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Patrick-Yves Badillo

L’écologie des médias ou l’impérieuse nécessité de développer la


recherche sur les medias

P.-Y. Badillo (2008)

Attention, il s’agit d’un document de travail. Veuillez citer et vous référer à la version définitive :

Badillo P.-Y., « L’écologie des médias ou l’impérieuse nécessité de développer la recherche sur
les médias », chapitre introductif in Écologie des médias, Éditions Bruylant, Bruxelles, 2008,
ISBN 978-2-8027-2464-3,pp. 1-27.

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RESUME/ EXTRAITS :
LES MEDIAS AU CŒUR DES SOCIETES CONTEMPORAINES
L’information est depuis au moins plusieurs décennies un sujet majeur. Les médias ont pris une
importance croissante que nul ne conteste. Pour autant, l’étude des médias et de leur évolution dans
leur globalité, dans leur environnement, c’est-à-dire l’écologie des médias, reste un domaine de
recherche encore relativement vierge. C’est ce domaine que nous allons tenter de défricher dans le
présent ouvrage.
…L’expression « écologie des médias » est, quant à elle, relativement récente et trouve son origine
dans deux traditions culturelles très différentes. D’une part, comme le rappelle Michel Mathien
(chapitre 1), c’est Abraham Moles qui a développé à partir de 1971 le concept d’écologie de la
communication. L’analyse de Moles est à la fois originale et représentative d’une tradition française
humaniste. D’autre part, ainsi que le souligne Serge Proulx (chapitre 3), la notion d’« écologie des
médias » a surgi durant la décennie 1970 sur la Côte est des États-Unis, notamment sous l’influence
de Neil Postman. L’expression « écologie des médias » a été utilisée pour la première fois par Neil
Postman en novembre 1968 au congrès annuel du National Council of Teachers of English à
Milwaukee dans l’état du Wisconsin. Une association baptisée « Media Ecology Association » s’est
d’ailleurs développée suite aux travaux fondateurs de Neil Postman. En page d’accueil du site Web de
cette association figure la définition suivante de l’écologie des médias donnée par Neil Postman :
« L’écologie de médias examine la façon dont les médias affectent la perception humaine, la
compréhension, les sentiments et les valeurs ; et comment notre interaction avec les médias facilite
ou empêche nos chances de survie ».
À ces deux origines s’ajoutent évidemment toute l’influence des recherches en écologie proprement
dite avec le développement de l’approche systémique ainsi que les travaux sur la complexité (Edgar
Morin).
Mots clés: medias; écologie; pollution informationnelle; information; journalisme

Abstract:
Information, media and journalism are nowadays a very important stake inasmuch as media are
influencing our live, our mind. Information flows are disseminating everyday through more and more
channels. Three main streams have to be recalled, about media ecology. Pioneers works of Abraham
Moles, but also works of Neil Postman. From a more general point of view, we have also to mention
Edgar Morin work about complexity and ecology.
Key words: media; ecology; informational pollution; information; journalism

Bibliography

Amartya Sen, Un nouveau modèle économique – Développement, justice, liberté –, Odile Jacob
Poches, Paris, 2003

Louis Leprince-Ringuet, Science et bonheur des hommes, Flammarion, Paris, 1973.

Abraham A. Moles, Théories structurales de la communication et société, Paris, Masson, 1995

Francis Balle, Et si la presse n’existait pas, Jean-Claude Lattès, Paris

Badillo P.-Y., Proulx S., « La mondialisation de la Communication : à la recherche du sens perdu », in


Les essentiels d’Hermès, CNRS Éditions, 2009

Robert Park, Ernest Burgess, Roderick McKenzie, The city, the University of Chicago Press, Chicago,
London, 1968, 5e éd..

James Jerome Gibson, The Ecological Approach to Visual Perception, Lawrence Erlbaum Associates
Inc, US, 1979 ; nouvelle édition : 1986

Badillo P.-Y., « De la parfaite adéquation du journalisme à la « société de l'information », in Les


Enjeux de l’information et de la communication, avril 2006.
CHAPITRE 6

LA CONCENTRATION DES MÉDIAS :


LES MEDIAS EN RESILIENCE

PAR

PATRICK-YVES BADILLO

La Reine n’arrêtait pas de crier : «Plus


vite ! » […] Ce qu’il y avait de plus curieux,
c’est que les arbres et tous les objets qui les
entouraient ne changeaient jamais de place :
elles avaient beau aller vite, jamais elles ne
passaient devant rien. […]
- On va bien lentement dans ton pays ! Ici,
vois-tu, on est obligé de courir tant qu’on peut
pour rester au même endroit. Si on veut aller
ailleurs, il faut courir au moins deux fois plus
vite que ça ! (réplique de la Reine Rouge)
Lewis Caroll, De l’autre côté du miroir,
1871, Chapitre 2.

C’est en 1973 que Leigh Van Valen, chercheur de l’université de Chicago,


développe sa théorie dite de la Reine Rouge, inspirée du roman de Lewis
Caroll1. Selon cette théorie les êtres vivants doivent continuellement s’adapter
pour maintenir leur place dans leur environnement. Cette théorie a trouvé aussi
des échos en gestion où la stratégie des entreprises consiste en un déplacement
permanent. Nous verrons dans ce chapitre que l’on peut également invoquer le
processus de destruction créatrice de Joseph Schumpeter. Ces différentes
théories s’appliquent parfaitement aux médias. Les médias traditionnels dans un
environnement dont les mutations sont particulièrement importantes vont-ils
survivre ? Nous assistons à un ample processus de concentration qui pose en
premier lieu des questions éthiques.

Lorsque l’on s’intéresse à l’écologie des médias, la concentration des médias


est l’un des problèmes majeurs. En effet, on sait que la liberté de la presse
rythme le cœur de la démocratie mais on sait aussi que les médias sont partagés

1
Leigh Van Valen, « A new evolutionary law », Evolutionary Theory, 1973, 1, pp. 1-30.
entre deux logiques : d’une part la logique de la liberté, fondement de nos
démocraties et d’autre part, en « contraste » avec la première logique, la logique
économique et financière.

La logique de la liberté de la presse, a été affirmée au cours des siècles :


« par-dessus toutes les autres libertés, donnez-moi celle de connaître, de m’exprimer
et de discuter librement selon ma conscience »2 ; « La libre communication des pensées et
des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme »3.
Thomas Jefferson écrivit en 1787 :
« Si vous me laissiez décider si nous devrions avoir un gouvernement sans journaux
ou des journaux sans gouvernement, sans hésiter un instant je choisirais la seconde
formule »4.
avant de nuancer fortement son propos après être devenu président, précisant
en 1807 :
« Rien ne peut être cru maintenant de ce qui est vu dans un journal »4.

Les médias portent donc dès l’origine les valeurs de la démocratie. Même, et
surtout s’il peut y avoir des controverses ou des interrogations, le rôle des
médias du point de vue de la démocratie est plus que jamais mis en exergue.
Récemment la Banque Mondiale a reconnu aux médias, et en particulier à la
presse, un rôle spécifique pour favoriser le développement équitable :
« J’ai toujours été convaincu que la liberté de la presse, loin d’être un luxe, est au
cœur même de la notion de développement équitable. Les médias peuvent en effet
dénoncer la corruption et contribuer à moraliser la vie politique en braquant le feu des
projecteurs sur l’action des pouvoirs publics »5.
Le rapport de la Banque Mondiale montre que le rôle des médias est
significatif pour assurer une bonne gouvernance, pour favoriser les réformes
dans les pays ou encore pour améliorer le fonctionnement des marchés. Les
médias jouent un rôle clé pour transmettre les informations ayant trait à
l’éducation ou à la santé.

Un média, comme toute entreprise, n’échappe pas à la logique économique


et financière : l’indépendance et la liberté sont liées à la bonne santé financière.
Or, dans la période actuelle, les difficultés de la presse, et de façon plus générale
de nombre de médias, sont claires :
« le déclin de la diffusion des quotidiens est une tendance à long terme, quelles que
soient les performances économiques respectives »6.

2
John Milton, 1644. Le poète anglais dans un ouvrage de référence, l’Areopagitica, réclame au Parlement la
liberté de la presse ; cité par Jacques Leprette et Henri Pigeat, Liberté de la Presse. Le paradoxe français, PUF,
Paris, 2003, p. 5.
3
Déclaration des Constituants, Jeu de Paume, 1789.
4
Cité par Ben H. Bagdikian, The New Media Monopoly, Beacon Press, Boston MA, 2004, p. 74.
5
James Wolfensohn, président du Groupe Banque Mondiale, in Banque Mondiale, Le Droit d’Informer – Le rôle
des médias dans le développement économique –, De Boeck, Bruxelles, 2005, p. 5.
6
Association Mondiale des Journaux, rapport 2001.
Les questions économiques et financières sont plus que jamais cruciales. En
outre, les médias ont un poids économique relativement faible dans toutes les
économies.

Les médias sont donc face à un paradoxe. Les médias, facteur fondamental
de nos démocraties, sont peu importants en termes quantitatifs dans l’ensemble
de l’économie. De plus les médias sont soumis à des pressions financières,
économiques fortes qui peuvent interférer avec leur autonomie éditoriale.
Confrontés aux difficultés économiques les médias concentrent leurs activités.
La concentration des médias est un enjeu non seulement économique, financier
mais aussi un enjeu politique compte tenu du rôle primordial de la presse et les
médias vis-à-vis de la démocratie. Ainsi la Commission présidée par Alain
Lancelot a été chargée de réfléchir à la concentration des médias en France 7.

Une analyse en termes d’écologie des médias permet d’appréhender les


médias dans leur environnement. La concentration est-elle une adaptation
« naturelle » au « milieu » ? En fait l’environnement des médias est caractérisé
par deux mutations de très grande ampleur. Les mutations technologique et
réglementaire ont provoqué un effet de souffle remettant complètement en cause
l’organisation des médias. Intervient un déséquilibre « explosif » de la situation
des médias avec un processus de concentration particulièrement marqué comme
l’illustrent, aux États-Unis, la domination des « Big Five » (Time Warner,
Disney, Viacom, News Corporation, Bertelsmann) et l’exemple du câble sur
lequel on conduira une présentation plus détaillée. Les phénomènes actuels
évoquent des mécanismes de prédation et mettent en lumière un écosystème
dans lequel l’éthique de la production d’information mériterait une analyse
spécifique. Nous décrirons seulement ici quelques caractéristiques du processus
de concentration des médias.

Cette évolution semble s’appliquer à la presse française. Après l’âge d’or de


la presse au XIXe siècle, puis au début du XXe siècle, la presse française est
entrée, pratiquement depuis la première guerre mondiale, dans une phase de
recul inexorable. Il y avait en 1914 322 quotidiens en France, 179 en 1945 et
seulement 66 en l’an 2000. Comme le mentionne le rapport Lancelot8,
« À peu près contenue au cours des dix dernières années, la chute du nombre de titres
apparaît spectaculaire si l’on se réfère à 1945, où existaient 26 publications au niveau
national et 153 au niveau régional ou infra-régional. Globalement, la réduction de l’offre
éditoriale a donc atteint 62% en 60 ans ».

7
Commission Lancelot, Les problèmes de concentration dans le domaine des médias, Rapport au Premier
Ministre, Paris, 2005.
8
Commission Lancelot, op. cit., p. 42.
Le rapport note aussi que
« l’essentiel de la baisse était acquis dès 1960 pour les quotidiens nationaux ; la
diminution a été plus progressive dans la presse régionale ».
Cependant, il n’y a pas que le nombre de titres qui baissent mais il y a aussi
une chute très importante du lectorat : il faut rappeler qu’en 1916 Le Petit
Parisien vendait à 3 millions d’exemplaires alors qu’aujourd’hui les deux
principaux journaux de la presse quotidienne nationale, Le Monde et Le Figaro,
ensemble, vendent trois à quatre fois moins. Bien évidemment, tandis que la
presse quotidienne nationale est en difficulté, de nouvelles « espèces » se
développent comme, par exemple, la presse spécialisée grand public qui passe
de 754 titres en 1985 à 1595 titres en 2001 ; de même, la presse spécialisée
technique professionnelle augmente de façon sensible sur la même période
passant de 1109 titres à 1504 titres.
….
Dans cette perspective, la concentration des médias suit un processus
écologique, lié à la fois à l’évolution et à la sélection naturelle des médias. Ainsi
l’on peut trouver dans cette approche écologique un certain nombre de clés
intéressantes pour décrypter la dynamique des médias :
- d’une part la compréhension de l’évolution de la concurrence sur le marché
avec une première phase de monopole, puis de concurrence avant d’aboutir à
une phase de concentration,
- d’autre part la compréhension de la dynamique des espèces avec la vie, et la
disparition progressive de certaines espèces, tandis que d’autres espèces
apparaissent et se développent.

L’ECOLOGIE DES MEDIAS ET LES DEUX CHOCS MAJEURS :


LA DOUBLE EVOLUTION TECHNOLOGIQUE ET REGLEMENTAIRE

La dynamique récente de la « société de l’information et de la


connaissance »9 modifie radicalement l’environnement des médias :
- la convergence technologique et économique fait apparaître une méga
industrie de la communication en permanente ébullition ;
- l’évolution de la réglementation du marché accompagne ou impulse les
mutations dans cette méga industrie : la réglementation a considérablement
changé depuis une vingtaine d’années notamment dans les
télécommunications et aujourd’hui dans les médias ; aux États-Unis le
processus de dérégulation a pris de l’ampleur depuis 1996, et plus récemment
encore depuis juin 2003.

9
Rappelons que cette expression est remise en cause par nombre d’auteurs.
Le choc technologique : la numérisation
ou l’expansion permanente du « milieu » des médias

La numérisation et la convergence des secteurs des télécommunications, de


l’informatique et de l’audiovisuel
La question de la convergence technologique est bien connue aujourd’hui et
nous serons très bref sur ce sujet. L’environnement technologique a un rôle
primordial : les frontières existant naguère entre les acteurs bien distincts
intervenant dans l’informatique, l’audiovisuel ou les télécommunications sont
complètement remises en cause. Les opérateurs de téléphone, les fabricants
d’ordinateurs ou de logiciels, les éditeurs, les studios de cinéma et les réseaux de
télévision, comme bien d’autres industries, convergent vers une seule et même
industrie. Aujourd’hui, les signaux liés au téléphone, à la télévision, aux divers
services de traitement et transfert d’information sont tous convertis sous une
forme numérique et sont, d’un point de vue technique, identiques. La
numérisation est l’une des innovations majeures dans le domaine des
Technologies de l’Information et de la Communication (TIC). La numérisation
n’est cependant qu’une des mutations technologiques qui accompagnent
l’apparition d’une méga industrie de la communication. Au basculement de
l’analogique au numérique s’ajoute en effet le passage du semi-conducteur
traditionnel au microprocesseur. La puissance croissante des microprocesseurs
(loi de Moore) non seulement permet une baisse spectaculaire des coûts, mais
aussi un développement de nouvelles applications informatiques et multimédia.
C’est aussi la combinaison de la numérisation et de l’accroissement des
capacités de compression et décompression, codage et décodage, transmission et
stockage qui induit des changements extrêmement rapides dans l’ensemble
formé par les télécommunications, l’informatique et l’audiovisuel.

Vers la méga industrie de la communication : la logique colonisatrice des


médias ou l’existence d’un milieu en expansion permanente
Les éléments technologiques montrent que l’enjeu est d’importance puisque
se met en place une nouvelle méga industrie qui devrait « être capable de
fournir de l’information et des loisirs de toutes sortes, pour tout le monde au
moindre coût », comme l’indiquait dès 1991 le directeur général de Bell Atlantic
(rapport d’activité 1991). L’idée de convergence technologique est d’ailleurs
encore plus ancienne puisqu’elle est illustrée par Negroponte dès la fin des
années 1970. Il souligne alors que l’industrie de la diffusion et du cinéma,
l’industrie de la presse et de l’édition, et l’industrie informatique doivent
progressivement converger, cette convergence donnant lieu à l’industrie de la
communication multimédia. Le multimédia est défini généralement comme tout
medium qui intègre au moins deux formes de communication. Les journaux et
magazines pourraient être considérés dans ce sens comme des formes de
multimédia puisqu’ils intègrent de l’information à travers l’écriture, la
photographie et les graphiques. Cependant aujourd’hui les journaux apparaissent
comme un vieux medium. La notion de nouveau medium se réfère plutôt à tout
ce qui touche à l’écran électronique. Cependant, il faut écarter l’idée selon
laquelle la convergence impliquerait de moins en moins de formes de
communication. En effet, l’histoire de la communication est l’histoire du plus.
Cette idée a notamment été introduite par Francis Balle qui résume l’idée en une
formule percutante, appliquée aux médias : « Le nouveau ne remplace pas
l’ancien »10. Au lieu de consolider et/ou de remplacer les vieux médias les
nouveaux médias ont tendance à emprunter un certain nombre d’éléments aux
anciens médias, puis à produire de nouveaux médias supplémentaires distincts.
En d’autres termes, les anciens médias ne disparaissent pas. Les nouveaux
médias se superposent aux anciens médias. Hybrides et fondés sur un certain
nombre des spécificités des anciens médias, les nouveaux médias ajoutent de
nouvelles potentialités liées aux nouvelles technologies et aux nouveaux usages.

C’est dans un tel contexte d’environnement technologique qu’il faut saisir


l’ampleur des évolutions en cours : non seulement, à partir du milieu des années
1980, tous les acteurs ayant suffisamment de liquidités ont convergé vers la
méga industrie de la communication, même s’ils en étaient à l’origine très
éloignés (comme l’illustrent les cas de Bouygues qui a racheté TF1 ou de
l’ancienne Compagnie Générale des Eaux qui a donné naissance à Vivendi,
avant que cette dernière ne soit soumise à une profonde restructuration ; on peut
aussi citer l’exemple de General Electric aux États-Unis), mais, en outre, les
anciens médias et les nouveaux médias se superposent, se fondent, sont en
situation de concurrence. Par exemple, dans le domaine de la presse écrite
l’apparition des gratuits montre que le modèle économique traditionnel fondé
sur l’équilibre subtil entre le lecteur abonné, le lecteur occasionnel et la publicité
change de nature. Cette logique de gratuité est évidemment à mettre en parallèle
avec le développement d’Internet qui pourrait aussi paradoxalement provoquer
l’émergence de nouveaux marchés où l’information serait payante, pour ceux
qui en ont les moyens. C’est ainsi que ce secteur est en permanente ébullition ;
un immense « Media Monopoly »11 se joue avec l’avènement des médias géants.
Indiscutablement ce processus de concentration mêlé de concurrence au niveau
des grands groupes est articulé avec l’évolution de la réglementation.

L’évolution de la réglementation : le cas des États-Unis de 1984 à 2006

La dérégulation doit être considérée comme un élément clé accompagnateur


de la concentration, voire l’une des raisons principales de cette concentration. Le
processus de dérégulation des télécommunications aux États-Unis entamé avec

10
Francis Balle, Médias et Société, Montchrestien, Paris, 2003, 11e éd., p. 232.
11
L’expression est de Ben H. Bagdikian ; cf. notamment son récent livre : The New Media Monopoly, op. cit.
le démantèlement d’ATT a constitué une onde de choc pour le monde entier et
tous les secteurs économiques, tandis que la dérégulation des médias est en
cours.

Le démantèlement d’ATT : une onde de choc


Sous la houlette du juge Green le processus de déréglementation des
télécommunications se met en place dans les années 1980 aux États-Unis. Les
travaux de l’école de Chicago favorable au libéralisme économique servent de
référence. Le cas du démantèlement d’ATT est un événement majeur de
l’histoire du XXe siècle pour au moins trois raisons :
- c’est évidemment le démantèlement de la plus grande entreprise mondiale de
son temps ; en soi il s’agit de l’événement de politique industrielle le plus
important du XXe siècle. Presque du jour au lendemain des centaines de
milliers d’employés se retrouvent dans des entreprises dont les noms, les
stratégies et les objectifs changent ;
- deuxièmement c’est la création de la méga industrie de l’information et de la
communication qui est lancée ;
- troisièmement, le démantèlement d’ATT est le point de départ de la nouvelle
vague de libéralisme économique.

La (dé)régulation des médias : un lent processus au cours des décennies 1980 et


1990
Au cœur de la méga industrie de l’information et de la communication la
déréglementation a concerné d’abord les « tuyaux », c’est-à-dire les
télécommunications, avant les médias. Si on observe le cas des États-Unis, la
dérégulation des médias est en effet, d’une manière générale, un processus plus
tardif que celui des télécommunications, avec deux étapes principales : la
première étape a été constituée par le Telecommunications Act de 1996 et la
seconde étape se joue depuis 2003 avec un débat important provoqué par des
propositions de la FCC (Federal Communications Commission12). Les enjeux
concernent toute l’économie du secteur des médias puisque ce sont les règles en
matière de propriété des médias qui sont concernées.

Toutefois on doit noter que des mesures avaient déjà été prises dans les
années 1980. Ces mesures concernaient peu les questions de propriété,
contrairement aux propositions de la FCC faites en 2003, mais annonçaient déjà
12
Rappelons que la Federal Communications Commission (FCC) a été créée en 1934. Elle est chargée de la
régulation à la fois des secteurs de la radiodiffusion sonore et télévisuelle et des télécommunications. C’est une
« agence indépendante du pouvoir exécutif et directement responsable devant le Congrès américain (…). La
FCC se compose de cinq membres, dont trois au plus peuvent appartenir au même parti. Pour qu’ils entrent en
fonctions, leur nomination par le président doit être approuvée par le Sénat à la majorité des deux-tiers. Leurs
mandats sont d’une durée de cinq années, échelonnés de telle sorte qu’un seul d’entre eux prend fin chaque
année. » (Direction du Développement des Médias, Etude comparative des règles en matière de propriété des
médias et du degré de concentration des médias dans quatre états membres de l’Union Européenne et aux Etats-
Unis d’Amérique, Paris, juillet 2005).
la philosophie de la dérégulation en accroissant la liberté dans les
programmations. En 1981, sous l’administration Reagan, la durée des licences
de télévision avait été étendue à 5 ans contre 3 ans auparavant ; la limite
concernant le nombre de stations de télévision qu’une seule entreprise pouvait
posséder était passée de 7 en 1981 à 12 en 1985. En 1985 les règles portant sur
le volume de publicité par heure et sur les minima de programmes autres que
ceux de divertissement avaient été supprimées. En 1987 la FCC considérait
qu’elle n’avait plus à faire appliquer la « Fairness Doctrine » ; il s’agissait
auparavant de l’obligation pour les stations de représenter la diversité des
opinions et d’apporter un service public à leur communauté en informant sur les
questions essentielles.

Depuis 1996 les aspects économiques sont au cœur de la dérégulation des


médias aux États-Unis. En outre, les deux processus de dérégulation dans les
médias et dans les télécommunications sont cohérents : c’est dans le cadre du
Telecommunications Act de 1996 qu’un premier ensemble de mesures a touché
les médias et c’est la FCC qui pilote la dérégulation des deux secteurs. Des
changements importants ont eu lieu dans les médias avec le Telecommunications
Act de 1996. Le Telecommunications Act a en effet assoupli les restrictions, ce
qui a conduit à une première vague de concentration.

Le Telecommunications Act de 1996 a eu un impact essentiellement sur la


radio. Jusqu’en 1996 une même entreprise ne pouvait pas posséder plus de 20
stations FM et 20 stations AM au niveau national. En outre, des limites fortes
existaient depuis 1941 au niveau local : une entreprise ne pouvait pas posséder,
gérer ou contrôler plus de 2 stations FM et 2 stations AM sur un marché local et
la part d’audience des stations contrôlées localement par une seule entreprise ne
pouvait excéder 25%. Le seuil national de 40 stations a été supprimé et les
règles pour les marchés locaux assouplies et diversifiées en fonction de la taille
des marchés13. Ces modifications ont conduit à une concentration très forte.
Deux grands groupes, Clear Channel et Infinity Broadcasting, dominent
aujourd’hui le paysage radiophonique américain. Ainsi Clear Channel
Communications possédait en 2005 près de 1200 stations sur l’ensemble des
États-Unis (contre 43 en 1995), ce qui correspondait à une audience de plus de
110 millions d’auditeurs par semaine sur 200 marchés locaux. L’entreprise
nuance l’interprétation de ces chiffres en faisant remarquer que Clear Channel
ne représentait que 9% des stations radio américaines en 2005. Le réseau de
radio Infinity de Viacom comprenait 179 stations radio en 2005, concentrées
dans 22 états sur les zones les plus importantes des États-Unis. Cependant la
13
Les marchés sont décomposés en quatre principaux groupes (avec une prise en compte complémentaire du
type de radio : FM ou AM) : les marchés avec 45 stations radio ou plus, les marchés entre 30 et 44 stations, les
marchés avec 15 à 29 stations et les marchés avec 14 stations ou moins. Par exemple, une entreprise ne peut
contrôler plus de cinq stations sur un marché considéré, dès lors que ce marché compte moins de quinze stations
(parmi les 5 stations 3 seulement peuvent être du même type FM ou AM).
concentration s’est aussi accompagnée d’une amélioration de la situation
financière des stations radio : au début des années 90 presque 60% des stations
radio avaient des difficultés financières et licenciaient14. De plus, les partisans de
la dérégulation ont mis l’accent sur l’apparition de nouveaux programmes dans
de nombreuses stations.

Le Telecommunications Act de 1996 a peu touché la télévision. Dans le


domaine de la télévision il est toujours interdit (depuis 1946) à deux réseaux
faisant partie des quatre principaux réseaux nationaux de fusionner. De plus au
niveau local s’applique toujours la règle datant de 1964 qui interdit à une
entreprise de détenir plus de deux chaînes de télévision couvrant la même zone15.
Cependant le Telecommunications Act de 1996 a assoupli les règles de propriété
portant sur la télévision au niveau national (règles héritées pour l’essentiel de la
réglementation de 1941, avec quelques ajustements depuis lors) : jusqu’en 1996
il était interdit à une seule entreprise de détenir des stations TV représentant plus
de 25% de parts d’audience nationale ou de détenir plus de 12 stations (7 avant
1985) au niveau national. À partir de 1996 il n’y a plus aucune limite en termes
de nombre de stations TV au niveau national et le seuil de parts d’audience
nationale est fixé à 35%.

Ces évolutions de la régulation des médias sont apparues relativement


limitées, sauf pour ce qui concerne la radio. Il est probable que la FCC, au centre
du vaste mouvement de dérégulation des télécommunications, n’a pas voulu, du
moins en 1996, attaquer trop frontalement le secteur des médias. Cependant,
trois ans plus tard, des modifications sont introduites au niveau d’une partie des
règles « inter-médias » (cross-media limits), c’est-à-dire au niveau des règles
concernant les propriétés croisées radio-TV. La régulation, qui datait de 1970,
interdisait à toute entreprise de détenir à la fois une station radio et une chaîne
de télévision sur un même marché local. Cette règle est assouplie16.

La dérégulation des médias aux États-Unis : un chantier en cours depuis 2003


Il reste qu’au début des années 2000 la dérégulation semble toujours peu
avancée dans le domaine des médias (notamment de la télévision), du moins par
comparaison avec d’autres secteurs. Or l’environnement tant économique que
politique a profondément changé : le développement du câble, du satellite,
d’Internet modifie les conditions de vie des médias, en particulier de la
télévision ; en outre, la Maison Blanche est favorable à un abaissement des
seuils anticoncentration. Le 2 juin 2003 la FCC fait un ensemble de propositions
14
Source : Clear Channel.
15
Toutefois le seuil est fixé à trois pour les marchés locaux les plus importants (Los Angeles, New York…).
16
Nous n’entrons pas dans la description exhaustive des règles qui dépendent des marchés. Par exemple, une
entreprise peut détenir 2 stations de télévision et jusqu’à 6 stations de radio (sous réserve du respect des règles
propres aux marchés locaux de télévision et de radio) si au moins 20 autres médias indépendants (l’expression
exacte est « independently owned media voices ») restent présents sur le marché.
qui concernent en priorité la télévision et le « cross-media ». Selon le président
de la FCC de 2003, Michael K. Powell,
« Le temps est venu d’examiner honnêtement et équitablement les faits du marché
moderne et de bâtir des règles qui reflètent le monde numérique dans lequel nous vivons
aujourd’hui, et non pas l’ère passée de la télévision en noir et blanc. »17.
S’ensuivent un vaste débat et un processus de négociation entre la FCC et les
instances politiques, notamment le Sénat. Les règles proposées par la FCC n’ont
pas, à ce jour, été mises en application mais il est intéressant de présenter les
arguments de la FCC et de ses opposants pour comprendre les enjeux sous-
jacents du point de vue de la concentration des médias.

Dans le domaine de la télévision la réglementation proposée en juin 2003


visait à assouplir considérablement les limites en termes de concentration du
capital : une seule entreprise aurait pu atteindre une part de marché allant
jusqu’à 45% de l’ensemble du marché national (c’est-à-dire 45% du nombre
total de ménages américains regardant la télévision ; on additionne l’ensemble
des ménages sur chaque marché où l’entreprise possède une station), alors que la
limite établie en 1996 par le Telecommunications Act, était de 35%. Remarquons
que cet assouplissement de la régulation a été présenté par la FCC comme une
protection des entreprises locales :
« La limite nationale protège les spécificités locales et préserve la Télévision
gratuite »18.

De même, l’assouplissement des règles de propriété concernant la télévision


locale a été présenté comme favorable aux consommateurs (par l’accroissement
des productions qui leur seraient proposées avec l’entrée de concurrents sur les
marchés locaux) et à la concurrence :
« La FCC a constaté que sa règle précédente en matière de propriété concernant la
TV locale ne pouvait pas être justifiée à partir de l’argument de la diversité ou de la
concurrence. »19.
La remise en cause de la règle d’une seule station de télévision possédée par
une entreprise sur un marché local s’accompagnait de propositions assez
complexes en fonction notamment de la taille du marché20. Pour la FCC, les
nouvelles règles prenaient en compte l’évolution de la compétition au niveau
local entre les télévisions hertziennes locales et les opérateurs du câble et du
satellite. Toujours selon la FCC, ces nouvelles règles devaient accroître la
compétition sur les marchés locaux et faciliter la transition à la télévision
numérique en accroissant l’efficacité économique. La diversité serait préservée
grâce à l’interdiction de la fusion entre les quatre stations les plus importantes.

17
in USA today, 21 janvier 2003, notre traduction.
18
FCC, « FCC sets limits on media concentration », News, June 2, 2003, p. 5, notre traduction.
19
FCC, op. cit.
20
Par exemple, pour les marchés où existent cinq stations ou davantage, une entreprise aurait pu posséder deux
stations, mais seulement l’une d’entre elles aurait pu faire partie des quatre stations les plus importantes.
En mars 2003 il y avait aux États-Unis 1340 stations de télévision commerciale.
Parmi ces stations Viacom en possédait 39 (2,9%) et Fox 37 (2,8%)21. Ces
chiffres peuvent paraître faibles, mais, évidemment, il faut surtout se référer à
l’audience : Viacom touche presque 40% des ménages téléspectateurs
américains, selon les critères de la FCC qui prennent en compte ce qu’on appelle
le « UHF discount » (une réduction de 50% pour calculer l’audience lorsqu’il
s’agit de stations UHF) [sans cette réduction, le chiffre serait de 45%] ; Fox
atteint 38% des ménages téléspectateurs américains, toujours selon les critères
de la FCC [45% sans la réduction UHF] ; Paxson 34% [65%] avec 69 stations.

Les propositions de la FCC ont été critiquées par des entreprises des médias
qui auraient souhaité un processus de dérégulation encore plus poussé. Ainsi
alors que la réglementation de la radio n’était pas fondamentalement touchée22,
Clear Channel a mis en titre de son site Web au mois de juin 2003 : « Clear
Channel criticizes FCC Decision » en considérant que
« Tandis que la FCC est censée agir dans l’intérêt du public, aujourd’hui elle a
manqué totalement la cible »23.
Un argumentaire complet était fourni : Clear Channel critiquait notamment la
nouvelle définition du marché local de la radio (limites géographiques
considérées comme fixées arbitrairement) et considérait que la FCC voulait re-
réguler la radio. En outre, elle reprochait à la FCC d’appliquer les mêmes règles
de limite de propriété aux marchés de petite taille et aux grosses agglomérations
comme New York, Los Angeles, Chicago qui ont accès à 90, voire plus, stations
radio.

Cependant la position inverse, c’est-à-dire défavorable à la dérégulation,


s’est exprimée beaucoup plus largement. En particulier ont été mises en cause
les propositions de 2003 concernant l’évolution des règles « inter-médias »,
c’est-à-dire celles portant sur les propriétés croisées entre la presse et les autres
médias et les propriétés croisées radio/télévision. En ce qui concerne les
propriétés croisées entre la presse et les autres médias la régulation américaine,
toujours en vigueur, est très stricte : aucune entreprise ne peut posséder à la fois
un journal et une chaîne de télévision sur un même marché local (la
réglementation date pour l’essentiel de 1975, avec un héritage du Federal
Communications Act de 1934). Dans le domaine des règles inter-médias
radio/télévision, bien qu’assouplie en 1999, la réglementation reste
contraignante. Les nouvelles règles proposées par la FCC en 2003 dépendaient
de la taille du marché. Sans entrer dans les détails24, on peut insister sur

21
Source : FCC.
22
En 2003 la FCC n’a pas proposé de modifier les règles générales concernant la radio, règles qui avaient été
fixées en 1996, mais la FCC voulait changer la méthodologie pour définir un marché local en matière de radio.
23
http://www.clearchannel.com/ ; site consulté en 2003, notre traduction.
24
Indiquons simplement que des limites auraient été fixées pour les marchés où existaient peu de stations ; en
revanche, sur les marchés avec 9 stations TV ou davantage, aucune réglementation n’aurait été imposée.
l’ouverture considérable de certains marchés locaux qu’aurait représentée
l’application de ces nouvelles règles. Les grands groupes tels que News
Corporation, AOL Time Warner, Viacom… auraient pu acquérir des journaux,
des chaînes de télévision et des stations de radio locales, majoritairement
détenues par des groupes indépendants. Notons que des éditeurs de journaux tels
que Tribune Co., qui publie le Los Angeles Times, le Chicago Tribune et 10
autres quotidiens, et Gannett, qui possède USA Today et 99 autres quotidiens,
auraient aussi pu saisir les opportunités pour accroître leurs propriétés dans le
domaine de la télévision locale.

Dans les jours et semaines qui suivirent le 2 juin 2003, date de la publication
des propositions de la FCC, un grand nombre de commentaires ont souligné les
risques de concentration croissante des médias. Ainsi a-t-on pu lire dans
Business Week :
« En réalité les combinats journaux-TV seront l’aspect le plus controversé du
paysage. Beaucoup d’observateurs s’inquiètent du fait que de telles fusions pourraient
mettre en cause les quelques voix concurrentes dans beaucoup de villes et cités »25.
Certaines critiques sont allées plus loin en considérant que la liberté de presse
était en jeu26. Le problème de la qualité des productions a été aussi soulevé. Un
fait dramatique a illustré un autre risque : le 18 janvier 2002 un train transportant
des matières dangereuses a déraillé dans le Dakota du Nord en pleine nuit et les
autorités ont voulu avertir la population du danger du nuage toxique par la radio.
Or Clear Channel Communications possède 6 des 7 stations commerciales de la
ville qui était concernée, Minot. Et malheureusement personne n’a répondu au
téléphone lorsque la police a cherché à joindre les stations. Cette affaire est très
inquiétante dans la mesure où elle illustre le risque d’une diminution de ce qu’on
appellerait en France la prise en compte de l’intérêt général par un média qui a
une position de quasi monopole.

En définitive, deux visions des conséquences possibles d’une dérégulation


des médias s’affrontent :
- pour la FCC l’assouplissement des règles peut favoriser un accroissement de
la compétition sur les marchés, une plus grande efficacité économique, et une
augmentation de la diversité des produits ;
- pour nombre d’observateurs, au contraire, il pourrait en résulter une plus
forte concentration des médias, notamment au niveau local, et des risques de
restriction dans l’accès à l’information, dans la liberté d’expression, dans la
défense de l’intérêt général.

25
Catherine Yang, Joseph Weber, « Where media merger mania could strike first if the FCC eases its rules, look
for local newspaper-TV deals », Business Week, 9 juin 2003, notre traduction.
26
Citons, par exemple, Matthew Benjamin, « Fewer voices, fewer choices? Debate rages over an FCC plan to
relax ownership rules on big media », in U.S. News & World Report, Washington, 9 juin 2003.
En 2003 les débats sur ces thèmes ont été vifs et nombreux aux États-Unis.
On estime que deux ou trois millions d’Américains ont envoyé des lettres de
protestation aux régulateurs. Mais, un an après, la cause motivait peu : la
campagne pour les élections présidentielles s’est déroulée sans que les médias
ou les candidats aient évoqué le sujet. Pourtant, depuis le 2 juin 2003 diverses
péripéties politiques et juridiques se sont enchaînées sur ce sujet. Ainsi en juillet
2003 la Chambre des Députés a bloqué la décision concernant le nouveau seuil
de 45% de l’ensemble du marché national de la télévision qu’aurait pu atteindre
une seule entreprise. En septembre 2003 le Sénat a lui aussi bloqué les
changements de réglementation des médias. La United States Court of Appeals
for the Third Circuit a suspendu en septembre 2003 l’application des nouvelles
règles, puis, en juin 2004, a rendu une décision rejetant ces règles et imposant à
la FCC de réviser sa décision. Entre-temps, en novembre 2003, un accord entre
des représentants républicains du Sénat et la Maison Blanche a réduit à 39% le
seuil maximal de propriété concernant la télévision. Ce nouveau seuil permet à
Viacom et News Corporation de conserver toutes leurs stations (avec la prise en
compte du « UHF discount »27). La Chambre des Députés et le Sénat ont entériné
cette modification respectivement en décembre 2003 et janvier 2004. Depuis les
élections américaines de novembre 2004, les débats ont connu une pause tant au
niveau médiatique qu’en termes politiques. En mars 2005 un nouveau président
a pris la tête de la Federal Communications Commission à la place de Michael
Powell : il s’agit d’un proche de George Bush, Kevin Martin. Différentes
entreprises médiatiques et associations ont par ailleurs fait appel des décisions
de la United States Court of Appeals for the Third Circuit auprès de la Cour
Suprême mais en juin 2005 la Cour Suprême a refusé de prendre en compte les
appels. La FCC a publié un texte en juin 2006 qui fait le bilan de la situation
mais ne propose pas de nouvelles règles et en novembre 2006 elle a annoncé
avoir lancé dix études économiques sur la propriété des médias28.

On est donc dans une sorte de phase d’attente. Les nouvelles règles
proposées par la FCC ne sont pas entrées en application. La cause semble
néanmoins entendue : la FCC s’était fixé pour objectif sur la période 2003-2008,
dans le domaine des médias, de
« réviser les réglementations concernant les médias de telle sorte que les règles de
propriété des médias favorisent la concurrence et la diversité d’une manière globale et
soutenable du point de vue légal, et facilite la migration prévue vers des modes
numériques de distribution »29.

27
Les stations UHF continuent à être traitées commes si elles touchaient seulement 50% des ménages sur le
marché où elles opèrent.
28
Pour un bilan de la situation du point de vue des services du Congrès américain on pourra consulter : Charles
B. Goldfarb, « FCC Media Ownership Rules: Current Status and Issues for Congress », CRS Report for
Congress, Congressional Research Service, Updated December 13, 2006.
29
FCC, Strategic Plan FY 2003-FY 2008, notre traduction.
Sans doute le délai va-t-il dépasser les prévisions, peut-être aussi d’autres
règles que celles proposées en 2003 apparaîtront-elles. Mais le processus de
dérégulation se poursuivra. Les gros dossiers de la FCC concernent aujourd’hui
les fusions entre opérateurs de téléphone, la téléphonie par Internet, la télévision
numérique et les lois sur la concentration des médias.

La réglementation et la concentration : le cas français

En ce qui concerne la France la question de la réglementation par rapport à la


concentration des médias est également complexe, bien qu’aucun processus de
dérégulation des médias semblable à celui des États-Unis ne soit enclenché.
Citons quelques règles bien connues. La loi du 1er août 1986 interdit à un
opérateur de contrôler des quotidiens d’information politique et générale dont la
diffusion excède 30% de la diffusion de toutes les publications de même nature
sur le territoire national. Le dispositif plurimédia prévoit qu’un groupe ne peut
cumuler plus de deux des situations suivantes : contrôler une ou plusieurs
télévisions hertziennes couvrant plus de 4 millions d’habitants, détenir un
quotidien d’information politique et générale représentant plus de 20% de la
diffusion sur le territoire national, et avoir une radio couvrant plus de 30
millions d’habitants. Le rapport Lancelot fait un bilan complet de la
réglementation en montrant la cohabitation complexe entre le droit commun des
concentrations (droit français mais aussi réglementation communautaire) et les
règles propres au domaine des médias. Ce rapport fait aussi des propositions
pour améliorer le dispositif sans remettre en cause l’architecture générale du
système et souligne la difficulté de toute réglementation des concentrations qui
doit arbitrer entre les exigences de pluralisme, de diversité culturelle et les
impératifs de viabilité économique des entreprises des médias, dans un
environnement fortement évolutif.

L’enseignement de l’écologie des médias par rapport à la problématique de la


concentration est clair : le milieu change ; il change de façon radicale et est loin
de suivre une évolution « naturelle ». Le couple de la réglementation et de la
dynamique technologique constitue un moteur extrêmement puissant de
l’évolution des marchés et des productions. Sous cette double impulsion les
mutations des entreprises sont considérables. On peut rappeler ici que l’empire
de Ted Turner et de CNN a été fondé, à l’origine, sur la conjonction d’une
évolution réglementaire (l’autorisation d’importer des signaux distants) et d’une
évolution technologique (l’utilisation de satellites pour acheminer des
programmes de télévision). Grâce à ces deux « innovations » Ted Turner a
développé son empire depuis Atlanta, donnant une nouvelle dynamique au
câble, puis lançant CNN…
Aussi bien aux États-Unis, en France et évidemment dans nombre de pays
européens, la question de la concentration des médias porte de plus en plus sur
la capacité de contrôler simultanément plusieurs médias comme des quotidiens
d’information, des télévisions hertziennes, et des radios. Ce sont donc des
groupes industriels très puissants qui sont concernés. De ce point de vue quelle
est l’évolution à l’échelle mondiale ?

LA CONCENTRATION : VERS UN DESEQUILIBRE ECOLOGIQUE « EXPLOSIF » ?

L’évolution technologique et réglementaire est corrélée à une évolution


économique particulièrement ample, d’autant plus compréhensible que la
concentration des médias est fondée sur une logique économique
incontournable. Il nous paraît utile à ce stade de l’analyse de mesurer
quantitativement cette concentration. Nous nous référerons à l’exemple du câble
aux États-Unis. Les changements considérables qui ont lieu dans le cadre d’un
immense « Media Monopoly », concrétisés par des accords, alliances...,
provoquent l’apparition de « médias géants » et contribuent à une concentration
croissante.
Ces dernières années divers mouvements importants de capital ont marqué
les médias et le processus est loin d’être terminé. À un niveau mondial quelle est
la situation ? Quelle est la situation en France ?

La logique économique de la concentration des médias :


des économies d’échelle et d’envergure
aux leçons paradoxales du modèle de Steiner

Un premier facteur structurel joue en faveur de la concentration : il s’agit de


l’importance des coûts fixes. Selon Patrick Le Floch et Nathalie Sonnac, les
coûts fixes composés des charges rédactionnelles, techniques, administratives
représenteraient pour la presse quotidienne régionale française environ 50% des
coûts30. Dès lors la réponse économique consiste à accroître quantitativement le
marché afin de faire baisser le coût unitaire de production. Par ailleurs
l’importance du rôle de la publicité pour financer les médias renforce encore
cette tendance ; les annonceurs préfèrent en général toucher le plus grand
nombre possible de personnes.

Les économies d’envergure jouent aussi un rôle en faveur de la


concentration. Les médias recherchent les synergies qui peuvent apparaître grâce
à la combinaison d’activités : la presse, l’édition, la diffusion télévisée, la

30
Cette évaluation a été faite par Patrick Le Floch en 1997 et repris dans le livre de Patrick Le Floch et Nathalie
Sonnac, Economie de la presse, Paris, La Découverte, 2000, rééd. 2005, p. 19.
diffusion cinématographique, la vidéo… Le film Titanic a pu être cité comme un
exemple de synergies : ce film a été produit conjointement par la Twentieth
Century Fox (appartenant à News Corp.) et Paramount (appartenant à Viacom) ;
la filiale de News Corp, Harper Collins, a publié un livre et la chaîne de
télévision Fox a fait un document télévisé sur la réalisation du film. Par analogie
avec la biologie on peut introduire l’idée de symbiose des médias ou de relations
symbiotique. La symbiose est l’association de deux organismes pour un bénéfice
mutuel.

Le monde des médias est soumis à de fortes contraintes économiques31


résultant non seulement des tendances générales telles que la globalisation, mais
aussi des caractéristiques très particulières des biens produits qui sont des biens
d’information, de culture ou de divertissement. Ces biens coûtent très cher à
produire mais sont très peu cher à reproduire (pour un film, une émission de
télévision ou un cd-rom de jeu, une fois le premier exemplaire produit, le coût
marginal est proche de zéro) ; l’essentiel des coûts est constitué de ces coûts
« irrécupérables » (droits, coûts en capital…). Il est clair que les économies
d’échelle et d’envergure qui peuvent exister dans une grande firme ou qui
peuvent apparaître grâce à des accords sont une réponse à des contraintes
économiques.

Sur le plan de l’analyse économique des médias et de la concentration le


rapport Lancelot met en exergue un paradoxe : une déconcentration de marché
ne garantit pas, contrairement à l’intuition, le pluralisme des contenus. Le
modèle élémentaire présenté par Peter Steiner32 en 1952, se situant dans la lignée
des travaux de Harold Hotelling33, peut être rapidement rappelé à travers le
tableau ci-dessous.

Tableau 6.1 : un résultat contre intuitif : une structure de marché fortement


déconcentrée n’est pas nécessairement associée au pluralisme des contenus
(élaboré à partir du rapport Lancelot)

31
Nous renvoyons le lecteur aux livres sur l’économie des médias pour une description plus complète du
contexte économique dans lequel s’insèrent les entreprises des médias. Cf. notamment : Pierre Albert, La presse
française, Les Etudes de la Documentation française, La Documentation française, Paris, 2004 ; Jean-Marie
Charon, Les médias en France, La Découverte, Paris, 2003 ; Patrick Le Floch et Nathalie Sonnac, op. cit. ;
Michel Mathien, Economie générale des médias, Ellipses, Paris, 2003 (cf. en particulier le chapitre 2) ; Nadine
Toussaint-Desmoulins, L’Economie des Médias, PUF, Que sais-je, Paris, 2006, 6e éd.
32
Peter O. Steiner, « Program Patterns and Preferences. The Workability of Competition in Radio
Broadcasting», Quarterly Journal of Economics, mai 1952, Vol. 66, n° 2, p. 194.
33
Harold Hotelling, « Stability in Competition », Economic Journal, 1929, Vol. 39, n° 1, p. 41.
Programme Programme
A B
Nombre de téléspectateurs préférant A 200
Nombre de téléspectateurs préférant B 60
Hypothèse: les éditeurs tirent leurs revenus de la publicité, ce revenu est
proportionnel à l’audience
1 seul opérateur O1 disposant de deux canaux offrira A et B
Si un concurrent O2 apparaît et obtient un canal de télévision, chaque
opérateur dispose alors d’un canal. Chacun des concurrents cherchera à
offrir le programme A qui permet de viser un marché de 100
téléspectateurs chacun ; celui qui diffuserait le programme B serait
perdant !

Bien évidemment la réalité est beaucoup plus complexe que ne l’indique le


tableau ci-dessus. Mais le modèle de Steiner montre quand même qu’un
monopole aurait la possibilité de satisfaire une diversité de demandes alors
qu’un système concurrentiel et déconcentré privilégierait la niche de marché la
plus rentable… et ne satisferait donc pas le critère de pluralisme des contenus.

En fait, dans le domaine des médias le processus de concentration est en


plein développement. Si l’on prend la référence des États-Unis, ce processus a
pris trois formes différentes au cours des dernières décennies. Ainsi la
concentration peut être horizontale : par exemple, des journaux rachètent
d’autres journaux ; citons dans les années 2000 le rachat de Times Mirror
Company par Tribune Company ou encore celui de Central Newspapers par
Gannett. La concentration peut aussi être verticale. Des opérations
caractéristiques de ce type de concentration ont été effectuées par Viacom en
1994. Viacom était surtout, à l’origine, diffuseur de chaînes de câble et de
satellite. Viacom rachète Paramount en 1994, ce qui lui permet de contrôler la
production de programmes. La même année, Viacom acquiert la société
Blockbuster spécialisée dans les clubs vidéo (location de cassettes) : la
distribution est ainsi partiellement contrôlée par Viacom. Mais ce qui est
aujourd’hui spectaculaire c’est le mécanisme de concentration à travers des
conglomérats : une entreprise médiatique achète d’autres entreprises
médiatiques ou/et des entreprises en dehors du secteur des médias. Par exemple,
Time Warner est aujourd’hui un conglomérat fortement présent aussi bien dans
le cinéma, les réseaux câblés ou encore Internet avec sa filiale AOL…

Nous voudrions maintenant mettre en lumière l’importance de ce processus


de concentration sur le média le plus important au niveau du marché des Etats-
Unis : celui de la télévision par câble. Le nombre total de foyers américains
connectés à la télévision s’élève à 111,6 millions en décembre 2006 dont
environ 60% par l’intermédiaire du câble, plus de 25% par le satellite et moins
de 15% par voie hertzienne. Plus de 90 millions de ménages ont un service de
télévision payante appelé MVPD (multichannel video programming
distributors). Les principaux MVPD sont soit des opérateurs de réseaux câblés
(CATV ou community antenna television) comme Comcast ou Time Warner,
soit des opérateurs de satellites (DBS – direct broadcasting satellite) comme
Direct TV ou Echo Star. Le câble connaît une forte progression aux Etats-Unis
avec un revenu estimé en 2005 à plus de 66 G$34 (milliards de dollars).

L’écologie du câble aux États-Unis et la mesure de la concentration :


la mise en évidence de l’ampleur du phénomène

Le câble aux États-Unis est à la fin des années 1940 un nouveau média très
marginal. Dans les années 1960 le câble affirme ses potentialités mais est affecté
par le freeze effect que l’on peut traduire par l’effet de glaciation ayant conduit
au gel du câble par la FCC (citons le fait que les réseaux câblés ne pouvaient
importer des émissions provenant d’autres réseaux câblés ou encore que les
majors du cinéma américain ne donnaient pas accès à leurs films). Le
développement du câble aux États-Unis est donc complètement limité par le
cadre réglementaire contraignant défini par la FCC. Pourtant on assiste durant la
décennie des années 1970 à une première progression spectaculaire du câble. À
la fin des années 70 le câble compte en effet près de 16 millions de ménages
abonnés. Ce n’est que le début d’une progression permanente, puisque le
nombre de ménages abonnés au câble va progresser de façon continue pour
dépasser les 70 millions de ménages au début des années 2000.

Comment expliquer une accélération aussi soudaine du câble ? Trois facteurs


explicatifs peuvent être avancés : l’existence d’entrepreneurs innovants, une
évolution de la réglementation (notamment la possibilité, nouvelle au début des
années 1970, d’importer des émissions d’autres réseaux) et des technologies (le
satellite qui va permettre d’interconnecter instantanément des réseaux câblés de
petites tailles).

Le phénomène de concentration est suggéré par les phénomènes d’alliances,


les rachats de capital… Nous avons souhaité le mesurer de façon à apprécier son
ampleur. L’évolution de la concentration est ici mesurée sous deux angles (bien
évidemment de multiples autres mesures auraient pu être effectuées ; mais elles
auraient abouti à des résultats similaires). Le graphique 6.2 ci-dessous montre

34
Les chiffres proviennent de la FCC (Federal Communications Commission) http://www.fcc.gov/ . Notons que
pour la suite de l’ouvrage nous noterons G$ pour signifier milliards de $.
les parts de marché des 10 premiers opérateurs ; les résultats sont saisissants :
alors qu’en 1977 ou encore en 1987 le marché est « relativement » réparti entre
un assez grand nombre d’acteurs, en 2001 le marché est concentré autour de
quelques opérateurs. Cette concentration s’accroît encore en 2006. Le
traditionnel indicateur d’Herfindahl (somme des carrés des parts de marchés des
quatre plus gros opérateurs ; cf. graphique 6.3 ci-après) traduit de façon
quantitative une telle évolution : l’indice qui mesure la concentration est
multiplié par plus de 10 sur la période étudiée (1977-2006) !

Graphique 6.2 : Une concentration de plus en plus forte dans le câble


aux États-Unis : 1977, 1987, 2001, 2006

100
90
80
parts de marché

70
60
50 ref sans
concentration
40
1977
30
20 1987
10
2001
0
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 2006
les 10 premiers opérateurs

En 2006 les 4 premiers opérateurs contrôlent près de 75% du marché du


câble aux Etats-Unis contre moins de 25% en 1977.
Graphique 6.3 : Indice de concentration d’Herfindalh :
la somme des carrés des parts de marché des 4 premiers opérateurs du câble aux
Etats-Unis a été multipliée par plus de 10 durant la période 1977-2006
0,25

0,2

0,15

0,1

0,05

0
années 1977, 1987, 2001 et 2006

Un processus de concentration accéléré aux États-Unis :


de cinquante groupes aux Big Five

D’une façon générale ce processus de concentration ne touche pas seulement


le câble mais est très généralisé aux États-Unis. Au début des années 1980, aux
Etats-Unis, l’essentiel des mass media était dominé par 50 groupes contre
seulement les « Big Five », qui comprennent Time Warner, Disney, Viacom,
News Corp, Bertelsmann, aujourd’hui (cf. tableau 6.4).

Les très grandes entreprises de médias sont présentes dans de multiples


activités telles que la presse, l’édition de livres, la production de films, la
télévision câblée, la production dans le domaine de la musique, Internet… La
fusion entre AOL et Time Warner est tout à fait caractéristique de l’association
entre un groupe relevant des nouveaux médias et un autre groupe centré sur les
médias traditionnels. Cependant, le processus de concentration-diversification
observé depuis une vingtaine d’années semble loin d’être achevé et touche
l’ensemble des activités de la méga industrie de la communication. En outre, il
faut noter que les entreprises ont des relations entre elles, sous forme de
propriétés croisées ou sur la base d’accords tels que des joint ventures… Par
exemple, l’accord en 2003 entre Microsoft et AOL Time Warner a conduit à
l’abandon des poursuites judiciaires contre Microsoft de la part d’AOL en
échange d’un paiement ainsi qu’à des échanges de technologie et de droits.
D’une manière générale on observe dans les médias à la fois une concurrence
exacerbée dans le cadre de la dérégulation et de la globalisation, conduisant à un
renforcement de la concentration, et simultanément le développement d’accords
renforçant le poids des très grands groupes.
Tableau 6.4 : Les « Big Five » ainsi que GE (General Electric)
Activités des différents « Big Five » (NB : il ne s’agit que d’une Chiffre Bénéfice
présentation des principales activités ; la liste est loin d’être d’affaires net
exhaustive) En 2006 En 2006

Télévision / radio Production / Journaux / Magazines


/ câble / satellite Editions / Films Musique et autres
Bertelsmann RTL/M6 UFA Film & TV Grüner + Jahr Financial 25 G$ 3,1 G$
Fun Radio Productions Times Deutschland
Production Broadway Capital /Géo / Stern /
Random House, Prima / Télé-Loisirs
Inc. BMG Labels dont
Waterbrook Press RCA Records
Disney ABC Network Film Disney Publishing 34,3 G$ 3,3 G$
Walt Disney Worldwide
Cable Television Pictures Disney Global Children’s
ESPN Touchstone Books
ABC Family Pictures De nombreux magazines
Disney Channel Hollywood Pictures (Automotive Industries,
Toon Disney Miramax Films Discover Disney
SOAPnet Buena Vista Home Disney Magazine)
Entertainment Buena Vista Music
Radio Pixar Group
ABC Radio Walt Disney Records
Hollywood Records
Lyric Street Record
Parks and Resorts
Tokyo / Paris /
Hong Kong…
News Corp Fox Broadcating 20th Century Fox New York Post 25,3 G$ 2,3 G$
Company Fox Searchlight News International
Pictures News of the World
DBS et Câble Fox Television The Sun
Direct TV Studios The Sunday Times
Blue Sky Studios The Times
Harper Morrow
Publishers
Time Time Warner Time Warner Inc. – Time Warner Book 44,2 G$ 6,5 G$
Warner Cable (HBO, Film & TV Group
CNN) Warner Bros Time Warner Inc
Time Warner Magazine (Time,
Turner TBS, Fortune)
TNT AOL / ICQ / Amazon
(participation)
Viacom Câble (MTV) Paramount pictures 11,5 G$ 2,8 G$
GE NBC universal Universal Picture 163,4 G$ 20,8
G$
Le graphique 6.5 ci-après met en évidence les leaders des grands secteurs
composant la méga industrie de l’information et de la communication :
- General Electric (GE) avec un chiffre d’affaires de l’ordre de 150 G$ (en
2005 ; comme indiqué dans le tableau 6.4 ce chiffre d’affaires est de près de
164 G$ en 2006) est à l’origine très loin de l’information et de la
communication, avec, par exemple, des activités importantes dans l’industrie
médicale ; en outre, GE consacre environ 10% de ses activités aux médias…
mais cela représente tout de même environ 10 G$, soit presque l’équivalent
de l’ensemble de la presse française… Il est vrai que GE contrôle l’un des
grands networks américains, à savoir la chaîne NBC.
- On trouve ensuite dans un ordre décroissant Hewlett Packard, représentant
les équipementiers de l’informatique, puis Samsung, leader de l’électronique
grand public, Verizon, opérateur de télécommunications, et enfin Time
Warner, première entreprise de médias qui se situe à peu près au même
niveau que Nokia, l’équipementier des télécommunications, et que
Microsoft, le leader du logiciel.
- À titre de comparaison on a mentionné le leader des nouveaux médias, à
savoir Amazon qui a un chiffre d’affaires de l’ordre de 8,5 G$.

Graphique 6.5 : La méga industrie de la communication :


une hiérarchie des marchés depuis les services informatiques et de
télécommunications, l’électronique grand public, jusqu’aux nouveaux médias
– les chiffres d’affaires des leaders en 2005/2006, en G$ –

160

140

120

100

80

60

40

20

0
Nouveaux
Informatique

Electronique

Services de

Câble (Time

(Microsoft)
General

Equipements
grand public

(Amazon)
Electric

(Samsung)

Logiciels
de télécom
(Verizon)

médias
télécom

Warner)

(Nokia)
(HP)
Le graphique 6.6 ci-après met en lumière plusieurs phénomènes :
- le chiffre d’affaires exceptionnel de GE ;
- la place des cinq Big Five aux États-Unis (Time Warner, Walt Disney, News
Corp, Bertelsmann et Viacom) ;
- le fait que les grands groupes français ne peuvent rivaliser avec GE ; mais ils
ont un classement honorable par rapport aux Big Five : Bouygues (31 G$),
Vivendi (24 G$) ou Lagardère (16 G$) ont une envergure comparable à ces
Big Five ;
- il faut cependant noter que lorsque l’on s’intéresse à certaines activités
circonscrites aux médias (par exemple, TF1 au sein de Bouygues, ou Canal
Plus au sein de Vivendi ou encore la Socpresse au sein de Dassault), alors
l’écart entre les acteurs français et américains devient plus flagrant ; on peut,
par exemple, comparer d’une part NBC, ou l’ensemble ABC-EPSN-Disney
(du groupe Disney) qui a un chiffre d’affaires de l’ordre de 15 G$ avec TF1
(3,4 G$), Canal Plus (près de 2 G$). Il y a bien entendu des phénomènes de
taille du marché domestique et les groupes français sont logiquement en
position faible par rapport aux groupes américains ;
- en réalité c’est la question du périmètre des groupes qui détermine le
résultat ; une remarque majeure s’impose alors dans la méga industrie de
l’information et de la communication : les médias sont relativement faibles
par rapport à d’autres industriels qui sont susceptibles d’entrer sur leur
marché : ainsi il apparaît que le leader de la presse américaine, Gannett, est
bien faible en termes de chiffre d’affaires (près de 7,5 G$) par rapport aux
grands industriels de la méga industrie de l’information et de la
communication (comme Samsung, Verizon…)… La même remarque prévaut
pour le leader de la radio aux États-Unis, Clear Channel, qui a un chiffre
d’affaires de 3,6 G$. On peut aussi noter la faiblesse relative du groupe de
Berlusconi, Mediaset, qui a un chiffre d’affaires de 4,4 G$. Enfin les
nouveaux médias et Internet, symbolisés par l’un de leurs leaders, Amazon,
reste d’une taille encore modeste (mais en progression très rapide) par
rapport aux grands acteurs de la méga industrie de l’information et de la
communication. Mais vis-à-vis des grands acteurs des « anciens » médias le
chiffre d’affaires d’Amazon est important : Amazon (8,5 G$) dépasse d’ores
et déjà le leader de la presse américaine (Gannett) !
Graphique 6.6 : La hiérarchie des médias : du chiffre d’affaires (en G$ en
2005/2006) de General Electric à celui de la Socpresse : un écart de 1 à 100

160
140
120
100
80
60
40
20
0
GE (NBC, USATV)

CANAL PLUS
TF1
Time Warner (AOL,

Bouygues (TF1)

Journaux (Gannett)
Bertelsmann
Walt Disney (ABC,

mediaset
Vivendi (CANAL PLUS)

TV (Fox)
internet (nouveaux médias
Viacom
Lagardere

Socpresse
Newscorp (Fox…)

radio (clear channel)


ESPN…)
CNN...)

amazon)

En résumé, les différences de taille, le poids économique faible des médias


traditionnels comparativement à leur rôle essentiel de contre pouvoir dans la
démocratie et l’essor rapide des nouveaux médias (relativement aux anciens
médias) laisse augurer de nouveaux mouvements très amples dans le secteur des
médias. Prises de participation, achats et ventes de grandes ampleurs se
multiplieront à l’échelle mondiale. Sur les dernières années les mouvements de
capitaux se sont poursuivis à un rythme élevé. Deux exemples illustreront ces
propos : le premier concerne la presse française, et notamment la Socpresse, le
second se situe au niveau mondial avec la montée en puissance de General
Electric dans le secteur des médias.

Mécanismes financiers de la concentration :


l’exemple de Dassault et de la Socpresse

En mars 2004, le groupe Dassault prend le contrôle de la Socpresse, premier


groupe de presse français. La Socpresse, héritière du groupe de Robert Hersant,
représente alors environ 30% de la presse quotidienne régionale et diffuse des
millions d’exemplaires de magazines et de quotidiens aussi bien à l’échelle
nationale qu’à l’échelle régionale (la Socpresse détenait 70 publications dont Le
Figaro, Paris-Turf, Le Progrès, Le Dauphiné Libéré, Le Maine Libre, Presse
Océan, Le Bien Public, Le Journal de Saône-et-Loire ; L’Express, L’Expansion,
La Maison Française...). Le groupe Dassault était déjà entré à hauteur de 30%
dans la Socpresse en janvier 2002. En 2004, après avoir conclu un accord avec
la plupart des héritiers de M. et Mme Hersant, le groupe Dassault a porté sa
participation à 82% du capital de la Socpresse. L’entrée dans le capital de la
Socpresse à hauteur de 30% en janvier 2002 avait impliqué pour le groupe
Dassault un investissement de l’ordre de 450 millions d’euros. Par ailleurs, une
autre opération illustre l’impact des mécanismes financiers : en septembre 2002,
la Socpresse avait pu racheter le groupe L’Express-L’Expansion à Vivendi grâce
à une avance que le groupe Dassault lui avait faite. Cette avance de 230 millions
d’euros devait être transformée en actions Socpresse en cas de non
remboursement. La Socpresse ayant été incapable de rembourser, de facto
Dassault avait transformé son avance en actions Socpresse. À l’époque la
Socpresse était valorisée au total à environ un milliard d’euros ; le groupe
Dassault pour passer de 30% à 82% du capital de la Socpresse a dû débourser
une somme probablement supérieure à 500 millions d’euros. Une telle somme
ne pose aucun problème pour le groupe Dassault, qui n’a aucun endettement.
Ainsi le mécanisme économique fondamental qui fait que les médias en
difficulté sont rachetés par des industriels dont les finances sont florissantes est
incontournable. Depuis lors, Serge Dassault a revendu différents titres inclus
dans la Socpresse. Notons la vente du groupe L’Express-L’Expansion à Roularta
pour 220 millions d’euros en juin 2006. À propos de Serge Dassault Nathalie
Silbert écrit :
« In fine, les cessions lui auront permis de refinancer son acquisition bien au-delà de
ce que les observateurs anticipaient. Les montants précis des différentes transactions
n’ont jamais été divulgués. Mais, selon certaines estimations, Serge Dassault aurait tiré
entre 20 et 30 millions d’euros de la vente de « Paris Turf » cédé à Montagu, entre 60 et
75 millions de celle des Journaux de l’Ouest passés dans le giron du groupe Ouest
France. La vente du pôle Rhône-Alpes lui aurait permis de récupérer entre 275 millions
d’euros et 330 millions ; enfin la « Voix du Nord » a été cédée au belge Rossel, mais le
montant de la transaction reste difficile à évaluer compte tenu des pactes d’actionnaires
qui liaient déjà les deux entreprises et des échanges d’actions qui ont accompagné la
vente. « Au total, Serge Dassault a dû récupérer entre 700 et 950 millions d’euros, calcule
Jean-Clément Texier, banquier d’affaires chez BNP Paribas. Quel que soit le prix qu’il a
payé pour acquérir la Socpresse, si celui-ci est estimé entre 1,2 et 1,3 milliard d’euros
pour 83% du capital, l’industriel se retrouve aujourd’hui en position d’obtenir une plus-
value sur «Le Figaro» s’il décidait de le revendre. » »35.
Les dernières péripéties concernent la revente du pôle Rhône-Alpes (Le
Progrès, Le Dauphiné libéré, Le Bien Public, Le Journal de Saône-et-Loire,
Lyon Plus, et leurs imprimeries) de la Socpresse à la holding EBRA (société Est
Bourgogne Rhône-Alpes) détenue par L’Est républicain (51%) et le Crédit
Mutuel (49%). Cette revente a été remise en cause par le Conseil d’Etat par une
décision du 31 janvier 2007.

Le feuilleton de l’éclatement de la Socpresse n’est donc pas achevé. Mais


dans tous les cas il révèle deux phénomènes intéressants :
- tout d’abord l’enchevêtrement des décisions financières et des achats suivis
de ventes par lots séparés ;
35
Nathalie Silbert, « La cession de l’Express-Expansion achève l’éclatement de la Socpresse », Les Échos du 6
juin 2006.
- l’inquiétude originelle face à la concentration et à la main mise de Dassault
sur une grande partie de la presse s’est mue en indignation sur une revente
par lots ; en d’autres termes, la concentration était fustigée mais la
déconcentration nouvelle l’a été encore plus…

Il est vrai que les médias sont contrôlés en France par quelques grands
groupes. Il faut rappeler qu’Hachette Filipacchi Médias est détenu par
Lagardère, que La Tribune est détenue par LVMH, et que Le Point est détenu
par le groupe Pinault. On peut aussi faire référence au rachat en 2004 de 60%
d’Editis par Wendel Investissement (fonds dirigé par Ernest-Antoine Seillière)
pour 660 millions d’euros au groupe Lagardère. Editis inclut notamment Le
Robert, Bordas, Nathan, Plon-Perrin, Robert Laffont, Julliard, Nil, Omnibus, La
Découverte, Presses de la Cité, Belfond, Pocket 10/18…

Un article du journal Le Monde du 22 janvier 2005 explique comment


différents industriels et différentes familles règnent sur la presse française. Cet
article présente aussi l’intérêt, en conclusion, d’expliciter les facteurs des
difficultés de la presse quotidienne :
« La Libération a donné naissance à des journaux construits autour d’un homme ou
d’une famille, fondés sur un pacte social avec le syndicat du Livre CGT, autour de
l’impression et de la diffusion des journaux, sous la tutelle de l’Etat. Ce système est
longtemps resté figé dans sa configuration d’après-guerre. Le paysage de la presse
française n’est pas au bout de sa recomposition »36.

Il faut aussi rappeler que la taille des groupes de presse français se situe très
loin de celle des gros groupes américains ou même européens. On peut se
demander, dès lors, si le paysage de la presse française, après une phase de
recomposition à l’intérieur du pays, ne risque pas d’être modifié encore plus
profondément par des attaques venant de groupes multinationaux.

Relativité des opérations de rachat à l’échelle de la presse française


comparativement aux capacités d’un groupe comme General Electric

À l’échelle mondiale un puissant mécanisme de concentration prévaut. Nous


donnerons quelques éléments de réflexions à partir de l’exemple du groupe
General Electric. Il s’agit de la plus grande entreprise mondiale par sa
capitalisation boursière. En 2005 ce groupe a eu un profit record s’établissant à
16,7 milliards de dollars37... soit la capacité d’effectuer plus de 30 opérations
comme celle réalisée en mars 2004 par le groupe Dassault en prenant 50% de
plus de la Socpresse ! General Electric se désengage de secteurs comme
l’assurance pour acquérir des activités dans les médias et la santé. General

36
Bertrand d’Armagnac, le Monde du 22 janvier 2005.
37
Sur les trois années 2003-2004-2005 le cumul des résultats nets de GE atteint les 48,5 G$ !
Electric a pris le contrôle majoritaire de Vivendi Universal Entertainment après
avoir bénéficié du feu vert des autorités de régulation européenne et américaine.
En mai 2004, neuf mois après la cession de Vivendi Universal Entertainment
(qui regroupait les actifs américains de cinéma et de télévision de Vivendi
Universal) au groupe NBC (filiale de General Electric) est né officiellement un
nouveau géant des médias : NBC Universal. Ce géant a un chiffre d’affaires de
13 milliards de dollars, un excédent brut d’exploitation de 3,3 milliards de
dollars et compte 15 000 employés.

Instabilité et recompositions : mots clé de l’écologie des médias français ?

L’écosystème des médias et donc marqué par des déséquilibres. Ces


déséquilibres sont « explosifs » dans la mesure où le secteur est soumis à des
recompositions incessantes et de très grande ampleur. Des processus de
concentration, mais aussi de « déconcentration » – comme l’indique le cas de la
Socpresse revendue en lots –, sont très importants. …
L’écologie des médias français est rythmée par des tendances multiples et
plus ou moins contradictoires avec les effets de la réglementation, du marché et
de la sélection naturelle, de la concentration et de la déconcentration. Plus que
celui de concentration les mots clés de l’écologie des médias français nous
paraissent être ceux d’instabilité et de recomposition.

CONCLUSION : LE SYSTEME MEDIATIQUE ENTRERA-T-IL EN RESILIENCE ? QUEL


SERA SON AVENIR : ENTRE ETHIQUE ET CONTRAINTES ECONOMIQUES

Plusieurs éléments de réponse ont été apportés à la question initiale : la


concentration des médias est-elle un processus écologique ? En premier lieu la
logique évolutionniste peut être invoquée pour caractériser la dynamique des
médias. Le processus écologique fait de trajectoires technologiques, de sélection
naturelle et de compétition est marquant. Le processus écologique est aussi un
processus économique décrit par Joseph Schumpeter en termes de destruction
créatrice. Cependant ce processus écologique est loin de concerner seulement les
médias. Leur milieu et leur environnement au sens large ont un impact majeur.
Les deux grands chocs technologique et réglementaire ont fait voler en éclats les
conditions dans lesquelles vivent et se développent les médias. Le processus de
concentration atteint un stade très élevé. Nous l’avons appréhendé à travers
l’émergence des Big Five aux États-Unis, cinq entreprises qui contrôlent de
façon hégémonique la chaîne de production et de diffusion d’informations. Les
exemples de General Electric et de la presse en France nous ont permis de
donner quelques points de repère sur ce processus de concentration. Avec
l’exemple du câble aux États-Unis, nous avons souhaité mesurer ce processus. À
l’aide d’un indicateur classique de concentration, l’indice d’Herfindahl, nous
avons montré que la concentration dans le câble aux États-Unis avait été
multipliée par plus de dix entre 1977 et 2006.

Au-delà de cette quantification, ce sont bien des problèmes qualitatifs et


éthiques qui se posent face à l’ampleur du processus de concentration. En effet il
est clair que nous sommes au-delà d’un processus écologique « naturel ». Le
milieu et l’environnement des médias sont perturbés. En écologie le terme de
résilience a été introduit. Deux sens principaux sont attribués au terme de
résilience. Dans un premier sens est étudié le temps pris par le système perturbé
pour revenir à son état initial. Dans un second sens on étudie surtout la
magnitude de la perturbation qui peut être absorbée jusqu’à ce qu’un système
passe d’un état à un autre. Quelle que soit la conception, la résilience traite de la
stabilité de l’équilibre du système. En définitive, nous ferons référence à la
définition du psychiatre Boris Cyrulnik :
« En physique, (la résilience) définit l’aptitude d’un corps à conserver sa structure
quelles que soient les pressions du milieu. Mais en latin, le verbe resilio ajoute une notion
de ressaut, le fait de revenir en sautant ; peut-être rebondir après avoir subi le recul du
coup ? »38 ;
« la résilience définit la capacité à se développer quand même, dans des
environnements qui auraient dû être délabrants »39.

Ici se pose une question de fond : peut-on considérer qu’il y a effectivement


une dégradation de la qualité de l’information, voire un délabrement, et, si tel est
le cas, est-il en liaison avec le processus de concentration ? La réponse n’est pas
moniste.

Différentes analyses soulignent cette dégradation. Aux États-Unis en


particulier, tout comme en France avec le courant de pensée dans lequel figure
Ignacio Ramonet, différents ouvrages, articles ont critiqué très fortement
l’évolution des médias et leur production de contenus. Ainsi, selon ces analyses
la richesse des médias est corrélée à la pauvreté de leur contenu, leur but est de
faire de l’argent et non pas de diffuser des informations ; nous sommes
pleinement divertis et à moitié informés par un conglomérat qui contrôle toute la
chaîne d’information. Selon différentes enquêtes conduites notamment par des
écoles de journalisme, des responsables d’édition de journaux auraient déclaré :
« L’argent est avant tout la seule chose dont nous nous préoccupons. Les lecteurs sont
toujours la dernière chose à laquelle nous pensons»40.
L’« infomercial » est maintenant au cœur du système. Les grands médias
jouent sur des économies d’envergure qui leur permettent de prendre le contrôle

38
Boris Cyrulnik (entretien avec), « Manifeste pour la résilience », Spirale, no 18, 2001/2, p. 79.
39
Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Odile Jacob, Paris, 1999, cité in Jean-François Toussaint, Stratégies
Nouvelles de Prévention. Rapport d’étape, ministère de la santé et des solidarités, 11 septembre 2006.
40
David Croteau et William Hoynes, The Business of Media – Corporate Media and the Public Interest –, Pine
Forge Press, a Sage Publications Company, Thousand Oaks, California, 2001, p. 166.
de la quasi-totalité de la chaîne de l’information et d’occuper à certains moments
tout l’espace médiatique informationnel. L’exemple du film Titanic cité supra
montre les synergies entre grands médias, mais aussi illustre un phénomène
d’invasion par ces grands médias. Produit par des filiales de deux des Big Five –
News Corp et Viacom –, Titanic a donné lieu à un livre publié par une filiale de
News Corp ; la chaîne de télévision Fox du groupe News Corp a été également
impliquée. De nombreux produits, cd-roms, T-shirts, chocolat… ont été
également commercialisés à cette occasion. Par ailleurs, dans un catalogue
commun appartenant à trois des Big Five – News Corp, Viacom, et Bertelsmann
– il apparaissait que sur 400 titres seulement quatre traitaient des questions de
politique courante. Un grand nombre de titres étaient dédiés au cinéma et la
télévision. Il apparaît aussi que dans les émissions de télévision des réseaux
américains 20% des programmes sont dédiés au cinéma, aux programmes de
télévision, à la musique, aux livres produits par les firmes « parentes » du
conglomérat. Selon une autre estimation 90% du contenu du prime time est
autoproduit par les conglomérats. Dans le même temps le budget de la publicité
pèse de plus en plus sur le contenu, selon une étude émanant d’une école de
journalisme. Un mur s’est établi entre le journalisme et le commerce. Les
médias préfèrent financer des initiatives à bas coût plutôt que du travail
d’investigation coûteux et à risque. Il faut couvrir ce qui est facile à faire, bon
marché et « politiquement correct » pour les médias41.

Nous avons repris ici volontairement certaines des critiques les plus
radicales. À l’évidence l’analyse de la « qualité » de l’information est un champ
de recherche fondamentale et pourtant il en est encore à ses balbutiements. Au-
delà d’exemples il faudrait notamment faire des analyses systématiques et
réfléchir sur les critères d’évaluation. D’importantes questions éthiques se
posent : la concentration va-t-elle à l’encontre de la liberté de la presse ?
Comment assurer la diversité de l’information, la qualité des productions par les
médias ? Comment prendre en compte l’intérêt général dans un contexte de plus
en plus libéralisé ? L’affaire « Minot », que nous avons évoquée dans ce texte,
illustre l’ampleur des questions éthiques lorsqu’elles sont confrontées à des
contraintes économiques…

Dans le même temps les contraintes économiques sont de plus en plus


lourdes ; c’est, du moins, ce qui apparaît au niveau de la presse française. Cette
dernière est sur une dynamique qui lui est très défavorable.
« La presse quotidienne traverse une crise sans équivalent. Même le début des années
1990 n’avait pas été aussi dévastateur »42.

41
James Fallow, Breaking the News, Pantheon Books, New York, 1996, cité par David Croteau et William
Hoynes, op. cit.
42
David Targy, rapport sur la presse quotidienne, bureau d’études Xerfi, Le Monde du 6 avril 2004.
Dans cette perspective, mentionnons un point de vue original de Patrick
Éveno dans une tribune du journal Le Monde (29 mars 2005, p. 13). Sous le titre
« Vive la concentration des médias », cet auteur souligne que :
« En économie comme en politique, la concentration des entreprises est une menace,
parce qu’elle peut conduire à la constitution d’un oligopole préjudiciable à la liberté
d’accès au marché et à la consommation ; cette menace est encore plus préoccupante
dans le secteur des médias, nécessaires à la vie démocratique et la diffusion de la
connaissance et de la culture ; toutefois, en France, la concentration des médias est un
faux problème ».
L’auteur rappelle que les médias français sont faibles par rapport à leurs
concurrents à l’échelle internationale et conclut :
« Arrêtons d’agiter de pseudo-épouvantails et affrontons les vrais problèmes ; la
diversité n’est pas en péril à cause d’une prétendue concentration, elle est en péril parce
que les journaux, notamment les quotidiens, ne sont plus rentables depuis des années,
parce qu’ils n’ont pas su constituer autour d’eux les groupes multimédia d’une taille
suffisante pour affronter les chocs de la conjoncture, des évolutions des marchés. Plutôt
que de penser les médias en termes politiques, il vaudrait mieux les penser en termes
d’économie d’entreprise, de taille critique, de rentabilité. Les quotidiens français ne
retrouveront pas de sitôt une rentabilité enfuie depuis longtemps. Il vaudrait mieux
réfléchir à la question principale : comment faire pour rentabiliser les groupes de presse,
afin qu’ils attirent des capitaux qui cherchent des profits et non de l’influence, afin que les
quotidiens prospèrent, afin qu’ils puissent investir sur le Net pour y développer de
nouvelles formes d’audience ? »
L’analyse de Patrick Éveno est intéressante dans la mesure ou elle peut
conduire à une nouvelle interrogation : si la concentration atteint aux États-Unis
un stade tel que la qualité de l’information est menacée, en France n’aurait-on
pas besoin de « champions nationaux » dans le secteur des médias pour résister à
la puissance des conglomérats américains ?… Les chiffres récents que nous
avons fournis dans ce chapitre étayent, nous semble-t-il, l’argumentaire de
Patrick Éveno. Le rapport Lancelot43 indique aussi que parmi
« les principaux groupes présents sur le marché national, le seul à avoir développé
des activités significatives n’est pas français : il s’agit de Bertelsmann qui contrôle les
groupes RTL (radio), M6 (Télévision) et Prisma (Magazines) ».
Cette remarque est utile : l’analyse de la concentration devrait non seulement
intégrer des critères quantitatifs de parts de marché mais aussi des critères
mesurant une présence pluri média. Le rapport a aussi démontré à partir du
modèle de Steiner (présenté supra) que la déconcentration n’était pas forcément
synonyme de la pluralité des médias.

La question économique et financière se double en réalité d’une question


éthique. On voit bien que, dans une certaine mesure, ce qui pose problème, ce
n’est pas forcément la concentration des capitaux, mais bien la concentration de
l’information, son traitement, sa « manipulation », son manque de
hiérarchisation... Si en général, la concentration industrielle conduit au pouvoir

43
Commission Lancelot, op. cit., p. 45.
de marché, à des prix d’oligopole et à des pratiques commerciales restrictives,
dans les médias le processus de fusion et de concentration met en danger le bien-
être de la société dans sa globalité :
« Alors que les stations de diffusion ont encore des licences pour favoriser « l’intérêt
public », les informations dans les médias géants [medias empires] sont réduites à l’info-
tainment »44.
Le lecteur trouvera dans l’ouvrage de David Croteau et William Hoynes une
analyse complète du rôle spécifique des médias non seulement comme
fournisseurs de l’information aux citoyens, mais aussi comme éducateurs
informels ou encore comme promoteurs de l’intégration sociale45.

Les médias en général garderont leur indépendance éditoriale si leur ligne


éditoriale et, de façon corrélée, la conquête d’une audience ou d’un lectorat
(point que nous n’avons pas traité ici mais qui est essentiel pour les médias) leur
permettent d’assurer une rentabilité suffisante ou au minimum d’équilibrer leurs
comptes. Bien évidemment la recherche d’un équilibre financier passe par
d’autres éléments, notamment les coûts, qui peuvent évoluer considérablement.
Dans le cas d’un déséquilibre financier, la logique économique et financière
conduit à la poursuite des mécanismes qui sont en vigueur en permanence dans
l’histoire du capitalisme : le rachat et la concentration autour des groupes les
plus florissants capables d’absorber et de financer les médias.

La recherche de l’indépendance éditoriale devrait conduire les médias en


général, et les journalistes en particulier, à mieux intégrer la réalité économique
et les contraintes financières dans leurs analyses. Dominique Wolton a d’ailleurs
souligné l’importance d’une culture économique pour les journalistes non
seulement en France mais aussi aux États-Unis :
« les journalistes doivent acquérir une compétence économique pour décrypter les
batailles économiques autour de leur métier. L’économie aujourd’hui menace beaucoup
plus la liberté de la presse que la politique. Dans tous les pays, y compris aux États-Unis,
les journalistes sont relativement démunis car ils possèdent une culture politique, mais
peu de culture économique »46.

On peut aller plus loin : la culture économique permettrait non seulement de


comprendre les batailles économiques dans le secteur des médias, mais aussi
dans l’ensemble des secteurs et dans le cadre d’une mondialisation où les
mutations sont considérables. Intégrant mieux la réalité économique les
journalistes pourraient mieux évaluer les situations, voire les anticiper. Par
exemple, l’affaire Enron a témoigné non seulement de la faillite de la compagnie

44
Dell Champlin et Janet Koedler, « Operating in the public interest or in pursuit of private profits ? News in the
age of media consolidation », Journal of Economic Issues, Juin 2002, Volume 36, n° 2, p. 462, notre traduction.
45
David Croteau et William Hoynes, op. cit., pp. 25-34.
46
Dominique Wolton, L’autre mondialisation, Flammarion, Paris, 2003, p. 42. La partie du texte qui est ici en
caractères normaux est en italiques dans le texte de Dominique Wolton.
d’audit Arthur Andersen, mais aussi, comme l’a stigmatisé le chef du bureau
d’analyse économique et financière du Financial Times, de l’incapacité des
médias à chercher une information fiable et pertinente dans le domaine
financier.

Cependant une véritable crainte existe : les médias sont déstabilisés dans leur
environnement et dans leur milieu. Ils n’entreront pas facilement en
« résilience ». Ils n’auront pas la capacité, ni la possibilité de retrouver leur état
initial. La mutation est en œuvre. Selon un rapport du Commissariat Général du
Plan47, le risque d’une série de rachats et d’un processus de concentration pour
les médias français existe. Le rapport commence même par décrire une fiction,
un scénario catastrophe décrivant un tel processus accéléré. Au-delà de la fiction
le rapport met en garde les prochains gouvernements :
« L’histoire des médias français pourrait devenir rapidement la conquête de la
communication par quelques géants du multimédia »48.

Le processus de concentration est écologique dans le sens où il s’agit d’une


évolution radicale d’un milieu et de sa population, comme d’ailleurs dans
l’ensemble du capitalisme ; mais, compte tenu de l’ampleur des changements en
cours, la résilience conduira non pas à revenir à l’état initial mais à une véritable
mutation. Il conviendrait donc de contrôler cette mutation de sorte que les
enjeux fondamentaux de la démocratie soient préservés. Si cette possibilité de
contrôle relève de la politique et d’une régulation « optimale », la recherche
universitaire peut en tout cas développer des analyses, études de cas, enquêtes
sur la « qualité » de l’information.

47
Sylvie Bernard, Bertrand Benyamin (Chefs de projet), Des Médiattitudes. Prospective sur la stratégie de
l’Etat dans les mutations des médias, Commissariat général du Plan, Paris, juin 2005.
48
Op. cit., p. 7

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