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La fin du confinement

Nous étions déjà confinés, le confinement présent étend simplement la fermeture de nos vies
aux déplacements de nos corps. Cela fait bien longtemps que nous n’allions plus voir nos
grands-parents dans leur Epad, que nous ne relevions plus le clochard vomissant dans la rue et
que nous laissions les milliers de prolétaires nomades mourir à nos frontières. Cela fait bien
longtemps que nous n’allions plus visiter les confinés que sont les prisonniers ou les malades.
Cela fait bien longtemps que nous nous étions soumis à l’offensive managériale qui nous
enferme dans nos emplois, faisant de nos vies une alternance vaine de productivité stressante et
de congés futiles. Cela fait bien longtemps que nous ne percevions plus la politique que comme
le domaine de la sélection du moins pire représentant et non comme le lieu de la recherche
commune du bien c’est-à-dire de la justice. Cela fait bien longtemps que nous ne concevions
notre rapport à Dieu que comme un problème identitaire, la « religion », et non comme ce qui
nous tire hors de nous-même.
Pourtant la brutalité du confinement présent est l’occasion d’une méditation totale sur ces
confinements, sur ces enfermements. Totale parce que nous avons à prendre la mesure de la
diversité de ces enfermements, qui sont moraux, professionnels, politiques et spirituels. Ils ne
sont pas seulement des troubles individuels mais l’organisation même de notre monde. On ne
s’en sortira pas seulement par une somme de conversion individuelle, le tout étant plus que les
parties. Si nous voulons abattre les murs qui nous enferment, il faut nous préparer à abattre un
monde, en formant les gestes propres à le destituer. La méditation qui est ouverte par la situation
est totale ensuite parce que la maladie étend son danger jusqu’aux confins du monde, elle est
l’occasion d’une réflexion, inédite par ceux qui peuvent la prendre au sérieux, sur la manière
dont l’humanité entière doit habiter cette terre. Cette maladie est rendue possible par au moins
deux aspects dont le régime néolibéral habite la terre : l’augmentation des circulations
marchandes et la réduction des solidarités collectives. La première est le vecteur direct de la
maladie, mais aussi de la détérioration globale des écosystèmes, donc de notre santé ; la
deuxième est ce qui rend une pandémie effrayante en l’absence d’une organisation mondiale du
soin. Un nouvel universel est ouvert, distinct de l’universel marchand, par la solidarité sanitaire
qui se manifeste dans la pandémie ; de fait, notre santé est liée à celle de tous les autres humains,
donc le soin de la santé de chacun devrait être un souci collectif. Mais cela implique des
organisations politiques de ces soins, qui passent par l’opposition aux politiques néolibérales
de réduction des dépenses dans ce secteur.
Ainsi le confinement présent nous place au seuil de nos enfermements. Au seuil seulement car
la situation présente est une crise au sens strict : elle est l’occasion d’un discernement entre
deux issues contradictoires : une suspension non violente du régime de production ou une
augmentation du contrôle de la population.
Mais la fin de ces confinements, donc de ces enfermements, n’est pas la grande fusion
universelle dans une grande communauté enfin reconstituée. On n’abolit pas la séparation par
la fusion mais par la distance. On ne brise pas l’idole qui nous sépare de Dieu en entrant avec
lui dans une fusion mystique, mais en contemplant la distance à laquelle il se tient de nous et la
distance à laquelle nous nous sommes éloignés de lui. La relation avec autrui n’est pas non plus
une réunion, elle commence avec la conscience qu’il nous est inaccessible. De même la
politique ne consiste pas à tout unifier dans une gestion mondiale ou un gouvernement national,
mais à constituer une communauté définitivement inachevée. La gestion mondiale est déjà à
l’œuvre dans la crise présente, qui connaît une accélération du processus de contrôle de la
population, du « télétravail », qui permet de savoir, par l’exigence de reporting, exactement
comment les employés usent de leur temps, jusqu’au contrôle policier dans les rues, contrôle
qui n’est pas seulement de la finalité poursuivie par les passants à partir d’un certificat signé
par l’employeur, mais qui est aussi de plus en plus un contrôle de l’état de santé des passants.
Au contraire de cette homogénéisation la politique qui s’ouvre est celle de l’usage que nous
faisons de nos dépendances, des gestes que nous faisons pour séjourner ensemble, pour articuler
nos tendances disjointes.

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