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Près du corps

Arnaud GUILLON
ISBN : 978-2-266-15677-6
N° 12693
Prix : 5,80 €

1.

Les volets étaient clos, et deux lampes à l'abat-jour blanc, sur une commode et un guéridon,
éclairaient le bureau. Daddy reposait sur le divan où il s'allongeait pour lire, ou faire la sieste.
— Comme mes parents et mon frère, disait-il, je mourrai en été.
Il ne s'était pas trompé.
Je me suis assis sur l'une des chaises que l'on avait approchées de lui. Mes études, puis mon
métier m'avaient appris le spectacle de la mort, et, à quarante ans passés, il ne
m'impressionnait plus depuis longtemps.
Je scrutai ce visage auquel me liaient tant de souvenirs.
— Il sait, me dis-je.
Daddy avait, au-dessus de l'œil droit, une entaille et un petit hématome consécutifs à sa chute,
après son malaise. Sa peau entrelacée de rides était hâlée, et sa barbe blanche fraîchement
taillée. Sur son nez, la marque des lunettes de soleil qu'il ne quittait pas, à l'extérieur. La
cicatrice, sur son front, souvenir d'un accident de montagne, disparaissait à demi sous une
mèche de cheveux. L'autre, sur la pommette gauche, dont il était fier parce qu'elle était une
blessure de guerre, semblait plus profonde.
Soudain je pensai à son regard, son regard clair, rieur, parfois dur, éteint à jamais.
Blazer, chemise bleu ciel, cravate à rayures vertes et bleues, pantalon en toile beige,
mocassins : jusque dans la mort, il était élégant. Un bouquet de fleurs séchées était disposé à
sa gauche, à hauteur de sa taille. Ses belles mains aux ongles bleuis, entre lesquelles on avait
glissé un chapelet, reposaient l'une sur l'autre. Elles étaient froides, sous les miennes.

Je n'étais pas triste, et je n'avais pas l'idée de prier. Bien sûr, je ne le verrais plus. Mais les
morts ne me manquaient pas. Peut-être restaient-ils avec moi parce que je pensais à eux tous
les jours.
Il y a onze ans je me trouvais au côté de Daddy, dans une autre région, à une autre saison,
devant la dépouille de Granny qui avait succombé à la maladie contre laquelle elle luttait
depuis des semaines. Et voilà que son tour était venu…

© Éditions Plon, 2005.


J'ai calculé mentalement le jour, l'heure et l'année auxquels nous étions arrivés à la moitié du
temps que nous avions à partager, lui et moi. C'était le 2 janvier 1966, en milieu d'après-midi.
Puis des questions se bousculèrent dans ma tête : où était-il ? dans quelle dimension ? dans
quel espace ? comment croire à la survie de l'âme ? comment imaginer que nous nous
retrouverions un jour ? et était-ce souhaitable ? Ma peur de la mort venait de ce qu'elle puisse
ouvrir sur quelque chose, et non sur rien.
Je promenai mes yeux à travers le bureau, qui ressemblait à une cabine de bateau. Devant la
fenêtre, la table de ferme où je l'avais souvent vu écrire. Elle était jonchée de paperasses,
d'horaires de marées, de journaux jamais lus, et aussi d'objets rapportés de voyages, d'un galet
ramassé sur la plage, qu'il utilisait comme presse-papiers, d'un gobelet rempli de crayons et de
stylos, d'un coupe-papier en ivoire… Une enveloppe timbrée, écrite de sa main, peut-être hier
matin, soulignait le fait que sa vie s'était arrêtée net. Plus loin, une chaîne hi-fi occupait tout le
plateau d'un meuble où étaient rangés des disques par dizaines : Bach, Mozart, Haendel,
Schubert… Aux murs, accrochés aux lattes de bois peintes en blanc, le baromètre qu'il
consultait chaque jour, des photos de ses enfants et petits-enfants, des portraits de Granny en
manteau de fourrure lors de leur rencontre à bord d'un paquebot transatlantique, et à la veille
de leur mariage, en avril 1922 ; des clichés de la maison en Provence, héritée de ses parents,
qu'il avait dû vendre, il y a trente ans, pour honorer une dette de jeu ; et d'autres, de lui, à
diverses époques, entouré d'hommes et de femmes que je ne connaissais pas, ou dont j'avais
oublié le visage et le nom.
Mon regard s'est arrêté sur la bibliothèque. Il m'en conseillait les livres à chaque fois que je le
lui demandais, ou me les laissait choisir selon mes envies – combien d'heures j'avais passées à
dévorer ses ouvrages de médecine. Ainsi m'avait-il ouvert l'esprit en me donnant le goût des
lectures les plus variées.
Papa est entré. Il s'est installé à ma droite, sans rien dire. Les bras croisés il observait son père
fixement, comme s'il attendait de lui un mot, un signe. Je songeai à sa voix étouffée, hier soir,
au téléphone, pour m'annoncer la nouvelle.
Quand je me suis levé, il m'a suivi.

2.

Le salon était plongé dans la pénombre. Ici aussi on avait fermé les persiennes pour conserver
dans la pièce une certaine fraîcheur, malgré la canicule. Seuls les volets d'une des portes-
fenêtres qui accédaient à la terrasse étaient entrouverts, et un rai de soleil coupait en deux le
tapis et le mur.
Je me suis installé sur le canapé, à côté de ma mère. Mon père et sa sœur occupaient des
fauteuils en osier, face à nous.
— Tu as fait bon voyage ?
Tante Solange esquissait un sourire. Il y avait un an et demi que je ne l'avais pas vue. Ses
cheveux avaient blanchi, et son visage fané laissait entrevoir celui de la vieille dame qu'elle
allait devenir.
— Tu dois avoir soif, me dit-elle tandis que la porte s'ouvrait.
Adèle est apparue. Je cachai mon trouble. Elle grisonnait, à présent, et sa silhouette était plus
lourde. Les yeux gonflés, un mouchoir glissé dans une manche de sa blouse, elle a déposé sur
la table basse un plateau chargé de verres, d'une bouteille d'orangeade, d'une carafe d'eau, et
d'un seau à glace. Je me suis levé pour l'embrasser. Elle m'a serré dans ses bras.
Adèle connaissait Daddy depuis une quarantaine d'années. Elle était déjà là quand nous étions
enfants. Je revoyais sa démarche sautillante, son visage lumineux, et la natte noire qui lui

© Éditions Plon, 2005.


barrait le dos. Toujours souriante, elle allait et venait de la maison au jardin, avec grâce et
légèreté. Elle nous faisait des gâteaux, participait à nos jeux, consolait nos chagrins.
Lorsqu'elle avait un moment, elle nous retrouvait sur la plage. Mes cousins et moi admirions
alors ses rondeurs, le grain de sa peau, son corps dans les vagues…
Le samedi soir un garçon l'emmenait danser, qui nous rendait jaloux. Enfermée dans sa
chambre, elle se préparait longuement. Nous guettions sa sortie, pour contempler sa robe et
son maquillage. Puis nous la suivions jusqu'au portail où, après l'avoir regardée monter
derrière la moto de son ami, nous assistions à leur départ. Elle ne manquait pas, dans le
virage, de se retourner et de lever le bras pour nous saluer. Jamais nous ne parvenions à nous
tenir éveillés jusqu'à son retour.
Le lendemain matin, aussi fraîche et solaire que d'habitude, elle nous accompagnait à la
messe, avant de disparaître pour la journée.
Plus tard, Adèle s'était mariée et avait eu des enfants, mais elle avait choisi de rester au
service de mes grands-parents.
Tous ces souvenirs me revenaient en mémoire tandis qu'elle s'éclipsait et refermait la porte
derrière elle. Quel âge pouvait-elle avoir, maintenant ? Au moins soixante ans.
Tante Solange m'a servi un verre d'eau dans lequel elle a plongé deux glaçons. Elle proposait
à papa et maman de l'orangeade. J'ai plissé les yeux pour inspecter l'autre partie du salon.
Rien, semblait-il, n'avait changé. Les lampes, les deux commodes, l'armoire, le secrétaire, le
tableau de Granny, au-dessus de la cheminée, étaient à leur place. J'aurais pu me croire, sans
ces visages vieillis autour de moi, dix ou quinze ans en arrière. Cependant ce décor familier
qui me renvoyait à une autre vie avait aujourd'hui quelque chose de dérisoire.
La pénombre créait une atmosphère étrange. Mes parents et tante Solange buvaient leur verre
d'orangeade en silence, sans bouger, comme s'ils voulaient se cacher de quelqu'un. Mon père
prenait sur lui, mais sa pâleur trahissait son émotion.
— Je ne réalise pas, a-t-il murmuré, que dans deux jours on enterrera Daddy, et ce sera fini…
Une main devant sa bouche, il a étouffé un sanglot.
Ma mère et tante Solange échangèrent quelques mots. Elles parlaient doucement, presque à
voix basse. Elles essayaient de se changer les idées en disant des choses futiles. Et le silence
est retombé. Maman a attrapé un journal qui traînait à côté d'elle pendant que tante Solange se
concentrait sur un détail du tapis.
Je faisais tourner les glaçons dans mon verre vide en observant les particules de poussière qui
flottaient dans le rai de lumière.
— Et Pauline ? demandai-je.
Tante Solange a levé les yeux.
— Elle est sur la plage, avec Victor. Elle ne devrait pas tarder à remonter.
La sonnerie du téléphone a retenti, dans le couloir. Papa est allé répondre. Il posait des
questions et donnait des instructions concernant les obsèques. Il a raccroché.
— C'étaient les pompes funèbres, dit-il en revenant dans le salon. L'enterrement aura lieu
vendredi, comme prévu.
Il se dirigeait vers la porte-fenêtre dont les persiennes étaient entrouvertes.
— Nous passerons les voir demain matin, a-t-il ajouté à l'intention de sa sœur.
Il s'est glissé entre les volets, avec une souplesse de chat. Je l'apercevais, de dos, debout en
plein soleil, les mains sur les hanches. Il respirait fort et remuait dans sa tête des idées
sombres. On entendait dans le lointain le bruit de la mer, le bourdonnement d'une tondeuse à
gazon, des cris d'enfants. J'allais me lever pour le rejoindre, mais on sonnait à la porte. Mon
père est rentré.

© Éditions Plon, 2005.

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