Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide
range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and
facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.
Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at
https://about.jstor.org/terms
Frédéric Hurlet
Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense
Omnia mutantur, nihil int er it, « Tout change, rien ne périt », écrit à l'époque augustéenne
le poète Ovide en attribuant ce propos à Pythagore1. Le titre de l'œuvre dont est issu ce vers,
les Métamorphoses , souligne l'idée du renouvellement permanent de la nature et de l'homme.
Ce terme d'origine grecque peut également servir à caractériser la période du passage de la
République au Principát parce qu'il renvoie par son étymologie à l'image d'une structure,
l'Empire romain, qui perdura tout en changeant de forme, et précisément parce qu'elle changea
de forme2. Il permet de conceptualiser ce que Moses Finley avait appelé « la capacité qu'avaient
les sociétés stables de maintenir sans pétrification à travers les changements leur profond sens de
la continuité, leur adhésion résolue à ce que (...) les Romains appelaient mosy la pratique ordinaire,
l'usage, la coutume »3. Étudier le monde romain entre 70 av. J.-C. et 73 apr. J.-C. revient en effet
à s'interroger sur l'articulation si complexe entre les phénomènes de continuité et les multiples
évolutions qu'a connues pendant ce laps de temps un espace fluctuant de plus en plus vaste et
soumis à des reconfigurations permanentes quant à ses relations avec Rome. Volontairement
général, voire généraliste, le titre retenu pour la question de concours a pris le parti de ne
pas mettre en avant une thématique déterminée. Il se définit par un cadre géographique et
chronologique qui prend en compte l'évolution de l'ensemble du monde romain - et non plus
seulement une partie de celui-ci -, pendant une période au cours de laquelle l'ancien régime
républicain fit place à un nouveau régime qualifié d'ordinaire de « Principát ».
On commencera par déterminer ce qu'il faut entendre par « monde romain ». Plus que
d'une formule technique, il s'agit d'une expression générique qui renvoie d'un point de vue
spatial à la sphère d'influence de Rome et de ses représentants, c'est-à-dire des (pro) magistrats
et du prince. Se pose ainsi la question du degré d'équivalence avec le terme latin ¿Ximperiumy
qui présente l'avantage d'avoir été utilisé par les Romains pour caractériser l'étendue de leur
* Je remercie Chr. Müller, N. Barrandon, R. Baudry et Cl. Moatti pour avoir relu ce texte avec attention
et proposé des compléments d'information.
1 Mét.,XV, 165.
2 Le terme « métamorphose » a été également utilisé par Roddaz, 2003 pour caractériser le processus
qui fit du jeune triumvir Octavien un princeps auquel fut donné le surnom d'Auguste.
3 Voir Finley, 1985, p. 53.
même d'envisager qu'il faille choisir telle réponse plutôt que telle autre. La première question
qui se pose et qui détermine toutes les autres est celle des transformations qui touchèrent le
monde romain de 70 av. J.-C. à 73 apr. J.-C. et sur l'ampleur desquelles les historiens se sont
interrogés à partir de l'opposition, devenue traditionnelle, entre ruptures et continuités. De
ce débat sur la nature des évolutions et la manière dont celles-ci étaient perçues découle une
série d'autres questions. La république romaine fut-elle une aristocratie ou une démocratie ?
Le Principát augustéen doit-il être présenté simplement comme une monarchie ou comme
un régime mixte et ambivalent que l'on situerait entre la monarchie et la res publica libre ? Le
fonctionnement de la vie politique a fait également l'objet d'interprétations divergentes. La
notion de consensus, souvent invoquée récemment par l'historiographie allemande et dans
une moindre mesure française, peut être difficilement conciliée avec les troubles qui secouèrent
Rome et son empire à l'époque tardo -républicaine et apparaît factice si l'on rappelle que la paix
augustéenne repose sur une guerre civile particulièrement sanglante : « Quand la paix vint, ce
fut la paix du maître », écrit Lucain dans la Pharsale 6. La question est donc de savoir comment
articuler cette aspiration à l'unanimité, attestée par les sources7, avec les manifestations de conflit,
d'opposition et de dissensio , qui ne cessèrent pas avec l'avènement du Principát. La dernière
thématique à approfondir concerne les relations des élites romaines, que ce soit l'aristocratie
romaine à l'époque républicaine ou la dynastie à l'époque impériale, avec la plèbe urbaine, les
Italiens et les provinciaux. Il est plusieurs manières d'étudier le mode de communication entre
gouvernants et gouvernés et son contenu, selon que l'on s'intéresse au point de vue des premiers
ou à celui des seconds. Mais on peut tout aussi bien dépasser cette alternative pour présenter de
façon plus dynamique de telles relations comme un processus résultant d'un dialogue à distance
entre le centre du pouvoir et ses nombreuses périphéries, politiques, sociales et géographiques.
Il faut partir d'un constat simple, voire simpliste, qui peut être résumé par l'idée du caractère
inéluctable et inexorable du changement même dans les sociétés aussi fixistes, voire « monistes »
pour reprendre une expression de Christian Meier8, que les sociétés de l'Antiquité. Il n'y a rien
d'étonnant dans cette observation : les phénomènes de continuité si prégnants à Rome n'y ont
pas empêché les évolutions politiques et nul n'a jamais osé prétendre que le pouvoir se définissait
et s'exerçait de la même manière en 50 av. J.-C. et en 50 apr. J.-C. Les Romains de cette époque
n'ont toutefois jamais cessé de dire ou de s'entendre dire qu'en la matière, ils restauraient plus
qu'ils innovaient. C 'est ce que revendiquèrent Pompée et Crassus en 70 lorsqu'ils démantelèrent
de façon définitive les lois syllaniennes par exemple pour redonner aux tribuns de la plèbe
l'intégralité de leurs compétences traditionnelles; ou Auguste lorsqu'il prit le pouvoir après
avoir mis fin aux guerres civiles; ou encore Vespasien lorsqu'il se présenta comme un nouvel
processus. L'année 70 av. J.-C. est un choix forcément arbitraire, comme l'aurait été d'ailleurs
toute autre proposition, parce que les tensions étaient apparues au sein de la société romaine
au moins depuis les Gracques, et avaient été à l'origine d'une première guerre civile qui avait
débouché avec la victoire et la dictature de Sylla sur une réaction conservatrice15. Les problèmes
structurels posés par la gestion d'un empire méditerranéen de plus en plus vaste par une cité-État
ne sont pas étrangers, quoi qu'on en dise, à l'avènement d'une monarchie, mais là encore aucune
date précise ne s'est jamais imposée dans l'historiographie. Ainsi il n'est pas incongru de penser
que le Principát fut établi de façon définitive dans le courant du Ier siècle apr. J.-C., à la mort
d'Auguste ou après celle-ci, et diverses propositions allant dans ce sens peuvent être faites : soit
l'année 41 avec l'avènement de Claude, parce que les sénateurs abandonnèrent très vite l'idée
de restaurer la République lors de la séance du 24 janvier datée du jour même de l'assassinat
de Caligula pour débattre de l'identité du successeur; soit de façon plus générale au milieu du
Ier siècle apr. J.-C., voire en 70 avec le premier changement de dynastie. Quoi qu'il en soit, c'est
le propre de toute période de transition d'entretenir le flou sur sa durée.
Une telle caractéristique induit un autre questionnement historique qui est celui de la
conscience et du vécu des changements par les acteurs de l'histoire. Il faut introduire à ce stade
de l'enquête la notion de « génération » pour rappeler que la monarchie impériale s'imposa au
fur et à mesure que disparaissaient les individus nés avant la prise du pouvoir par Auguste, au
point de devenir le seul horizon possible. C 'est à cette réalité que Tacite fait référence lorsqu'il
évoque le calme qui régna à Rome en 14 apr. J.-C. lorsqu 'Auguste mourut et que le pouvoir
impérial fut transmis à son fils Tibère : « Au dedans tout était calme. Rien de changé dans le
nom des magistratures. Tout ce qu'il y avait de jeune était né depuis la bataille d'Actium, la
plupart des vieillards au milieu de la guerre civile. Combien restait-il de gens qui avaient vu la res
publica ? >>16. Mais il y eut auparavant d'autres générations, qui avaient vécu sous la République
et connu ce régime de l'intérieur: celle des individus nés aux environs de l'année 100, qui
pouvaient se rendre compte par leurs expériences des changements introduits par Auguste
et se montrer à l'occasion critiques à l'encontre de ceux-ci, voire s'y opposer; ou encore ceux
qui étaient nés dans les décennies 80-70 et furent les acteurs des guerres civiles des années 40-
30 - la génération des Marc Antoine, des deux Brutus ou de Cassius, qui forme « la jeunesse
perdue » de la fin de la République et dont Maria Helena Dettenhoffer a étudié le destin17. De la
perception nécessairement individuelle des nouveautés, variable selon les dates de naissance des
individus, a découlé pour les Romains le sentiment qu'ils vivaient une crise, définie par Cicéron
comme étant institutionnelle et morale18, à laquelle Auguste apporta une réponse du même
ordre, consolidée par ses successeurs.
15 Sur la périodisation de l'histoire romaine pendant l'époque républicaine, cf. l'ouvrage stimulant de
Flower, 2010, qui distingue six républiques romaines - la dernière étant celle fondée par Sylla à la fin
des années 80 (voir sur ce livre le c.r. de North, 2010).
16 Ann., 1,3,7.
17 Voir Dettenhofer, 1992.
18 Voir Jehne, 2003.
qui avait pour cadre des places publiques en plein air comme le comitium du Forum romain ou
les saepta du champ de Mars. La question centrale devient de ce point de vue celle de la place à
accorder aux comices dans le processus de prise de décision : doivent-ils être présentés comme le
principal instrument de ce que Millar appelle la souveraineté populaire ? Ne fonctionnent-ils pas
au contraire comme un « organe de consensus », pour reprendre une formule forgée par Egon
Flaig, qui servait à faire valider par le plus grand nombre une décision prise au préalable par une
poignée d'individus24? Ne faut-il pas ajouter dans le cas des comices électoraux une fonction
supplémentaire qui consiste à arbitrer en tant que tierce partie la concurrence entre les membres
des grandes familles romaines dans leurs luttes constantes pour le pouvoir25 ? Quelle que soit la
réponse, les travaux récents s'accordent tous à ne pas minimiser l'intensité des luttes politiques
qui eurent lieu à l'époque républicaine en fonction de la période et des enjeux. Les comices
n'étaient sans doute pas le lieu du débat, notamment parce qu'ils se contentaient le plus souvent
de choisir des noms de magistrats à élire et d'exprimer par le vote l'approbation d'un projet de
loi - et très rarement le rejet - sans qu'il y ait de discussions préalables. Mais il existait aussi des
assemblées considérées comme informelles, les contiones , qui avaient lieu avant les comices et qui
ont été beaucoup étudiées ces dernières décennies26. Il en ressort que jusqu'à la prise du pouvoir
par Octavien, la concurrence et les affrontements entre individus, loin de se régler uniquement
entre soi dans les demeures des puissants ou entre soldats sur les champs de bataille, revêtaient
une dimension publique qui englobait le populus romānus , même si les citoyens romains présents
aux comices et aux contiones étaient peu nombreux par rapport à un corps civique en constante
augmentation.
La nature du nouveau régime politique créé sur les ruines de la République romaine a suscité
depuis l'Antiquité un débat qui repose sur le contraste entre l'image positive d'Auguste en tant
que princeps ciuilis doté des vertus cardinales et les portraits négatifs de ses successeurs tels Tibère,
Caligula ou Néron, coupables aux yeux de l'aristocratie d'avoir abusé de leurs pouvoirs. C 'est ce
qui explique l'image ambivalente d'Auguste, qui est souvent apparu dans l'historiographie à la
fois comme un pâle reflet de son père adoptif Jules César d'un point de vue militaire et comme
le fondateur d'un régime plein de secrets susceptible de dégénérer en un pouvoir tyrannique.
Parler d'Auguste revient somme toute à parler de l'ambiguïté de ses pouvoirs27.
Deux axiomes serviront de point de départ à cette présentation du Principát. Auguste n'a
tout d'abord jamais officiellement prétendu créer un nouveau régime, a fortiori monarchique, et
il s'est bien gardé de prendre un titre qui l'assimilât d'une manière ou d'une autre à un monarque.
Il a ensuite ouvertement prétendu restaurer la res publica , c'est-à-dire la « chose publique », et
non la République au sens de régime politique - la nuance est fondamentale. La notion de res
publica restituta , en vogue, est loin d'être un slogan et n'est d'ailleurs attestée à coup sûr qu'à une
24 Flaig, 2001.
25 Hölkeskamp, 2004, p. 85-92.
26 Voir essentiellement Pina Polo, 1989 et Pina Polo, 2005 ; Morstein-Marx, 2004 et Hiebel, 2009.
27 Pour un bilan historiographique des travaux sur Auguste de ces dernières décennies, voir Hurlet et
Dalla Rosa, 2009.
parce qu'elle permit à un seul homme de cumuler en permanence pouvoir civil et pouvoir
militaire36.
Les réformes se poursuivirent tout au long des années 10 av. J.-C. et coïncidèrent avec la
présence d'Auguste à Rome à la suite de ses retours des différentes missions dans les provinces.
En 19, il fut investi de X impérium consulaire à vie37 ; en outre, il ne permit plus à partir de cette
date à un membre extérieur à la famille impériale de triompher. En 17, peu avant son départ
pour une nouvelle mission, il établit une équivalence entre son régime et l'ordre cosmique en
proclamant le retour de l'âge d'or et en célébrant la cérémonie des jeux séculaires. En 12 av.
J.-C., peu après son retour à Rome en 13, il profita du décès de son ancien collègue au triumvirat,
Lèpide, grand pontife depuis 44 av. J.-C., pour revêtir à son tour le grand pontificat et devenir
ainsi le prêtre suprême de la religion38. De la même période date le transfert à des légats impériaux
du commandement des légions des Balkans autrefois placées sous les ordres des proconsuls
d'Illyrie et de Macédoine, ce qui contribua à démilitariser presque toutes les provinces publiques
(seule l'Afrique fit exception jusqu'à Caligula) et à faire d'Auguste le commandant en chef de la
quasi-totalité des légions39.
Reste pour finir le problème complexe de X impérium dit maius , et en particulier de la date
à laquelle le prince a fini par faire prévaloir la supériorité de son impérium à distance, c'est-à-
dire là où il se trouvait et sans avoir à se déplacer personnellement dans la province concernée
par sa décision. On dispose à ce sujet du témoignage du Senātus consultum de Cn. Pisone pâtre,
daté de 19 apr. J.-C., qui établit pour la première fois une stricte hiérarchie des pouvoirs tout en
fournissant un repère chronologique précis : « une loi avait été proposée devant le peuple pour
que, quelle que fut la province où il (Germanicus) devait se rendre, son impérium fut supérieur
à celui qui gouverne cette province en qualité de proconsul, pourvu qu'en toute circonstance,
X impérium de Tibère César fut supérieur à celui de Germanicus César x»40. La supériorité
du « co -régent » sur les proconsuls était en l'occurrence relative, dans le sens où elle n'était
effective que si Germanicus était présent dans la province gouvernée par le proconsul, tandis que
la supériorité du prince était absolue. La question est de déterminer à quelle date faire remonter
une telle évolution. Plusieurs hypothèses ont été avancées (14; 17 apr. J.-C.). Il faut y ajouter
l'interprétation récente d'Alberto Dalla Rosa, fondée sur une inscription de Lepcis Magna41,
en vertu de laquelle les difficultés militaires surgies simultanément dans plusieurs provinces en
6 apr. J.-C. conduisirent Auguste à se faire alors reconnaître une supériorité à distance de son
impérium et de ses auspices, puisque son âge (70 ans) l'empêchait désormais de quitter Rome42.
36 Ferrary, 2001b.
37 Ferrary, 200 1 a, p. 1 2 1 - 1 30.
38 Scheid, 1999.
39 Hurlet, 2006a, p. 139-140, 145-147 et 159-160.
40 AE, 1996, 885.
41 AEy 1940, 68 = IRT, 301.
42 Dalla Rosa, 2014, p. 221-226.
43 Mommsen, DPR.
44 Syme, 1939 ; voir aussi Syme, 1986.
45 On consultera toujours avec profit le
( JRSy 30, 1940, p. 75-80) ; voir aussi Br
désormais Giovannini (dir.), 2000 (où se
46 Millar, 2002, p. 241-270 et p. 350-35
47 Voir Hölkeskamp, 2008.
formule de « rituel du vote » 48, mais aussi toutes les cérémonies et cortèges qui se déroulaient
dans un cadre public de manière à donner une plus grande visibilité au personnage honoré ou à
sa famille : par exemple le départ des magistrats pour leur province (la profectio ) et leur retour à
Rome ( Xaduentus ) ; le triomphe pour ceux auxquels le Sénat avait accordé cet honneur suprême
en raison de leurs succès militaires ; la pompa funebris , qui mettait publiquement en valeur la
famille (gens) de l'aristocrate décédé par le biais des pratiques spécifiquement romaines du défilé
des imagines et de l'éloge funèbre prononcé sur le Forum49. L'ensemble des nombreux rituels
de la Rome républicaine et impériale forme le cœur de ce que les Romains appelaient le mos
maiorum , « la coutume des ancêtres », défini comme un modèle d'action et de communication
qui reposait sur des précédents exemplaires et qui était suffisamment souple pour être
constamment réinterprété au fil des principales évolutions de l'histoire romaine et permettre
ainsi d'intérioriser le changement. Ce n'est qu'à partir du moment où Auguste affirma vouloir
donner à la postérité ses propres exempla à imiter que le mos maiorum se figea et cessa de faire
partie du jeu politique pour être confiné dans le milieu des antiquaires et des spécialistes du
droit50.
Le principal rituel de la vie politique à Rome et dans les cités de son Empire est la mise
en forme d'un consensus autour de valeurs communes aux différents groupes sociaux.
L'historiographie allemande et, dans une moindre mesure, française, ont (ab) usé de ce terme
latin, par ailleurs bien attesté par les sources, en le transformant en un concept central qui
renvoie à l'aspiration et la capacité de la société romaine à exprimer sa cohésion : par exemple au
moment où le peuple romain était amené à se rassembler pour voter des lois, élire ses magistrats,
célébrer le triomphe d'un imperator ou encore rendre un culte aux dieux de la cité. Il ne s'agit
pas dans l'esprit des partisans de cette analyse de nier l'existence d'une crise politique qui
déboucha sur une guerre civile, ni non plus d'aplanir les différences sociales au sein de sociétés
dont on n'a jamais songé à contester le caractère hiérarchique et fortement inégalitaire51. L'idée
principale a été plutôt de montrer que les Romains de l'époque républicaine s'accordaient
tous sur la vocation de l'aristocratie à gouverner la cité et que ce consensus était parfaitement
compatible avec les manifestations permanentes d'une concurrence, fût-elle acharnée52. C 'est
ce que Cicéron exprime lorsqu'il utilise un faisceau concordant d'expressions renvoyant au
consensus ordinum (omnium) , consensus bonorum omnium , in omnibus bonis consensio ou encore
au consensus omnium.
La crise qui éclata au Ier siècle av. J.-C. n'était pas la première à laquelle la noblesse patricio-
plébéienne eut à faire face depuis le IVe siècle av. J.-C., tant à l'extérieur qu'au sein de la cité,
mais elle fut la plus violente dans le sens où la concurrence traditionnellement régulée au sein
48 Holland, 2010.
49 Sur les rituels, voir Sumi, 2005 et Benoist, 2005 ; sur leur permanence à l'époque augustéenne, voir
Hurlet, 2012c, p. 43-47 ; sur la pompa funebris , voir Flower, 1996 et Flaig, 2014.
50 Voir Linke-Stemmler, 2000.
5 1 Voir Hölkeskamp, Müller-Lückner (dir.), 2009.
52 Voir Hölkeskamp, 2006.
avec quelqu'un d'autre. La réaction de Varron vaut la peine d'être mentionnée : « nous rentrons
tous chez nous, déplorant plutôt les hasards de la vie humaine que surpris que Rome eût été le
théâtre de cet assassinat >>59. La période tardo -républicaine est de ce point de vue une période
marquée par le déchaînement de la violence et des transgressions de toutes sortes, dont les plus
visibles étaient les multiples écarts par rapport aux institutions traditionnelles et les ascensions
sociales inhabituelles de personnages de conditions inférieures - affranchis par exemple.
Claudia Moatti ne conteste pas l'idée qu'Auguste étouffa dans l'œuf toute volonté d'élargir le
personnel politique à d'autres couches sociales que l'aristocratie sénatoriale en se présentant
comme un restaurateur de la tradition plus que comme un novateur. Elle veut plutôt souligner
que la solution choisie par Auguste et tournée vers le passé, loin d'être la seule voie possible, en
était une parmi d'autres. Elle reproche finalement à tous ceux qui mettent en avant la notion
de consensus de sous-estimer la capacité de toute société à l'imagination politique, ce qu'elle
appelle 1'« altéronomie >>60. Une telle analyse fait la part belle à la liberté des acteurs de l'histoire
et privilégie l'événement par rapport aux structures.
On peut prolonger d'un point de vue chronologique ces réflexions et s'interroger sur la
manière d'articuler le consensus augustéen, si présent dans le discours officiel, et la résistance
à la place inédite occupée par un seul homme à la tête de la nouvelle res publica. En d'autres
termes, il faut se demander s'il y avait place dans la Rome augustéenne pour un débat public
sur le rôle du prince et, partant, pour une vie politique. La réponse est incontestablement
positive. L'aspiration à un consensus défini comme universel ( consensus uniuersorum) a eu
pour conséquence de rendre moins visible l'opposition à Auguste, mais celle-ci n'a pas été pour
autant étouffée et est attestée par différents témoignages. Il existait deux formes de contestation
du pouvoir d'Auguste : soit la conjuration destinée à assassiner le prince, qui était une forme
extrême à la fois potentiellement mortelle, incontrôlable et non contrôlée61 ; soit les multiples
réactions ponctuelles à l'égard d'Auguste - de ses réformes, de sa volonté d'exercer le consulat
en permanence, de sa présence et de ses interventions dans les cours de justice62. Cette dernière
forme de contestation fut la plus fréquente et permet finalement de montrer que le Principát
ne fut mis en place et défini que progressivement au terme de négociations permanentes entre
Auguste et l'aristocratie romaine. La position du prince n'était jamais acquise une fois pour
toutes, comme en témoigne le petit nombre de princes qui moururent paisiblement, comme
Auguste ou Vespasien.
Il ne s'agit pas au bout du compte de réconcilier deux visions parfaitement antinomiques
et inconciliables, la première insistant sur le consensus autour de l'aristocratie ou de la figure
du prince et la seconde sur l'opposition à l'encontre de ceux-ci. Il faut plutôt faire remarquer
que l'analyse des mêmes sources produit des résultats différents selon que l'on décide de mettre
l'accent, dans la définition du politique, sur la concurrence ou sur le conflit63.
Quoi qu'il en soit, la situation changea avec la prise du pouvoir par Auguste, dans le sens
où se mit en place une nouvelle forme de communication politique qui fit du prince la figure
de référence en insistant sur ses qualités suivantes : restaurateur de la res publica et de la pax ,
détenteur des vertus dites impériales et fondateur d'une lignée dynastique. Faut-il parler à ce
propos de « culture politique monarchique », de « proto -idéologie » ou tout simplement
d'« idéologie augustéenne » ? Peu importe tout compte fait, l'essentiel étant de comprendre
que le discours politique se structura davantage avec la création par Auguste d'un nouveau
régime autour d'un langage commun aux gouvernants et aux gouvernés69. Des découvertes
épigraphiques récentes en Andalousie, dans l'ancienne Bétique, ont fourni toute une série
d'informations précieuses sur le dialogue qui se noua entre le pouvoir impérial et les provinciaux
et qui transforma profondément la vie quotidienne (politique, sociale, économique, religieuse...)
et l'espace urbain de ces derniers. Elles font référence à deux événements survenus à Rome en
19-20 apr. J.-C. sous Tibère, les funérailles de Germanicus ( Tabula Siarensis) et le procès de
Pison qui en résulta ( Senātus consultum de Cn. Pisone pâtre ) 70 . Elles montrent comment ceux-
ci furent connus et célébrés par des cités situées loin de Rome. On peut en tirer les principaux
enseignements suivants : rôle proactif du pouvoir impérial en matière de diffusion de son image
et de son « idéologie », ce qui nuance le modèle d'un pouvoir impérial réactif cher à Fergus
Millar sans le remettre totalement en cause71 ; place tenue dans la circulation de l'information
par les médiateurs qu'étaient les ambassadeurs de cités, les gouverneurs (et le personnel du service
de la uehiculatio 72 - la poste impériale -, dont Pierre Cosme a souligné l'importance en temps
de crise73) ; autonomie des cités, qui étaient tenues au courant de l'actualité dynastique de Rome
et adaptaient les décisions prises à Rome en les imitant plus ou moins étroitement74 ; caractère
dynastique d'une monarchie qui prit officiellement le nom de Domus Augusta ou Diuina - du
nom d'une forme de parentèle qui regroupait autour du prince les membres de sa gens et des
parents plus éloignés tels que les cognats et les affins75.
Ce dernier aspect est sans doute celui qui apparaît comme étant le plus prégnant dans la vie
quotidienne des cités d'Italie et des provinces, dont l'urbanisme se transforma profondément
à partir de l'époque d'Auguste. Un des témoignages de cette évolution est la multiplication
des groupes statuaires et leur lien étroit avec une actualité dynastique qui était celle de Rome
Conclusion
Cet état des lieux a pris consciemment le parti d'étudier le monde romain à partir d'un
double angle de vue qui est politique et centré sur la ville de Rome. Une telle perspective, loin
de vouloir reléguer les Italiens et les provinciaux dans une position subalterne, a cherché plutôt
à souligner que ceux-ci étaient à la fois directement concernés par la nature même du pouvoir
politique en place à Rome et à leur tour impliqués dans la vie de l'Empire au gré des échanges
de toutes sortes qui les rendaient indispensables à l'expression d'un consensus tant souhaité
par le pouvoir central. Le moment-charnière fut bien entendu le passage de la République au
Principát, période de transition présentée ici comme un processus avec la volonté d'étudier
moins le changement politique en tant que tel que la manière dont celui-ci fut perçu, vécu et
intériorisé. Cette monarchisation du pouvoir ne se mit en place à Rome que dans le cadre d'une
négociation permanente avec l'aristocratie. Elle fut acceptée très rapidement par les provinciaux,
qui identifièrent très vite le pouvoir central avec la figure du prince et qui étaient favorables
à une telle évolution. C'est ce que dit Tacite lorsqu'il écrit que « les provinces n'étaient pas
opposées à ce nouvel état des choses (c'est-à-dire à l'instauration du nouveau régime), car elles
se défiaient du gouvernement du Sénat et du peuple, en raison des rivalités entre les grands, de
l'avidité des magistrats, et ne trouvaient qu'un faible secours dans les lois dont le jeu était faussé
par la violence, la brigue, enfin par l'argent >>78. L'avènement d'un pouvoir monarchique est
également lié à une meilleure connaissance de l'espace physique, humain et fiscal de l'Empire
romain. C'est ce que l'on peut désigner par la formule ď Inventaire du Monde , par référence au
grand livre de Claude Nicolet consacré à la manière dont les Romains de l'époque d'Auguste
administrèrent et se représentèrent leur impérium 79 .
Bibliographie
Akar, Ph., 2013, Concordia. Un idéal de la classe dirigeante romaine à la fin de la République ,
Paris.
Balty, J.-Ch. et Cazes, D., 1995, Portraits impériaux de Béziers. Le groupe statuaire du forum,
Toulouse.
Benoist, St., 2005, Rome, le Prince et la Cité. Pouvoir impérial et cérémonies publiques (1er s. av.
- début du IVe s. apr. J.-C. ), Paris.
Brunt, P.A., 1971, Social Conflicts in the Roman Republic , Londres (traduction française:
Conflits sociaux en République romaine , traduit par M. Legras-Wechsler, Paris, 1979).
Castritius, H., 1982, Der römische Prinzipat als Republik, Husum.
Chastagnol, A., 1992, Le Sénat romain à l'époque impériale , Paris.
CoGiTORE, I., 2002, La légitimité dynastique d'Auguste à Néron à l'épreuve des conspirations ,
Rome.
Scheid, J., 1999, Auguste et le grand pontificat. Politique et droit sacré au début du principát,
RHD, 77, p. 1-19.
Schiavone, A., 199 L'histoire brisée. La Rome antique et F Occident moderne (trad, en français
par G. et J. BoufFartigue, Paris, 2003).
Sumi, G. S., 2005, Ceremony and Power. Performing Politics in Rome between Republic and
Empire , Ann Arbor.
Syme, R., 1939, La Révolution romaine , Oxford (19522 et trad, française par R. Stuveras, Paris,
1967).
Syme, R., 1986, Augustan Aristocracy, Oxford.
Veyne, P., 2002, V empereur, ses concitoyens et ses sujets , dans H. Inglebert (dir.), Idéologies et
valeurs civiques dans le monde romain. Hommage à Claude Lepelley , Paris, p. 49-64.
Veyne, P., 2005, L'Empire gréco-romain, Paris.
Weber, Gr. et Zimmermann, M. (dir.), 2003, Propaganda - Selbstdarstellung - Repräsentation
im römischen Kaiserreich des I. Jhs. n. Chr. , Stuttgart.
Zecchini, G., 2009, Il fondamento del potere imperiale secondo Tiberio nel S.C. de Cn. Pisone
patre , Eutopia , nuova serie, 3, p. 109-1 18.