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Roberta Gellis La Chambre Aux Secrets
Roberta Gellis La Chambre Aux Secrets
ISBN : 9782264044235
N° 4034
Prix : 7,80
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Voir Le Vent de la trahison, 10/18, n˚ 3953. (N.d.T.)
© Roberta Gellis, 2006.
© Éditions 10/18, Département d’Univers Poche, 2007,
pour la traduction française.
Oxford. Il n’était pas impossible qu’il se fût senti un peu coupable car elle l’avait aidé
à atteindre ses objectifs politiques, passant outre la volonté de sire Bellamy d’Itchen,
son bon ami. Furieux, celui-ci avait décidé de la quitter.
Des larmes lui piquèrent les yeux. Elle serra les dents et battit des paupières. Une
ribaude ne pleure pas à cause d’un homme, se rappela-t-elle, et elle regarda au
creux de sa main les pièces de monnaie prises dans sa poche. Elle choisit la somme
nécessaire et parvint à sourire quand elle la tendit au marchand.
Une fois que le miel, les épices – et la farine de blé, grossièrement moulue, dont avait
besoin Dulcie – eurent rejoint ses autres achats dans le panier, Magdalaine baissa
son voile et s’en fut. À Londres, en cette année de grâce 1139, il n’était pas courant
que les femmes portent le voile, mais Magdalaine, dont la stupéfiante beauté était
une malédiction, estimait plus sage de sortir ainsi quand elle était seule.
Elle hésita sur le seuil de la boutique, s’accoutumant au brouhaha du marché :
apprentis qui vantaient leurs produits aux passants, vendeurs itinérants cherchant à
séduire le badaud, marchands et clients qui hurlaient chacun leur prix avant de
s’entendre.
Magdalaine sourit. Ce vacarme ne manquait pas de chaleur. Elle contourna le
comptoir extérieur où le commis proposait des marchandises de faible valeur,
s’orienta à droite et marcha d’un bon pas – autant que le permettait la cohue dans
l’East Chepe. Elle s’arrêta plusieurs fois pour examiner des étals, sans rien acheter.
Parvenue à Lime Street, elle jeta un regard vers le nord, se demandant si Mainard,
un sellier de ses amis, avait déjà vendu la maison luxueuse qu’il possédait.
Il l’avait achetée, cédant aux exigences de sa première épouse, mais, après le
meurtre de celle-ci, il s’était marié avec Sabine, la prostituée aveugle rencontrée dans
l’établissement de Magdalaine2. Sabine avait insisté pour occuper l’appartement au-
dessus de l’échoppe de Mainard. À l’entendre, elle avait besoin de vivre auprès de
son mari, et le sellier, qui était défiguré par une horrible marque de naissance, en
avait pleuré de bonheur. Pourtant, Magdalaine voyait une autre raison à la décision
de Sabine : l’aveugle voulait que Mainard ne doutât pas un seul instant qu’il était le
seul à partager sa couche.
La gorge de la tenancière se contracta. Bell n’avait jamais pu accepter de la
considérer comme une femme publique ni comprendre que, même si elle ne
pratiquait plus, sauf avec Guillaume, il lui était impossible d’effacer son passé.
Soudain, elle fut assaillie par une odeur de poisson, très forte et incommodante, et
elle se hâta de dépasser Fish Street, qui marquait la limite du marché, pour se diriger
vers le sud – mais, changeant aussitôt d’avis, elle poursuivit en direction de
Gracechurch Street. Elle n’était pas d’humeur à rendre visite à Mainard et à Sabine :
les effusions larmoyantes auxquelles ils se livraient auraient fini par l’indisposer.
En dépit de ses bonnes résolutions, Magdalaine avait considérablement chargé son
panier tout en se frayant un chemin parmi la foule qui déambulait sur le Pont3. Elle
avait acheté trois livres d’abricots, des pommes, les premières, une bonne part de
violettes confites enveloppée dans une feuille de nénuphar, plus la moitié d’un
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Voir Le Diable à demeure, 10/18, n˚ 3869. (N.d.T.)
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Il s’agit de l’ancêtre du fameux pont de Londres (XIIIe- XIVe) qui, jusqu’en 1750, sera le seul permettant de franchir la Tamise.
(N.d.T.)
© Roberta Gellis, 2006.
© Éditions 10/18, Département d’Univers Poche, 2007,
pour la traduction française.
saumon fumé. Par chance, l’Old Priory Guesthouse était proche de la sortie du Pont.
Il suffisait de suivre le chemin qui longeait l’enceinte du prieuré de St Mary Overy.
Magdalaine sourit en pensant à sa destination. Elle espéra que les âmes des sœurs
qui avaient fait construire l’hostellerie n’étaient pas tourmentées par l’usage auquel
elle la réservait. La règle de leur ordre était très austère et le seul homme admis au
prieuré était le prêtre qui disait la messe et les confessait. L’endroit était même
interdit aux femmes qui n’avaient pas prononcé leurs vœux. On avait donc construit,
en dehors du couvent, une belle hostellerie pour accueillir les visiteurs.
Les moines qui occupaient aujourd’hui les lieux n’étaient pas aussi stricts que les
nonnes. Bien qu’une grille ouverte dans le mur permît de passer d’un bâtiment à
l’autre, ils n’appréciaient guère de devoir faire le détour, aussi avaient-ils adjoint au
prieuré une nouvelle hostellerie.
Pragmatiques, ils n’avaient pas détruit l’ancienne, car la bâtisse était belle – murs de
pierre, toit de tuiles, haute enceinte et portail solide à l’entrée. L’édifice avait servi à
diverses activités avant de tomber entre des mains peu recommandables. Alors,
grâce à l’insistance de Guillaume d’Ypres, l’évêque de Winchester avait décidé de le
louer à Magdalaine.
Que Magdalaine destinât le prieuré aux plaisirs de la chair n’avait rien de choquant
aux yeux de l’évêque. L’Église possédait près des deux tiers des bordels de
Southwark… la plupart des autres appartenant à la Couronne. Par ailleurs,
Magdalaine n’ignorait pas que le prélat se montrait particulièrement satisfait de sa
locataire. Le loyer exorbitant était réglé au jour dit et jamais aucune plainte n’avait été
formulée contre ses activités. Mieux, quand un messager du pape avait été assassiné
sous le porche nord de l’église St Mary Overy, Magdalaine avait démasqué le
meurtrier et sauvé la vie du prélat4.
Pourtant, alors qu’elle approchait de son foyer, Magdalaine se désintéressa du
passé. Un souci plus terre à terre venait de surgir dans son esprit : comment
parviendrait-elle à soulever la clenche de la grille, embarrassée qu’elle était de ses
paquets ? Devant l’entrée, elle comprit qu’il valait mieux tirer la corde de la cloche car
la clenche était lourde et difficile à manœuvrer. C’est alors qu’elle la vit se soulever
et, tandis qu’une grosse chaîne empêchait la porte de s’ouvrir en grand, Diot, l’une
des trois filles de la maison, glissa la tête par l’embrasure.
— Mon Dieu ! s’écria-t-elle en riant dès qu’elle eut aperçu le visage voilé de
Magdalaine et les objets qui encombraient ses bras. C’est ce qui s’appelle faire des
emplettes !
La jeune femme décrocha la chaîne puis, écartant les deux battants, elle soulagea sa
maîtresse de quelques paquets pris dans le panier. Elles se précipitèrent vers la
maison où elles s’engouffrèrent sans mot dire. Craignant de taler les fruits en les
laissant tomber ou de déchirer le fragile emballage des violettes confites ou du
saumon, elles déposèrent le tout sur la table.
Chacune, dans la maison, vint apporter son aide, veillant à ce que rien ne tombe par
terre, et les filles riaient de bon cœur. Soudain, Magdalaine se raidit. Couvrant la voix
enfantine et joyeuse d’Ella, une blonde délicieuse mais simplette, Magdalaine en
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Voir Magdalaine la Bâtarde, 10/18, n˚ 3868. (N.d.T.)
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avait perçu une autre, grave, et par trop familière. Elle leva les yeux. Lui ! Immense
était son désir de le revoir et elle aurait reconnu sa voix entre mille…
Aussi élégant qu’à son habitude, Bell avait cependant le teint rouge. Par-dessus une
chemise incomparablement plus propre et plus blanche que celle de la plupart des
hommes – Magdalaine n’ignorait pas qu’il donnait un supplément à sa blanchisseuse
pour obtenir ce résultat –, il portait une tunique d’un bleu étincelant, sans manches,
qui descendait à mi-cuisses. L’encolure et l’ourlet étaient bordés d’un ruban bleu
foncé décoré d’un motif peu commun. Magdalaine n’eut pas besoin de l’examiner :
c’était son œuvre. La couleur du ruban était assortie aux chausses à semelles qui
couvraient ses jambes et étaient maintenues par des jarretières du même bleu brillant
que celui de la tunique.
Bell avait ôté le gros ceinturon de cuir auquel il accrochait son épée et l’avait posé sur
un des petits bancs de la table de manière à pouvoir s’en saisir rapidement. Non pas
que le chevalier craignît d’être attaqué dans la maison de Magdalaine mais, de même
qu’il choisissait en général une tunique assez courte, qui n’entravait pas le
mouvement de ses jambes s’il devait se battre, il gardait toujours son épée à portée
de main.
— Je vois que tu attendais Bell, fit remarquer Ella en regardant les violettes et le
saumon sous les feuilles dont ils étaient enveloppés. Pourquoi ne pas nous avoir
prévenues qu’il viendrait ?
— Non, corrigea Magdalaine, je ne l’attendais pas aujourd’hui. J’ai simplement pensé
organiser une petite fête. Je suis si heureuse d’être de retour !
Pour dissimuler le violent plaisir éprouvé à le revoir, elle s’était souvenue des trois
dernières semaines misérables qu’elle venait de vivre.
— Moi non plus, je ne comptais pas paraître ici, lança le chevalier d’une voix dure.
Le sang avait reflué de son visage, très pâle soudain.
— Je suis en mission pour l’évêque. Que vos filles rangent vos achats pendant que je
vous expliquerai…
Magdalaine le considéra un moment.
— Allons dans ma chambre, nous y serons tranquilles.
Ella laissa échapper un petit rire, mais Diot et Letice échangèrent des regards
perplexes. Au contraire d’Ella, elles avaient deviné que Magdalaine n’était pas aussi
à son aise qu’elle aurait dû. Dans des cas semblables, elles avaient mis cela sur le
compte de la situation politique hasardeuse et du danger que courait le seigneur
Guillaume. Mais chacune venait de comprendre que ses ennuis étaient plus
personnels.
— J’espère que vous avez une excellente raison de me rendre visite, déclara
Magdalaine dès qu’elle eut refermé la porte. Vous n’êtes pas le bienvenu. Ne croyez
pas que vous pouvez me briser le cœur et surgir sans crier gare quand cela vous
chante. J’ai pansé ma plaie. Une ribaude apprend à n’avoir confiance en aucun
homme.
— Est-ce que le cadavre d’une femme, assis devant la table de la chambre de
Winchester, vous semblera une raison suffisante ? répliqua Bell.
— Quoi ? lança Magdalaine, prise de court. Jamais je n’ai entendu la moindre
allusion à une quelconque faiblesse de Winchester pour les femmes.
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Lourd manteau matelassé, rembourré à l’aide de filasse de chanvre (le gambois) et cousu de manière à former des
cannelures. On le portait sous l’armure, par-dessus la chemise. (N.d.T.)
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— Moi aussi, dit-il et il s’immobilisa dès qu’il eut pénétré dans la pièce commune.
Profitant de leur absence, les filles avaient mis la table. Le regard de Bell se brouilla
un peu quand il remarqua qu’une place lui était réservée, à l’extrémité du long banc,
à droite de celui de Magdalaine, qui occupait le haut bout. Ses yeux semblèrent voir
pour la première fois cette salle car il avait craint de ne plus jamais y revenir.
N’importe quel visiteur aurait eu du mal à se croire dans une maison vouée à la
prostitution. La pièce principale, ancien réfectoire de l’hostellerie, offrait autant de
confort que la demeure d’un marchand cossu. La table, flanquée de quatre bancs,
était dressée du côté gauche, près d’un mur percé de deux fenêtres que protégaient
des barreaux.
L’âtre, de vaste dimension, était vide, car on se trouvait au plus fort de l’été.
Cependant, on apercevait devant quatre tabourets et trois paniers à couture posés
par terre et, face au quatrième, un grand cadre sur lequel était fixée une nappe
d’autel presque achevée. Bell inspira profondément et se dirigea vers sa place.
— Magdalaine est très contente de retrouver la maison, dit Ella de sa voix de petite
fille. Moi aussi, je suis contente. J’avais peur qu’elle ne préfère rester dans un autre
endroit et ne revienne pas. Diot a été fort gentille, mais ce n’était pas pareil.
Elle lui sourit, aveuglée par son bonheur.
— Vous aussi vous êtes heureux de son retour. C’est très bien. Vous m’avez
manqué. Je sais que vous ne sauriez être mon ami, mais c’est agréable de vous
savoir parmi nous.
Petite femme potelée et adorable, Ella avait l’esprit d’une enfant de cinq ans et une
inépuisable attirance pour les jeux de la chair. Les vagues de ses cheveux blonds et
bouclés lui tombaient jusqu’à la taille ; elle avait la peau blanche, avec une touche de
rose sur les pommettes et les lèvres, preuve de son excellente santé ; le nez court et
retroussé, les yeux d’un bleu aussi pur, et vide, qu’un ciel sans nuages.
Bell lui sourit en retour, bien que ses paroles lui aient plutôt donné envie de pleurer.
— Oui, moi aussi je me félicite d’être revenu, assura-t-il. Mais je ne pourrai rester
longtemps. Mon maître vit une période très triste et difficile et j’aurai beaucoup à faire.
— Triste et difficile ? répéta la jeune fille, les yeux ronds, inquiète.
— Cela ne vous concerne en rien, mon petit, se hâta de préciser Bell. Non plus que
Magdalaine ou votre maison. Tout est la conséquence d’une dispute entre l’Église et
le roi sur leurs possessions respectives. Vous pouvez écouter, si vous voulez, mon
cœur, mais je ne crois pas que cela vous intéresse.
— Oh, je suis sûre que non ! rit Ella. Et puis, à quoi bon écouter, puisque je ne me
souviendrai de rien ?
Sur les visages des deux autres femmes, Bell avait remarqué une vague
appréhension. Ce n’étaient pas les seuls problèmes de l’évêque, semblèrent-elles
craindre, qui l’empêcheraient de rester à l’Old Priory Guesthouse. Il les regarda tour à
tour.
Letice formait un contraste étonnant avec Ella. L’œil et le teint sombres, les cheveux
raides et brillants lui descendant jusqu’aux genoux, tel un rideau, elle n’était pas
grande, mais, à en croire la rumeur, outre qu’elle avait des formes onduleuses, elle
était d’une souplesse peu ordinaire qui lui permettait d’adopter des postures dont
raffolaient certains clients. D’autres, sans doute, étaient séduits par un détail qui,
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Voir Le Diable à demeure, op. cit. (N.d.T.)
© Roberta Gellis, 2006.
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pour la traduction française.
— Étienne a été convaincu, en premier lieu par Waleran de Meulan, que Salisbury et
ses proches se préparaient à trahir, qu’ils avaient rempli leurs donjons de vivres et
d’armes dans l’intention d’aider Robert de Gloucester quand il déciderait de mettre
sur le trône sa demi-sœur, Mathilde, à laquelle les barons s’étaient vus forcés par le
vieux roi de prêter serment.
— J’ai toujours pensé qu’Henri7 était un pragmatique, fit Diot en ricanant. Lui disparu,
croyait-il vraiment que des hommes prendraient le parti d’une reine !
Bell haussa les épaules et avala du pain et du fromage.
— Certes, ils avaient une arrière-pensée : le pouvoir serait exercé par Robert, lequel
est aimé et respecté de beaucoup. Si Robert de Gloucester mène les troupes de
Mathilde, Étienne aura du souci à se faire.
— Oui, mais je sais que Guillaume…
Magdalaine vit le visage de Bell se rembrunir. Elle hésita un court instant.
— … n’était guère satisfait de la manière dont le roi avait traité Salisbury.
— C’est à ce moment que je perds le fil, avoua Diot. Pourquoi le roi a-t-il blâmé
Salisbury ?
— À cause d’une bataille de rue, déclara Bell avec un grand sourire.
Magdalaine frissonna au souvenir de la rixe fomentée par sire Ferrau, qui avait
ensuite tenté de l’assassiner8.
— Oxford était surpeuplé. Salisbury s’était rendu très tard à la convocation du roi et
ses hommes n’avaient pas trouvé où loger. En outre, il ne cessait de pleuvoir. Les
hommes de Salisbury ont prié Alain de Bretagne de leur offrir l’hospitalité, mais il leur
a été répondu qu’ils s’étaient montrés menaçants et agressifs. Qui a donné le premier
coup ? Cela dépend du point de vue que l’on adopte, mais, très vite, ce fut une mêlée
générale, au cours de laquelle le neveu d’Alain a été gravement blessé. Le roi
cherchait une occasion de blâmer Salisbury, il n’a pas hésité.
— Je comprends, fit Diot en hochant la tête. Étienne a pu prétendre que Salisbury
avait brisé la trêve royale et ne méritait plus d’être le principal ministre du royaume.
— Mais ce n’est pas tout, grinça le chevalier. Le roi a exigé de Salisbury qu’il restitue
chacun des châteaux qu’il avait construits, avec leurs approvisionnements et leurs
armes. Devant son refus, Étienne l’a fait arrêter, ainsi que son fils, Roger le Poer, et
l’évêque de Lincoln.
— Étienne n’aura pas la folie de traiter son propre frère et le légat du pape avec tant
de rigueur, remarqua Diot.
— Dieu seul le sait, soupira le chevalier. Il se trouve cependant que mon propre
maître ne saurait ignorer l’affront fait à l’Église.
— S’agit-il réellement d’un affront ? demanda Magdalaine. Le roi n’a pas saisi les
bénéfices de Salisbury ni menacé son évêché. Étienne ne lui a enlevé que ses
châteaux, ceux qui relevaient de son patrimoine séculier, son titre de grand justicier9
et d’autres fonctions. Le roi était certainement dans son droit.
7
Henri Ier « Beauclerc », mort en 1135, sans héritier direct. (N.d.T.)
8
Voir Le Vent de la trahison, op. cit. (N.d.T.)
9
La plus haute autorité politique et judiciaire sous les rois normands et les premiers Plantagenêts. (N.d.T.)
© Roberta Gellis, 2006.
© Éditions 10/18, Département d’Univers Poche, 2007,
pour la traduction française.
— Mais il est dans son tort quand il jette en prison Salisbury, Lincoln et Roger le
Poer. La personne d’un ecclésiastique est sacro-sainte, d’autant plus s’il s’agit d’un
évêque.
Magdalaine haussa les épaules.
— Comment vouliez-vous qu’Étienne réagît ? Aurait-il dû détourner les yeux pendant
que Salisbury et ses proches se réfugiaient dans leurs forteresses remplies de vivres
et d’hommes en armes ? Allons, Bell, vous êtes un soldat et vous n’ignorez pas que
le souverain, après les avoir publiquement soupçonnés de se montrer déloyaux, ne
pouvait pas les laisser s’échapper.
— Il est, ma foi, très étrange de vous entendre chanter le même refrain que Waleran
de Meulan, se gaussa Bell.
— Pourquoi êtes-vous en colère ? s’écria Ella, son regard allant de Bell à
Magdalaine.
Déjà, les larmes lui montaient aux yeux.
— Oh, mon chou ! protesta Magdalaine, qui se pencha pour caresser la main d’Ella.
Nous ne sommes pas fâchés l’un contre l’autre. Nous désirons tous deux la même
chose, mais nous différons sur le meilleur moyen de l’obtenir. Alors, nous parlons fort,
nous nous échauffons, mais… mais nous restons… amis…
Elle prit une rapide inspiration, jeta un coup d’œil à Bell et se mit à rire. « Ami », se
souvint-elle, cela avait un sens particulier pour Ella. Bell rougit. Un « ami », aux yeux
de la jeune femme, était un client. Lui non plus ne put se retenir de rire.
— Dans un sens, vous avez raison, Ella, admit-il. Il serait stupide que nous nous
querellions à ce propos, Magdalaine et moi, car nous n’avons aucun moyen d’influer
sur les événements. Mon maître a décidé d’agir et je suis obligé de porter ses ordres.
Par ailleurs, je suis venu à cause d’une tout autre affaire.
— Je croyais que vous désiriez nous rendre visite, remarqua Ella avec une moue.
— C’est un plaisir supplémentaire, mais ce n’est pas la principale raison. Je vous l’ai
dit : je suis en mission.
C’est alors que Dulcie sortit de la cuisine. Elle apportait un grand plat de tranches de
bœuf nageant dans leur sauce et un autre, plus petit, contenant des morceaux de
saumon. À peine fut-elle retournée vers la cuisine que Bell, dont l’estomac criait
famine, piqua deux tranches de bœuf avec son couteau et les déposa sur le gros
tranchoir devant lui.
Entre-temps, Dulcie était réapparue avec une grande écuelle de légumes verts et une
autre de navets et de carottes. Au troisième voyage, elle déposa un récipient d’où
montait un appétissant fumet de poisson. Souriant de toutes ses dents, Letice en
remplit son écuelle et posa du saumon et des légumes sur son tranchoir. Elle regarda
alors Bell dans les yeux et, dès qu’il la remarqua, elle lui fit signe de poursuivre son
récit.
Bell finit de mâcher, avala, jeta un coup d’œil vers Ella et soupira.
— Vous savez que, ces dernières semaines, monseigneur se trouvait à Winchester.
Hier, en début de soirée, nous nous sommes rendus à Londres. Nous avons fait halte
à St Paul pour nous entretenir avec le père Holdyn, le vicaire épiscopal, avant de
regagner la résidence de mon évêque. Bien sûr, ses gens et ses chariots l’avaient
précédé, mais, quand nous sommes arrivés, la maison était sens dessus dessous.