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Le D i e u c a c h é
P a r ta n t du d o u b le p ro je t de d é g a g e r le s lig n e s
g é n é ra le s d ’u n e m éth o d e p o sitiv e d a n s l ’é tu d e d e s
é c rits p h ilo so p h iq u e s et litté r a ir e s e t d ’a p p liq u e r c e tte
m é th o d e à l ’é tu d e d e s P ensées d e P ascal e t du th é â tre
de R acin e, L u cie n G o ld m a n n é ta b lit l ’e x iste n c e d ’u n e
s tru c tu re in te lle c tu e lle , p ra tiq u e e t affective, la vision
tr a g iq u e , o p p o sé e à la s p iritu a lité e t au m y stic ism e ,
s tr u c tu r e q u i c o n s titu e d a n s l'h is to ire d e la c o n sc ie n c e
o cc id e n ta le la tra n s itio n e n tr e les in d iv id u a lis m e s —
ra tio n a lis te e t sc e p tiq u e — e t la p e n sé e d ia le c tiq u e .
A p rè s av o ir d é c rit c e tte s tru c tu re c a ra c té ris é e en
p re m ie r lieu p a r le c o n c e p t d e D ieu caché — p ré s e n t
e t a b s e n t — e t p a r la n a tu re ré e lle m e n t ou v irtu e l
le m e n t p a ra d o x a le d e l ’h o m m e, il m o n tre q u ’elle
c o n s titu e — à tra v e rs et m a lg ré to u te s le s d iffé re n c e s
— l’essence co m m une du ja n s é n is m e “ e x tr é m is te ” , d es
P ensées d e P asca l, d e la p h ilo so p h ie c r itiq u e d e K a n t
e t du th é â tr e d e R acine.
S ’in s p ir a n t du m a té ria lis m e d ia le c tiq u e e t n o ta m
m e n t d e s tra v a u x du je u n e G e o rg L u k acs, l ’o u v ra g e
d e L u c ie n G o ld m an n , qu i re n o u v e lle l ’in te rp ré ta tio n
d e s é c rits d e R acine et d e P a sc a l, e st u n e d e s p re m iè re s
a p p lic a tio n s c o n c rè te s de la m é th o d e m a rx is te aux
g ra n d s s u je ts de l ’h is to ir e d e la litté r a tu r e c la ssiq u e
fra n ç a ise .
b i b l i o t h è q u e d e s i d é e s
LUCIEN GOLDMANN
Le Dieu caché
Étude sur la vision tragique
dans les Pensées de Pascal
et dans le théâtre de Racine
GALLIM ARD
TA B LE DES M A T IÈ R E S
454 LE DIEU CACHÉ
PRÉFACE
1. L e jeu n e L ukàcs n ’est étu d ié dans la prem ière p artie q u ’en ta n t que penseur
trag iq u e e t n o n p as com m e théoricien d ’un e science de la philosophie e t de la lit
té ra tu re .
La tragédie est un jeu... un jeu
dont Dieu est le spectateur. Il
n’est que spectateur et jamais sa
parole ou ses actes ne se mêlent
aux paroles et aux gestes des ac
teurs.
LA VISION TRAGIQUE
Le bon Monseigneur de Nantes
m’a appris une sentence de Saint
Augustin qui me console fort : Que
celui-là est trop ambitieux auquel
les yeux de Dieu spectateur ne
suffisent pas.
C H A PIT R E P R E M I E R
LE TOUT E T LES P A R T IE S
com prendre et d ’en dégager les lois et la signification est le n ’avance jam ais en ligne droite puisque to u te vérité partielle
seul critère valable pour juger de la valeur d'une méthode ou ne prend sa véritable signification que p a r sa place dans l’en
d'un système philosophique. sem ble, de m êm e que l’ensemble ne p eu t être connu que p a r
R este à savoir si on p eu t arriver à ce résu ltat, lorsqu’il s’agit le progrès dans la connaissance des vérités partielles. La m arche
de faits hum ains, au trem en t q u ’en les concrétisant p ar une de la connaissance ap p a raît ainsi comme une oscillation p erpé
conceptualisation dialectique. tuelle entre les p arties et le to u t qui doivent s’éclairer
Le présent tra v a il v eu t contribuer à l’éclaircissem ent de ce m utuellem ent.
problèm e p ar l’étude de plusieurs écrits qui sont, pour l’histo Sur ce point, comme sur beaucoup d ’autres, l’œ uvre de P a s
rien de la pensée et de la littératu re, un ensemble précis et cal représente le grand to u rn a n t dans la pensée occidentale de
lim ité de faits em piriques; en l’occurrence, p ar l’étude des l’atom ism e rationaliste ou em piriste vers la pensée dialectique.
Pensées de Pascal et des q uatre tragédies de Racine, Andro- Lui-même en est d ’ailleurs conscient et le d it dans deux frag
maque, B ritannicus, Bérénice et Phèdre. Nous essayerons de m ents qui éclairent p articuhèrem ent l’opposition radicale entre
m o n trer com m ent le contenu et la stru cture de ces œ uvres se sa position philosophique et to u te espèce de rationalism e ou
com prennent m ieux à la lum ière d ’une analyse m atérialiste et d ’empirisme. Ces fragm ents nous sem blent exprim er de la
dialectique. In u tile de dire que c’est là un trav ail lim ité et m anière la plus claire l’essentiel, aussi bien de la pensée pas-
p artiel qui ne p ré te n d pas décider, à lui seul, de la validité calienne que de to u te pensée dialectique, qu’il s’agisse des
de notre m éthode; la valeur et les limites de cette dernière ne grands auteurs représentatifs comme K a n t, Hegel, M arx,
p o u v an t être mises en lum ière que p ar un ensemble de trav a u x Lukàcs, ou plus m odestem ent d ’études partielles et limitées
en p artie déjà écrits p ar les divers historiens m atérialistes comme le p résen t ouvrage.
depuis M arx, en p artie encore à écrire. Nous les citons dès m ain ten an t en ra p p elan t que nous y
La science se constitue pas à pas, bien qu’on puisse espérer retien d ro n s dans le cours de l’ouvrage et que c’est entre autres
que chaque ré su ltat acquis perm ette, p ar la suite, une m arche à p a rtir de ces fragm ents que l’on p o u rrait et d evrait com
accélérée. Convaincus que le trav a il scientifique (comme la prendre l’ensemble de l’œ uvre de Pascal et le sens des trag é
conscience en général) est un phénom ène social qui suppose la dies de R acine.
coopération de nom breux efforts individuels, nous espérons « Si l’hom m e s’étu d iait le prem ier, il v errait com bien il est
ap p o rter une contribution à la com préhension, d ’une p a rt, de incapable de passer outre. Com m ent se pourrait-il q u ’une p artie
l ’œ uvre de Pascal et de Racine, d ’autre p a rt, à celle de la stru c connût le to u t? Mais il aspirera p eu t-être à connaître au moins
tu re des faits de conscience et de leur expression philosophique les parties avec lesquelles il a de la proportion. Mais les p arties
et littéraire; contribution qui sera, cela va de soi, complétée et du m onde ont toutes u n tel ra p p o rt et un tel enchaînem ent
dépassée p ar d ’autres tra v a u x ultérieurs. l’une avec l’autre, que je crois im possible de connaître l’une
Soulignons, cependant, que les lignes qui précèdent, loin sans l’autre et sans le to u t » (fr. 72). « Donc toutes choses
d ’être une simple p rotestation subjective de m odestie, sont é ta n t causées et causantes, aidées et aidantes, m édiatem ent et
l’expression d ’une position philosophique précise, radicalem ent im m édiatem ent, et toutes s’e n tre te n a n t p ar un lien n atu re l et
opposée à to u te philosophie analytique a d m ettan t l’existence insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je
de prem iers principes rationnels ou de points de départ sen tiens im possible de connaître les parties sans connaître le to u t,
sibles, absolus. Le rationalism e p a rta n t d ’idées innées ou évi non plus que de connaître le to u t sans connaître p articu lière
dentes, l’empirisme p a rta n t de la sensation ou de la percep m ent les parties » (fr. 72) l .
tion, ad m etten t, l’un et l’autre, à to u t m om ent de la recherche, Pascal sait com bien il s’oppose p ar là au rationalism e c a rté
un ensemble de connaissances acquises, à p a rtir duquel la pensée sien. D escartes pensait que si nou$ ne pouvons com prendre
scientifique avance en ligne droite avec plus ou moins de certi l’infini, nous avons, to u t au moins, pour notre pensée, des
tu d e sans cependant avoir à revenir normalement et nécessai points de départ, des prem iers principes évidents. Il ne v o y ait
rement 1 sur les problèm es déjà résolus. La pensée dialectique pas que le problèm e est le mêm e pour les élém ents et p o u r
affirme, p ar contre, qu’il n ’y a jam ais de points de d ép a rt cer l’ensemble, que dans la m esure où l’on ne connaît pas l’u n il
tains, ni de problèm es définitivem ent résolus, que la pensée est im possible de connaître les autres.
« Mais l’infinité en petitesse est bien moins visible — les phi-
1. L e reto u r sur les ré su lta ts acquis est to u jo u rs possible et m êm e probable e t
fréquent p o u r la pensée ratio n aliste ou em piriste. Il n ’en est p a s m oins accidentel
e t, en p rin c ip e, évitable. 1. N ous citons les Pensées d ’après l’éditio n B runschvicg
16 LE DIEU CACHÉ LE TOUT ET LES P A R T IE S 17
losophes ont bien p lu tô t prétendu d ’y arriver et c’est là où tous com portem ent. De plus, il arrive souvent que le com portem ent
ont achoppé. C’est ce qui a donné lieu à ces titres si ordi qui perm et de com prendre l’œ uvre n ’est pas celui de l’au teur,
naires : Des principes des choses, Des principes de la philosophie, m ais celui d ’un groupe social (auquel il p eu t ne pas appartenir)
et aux sem blables aussi fastueux en effet quoique moins en et notam m ent, lorsqu’il s’agit d ’ouvrages im portants, celui d ’une
apparence que cet autre qui crève les yeux : De omni scibili » classe sociale.
(fr. 72). Car l’ensemble m ultiple et complexe de relations hum aines
C’est à p a rtir de cette m anière d ’envisager les relations entre dans lesquelles est engagé to u t in d iv id u crée très souvent des
les p arties et le to u t qu’il fau t prendre rigoureusement à la ruptures entre sa vie quotidienne d ’une p a rt, sa pensée concep
lettre en lui do n n an t son sens le plus fort le fragm ent 19 : « La tuelle et son im agination créatrice d ’au tre p a rt, ou bien il ne
dernière chose qu’on trouve en faisant u n ouvrage est de savoir laisse subsister entre elles qu’une relation trop m édiatisée pour
celle q u ’il fa u t m ettre la prem ière. » être pratiquement accessible à to u te analyse quelque peu p ré
Cela signifie que l’étude d’un problèm e n ’est jam ais achevée cise. D ans de pareils cas (et ils sont nom breux), l’œ uvre est
n i dans son ensemble, ni dans ses élém ents. D ’une p a rt, il est difficilement intelligible si on v e u t la com prendre uniquem ent
évident qu'en recommençant l'ouvrage, on trouvera encore, et en ou en prem ier lieu à trav ers la personnalité de son au teur. Plus
dernier lieu seulement, ce qu'on aurait dû mettre au commence encore, l’in ten tio n d ’u n écrivain et la signification subjective
ment et, d ’au tre p a rt, ce qui v a u t pour l’ensemble ne v a u t q u ’a pour lui son œ uvre ne coïncident pas toujours avec la signi
pas m oins pour ses parties qui, n ’é ta n t pas des élém ents pre fication objective de celle-ci qui intéresse en prem ier lieu l’his-
miers, sont à leur échelle des ensembles relatifs. La pensée torien-philosophe. H um e n ’est pas rigoureusem ent sceptique,
est une dém arche v iv an te do n t le progrès est réel sans être m ais l ’empirisme l’est; D escartes est croyant, m ais le ra tio n a
cependant linéaire ni su rto u t jam ais achevé. lisme cartésien est athée. C’est en rep laçan t l’œ uvre dans l ’en
On com prend m ain ten an t pourquoi, en dehors de to u t juge semble de l’évolution historique et en la ra p p o rta n t à l’ensemble
m en t subjectif, nous ne pouvons, pour des raisons épistém olo de la vie sociale, que le chercheur p e u t en dégager la signifi
giques, voir dans le présent trav ail au tre chose qu’une étape cation objective, souvent même p eu consciente pour son propre
dans l’étude d ’u n problèm e, un ap p o rt à une dém arche qui ne créateur.
p e u t n i être ni se vouloir individuelle ou définitive. Les différences entre la doctrine calviniste de la p réd estin a
Le principal objet de to u te pensée philosophique est l’homme, tion et celle des jansénistes sont peu visibles (quoique réelles),
sa conscience et son com portem ent. A la lim ite, to u te philoso ta n t que la recherche reste sur le p lan de la conscience. L ’étude
phie est une anthropologie. Nous ne pouvons pas, bien entendu, du com portem ent social et économ ique des groupes jansénistes
exposer dans u n ouvrage consacré à l’étude d ’un groupe de et calvinistes rend la différence éclatante. L ’ascèse intram on-
faits partiels l’ensemble de notre position philosophique; cepen daine des groupes calvinistes étudiés p a r Max W eber — ascèse
d a n t comme les faits que nous étudions sont des œ uvres philo qui a si puissam m ent contribué à l’accum ulation des capitaux
sophiques et littéraires, on nous p erm e ttra de dire quelques et à l’essor du capitalism e m oderne d ’une p a rt — le refus de
m ots sur notre conception de la conscience en général et de to u te vie intram o n d ain e (sociale, économique, politique et
la création littéraire et philosophique en particulier. même religieuse) qui caractérise le groupe des jansénistes ra d i
P a rta n t du principe fondam ental de la pensée dialectique, caux d ’au tre p a rt, nous p erm etten t d ’entrevoir d ’emblée une
que la connaissance des faits em piriques reste ab straite et super opposition qui a trouvé son expression dans l’anticalvinism e des
ficielle, ta n t q u ’elle n ’a pas été concrétisée p ar son intégration jansénistes, anticalvinism e réel et profond, m algré les ressem
à l’ensemble qui seule perm et de dépasser le phénom ène blances apparentes entre ces deux doctrines. De même, les tra g é
p artiel et ab stra it pour arriver à son essence concrète, et im pli dies de Racine, si peu éclairées p ar sa vie, s’expliquent, en p artie
citem ent à sa signification, nous ne croyons pas que la pensée to u t au m oins, en les rap p ro ch an t de la pensée janséniste et
et l’œ uvre d ’un auteur puissent se com prendre p ar elles-mêmes aussi de la situatio n sociale et économique des gens de robe
en re sta n t sur le p lan des écrits et même sur celui des lectures sous Louis X IY .
et des influences. La pensée n ’est qu’un aspect partiel d ’une Précisons : l’historien de la philosophie ou de la litté ra tu re
réalité moins ab straite : l’homme v iv a n t et entier; et celui-ci se trouve au d ép art d evant u n groupe de faits em piriques :
n ’est à son to u r qu’un élém ent de l’ensemble q u ’est le groupe les textes qu’il se propose d ’étudier. Ces tex tes, il p eu t les
social. Une idée, une œ uvre ne reçoit sa véritable signification aborder, soit avec l’ensemble de m éthodes purem ent philolo
que lorsqu’elle est intégrée à l’ensemble d ’une vie et d ’un giques que nous appellerons positivistes, soit avec des m éthodes
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in tu itiv es et affectives fondées sur l’affinité, la sym pathie, soit les conclusions de pareilles ten tativ es restero n t nécessairem ent
enfin avec des m éthodes dialectiques. É lim inant pour l’in stan t plus ou moins arbitraires. Bien entendu, il ne s’agit pas d ’exclure
le second groupe qui à notre avis to u t au moins n ’a pas de l’étude de la biographie du tra v a il de l’historien. Très souvent,
caractère proprem ent scientifique, nous constatons q u ’un seul elle lui apporte des éclaircissem ents qui pour ne concerner que
critère p eu t départager les partisans des m éthodes dialectiques des points de détail n ’en sont pas moins du plus h a u t in térêt.
et ceux des m éthodes positivistes : la possibilité de com prendre Elle restera cependant toujours un procédé de recherche auxi
l’ensemble des textes dans leur signification plus ou moins liaire et partiel dont il fau d ra contrôler les résu ltats p ar des
cohérente, ces textes é ta n t, pour les uns comme pour les autres, m éthodes différentes et d ont su rto u t il ne fa u t à aucun prix
le point de départ et le point d'aboutissement de leur travail faire le fondem ent de l’explication.
scientifique. Ainsi l’essai de dépassem ent du tex te écrit p ar l’intégration
L a conception, déjà m entionnée, du rap p o rt entre le to u t à la biographie de son au teu r se révèle difficile et ses résu ltats
et les parties, sépare cependant d ’emblée la m éthode dialec apparaissent incertains. Ne vau t-il pas m ieux dans ce cas reve
tiq u e des m éthodes habituelles de l’histoire érudite qui le plus nir aux m éthodes positivistes, au tex te lui-même et à son étude
souvent ne tien n en t pas suffisamment com pte des données évi philologique dans le sens le plus v aste du m ot?
dentes de la psychologie et de la connaissance des faits Nous ne le croyons pas, car to u te étude philologique se
sociaux 1. Les écrits d ’un auteur ne constituent, en effet, heurte à deux obstacles difficilement surm ontables ta n t q u ’on
q u ’une p artie de son com portem ent, lequel dépend d ’une n ’intègre pas l’œ uvre à l’ensemble historique do n t elle fait
s tru c tu re physiologique et psychologique extrêm em ent com partie.
plexe qui est loin de dem eurer identique et constante to u t au T out d ’abord, com m ent délim iter cette œ uvre? E st-ce to u t
long de l’existence individuelle. ce que l’au teu r étudié a écrit, y compris les lettres et les m oindres
De plus, une variété analogue se m anifeste, a fortiori, dans brouillons et publications posthum es? Est-ce seulem ent ce qu’il
la m ultiplicité infinie des situations concrètes où se trouve a publié ou destiné à la publication?
l ’individu au cours de son existence. Sans doute si nous avions On connaît les argum ents qui p laid en t en faveur de l’une
une connaissance exhaustive de la stru ctu re psychologique de et de l’au tre de ces deux solutions. La difficulté de 'choisir
l’a u teu r étudié et de l’histoire de ses relations quotidiennes réside dans le fait que to u t ce q u ’un au teu r a écrit n ’est pas
avec son m ilieu social et naturel, pourrions-nous com prendre, d ’égale im portance p o u r la com préhension de son œ uvre. Il y
sinon entièrem ent, du moins en grande p artie, son œ uvre à a des textes qui s’expliquent p ar les accidents individuels de
trav ers sa biographie. U ne telle connaissance est cependant sa vie et qui comme tels présen ten t to u t au plus un in térê t
pour l’in stan t, et probablem ent pour toujours, du dom aine de biographique; il y a des tex tes essentiels sans lesquels l’œ uvre
l ’utopie. Même lorsqu’il s’agit d ’individus contem porains que est incom préhensible. E t ce qui rend la tâche de l’historien
le psychologue p eu t étudier dans le laboratoire, soum ettre à encore plus difficile est le fait que les uns et les autres se tro u v en t
to u tes sortes d ’expériences et de tests, interroger sur leurs aussi bien dans les ouvrages publiés que dans les lettres e t les
sentim ents actuels et sur leur vie passée, il obtiendra à peine notes personnelles. Nous nous trouvons d evant une des m ani
au tre chose q u ’une vue plus ou moins fragm entaire de l’indi festations de la difficulté fondam entale de to u t tra v a il scienti
v idu étudié : à plus forte raison cela vaut-il pour un hom m e fique : la distinction entre l’essence et l’accident, problèm e qui
d isparu depuis plusieurs siècles, et que nous ne pouvons, même a préoccupé les philosophes depuis A ristote ju sq u ’à H usserl
à trav ers les recherches les plus sérieuses, connaître que d ’une et auquel il s’agit de donner une réponse positive 1 et scienti
m anière au plus h a u t p oint superficielle et fragm entaire. Il y fique.
a quelque chose de paradoxal à essayer de com prendre l’œ uvre Deuxième difficulté non moins im p o rtan te que la prem ière :
de P lato n , de K a n t, de Pascal, à trav ers leur biographie à une au prem ier abord, la signification d ’un tex te est loin d ’être
époque où nous venons, grâce à la psychanalyse, à la psycho certaine et univoque.
logie de la forme et aux trav a u x de Je a n Piaget, de connaître Des m ots, des phrases, des fragm ents en apparence sem
m ieux que jam ais l’extrêm e com plexité de l’individu hum ain. blables et même identiques peu v en t avoir des significations
Malgré to u te l’érudition et la rigueur scientifique apparentes, différentes lorsqu’ils se tro u v en t intégrés à des ensembles diffé-
1. N o u s v o u drions é v ite r le m o t sociologie q ui pose une foule de problèm es 1. Ce qui, nous essayerons de le m o n trer, est précisém en t le co n traire d ’une
q u e n o u s n e pouvons p as ab o rd er ici. réponse scientiste e t positiviste.
20 LE DIEU CACHÉ LE TOUT ET LES PARTIES 21
rents. Pascal le savait m ieux que personne : « Les m ots diver tude à la fois positive et négative à l’égard de la raison.
sem ent rangés font un divers sens, et les sens diversem ent ra n Mais l’élém ent positif ne le rapproche pas plus de D escartes
gés font différents effets » (fr. 23). que l’élém ent négatif ne le rapproche de K ierkegaard, à moins
« Qu’on ne dise pas que je n ’ai rien d it de nouveau; la dis d ’oublier que ces deux éléments coexistent de m anière p erm a
position des m atières est nouvelle; quand on joue à la paum e, nente et qu’on ne p e u t même pas p arler de deux attitu d e s ou
c’est une même balle dont joue l’u n et l’autre, m ais l’un la élém ents, à moins d ’aborder les Pensées dans une perspective
place mieux. cartésienne ou kierkegaardienne. P o u r Pascal, il y a une seule
« J ’aim erais a u ta n t q u ’on me dît que je me suis servi de position, la dialectique tragique qui répond à la fois oui et
m ots anciens. E t comme si les mêmes pensées ne form aient non à tous les problèm es fondam entaux que posent la vie de
pas un autre corps de discours p ar une disposition différente, l’homme et ses relations avec les autres hom m es et l’univers.
aussi bien que les mêmes m ots form ent d ’autres pensées p ar Nous pourrions m ultiplier les exemples. Ce sont là deux
leur différente disposition » (fr. 22). écueils auxquels doit se h eu rter to u te méthode positiviste p u re
Or, il est pratiq u em en t impossible d ’insérer les pensées dans ment philologique et en face desquels elle est totalement désar
le « corps du discours » ta n t qu’on n ’a pas fait le d ép art dans mée, faute de posséder un critère objectif qui lui p erm e ttra it
l’œ uvre entre l’essentiel et l’accessoire, entre les élém ents qui de juger de l’im portance des différents tex tes et de leur signi
form ent ce « corps du discours » et les textes non essentiels fication dans l’ensemble de l’œ uvre. Ces difficultés ne sont que
q u ’il fa u t laisser de côté. l’expression visible et im m édiate dans la sphère particulière de
T o u t ceci semble plus ou moins évident. C ependant, de nom l’histoire de la litté ra tu re et de la philosophie, de l’im possibilité
breux historiens n ’en continuent pas moins à isoler arb itraire générale de com prendre dans le dom aine des sciences hum aines
m en t certains élém ents d ’une œuvre pour les rapprocher d ’autres les phénom ènes em piriques ab straits et im m édiats sans les r a t
élém ents analogues d ’une autre œ uvre radicalem ent différente. tach er à leur essence conceptuelle concrète.
Qui ne connaît les légendes si répandues et persistantes du La m éthode dialectique préconise un chemin différent. Les
« rom antism e » de R ousseau et de H ôlderlin, le rapprochem ent difficultés que présen tait l’insertion de l’œ uvre dans la bio
entre Pascal et K ierkegaard, etc., ou bien la te n ta tiv e (sur graphie de son au teu r, loin de nous inciter à revenir' aux
laquelle nous reviendrons au cours de cet ouvrage) faite p ar m éthodes philologiques et à nous lim iter au tex te im m édiat,
L aporte et son école pour identifier les positions opposées de auraient dû nous pousser, au contraire, à avancer dans la p re
P ascal et de Descartes. m ière direction en allant, non seulem ent du tex te à l’individu,
D ans tous ces cas, il s’agit du même procédé : on isole de m ais encore de celui-ci aux groupes sociaux dont il fa it p artie.
leur contexte certains éléments partiels d’une œ uvre, on en Car, à la réflexion, les difficultés de l’étude philologique et celles
fa it des totalités autonom es et l’on constate ensuite l’existence de l’étude biographique se révèlent être du même ordre et avoir
d ’élém ents analogues dans une autre œ uvre, avec laquelle on le même fondem ent épistém ologique. L a m ultiplicité et la
étab lit un rapprochem ent. On crée ainsi une analogie factice, variété des faits individuels é ta n t inépuisables, leur étude scien
laissant de côté consciem ment ou non le contexte qui, lui, est tifique et positive présuppose la séparation des élém ents essen
entièrem ent autre et qui donne même à ces éléments semblables tiels et accidentels qui sont intim em ent liés dans la réalité
une signification différente ou opposée. im m édiate telle q u ’elle s’offre à notre in tu itio n sensible. Or,
Il y a sans doute chez R ousseau et chez H ôlderlin une cer sans aborder ici la discussion d u fondem ent épistém ologique
tain e sensibilité affective, une accentuation du moi subjectif, des sciences physico-chim iques pour lesquelles la situation nous
un am our de la n atu re qui, isolés du contexte, peuvent les ra p p a ra ît différente, nous croyons que, dans les sciences hum aines,
procher, en apparence, des écrivains ro m an tiq u es.il suffit cepen la séparation entre l’essentiel et l’accidentel ne p eu t se faire
d a n t de se rappeler le Contrat social, l’idée de volonté générale, que p ar l’intég ratio n des élém ents à l ’ensemble, des parties
l’absence de to u te idée d ’élite opposée à la com m unauté u n i au to u t. C’est pourquoi, bien qu’on ne puisse jam ais arriver à
verselle, le peu d ’im portance q u ’a le m oyen âge aux yeux de ces une to talité qui ne soit elle-même élém ent ou p artie, le p ro
deux écrivains, l’enthousiasm e de H ôlderlin pour la Grèce, pour blèm e de la m éthode en sciences hum aines est celui du décou
voir à quel point leur œuvre se situe à l’opposé du rom antism e x. page du donné em pirique en totalités relatives suffisamment
De même nous trouverons sans doute chez Pascal une atti- autonomes pour servir de cadre à un travail scientifique x.1
1. K a n t qui ad m irait R ousseau, to u t en refu san t l’e x a ltatio n e t les débordem ents 1. L ’effort principal de la pensée dialectique en sciences h um aines a p o rté sur
affectifs, ne s’y est p as trom pé. la critique des dom aines trad itio n n els de la science u n iv ersitaire, d ro it, histoire
LE TOUT ET LES P A R T IE S 23
22 LE D IE U CACHE
Si cependant pour les raisons que nous venons d ’énoncer, prem iers, et entièrem ent accidentelle et même négligeable chez
ni l’œ uvre ni l’individu ne sont des to talités suffisamm ent le dernier. D ans la célèbre querelle de l’athéism e, Fichte av ait
autonom es pour fournir le cadre d ’une étude scientifique et probablem ent raison en affirm ant sa foi personnelle, m ais ses
explicative de faits intellectuels et littéraires, il nous reste à adversaires avaient aussi certainem ent raison en affirm ant que
savoir si le groupe, envisagé notam m ent sous la perspective de cette foi é ta it un élém ent accidentel dans l’ensemble d ’une
sa stru ctu ratio n en classes sociales, ne p o u rrait constituer une philosophie objectivement athée; de mêm e, dans le célèbre frag
réalité qui nous p erm e ttrait de surm onter les difficultés ren m ent 77, Pascal a m ieux compris la philosophie cartésienne
contrées sur le plan du tex te isolé ou ra tta ch é uniquem ent à (et même son prolongem ent u ltérieur chez Malebranehe) que
L aporte dans son volum ineux ouvrage dont l’in terp rétatio n se
la biographie.
A bordons les deux difficultés, m entionnées plus h au t, dans fonde souvent sur des textes accidentels dans les écrits du
l’ordre inverse pour des raisons d ’exposition. Comment définir philosophe.
la signification d ’un écrit ou d ’un fragm ent? La réponse découle Si cependant le critère de la cohérence nous apporte une
des analyses précédentes : en l'intégrant à l'ensemble cohérent aide im portante et même décisive lorsqu’il s’agit de com prendre
la signification d ’un élém ent, il va de soi que ce critère ne s’ap
de l'œuvre.
L’accent est mis ici sur le m ot cohérent. Le sens valable est plique que très rarem ent, et seulem ent lorsqu’il s’agit d ’une
celui qui perm et de retrouver la cohérence entière de l’œ uvre, œ uvre vraim ent exceptionnelle, à l’ensemble des écrits et des
à moins que cette cohérence n ’existe pas x, auquel cas, pour textes d ’un auteur.
les raisons que nous exposerons plus loin, l’écrit étudié n ’a Le fragm ent 684 se réfère à un ouvrage exceptionnel et sans
pas d’in térêt philosophique ou littéraire fondam ental. Pascal pareil pour un croyant. D ans la perspective de Pascal, il n ’y
en é ta it conscient. P a rla n t de l’in terp rétatio n de l’É criture a rien d ’accidentel dans l’É critu re; sa cohérence doit em brasser
sainte, il écrit : « On ne peut faire une bonne physionom ie la m oindre ligne, le m oindre m ot. L ’historien de la philosophie
q u ’en accordant toutes nos contrariétés, et il ne suffit pas de et de la littératu re, en revanche, se trouve dans une situation
su iv re une suite de qualités accordantes sans accorder les moins favorisée et plus complexe. D ’une m anière immédiate,
contraires. P our entendre le sens d ’un auteur, il fa u t accorder l ’œ uvre q u ’il étudie est écrite p ar un individu qui n ’est pas à
tous les passages contraires. Ainsi, pour entendre l’É criture, chaque in sta n t de son existence au même niveau de conscience
il fa u t avoir un sens dans lequel tous les passages contraires et de force créatrice; de plus, cet individu est toujours plus
s’accordent. Il ne suffit pas d ’en avoir un qui convienne à plu ou moins ouvert à des influences extérieures et accidentelles.
sieurs passages accordants, mais d ’en avoir un qui accorde les D ans la p lu p art des cas, le critère de cohérence ne p eu t s’appli
passages mêm e contraires. T out a u teu r a un sens auquel tous quer qu’aux textes essentiels de son œ uvre, ce qui nous ram ène
les passages contraires s’accordent, ou il n ’a point de sens du à la prem ière des difficultés que nous avons m entionnées en
to u t. On ne peut pas dire cela de l’É criture et des prophètes; p arla n t des écueils auxquels doit se h eu rter to u te m éthode
ils avaient assurém ent trop bon sens. Il fau t donc en chercher purem ent philologique ou biographique.
un qui accorde toutes les contrariétés » (fr, 684). Sur ce point, l’historien de la litté ra tu re et de l’a rt a, sans
Le sens d ’un élém ent dépend de l’ensemble cohérent de doute, un prem ier critère immédiat : la valeur esthétique. Il est
l’œ uvre entière. L’affirm ation d ’une foi absolue dans la vérité évident que to u t essai de com préhension de l’œ uvre de G œ the
des Evangiles n ’a ni la même signification ni la m êm e im por ou de R acine p eu t laisser de côté Les Enervés ou Le Général
tan ce lorsque nous la trouvons chez S aint Augustin, chez S aint citoyen, pour le prem ier, Alexandre ou La Thêbaïde pour le
Thom as d ’A quin, chez Pascal et chez D escartes; elle est essen second. Mais, sans même parler du fait q u ’isolé de to u t com plé
tielle, quoique dans un sens très différent, pour chacun des trois m ent conceptuel et explicatif, ce critère de la valeur esthétique
reste subjectif et arbitraire x, il présente encore le désavantage
p o litique, psychologie expérim entale, sociologie, etc. D ’après elle, ces disciplines
1. E t cela pour des raisons qui sont elles aussi en grande p a rtie sociales. A chaque
n ’o n t pas p o u r o b jet des dom aines suffisam m ent autonom es p o u r p erm ettre une
époque, la sensibilité des m em bres de telle ou telle classe sociale e t aussi des in te l
com préhension scientifique réelle des phénom ènes. O n oublie tro p souvent que le
lectuels est aiguisée pour certaines œ uvres et ém oussée pour d ’au tres. La p lu p art
Capital n ’est pas u n tra ité d ’économ ie politique dans le sens tra d itio n n e l d u m o t,
des études contem poraines so n t pour cette raison su je ttes à cau tio n lo rsqu’elles
m ais, comme l’indique son titre , une « critiqu e de l’économ ie p o litiq u e ». (V oir
p arlen t de Corneille, Hugo ou V oltaire. La situ a tio n est différente pour les écrits
aussi L ukàcs : H istoire et Conscience de classe, B erlin, 1923.)
irratio n aliste s e t m êm e pour les écrits trag iq u es d ont les in tellectu els contem porains
1. L a cohérence d o n t nous parlons n ’est cependant p as — sau f p e u t-ê tre p o u r
sen ten t m ieux la valeu r esthétique même lo rsq u ’ils ne saisissent pas. d ’une m anière
des ouvrages de philosophie ratio n aliste — une cohérence logique. (V oir à ce su je t
trè s claire, la signification objective.
L . (rOLOMANN : Sciences hum aines et Philosophie, P . U. F ., 1952.)
24 LE D I E U CACHÉ LE TOUT ET LES P A R T IE S 25
de ne pouvoir s’appliquer presque jam ais aux œ uvres philoso e t qui s’exprim e à trav ers leurs œ uvres. C’est précisém ent la
phiques et théologiques. vision du m onde, et, dans le cas précis des auteurs que nous
L ’histoire de la philosophie et de la littératu re ne pourra venons de citer, la vision tragique d ont nous parlerons dans les
ainsi devenir scientifique que le jo u r où sera forgé un in stru chapitres suivants.
m ent objectif et contrôlable p erm e tta n t de départager l’essentiel H ne fa u t cependant pas voir dans la vision du m onde une
d ’avec l’accidentel dans une œ uvre, in stru m en t dont on pourra, réalité m étaphysique ou d ’ordre purem ent spéculatif. Elle cons
par ailleurs, contrôler la validité et l ’emploi p a r le fa it que son titu e , au contraire, le principal aspect concret du phénom ène
application ne devra jam ais élim iner comme non essentielles que les sociologues essaient de décrire depuis des dizaines d ’an
des œuvres esthétiquem ent réussies. Or, cet instrum ent nous nées sous le term e de conscience collective, et son analyse nous
semble être la notion de vision du monde. p erm ettra de préciser la notion de cohérence que nous avons
Le concept en lui-même n ’est même pas d ’origine dialectique. déjà rencontrée.
D ilthey et son école l’on t employé abondam m ent. M alheureu Le com portem ent psychom oteur de to u t individu résulte de
sem ent, ils l’on t fa it d ’une m anière très vague, sans jam ais ses relations avec le milieu am biant. J e a n P iaget a décomposé
réussir à lui donner un s ta tu t p o sitif et rigoureux. Le m érite l’effet de ces relations en deux processus com plém entaires :
de l’avoir employé avec la précision indispensable pour en assim ilation du milieu aux schèmes de pensée et d ’action du
faire un in stru m en t de travail, revient, en premier lieu, à Georg sujet, et accom m odation de ces schèmes à la stru ctu re du
Lukàcs, qui l’a fait dans plusieurs ouvrages dont nous nous m onde am b ian t lorsque celui-ci ne se laisse pas assimiler 1.
sommes efforcés ailleurs de dégager la m éthode L Le grand défaut de la p lu p art des tra v a u x de psychologie a
Q u’est-ce q u ’une vision du m onde? Nous l’avons déjà écrit été de tra ite r trop souvent l’individu comme sujet absolu, et
ailleurs : ce n ’est pas une donnée em pirique im m édiate, mais de considérer les autres hommes p a r ra p p o rt à lui uniquem ent
au contraire, un in stru m en t conceptuel de trav a il indispensable comme objet de sa pensée ou de son action. C’é ta it la position
p o u r com prendre les expressions im m édiates de la pensée des atomiste com m une au Je cartésien ou fichtéen, à 1’ « Ego tran s-
individus. Son im portance et sa réalité se m anifestent même cendental » des néo-kantiens et des phénom énologues, à la
sur le plan em pirique dès qu’on dépasse la pensée ou l’œ uvre sta tu e de Condillac, etc. Or, ce p o stu lat im plicite ou expli
d ’un seul écrivain. On a, depuis longtem ps, signalé les parentés cite de la philosophie et de la psychologie non dialectiques
qui existent entre certains ouvrages philosophiques et certaines m odernes est to u t sim plem ent faux. Son inexactitude se révèle
œ uvres littéraires : D escartes et Corneille, Pascal et Racine, à la plus simple observation em pirique. Presque aucune action
Schelling et les rom antiques allem ands, Hegel et Gœthe. D ’autre hum aine n ’a po u r sujet un individu isolé. Le sujet de l’action
p a rt, nous le m ontrerons au cours du présent ouvrage, des est un groupe, un « Nous », même si la stru ctu re actuelle
positions analogues dans la stru ctu re d ’ensemble, et non pas de la société ten d p ar le phénom ène de la réification à voiler
seulem ent dans le détail, se retrouvent lorsqu’on rapproche des ce « Nous » et à le transform er en une somme de plusieurs
textes en apparence aussi différents que les écrits critiques de individualités distinctes et fermées les unes aux autres. Il y
K a n t et les Pensées de Pascal. a entre les hom m es une au tre relation possible que celle de
Or, sur le plan de la psychologie individuelle, il n ’y a rien de sujet à objet, de J e à Tu, une relation de com m unauté que
plus différent qu’un poète qui crée des êtres et des choses p a rti nous appellerons le « Nous », expression d ’une action commune
culières, et un philosophe qui pense et s’exprim e p a r concepts sur un objet physique ou social.
généraux. De même, on peut à peine im aginer deux individus >’ Il v a de soi que dans la société actuelle chaque individu est
plus différents dans tous les aspects de leur vie et de leur engagé dans une m u ltitude d ’actions communes de ce genre,
com portem ent que ne l’étaient K a n t et Pascal. Si, donc, la actions dans lesquelles le groupe su jet n ’est pas identique et
p lu p art des élém ents essentiels qui com posent la stru ctu re sché qui, p ren an t toutes une im portance plus ou moins grande pour
m atique des écrits de K a n t, Pascal et R acine sont analogues
malgré les différences qui séparent ces écrivains en ta n t qu’indi-
1. M arx d isa it la m êm e chose dans u n passage d u Capital que P iag et a rep ris
vidus em piriques vivants, nous sommes obligés de conclure à d an s son dernier ouvrage : « L e tra v a il est a v a n t to u t u n processus en tre l’hom m e
l’existence d ’une réalité qui n ’est plus purem ent individuelle e t la n a tu re , u n processus d an s lequel l ’hom m e, p a r son activ ité, réalise, règle e t
contrôle ses échanges avec la n a tu re . Il y jo u e lui-m êm e vis-à-vis de la n a tu re
1. V oir L. G oldmann : M atérialism e dialectique et H istoire de la philosophie. le rôle d ’une puissance n atu relle. Il m et en m o u v em en t les forces n atu relles q u i
R evue philosophique de France et de Vétranger, 1948, n° 46 e t Sciences hum aines et a p p a rtie n n e n t à sa n a tu re corporelle, b ra s e t jam b es, tê te e t m ain s, p o u r s’a p p ro
Philosophie, P . U. F ., 1952. p rier les substances n atu relles sous une form e u tilisab le p o u r sa p ro p re vie. E n
ag issan t ainsi, p a r ses m o u v em en ts su r la n a tu re ex térieu re, e t en la tra n sfo rm a n t,
LE TOUT ET LES P A R T IE S 27
26 LE D IE U CACHÉ
dans la pensée tragique n ’a q u ’une seule dimension tem po com prendre, Pascal, prév o y an t en mêm e tem ps les possibilités
relle, le p résen t1. et les dangers q u ’il recélait et n ian t la possibilité de to u te
On com prend m ain ten an t com m ent se posent pour la pen analogie entre l’existence de l’espace et celle de la divinité,
sée rationaliste et la pensée tragique les problèmes de la com s’écriera dans une form ule aussi adm irable que précise « Le
munauté et de l'univers, ou plus exactem ent les problèm es silence éternel de ces espaces infinis m ’effraye » (fr. 206).
de l’absence de com m unauté et d ’univers, les problèm es de la Ce fragm ent se ra tta ch e à la plus im p o rtan te conquête scien
société et de l'espace. P our l’une et pour l’autre de ces deux tifique du rationalisme de son tem ps, à la découverte de l’es
pensées, l ’individu ne trouve ni dans l’espace ni dans la com pace géom étrique infini, et lui oppose le silence de Dieu. Dieu
m unauté aucune norm e, aucune direction qui puisse guider ne parle plus dans l'espace de la science rationnelle, e t cela
ses pas. L ’harm onie, l’accord, s’ils existent sur le plan n a tu parce que pour l’élaborer, l’hom m e a dû renoncer à to u te
rel et social, ne peuvent résulter q u ’implicitement des actions norm e vraim ent éthique.
et des pensées purem ent égoïstes et rationnelles des hom m es, Le problèm e central de la pensée tragique, problèm e que
d o n t chacun ne tie n t com pte que de sa propre pensée et seule la pensée dialectique pourra résoudre sur le plan en même
de son propre jugem ent. tem ps scientifique et m oral, est celui de savoir si dans cet
Mais, tandis que le rationalism e accepte et valorise cette espace rationnel qui a, définitivem ent et sans possibilité de
situation, qu’il trouve la raison individuelle suffisante pour reto u r en arrière, rem placé l’univers aristotélicien et thom iste,
atteindre des valeurs authentiques et définitives, ne serait-ce il y a encore un m oyen, un espoir quelconque de réintégrer
que celle de la vérité mathématique, et q u ’en ce sens il est véri les valeurs morales supra individuelles, si l’homme p ourra
tablem ent areligieux, la pensée tragique éprouve l'insuffisance encore retrouver Dieu ou ce qui pour nous est synonym e et
radicale de cette société hum aine et de cet espace physique, moins idéologique : la communauté et l'univers.
dans lequel aucune valeur humaine authentique n ’a plus de Malgré son contenu en apparence cosmologique, le frag
fondem ent nécessaire et où p ar contre toutes les non-valeurs m ent 206 a aussi un contenu m oral (ou plus précisém ent il
re ste n t possibles et même probables. parle de la ru p tu re entre les réalités physiques et cosmologiques
A la place de l’espace faux et im aginaire de la physique et les réalités hum aines), contenu que Lukàcs re tro u v e- lors
aristotélicienne, le m écanisme rationaliste avait, avec Des qu’il écrit sans aucune référence à Pascal, m ais en p a rla n t de
cartes et Galilée, placé l’espace autrem ent m ieux connu (qu’ils l’homme tragique : « il espère de la lu tte entre les forces adverses
prenaient pour rigoureusem ent et absolum ent vrai) de la p h y un jugem ent de Dieu, une sentence sur l’ultim e vérité. Mais
sique m écaniste, espace instrum ental qui rendra possibles les le monde au to u r de lui suit son propre chemin, indifférent
immenses conquêtes techniques de l’avenir (Descartes n ’espé aux questions et aux réponses. Les choses sont to utes deve
rait-il pas arriver en quelques années à prolonger considérable nues m uettes et les com bats d istrib u en t arb itrairem ent, avec
m ent la vie hum aine) espace qui é ta it indifférent au bien et au indifférence, les lauriers ou la défaite. Jam ais plus ne réson
mal, espace d evant lequel le com portem ent hum ain ne pou neront dans la m arche de la destinée les m ots clairs des ju g e
v a it plus connaître d ’autre problèm e que celui de la réussite m ents de Dieu; c’é ta it leur voix qui éveillait l’ensemble à la
ou de l’échec techniques, espace d ont u n jo u r Poincaré dira vie, m ain ten an t il doit vivre seul, p o u r soi; la voix du juge
a ju ste titre qu’il fa u t pour le com prendre séparer rigoureuse s’est tue pour toujours. C’est pourquoi il (l’homme) sera vaincu,
m ent les jugem ents à l ’indicatif et les jugem ents à l’im péra — destiné à périr — dans la victoire plus encore que dans
tif, espace infini qui n ’av ait plus de bornes parce qu’il n ’av ait la défaite 1. »
plus rien d ’hum ain. La voix de Dieu ne parle plus d ’une m anière im m édiate à
D evant cet espace sans qualités dont l’infinité même était l’homme. Voilà un des points fondam entaux de la pensée tr a
pour les rationalistes un signe de la grandeur de Dieu, puisqu’il gique. «Vere tu es Deus absconditus», écrira Pascal. Le Dieu caché.
nous m ontre l’existence d ’un infini que nous ne pouvons Mais devant ce fragm ent il nous fa u t form uler une rem arque
qui v a u t pour beaucoup d ’autres tex tes pascaliens. C’est q u ’il
fau t leur donner le sens le plu s fo rt et su rto u t ne jam ais les
1. « L a pensée de l ’av en ir est u n e te n ta tio n fine e t dangereuse de l’ennem y
co n traire à l ’E vangile, e t capable de to u t perd re, si on ne lui résisté, e t si on ne
atténuer pour les rendre accessibles au bon sens de la raison
la re je tte en tièrem en t sans la regarder, n ’e ta n t p as seulem ent deffendu p a r la cartésienne, et cela bien que Pascal, effrayé de la force d ’une
p arole de D ieu de s’in q u ié te r du tem porel p o u r l’av en ir m ais aussi d u spirituel
qui dépend beaucoup plus de lui que le tem porel... » (Pensées de M. d e B akcos
B . N . F ., fr. 12.988, p. 351-352.) 1. G eo b g von L ukàcs : D ie Seele u nd die Forrrien, p. 332-333.
LA V IS IO N T R A G IQ U E : DIEU 47
46 LE D I E U CACHÉ
jours absent et toujours présent, voilà le centre de la tragédie.
form ule ou d ’une idée, a parfois lui-même attén u é le paradoxe E n 1910, sans penser nullem ent à Pascal, Lukàcs com m en
en passan t d ’une prem ière à une seconde rédaction. (N ’a-t-il çait ainsi son essai : « La tragédie est un jeu , un jeu de l’hom m e
pas, p ar exemple, écrit d ’abord contre D escartes, cette belle et de sa destinée, un je u dont Dieu est le spectateur. Mais il
form ule claire et précise, « trop de lum ière obscurcit » pour n ’est que spectateur, et jam ais n i ses paroles ni ses gestes ne
l’attén u er ensuite en « tro p de lum ière é b lo u it11».) se m êlent aux paroles et aux gestes des acteurs. Seuls ses
Deus absconditus. Dieu caché. Idée fondam entale pour la yeux reposent sur eux 1. » P o u r poser ensuite le problèm e cen
vision tragique en général et pour l’œ uvre de Pascal en p a r tra l de to u te pensée tragique « P eut-il encore vivre, l’hom m e
ticulier, idée paradoxale bien que certains fragm ents des Pen sur lequel est tom bé le regard de D ieu ?» N ’y-a-t-il pas incom
sées semblent pouvoir être interprétés dans un sens à prem ière patibilité entre la vie et la présence divine?
vue parfaitem ent logique : Dieu est caché à la p lu p art des Question absurde et dépourvue de sens pour un rationaliste.
hom m es, m ais il est visible pour ceux q u ’il a élus en leur accor Car pour D escartes, M alebranche, Spinoza, Dieu signifie av a n t
d a n t la grâce. Ainsi le fragm ent 559 : « S’il n ’av ait jam ais to u t ordre, vérités éternelles, m onde in stru m en tal accessible à
rien p aru de Dieu, cette privation éternelle serait équivoque, l’action et à la pensée des individus. C’est pourquoi, confiants
et p o u rrait aussi bien se rap p o rter à l’absence de to u te divi en l’homme et en sa raison, ils sont précisém ent certains de la
n ité, qu’à l’indignité où seraient les hommes de la connaître; présence de Dieu à l’âme 2. Seulem ent, ce Dieu n ’a plus aucune
m ais de ce qu’il p a ra ît quelquefois, et non pas toujours, cela ôte réalité personnelle pour l’hom m e; to u t au plus garan tit-il l’ac
l’équivoque. S’il p araît une fois, il est toujours; et ainsi on cord entre les m onades ou entre la raison et le m onde ex té
n ’en p eu t conclure sinon q u ’il y a u n Dieu, et que les hommes rieur. Il n ’est plus pour l’hom m e un guide, le p arten aire d ’un
en sont indignes » (fr. 559). dialogue; il est une loi générale et universelle qui lui g aran tit
Mais cette m anière de com prendre l’idée du Dieu caché son droit à s’affranchir de to u t contrôle extérieur, à se guider
serait fausse et contraire à l ’ensemble de la pensée pascalienne p a r sa propre raison et ses propres forces, mais qui le laisse
qui ne d it jam ais oui ou non m ais toujours oui et non. Le Dieu seul en face d ’u n m onde réifié et m u et d ’hommes et de choses.
caché est pour Pascal u n Dieu présent et absent et non pas p ré T out autre est le D ieu de la tragédie; le Dieu de Pascal, de
sent quelquefois et absent quelquefois; m ais toujours présent Racine et de K a n t. Comme le Dieu des rationalistes, il n ’ap
et toujours absent. porte à l’hom m e aucun secours extérieur, mais il ne lui apporte
Même dans ce fragm ent 559, l’essentiel est dans les m ots : non plus aucune garantie, aucun tém oignage de la validité de
« S’il p araît une fois, il est toujours » ou, comme le disait la sa raison et de ses propres forces. Au contraire, c’est un Dieu
rédaction antérieure beaucoup plus forte : « L ’Ê tre E ternel est qui exige et qui juge, un Dieu qui in te rd it la m oindre conces
to u jours s’il est une fois. » Que signifient alors les m ots : « Il sion, le m oindre compromis; un Dieu qui rappelle toujours à
p a ra ît quelquefois. » P our la pensée tragique, ils ne représentent l’homme placé dans un monde où on ne p eu t vivre que dans l’à
qu’une possibilité essentielle m ais qui ne se réalise jam ais. Car peu près et en renonçant à certaines exigences pour satisfaire
à l’in s ta n t même où D ieu p araît à l’hom m e, celui-ci n ’est plus d ’autres, que la seule vie valable est celle de l'essence et de la
tragique. Voir et entendre Dieu, c’est dépasser la tragédie. totalité, ou, pour p arler avec Pascal, celle d ’une vérité et d ’une
P o u r B iaise Pascal qui écrit le fragm ent 559, Dieu est toujours justice absolues, n ’a y a n t rien à faire avec les vérités et les
et ne paraît jam ais, bien q u ’il soit certain (nous en parlerons justices relatives de l ’existence hum aine.
en étu d ian t le pari) q u ’il puisse p araître à chaque in sta n t de U n Dieu dont « le trib u n al cruel et d u r ne connaît ni p a r
la vie sans qu’il le fasse jam ais effectivem ent. don ni prescription, qui brise im placablem ent la b ag u ette sur
Mais, même avec ces rem arques, nous n ’avons pas encore la m oindre fau te lorsqu’elle cache en soi ne serait-ce que
a tte in t le véritable sens du « Dieu caché ». Ê tre toujours sans l’om bre d ’une infidélité envers l’essence; qui élimine avec une
jam ais p araître, c’est encore une situation logique et accep rigidité aveugle, du rang des hommes, tous ceux qui, p a r un
tab le (bien que non acceptée) pour le bon sens cartésien, il
fa u t ajouter que l’être du Dieu caché est pour Pascal comme 1. L . c., p. 327.
p o u r l’hom m e tragique en général, une présence permanente 2. S ur ce p o in t le ratio n alism e rep ren d une a u th e n tiq u e tra d itio n au g ustinienne
(bien q u ’il la tran sfo rm e profo n d ém en t, la sp iritu alité d ev en an t raiso n m ath é m a
plus im p o rtante et plus réelle que toutes les présences em pi tiq u e), tan d is que le jansénism e, m algré ses p ro te sta tio n s d ’augustinism e o rth o
riques et sensibles, la seule présence essentielle. U n D ieu tou- doxe, ro m p ait avec la tra d itio n de sa in t A ugustin. L ’Église, qui a u n sens trè s aigu
p o u r les hérésies, é ta it p a rfa ite m e n t logique lo rsq u ’elle co n d am n ait le jansénism e
e t affirm ait en m êm e tem ps l ’o rthodoxie de la do ctrin e de sain t A ugustin.
1. F r. 72. V oir B r., Op. e t P ens,, p. 353, n o te 6.
48 LE D I E U CACHÉ LA V ISION T R A G IQ U E : DIEU 49
geste à peine perceptible, au cours d ’un in sta n t passager et l’âme se trouve dans son essence la plus nue d ev an t son
depuis longtem ps oublié, ont tra h i leur non-essentialité. Aucune regard. »
richesse, aucune splendeur des dons de l’âme ne peuvent « Or devant Dieu le m iracle seul est réel. »
adoucir sa sentence; une vie entière, rem plie d ’actions glo On com prend m ain ten an t le sens et l’im portance qu’a pour
rieuses ne com pte pour rien devant lui. Mais plein de ray o n le penseur et l’écrivain tragiques la question : « P eut-il encore
n an te m ansuétude, il oublie tous les péchés de la vie quoti vivre, l’hom m e sur lequel est tom bé le regard de D ieu? » E t
dienne, lorsqu’ils n ’ont pas touché le centre. Il serait même on com prend aussi la seule réponse q u ’il pourra lui donner.
faux de dire qu’il les pardonne; le regard du juge glisse sur eux
sans les voir et sans en être touché 1 ».
U n Dieu dont les jugem ents et les échelles de valeur sont
radicalem ent opposés à ceux de la vie quotidienne. « B eau
coup de choses disparaissent qui sem blaient ju sq u ’alors des
piliers de l’existence, et d ’autres, à peine perceptibles deviennent
son appui et peuvent la soutenir » (p. 338), écrivait Lukacs
en p a rla n t de l’hom m e tragique qui v it sous le regard de Dieu,
et Pascal term in ait sur la même pensée le Mystère de Jésus :
« F aire les petites choses comme grandes, à cause de la m ajesté
de Jésus-C hrist qui les fa it en nous, et qui v it notre vie; et
les grandes comme petites et aisées, à cause de sa toute-puis
sance. »
Or, comme l’écrit encore Lukàcs : « L a vie quotidienne est
une anarchie de clair-obscur; rien ne s’y réalisé jam ais entiè
rem ent, rien n ’arrive à son essence... to u t coule, l’un dans
l’au tre, sans barrières dans un mélange im pur; to u t y est d é tru it
et brisé, rien n ’arrive jam ais à la vie authentique. Car les
hom m es aim ent dans l’existence ce q u ’elle a d ’atm osphérique,
d ’incertain... ils aim ent la grande incertitude comme une
berceuse m onotone et endorm ante. Us haïssent to u t ce qui
est univoque et en on t peur. Leur faiblesse et leur lachete
caressera to u t obstacle qui vient de l’extérieur, to u te barrière
qui leur ferme le chemin, car des paradis insoupçonnés et
éternellem ent hors d ’attein te pour leurs rêves qui ne se tra n s
form ent j am ais en actions, fleurissent derrière to u t rocher trop
a b ru p t pour q u ’ils puissent l’escalader. L eur vie est consti
tu ée de désirs et d ’espoirs et to u t ce que leur in te rd it la
destinée devient facilem ent et à bon m arché une richesse in té
rieure de l’âme. L ’hom m e de la vie em pirique ne sait jam ais
où aboutissent ses fleuves, car là où rien n ’est réalisé to u t
reste possible » (p. 328-330). « Mais le m iracle est réalisation. »
« Il est déterm iné et déterm inant; il pénètre d ’une m anière
im prévisible dans la vie et la transform e en un com pte clair et
univoque. » « Il enlève à l’âme tous ses voiles trom peurs
tissés d ’in stan ts brillants et de sentim ents vagues et riches en
significations; dessinée avec des tra its durs et im placables,
i l s l s f f i 'i s s
de l’a r t e t de la pensée classique.
th é â tre avec ta n t d ’a rt, ne d ev in t que tro p n a tu re l d an s les arm ées.
« A S p arte e t à R om e, où le public n ’exposait à la v u e des citoyens qüe des
exem ples de v a le u r e t de ferm eté, le peuple ne f u t p as m oins fier e t h ard i d an s les
com bats, que ferm e e t co n stan t d an s les calam ités de la R épublique. » (L. c., p . 177.)
LA V IS IO N T R A G IQ U E : LE MONDE 55
l e d i e u c a c h é
54
les prem iers l’existence d ’une vérité objective, il existe, nous
L a tragédie authentique ap p a raît cependant avec 1 œuvre sem ble-t-il, aussi un adversaire contre lequel il tie n t à étab lir
de Sophocle, dont la signification fondam entale nous p araît que cette vérité est non seulem ent supportable p o u r l’hom m e,
être l’affirm ation d ’une ru p tu re insurm ontable entre 1 homme, m ais que, plus encore, sa connaissance mène nécessairem ent
ou, plus exactem ent, certains hommes pnvdegies, et le monde à la v ertu et au bonheur, quelqu’un qui av a it donc affirmé que
hum ain et divin. A jax e t P hiloctète, Œ dipe, Creon, Antigone la connaissance de la v érité est incom patible avec la vie h eu
exprim ent et illustrent à la fois une seule e t meme v e n te . reuse et vertueuse dans le m onde.
le m onde est devenu confus et obscur, les dieux ne sont plus Malgré la réponse platonicienne, la tragédie de Sophocle n ’en
unis aux hommes dans une meme to ta h te cosmique, soumis m arque cependant pas moins la fin d ’une époque dans l’his
au x mêmes fatalités de la destinée, aux mêmes exigences d équi toire de la culture européenne. Car la vérité d ont parle P lato n
libré et de m odération. Ils se sont séparés de 1 homme, ils sont n ’est plus celle du m onde im m édiat, concret et sensible. Socrate
devenus ses m aîtres; m ais leur voix eloignee est m ain ten an t se désintéresse d u m onde physique et de la réalité que nous
trom peuse, leurs oracles sont à double sens, 1 un ap parent et révèlent les sens; comme pour le tragique, le m onde de la vie
f a u x f l’autre caché et véritable, les exigences divines sont quotidienne reste, p o u r lui aussi, illusoire et am bigu. La subs
contradictoires, l’univers est équivoque et am bigu. Univers tance, les valeurs essentielles, le vrai, le bien, le bonheur, sont
in supportable pour l’hom m e, qui ne p eu t plus vivre désormais m ain ten an t situés dans un m onde intelligible qui, tran scen d an t
que dans l’erreur et l’illusion. P arm i les viv an ts, seuls ceux ou non, s’oppose en to u t cas au m onde de la vie de tous les
q u ’une infirm ité physique a retranches du m onde peuvent sup jours. D ans une perspective plus v aste, et en em brassant non
p o rter la vérité. Le fait que Tirésias, le devin qui connait la seulem ent l’a rt m ais aussi la pensée philosophique, il serait
volonté des dieux et l’avenir des hom m es, qu Œ dipe a la fin peut-être plus ju ste de placer ici, entre Sophocle et P lato n , le
de la tragédie1 lorsqu’il connaît la vérité, soient 1 un et 1 autre passage de la conscience classique à la conscience rom antique,
a v e u g l e s , est u n symbole. Leur cécité physique exprim e a passage que Hegel, envisageant l’a rt seulem ent, av a it placé à
ru p tu re — qu’entraîne nécessairem ent la connaissance de la l’avènem ent du christianism e.
Æ t é _ avec le m onde, dans lequel seuls peuvent vivre ceux Mais ces réflexions ne co nstituent qu’une hypothèse, esquissée
qui sont réellement aveugles parce que (comme Plus ta ™ « seulem ent, car po u r com prendre réellem ent la signification d ’une
vieux F au st chez Gœthe) avec des yeux physiques in tacts ils œ uvre littéraire ou philosophique, il fau d rait pouvoir la r a tt a
ne voient pas la vérité et vivent dans l’illusion. Poui' }es‘ cher à l’ensemble de la vie sociale et économique de son tem ps.
(A jax, Créon, A ntigone 2), la connaissance de la v e n te les voue Or, nos connaissances du m onde antique et de la culture
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soit le principal adversaire contre lequel sont diriges certains
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dialogues de P laton. Car si P lato n s’attache à dém ontrer contre
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, grecque sont tro p minces pour que nous puissions même effleu
rer le problèm e. E t le cas est analogue pour la tragédie de S ha
kespeare qui nous p a ra ît m arquer la fin du m onde aristo cra
tique et féodal, la crise de la Renaissance et l’apparition du
m onde individualiste du tiers état.
1. I l s’agit bien entendu d'Œ dipe-R oi car Œdipe d Coîone com m e la fin de Plu-
P a r contre, nous avons déjà d it dans le précédent chapitre
et aussi dans u n au tre o u v ra g e 1 com m ent le développem ent
ultérieur du tiers é ta t, l’essor de la pensée scientifique orientée
p ar sa n atu re mêm e vers l’efficacité technique, l’essor de la
subsistent bien entendu, c est^le P Tnnie et T itUs elle sait d ’avance la vérité
m odernes de la trag éd ie du re u . ey e agit m anière consciente et m orale individualiste — rationaliste ou hédoniste — ont p ro
voqué au x v n e siècle le cri d ’alarm e de la pensée pascalienne
et au x v m e siècle celui de la philosophie de K an t. Une fois de
plus la pensée trag iq u e dénonçait les sym ptôm es d ’une crise
sïïÆ S .'ïe I,"™“ ’ÏÏ1 *<»>• « * profonde dans les relations entre les hommes et le m onde, le
danger auquel av ait abouti — ou plus exactem ent, se p rép a
ra it à aboutir — le chem inem ent des hommes dans une voie
Mais loin d ’avoir épuisé avec cette analyse, ne serait-ce que Il suffit, pou r caractériser l’im portance historique de cette
dans ses lianes générales, le problèm e qui nous préoccupé, c est position interm édiaire, de dire que sans Phèdre et sans les P en
m ain ten an t seulem ent que nous abordons une des difficultés sées, c’est vers elle que nous serions ten tés d ’extrapoler la cohé
les plus im portantes. Car insérer ce oui et non dans une vision rence de la pensée janséniste x, et q u ’elle s’est exprim ée dans
cohérente signifie le relier à des positions théoriques et p ra des ouvrages littéraires aussi im p o rtan ts que les trois prem ières
tiques qui le fondent,le com plètent et le ju stifien t rigoureusem ent. tragédies de Racine.
qi l serait en e f f e t aussi £eu cohérent de refuser de m aniéré Nous l’analyserons plus longuem ent dans le chapitre V II con
radicale u n m onde qui offrirait, ne serait-ce que le m oindre sacré à l’étude de la pensée janséniste. Précisons cependant, dès
espoir valable d’y réaliser des valeurs authentiques, que d ace p m ain ten an t, que les deux positions, la cohérence relative (refus
te r u n m onde radicalem ent absurde et am bigu. L « essai unilatéral du m onde et appel à Dieu) et la cohérence rigou
intram onclain de nos forces ne doit donc être ni totalement reuse (refus in tram o n d ain du m onde et p ari sur l ’existence de
absurde n i entièrement significatif, ou plus exactem ent il m Dieu) ne sont pas deux visions différentes et autonom es. Il
être les deux à la fois, un « essai » reel dans le sens le plus existe entre elles un lien qui confirme non seulem ent l’histoire
p l e i n l u m ot, qui ne p e u t cependant, p a r sa n atu re meme, (Pascal et R acine vien n en t de P ort-R oyal), m ais encore l ’a n a
lyse interne. Car il y a à la lim ite de la théologie jansén iste de
^ Cm i l CVrefus "unilatéral enlèverait au la Grâce une notion paradoxale et jam ais explicitée q u ’il suf
fira de développer p o u r arriver à la position des Pensées et de
a b stra it s fn s 'f o rm e 'n i’ q ta h tc s ^ s lu f e une attitu d e intramon- Phèdre, celle du juste à qui la Grâce a manqué, du j uste en état
daine orientée vers le m onde, dans son r e f u s m e m e |e t cela de pêché mortel.
sans tem pérer en rien le caractère extrem e et absolu de ce Il y a donc u n lien non seulem ent historique m ais aussi idéo
refus) perm et à la conscience tragique de juger u n m ond logique entre d ’une p a rt, Barcos, Pavillon, Singlin, la Mère A ngé
d ont elfe connaît parfaitem ent la stru ctu re intim e, de garde lique, etc., et d ’au tre p a rt le Pascal des Pensées et le R acine
toujours présentes les raisons de son refus et de le rendre ams de Phèdre. Il reste cependant qu’entre ces deux paliers d ’équi
libre et de cohérence de la pensée trag iq u e (et janséniste) il
ngS r e x t r ê m e ' r i g u e u r et l’extrêm e cohérence d ed a cons y a aussi une opposition qui s’est exprim ée au moins deux fois
cience tragique telle q u ’elle s’exprim e dans Phedre de Kacme, dans les textes écrits : la prem ière fois p ar la plum e de Gil-
dans les écrits philosophiques de Pascal, de K a n t, e t berte Pascal lorsque l’hagiographie des jansénistes s’est tro u
te x te déjà cité de Lukàcs, attitu d e paradoxale et sans doute vée en face du problèm e des dernières années du « gran d
ffifficile à décrire et à rendre com préhensible, m ais qui seule hom m e » qu’é ta it Pascal, de son re to u r à la science, à l’a c ti
sem ble-t-il, nous p erm e ttra la com préhension des écrits q v ité économique intram ondaine et à la soumission à l’église
terrestre et m ilitante. Gilberte, qui passe sous silence le p ro
- Z Z i r Z Z Z “ n t, l ’analyse du blèm e de l’Église, qui m entionne à peine les carrosses à cinq
sols pour illustrer la charité de son frère envers les pauvres de
Blois, invente po u r expliquer le re to u r à l’activité scientifique
en soi, mais aussi pour l’étude de l’œ uvre pascahenne,m entiom une légende do n t la n aïveté n ’est égalée que p ar celle des nom
ner une position moins radicale qui représente cePÇn d aÇt n ° breux biographes ultérieurs qui l’o n t reprise et reproduite
seulem ent une étape vers l’extrêm e cohérence, m ais aussi un comme s’il s’agissait d ’un fait certain et dûm ent établi. C’est
palier de cohérence relative possédant une autonom ie prop ^ l’histoire du « m al de dents » auquel Pascal dev rait la décou
appellerons cette position - V . ’« * «* P "” “ tt T d â verte de la cyloïde et, pour la com pléter (puisque le m al de
nensée de la p lu p a rt des jansénistes radicaux — ,1 a ttitu d e d dents n ’expliquait n i le concours ni la publication), celle de
re/us unilatéral du monde et d e V appel à D ieu. ^ aJ ^ o n d e T d u la « personne aussi considérable p a r sa piété que p ar les
la position extrêm e, celle du refus intramondain du monde et du ém inentes qualités de son esprit et p ar la grandeur de sa n ais
p a ri sur V existence de Dieu. L a différence entre ces d e u x p o s ^ sance » à laquelle Pascal devait « to u te sorte de déférence et
tions correspond à celle qui séparé Jum e ou dernières p a r respect et p ar reconnaissance » et qui « dans u n dessein 1
ou bien Barcos ou la Mère Angélique du Pascal des? derm e*»
années, celles où il découvrait la surface de l a c y d mde, « 1. C’est d'ailleurs elle, eu grande partie, que Molière a décrite et raillée dans le
l’entreprise des carrosses à cinq sols et écrivait les Misanthrope.
LA V IS IO N T R A G I Q U E : LE MONDE 65
LE DIEU CACHÉ
64
Nous reviendrons dans le septièm e chapitre à la pensée des
qui ne regardait que la gloire de Dieu, tro u v a à propos qu il autres jansénistes 1; pour l’in sta n t, c’est la position extrêm e,
en u sâ t comme défi et qu’ensuite il le f ît im prim er ». celle qui s’est exprim ée dans Phèdre et dans les Pensées que
E t c’est la même différence entre ces deux positions qui nous voulons étudier.
s’exprim e dans u n fragm ent célèbre des Pensées 2 dans lequel Nous avons déjà d it que l’hom m e tragique v it sous le regard
Pascal reproche aux jansénistes de ne pas avoir fait « pro perm anent d ’un « Dieu spectateur », que pour lui « le m iracle
fession des deux contraires ». seul est réel », qu’il oppose à l’am biguïté fondam entale du
Ce serait cependant, nous semble-t-il, un contresens insigne m onde son exigence non moins fondam entale de valeurs abso
que de voir dans le passage de Pascal au cours des dermeres lues et univoques, de clarté et d ’essentialité. Em pêché p a r la
années de sa vie, du refus du m onde au oui et non envers présence divine d ’accepter le m onde et en même tem ps p ar
celui-ci, de l’appel à Dieu au pari sur son existence, de 1 a tti l’absence divine de le q u itte r entièrem ent, il reste toujours
tu d e arnaldienne au refus de to u te signature et a la soum is dom iné p a r la conscience permanente et fondée de l’incongruité
sion à l’Église m ilitante, un re to u r au m onde et a cette Eglise radicale entre lui et to u t ce qui l’entoure, de l’abîm e in fran
et u n abandon du jansénism e. chissable qui le sépare et de la valeur et du donné m anifeste.
Il s’agit en réalité d ’un passage à une position plus radicale Une conscience intram ondaine, m ue uniquem ent p ar l’exi
et plus rigoureusem ent cohérente. Comme le d it Gerberon, î gence de to talité en face d’un m onde fragm entaire qu’elle refuse
é ta it devenu « plus janséniste que les jansénistes meme » nécessairem ent, d ’un m onde d o n t elle fait p artie et q u ’elle
et, ajouterons-nous, que les plus radicaux d entre eux. Car dépasse en mêm e tem ps, une transcendance immanente et une
ceux-ci, loin de « faire profession des deux contraires », se immanence transcendante, telle est la situ atio n paradoxale, et
contentaient de refuser absolum ent m ais aussi unilatéralem ent exprim able seulem ent p ar des paradoxes, de l’hom m e tragique.
le m onde, de supprim er to u t lien entre l’homme et lui ou C’est pourquoi sa conscience reste a v a n t to u t conscience de
to u t au moins d ’en préconiser la suppression) et d en appeler, deux insuffisances com plém entaires et qui (pour l’historien,
dans cet antagonism e, au trib u n al de Dieu. Mais 1 existence m ais non pour elle-même) se conditionnent et se renforcent
du « Dieu spectateur » restait pour eux une certitude, un point m utuellem ent : insuffisance de l’hom m e, roi esclave, ange et
d’appui fixe et inébranlable; l’élém ent d ’incertitude, de choix bête en même tem ps, et insuffisance d ’un m onde am bigu et
et de « pari » com m ençait seulem ent ensuite, lorsqu il s agis paradoxal, seul dom aine où il p eu t et doit faire l’essai de ses
sait de savoir si Dieu av ait accordé à l’individu la grâce de forces et seul dom aine aussi où il ne doit jam ais en faire l’emploi.
persévérance, si cet individu é ta it un ju ste to u t court, « un « La sagesse du m iracle tragique est une sagesse des lim ites »,
juste à qui la grâce a m anqué », ou bien un ju ste devenu écrit Lukàcs, et Pascal pose le problèm e même de la conscience
réprouvé et tom bé en é ta t de péché m ortel. Or, Pascal tire tragique lorsqu’il dem ande : « Pourquoi m a connaissance est-
les dernières conséquences de la pensée janséniste, en dépla elle bornée? m a taille? m a durée à cent ans p lu tô t q u ’à mille?
çant l’incertitude et le « pari », de la persévérance, du salut Quelle raison a eu la n atu re de me la donner telle et de choisir
individuel à l’existence même de Dieu. E n choisissant déli ce nom bre p lu tô t q u ’u n autre, dans l’infinité desquels il n ’y *Il
bérém ent la position paradoxale du ju ste sans grâce sancti
fiante, en renonçant à être ange pour éviter d être b ete,P asca 1. M entionnons cep en d an t dès m a in te n a n t sch ém atiq u em en t les tro is p rin cip au x
« plus janséniste que les jansénistes même » deviendra le créa co u ran ts qui se so n t m anifestés d an s le jansénism e d u X V IIe siècle, co u ran ts q u i
te u r de la pensée dialectique et le prem ier philosophe de la tra- com portent bien en ten d u to u tes les tran sitio n s e t to u s les m élanges im aginables,
m ais d o n t la d istin ctio n n ’est p a s m oins essentielle si on v e u t com prendre le p h é
nom ène social e t intellectu el d u jansénism e.
g Car la présence et l'absence continuelles et perm anentes du Il y a donc :
a ) L e co u ran t non tragique co n stitu é p a r ceux q u ’on p o u rra it appeler les « cen
D ieu sur l’existence duquel on a parié transform ent e re us tris te s ». Les principau x rep ré sen tan ts so n t d an s u n e certaine m esure Saint-C yran
unilatéral et abstrait des jansénistes radicaux en rejus mtra- e t su rto u t A rnauld e t Nicole. C’est à ce groupe que se ra tta c h e n t le M émorial
de 1654 e t les Provinciales. (U ne étu d e plu s détaillée d ev rait encore distin g u er à
mondain et p ar cela même total et concret du m onde p a r un l ’in térieu r de ce co u ran t les spirituels — le M ém orial, la Mère A gnès, etc. — e t
être tragique et absolu. 23 les intellectuels — A rnauld, N icole e t les Provinciales.)
b) Les Ja n sén istes extrém istes, B arcos, P av illo n , Singlin, la Mère Angélique,
G erberon, etc. L eu r position ten d vers la trag éd ie du refus u n ilatéral et de l’appel
2. « S ' f y T j a r a a îf un"tem ps auquel on doive faire profession des toux à D ieu. C’est à ce groupe q u ’il fa u t ra tta c h e r A ndrom aque, Britannicus et Bérénice.
c’est q u an d on reproche q u ’on en om et u n D onc les Jé su ites e t les Ja n sem ste c) L ’extrêm e cohérence, la tragédie p arad o x ale d u refus intram ondain d u monde
o n t to r t en les célan t; m ais les Jansénistes plus, ca r les Jesm tes en o n t m ieux e t d u p a ri sur Vexistence de D ieu au trib u n a l du q u el on appelle. P o sitio n a tte in te
à n o tre connaissance u n iq u em en t p a r Phèdre e t p a r les Pensées.
profession des deux » (fr. 865). v m n t TT n 115
3. Gerberon : H ist. du jansénism e, A m sterdam , 1700, t. i l , p.
LA V ISION "TRAGIQUE : LE MONDE 67
66 LE D IE U CACHE
sairem ent exigence d'union des contraires. Pour la conscience
a pas plus de raison de choisir l’u n que l’autre, rien ne te n ta n t tragique, valeur authentique est synonyme de totalité et inversement
plus que l’autre x? » tout essai de compromis s'identifie à la déchéance suprême.
C’est pourquoi — nous y reviendrons— , selon Lukàcs, « la C’est pourquoi d ev an t le oui ou le non, elle m éprisera to u
vie tragique », cette vie dominée uniquem ent p ar la présence jours le choix et la position interm édiaire, le p eu t-être, pour
divine et p ar le refus du m onde est « la plus exclusivem ent rester sur le plan de la seule valeur q u ’elle reconnaît, celle du
terrestre de toutes les vies 2 ». oui et non, de la synthèse. L ’hom m e n ’est « ni ange ni bête »,
Mais précisém ent ce oui et non, tous deux entiers et absolus, c’est pourquoi sa vraie tâche est de réaliser l’hom m e to ta l qui
envers le m onde (le oui en ta n t q u ’exigence intramondaine de intégrera les deux, l’hom m e qui a u rait une âme et u n corps
réalisation des valeurs, le non en ta n t que refus d ’un m onde im m ortels; qui réu n irait l’in tensité extrêm e de la raison et
essentiellement insuffisant dans lequel les valeurs sont irréali de la passion, l’hom m e qui, sur terre, est irréalisable 1.
sables) perm et à la conscience tragique d ’atteindre sur le plan E t là aussi ces deux élém ents p arad o x au x de la conscience
de la connaissance un degré de précision et d ’objectivité ex trê tragique (« élém ents » dans la m esure où nous sommes obligés
m em ent avancé et jam ais a tte in t au p a rav a n t. La distance de les séparer artificiellem ent p o u r les besoins de l’analyse),
infranchissable qui sépare du m onde l’être qui y vit exclusive le réalisme extrême et l'exigence de valeurs absolues qui, en face
m en t m ais sans y prendre de part libéré sa conscience des illu d ’u n m onde am bigu et fragm entaire, devient exigence de la
sions courantes et des entraves habituelles et fait de la p en réunion des contraires, se renforcent m utuellem ent. Car la v é ra
sée et de l’a rt tragiques une des formes les plus avancées du cité est elle-même la principale valeur absolue de la conscience
réalisme. tragique et elle im plique la co n statatio n du caractère insuffi
L ’hom m e tragique n ’a jam ais renonce à l’espoir, m ais cet sa n t et lim ité de to u te possibilité intram ondaine.
espoir il ne le place pas dans le m onde; c’est pourquoi aucune Cette exigence de synthèse, de réunion des contraires qui est
v érité concernant soit la stru ctu re du m onde, soit sa propre l’essence mêm e de la conscience tragique, se tra d u it sur le
existence intram ondaine ne saurait l’effrayer. Ju g ea n t les choses p lan du problèm e philosophique fondam ental des rap p o rts entre
p a r rap p o rt à ses propres exigences et les tro u v a n t toutes les valeurs et le réel, le rationnel et le sensible, le signifiant et
également insuffisantes, il p eut voir sans crainte et sans réserves l’individuel, l’âme et le corps, p ar l’affirm ation que la seule
leur n atu re et leurs lim itations aussi bien que ses propres valeur réelle que p eu t reconnaître cette conscience (aussi bien
lim ites dans l’essai intram ondain de ses forces, que cet essai d ’ailleurs que la pensée dialectique) est précisém ent la réunion
se fasse sur le plan théorique de la connaissance ou sur le plan des contraires, l'essence individuelle, l'individu signifiant. E t là
p ratiq u e de la réalisation. aussi il fau t pousser les contraires, l’essence et la signification
C herchant uniquement le nécessaire, la conscience tragique d ’une p a rt, l’individualité de l’au tre, à leur degré extrêm e,
ne rencontrera dans le m onde que le contingent, reconnaissant unir l’extrêm e signification et la valeur suprêm e avec l’extrêm e
uniquem ent l’absolu, elle ne tro u v era que le relatif, m ais en individualité. K a n t m e ttra au centre de son épistémologie
p re n an t conscience de ces deux lim itations (celle du m onde l ’exigence de « déterm ination intégrale » de l’être individuel,
et la sienne propre) et en les refusant, elle sauvera les valeurs Pascal écrira : « J ’ai versé telles gouttes de sang p o u r to i 2. »12
hum aines et dépassera le m onde et sa propre condition.
Mais que signifie concrètem ent : refuser le m onde? Celui-ci
s’offre à la conscience comme exigence de choix entre plusieurs 1. I l n ’y a p as de contresens plus fo n d am en tal que d ’in te rp ré te r m algré l’a p p a
rence de certains tex tes, P ascal dans le sens d u m ilieu en tre les extrêm es, p o sitio n
possibilités contraires, qui s’excluent et dont cependant aucune sceptique q ui est so uv en t celle de M ontaigne m ais q u i est aussi la n ég atio n de
n ’est valable et suffisante. Le refus intramondain du m onde, to u te tragédie e t de to u te d ialectique. D e m êm e, le D ieu d u p a ri (com m e celui du
p o stu la t p ratiq u e de K a n t) n ’est p as u n D ieu d o n t l ’existence est probable m ais
c’est le refus de choisir et de se contenter d ’une quelconque de u n D ieu certain e t nécessaire, seulem ent ce tte nécessité e t cette certitu d e so n t
ces possibilités ou de ces perspectives. C’est le fait d e juger clai p ratiq u es e t hum aines, des certitu d es d u cœ u r e t n o n de la raiso n (ou, ce q u i est
rement et sans réticences leur insuffisance et leur lim itation, et la m êm e chose chez K a n t, des certitu d es de la raiso n e t non de l ’en ten d em en t.)
D an s u n article qui, m algré certaines lacunes e t erreurs, a néanm oins le m érite
de leur opposer l’exigence de valeurs réelles et univoques; c est d ’avoir p o u r la prem ière fois v u clairem ent le caractère dialectique des Pensées
le fa it d’opposer à un m onde compose d ’elem ents fragm entaires e t la liaison en tre c e tte dialectique e t le p arad o x e com m e form e d ’expression lit
téraire, le professeur H ugo F ried rich a trè s bien analysé cette différence en tre la
et qui s’excluent une exigence de to ta lité qui devient neces- n o tio n de m ilieu chez P asc al e t chez M ontaigne. (V oir H ugo F riedrich : Pascals
Paradox. D as Sprachbild einer D enkform . Zeitschrift f u r Romanische Philologie,
L V I B and, 1936.)
1. F r. 208. 2. F r. 553.
2. L . c., p. 345.
68 LE DIEU CACHÉ
LA V ISION T R A G I Q U E : LE MONDE 69
E n p ren an t conscience de ses propres lim ites — de la m ort Ainsi, dépassant le platonism e, la tragédie répond à la condam
qui est la plus im portante — et de celles du m onde, to u t se nation dont l’av ait jad is frappée P lato n 1 » et, ajouterons-nous,
dessine pour la conscience tragique avec des contours précis ouvre à nouveau la voie vers une pensée classique et im m a
et univoques, même son propre caractère paradoxal et 1 am bi nente abandonnée p a r celui-ci.
guïté fondam entale du m o n d e x, am biguïté à laquelle elle L ’homme tragiq u e avec son exigence de clarté et d ’absolu
oppose l’exigence d 'extrême individualité et d 'extrême essentialité. se trouve en face d ’un m onde qui est la seule réalité à laquelle
Ne po uvant adm ettre ni la clarté purem ent intellectuelle, ni il p eu t l’opposer, le seul endroit où il pourrait vivre à condi
la réalité particulière et am biguë, ni les valeurs qui se contentent tion de ne jam ais abandonner cette exigence et l’effort de la
d ’être des idées et des exigences, des « pour soi » vides, ni la réaliser. Mais le m onde ne p eu t jam ais lui suffire, c’est p o u r
réalité étrangère ou même contraire à la valeur, 1’ « en soi » quoi le regard de Dieu oblige l’homme, ta n t qu’il v it — et ta n t
aveugle, la pensée tragique, et la pensée dialectique, sont des qu’il v it, il v it dans le monde — de ne jam ais y prendre « ni
philosophies de 1’ « en et pour soi », des philosophies de Vin- de p a rt ni de goût ». A bsent et présent au monde dans le sens
carnation 12. _ rigoureusem ent contraire et com plém entaire à celui dans lequel
Mais à l’encontre de la pensée dialectique qui affirme les Dieu est présent et absent à l’hom m e, un seul secteur de clarté,
possibilités réelles, historiques, de réaliser cette incarnation, la si m inime, si périphérique soit-il — de vérité vraie ou de ju s
pensée tragique l’élimine du m onde et la place dans 1 eternite. tice ju ste — suffirait pour supprim er le tragique, pour rendre le
Il ne reste sur le plan intram ondain im m édiat que la tension m onde habitable, pour le relier à Dieu. Mais en face de l’homme
extrêm e entre u n m onde radicalem ent insuffisant et un moi s’étend seulem ent « le silence éternel des espaces infinis »;
qui se pose dans une authenticité absolue, « avec une force qui aucune affirm ation claire, univoque concernant un secteur, quel
élimine et d étru it to u t, mais cette auto-affirm ation extrêm e qu’il soit, du m onde, n ’est valable, il fa u t toujours lui ajouter
— arrivée au som m et de son authenticité — donne a toutes l’affirm ation contraire, oui et non, le paradoxe est la seule
les choses q u ’elle rencontre une durete d’acier et une existence m anière d ’exprim er des choses valables. Or, le paradoxe est
autonom e, et se dépasse elle-même; cette dernière tension du pour la conscience tragique un sujet p erm anent de scandale et
moi dépasse to u t ce qui est sim plem ent particulier. Sa force a d’étonnem ent. L ’accepter, accepter sa propre faiblesse, l’am bi
consacré les choses en les élevant au niveau de la destinée, guïté e t la confusion du m onde, le sens et le non-sens pour
m ais sa grande lu tte avec cette destinée q u ’elle a forge elle- parler comme certains philosophes contem porains, c’est renon
même l’élève au-dessus de sa propre personne, en fait un sym cer à donner u n sens à la vie, abandonner le sens même de
bole de la relation dernière entre l’hom m e et son destin 3 ». l’existence hum aine et de l’hum anité. L ’homme est un être
« P our la tragédie, la m ort — cette lim ite en soi est une contradictoire, union de force et de faiblesse, de grandeur et
réalité toujours im m anente indissolublem ent liée à to u t ce de misère, l’hom m e et le m onde dans lequel il v it sont faits
q u ’elle v it » .e t c’est pourquoi « la conscience tragique est une d’oppositions radicales, de forces antagonistes qui s’opposent
réalisation de l’essence concrète. Assurée et pleine de certi sans pouvoir s’exclure ou s’unir, d ’élém ents com plém entaires
tu d e, la conscience tragique résout le problèm e le plus difficile qui ne form ent jam ais un to u t. L a grandeur de l’homme tr a
du platonism e : la question de savoir si les choses individuelles gique c’est de les voir et de les connaître dans leur vérité la
p eu v en t avoir elles aussi leurs propres idées, leurs propres plus rigoureuse et de ne jam ais les accepter. Car les accepter,
essences. E t sa réponse renverse la question, seul l’individuel, ce serait précisém ent supprim er le paradoxe, renoncer à la
l’individu poussé à ses dernières limites et possibilités est grandeur et se co n ten ter de la misère. H eureusem ent, l’homme
conforme à l’idée et réellem ent existant. reste ju sq u ’à la fin paradoxal et contradictoire, « l’homme
« L’universel sans forme et couleur est trop faible dans sa passe infinim ent l’hom m e » et à l’am biguïté radicale e t irré
généralité, tro p vide dans son u n ité pour pouvoir devenir réel, médiable du m onde, il oppose son exigence non moins radicale
Il est tro p é ta n t pour pouvoir posséder l ’être réel, son iden
et irrém édiable de clarté.
tité est une tautologie; l’idée ne correspond qu’à elle-même. A vant de passer à l’analyse, déjà entam ée d ’ailleurs, de
l’homme tragique, nous voudrions nous p erm ettre encore une
1. L à aussi nous som m es d e v a n t u n p arad o x e : l ’am biguïté du, m onde est claire seule réflexion. L ’am biguïté du m onde, le « sens et non-sens »,
e t un iv o q u e p o u r la conscience tragique. . ,. l’im possibihté d ’y tro u v er une ligne de conduite valable, claire
2. Le m o t n ’a évidem m ent ici aucun sens religieux. Il s ag it de 1 in carn atio n
des v aleu rs e t des significations dans le m onde réel.
3. L ukàcs, L . c., p. 344.
1. L ukàcs , I. c., p . 347-348.
l e d i e u c a c h é
70
et univoque, est devenue de nos jours à nouveau un des thèm es
principaux de la pensée philosophique; il suffit de m entionner
en France les noms de J.-P . S artre et de M erleau-Ponty. Il
n ’est pas non plus difficile, su rto u t en lisant leurs œ uvres
m ineures, de voir les conditions historiques et sociales qui es
o n t amenés à leurs conclusions. C’est qu’une fois de plus les
forces sociales qui on t perm is au xix* siècle de surm onter la CHA PITRE IV
tragédie dans la pensée dialectique et révolutionnaire, sont arri
vées, p ar une évolution que nous ne pouvons pas analyser ici,
à subordonner l’hum ain, les valeurs à l’efficacité, une fois de plus, LA V ISIO N TRA G IQ U E ; L’HOMME
les penseurs les plus honnêtes sont amenés à constater la ru p
tu re qui effrayait déjà Pascal entre la force et la justice, entre
l’espoir et la condition hum aine K Que si nous espérons, c’est contre
C’est d ’ailleurs cette situation qui a suscite, non seulem ent l’espérance.
la conscience aiguë de l’am biguïté du m onde et du caractère Nicolas P a v i l l o n , évêque d’Alet :
in au th entique de la vie quotidienne, m ais aussi 1 in tere t renou Lettre à Antoine Arnauld,
velé pour les penseurs et les écrivains tragiques du passe. août 1664.
Seulem ent, et c’est ce que nous voudrions souligner en te r
m in an t ce chapitre, m algré l’in térê t renaissant pour la tragédie,
p o u r le déchirem ent et l’angoisse pascalienne, aucun des p en
seurs existentialistes ne se situe sur une ligne qui p o u rrait le Nous avons déjà, dans les précédents chapitres, entam é
relier à Pascal, à Hegel, à Marx, ou à une trad itio n classique l’étude de l’hom m e tragique, et nous la poursuivrons to u t au
dans le sens vaste ou étro it du m ot. Car c est précisém ent le long du présent ouvrage.
fa it de ne pas accepter l'am biguïté, de m aintenir m aigre et Il est en effet impossible de séparer entièrem ent les trois
contre to u t l’exigence de raison et de clarté, de valeurs hum aines élém ents que nous avons dégagés dans la vision trag iq u e —
nui doivent être réalisées, qui constitue 1 essence et de la t r a Dieu, le m onde et l’hom m e — puisque chacun n ’existe et ne
gédie en particulier et de l’esprit classique en general. p eut se définir que p ar ra p p o rt aux deux autres, qui n ’existent
ë « Sens et non-sens », nous d it M erleau-Ponty, « sens et non- et ne se définissent à leur to u r que p ar ra p p o rt à lui.
sens », nous disait Pascal, et après lui tous les penseurs dia Le m onde n ’est pas, en soi et pour to u te conscience, am bigu
lectiques, m ais « sens et non-sens » d ’u n m onde et d une condi et contradictoire. Il le devient pour la conscience de l ’hom m e
tio n hum aine qu’il fa u t non pas accepter m ais dépasser pour qui v it uniquement pour la réalisation de valeurs rigoureusement
être hom m e. E n tre ces deux positions, la différence est consi irréalisables; encore faut-il pousser à l’extrêm e lim ite les deux
dérable, e t nous ne voyons aucun m oyen de les rapprocher. éléments du paradoxe, car vivre p o u r des valeurs irréalisables
en se co n ten tan t de les désirer, de les rechercher en pensée
et dans le rêve, m ène, au contraire même de la tragédie, au
i r „ M,- écrites en 1952. D epuis, la situ a tio n historique a y a n t évo- rom antism e i1, et inversem ent, consacrer sa vie à la réalisation
lu é.M M . S artre e t M erleau-P onty o n t eux aussi m odifié - en sens con traire d ail progressive de valeurs réalisables et com portant des degrés,
leu rs — leurs positions idéologiques. mène à des positions intram ondaines athées (rationalism e, em pi
risme), religieuses (thomisme) ou révolutionnaires (m atéria
lisme dialectique), m ais en to u t cas étrangères à la tragédie.
De même, Dieu n ’est pas « absent et présent » p o u r n ’im
porte quelle vision. Son caractère p aradoxal n ’est valable que
pour un homme ay a n t à u n degré suprêm e conscience aussi
bien de l’exigence de valeurs absolues que de l’indifférence du
monde réel p ar ra p p o rt à celles-ci.
S r il
e t to u t ce qui existe est également essentiel.
» &iSBSSZ 15 novem bre 1639, avril 1641, 1644 (à A n t. A rn au ld ), 16 m ars e t 14 m ai 1649,
24 septem bre 1652, etc...
74 LE DIEU CACHÉ LA VISION T R A G I Q U E : L ’HOMME 75
même d ’une façon to u te nouvelle. » Ce sont les prem iers m ots nous ne savons presque n y ce que nous devons choisir n y ce
de YÉcrit sur la conversion du pécheur et Lukàcs précise : « Cet que nous devons dem ander à Dieu, n y com m ent nous le devons
in sta n t est un com m encem ent et une fin. Il donne à 1 homme dem ander. Mais l’affliction que Dieu nous envoie dans sa m isé
une nouvelle m ém oire, une éthique nouvelle et une nouvelle ricorde est comme une épée à deux tran ch an ts qui entre et
ju stic e» . « Trop étrangers l’un à l’au tre même pour être enne qui pénètre jusques dans les replis de l ’âme et de l’esprit, et
mis, ils se tro u v en t face à face, le dévoilant et le dévoilé, l’oc qui discerne en sorte les pensées qui sont hum aines des m ou
casion et la révélation. Car étranger est à l’occasion ce qui se vem ents de l’esprit de Dieu, q u ’il ne p eu t plus se cacher à
révèle à sa rencontre, plus élevé et v en an t d ’un au tre monde. soy même, et nous commençons à le connaître si bien q u ’il ne
E t l’âme qui s’est trouvée elle-même m esure avec des yeux sçaurait plus nous trom per.
étrangers son existence antérieure. Elle lui ap p araît incom « C’est alors que sans avoir besoin d ’autre m éthode nous
préhensible, non essentielle et inauthentique. Elle a pu to u t voyons tous nos m aux et que nous gémissons sérieusem ent
au plus rêver d ’avoir jam ais été autre — car son existence devant Dieu; que nous com prenons que ses châtim ents, quelques
actuelle est l’existence — et seul le hasard pourchassait jadis rudes qu’ils soient, nous sont nécessaires; que nous reconnaissons
les rêves et les sons accidentels d ’une cloche lointaine appor combien nous avons besoin de son secours et que c’est luy qui
ta ie n t les réveils le m atin. » M aintenant, « l’âme dénudée mène nous sauve. C’est en cet estât que nous avons moins de peine
un dialogue solitaire avec la destinee nue. Les deux sont entiè de nous détacher des créatures dont nous comprenons le n éan t,
rem ent dépouillées de to u t ce qui n est pas essentiel; toutes et que ne tro u v a n t p o in t de repos dans le m onde nous sommes
les m ultiples relations de la vie quotidienne sont éliminées,... obligés d ’en chercher en Jésus-C hrist : Inquietum est cor nos-
to u t ce qu’il y av ait d ’incertain, de nuancé entre les hommes trum donec requiescat in T e 1 » écrit un janséniste anonym e,
e t les choses a disparu pour ne laisser subsister que l’air p u r et ce passage caractérise aussi bien l’essentiel de la conver
et tran sp a ren t qui ne cache plus rien, des dernières questions sion janséniste (passage de l’obscurité to tale à la clarté abso
et des dernières réponses 1 ». lue) que ce qui la sépare du dernier Pascal (le requiescat in Te).
A trav ers le langage, un peu tro p im agé peut-être, du jeune Car si l’exigence absolue de vérité est la prem ière caracté
hom m e de vingt-cinq ans qui écrivait ces lignes, l’idée essen ristique de l’hom m e tragique, elle en traîne une conséquence
tielle se dégage néanm oins : Conversion de l’existence m ondaine que seul Pascal parm i les jansénistes du X V IIe siècle est parvenu
à la tragédie, à l’univers du D ieu cache ——absent et présent à dégager. La certitude est en effet un concept d ’ordre prim or-
__ et, — expression naturelle de ce changem ent, — incom dialem ent théorique. Il y a sans doute des certitudes d ’un au tre
préhensibilité de la vie antérieure, renversem ent com plet des ordre; plus encore, toute certitude purem ent théorique risque
valeurs; ce qui é ta it grand devient p etit, ce qui paraissait p etit d ’être illusoire, le raisonnem ent, de recéler des failles non-
et insignifiant devient essentiel 12. « L’hom m e ne sau rait plus conscientes pour le penseur qui ne se révéleront q u ’à la lum ière
poser les pieds sur les chemins q u ’il suivait au p arav an t, ses de l’expérience et de l’action.
yeux ne sauraient plus y déceler aucune direction. Mais avec Il n ’en reste pas m oins vrai q u ’aucune conviction — si puis
une légèreté d ’oiseau et sans aucune difficulté, il escalade sante soit-elle — ne pourra jam ais ab o u tir à une certitude to tale
m ain ten an t les som m ets inaccessibles, d ’un pas d u r et assuré et rigoureuse ta n t q u ’elle procédera uniquem ent de raisons
il franchit des m arais sans fond 3. » pratiques ou affectives et n ’aura pas trouvé un fondem ent
Cet in stan t, Lukàcs l’appelle le m iracle; son caractère essen théorique 2. Placé entre un m onde m uet et un Dieu caché qui
tiel est de transform er l’am biguïté fondam entale de la vie dans ne parle jam ais, l’hom m e tragique n ’a cependant aucun titre
le m onde en conscience univoque et en exigence rigoureuse théorique rigoureux et suffisamment fondé pour affirmer l’exis
de clarté. « Il y a dans notre cœ ur un abîm e si profond qu’il tence divine. La raison qui pour Pascal, comme l’entendem ent
est presque impossible de le pénétrer. Nous ne discernons pas pour K a n t, est la faculté de penser ne p eu t affirmer ni l’exis
aisém ent la lum ière des ténèbres, ny le bien du mal. Les vices tence ni la non existence de Dieu. C’est pourquoi, poussée à
et les v ertus sont quelquefois si sem blables en apparence que l’extrêm e conséquence, la pensée janséniste mène non pas au
1. G. von L ukàcs, l. c., p. 333-338. 1. Défense de la f o i des religieuses de P ort-Royal et de leurs directeurs sur tous les
2. V oir les dernières lignes déjà citées d u M ystère de Jésus e t le passage corres fa its alléguez p a r M . Chamillard dans les deux libelles, etc..., 1667, p. 59.
p o n d a n t de L ukàcs que nous avons égalem ent cité dans le second chapitre. 2. C’est le problèm e d u Fides quaerens intellectum depuis le Prosologion de sain t
3. L ukàcs , I. c., p. 338. A rapprocher du fragm ent 306 de P ascal qui exprim e Anselme ju sq u ’au x Thèses sur Feuerbach de K arl M arx. N ous y reviendrons au
la m êm e idée. chapitre consacré à l’épistémologie de Pascal.
76 LE D IE U CACHÉ LA V ISION T RA G IQ U E : L ’HOMME 77
requiescat in Te mais à la formule du Mystère de Jésus : « Jésus logue ne s’adresse pas à soi mais à Dieu, le « dialogue solitaire »,
sera en agonie ju sq u ’à la fin du m onde; Il ne fa u t pas dorm ir selon une expression de Lukàcs.
p e n d a n t ce tem ps là. » On s’est souvent dem andé pour qui o n t été écrites les Pensées.
Mais si elle n ’est pas une certitude théorique, l’existence Com prenant m al q u ’un chrétien soutienne avec le « pari »
de Dieu n ’en est pas moins concrète et réelle; certaine si l’on une position qui leur p araissait inacceptable pour les autres
v eu t, mais d’une certitude d ’un autre ordre, celui de la volonté chrétiens — et même pour les autres jansénistes — la p lu p art
et de la valeur, « p ratiq u e » dira K a n t; plus rigoureux, Pascal des interprètes ont admis que l’ouvrage projeté s’adressait aux
emploiera un m ot qui désigne la synthèse et le dépassem ent du libertins. Nous essayerons de m o n trer le caractère erroné de
théorique et du p ratiq u e : « certitude du cœ ur ». Or, les certi cette hypothèse (visible d’ailleurs au prem ier abord, puisque
tudes pratiques ou théorico-pratiques ne sont pas des dém ons le libertin refusera sim plem ent de parier); mais les interprètes
tratio n s, des preuves, mais des postulats et des paris. Les deux n ’ont pas moins raison lorsqu’ils pensent que les Pensées ne
m ots désignent la même idée et Lukàcs la reprend en d ’autres peuvent pas non plus être écrites pour le croyant — qui n ’a pas
term es lorsqu’il écrit : « La foi affirme ce rap p o rt (entre la besoin de parier — et il semble peu probable que Pascal les
réalité em pirique et l’essence, entre le fait et le miracle) ait écrites pour lui-même. L a véritable solution nous p araît
et fait de sa possibilité à jam ais im prouvable le fondem ent to u t autre; ay a n t reconnu l’im possibilité de to u t dialogue avec
apriorique de to u te l’existence 1. » le monde, Pascal s’adresse au seul au d iteu r qui lui reste, l’au
Nous consacrerons au pari un des chapitres de la troisièm e diteur m uet et caché qui n ’adm et aucune réserve, aucun m en
p artie mais dès m ain ten an t on com prend m ieux pourquoi Dieu, songe, aucune prudence et qui p o u rta n t ne répond jam ais.
d ont on a fait « le fondem ent apriorique de to u te l’existence », Les Pensées sont un exemple suprêm e de ces « dialogues soli-
est éternellem ent présent, m ais aussi éternellem ent absent taires » avec le Dieu caché des jansénistes et de la tragédie,
puisque la clarté fondam entale de la conscience tragique ne lui dialogues où to u t com pte, où chaque m ot pèse a u ta n t que les
perm et jam ais d’oublier qu’en Dieu présence et absence sont autres, où l’exégète ne saurait rien laisser de côté sous prétex te
indissolublem ent liées; que son absence, le caractère paradoxal d ’exagération ou d ’outrance de langage, dialogues où to u t est
du monde, n ’existe que pour une conscience qui ne p eu t jam ais essentiel, parce que l’homme parle au seul être qui p o u rrait
l’accepter parce qu’elle se définit p ar son exigence perm anente l’entendre m ais dont il ne saura jam ais s’il l’entend réellem ent.
d ’univocité, p ar la présence continuelle du regard divin, m ais Sans doute les paroles de ce « dialogue sohtaire » s’adressent
d ’autre p a rt, cette présence du regard divin n ’est qu’un « pari », elles aussi aux hommes, m ais alors il ne s’agit plus ni de croyants
une « possibilité à jam ais im prouvable ». C’est pourquoi cette ni de libertins, ou plus exactem ent il s’agit des uns et des autres
conscience sera dominée sim ultaném ent p ar la crainte et p ar virtuellem ent, et ni des uns ni des autres réellem ent. Le penseur
l’espoir, sera trem blem ent continuel et confiance perpétuelle, tragique s’adresse à tous les hommes dans la m esure où ils
c’est pourquoi elle v ivra dans une tension ininterrom pue sans pourraient l ’entendre, où ils sauraient devenir essentiels, dans
connaître et sans adm ettre un in sta n t de repos. la m esure où é ta n t v raim ent hommes ils « passeraient l’hom m e »
Mais l’exigence absolue de certitude théorique et pratique pour chercher sincèrem ent Dieu.
im plique aussi une seconde conséquence : la solitude de l’homme Mais si dans le m onde il y av ait un seul être hum ain qui
entre le m onde aveugle et le Dieu caché et m uet. Car entre p û t entendre les paroles de l’homme tragique et leur faire
l ’homme tragique qui n ’adm et que l’univoque et l’absolu et écho, il y au rait alors dans le monde une com m unauté possible,
le monde am bigu et contradictoire, aucune relation, aucun quelque chose de valable et de vrai, la tragédie serait dépassée,
dialogue n ’est jam ais et nulle p a rt possible. le « dialogue sohtaire » deviendrait un dialogue r é e l1. D evant
L ’authentique et l’inauthentique, le clair et l’am bigu, sont l’homme tragique il n ’y a cependant que « le silence éternel
deux langages qui non seulem ent ne se com prennent pas mais des espaces infinis » et c’est en p re n an t conscience de cette
ne peuvent même pas s’entendre. Le seul être à qui s’adresse
la pensée et la parole de l’homme tragique, c’est Dieu. Mais 1. Sans d oute y a-t-il plu s d ’une seule conscience trag iq u e dans la réalité e t
un Dieu, nous le savons, absent et m uet, qui ne répond jam ais. parfois dans un e seule e t m êm e tragédie — T itu s e t Bérénice p a r exem ple. Mais
ils ne form ent p as une com m unauté. Bérénice en tre dans l ’univers trag iq u e à
C’est pourquoi l’hom m e tragique n ’a q u ’une seule forme d ’ex l ’in sta n t m êm e où elle q u itte le m onde e t se sépare de T itus. Les solitaires — en
pression : le monologue, ou plus exactem ent — puisque ce mono- principe to u t au m oins — réd u isen t au m inim um leurs co n tacts m utuels. k Il
a des frères d an s la po u rsu ite des m êm es étoiles, écrit une fois L ukàcs, m ais n on
pas des com pagnons e t des cam arades. » (G. L ukàcs : D ie Théorie des R om ons.
I . G. von L ukàcs, l. c., p. 335. B erlin, T. C assirer, 1928, p. 29.)
l e d i e u c a c h é
78
Dieu, va-et-vient qui est à la fois u n m ouvem ent p erp étu el et
situ atio n qu’il se sent brusquem ent dépasser sa solitude, qu’il une im m obilité absolue.
se sent près de celui qui de façon exem plaire et surhum aine Nous connaissons déjà le d éb u t de l'Écrit; « la connaissance
a rem pli la fonction de la conscience tragique, de m édiateur et la vue to u t extraordinaire » que Dieu « inspire à l’âm e »
entre le m onde et les valeurs suprêm es, entre le monde et Dieu. et qui fait q u ’elle « considère les choses et elle-même d ’une façon
Nous l’avons déjà d it et nous le dirons encore : les Pensees to u te nouvelle » et la sépare du m onde lui a p p o rta n t « un
sont et affirm ent la fin de toute théologie spéculative, il n y a plus trouble qui trav erse le repos q u ’elle tro u v a it dans les choses
et ne p eut plus y avoir pour P ascal aucune preuve théorique qui faisaient ses délices... U n scrupule continuel la com bat
valable de l’existence de Dieu. Mais, précisém ent, en p ren an t dans cette jouissance, et cette vue intérieure ne lui fa it plus
conscience du caractère im placable de cette situation, du silence trouver cette douceur accoutum ée parm i les choses où elle
absolu des espaces et du m onde, de sa propre exigence irrém is s’abandonnait avec une pleine effusion de cœ ur ».
sible de justice et de vérité, du fait que 1 hom m e passe 1 homme P o u rtan t, la séparation d ’avec le m onde est loin d ’ap p o rter
et aussi de sa propre solitude et de sa propre souffrance, Pascal à l’âme le repos, en effet celle-ci n ’a pas tro u v é une au tre
obtien t la seule certitude qui le m ène non pas a la religion en présence, une au tre délectation p o u v an t rem placer celle qui
général (cela c’est la fonction du pari) m ais a la religion chré faisait jadis son bonheur. C’est pourquoi « elle tro u v e encore
tienne en particulier. Car en se com prenant soi-meme avec plus d ’am ertum e dans les exercices de piété que dans les vanités
ses propres lim ites, il se sent près, non pas de la divinité de du m onde ». Car « d ’une p a rt la présence des objets visibles
Jésus, m ais de son hum anité, de sa souffrance et de son sacn- la touche plus que l’espérance des invisibles, et de l ’au tre la
solidité des invisibles la touche plus que la van ité des visibles.
fi<Les pages qui précèdent ont — nous l’espérons — perm is de E t ainsi la présence des uns et la solidité des autres d isp u ten t
dégager les élém ents fondam entaux de la conscience tragique son affection, et la v an ité des uns et l’absence des autres exci
et d’éclairer leur cohérence et leur connexion interne : Le ten t son aversion; de sorte q u ’il n aît dans elle un désordre et
caractère paradoxal du m onde, la conversion de 1 homme a une confusion 1 »...
une existence essentielle, l’exigence de vente absolue, le refus Ici le m anuscrit est interrom pu. Il s’agit peut-être — p ro
de to u te am biguïté et de to u t compromis l exigence de synthèse bablem ent mêm e — d ’un simple accident. C onstatons n éa n
des contraires, la conscience des limites de 1 homme et du m onde, moins que cette in terru p tio n se présente comme p articulière
la solitude, l’abîme infranchissable qui séparé 1 homme tragique m ent bien venue. Il n ’y a en effet — nous l’avons déjà d it —
et du m onde et de Dieu, le p a n sur un Dieu dont 1 existence ni passages ni degrés pour la conscience tragique. Or, le
meme est im prouvable, et la vie exclusive pour ce D ieu toujours
m anuscrit interrom pu su r les m ots « désordre » et « confusion »
présent et toujours absent, enfin, conséquences de cette situa
reprend — dans l’é ta t actuel du te x te — sans tran sitio n
tio n et de cette a ttitu d e : le prim at du moral sur le théorique et le langage de l’âme p arfaitem en t consciente de la lim ite u n i
sur l’efficace, l’abandon de to u t espoir de victoire m aterielle verselle qui constitue la tragédie : de la m ort.
ou to u t sim plem ent d ’avenir, la sauvegarde cependant de la
« Les héros voués à la m o rt de la tragédie, écrit Lukàcs,
victoire spirituelle et m orale, la sauvegarde de 1 eternite. sont m orts depuis longtem ps a v a n t de m ourir 12 » et à un au tre
Ou’on nous perm ette de continuer ce chapitre, et de term iner
endroit, il ajoute, p o u r exprim er l’intem poralité de l’univers
ainsi cette prem ière partie, p ar l’analyse de deux tex tes qui ne
tragique : « Le présent devient secondaire et irréel, le passé
sont pas moins im portants pour la com préhension de 1 œ uvre
m enaçant et plein de dangers, l ’avenir déjà connu et depuis
pascalienne que pour celle de la conscience tragique en general :
longtem ps inconsciem m ent vécu 3. » L ’âme « considère les
VÉcrit sur la conversion du pêcheur et le Mystère de Jésus.
choses périssables comme périssantes et même déjà péries »,
Le prem ier se situe entre les deux points d équilibré de la
écrit le tex te sur la conversion, « et, dans la vue certaine de
conscience tragique décrits au précédent chapitre; sans arriver
l’anéantissem ent de to u t ce q u ’elle aime, elle s’effraye dans
au refus intram ondain du monde et au p a n sur Dieu, il dépassé cette considération...
cependant — moins p ar son contenu explicite que p ar la stru c
tu re de sa dém arche — le simple refus unilatéral du m onde et 1. A u niveau de cohérence où se situe l ’écrit, cette im possibilité de choisir en tre
l’appel à Dieu. Placée entre l’insuffisance du m onde et le Dieu e t le m onde a p p a ra ît encore com m e « désordre » e t « confusion », l’a u te u r
n ’est pas arrivé à l’a ttitu d e un iv o q u e e t claire d u refus in tra m o n d a in d u m onde
silence ou to u t au moins la distance de la divinité, l ame n ac e t du paradoxe généralisé.
q uiert en effet la conscience des lim ites du monde et des siennes 2. L, c., p. 342.
3. L . c., p. 340.
propres que p a r u n va-et-vient perm anent entre le m onde et
80 LE DIEU CACHÉ LA V I S I O N TRAGIQUE : L HOMME 81
« De là vient qu’elle commence à considérer comme un néant Ici se term ine la prem ière p artie de l’écrit consacrée aux ra p
to u t ce qui doit retourner dans le néant, le ciel, la terre, son p o rts de l’âme avec le m onde; la seconde au ra tra it aux rapports
esprit, son corps, ses parents, ses amis, ses ennem is; les biens, de l’âme avec Dieu.
la p au v reté; la disgrâce, la prospérité; l’honneur, l’ignom inie; Consciente enfin de sa propre essence, v iv an t uniquem ent
l’estim e, le m épris; l’autorité, l’indigence; la santé, la m aladie, p a r la recherche du souverain bien, l’âme sait que les choses
et la vie mêm e. » et les êtres du m onde « n ’au ro n t pas de quoi la satisfaire to u
Cette clarté la ram ène cependant au m onde et à la confusion. jours », aussi « elle le cherche... ailleurs, et connaissant p ar
« Elle commence à s’étonner de l’aveuglem ent où elle a vécu une lum ière to u te pure q u ’il n ’est p o in t dans les choses qui sont
et quand elle considère... le grand nom bre de personnes qui en elle, ni hors d ’elle, ni d ev an t elle, (rien donc en elle n i à ses
v ivent de la sorte... elle entre dans une sainte confusion et côtés), elle commence à le chercher au-dessus d ’elle.
dans un étonnem ent qui lui porte un trouble bien salutaire. » Cette élévation est si ém inente et si tran scen d an te, q u ’elle
Passée ainsi du désordre et de la confusion où la m e tta it sa ne s’arrête pas au ciel, il n ’a pas de quoi la satisfaire; ni au-dessus
situation entre un m onde vain et présent et un Dieu solide et du ciel, ni aux anges, n i aux êtres les plus parfaits. Elle traverse
absent, à la com préhension claire du n éan t de to u te chose toutes les créatures, et ne p eu t arrêter son cœ ur q u ’elle n e se
périssable — qui pour elle est déjà périe — et retom bée a soit rendue ju sq u ’au trô n e de Dieu, dans lequel elle commence
nouveau dans la confusion, à la considération du m onde et de à tro u v er son repos » 1. Mais ce Dieu, qu’elle cherche et d ont elle
sa vie passée, elle retrouve la clarté univoque (qu’elle possédait
déjà) de la lim ite universelle que constitue la m ort, du n éan t 1. Il nous fa u t ici accorder quelques lignes a u x n o tes de L. B runschvicg qui
m arq u en t deux m alen ten d u s ty p iq u es e t fra p p a n ts d o n t il fa u t se m éfier à to u t
de to u te chose périssable devant sa propre exigence d ’absolu
prix.
et d ’éternité, car « il est constant néanm oins que, quand les Le prem ier nous p a ra ît év id en t e t ne nous arrê te ra pas longtem ps. Au su jet des
choses du m onde auraient quelque plaisir solide... il est iné m o ts « une lum ière to u te pure », B runschvicg écrit : « C ette p u reté de lum ière
a un sens intellectuel; c’est l ’absence de to u te o bscurité, de to u te raison de d o u ter,
vitable que la perte de ces choses ou que la m ort enfin nous en qui constitue l ’évidence. » On ne sa u rait im aginer in te rp ré ta tio n plus co n traire
prive; de sorte que l ’âme s’é ta n t am assé des trésors de biens au sens de l ’œ uvre pascalienne. La raison hum aine, l ’in tellect, ne p eu t jam ais
pour Pascal a p p o rter la clarté e t l ’évidence absolues. S u rto u t lo rsqu’il s’a g it de la
tem porels, de quelque n atu re q u ’ils soient, soit or, soit science, conversion e t de Dieu. Il nous sem ble év id en t que la « lum ière to u te pure » ne
soit réputation, c’est une nécessité indispensable qu’elle se p eu t v enir que de la grâce divine qui se m anifeste non pas à la raison m ais à la ch a
tro u v e dénuée de tous ces objets de sa félicité; et qu ainsi, s ils rité qui dépasse l ’in te lle c t, que c’est non pas une lum ière intellectuelle, m ais une
lum ière du cœ ur. (U n peu plus loin, Pascal écrira lui-m êm e : « La raison aidée des
ont eu de quoi la satisfaire, ils n ’auront pas de quoi la satis lum ières de la grâce. »)
faire toujours; et que, si c’est se procurer un bonheur véritable, Le deuxièm e m alen ten d u est m oins a p p a re n t e t, précisém en t p o u r cela, plu s
dangereux; d ’a u ta n t plus q u ’il te n d à confondre la conscience trag iq u e avec son
ce n ’est pas se proposer un bonheur bien durable, puisqu il contraire, la spiritualité. A u su je t d u passage su r l’élévation, B runschvicg p arle
do it être borné avec le cours de cette vie ». de « degrés » e t rappelle d eu x vers resp ectiv em en t de V oltaire e t de L econte de
Cette nouvelle connaissance sépare définitivem ent 1 âme tr a Lisle :
P ar delà tous ces d e u x , le D ieu du ciel réside
gique du reste des hommes. « P a r une sainte hum ilité », Dieu et ;
la « relève au-dessus de la superbe, elle commence à s’élever au- Ju sq u 'a u x astres, ju sq u 'a u x anges, ju sq u 'à D ieu
dessus du com m un des hommes : elle condam ne leur conduite, N ous laisserons de côté ce que p e u t avoir d ’in a tte n d u le rap p ro ch em en t en tre
elle déteste leurs m axim es, elle pleure leur aveuglem ent ». P ascal e t V oltaire ou L econte de Lisle p o u r ab o rd er d irectem en t le problèm e réel
e t valable que pose cette in terp rétatio n . Le v ers de L econte de Lisle exprim e en
E t dans la m esure même où elle se séparé des hommes, elle effet une g radation des valeurs :
commence à vivre sous le regard de Dieu. « Elle se porte a la
J u sq u 'a u x astres, ju sq u 'a u x anges, ju sq u 'à D ieu
recherche du véritable bien; elle com prend qu’il fau t qu d ait
ces deux qualités : l’une qu’il dure a u ta n t qu elle et qu il ne O n en ten d presque, en tre les tro is m em bres de la p h rase, les m ots « plu s encore »,
puisse lui être ôté que de son consentem ent, et 1 autre qu il l ’idée y est en to u t cas. Or, la m êm e im age nous sem ble avoir chez P ascal une signi
fication exactement contraire (absence radicale de g rad atio n , d u alité exclusive
n ’y ait rien de plus aim able. » entre les créatures également insuffisantes d ’une p a rt, e t D ieu absolu e t p a rfa it d ’a u tre
Avec cette nouvelle conscience, l’âme pense cependant de p a rt). O n nous excusera, p u isq u ’au prem ier abord les d eu x in terp rétatio n s p araissen t
possibles, de te n te r u n e analyse plus détaillée.
nouveau au m onde q u ’elle a qu itte, elle voit que « dans 1 am our C onstatons d ’abord que P ascal (en su p p o san t que c’est lui oui a écrit ce te x te )
qu’elle a eu pour le monde elle tro u v a it en lui cette seconde réd u it, p a r les lignes q u i p récèd en t le frag m en t d o n t nous parlons, l’élévation à
une pure m ontée spatiale. L ’âm e a cherché le souverain bien dans les choses q u i
qualité dans son aveuglem ent car elle ne connaissait rien de sont « en elle, hors d ’elle e t d e v a n t elle », elle n e l ’a tro u v é ni « en elle ni à ses
plus aimable. Mais comme elle n ’y voit pas la prem ière, elle côtés », e t après avoir épuisé ce q u ’on p o u rra it appeler les directions horizontales,
connaît- que ce n ’est pas le souverain bien ». elle s’oriente vers la verticale, vers la m ontée. Ici, l’im age d ev ien t cep en d an t d an -
82 LE D IE U CACHÉ
LA V I S I O N TRAGIQUE : L ’ HOMME 83
sait m ain ten an t p a r sa « raison aidée des lum ières de la grâce » exclusive de Dieu, et le fa it qu’elle ne sau rait l’attein d re p ar
q u ’il est le seul bien véritable, reste silencieux et m uet à son ses propres forces. E t comme Dieu reste caché et ne lui parle
appel. « Car, encore q u ’elle ne sente pas ces charm es dont Dieu jam ais de m anière explicite, elle ne p e u t jam ais savoir s’il
récom pense l’h abitude dans la piété, elle com prend n éan accepte de venir à son aide, s’il la condam ne ou bien s’il guide
m oins... qu’il n ’y a rien de plus aim able que Dieu. » Elle sent et approuve ses pas. L ’écrit se term ine p ar les m ots : « Elle
l’abîm e qui la sépare de lui. « Elle s’an é an tit en conséquence, commence à connaître Dieu, et désire d ’y arriver; m ais comme
et ne po u v an t form er d ’elle-même une idée assez basse, ni en elle ignore les m oyens d ’y parvenir, si son désir est sincère
concevoir une assez relevée de ce bien souverain, elle fait de et véritable, elle fait la même chose q u ’une personne qui, dési
nouveaux efforts pour se rabaisser ju sq u ’aux derniers abîmes ra n t arriver en quelque heu, a y a n t perd u le chemin, et connais
du n éant, en considérant Dieu dans des im m ensités qu’elle san t son égarem ent, au rait recours à ceux qui sauraient p arfai
m ultiplie sans cesse1. » Elle choisit de vivre éternellem ent sous tem ent ce chemin et...
le regard de Dieu, « d ’en être éternellem ent reconnaissante » « . .. Ainsi elle reconnaît q u ’elle doit adorer Dieu comme créa
et « elle entre en confusion d ’avoir préféré ta n t de vanités à tu re, lui rendre grâce comme redevable, lui satisfaire comme
ce divin M aître; et dans un esprit de com ponction et de péni coupable, le prier comme indigente. »
tence, elle a recours à sa pitié pour arrêter sa colère »... « La sagesse du m iracle tragique est la sagesse des lim ites »
Elle dem ande à Dieu q u ’ « il lui plaise de la conduire à lui écrivait Lukàcs. Les derniers m ots de YÉcrit sur la conversion
e t lui faire connaître les m oyens d ’y arriver ». Car l’âme du pécheur sont : Elle se connaît « comme... créature... rede
qui ne v it plus que dans et pour la recherche de Dieu « aspire vable... coupable... et indigente. » La convergence des deux
à n ’y arriver que p ar des moyens qui viennent de Dieu même textes est apparente, m ais ce qui nous p a ra ît encore plus rem ar
parce qu’elle v eu t q u ’il soit lui-m êm e son chemin, son objet quable dans l’écrit que nous venons d ’analyser, c’est le b alan
et sa dernière fin ». cem ent perpétuel, et p o u rta n t im mobile et intem porel, la dia
Consciente de la vanité du m onde, de l’abîm e infranchissable lectique de la thèse et de l’antithèse qui fait que l’âme convertie
qui la sépare de lui, l’âme com prend en même tem ps la valeur se tourne vers le m onde, le trouve insuffisant, se détourne de
lui pour s’orienter vers le seul bien véritable, com prend les
gereuse e t chargée d ’am biguïté. Le langage co u ran t donne à l’idée de m ontée u n qualités essentielles de ce bien, se to u rn e à nouveau vers le
sens non seulem ent sp atial m ais éthique. Ce que l’âm e rencontrera dans sa m ontée, m onde pour voir clairem ent q u ’il ne p eu t jam ais les réunir, et,
le ciel, les anges, les saints, ce sont sans d oute des êtres placés dans u n certain
ordre sp atial p o u r la pensée des croyants, m ais aussi placés dans cet ordre précisé com prenant l’insuffisance radicale et inadm issible de to u t ce
m e n t à cause d ’une certaine g rad atio n de valeur. P ascal avait-il accepté cette qui est m ondain et périssable, s’élève au trô n e de Dieu. E t
g rad atio n ? Il nous sem ble que non seulem ent elle co n tred it to u t l ’ensem ble des
Pensées, m ais encore que le te x te d o n t nous parlons fa it to u t p o u r la contre-balancer cela pour prendre conscience de l’abîm e non moins infranchis
e t l’éviter. Il suffit de le com parer au vers de L econte de Lisle : « Ju s q u ’aux astres, sable qui la sépare de son unique v aleur l ’absence permanente
ju s q u ’au x anges, ju sq u ’à D ieu »; ce dernier m et en effet le m êm e m o t a v a n t ch a
cun des tro is term es de la p hrase, les assim ilant p o u r ainsi dire les u n s au x autres, de Dieu dans sa présence continuelle; c’est ainsi q u ’elle tro u v era
e t cela dons une m êm e valorisation positive, ju sq u 'a u x in d iq u a n t l’idée d ’une m on dans l’inquiétude, son seul repos et dans la recherche, son unique
tée tp tale, spatiale e t hum aine en m êm e tem ps. Pascal, p a r contre, fa it ex actem en t satisfaction. La relation im m uable de l’hom m e tragique avec
le co n traire : il assim ile sans doute le ciel, les anges e t les êtres les plus p arfaits,
m ais dans u n sens en tièrem en t négatif, d ’absence de valeur, pour les opposer à la le Dieu présent et absent de la tragédie est exprim ée dans les
seule valeu r réelle, à D ieu. « Elle ne s’a rrê te pas au ciel... n i au-dessus du ciel, m ots que nous avons gardés — à cause de leur im portance
n i au x anges, ni au x êtres les plus p arfaits... ju sq u ’au trône de D ieu dans lequel
elle com m ence à tro u v er son repos... » même — pour la fin de cette analyse : « c’est le posséder que
Mais ce n ’est p as to u t. P ascal nous indique aussi pourquoi le ciel, les anges e t de le désirer ».
les êtres les plus p arfa its sont insuffisants, e t p o u r ce faire il em ploie les mots mêmes
q u ’il av ait em ployés p o u r expliquer la v a n ité du m onde, il les emploie m êm e d ’une
On a rarem en t exprim é de m anière aussi p arfaite la tension
m an ière plus n e tte e t plus radicale : ces choses du m onde « n ’a u ro n t p as de quoi tragique, le m ouvem ent perpétuel entre les pôles opposés de
la satisfaire to u jo u rs », le ciel « n ’a pas de quoi la satisfaire », e t cela dès m a in te l’être et du n éan t, de la présence et de l’absence, m ouvem ent q u i
n a n t. Ne serait-ce p as forcer le te x te que de m e ttre le ciel plus h a u t que le m onde?
A joutons enfin que les m ots « commence à tro u v er son repos » en p a rla n t de p o u rta n t n ’avance jam ais parce q u ’éternel et in stan tan é, il
l’âm e arrivée d e v an t le trô n e de Dieu, nous sem blent vouloir exprim er à la fois est étranger au tem ps où il y a des progrès et des reculs.
le fait que l’âm e n ’a v a it absolum ent rien tro u v é a u p a ra v a n t e t celui q u ’elle n ’est
p a s encore parvenue à u n e fin q ui serait un repos. Au delà du contenu des différents passages (dont le sens,
T o u t cela ne fait que continuer ce que nous avons d éjà d it plus h a u t : L a conscience comme dans to u t tex te tragique, est relativem ent autonom e)
trag iq u e ne connaît que le « to u t ou rien » sans degrés e t sans interm édiaires, elle
est le co n traire de to u te m ystique e t de to u te spiritualité.
la stru ctu re même de YÉcrit sur la conversion éclaire puissam
1. Cela nous fait immédiatement penser au paesage du fragment 72 sur les deux m ent la n atu re de la conscience tragique.
infinis. Espérons que cette analyse nous aidera à com prendre l’au tre
84 LE DIEU CACHÉ LA V ISION T R A G IQ U E : L ’HOMME 85
grand tex te tragique de la littératu re pascalienne 11, le Mystère Le fait devient cependant encore plus évident, si à l’in térieu r
de Jésus. même des tex tes évangéliques sur la N u it de G ethsém ani et
A vant de l’aborder, il nous fa u t cependant écarter une objec sur l’Agonie de Jésus nous nous dem andons quels so n t les
tio n éventuelle que nous avons déjà rencontrée au cours de passages qui on t reten u l’atten tio n de P ascal et quels sont ceux
discussions orales qvcc des partisans d ’une in terp rétatio n tra d i qu’il a laissés de côté.
tionnelle des écrits de Pascal. Sans doute le te x te de Pascal suit-il de près les évangiles
Nous essayons en effet de lire le Mystère de Jésus en ta n t — sem blables d ’ailleurs — de Marc et de M atthieu, m ais c’est
q u ’expression d ’une conscience tragique. De m anière im m édiate, que le tex te des passages correspondants de ces deux évangiles
il est cependant u n com m entaire qui suit de près les tex tes se prête intégralement à une in terp ré tatio n tragique. Mais déjà
évangéliques sur le M ont des Oliviers et sur l’Agonie de Jésus; dans l’évangile de Luc, dont Pascal s’est p o u rta n t servi *, il
beaucoup de passages qui nous paraissent hautem ent représen y a u n verset (X X II, 43) rigoureusem ent contraire à to u te
tatifs en ta n t q u ’expression d ’une vision tragique ne sont que in terp rétatio n tragique, un verset qui affirme que Jésus n ’é ta it
des reproductions à peine modifiées du tex te évangélique. pas seul sur la m ontagne, que Dieu lui av ait envoyé un m essager
D ans ces conditions, ne faisons-nous pas fausse route en a ttri pour le rassurer : « Mais un ange lui ap p aru t du ciel p o u r le
b u a n t u n caractère tragique à un te x te qui est to u t sim plem ent fortifier. » Il est h autem ent significatif que le Mystère de Jésus
chrétien? N ’y introduisons-nous pas une signification étrangère ne fa it aucune m ention de ce dépassem ent de la solitude. Conti
à la pensée de Pascal? nuons cependant notre analyse. E n écrivant le Mystère, Pascal
L ’objection est de poids. Il est certain que Pascal n ’a jam ais a indiscutablem ent utilisé aussi l’E vangile de S aint Jea n , puisque
voulu être autre chose q u ’un chrétien fidèle et orthodoxe, et c’est le seul des q u atre évangiles q u ’il m entionne explicitem ent 2.
aussi que le christianism e, loin d ’être un simple vêtem ent exté Or, dans Je a n , les tex tes respectifs du M ont des Oliviers et
rieur pour sa pensée, est intim em ent lié à son essence même. de l’Agonie n ’ont plus aucun contenu tragique. D ans l ’agonie
Il fa u t seulem ent se dem ander quel christianism e? Car pour de Jésus, Je a n a supprim é le Lam a sabactani de Marc et de
llhistorien positif des idées, il ne fait pas de doute que la pensée M atthieu, l’abandon de Dieu qui dans le Mystère deviendra sa
chrétienne de S aint A ugustin est essentiellem ent différente de « colère », d ’autre p a rt, la solitude du m ont des Oliviers est
celle de S aint Thom as, laquelle diffère de celle de Molina, et devenue une prière qui parle constam m ent de la gloire de Jésus
ainsi de suite. Il y a de nom breuses formes de pensée et de et de la sanctification des disciples. Or, non seulem ent rien de
conscience chrétiennes qui peuvent toutes se réclam er, à plus to u t cela ne se retrouve dans le Mystère de Jésus (on y trouve
ou moins ju ste titre , de leur fidélité à l’Église et à la Révélation. au contraire deux passages explicitem ent contraires 3) mais
Sans doute la religion chrétienne est-elle — p ar l’idée d ’un Dieu nous constatons encore que Pascal a reten u du tex te de S aint
m o u ran t et im m ortel, p ar le paradoxe de l’Hom m e-Dieu, p ar Je a n le seul fragm ent qui po u v ait avoir — isolé du contexte
l’idée du m édiateur, bref, p ar la folie de la croix — , p artic u — une signification tragique p o u r l’incorporer en le co ncentrant
lièrem ent favorable à une in terp ré tatio n tragique. Il n ’en reste à l’une des Pensées (fr. 906). La p aren té est en effet évidente
pas moins vrai q u ’en raison des conditions sociales et h istori entre « Je ne suis plus dans le m onde et ils sont dans le m onde
ques, cette in terp ré tatio n du christianism e a été particulière et je vais à toi » (Jean, X V II, 11), « J e leur ai donné la parole;
m en t rare au cours des siècles, et aussi que — pour fidèle qu’elle et le m onde les a haïs, parce qu’ils ne sont pas du m onde comme
soit à certains passages des évangiles — elle n ’en est pas moins moi je ne suis pas du mal. J e ne te prie pas de les ô ter du
dans l’obligation de les isoler du contexte en laissant de côté monde m ais de les préserver du m onde. Ils ne sont pas du m onde
de nom breux autres passages, tels que ceux p ar exemple qui comme moi je ne suis pas du m onde. » (Jean, X V II, 11-16)
p arlen t de la présence m anifeste de Dieu. et le tex te du fragm ent 906 qui exige de l’hom m e de vivre dans
C’est pourquoi il nous semble q u ’en choisissant dans la vie le m onde selon Dieu, « sans y prendre de p a rt et de goût ».
de Jésus ces deux in stan ts uniques de solitude suprêm e, la Tous ces exemples nous paraissent corroborer n o tre affir
N uit de G ethsém ani et l’Agonie, Pascal in terp rétait déjà p ar m ation selon laquelle le Mystère de Jésus n ’est pas une simple
cela même les Évangiles, et leur donnait une signification tr a
gique.
1. L uc, X X I I, 44.
1. N ous em ployons c e tte expression parce que l ’a ttrib u tio n de l'É crit sur la 2. Je a n , X X I I I , 4.
conversion n ’est p as certaine. Le M ystère de Jésus est p a r contre certainem ent de 3. « I l n ’y a n ul ra p p o rt de moi à D ieu ni à Jésus-C hrist ju ste » e t « Q u’à moi
Pascal. en soit la gloire e t n o n à to i, v er de terre. »
LE D I E U CACHÉ
LA V ISION T R A G IQ U E : L ’HOMME 87
86
p a r Jesus-C hrist. H ors de Jésus-C hrist, nous ne savons ce que
reproduction des Évangiles m ais une réflexion tragique à leur
c’est ni que n otre vie, ni que n o tre m ort, n i que Dieu, ni que
sujet. nous-mêmes. » (Fr. 548).
A v an t d ’aborder cependant, après cette argum entation néga
Il n ’en reste pas moins v rai que la religion chrétienne ten d
tiv e, l’analyse proprem ent dite du tex te, il nous reste à élucider
à réunir et à confondre dans la personne de Jésus-C hrist ces
u n second point qui touche d ’ailleurs non seulem ent l’étude
deux réalités, tan d is que la vision trag iq u e ten d au contraire
de Pascal en particulier, mais aussi celle de la conscience tr a
à les séparer et à les éloigner l’une de l’au tre : et aussi que la
gique en général.
Cette conscience ab o u tit en effet à deux cristallisations diffé pensée tragique de Pascal l’a am ené à distinguer plus q u ’il n ’est
coutum e dans la p lu p a rt des tex tes chrétiens ces deux carac
rentes, dont chacune a pour elle une im portance prim ordiale,
tères de la personne de Jésus. Il suffit de citer à titre d ’exemple
m ais avec lesquelles ses rapports sont essentiellem ent distincts :
le fragm ent 552 qui sépare rigoureusem ent la figure hum aine
celle de Dieu et celle du Médiateur.
Dieu n ’est, et ne p eu t être pour elle q u ’une réalité cachée, tragique et visible aux hommes de Jésus sur la croix, de la
pour laquelle elle v it exclusivement— «soit que je sois seul,ou figure divine et cachée, accessible uniquem ent aux sain ts, de
Jésus au sépulcre 1, ou bien ce passage que nous avons déjà cité
à la vue des hommes, j ’ai en toutes mes actions la vue de Dieu,
en partie du Mystère et do n t l’im portance nous semble capitale :
qui les doit juger, et à qui je les ai to u te s consacrées », dira
« Il n ’y a nul rap p o rt de moi à Dieu, n i à Jésus-C hrist ju ste.
Pascal (fr. 550), — m ais avec laquelle elle n ’a aucune sorte de
relation im m édiate et directe, dont elle ne p e u t même pas Mais il a été fait péché p a r moi; tous vos fléaux sont tom bés sur
prouver l’existence. Nous l’avons déjà d it et répété, pour la lui. Il est plus abom inable que moi, et, loin de m ’abhorrer, il
se tie n t honoré que j ’aille à lui et le secoure.
conscience tragique Dieu est un postulat pratique ou u n p a ri,
Mais il s’est guéri lui-même, et me guérira à plus forte
m ais non pas une certitude théorique.
raison. »
T out autre est, cependant, pour cette même conscience, la
réalité du Médiateur, de l’être qui absolum ent seul et absolu Ces lignes contiennent, explicitem ent ou im plicitem ent, tous
m ent véridique relie Dieu au m onde et le monde a Dieu, 1 être les élém ents qui p erm etten t de com prendre la relation de la
qui é ta n t hom m e et plus qu’homme affirme et crée p a r sa foi conscience tragique avec son in carn atio n exem plaire, avec le
consciente, p ar son p ostulat et p ar son pari la réalité éternelle M édiateur. Au risque de ju stifier le reproche d ’un certain p éd an
m ent im prouvable de la divinité. Ce M édiateur, la conscience tism e scolaire, nous essayerons de les dégager :
tragique le connaît de la façon la plus certaine et la plus im m é 1° Les prem iers m ots élim inent to u te confusion entre Dieu
diate, plus encore, elle ne le connaît pas, elle Vest. Il y a entre et le M édiateur.
elle et lui — q u ’il a it pour l’athée la forme d ’une idée incarnée ou 2° Celui-ci ressem ble rigoureusem ent à l’homme tragique,
d ’un hom m e idéalisé ou bien pour le croyant celle de l’Homme- il en est une hypostase. D evenu péché p a r l’existence de la
Dieu connu p ar la révélation qui p ar son sacrifice a sauve le condition hum aine, il a besoin de secours hum ain.
m onde — une relation de participation, d ’identité même, qui 3° Mais le secours que p eu t lui ap p o rter l’homme n ’est bien
p o u rta n t n ’a rien d ’une participation m ystique, puisque loin entendu pas un secours direct et im m édiat. Plusieurs phrases
de m ener à l’extase, elle garde et crée même la clarté concep du Mystère l’exprim ent rigoureusem ent : « Jésus sera à l’agonie
tuelle la plus rigoureuse, ni d ’une com m unauté puisqu’elle ne ju sq u ’à la fin du m onde, il ne fa u t pas dorm ir p en d a n t ce
perm et ni de dépasser la solitude ni de dim inuer la tension. tem ps-là. » « Jésus s’arrache d ’avec ses disciples pour en trer
Lukàcs — athée — l’a exprimée p ar l’image des frères, p ar la dans l’agonie; il fa u t s’arracher de ses plus proches et des plus
poursuite des mêmes étoiles, qui p o u rta n t ne sont ni cam arades intim es pour l’im iter. »
n i compagnons, Pascal — croyant — p ar ce te x te extraordi « L ’im iter », « m archer sous la même voûte étoilée ». C’est
le seul secours, la seule relation entre les consciences tragiques, *Il
naire qu’est le Mystère de Jésus.
Cette relation de participation et d’identité fait que l’homme 1. Sépulcre de Jésus-Christ. — Jésus-C hrist é ta it m o rt, m ais vu, su r la croix.
ne peut, dans la m esure même où il est vraim ent homme, Il est m o rt e t caché dan s le sépulcre.
Jé sus-C hrist n ’a été enseveli que p a r des sain ts.
c’est-à-dire dans la m esure où il se dépasse pour vivre sous le Jé sus-C hrist n ’a fa it aucuns m iracles au sépulcre.
regard de Dieu, se connaître soi-même que p ar la connaissance Il n ’y a que des sa in ts qui y en tre n t.
du M édiateur. « Non seulem ent nous ne connaissons Dieu que C’est là où Jé sus-C hrist p ren d une nouvelle vie, non su r la croix.
C’est le dernier m y stère de la Passion e t de la R édem ption.
p ar Jésus-C hrist, m ais nous ne nous connaissons nous-mêmes Jésus-C hrist n ’a p o in t eu où se reposer sur la terre q u ’au sépulcre. Ses ennem is
que p ar Jésus-C hrist. Nous ne connaissons la vie, la m ort que n o n t cessé de le tra v a ille r q u ’au sépulcre.
88 LE DIEU CACHÉ LA V IS IO N T R A G I Q U E : L ’HOMME 89
relation qui en accentuant leur solitude leur perm et de la dépas nienne), intemporelle — l’avenir é ta n t ferm é et le passé aboli
ser. — elle ne connaît q u ’une seule altern ativ e : celle du néant ou
4° Mais ce secours, que to u te conscience tragique apporte de Vêternitê.
aux autres en suivant sa route propre, ne changera rien au fait D evenue essentielle, to u te transform ation, to u t changem ent
que chacune se sauve elle-même. Jésus « s’est guéri lui-même ». est devenu pour elle inim aginable, car, dans la tragédie comme
5° Idée sous-entendue, mais qui nous semble im plicite, Jésus, dans le rationalism e, les essences sont im m uables. Le seul
en se guérissant, guérira à plus forte raison l’homme, m ais cette danger que l’âme crain t toujours m ais qui, dans la m esure m êm e
guérison sera en même tem ps et a u ta n t m érite de l’hom m e où elle est vraim en t tragique, ne se réalise jam ais, est celui
lui-même, œ uvre de sa propre conscience et de sa propre volonté. d ’abandonner l’essence, de revenir au m onde et à la vie q u o ti
Il y a absence de to u te relation entre l’homme tragique et dienne, de retom ber dans le re la tif et le compromis.
Jésus-C hrist juste, il y a réciprocité sym étrique 1 dans la rela L a conscience trag iq u e est à tel point intem porelle que Pascal
tio n entre cet hom m e et Jésus sur la croix, souffrant et m ourant a réuni dans son Mystère de Jésus en un seul in sta n t les deux
pour sauver l’hum anité. in stan ts distincts q u ’il a repris dans les Évangiles, celui du
C’est pourquoi aucun autre tex te ne saurait nous faire m ieux M ont des Oliviers (Jésus abandonné p ar ses disciples) et celui
com prendre l’âme tragique que ne l’a fait le Mystère de Jésus. de l’Agonie sur la Croix (le Lam a sabactani, Jésus abandonné
La solitude tragique n ’est pas une solitude voulue, recherchée; de Dieu).
au contraire, elle résulte de l’incapacité du m onde à entendre E t ce n ’é ta it pas là une confusion arb itraire. P o u r la cons
ne serait-ce que le son d ’une voix essentielle. cience tragique, en effet, tous les in stan ts de sa vie se confondent
« Jésus a prié les hommes et n ’en a pas été exaucé. » « Jésus avec un seul d ’entre eux, avec l’in s ta n t de la m ort. « La m o rt
cherche quelque consolation au moins dans ses trois plus chers est une réalité im m anente indissolublem ent liée à tous les évé
amis et ils dorm ent; il les prie de soutenir un peu avec lui, et nem ents de son existence », écrivait Lukàcs, et Pascal le dira
ils le laissent avec une négligence entière, ay an t si peu de com d ’une m anière au trem en t puissante : « Jésus sera en agonie
passion qu’elle ne pouvait seulem ent les em pêcher de dorm ir ju sq u ’à la fin du m onde; il ne fa u t pas dorm ir p en d a n t ce
u n m om ent. E t ainsi Jésus é ta it délaissé, seul à la colère de tem ps-là. »
Dieu. » « Jésus cherche de la com pagnie et du soulagem ent de Or, dans cet in sta n t intem porel et éternel qui durera ju sq u ’à
la p a rt des hommes. Cela est unique en to u te sa vie ce me la fin du m onde, l’hom m e tragique, seul, abandonné à l’incom
semble. Mais il n ’en reçoit point car ses disciples dorm ent. » préhension des hom m es qui dorm ent et à la colère de Dieu
« Cela est unique en to u te sa vie ce me semble. » Les m ots qui se cache e t reste m uet, tro u v era dans sa solitude et dans sa
ici ont leur im portance. Pascal sait que c’est là un m om ent souffrance la seule valeur qui lui reste et qui suffira à faire sa
unique, exceptionnel, dans la vie de Jésus telle qu’elle nous est grandeur : la rigueur absolue de sa conscience théorique et
racontée p ar les Évangiles. Mais cet in sta n t unique, exception m orale, l’exigence de vérité et de justice absolues, le refus de
nel, est le seul qu’il puisse com prendre parce q u ’il le v it et le to u te illusion et de to u t compromis.
pense à chaque in sta n t de sa propre existence, parce qu’à ce P e tit et m isérable p a r son incapacité d ’atteindre des valeurs
m om ent Jésus v it en l’élevant à un niveau exemplaire ce que réelles, de tro u v er une vérité rigoureuse, de réaliser une justice
Pascal ressent comme la vérité et l’essence de l ’homme. vraim ent ju ste, l’hom m e est grand p ar sa conscience qui lui
Cet in stan t où Jésus est « délaissé, seul à la colère de Dieu », perm et de déceler to u tes les insuffisances, to utes les lim itations
où les disciples ne l’entendent pas parce q u ’ils dorm ent, où des êtres et des possibilités intram ondaines, de ne jam ais se
ceux mêmes qui l’entendent ne peuvent pas le secourir a u tre contenter d ’aucune d ’entre elles, de ne jam ais accepter aucun
m en t qu’en re sta n t éveillés et en souffrant les mêmes souffrances, compromis. Pascal l’a souvent répété dans les Pensées :
n ’est pas pour l’hom m e tragique un in stan t du mêm e ordre « L’hom m e est visiblem ent fait pour penser; c’est to u te sa
que les in stan ts de la vie quotidienne, précédé d ’in stan ts diffé dignité et to u t son m érite; et to u t son devoir est de penser
ren ts qui p ar ra p p o rt à lui constitueraient le passé et suivi de comme il fa u t » (fr. 146).
ceux qui seraient — toujours p ar ra p p o rt à lui — l’avenir. « L ’hom m e n ’est q u ’un roseau, le plus faible de la n atu re;
La conscience tragique, nous l’avons déjà dit, ignore le m ais c’est un roseau pensant...
tem ps (c’est la vraie raison des trois unités de la tragédie raci- « Q uand l’univers l’écraserait, l ’hom m e serait encore plus
noble que ce qui le tu e parce q u ’il sait q u ’il m eurt, e t l’av a n
1. Dans le sens logique d’une relation qui est la même dans les deux sens. tage que l ’univers a sur lui, l ’univers n ’en sait rien » (fr. 347.)
LA V ISION T R A G IQ U E : L ’HOMME 91
90 LE D IE U CACHÉ
E t c’est à la lum ière de ces textes et de nom breux autres frag choisis pour veiller avec lui, les tro u v a n t d o rm an t s’en fâche
m ents qui exprim ent la même idée qu’il fa u t lire un des pas à cause du péril où ils exposent, non lui, m ais eux-mêmes, et
sages les plus im p o rtan ts du Mystère de Jésus : « Jésus est seul les av e rtit de leur propre salut et de leur bien avec une tendresse
dans la terre non seulem ent qui ressente et partage sa peine, cordiale pour eux p en d a n t leur in g ratitu d e, et les av e rtit que
l ’esprit est prom p t et la chair infirm e. »
m ais qui le sache; le ciel et lui sont seuls dans cette connais
« Jésus les tro u v an t encore d o rm an t, sans que ni sa considé
sance. »
E t dans cette perspective tragique pour laquelle clarté signifie ration ni la leur les en eû t retenus, il a la bonté de ne pas les
éveiller et les laisse dans leur repos. »
a v a n t to u t conscience du caractère inéluctable des lim ites et
A la lim ite, son acceptation de la réalité, son oui à la destinée
su rto u t de la mort, qui ne connaît aucun avenir historique, la
s’étend non seulem ent à sa propre souffrance, non seulem ent aux
grandeur de l’hom m e consiste av a n t to u t dans l’acceptation
consciente et voulue de la souffrance et de la m ort, acceptation disciples qui dorm ent, m ais à l ’univers to u t entier qui l’écrase.
qui transform e une vie en destinée exem plaire. La grandeur « Jésus ne regarde pas dans Ju d as son inim itié, mais l’ordre
de Dieu q u ’il aime et la v o it si peu q u ’il l’appelle ami. »
tragique fa it d ’une souffrance subie, imposée à l’hom m e p ar
« Si Dieu nous do n n ait des m aîtres de sa m ain, oh! qu’il leur
un m onde dépourvu d ’âme et de conscience, une souffrance
fau d rait obéir de bon cœur. L a nécessité et les événem ents en
voulue et créatrice, u n dépassem ent de la misère hum aine p ar
sont infailliblem ent. »
l’acte significatif de l’être qui refuse le compromis et le re la tif
Mais quelle que soit la tendresse que l’hom m e tragique
au nom d ’une exigence essentielle de vérité et d ’absolu.
éprouve pour les autres hommes, entre eux et lui le fossé est
« Jésus souffre dans sa passion les tourm ents que lui font les
devenu infranchissable. La tragédie, disait Lukàcs, est un jeu
hom m es; mais dans l’agonie il souffre les tourm ents qu’il se
qui se joue pour un seul spectateur, pour Dieu : « Jésus s’a r
donne à lui-m êm e : t u r b a r e s e m e t i p s u m . C’est, un supplice d ’une
rache d ’avec ses disciples pour en trer dans l’agonie, il fau t s’a r
m ain non hum aine, m ais toute-puissante, et il faut être tout-
racher de ses plus proches et des plus intim es pour l’im iter. »
puissant pour le soutenir. »
« Jésus v o y an t tous ses amis endorm is et tous ses ennemis
« Il ne prie qu’une fois que le calice passe et encore avec
vigilants, se rem et to u t entier à son Père »
soumission, et deux fois qu’il vienne s’il le fa u t x. »
Quelle est cependant cette exigence que l’homme trag iq u e ne
« Jésus prie dans l’incertitude de la volonté du Père, et craint
p e u t jam ais réaliser dans le m onde et qui l’oblige à se rem ettre
la m o rt; mais, l’a y a n t connue, il va au-devant s’offrir à elle. »
entièrem ent à D ieu? Qu’espère-t-il de ce Dieu m uet et caché?
Ainsi, il y a opposition radicale entre la souffrance subie p ar
Cette exigence, nous l’avons déjà d it, est celle de réunion, de
l’hom m e qui ne dépasse pas la bête et ne cherche que son plai
synthèse des contraires, c’est l’exigence de to talité. C’est p o u r
sir, et la souffrance voulue de l’Hom m e-Dieu qui passe l’hom m e
quoi dans le Mystère de Jésus, la prom esse divine s’exprim e
et sauve p ar cela même les valeurs et la dignité de l’hum anité.
« Jésus est dans un ja rd in non de délices comme le prem ier comme promesse de surm onter une dualité fondam entale —
pour la pensée chrétienne en général et au X V IIe siècle pour
A dam , où il se p erd it et to u t le genre hum ain, m ais dans un
presque to u te pensée — devenue ici l ’expression sym bolique
de supplices, où il s’est sauvé et to u t le genre hum ain. »
Les rapports de l’hom m e tragique avec les autres hommes de toutes les autres dualités et alternatives qui co n stitu en t la
so n t doubles et paradoxaux. D ’une p a rt il espère les sauver, vie de l’hom m e dans le m onde : l ’union de l’âme et du corps
dans l’im m ortalité.
les en traîn er avec lui, les em pêcher de dorm ir, les élever à son
R ien en effet sur terre ne p eu t éviter la m ort de to u t ce
propre niveau, d ’autre p a rt, il prend conscience de l’abîme qui
qui est m ondain et corporel, cette m ort est irrémissible. E t c’est
le sépare d ’eux, et il accepte et affirme cet abîm e, les laissant
à leur inconscience puisqu’ils font p artie de l’univers qui, même pourquoi l’hom m e tragique ne p eu t jam ais accepter l’existence
dans le m onde car il ne p eu t accepter ni les valeurs périssables,
s’il écrasait l’hom m e, n ’en saurait encore "rien.
« Jésus p en d a n t que ses disciples dorm aient, a opéré leur ni les valeurs partielles — telle l’âme séparée du corps. Sa vie
n ’a de sens que dans la m esure où elle est entièrem ent vouée à
salut. Il l’a fait à chacun des justes p en d an t qu’ils dorm aient,
et dans le n éan t a v a n t leur naissance, et dans les péchés depuis la recherche de la réalisation de valeurs totales et éternelles;
en les poursuivant — et seulem ent en les poursuivant — son
leur naissance. »
« Jésus, au m ilieu de ce délaissem ent universel et de ses amis âm e « passe l’hom m e » pour devenir dès m ain ten an t immor-
1. Inutile de souligner qu’ici, entre « une fois » et « deux fois », il y a non pas 1. « Seigneur, je vous donne tout. »
une simple différence de quantité, mais une différence qualitative.
LA V ISION T R A G IQ U E : L ’HOMME 93
92 LE DIEU CACHÉ
mêm e aux infidèles et aux réprouvés, ne suffit pas p o u r entendre
telle Mais l’im m ortalité de l’âme n ’existe que p a r le fait qu elle la voix divine, ne suffit pas pour être élu.
est vraim ent hum aine, qu’elle dépasse l’hom m e en cherchant
« P a r m on esprit dans l’Éghse »; m ais là aussi les jansénistes
une to talité, et cela v eu t dire un corps immortel. L ame tragique
savent que 1 Eglise réelle et visible avec son chef terrestre le
est grande et im m ortelle dans la m esure où elle cherche et espere
P ape n ’incarne pas toujours l ’E sp rit divin. Pascal lui-m êm e
l’im m ortalité du corps, la raison tragique dans la m esure ou a m arque un jo u r sa position après la bulle d ’A lexandre V II,
elle cherche l’union avec la passion, et ainsi de suite. La toi
avec des m ots terribles pour une conscience chrétienne et cath o
trag iq u e est av a n t to u t foi en un Dieu qui réalisera un jo u r
lique : les disciples de S aint A ugustin se tro u v en t, disait-il
l’hom m e to ta l ay a n t une âme im m ortelle et un corps im m ortel. entre Dieu et le Pape.
« Les médecins ne te guériront pas, car tu m ourras a la tin.
« P a r les inspirations, et p a r m a puissance dans les prêtres »;
Mais c’est moi qui guéris et rends le corps im m ortel. cela est plus sérieux, plus réel. Mais comme l ’Église, le p rêtre ne
« Souffre les chaînes et les servitudes corporelles; je ne te
p eu t se prévaloir de l ’inspiration divine que s’il est un vrai
délivre que de la spirituelle à présent. » p rêtre et ne se contente pas d ’en avoir seulem ent la fonction,
A y an t rom pu avec le m onde, s’é ta n t place hors du tem ps, 1 h a b it et les revenus.
ne connaissant plus directem ent que son propre désir de p ré
P o u r tro u v er Dieu, il fa u t donc savoir distinguer le vrai
sence divine, sa propre prière, l’âme ne pense plus ni a 1 in stan t
sens des E critures, la vraie Église, et le vrai P rêtre, de ce qui
passé ni aux in stan ts à venir. « C’est me te n te r plus que t éprou
est seulem ent m anifestation en apparence ecclésiastique et en
ver que de penser si tu ferais bien telle ou telle chose absente;
réalité m ondaine des faux ju stes et des chrétiens charnels. Or,
je la ferai en toi, si elle arrive. » E t le m ot « avenir » se trouve
— et c’est en cela que réside dans le sens propre du m o t la’
une seule fois dans le Mystère de Jésus : pour dire qu il ne doit
tragédie, — le fidèle n ’a aucun m oyen de faire efficacement p ar
pas être nouveau p ar ra p p o rt à l’in sta n t présent, qu il ne 0 1 ses propres lum ières le partage.
pas être différent de celui-ci : « Il fa u t ajouter mes plaies au x
Jam ais un vrai janséniste n ’a cru que la soumission à l ’Église
siennes et me joindre à lui, et il me sauvera en se sauvant. Mais
é ta it une garantie absolue et suffisante de vérité; encore moins
il n ’en fa u t pas ajouter à l’avenir. » sa propre raison ou son in tu itio n affective. Dieu n ’est présent
Il ne fau t cependant nous m éprendre ni sur le sens de la
dans les fidèles que « p a r sa prière », c’est-à-dire p ar le besoin
ru p tu re de l’hom m e tragique avec le m onde ni sur celui de
que ^celui-ci a de lui, p a r le fa it q u ’il lui consacre sa vie to u t
cette remise entière de son âme entre les m ains de Dieu, l o u t entière.
cela n ’est en to u t cas ni extase m ystique ni un repos semblable
Mais et VÉcrit sur la conversion nous l’av ait déjà d it,
à celui que p ourrait prom ettre une spiritualité augustm ienne.
son âme ne ressent pas les charm es d ont Dieu récom pense
Car, si l’âme se rem et to u t entière à Dieu, c est a un Dieu qui,
1 habitude dans la piété (car alors il serait aussi présent p a r ces
lui, ne se rem et jam ais a 1 âme. charm es et non seulem ent « p ar la prière »), elle ne peut jam ais
« J e te suis présent p a r m a parole dans 1 É criture, p ar mon
savoir si le chem in q u ’elle prend est valable ou erroné, s’il mène
esprit dans l’Église et p ar les inspirations, p ar m a puissance
a Dieu ou au contraire au m onde. La seule chose que lui g aran tit
dans les prêtres, p a r m a prière dans les fidèles. » la prière, c est son propre besoin, sa propre exigence de p ré
T exte h au tem en t im p o rtan t et significatif; car Pascal 1 av ait
sence divine et aussi la distance infinie qui la sépare encore,
visiblem ent écrit pour exprim er la présence m ultiple et meme
qui la séparera p en d an t to u te sa vie terrestre, de cette présence
to ta le de la divinité. Or, m algré cette in tention et maigre 1 ap p a pour laquelle elle v it uniquem ent.
rence extérieure qui en résulte, ce tex te confirme presque tous
Ce qui lui reste ne sera jam ais certitude, m ais uniquem ent
ceux de Pascal, et nous d it aussi l’absence continuelle de Dieu espoir.
d an s sa présence perm anente b E t l ’essentiel de cet espoir, né d ’une exigence absolue de
« J e te suis présent p ar m a parole dans 1 É criture », sans
valeurs authentiques, en face d ’un m onde éternellem ent m u et
doute, m ais cette parole, il fa u t savoir la lire et la com prendre
et du silence absolu de la divinité, est, d ’une p a rt, le renverse-
Plus encore que tous les autres chrétiens, les jansénistes et
m ent radical des valeurs que la nouvelle connaissance apporte
P ascal avec eux — savent que la lecture de 1 É criture, accessible 1
a 1 âme, et aussi le dernier et le plus im p o rtan t des paradoxes,
celui d une confiance qui existe seulem ent en ta n t q u ’inquié-
1. Ce te x te est u n des rare s qui, com plètem ent isolé des 'à Topposé
rence, ju stifier les thèses de M. L aporte. Mais, prec.sem ent P ascal est « 1 “PP • tu d e perm anente, et d ’une inquiétude qui est au fond la seule
d u thom ism e; il n ’a jam ais cessé d ’«ffirmei_l’exigence irréalisable - sans doute form e accessible à l’hom m e de repos et de foi.
d ’une connaissance immédiate e t individuelle de la v e n te .
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