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La Découverte | Réseaux
2008/6 - n° 152
pages 93 à 93
ISSN 0751-7971
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| Lavoisier | Réseaux
2008/6 - n° 152
ISSN 0751-7971 | ISBN 978-2-7462-2312-7 | pages 93 à 137
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Dominique CARDON
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1. Ce texte a bénéficié des travaux entrepris dans AUTOGRAPH (ANR) et dans le groupe de
recherche sur le web 2.0 d’Orange Labs. Les multiples discussions du mercredi matin avec
N. Pissard, dont les intuitions sont à l’origine de cette typologie, C. Aguiton, J.-S. Beuscart,
M. Crepel, B. Hatt, et C. Prieur ont nourri l’élaboration progressive des idées présentées dans
ce texte. Les remarques de J.-S. Bedo, S. Bertrand et A. Martin sur des versions antérieures
ont permis d’améliorer la formulation de certains arguments. Une version courte présentant
cette typologie a été publiée en février 2008 sur le site d’internet Actu :
http://www.internetactu.net/2008/02/01/le-design-de-la-visibilite-un-essai-de-typologie-du-
web-20/
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2. Dans le numéro 153, Réseaux proposera un ensemble d’études de cas portant sur Flickr,
Wikipedia, MySpace, les blogs politiques, Second Life et les wikis d’entreprise.
3. ALLARD, 2007.
Le design de la visibilité 97
4. CARDON, 2008.
5. PRIEUR et al., 2008.
6. GROSS et ACQUISTI, 2005.
98 Réseaux n° 152/2008
dans la « vraie vie ». Ils peuvent enfin escompter que les modes particuliers
de navigation sur le net préservent, pour certains et pas pour d’autres, leur
identité d’un excès de visibilité. C’est justement cette plasticité de l’espace
public du web qui conduit à interroger ensemble la manière dont les
individus produisent leur apparence numérique et les méthodes qui
permettent aux autres d’y accéder.
Pour ce faire, il est utile de décomposer les différents traits qu’un individu
peut être amené à rendre public sur les plateformes relationnelles. Le design
de l’identité dans les espaces numériques présente en effet un caractère
beaucoup plus stratégique que la « gestion de la face » ou le « management
des impressions » dont nous faisons montre dans les interactions en face-à-
face7. La présentation de soi sur le web articule étroitement les instructions
des interfaces d’enregistrement et les calculs que font les utilisateurs pour
produire la meilleure impression d’eux-mêmes. Aussi l’identité numérique
est-elle une coproduction où se rencontrent les stratégies des plateformes et
les tactiques des utilisateurs. Il n’est pas nécessaire de postuler d’emblée la
pluralité d’un individu à facettes multiples – trait inégalement distribué de
l’individualisme contemporain qui nous semble être une conséquence de ces
dispositifs plutôt qu’une de ses causes –, pour observer que les différents
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7. GOFFMAN, 1973.
Le design de la visibilité 99
8. La notion de subjectivation fait l’objet d’acceptions très différentes dans les sciences
sociales. On suit ici le raisonnement d’A. HONNETH dans « Capitalisme et réalisation de soi :
les paradoxes de l’individuation » (2006, p. 305-323) qui souligne que l’individualisme
contemporain fait se rejoindre deux préoccupations différentes : une vers l’autonomie, l’autre
vers l’authenticité. Or cette deuxième composante, « subjectivante » (dont la tradition hérite
du romantisme allemand), prend aujourd’hui une place bien plus importante que la première,
jusqu’à se confondre parfois avec ce par quoi on reconnaît les phénomènes d’individualisation.
9. ALLARD et VANDENBERGHE, 2003.
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Sites (SNS)10. C’est ensuite le cas d’un ensemble de traits qui témoignent
des contextes d’activité, de la disponibilité ou des goûts des personnes. Ces
caractéristiques, beaucoup moins stables, pointent alors vers les traits qui
figurent l’autre extrémité de cette première polarité (la partie est de notre
carte). Ce sont les produits de l’activité des personnes qui servent alors de
démonstration identitaire. Ils révèlent d’abord des compétences incorporées,
des savoir-faire et des qualités mises en œuvre pour la réalisation de telle ou
telle activité (nord-est). Ils exposent ensuite le tissu de relations que les
personnes ont constitué par leur navigation numérique, sans pour autant
connaître préalablement ou avoir rencontré de visu leurs « amis » du web. Ils
s’incarnent enfin dans les œuvres produites par les individus, leurs goûts,
leurs passions, leurs textes, photographies ou films (sud-est). L’identité des
personnes est alors distribuée dans leurs œuvres. Si dans le régime
traditionnel de l’amateurisme11, la visée de la pratique amateur, hantée par
l’horizon d’une possible consécration culturelle, est de parvenir à détacher la
personne de son œuvre afin que celle-ci circule dans un espace
d’appropriation et de jugement indépendant, dans le régime d’expressivité
du web, les productions personnelles peuvent difficilement être séparées de
la personne de leur créateur, tant elles enferment et témoignent de leur
singularité biographique12. Très souvent, les dynamiques d’autoproduction
sur le web ont d’abord pour horizon l’entretien de la conversation numérique
et le mode particulier de reconnaissance qu’elle permet d’acquérir sur la toile.
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Du côté fictionnel (la partie sud de notre cartographie), on trouvera une série
de figuration de soi dans lesquelles les personnes présentent des idéalisations
dont la vocation est quasi expérimentale (sud-ouest). Certaines plateformes
permettent de tester des rôles sociaux en modifiant certains paramètres
personnels, comme l’ont montré les analyses des chats et forums où les
adolescents procèdent à des expériences identitaires en travestissant leur âge
ou leur sexe15. Cet anonymat numérique facilite le dévoilement intime et
donne parfois aux participants le sentiment que c’est leur moi le plus
profond qu’ils livrent à des inconnus16. Ils exposent une identité plus vraie et
plus authentique que celle qu’ils affichent dans le monde réel en jouant des
rôles sociaux jugés contraignants et conventionnels. En se déplaçant vers la
partie sud-est de notre carte, ces projections de soi prennent des formes
ludiques, imaginatives ou fantasmatiques qui n’entretiennent que des
correspondances improbables avec l’identité réelle des personnes. C’est le
cas par exemple dans l’incarnation de personnage de jeu dans les univers
persistants, mais aussi des avatars du sexe opposé que se créé de nombreux
résidents de Second Life (sud-est).
L’endossement d’un rôle est une activité partielle et auto-limitée. Mais on peut
faire l’hypothèse que cette compétence à « faire comme si… » trouve dans
l’univers numérique la possibilité de s’étendre, de se diversifier et de se
spécialiser. Cependant l’endossement de rôle, du simple grossissement d’un
trait de personnalité au travestissement pur et simple, ne saurait être interprété
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FORMATS DE VISIBILITÉ
Sur la carte des expressions d’identité que l’on vient de dessiner, on peut
dégager trois formes idéal-typiques de visibilité que, par esprit de
simplification, on désignera par des métaphores marquant les différentes
formes d’éclairage que les plateformes réservent à l’identité des participants
(cf. Carte 2). Dans le premier modèle, celui du paravent, les personnes
s’attachent à dissimuler les traits de leur identité civile en se masquant derrière
une forêt de critères qui ne les révélera qu’auprès d’individus choisis. Dans le
modèle en clair-obscur, on verra les participants dévoiler des caractéristiques
souvent très personnelles de leur identité en profitant de l’opacité de
plateformes n’autorisant la navigation que par les liens de proche en proche.
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Dans le modèle du paravent, les personnes se découvrent les unes les autres en
fonction des critères de recherche retenues. Cette simple sélection critérielle
n’est que la préface – souvent comparée par les utilisateurs à un casting – à
une série de mise en contact qui se poursuivra sur le chat du site, sur MSN, au
celles des autres sur leur propre profil27. Cette fonctionnalité introduit un
Mieux que les traces de visites, la nouveauté apportée par les sites de social
networking tient à la mise en place progressive de la liste d’amis comme
principal outil de navigation. L’installation de cette fonction relationnelle
caractérise le passage du premier modèle, celui du paravent, vers le
deuxième, celui du clair obscur. Les premiers sites de social networking,
Classmates (1995) et Six Degrees (1996) avaient ouvert la voie dès le début
de l’internet grand public, mais il aura fallu attendre 2003 pour voir arriver
les premiers sites relationnels accordant une place décisive à la
fonctionnalité Contacts/Amis comme LinkedIn, Hi5, Friendster, MySpace,
OpenBC, Tribe et CyWorld, qui ont tous été créés en 200328. La réussite
exceptionnelle de ces sites s’appuie sur une nouvelle forme de navigation qui,
d’une part, prend acte des imperfections de la recherche critérielle par les
moteurs de recherche et, d’autre part, s’enracine dans une expérience
d’usage beaucoup plus proche des attentes et des pratiques ordinaires des
utilisateurs. Ainsi, la découverte d’informations est-elle souvent plus
pertinente lorsqu’elle file les chemins frayés par le réseau des proches. Elle
procède de l’exploration des traces d’activité des amis de ses amis29. Mais la
mise en visibilité de son réseau d’amis constitue aussi une contrainte de
réalisme pour les participants. Il est en effet beaucoup plus difficile de jouer
avec ses caractéristiques identitaires lorsque celles-ci sont soumises au
regard des proches. Judith Donath et danah boyd30 insistent sur le fait que le
réseau social apporte réalisme et fiabilité à l’information identitaire en
rendant beaucoup plus difficiles la dissimulation et le travestissement qui
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échangé) est parfois décrit par les participants comme sur Linkedin ou
Facebook et, surtout, les fausses informations (comme le fait de se déclarer
« célibataire » alors que l’on est « marié », par exemple) peuvent être
sanctionnées par les membres du réseau social. L’engagement dans les sites
de social networking se paye donc d’un abandon de la privacy que
préservent les sites de rencontres dans le modèle du paravent.
visibilité des pages personnelles n’est offerte qu’aux amis d’amis, si bien que
Dans d’autre cas, cette visibilité en clair obscur est beaucoup moins
contrôlée et tient principalement au fait que ces plateformes n’offrent pas de
moteurs de recherche critériel. Cette absence installe une opacité relative
face aux risques pris par les utilisateurs qui rendent visibles des traits
sensibles de leur identité. Ainsi la plupart des plateformes de blogs ne
proposent-elles pas d’outils de navigation thématique ou de moteur de
recherche (sauf par pseudo, ce qui suppose que l’on connaisse l’identité
numérique de la personne recherchée par un autre circuit que celui de
l’internet). Même s’ils ne le formulent pas nécessairement sous forme d’un
calcul, beaucoup d’utilisateurs de ces plateformes échangent le risque pris à
s’exhiber contre l’assurance – toute relative – de rester protégés d’une
recherche rapide. Ils s’exhibent dans une sorte de clair-obscur en profitant de
la plasticité de la visibilité sur internet pour constituer des cercles
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Sur les plateformes en clair-obscur, les utilisateurs sont amenés à arbitrer entre
le fait de montrer beaucoup de choses personnelles (des pensées, des récits
intimes, des photographie d’eux, de leurs lieux et de leurs amis) et le risque
que cette exposition pourrait les révéler aux regards des autres. En effet, le
paradoxe de ce genre de site est qu’il est nécessaire de les nourrir en donnant
des informations sur soi pour augmenter la capacité relationnelle des profils.
Une étude conduite sur les pages personnelles de Facebook montre que le
nombre d’amis est étroitement corrélé au nombre d’information que les
utilisateurs ont renseignées sur leur fiche 37 ; et les informations les plus
pertinentes pour favoriser les connexions sont celles qui renvoient le plus
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Il reste que les listes d’amis sur les plateformes en clair-obscur dépassent
souvent le nombre restreint de contacts amicaux de la sociabilité réelle. Une
dynamique centrifuge anime toujours les cercles de sociabilité clanique de
ces petites bulles en clair-obscur. Les études sur le nombre d’amis sur
Facebook montrent qu’une pratique intensive contribue à un élargissement
progressif du nombre d’amis. Le clan des amis se connaissant dans la vie
réelle s’ouvre vers les amis d’amis et, de proche en proche, intègre de plus
en plus facilement de simples connaissances, voire des inconnus 40 . Ce
phénomène d’extension contribue à rendre très indécise la définition de
l’amitié et à mêler sans distinction des liens sociaux qui ont été construits
dans des contextes relationnels extrêmement différents (école, travail,
41. BOYD et HEER, 2005. C’est aussi pourquoi les utilisateurs ont forgé une nouvelle
catégorie pour désigner les relations produites par leurs pratiques électroniques, les
« Friendster », qu’ils différencient des habituels « Friends », cf. BOYD, 2004.
42. BOYD et ELLISON, 2007.
114 Réseaux n° 152/2008
Dans le monde du clair-obscur, les personnes font du bonding, alors que dans
celui du phare, elles font du bridging. Cette distinction proposée par Robert
Putnam dans son ouvrage sur la crise du capital social aux USA, Bowling
Alone47, est décisive pour comprendre le passage du modèle du clair-obscur
vers celui du phare48. Alors que l’entretien du capital social dans le modèle du
bonding, possède un caractère d’exclusivité et donc d’exclusion – c’est une
D’une liste fermée d’amis préalablement connus dans la vraie vie, les
participants qui se lient à partir des contenus autoproduits se mettent en relation
avec un nombre beaucoup plus important et hétérogène de contacts.
L’introduction des contenus autoproduits est co-extensive de l’allongement des
cercles de contacts, mais elle signe aussi une transformation qualitative des liens
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de liens électroniques avec des stars, l’inscription dans des groupes servant
de badge identitaire, etc., constituent autant de moyen de faire parade pour
signaler que l’on est « dans le vent » et marquer sa « petite différence ». Les
utilisateurs les plus actifs de ces plateformes doivent constamment signaler
aux autres qu’ils sont en mouvement, en faisant référence à des goûts, des
attitudes, des produits, à l’actualité médiatique ou musicale ou encore aux
dernières informations virales en circulation sur la toile, afin de montrer
qu’ils ne suivent pas la tendance, mais qu’ils la créé. On comprend mieux
ainsi le développement de comportements « à risque », comme la révélation
de situations intimes, les attitudes « aventureuses » en ligne, le mélange de
cercles relationnels différents ou la tendance à toujours exagérer une attitude,
une prise de position ou une déclaration d’humeur. Ces actes d’exhibition ne
sont pas seulement un effet de la méconnaissance des risques pris par les
utilisateurs à s’exposer devant les autres. Loin d’être une contrainte,
l’exposition de soi apparaît alors comme une ressource permettant de
signaler une certaine forme d’aisance sociale, une attitude « cool »,
transparente et ouverte et une capacité à jouer avec les codes.
La visibilite en post-it
Une des propriétés mise en exergue par ces services est que, dans certaines
circonstances, la localisation constitue un substitut efficace à la planification.
Dans un contexte de sorties ou de forte mobilité urbaine, le fait de dire où l’on
se trouve permet d’éviter une coordination préalable. Le plan géographique
fait office de plan d’action. L’exhibition d’une localisation est donc un point
d’entrée pour une possible conversation. Envoyer une signalisation en post it
veut donc dire davantage que : « je suis là ». Cela signifie aussi : « je suis
dispo pour… » discuter, rencontrer, bouger. La localisation économise la
planification prescrite et autoritaire du rendez-vous et s’inscrit clairement dans
Je n’ai pas besoin d’appeler ou d’envoyer un SMS à tous mes amis quand je
sors. Ils peuvent voir par eux-mêmes et se montrer s’ils le désirent. Ou pas »
(Luke, NYC) ; « Je demande à mon colocataire où il va et répond ‘Je ne sais
pas. Je te Dodgballerais’... Nous ne savons pas où il va. Il lui suffit de sortir
et de me faire connaître de cette manière l’endroit où il est (Taylor, NYC).
59. Second Life a été lancé en 2003, mais beaucoup d’autres mondes virtuels ont existé
précédemment, ceci depuis l’apparition du terme metaverse dans le roman de Neal
Stephenson, Snow Crash, en 1992. Alpha World (1995) et Active World (1996) notamment
avait déjà été l’objet de la formation de communautés fortes et denses dans un univers virtuel,
cf. DAMER, 2008.
60. Les résidents de Second Life aiment beaucoup débattre de ce thème opposant deux
conceptions de la projection de soi dans des avatars sous le nom d’« augmentationalism »
versus « immersionism ».
61. BENSHOP, 2007.
122 Réseaux n° 152/2008
Dans Second Life, les interactions entre avatars qui ont une activité continue,
dense et régulière se rapprochent progressivement de comportements
ordinaires. Les témoignages d’utilisateurs abondent pour dire que l’on ne
peut complètement tricher avec son identité en endossant un rôle d’emprunt.
L’activité des avatars incorpore, au fur et à mesure des engagements et des
interactions, des traits de l’identité de la personne qui s’incarne dans
l’avatar62. Cependant, parallèlement à cette pente réaliste des interactions
virtuelles, les participants préservent un caractère simulé et imaginaire à la
représentation identitaire qu’ils investissent dans ces mondes63. Ils ont très
fréquemment plusieurs avatars qui leur servent de garde-robe récréative
lorsqu’ils ne veulent pas engager leur avatar principal avec lequel ils ont fait
reconnaître leur personnalité par les autres (certains appellent ces avatars de
second rôle des « avatar carnaval »). Les mondes virtuels favorisent ainsi la
pluralité identitaire. A l’exception d’une minorité d’utilisateurs s’attachant à
une stricte duplication de leur identité réelle sur Second Life, la plupart des
enquêtes menées sur la vie sociale dans ces espaces montrent une forte
tendance à l’« augmentation » ou à la « métamorphose » identitaire. Aussi
les rencontres off-line de personnages rencontrés on-line semblent-elles
relativement rares et ne pas faire partie des priorités des participants. Pour
beaucoup, dans le monde de la lanterna magica, l’expérience de
l’autoproduction identitaire se justifie précisément par sa déconnexion avec
toute chance d’identification dans le monde réel64.
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62. YEE et BAILENSON, 2007 et sur cet effet dans les jeux en ligne, cf. DUCHENEAUT et
MOORE, 2004.
63. PARMENTIER, 2008.
64. Cette propriété de l’expérience des mondes virtuels (être un autre soi) explique l’échec
relatif des tentatives visant à dupliquer dans les espaces virtuels des formes très concrètes et
très incarnées de la vie sociale ordinaire, comme le commerce, la vie professionnelle ou
l’enseignement.
Le design de la visibilité 123
ressource pour nouer des relations dans leur vie réelle 65 . Tester des
compétences artistiques (comme chanter), des stratégies de séduction, gérer un
petit commerce, « réaliser » des pratiques que l’on refuse dans la « vraie » vie
(comme la sexualité sado-maso), découvrir son moi authentique (comme
s’afficher « noir » sur Second Life, afin de renouer avec une origine kanake
dissimulée dans la vraie vie66) ou retourner l’univers social pour se retrouver
dans une position sociale ou statutaire improbable, tout cela constitue autant
de manières d’éprouver son personnage sur Second Life afin d’enrichir la
personnalité que l’on incarne dans le premier monde67. A cet égard, il est
frappant de constater que, à la différence des autres plateformes, le réseau
social virtuel s’entrelace très peu à la sociabilité ordinaire. La projection
imaginaire dans les avatars produit d’abord des effets individuels sur les
participants, ce qui justifie l’intérêt que portent psychologues, pédagogues et
thérapeutes aux investissements identitaires dans les mondes virtuels68.
ÉCLAIRAGES
Comme nous l’avons souligné dès l’introduction, cette typologie et les cartes
qui y sont associées, ne sont pas le résultat d’une enquête méthodique et
systématique, mais la synthèse de différentes recherches portant sur l’une ou
l’autre de ces plateformes. Elle se présente donc, avant tout, comme un
exercice intuitif, et parfaitement discutable, cherchant à représenter l’espace
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Visibilité/Invisibilité
Carte 3. Visibilité/invisibilité
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Dans la partie haute de notre carte, ils sont amenés à être le plus réaliste
possible et à transporter dans leur identité numérique les caractéristiques qui
les décrivent le mieux dans leur vie réelle, amicale ou professionnelle. En
revanche, dans la partie basse, il leur est loisible de prendre beaucoup plus
de liberté, en dissimulant certains traits de leur identité sociale ordinaire et
en accusant ou projetant d’autres traits avec une coloration particulièrement
accentuée. Davantage que la multiplicité, c’est donc sans doute la capacité à
régler la distance aux faces qui caractérise les stratégies identitaires sur les
différentes plateformes. Dès lors, la question de la distance au réel peut se
révéler être un critère d’arbitrage beaucoup plus important que le choix
d’une facette identitaire. On peut donc faire l’hypothèse que les plateformes
relationnelles encouragent et développent chez leurs utilisateurs un rapport
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En second lieu, la décomposition des traits identitaires sur les deux axes de
l’extériorisation et de la simulation de soi permet de distinguer quatre
processus de figuration de l’identité numérique (civile, narrative, agissante,
projetée), correspondant grossièrement aux cadrans de la carte 4. Aussi
sommaire soit-elle, cette décomposition montre l’éclatement des dynamiques
identitaires sur plusieurs dimensions : l’affichage des propriétés génériques et
statutaires des personne (cadran nord-ouest), la projection des personnes dans
leurs œuvres, transférant leur identité civile vers une identité agissante (nord-
est), l’authentification d’un « vrai » moi à travers l’introspection et le récit
personnel (sud-ouest) ; les expérimentations de soi utilisant des simulations de
rôle (sud-est). Mais cette décomposition permet surtout d’identifier des
trajectoires différentes de la rencontre numérique en fonction des formats
126 Réseaux n° 152/2008
identitaires affichées par les participants sur les plateformes69. Dans le monde
du paravent, lorsque l’identité civile des personnes est en jeu, la rencontre
prend une visée relationnelle très explicite et transporte dans le monde réel un
appariement qui s’est réalisé on line. Dans le modèle du clair obscur, lorsque
les personnes rendent visible une identité narrative, elles prolongent et
poursuivent en ligne des expressions d’elles-mêmes qui sont nés off line, tout
en entrant en contact avec la nébuleuse des amis d’amis (principe du bonding
dans les théories du capital social). Dans l’espace de forte visibilité du phare,
lorsque les personnes produisent et publient des œuvres qui les définissent,
rencontres on line et off line s’entremêlent de façon multidimensionnelle. C’est
le partage de goûts, de contenus et d’affinités qui se trouve au principe de cet
élargissement du cercle social (principe du bridging dans les théories du
capital social). Dans le monde du post-it, l’imbrication du monde réel et du
monde virtuel est si forte que les deux univers n’ont guère de raison d’être
isolés. En revanche, dans l’univers de la lanterna magica, où c’est la personne
elle-même qui est l’objet d’une production, alors les relations sur ces
plateformes ne débordent pas du monde on line.
70. Cette idée du « graphe social » est notamment défendue par Brad Fitzpatrick, développeur
influent de services du web 2.0, cf. http://bradfitz.com/social-graph-problem/
71. LAMPE, ELLISON et STEINFELD, 2007.
72. HARGITTAI, 2007.
128 Réseaux n° 152/2008
comportements qui peuvent être en décalage avec les attentes initiales des
participants.
Une quatrième lecture de cette typologie nous invite à insister sur la diversité
des outils et des ressources permettant de naviguer sur les plateformes du
web 2.0 (Carte 6). En effet, le traditionnel moteur de recherche critériel n’est
réellement opérant que dans le modèle du paravent qui se propose d’apparier
les personnes à partir d’une objectivation catégorielle. La rupture introduite
par le web 2.0 marque un changement de paradigme dans les systèmes de
recherche d’information73. En effet, au paradigme de la recherche critérielle,
qui s’appuie sur des caractérisations objectives, statutaires et institutionnelles
des personnes, se superpose un paradigme de l’indice, dans lequel les
personnes prennent appui sur un tissu d’informations labiles et floues pour
créer de nouvelles connexions (ambiant awareness). Un premier
déplacement est apparu avec la navigation relationnelle qui voit les
personnes circuler sur les plateformes à partir de leurs amis et des amis de
leurs amis. Cependant, lorsqu’elle s’étend, cette navigation relationnelle
s’accroche de plus en plus aux traces, explicites ou implicites, laissées par la
navigation des autres. Ce second déplacement dans les systèmes de
navigation ouvre alors l’espace à une navigation « hasardeuse » (souvent
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sans que celui-ci n’ait jamais fait l’objet d’un plan concerté – ce qui interdit
une approche éditoriale a priori par les concepteurs des plateformes.
Les nouveaux usages des plateformes relationnelles du web 2.0 font ainsi
apparaître des modes de collaboration inédits entre utilisateurs. En écho au
célèbre article de Mark Granovetter sur la « force des liens faibles »76, on
propose de qualifier ce modèle de coopérations faibles77. A la différence des
coopérations « fortes » qui se fondent sur une communauté préexistante de
valeurs et d’intentions, les coopérations faibles se caractérisent par la
formation « opportuniste » de liens et de collectifs qui ne présupposent pas
d’intentionnalité collective ou d’appartenance « communautaire » préalables.
En invitant chacun à rendre publiques informations et productions
personnelles et en développant des fonctionnalités de communication et de
partage, ces plateformes offrent des opportunités à la constitution de formes
collectives sur un mode non-prescriptif et résolument auto-organisé. A leur
manière, elles favorisent l’émergence d’une dynamique de bien commun à
partir de logiques d’intérêt personnel en articulant de façon originale
individualisme et solidarité.
Mais elles suscitent aussi une interrogation sur le sens et la profondeur des
relations qu’elles nouent entre les personnes. Comme on l’a souligné, les
formes relationnelles du web 2.0 mêlent des liens de natures extrêmement
différentes. La dynamique d’ouverture du réseau social vers la nébuleuse des
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BERTHOLO M. (2007), Etude exploratoire de la vie dans Second Life. Des usages
CARDON D., CREPEL M., HATT B., PISSARD N., PRIEUR C. (2007),
« 10 propriétés de la force des coopérations faible ». http://www.internetactu. Net /
2008/02/08/10-proprietes-de-la-force-des-cooperations-faible/
CARDON D., DELAUNAY-TETEREL H. (2006), « La production de soi comme
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