrément de
moments, cette situation tend à faire pour eux, de la dimension nous, et puis on peut rien dire… Demandez aux collègues, tout
psychique du travail, une dimension à la fois nettement visible le monde vous le dira ! C’est ça qui nous mine. Faut tout voir, et
et essentielle par ce qui s’y déroule . 25
puis rien dire… » (conducteur de banlieue, quarante‑trois ans,

25.  De ce point de vue, la situation de travail des conducteurs peut être de classe moyenne et qu’il est une réalité plus féminine que masculine, le
considérée comme faisant partie de toutes ces situations professionnelles cas des conducteurs montre qu’il peut aussi s’observer dans des métiers
qui, selon Arlie  Hochschild (1979, 1983), ont pour caractéristique d’être d’exécution masculins. Des exemples en ont d’ailleurs déjà été donnés à
exigeantes en « travail émotionnel », en entendant par là le fait qu’elles propos d’autres métiers masculins d’exécution dans les services : policiers
imposent à l’agent un effort relativement important de réglage, de contrôle, (Caroly & Loriol, 2008), contrôleurs dans les transports (Elguezabal, 2007),
de façonnement de ses propres affects. Notons‑le néanmoins : alors que personnels des pompes funèbres (Bernard, 2007), éboueurs au cours des
l’emotion work, selon Hochschild, caractérise surtout les métiers de service contacts avec les riverains (Corteel, 2010).

S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n ° 4 , v o l . 2 , 345-361
354 Paroles de conducteurs de bus

treize ans d’ancienneté, ancien électricien) ; « Moi, déjà, ce qui gens, déjà. Et ensuite y a les clients ! Encore sur cette ligne, ça
m’a le plus choqué depuis que je suis rentré, c’est l’indifférence va, les gens sont pas agressifs, mais comme je vous disais tout
des gens… Y en a, ils entrent, vous les regardez, on dirait qu’on à l’heure, y a quand même beaucoup d’indifférence à l’égard
est transparents ! Pas un bonjour, ils vous regardent même du machiniste, ça aussi ça nous atteint… C’est tout ça qui ren‑
pas… Ou bien les gens qui entrent, “Vous allez ici ?”, “Vous tre en ligne de compte… » (ligne de banlieue, vingt‑neuf ans,
allez là ?”, pas de bonjour… Ou alors les gens qui passent cinq ans d’ancienneté, bac. stt, père machiniste) ; « Nous,
devant nous avec leur portable… Ah non je pensais pas en dans notre boulot, y a 80 % de psychologique !… Machiniste,
rentrant que ça serait comme ça… C’est pas fatigant physique‑ le plus important, bien sûr déjà faut savoir conduire, ça c’est la
ment, mais le mental, je peux vous dire, souvent, il en prend un base, mais après ça, le plus important, moi je dis que c’est
coup ! » (ligne de Paris, vingt‑neuf ans, cinq ans d’ancienneté ; d’être bien dans sa tête… Rester cool quand t’es au volant,
bep électrotechnique, études interrompues en première année pas t’énerver… Le gars qui est pas bien dans sa tête, faut
de Bac pro. ; père ouvrier d’usine, mère employée de mairie) ; qu’il arrête de conduire, il peut pas y arriver… » (conducteur
« C’est pas dur physiquement, mais y a des moments, c’est dur de banlieue, quarante‑neuf ans, vingt et un ans d’ancienneté,
psychologiquement, parce que des fois on se fait insulter, alors ancien mécanicien dans un garage).
on est atteints dans notre orgueil, on est obligés de mettre notre
fierté de côté… Faut prendre sur soi quoi, faut se dire qu’on est Les propos cités ci‑dessus appellent plusieurs remarques.
à notre travail. C’est ça des fois qui est difficile… » (conduc‑ Il est, tout d’abord, à peine besoin de souligner ce que cer‑
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)
teur d’origine algérienne d’une ligne de banlieue, vingt‑six ans, tains d’entre eux doivent sans doute à la situation d’enquête.
sans diplôme ; père chauffeur de cars privés, mère femme de L’insistance sur la composante psychologique du métier, sur le
ménage) ; « Parce que nous (l’enquêté proteste contre la ten‑ degré auquel celui‑ci participe au monde du psychique, sur
dance des « gens » à croire que le conducteur de bus, assis la charge mentale pesant sur le conducteur au volant, l’usage
et « au chaud » dans son bus, ne « travaille » pas vraiment), même de ces termes ne sont certainement pas sans rapport,
on n’a pas un travail physique. Nous, dans notre métier, c’est chez certains au moins de ces conducteurs, avec un désir
le psychique qui travaille !… (Question : vous voulez dire ?)… d’anoblir leur travail, d’en souligner les pénibilités cachées,
Ben parce que quand on est au volant, on a sans arrêt envie ou tout simplement de se mettre en valeur dans une situation
de s’énerver, surtout à Paris ! Avec les gens qui nous font des où ils ont la possibilité de disposer de l’écoute d’un « socio‑
queues de poisson, les taxis et les motos qui font leur cinéma, logue ». Il est évidemment nécessaire de contextualiser ces
les piétons qui traversent n’importe où… Faut voir, la circula‑ propos, et en ce sens on doit évidemment s’interdire de pré‑
tion à Paris ! On a tout le temps envie de se prendre la tête !… supposer que le type de point de vue sur leur expérience, et de
(Question : « et c’est ça qui est difficile ? C’est pour ça que le relation langagière à celle‑ci, qui apparaît chez les conducteurs
psychique il travaille ? »)… Ah ben oui parce que justement il qui s’expriment ici reflète leurs rapports plus quotidiens avec
faut pas s’énerver !… (Question : « Il faut pas s’énerver… »)… le monde. Il n’empêche : même si le rôle du contexte dans la
Surtout pas ! Celui qui commence à s’énerver contre la circu‑ manière dont ils s’expriment ne saurait être sous‑estimé, il est
lation à Paris, à tous les coups il finira par péter un plomb ! Il frappant de voir la netteté avec laquelle ils soulignent la place
vaut mieux qu’il change de métier… (Question : « Et c’est ça du psychique dans leur travail, avec laquelle ils disent que
donc qui est difficile ?… ») C’est ça le plus difficile ! Surtout à c’est sur ce plan que se situent pour eux certaines de ses diffi‑
Paris, quand vous êtes sept heures au volant ! Et ça les gens cultés principales, certains des efforts les plus importants qu’il
ils le voient pas !… » (ligne de Paris, douze ans d’ancienneté, demande ou des ressources qu’il requiert. Dans plusieurs des
ancien livreur, sans diplôme ; père chef de chantier dans le propos cités, c’est même, on l’aura noté, le caractère d’abord
bâtiment, mère sans emploi) ; « Nous on fonctionne quand psychologique de ce travail et de ses difficultés qui est affirmé.
même beaucoup dans la tête… (…) La psychologie, le stress, À plusieurs reprises également, le psychologique est nommé,
pour nous, ça entre beaucoup dans la fatigue » (ligne de Paris, autonomisé, désigné en tant que tel (« psychique », « ner‑
quarante‑huit ans, vingt et un ans d’ancienneté, ancien chauf‑ veux », « mental », « psychologique ») par différence avec la
feur de taxi) ; « C’est pas un travail qui est difficile physique‑ réalité physique. Une forme d’attention explicite au registre du
ment, mais c’est difficile psychologiquement… Parce que déjà, psychologique, comme registre de réalité à la fois spécifique
dans la conduite, y a une certaine agressivité de la part des et essentiel par ce qui s’y déroule, se manifeste donc ici, et

S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n ° 4 , v o l . 2 , 345-361
Olivier Schwartz 355

il y a d’autant plus de raisons d’en prendre au sérieux l’exis‑ ainsi qu’on l’a vu plus haut, que, face aux comportements indé‑
tence parmi les conducteurs que leur situation de travail, on l’a sirables, le machiniste soit capable – dans une grande partie
vu, ne peut que tendre, effectivement, à intensifier chez eux des cas tout au moins  – de ne pas faire trop attention à ces
l’attention à ce type de réalité. C’est en ce sens déjà que l’on comportements, de ne pas leur accorder trop d’importance, de
peut parler d’une psychologisation de leur rapport au monde. ne pas se laisser trop affecter par eux, s’il veut pouvoir pour‑
Une remarque s’impose enfin, concernant le thème, dont on suivre sans trop de tourment sa carrière dans son emploi. Les
aura constaté le caractère récurrent dans les entretiens cités conducteurs, d’ailleurs, disent souvent y être parvenus. Et par
ci‑dessus, du travail de conducteur qui n’exigerait pas vrai‑ ailleurs, plusieurs enquêtés ont exprimé, au cours des entre‑
ment d’effort physique. Dans le champ des emplois auxquels tiens, leur souci de faire en sorte que les états intérieurs vécus
une grande partie d’entre eux peut prétendre compte tenu de au volant (tension résultant de la nécessité de contrôler ses
leur qualification, l’emploi occupé par les conducteurs – ils le réactions, petites irritations ou petits agacements contenus…)
savent – est nettement moins physique que bien d’autres, et il ne viennent pas déstabiliser leur vie familiale en les rendant
n’est évidemment en rien compa­rable à la plupart des emplois incapables de supporter, de retour chez eux, la moindre contra‑
ouvriers. La combinaison de ces deux caractéristiques –  un riété. « Gérer le stress », c’est tout cela ; c’est faire en sorte que
emploi relativement protégé physiquement en même temps les affects suscités par les situations vécues dans le travail ne
que souvent exigeant psychiquement  – ne peut que les inci‑ rendent pas celui‑ci insupportable, et qu’ils ne mettent pas en
ter à percevoir celui‑ci comme un emploi où « y a 80 % de danger la famille ; c’est parvenir à réguler les états intérieurs
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)
psychologique », à quoi s’ajoute le fait, on l’a dit, qu’insister suscités par l’activité au volant. Sous des formes diverses, avec
sur ce poids de la charge psychique est sans doute aussi pour des accents différents selon que c’est plutôt la nécessité de
eux un moyen de se construire une image de « travailleurs », préserver la famille ou l’emploi qui est soulignée, la formule est
qui ont leur part de peine, même si celle‑ci ne se voit pas. revenue à de très nombreuses reprises dans les propos des
Soulignons‑le néanmoins : il y a bien des raisons de douter conducteurs. Par exemple : « ce qu’il faut surtout, pour nous,
que leur travail soit aussi peu physique qu’ils le disent ici ; les c’est gérer le stress, sinon c’est la famille qui trinque » (ligne
années passées à conduire, avec des horaires variables, des de Paris, douze ans d’ancienneté, cap d’ajusteur) ; « Le plus
repas décalés, des services souvent très matinaux sont en réa‑ difficile, pour nous, c’est tout le stress qu’y a à gérer. Surtout à
lité physiquement usantes, comme sont d’ailleurs très nom‑ Paris ! avec les automobilistes, les scooters, les clients… C’est
breux à le dire les machinistes ayant quelque ancienneté. pas des trucs graves, à Paris c’est jamais grave, enfin rarement,
mais quand vous avez eu un tas de petits trucs qui vous ont
Le métier de conducteur comme métier un petit peu énervé sur votre journée, à la fin, alors là vous
dans lequel il faut « gérer le stress » êtes vraiment énervé ! Et le soir quand vous revenez chez vous,
ben… (il fait trembler ses mains) » (ligne de Paris, trente‑quatre
Un autre exemple de cette tendance à la psychologisation est ans, onze ans d’ancienneté, bep de mécanique ; père et mère
le thème, revenu à de nombreuses reprises au cours des entre‑ ouvriers) ; « On a du stress, mais faut savoir le gérer. Faut pas
tiens, selon lequel l’une des difficultés principales à laquelle le le ramener chez soi, ça. Moi, je dissocie. Y a le travail, et y a
conducteur est confronté dans son métier, en même temps que la famille. Ce qu’on vit ici, faut pas le ramener… » (ligne de
l’une des exigences principales qu’il doit parvenir à satisfaire, banlieue, quarante‑quatre ans, dix‑neuf ans d’ancienneté, sans
est celle qui consiste à savoir « gérer le stress » – l’expression diplôme ; père agent sncf, mère employée à la poste) ; « Quand
est revenue à de nombreuses reprises – suscité par son travail. on est au volant, on est des vrais buvards ! On absorbe tout ce
« Gérer le stress », c’est faire en sorte que les situations que qui passe ! Ce qu’il faut, après, c’est le gérer, pas tout ramener
l’on est, de manière récurrente, conduit à vivre lorsque l’on est à la maison » (ligne de Paris, entré à la ratp à vingt et un ans,
au volant (exposition à des comportements indésirables, néces‑ vingt‑sept de métier) ; « C’est vrai qu’y a souvent du stress, sur‑
sité d’inhiber ses réactions…) ne produisent pas des états sub‑ tout sur cette ligne, mais ça va. Je relativise, je me gère » (ligne
jectifs tels que le métier devienne invivable, que l’on en vienne de banlieue, vingt‑cinq ans, deux ans d’ancienneté, bep secré‑
à ne plus pouvoir le supporter, ou que la vie familiale –  le tariat ; père petit entrepreneur) ; un jeune conducteur (ligne de
plus grand des biens pour d’innombrables conducteurs – soit Paris, trente ans, quatre ans d’ancienneté, Bac pro.) dira avoir
compromise ou déstabilisée. Il est indispensable, d’une part, choisi, quand il a terminé son service, de rentrer chez lui en

S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n ° 4 , v o l . 2 , 345-361
356 Paroles de conducteurs de bus

moto en roulant lentement : « ça permet de faire un travail sur (ligne de Paris, quarante‑sept ans, vingt ans d’ancienneté,
soi, pour oublier ce qu’on vient de vivre. Sinon, on revient chez sans diplôme) ; « C’est un métier difficile, de devoir supporter
soi, votre femme vous pose une question, et tout de suite on l’humeur des gens, c’est ça qui est difficile (…)… Faut avoir
s’énerve… » La présence des thèmes et des expressions que une force de caractère quoi, faut avoir une force mentale…
l’on vient de lire dans les propos de plusieurs chauffeurs est Sinon, le gars, c’est obligé, il va craquer… » (vingt‑cinq ans,
significative à double titre. À nouveau tout d’abord ici, une atten‑ deux ans d’ancienneté, Bac pro., ligne des quartiers populaires
tion forte s’exprime pour le vécu psychique, nettement associée, de la banlieue Nord) ; « Faut un mental fort, faut un mental
dans le cas présent, à l’idée d’un registre de réalité important très fort pour supporter certaines choses de notre travail (…)
par les effets qu’il est susceptible de produire, qui doit donc être Psychologiquement, ce boulot‑là, pour le faire, il faut être
un objet de préoccupation, qu’il faut « gérer » ; une forme de prêt… Faut être très très prêt ! » (trente‑huit ans, ancien chauf‑
psychologisation de l’expérience apparaît donc nettement ici. feur routier, onze ans d’ancienneté, ligne desservant les quar‑
Et ce que l’on remarque aussi, c’est la manière dont les conduc‑ tiers populaires de la banlieue Nord) ; « faut surtout une grande
teurs cités s’approprient un terme du langage psychologique de force mentale, pour gérer les humeurs des gens. C’est pour ça
masse, dont ils reprennent à leur compte le terme de « stress ». qu’avant de vous embaucher à la Régie, ils vous testent, pour
Sans doute peut‑on dire de ce langage qu’il n’est qu’à demi‑ savoir si vous serez assez fort pour encaisser… Si vous réa‑
savant, et même encore moins que cela ; il n’en constitue pas gissez mal, ça veut dire que vous serez jamais assez fort pour
moins, pour ces conducteurs, un moyen de nommer des états supporter les injures… » (conducteur d’origine antillaise, ligne
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)
intérieurs, de les constituer en objets de préoccupation, d’exer‑ des quartiers populaires de la banlieue Nord, vingt‑cinq ans,
cer sur eux un contrôle dont dépend la préser­vation de l’équili‑ deux ans d’ancienneté, Bac stt).
bre d’une sphère essentielle de leur vie . 26

Il n’est guère besoin de le souligner : les propos que l’on vient


La référence à la nécessité d’être « fort » de lire font apparaître des désirs assez manifestes, chez ceux
psychologiquement qui les tiennent, de valorisation d’eux‑mêmes à travers le
métier qu’ils exercent. Souligner la force requise par le travail
Venons‑en enfin à un dernier thème, présent dans un certain que l’on effectue, c’est évidemment se construire une image
nombre d’entretiens, et révélateur lui aussi. À plusieurs repri‑ de soi‑même comme être doué de force, puisque le travail que
ses, des conducteurs ont décrit leur métier comme exigeant l’on fait en requiert. Et si l’on tient compte du fait que tous les
une certaine « force », non pas physique, mais psychique. enquêtés cités ici sont des hommes – c’est également le cas
Les formes sous lesquelles cette force est désignée dans les de tous ceux, non cités, qui ont tenu des propos similaires au
entretiens sont diverses (« force mentale », « mental fort », cours des entretiens  –, insister sur la force requise par leur
« être psychologiquement costaud »…), mais elles renvoient métier, c’est sans doute indirectement aussi, pour ces conduc‑
toutes à l’idée d’une certaine solidité psychique, nécessaire, teurs, se construire, à propos d’eux‑mêmes,  une image de
selon les enquêtés, pour supporter les situations moralement virilité qui les valorise. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est le
pénibles ou pour rester maître de ses réactions face aux fait que la force par laquelle ces conducteurs se définissent
comportements indésirables. On en trouvera ci‑dessous quel‑ et confortent leur estime d’eux‑mêmes est une force « men‑
ques exemples. Signalons que ceux‑ci émanent surtout de tale », une force constituée de ressources psychiques. Reprise
conducteurs travaillant sur des lignes desservant des quartiers des mots de la psychologisation (être « psychologiquement »
très populaires de la banlieue Nord, ce qui n’est pas surpre‑ costaud, être prêt « psychologiquement », avoir un « mental
nant compte tenu du caractère éprouvant que peuvent avoir, fort »…), représentation implicite du psychique, chez ceux qui
pour le chauffeur, certaines situations sur ces lignes : « C’est prononcent les phrases que l’on vient de lire, comme pouvant
un métier plus éprouvant qu’avant, hein ! Psychologiquement, constituer une ressource à part entière, une ressource à la fois
aujourd’hui, pour faire ça, faut quand même être costaud ! » spécifique et essentielle : on mesure à nouveau ici le degré non

26.  On peut ici faire référence à la formule d’Alain Ehrenberg (1998) sur la


psychologie comme « grammaire de la vie intérieure pour les masses ».

S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n ° 4 , v o l . 2 , 345-361
Olivier Schwartz 357

négligeable auquel la psychologisation a pénétré les manières cette figure sont aujourd’hui repérables dans l’univers culturel
de parler et de penser de certains conducteurs. Et le fait que d’hommes de ces milieux.
des éléments de cette culture aient pénétré leur univers expli‑
que cet autre fait, que l’on aura noté : alors que l’on avait vu Si ces analyses sont exactes, il est alors indispensable, avant
plus haut que le rapport des hommes des milieux populaires de clore cette partie, de souligner le point suivant. On a vu plus
à la virilité est susceptible, par certains aspects, de les éloi‑ haut que dans le cas des conducteurs, cette diffusion a vrai‑
gner de cette culture, on constate ici que les relations entre les semblablement été favorisée par certains traits de leur situation
deux termes peuvent être plus complexes. Des conducteurs de travail. Il faut maintenant souligner qu’elle est aussi, pour
construisent ici une forme de virilité en mobilisant des éléments une part déterminante, le résultat des multiples médiations qui
de cette figure culturelle, en se les réappropriant, en se pensant mettent, de façon très concrète, les machinistes en relation
comme psychologiquement « costauds » . 27
avec cette figure culturelle. Ces médiations sont de plusieurs
ordres. De toute évidence, tout d’abord, elles passent, pour une
Un univers culturel qui s’est « psychologisé » part essentielle, par le lieu de travail. Que ce soit lors des forma‑
tions internes qui leur sont dispensées à la ratp sur la « relation
Une perception du métier soulignant explicitement la part de service », ou lors d’une rencontre avec le médecin du tra‑
du « psychologique » et mettant dans certains cas fortement vail ou le psychologue quand ils ont subi une agression28, les
l’accent sur celui‑ci ; la récurrence, dans les propos des conduc‑ conducteurs sont amenés, sur leur lieu de travail, à rencontrer
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)
teurs, du thème de la nécessité de « gérer le stress » ; des machi‑ des professionnels (médecins, et surtout formateurs…) dont le
nistes qui soulignent la nécessité, pour exercer le métier, d’avoir langage est imprégné de références au registre du « psy », qui
de la « force mentale »… : les développements qui précèdent donc les mettent en relation avec des éléments relevant de ce
l’auront, on l’espère, montré : définie, ainsi qu’on l’a proposé registre29 ; à cela s’ajoute le fait que les organisations syndica‑
plus haut, comme une tendance à faire, de la dimension psy‑ les, à la ratp, se sont approprié la thématique du « stress du
chique de l’expérience, une dimension essentielle de ce qui est machiniste », tout en veillant à mettre systématiquement celle‑
vécu en même temps qu’un objet explicite de préoccupation, la ci en relation avec les conditions de travail30. Et par ailleurs,
tendance à la psychologisation est présente dans l’univers cultu‑ ces mises en contact s’opèrent certainement aussi par d’autres
rel des conducteurs. Elle est visible dans des représentations, voies. Elles passent très vraisemblablement, sous des formes
des manières de parler, des préoccupations que l’on rencontre qu’il faudrait étudier, par les médias. Pour certains conducteurs,
chez nombre d’entre eux au cours des entretiens. En ce sens, on peut également supposer que la rencontre avec le thème de
ce qui apparaît ici, à partir du cas il est vrai limité de ce groupe la « force mentale » s’est opérée à travers la lecture de la page
professionnel particulier, c’est que la figure culturelle repérée par sportive du journal, ou en tant que pratiquants réguliers d’un
Castel au seuil des années 1980 n’a pas seulement connu une sport (les machinistes sont extrêmement nombreux dans ce
large diffusion au sein des classes moyennes diplômées ; elle cas), compte tenu de la fréquence avec laquelle cette notion
s’est aussi diffusée dans des milieux plus populaires, y compris revient aujourd’hui dans le monde sportif31. Il faut également
dans la partie masculine de ceux‑ci. Des éléments relevant de souligner qu’un effet de la place occupée aujourd’hui par les

27.  Sur les déplacements que cette appropriation de la culture psycholo‑ longtemps possible dans le métier !… Pour ça il faut que vous appreniez
gique est susceptible d’entraîner dans les identités masculines, et dans la à gérer votre stress… »).
manière dont certains hommes définissent leur virilité, au sein des milieux
populaires, je me permets de renvoyer à mes remarques sur ce point in de 30.  Cf. sur ce point les recherches effectuées sous la responsabilité de
Singly, Giraud & Martin (2010, p. 204‑213). Marc  Loriol (2004). Pour ne donner que cet exemple, on trouve, dans le
numéro de mai 2010 du magazine En lignes (il s’agit du magazine des repré‑
28.  Le machiniste ayant subi une agression a la possibilité, s’il le souhaite, sentants du personnel au Département Bus de la ratp, distribué dans les
de bénéficier de rencontres avec un psychologue. En tout état de cause, si casiers des conducteurs au sein des dépôts), une interview du secrétaire du
son agression a entraîné un arrêt de travail d’au moins huit jours, il rencontre chsct sur le thème de la « souffrance au travail ».
le médecin du travail avant de reprendre son travail.
31.  Pour l’un au moins des enquêtés cités ci‑dessus à propos de la force mentale
29.  J’ai ainsi pu constater, en assistant, au début des années 2000, à (le troisième), le lien entre la référence à cette notion et la pratique sportive paraît
la totalité d’une session de formation de trois jours sur le thème de la assuré ; passionné de sport, il m’a expliqué pratiquer régulièrement un sport de
relation de service pour de jeunes machinistes nouvellement embauchés, combat pour « renforcer son mental ». Deux de mes enquêtés pratiquant réguliè‑
que le formateur insistait à plusieurs reprises auprès d’eux sur la néces‑ rement un sport se sont exprimés exactement dans les mêmes termes. Un autre
sité de savoir « gérer leur stress ». (« J’insiste… Pensez à durer le plus m’a expliqué faire faire du sport à ses enfants pour la même raison.

S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n ° 4 , v o l . 2 , 345-361
358 Paroles de conducteurs de bus

professionnels et les savoirs du « psy » dans la société globale quelque peu académique, de faire bonne mesure. Il ne s’agit
est qu’il n’est pas rare qu’un conducteur ait, dans son environ‑ pourtant pas de cela ici. Les entretiens, assurément, montrent
nement immédiat (collègues ou famille), un « proche » qui a que l’univers culturel de nombreux conducteurs s’est « psycho‑
été en contact avec ces professionnels ou ces savoirs, et qui logisé » ; mais ils montrent aussi, de façon frappante, à quel
pourra donc s’en faire l’« ambassadeur » auprès de lui32 : c’est point, dans leur manière de s’approprier cette figure, certains
aussi par l’intermédiaire du milieu d’appartenance lui‑même de ceux‑ci demeurent porteurs de traits populaires. Je voudrais,
que s’opère, dans certains cas, l’entrée en contact des conduc‑ pour clore cet article, le montrer brièvement sur deux points.
teurs avec les pratiques et les savoirs caractéristiques de la
psychologisation. S’il n’entre en aucun cas dans l’ambition de Le premier concerne la question du langage. Si les conduc‑
cet article de proposer une analyse d’ensemble des mécanis‑ teurs sont nombreux à faire référence au psychologique, la
mes de diffusion de cette figure culturelle vers le bas de manière dont ils disent celui‑ci comporte des caractéristiques
l’espace social –  laquelle supposerait à l’évidence d’aborder qui méritent d’être relevées. On peut citer, pour faire appa‑
bien d’autres dimensions du social que celles qui sont abordées raître ces dernières, les propos de ce conducteur d’une ligne
ici, notamment la famille ou l’école –, soulignons donc aussi, en de Paris33, qui explique ici, au cours d’un entretien réalisé
ce qui concerne les conducteurs, l’importance des médiations à bord du bus, comment il s’efforce de réagir lorsqu’il a fait
concrètes qui les mettent en contact avec cette figure. La dif‑ l’effort d’attendre un usager avant de quitter une station, et
fusion de celle‑ci parmi eux n’aurait tout simplement pas été que celui‑ci monte dans le bus sans le « voir » ni le remer‑
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)
possible sans cela. cier34 : « Ben ça, vous voyez, si la personne m’avait rien dit,
ben maintenant, je m’en fous… À une époque, oui, ça me fai‑
sait un petit quelque chose, mais maintenant, sincèrement…
Dire le psychique : perduration de traits populaires je suis content si on me dit merci, mais si on me dit pas merci,
je m’en fous… Je vais pas dire : “Ah, quand même, il aurait
Pour qui serait tenté de surestimer l’extériorité des groupes pu me dire merci, machin”, ou même le penser… J’y pense
populaires aux figures culturelles circulant dans la société même plus… Je me suis… détaché quoi, j’ai détaché ça de
globale, les développements qui précèdent apportent, s’il en mon esprit… Comme ça, la personne, si elle me dit merci, je
était besoin, un démenti. Les hommes des milieux populaires suis content, parce que je suis pas indifférent, hein, je suis
sont potentiellement éloignés, par certaines de leurs caracté‑ content, mais l’inverse… l’inverse, si on me dit pas merci, j’y
ristiques, de la psychologisation ; on constate pourtant, si l’on pense même pas !… ça me machine pas le cerveau, l’estomac
prête attention aux propos de nombreux conducteurs, que leur ou autre, j’y pense même pas… C’est toujours pareil, c’est pas
univers culturel a été pénétré par cette figure, et qu’ils se sont parce que j’en ai rien à foutre des gens ! Mais c’est parce que
partiellement approprié celle‑ci. je veux pas me prendre la tête avec ça… Et c’est important ces
petits détails, c’est ça qui fait… je pense que… y a des collè‑
Cela signifie‑t‑il pour autant que les manières de parler et de gues, la personne qui remercie pas, ça les fout en l’air, hein !
réagir des machinistes, sur cette question, sont finalement ça les fout complètement en l’air… ». On n’entrera pas ici dans
devenues proches de celles des classes moyennes diplômées ? une discussion sur la question de savoir si les propos tenus
Poser cette question peut certes sembler relever d’une volonté, par l’enquêté expriment une réaction effective ou une attitude

32.  Tel conducteur explique, par exemple, que son épouse (secrétaire qui l’a convaincu d’« aller voir un psy » à son tour, celui d’ailleurs que son
médicale, Bac. sms), qui « s’y connaît un peu en psychologie », lui a per‑ collègue avait lui‑même consulté…
mis de mieux comprendre certaines formes de nervosité qu’il manifestait
à l’égard de ses enfants en lui montrant qu’il « imitait » certains compor‑ 33.  Quarante‑huit ans, vingt et un ans d’ancienneté, ancien chauffeur de
tements de son propre père ; tel autre, dont la fille (neuf ans) avait brus‑ taxi (il a déjà été cité plus haut).
quement manifesté de grosses difficultés scolaires, explique que c’est par
sa propre mère (agent de service dans une crèche, celle‑ci avait parlé du
problème à une éducatrice, qui avait vivement recommandé de consulter 34.  En réalité, c’est la situation inverse qui vient de se produire – rappelons
un psychologue) qu’il s’est laissé convaincre d’aller voir « un psy » avec que l’entretien a lieu dans le bus, et que mon enquêté est au volant  – au
son épouse et sa fille ; tel autre encore, déprimé à la suite d’un divorce moment où celui‑ci tient les propos qu’on va lire : il a attendu, avant de quit‑
déclenché à l’initiative de son épouse, raconte que c’est un « collègue ter une station, un usager qui l’a clairement remercié ; ce microévénement
de la ligne » (celui‑ci avait traversé lui aussi cette épreuve, et avait été l’incite à m’expliquer sa réaction dans le cas, qui n’est pas rare, où l’usager
« envoyé » par son médecin « chez un psy », « qui l’avait beaucoup aidé ») ne remercie pas.

S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n ° 4 , v o l . 2 , 345-361
Olivier Schwartz 359

qu’il souhaiterait idéalement avoir ; notons simplement sur ce À cela s’ajoute un second point. Si cette enquête, on l’a vu, a
point que l’on retrouve typiquement, dans ces propos, cette permis de rencontrer des machinistes qui, par diverses média‑
volonté, dont il a déjà été question plus haut, qui est celle de tions, avaient eu l’expérience personnelle du contact avec
nombreux conducteurs, de ne pas se laisser trop affecter par un « psy » – ce dont d’ailleurs plusieurs d’entre eux se félici‑
les comportements indésirables. Un autre fait, en revanche, taient –, la pratique du recours au « psy » est néanmoins loin
du point de vue qui nous intéresse ici, mérite d’être relevé. Ces d’être banalisée parmi eux. Elle est au contraire susceptible de
propos, d’un côté, font apparaître une préoccupation tout à susciter de fortes réticences chez certains d’entre eux37, réti‑
fait explicite pour le psychologique, pour les états intérieurs, et cences dans lesquelles on retrouve, là aussi, des fragilités et
ils sont de surcroît ceux d’un conducteur manifestement ins‑ des « habitus » populaires, plus précisément (s’agissant de ces
truit (« j’ai détaché ça de mon esprit »). Mais d’un autre côté, derniers) masculins‑populaires : absence de disposition à par‑
on ne peut manquer de remarquer à quel point ils sont aussi ler de soi (« C’était pas mon truc, j’ai pas l’habitude de parler
porteurs de manières de parler caractéristiques des membres de moi… »), absence de sens, pour certains conducteurs, d’un
des milieux populaires. L’importance du langage familier, tout dispositif fondé sur la parole autonomisée (« De toute façon
d’abord, est frappante, comme c’est souvent le cas chez les pour moi l’agression que j’avais eue, je voyais pas ce que ça
hommes ; régulièrement –  alternant d’ailleurs avec des for‑ pouvait changer d’en parler, je voyais pas l’intérêt de parler de
mules qui relèvent de la langue « légitime » –, reviennent des ça »), sentiment d’une perte de virilité inhérente au fait de par‑
expressions qui appartiennent à ce registre (« je m’en fous », ler de ses difficultés à quelqu’un d’autre (« Je préfère prendre
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)
« c’est pas parce que j’en ai rien à foutre », « ça les fout en sur moi. J’ai jamais été voir des gens en leur disant : “Voilà,
l’air », « je veux pas me prendre la tête avec ça »). Ce que l’on j’en ai marre, machin…”, et puis de raconter ma vie… »), sen‑
retrouve par ailleurs, dans les propos du conducteur parisien, timent, au bout de quelques séances chez le « psy » à la suite
c’est cette autre caractéristique récurrente du langage ouvrier d’une agression, d’un dispositif auquel on est étranger et qui
et populaire qu’est l’importance du registre du corps et de la
35
est étranger à ce que l’on est, que l’on n’est pas équipé socia‑
matière comme point de référence pour exprimer ce qu’il y a lement pour assumer, qui est conçu pour d’autres (« Au bout
à dire, comme véhicule de l’expression : « ça me machine pas de quelques séances j’ai arrêté…ça m’apportait rien, et puis j’ai
le cerveau, l’estomac ou autre… ». Sur ce second point, on dit : “c’est pas ma place ici” »)… Pour une partie des conduc‑
pourrait citer plusieurs autres exemples ; lorsque les conduc‑ teurs, il est visible qu’aller chez un « psy », c’est entrer dans
teurs cherchent à dire le psychique, c’est souvent très direc‑ une situation sociale rien moins que facile à affronter, et dans
tement dans ce registre du corps qu’ils l’expriment . À ce qui 36
un type de rapport au langage et à soi qui ne fait pas sens pour
vient d’être dit, il faut encore ajouter l’éloignement visible, par eux, d’où leur tendance à s’y soustraire ; de ce point de vue
rapport au langage savant, qui caractérise le plus souvent les aussi, les réactions de certains d’entre eux sont socialement
modes d’expression des machinistes sur ce sujet, comme on significatives. On le constate donc ici : qu’il s’agisse du langage
aura d’ailleurs pu le constater en lisant les extraits d’entretien pour exprimer le psychologique ou des attitudes par rapport
cités plus haut. Soulignons‑le donc : si l’univers culturel de au psychologue, la perméabilité du groupe à la psychologisa‑
nombreux conducteurs s’est psychologisé, c’est aussi, dans tion ne doit pas empêcher de voir la perduration, en son sein,
bien des cas, dans des formes portant fortement l’empreinte de manières de dire et de réactions caractéristiques d’hommes
populaire que ceux‑ci s’approprient la psychologisation. des groupes peu élevés de l’espace social. C’est à travers ces

35.  Michel  Verret notamment l’a clairement mis en évidence (1988, agression, l’agent il peut s’en sortir, parce que c’est sa première, c’est son
chapitre 7). premier vécu. Mais quand il arrive à la deuxième ou à la troisième, les deux
autres qui étaient derrière, elles ressortent ! (…) C’est plus un petit nœud
36.  Tel conducteur, par exemple, pour exprimer l’état de trouble où il se que ça fait en lui, c’est un triple ou un quadruple nœud ! ça s’amasse !
trouve dans sa vie familiale, explique qu’« en ce moment, c’est la merde ça s’amasse !... ».
dans ma tête » ; tel autre, à propos de l’aide que lui a apportée un « psy »
pour accepter son divorce (cf. note 32), explique qu’« il m’a fait avaler le truc, 37.  Celles‑ci se sont notamment exprimées au cours des récits que m’ont
quoi, il me l’a fait digérer ». Une conductrice d’une ligne de la banlieue Nord faits des conducteurs à qui des contacts avec un « psy » avaient été pro‑
(trente‑quatre ans, origine populaire, sans diplôme) explique ainsi l’épreuve posés à la suite d’une agression, ou de difficultés d’ordre familial, et qui
que représente, selon elle, pour le conducteur qui a déjà, dans le passé, avaient refusé ces contacts, ou qui ne les avaient acceptés qu’après les
subi une agression, d’être agressé à nouveau : « Parce que la première avoir d’abord refusés.

S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n ° 4 , v o l . 2 , 345-361
360 Paroles de conducteurs de bus

manières de dire et de réagir que s’opère, pour de nombreux (intensification de l’investissement parental sur la scolarité et
conducteurs, l’appropriation de cette forme de culture. l’avenir des enfants, fragilité plus grande des couples…).

Et en tout état de cause, les observations exposées dans cet arti‑


Conclusion cle conduisent à souligner le point suivant. Les processus qui
viennent d’être décrits ne signifient pas, on vient de le voir, que
On l’a dit dès le début de cet article : fondés sur un travail l’univers culturel des conducteurs se soit « moyennisé ». Même
monographique, les constats exposés ici n’ont nullement la pénétré par ces processus, celui‑ci demeure fortement porteur
prétention de valoir pour l’ensemble des milieux populaires. Ils de traits populaires. Les matériaux présentés dans cet article
ne sont pas, néanmoins, sans signification plus large. montrent en revanche autre chose. Ils montrent à quel point,
pour qui veut étudier les univers culturels des catégories parti‑
Il y a, d’abord, tout lieu de supposer qu’au-delà du cas particu‑ cipant du populaire dans la société française d’aujourd’hui – on
lier étudié ici, la tendance à la psychologisation qui nous a inté‑ peut regretter d’ailleurs que cette question soit trop peu explo‑
ressé dans cet article pourrait être observée chez bien d’autres rée  –, il est essentiel de prêter la plus grande attention aux
hommes des groupes populaires. Une telle hypothèse peut être conditions sociales et culturelles d’existence de ces catégories
avancée pour deux raisons au moins. En premier lieu, l’exis‑ telles qu’elles se présentent dans cette société, et à la manière
tence de médiations susceptibles de mettre les individus au dont leurs univers culturels sont modelés par ces conditions.
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)
contact de la culture de la psychologisation, ou tout au moins de Si, en effet, les analyses qui précèdent sont exactes, si l’uni‑
certains éléments de cette culture, n’est évidemment pas une vers culturel de nombreux conducteurs a été pénétré par une
spécificité des conducteurs – même si une particularité relative figure comme la psychologisation de l’expérience, on ne peut
de ceux‑ci est l’importance des médiations de cette nature pas‑ rendre compte de cette situation, se donner une chance de
sant par le lieu de travail –, et concerne sans aucun doute lar‑ l’expliquer – ou tout simplement de la « voir » – qu’à la condi‑
gement aujourd’hui les hommes de ces groupes, que ces mises tion d’être attentif à tout ce par quoi ces agents sont reliés à
en relation se fassent par les médias, à l’occasion de telle ou telle la société dans laquelle ils sont inscrits, qu’il s’agisse des
pratique sociale comme le sport, ou par l’intermédiaire de telle caractéristiques de leur travail, des formes culturelles diffusées
ou telle catégorie de professionnels . Et par ailleurs, plusieurs
38
dans l’ensemble de cette société, des médiations qui relient
aspects des conditions d’existence qui sont aujourd’hui celles les conducteurs à celles‑ci, de l’empreinte de la scolarisation
des milieux populaires sont susceptibles de fonctionner comme dans les jeunes générations, ou des évolutions qui ont affecté,
des facteurs de perméabilité à cette culture, qu’il s’agisse des au cours des dernières décennies, le fonctionnement des
situations de travail (la montée, au cours des trois décennies familles… Il faut penser le groupe comme un groupe populaire
écoulées, des contraintes de rythme et de qualité dans la pro‑ de la société française contemporaine, au sens le plus fort de
duction, la proportion, par ailleurs, désormais élevée de mem‑ cette appartenance. En ce sens, le cas des conducteurs face à
bres des catégories populaires qui travaillent dans les services, la psychologisation montre à la fois que l’idée de moyennisation
au contact de clients ou du public , ne peuvent pas ne pas
39
culturelle n’est guère adéquate pour décrire les univers cultu‑
entraîner, pour de nombreux membres de ces catégories, une rels des milieux populaires dans l’actuelle société française,
expérience, dans le travail, de la tension psychique, ou de la mais aussi, et inversement, que la récusation de cette idée ne
pénibilité psychique, qui constitue un facteur de perméabilité doit pas dispenser d’être constamment attentif aux effets d’ap‑
à la psychologisation), de l’expansion de la scolarisation dans partenance qui relient ces univers à cette société ; le populaire,
les jeunes générations, ou des évolutions qui ont affecté, au dans la société française d’aujourd’hui, doit être pensé comme
cours des dernières décennies, le fonctionnement des familles un populaire « contemporain ».

38.  François Dubet (1987), par exemple, dans La Galère, avait déjà donné 39.  Cf. sur ce point Maurin, 2002, chapitre 2.
des exemples, chez des jeunes de cité, de formes de psychologisation de
l’expérience acquises au contact des travailleurs sociaux.

S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n ° 4 , v o l . 2 , 345-361
Olivier Schwartz 361

Bibliographie Ehrenberg A. (1998), La Fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob.


Elguezabal  E. (2007), Verbaliser le client. Les contrôleurs du
Bernard J. (2007), « La gestion des émotions aux pompes funè‑ métro, Montreuil, Aux lieux d’être.
bres : une compétence reconnue ? », Formation emploi, no 99, Fassin  D. (2004), Des maux indicibles. Sociologie des lieux
p. 61‑74. d’écoute, Paris, La Découverte.
Bernstein  B. (1975), Langages et classes sociales, Paris, Guionnet C. & Neveu E. (2004), Féminins/masculins, sociologie
Minuit. du genre, Paris, Armand Colin.
Bourdieu P. (1979), La Distinction, Paris, Minuit. Hochschild A. (1979), « Emotion Work, Feeling Rules, and Social
Bresson M. (dir.) (2006), La Psychologisation de l’intervention Structure », American Journal of Sociology, no 85, p. 551‑575.
sociale : mythes et réalités, Paris, L’Harmattan. Hochschild A. (1983), The Managed Heart. Commercialization
Cardon D. (1995), « “Chère Ménie”, émotions et engagements of Human Feelings, California, University of California Press.
de l’auditeur de Ménie Grégoire », Réseaux, no 70, p. 41‑78. Hoggart R. (1970), La Culture du pauvre, Paris, Minuit.
Caroly S. & Loriol M. (2008), « Le contrôle des émotions au tra‑ Kellerhals  J., Widmer  E. & Levy  R. (2008 [2004]), Mesure et
vail. Le cas des infirmières hospitalières et des policiers de voie démesure du couple, Paris, Payot.
publique », in Fernandez, Lézé, & Marche (dir.), Le Langage Lahire B. (1993), La Raison des plus faibles, Presses universi‑
social des émotions. Études sur les rapports au corps et à la taires de Lille.
santé, Paris, Économica‑Anthropos. Loriol M. et alii (2004), Construction du stress, psychologisa‑
Castel  R. & Le Cerf  J.‑F. (1980), « Le phénomène “psy” et la tion du social et rapport au public. Le cas des infirmières hos‑
société française », Le Débat, no 1, 2 et 3. pitalières, des conducteurs de bus et des policiers, Laboratoire
Castel R. (1981), La Gestion des risques. De l’antipsychiatrie à Georges‑Friedmann, aci « Travail dans la fonction publique ».
l’après‑psychanalyse, Paris, Minuit. Maurin E. (2002), L’égalité des possibles, Paris, La République
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)

© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info via Université de Nanterre - Paris 10 (IP: 92.184.105.62)
Charlot  B. (1999), Le Rapport au savoir en milieu populaire, des idées/Le Seuil.
Paris, Anthropos. Mehl D. (2003), La Bonne Parole. Quand les psys plaident dans
Corteel  D. (2010), « Devenir éboueur à la “Ville de Paris” et les médias, Paris, La Martinière.
s’en accommoder », in Cartier, Retière, Siblot (dir.), Le Salariat Pasquier D. (2005), Cultures lycéennes, Paris, Autrement.
à statut, genèses et cultures, Presses universitaires de Rennes, Schwartz O. (2010), « Faut avoir une force mentale », in F. de
p. 161‑173. Singly, C. Giraud & O. Martin (dir.), Nouveau manuel de socio‑
Coulangeon  P. (2011), Les Métamorphoses de la distinction. logie, Armand Colin, p. 204‑213.
Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui, Paris, Singly  de F. (2003), Les Uns avec les autres, Paris, Armand
Bernard Grasset. Colin.
Déchaux  J.‑H. (2007), Sociologie de la famille, Paris, La Singly de F. (2006), Les Adonaissants, Paris, Armand Colin.
Découverte. Singly de F., « La tentation psy » (2008), Sociologies pratiques,
Demailly L. (2008), Politiques de la relation, Lille, Presses uni‑ no 17.
versitaires du Septentrion. Soulet  M.‑H. (dir.) (2007), La Souffrance sociale. Nouveau
Dodier  N. & Rabeharisoa V. (2006), Les transformations croi‑ malaise dans la civilisation, Fribourg, Academic Press Fribourg.
sées du monde « psy » et des discours du social, Politix, no 73, Thiesse  A.‑M. (1984), Le Roman du quotidien. Lectures et
p. 9‑22. lecteurs populaires à la Belle époque, Paris, Le Chemin Vert.
Dubet F. (1987), La Galère, Paris, Fayard. Verret M. (1988), La Culture ouvrière, Saint‑Sébastien, acl.

Cet article a fait l’objet d’un prolongement sous la forme d’un texte de Gérard Mauger intitulé « Sociogenèse, appropriation et incidences
de la “culture psychologique de masse” » que le lecteur pourra trouver sur le site de la revue : http://sociologie.revues.org/1124

S O C I O L O G I E , 2 0 1 1 , n ° 4 , v o l . 2 , 345-361

Vous aimerez peut-être aussi