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Jean-Michel Buizard
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*
Jean-Michel Buizard
Psychologue; 4, rue Froissart 75003 Paris, France
Résumé
Cet article se saisit de la notion de conscience comme point d’entrée, puis fil directeur
d’une discussion théorique se proposant de montrer les contradictions et les impasses des
représentations successives de l’appareil psychique que sont les deux topiques freudiennes, et
justifiant une modification de la théorie : séparer les notions de perception et de conscience, et
abandonner en conséquence le système Perception-Conscience (Pc-Cs) dont Freud fit le pivot
de sa réflexion au passage de sa première à sa seconde topique. Il reprenait alors et
reformulait à son insu un postulat déjà présent au cœur du discours de Descartes et
incompatible en lui-même avec le concept d’inconscient. Ironie épistémologique, le courant
de pensée philosophique ayant fait valoir, à la suite de Leibniz et avant Freud, l’hypothèse
d’une vie inconsciente défendit durablement, comme fondement même de cette hypothèse, le
principe de séparation entre perception et conscience, ce dont Freud ne se saisit jamais.
Abstract
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such
with
the
concept
of
unconsciousness.
From
an
epistemological
standpoint,
it
is
ironical
that
the
philosophical
school
of
thought,
which
proposed,
after
Leibniz
and
before
Freud,
the
hypothesis
of
an
unconscious
life,
sustainably
defended,
as
the
very
basis
of
this
hypothesis,
the
principle
of
a
separation
between
perception
and
consciousness.
This
is
something,
which
Freud
never
realized.
Keywords:
Psychoanalysis;
Epistemology;
Philosophy;
Consciousness;
Perception;
Unconscious;
Topography;
Freud
S;
Descartes
R;
Leibniz
GW.
1. Présentation
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à la conscience et établissant par là même le règne de l’inconscient sur le psychisme.
L’inconscient est ce lieu insaisissable où s’élabore une large part de la vie psychique, où
celle-ci puise une partie de son intention, de sa logique et de son matériel, quand la
conscience n’est que la surface réceptrice d’un processus qu’elle s’approprie en bout de
course mais dont la formation lui échappe. Entre les deux, le préconscient est une zone filtre,
contenant l’influence des représentations inconscientes jugées pénibles et indésirables pour la
conscience, mais conférant aux autres, par un supplément de traitement psychique, la
possibilité d’accéder à cette même conscience.
Freud expose son modèle pour la première fois dans une lettre qu’il adresse à son ami
Wilhelm Fliess en décembre 1896.
Le modèle se présente sous la forme d’une frise psychique initiée par la perception que
le sujet a de son environnement et qui, à son terme, produit la conscience. Entre ces deux
points, le processus psychique s’enrichit progressivement le long de trois stades
intermédiaires (I, II et III). Chacun d’eux transcrit l’information qui lui parvient en un
enregistrement ou une trace nouvelle permettant une forme de reconnaissance mentale de
l’instant vécu jusqu’à la capacité finale d’une remémoration consciente de celui-ci. D’abord
« aménagé suivant les associations simultanées »1 (stade I, celui des Perceptions Simultanées :
telle forme est associée à telle couleur ou à tout autre impression sensorielle), l’enregistrement
acquiert le statut d’inconscient (stade II) en tissant de nouvelles associations, moins
immédiates, « peut-être suivant des rapports de causalité »2 ou encore, pouvons-nous
imaginer même si Freud ne le précise pas, avec d’autres traces inconscientes déjà constituées ,
puis il devient préconscient (stade III) en se liant à des « représentations verbales »3, c’est-à-
dire en se trouvant pris dans le langage. La trace possède alors les qualités propres au
souvenir, elle est pensable, verbalisable et pourra être ponctuellement convoquée à la
conscience. Le préconscient est ainsi l’antichambre de la conscience alors que ni les
perceptions simultanées ni les traces inconscientes n’ont les moyens de devenir conscientes.
La logique de la frise, néanmoins, n’est pas vraiment linéaire. Car la conscience qui se
matérialise sur la droite, est une « conscience cogitative secondaire »4, elle est une conscience
de la pensée et de la remémoration, une conscience intérieure par opposition à une conscience
immédiatement acquise par la perception du monde extérieur. Ici la conscience se dédouble
donc en quelque sorte pour se produire en deux lieux de l’appareil psychique et en deux
instants distincts et séparés d’une élaboration psychique. Première sous l’influence de
l’excitation apportée par l’environnement, puis secondaire sous l’effet d’une source
intériorisée, dupliquant l’influence extérieure et constituée de traces successives apportant à la
vie psychique ce que l’on appelle la mémoire. Aussi Freud pose t-il que « le conscient et la
mémoire s’excluent mutuellement »5, la conscience nait une première fois de la perception
pure, avant formation de la mémoire, puis se matérialise à nouveau ultérieurement de l’autre
côté de la mémoire pourrait-on dire, par « réactivation hallucinatoire de représentations
1
Freud S. Lettre à Fliess du 6-12-1896. In : La Naissance de la psychanalyse ([2], p. 155).
2
Ibid. ([2], p. 155).
3
Ibid. ([2], p. 155).
4
Ibid. ([2], p. 155).
5
Ibid. ([2], p. 154)
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verbales »6 spécifique du système préconscient. Réactivation fugitive prolongeant un travail
de mémoire en amont de la conscience, mais ne pouvant en elle-même retenir l’information.
Un principe similaire agit dans les deux cas : l’excitation apportée au système conscient se
trouve investie dans la formation de conscience et n’est en rien consacrée à la production de
traces. Il sera confirmé en 1920 dans Au-delà du principe de plaisir : « Le système Cs se
spécifierait donc en ceci qu’en lui, à la différence de ce qui se passe dans tous les autres
systèmes psychiques, le processus d’excitation ne laisse pas derrière lui une modification
durable des éléments du système, mais se dissipe pour ainsi dire dans le phénomène de
devenir conscient »7.
On comprend la préoccupation de Freud à l’époque de cette lettre. Il met alors à jour le
mécanisme de refoulement qui, selon son idée, s’oppose à la traduction psychique
préconsciente de certains événements précoces de la vie et les maintient au stade inconscient.
Ainsi un enfant aurait vécu une certaine scène, il en aurait eu une conscience issue de la
perception, mais n’ayant pu en produire depuis l’enfance un développement mnésique
complet, il n’en garderait aucun souvenir adulte et n’en aurait aucune conscience secondaire.
Le modèle répond donc à cette perspective et tend à juxtaposer le long d’un continuum deux
productions – conscience de perception et conscience de mémoire – qui sont en fait disjointes
dans le temps, la mémoire advenant après, peut-être longtemps après l’expérience.
En ceci cependant, le modèle ne s’applique pas au processus psychique le plus courant –
processus permanent même, devrions-nous dire – d’une personne vivant une situation et qui,
de manière instantanée et continue, en conçoit à la fois conscience et souvenir. J’écris par
exemple ces lignes avec la conscience de le faire et simultanément j’en conçois le souvenir :
que mon attention soit détournée une seconde, je saurai toujours que j’écrivais l’instant
d’avant et je saurai sans doute quoi. Depuis laquelle des deux consciences suis-je alors
capable de me reconnaître et de me penser en train d’écrire ? Depuis la conscience de
perception se produisant indépendamment du travail de mémoire, avant celui-ci mais relayée
par lui si rapidement que conscience et souvenir semblent se confondre ? Ou au contraire
depuis la conscience secondaire, celle du travail psychique et de la réminiscence ?
C’est peut-être pour déplacer son propos et s’aligner sur cette série de questions que
Freud modifia la présentation de son modèle en 1900, au moment de le faire connaître
publiquement dans son Interprétation des rêves. Il situe alors le processus psychique à
l’intérieur de cette expérience de tous les instants nous portant à vivre en conscience ce qui
nous entoure. Aux extrémités de ce processus, nous retrouvons, sur la gauche, en point de
départ, la perception (à présent notée P), et à droite, en production finale, Freud remplace la
conscience par la motricité (notée M).
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d’ailleurs que « le réflexe reste le modèle de toute production psychique » ([4], p. 456). Entre
P et M, Freud réintègre les éléments de 1896 à ceci près qu’il remplace le stade unique de
perceptions simultanées (Percp. S.) par une série d’enregistrements (S1, S2, ...) permettant de
disposer l’information psychique « selon des modes différents de rencontre, (...), des rapports
de ressemblance ou autres » ([4], p. 458) et lui apportant une forme de cohérence ou de
précision associative avant d’atteindre le niveau inconscient.
Gardons à l’esprit la question qui guide notre lecture du schéma : en quel point du
processus la conscience se cristallise t-elle ? M, l’espace ou l’instant final de motricité
coïncide à l’évidence avec celle-ci. Il est désigné par Freud comme le lieu « de nos actions
volontaires et conscientes » ([4], p. 459). En confirmation de ceci, il nomme préconscient « le
dernier des systèmes à l’extrémité motrice, pour indiquer que de là les phénomènes
d’excitation peuvent parvenir à la conscience sans autre délai, si certaines conditions sont
remplies, par exemple un certain degré d’intensité, une certaine distribution de la fonction
que nous appelons attention » ([4], p. 459). La conscience, cependant, existe déjà en amont de
M, elle est toujours pour Freud indissociable de la perception : « Le système P, qui n’a pas la
capacité de retenir des modifications et est donc dépourvu de mémoire, donne à notre
conscience toute la multiplicité des qualités sensibles » ([4], p. 458). Quelques lignes plus
loin, on retrouve une formulation proche de celle de la lettre de 1896 : « la mémoire et la
qualité qui caractérise la conscience [qualité donnée par la perception] s’excluent l’une
l’autre » ([4], p. 458).
Nous voilà ainsi en présence de deux points de conscience, comme nous l’étions avec le
modèle de 1896. Nous avions alors une compréhension de cette dualité : les deux consciences
étaient séparées dans le temps, l’une relevait de l’expérience immédiate, l’autre était une
conscience ultérieure acquise par l’élaboration psychique et la remémoration. Cette
explication ne tient plus ici, puisque perception et motricité se succèdent dans l’instant
présent, et nous déduisons plutôt que la conscience nait dès la perception et se maintient
jusqu’à ce que cette perception obtienne sa réponse sous la forme d’une action motrice. Le
schéma est donc trompeur en ceci : contrairement à ce que l’on pourrait d’abord croire, la
perception n’a pas besoin de transiter par les systèmes intermédiaires (S1, S2,..., Inc., Préc.)
pour devenir consciente, elle l’est en réalité d’emblée. C’est sans doute ce que Freud souhaita
clarifier dans une note ajoutée dans l’édition de 1914 : « Le développement ultérieur de ce
schéma déroulé linéairement devra tenir compte de notre supposition que le système
succédant au préconscient est celui à qui nous devons attribuer la conscience et qu’ainsi
P=C » ([4], note de bas de p. 460).
Ces systèmes intermédiaires ne commandent donc pas l’apparition de la conscience, ils
contribuent à enrichir la mémoire préconsciente. Ils constituent une dérivation psychique,
recueillant l’information donnée par la perception et l’acheminant à travers l’inconscient
jusqu’au préconscient où elle est promue au rang de représentation verbalisée et disponible
pour la vie consciente. Nous réalisons que nous nous sommes ramenés à la logique du schéma
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de 1896. La conscience de pensée qui émerge en M est une conscience de la remémoration :
pourra être ranimé le souvenir tout juste créé de l’expérience présentement vécue ou
n’importe quelle autre représentation plus ancienne pouvant produire la pensée jugée
adéquate, puis l’action motrice correspondante. M prend alors le relais de P dans un
instantané de conscience. A la perception la production de la conscience, au préconscient « les
clés de la motilité volontaire » ([4], p. 460) à l’intérieur de cette conscience. Nous pouvons à
présent imaginer ce fameux « développement ultérieur du schéma » – que Freud en définitive
ne donna jamais – en ramenant les deux points de conscience, séparés à l’origine, au contact
l’un de l’autre8 :
Ce schéma donne toute clarté à l’idée de Freud supposant « qu’un système externe
(superficiel) de l’appareil reçoit les stimuli perceptifs, mais n’en retient rien, n’a donc pas de
mémoire, et que, derrière ce système il s’en trouve un autre qui transforme l’excitation
momentanée du premier en traces durables » ([4], p. 457). Il nous permet également de
discerner avant l’heure ce qui deviendra le point d’ancrage de la seconde topique : le système
Perception-Conscience.
Pour en revenir à l’exemple de ces lignes en cours d’écriture, c’est donc la première
proposition qui s’applique : selon le modèle freudien, je me sais en train d’écrire depuis une
conscience acquise dès la perception, ou encore, depuis une perception qui se met
automatiquement à disposition de la conscience et de la pensée. Nous avons ici en substance
le cœur de la réflexion freudienne. L’activité de pensée la plus courante, celle reconnue
comme l’apanage de notre vie consciente, se déploie de la conscience vers le préconscient
avant de revenir à la conscience. Elle reste cependant sous l’influence de l’inconscient qui,
depuis les profondeurs de notre vie psychique, tente de se manifester par une activité
incessante. Barré le plus souvent par le refoulement à la frontière menant au préconscient, il y
parvient ponctuellement, non en se faisant pleinement reconnaître de la conscience, mais sous
la forme d’un compromis psychique préservant son anonymat et que la psychanalyse
s’emploie à dévoiler. C’est à cette activité clandestine issue directement de l’inconscient que
nous devons les symptômes névrotiques, les actes manqués, mais aussi les rêves et certaines
formations de pensées dont l’inspiration nous dépasse : « Le travail intellectuel lui-même est
l’œuvre de forces psychiques qui en accomplissent un semblable pendant le jour [semblable
8
Dans le troisième article de son recueil Sexual ([5], p. 51-78), Jean Laplanche met lui aussi à profit cette
fameuse note de bas de page de 1914 et, comme nous, il en extrait un modèle réenroulé de l’appareil psychique.
Il exploite ensuite cette idée dans une optique différente de la nôtre.
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au travail que l’inconscient produit avec le rêve]. Même dans les créations intellectuelles et
artistiques, il semble que nous soyons portés à trop surestimer le caractère conscient » ([4], p.
520). Il faut alors concevoir, en ces cas là, qu’une impulsion d’origine inconsciente vient se
fondre dans le contenu préconscient de notre vie psychique pour en orienter le cours. La
conscience, quant à elle, « n’est plus qu’un organe des sens qui permet de recevoir des
qualités psychiques » ([4], p. 522), coincée entre deux influences, celle du monde extérieur et
celle de l’appareil psychique, c’est-à-dire de la combinaison inconscient-préconscient. Sur la
figure ci-dessous l’action motrice finale s’élabore ainsi sous l’influence triple de la
perception, du préconscient et de l’inconscient. Répondant par exemple à une question (Q,
Perception auditive), je ferais sans le vouloir un lapsus :
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Les hallucinations, telles qu’il s’en produit dans la psychose, fonctionnent de manière
identique et sont en ce sens des rêves de jour. Elles aussi sont « des pensées transformées en
images » ([4], p. 462) par régression et se manifestent à la conscience comme des perceptions.
9
Freud S. Au-delà du principe de plaisir (1920). In : Essais de psychanalyse ([3], p. 65).
10
Freud S. Le Moi et le Ça (1923). In : Essais de psychanalyse ([3], p. 226.)
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Au triptyque de la première topique se substituent deux pôles psychiques. D’un côté, les
représentations refoulées jusqu’alors spécifiques de l’inconscient sont englobées dans le Ça,
instance plus vaste et inconsciente de part en part, où règne l’activité pulsionnelle et
renfermant le Surmoi (absent du schéma). De l’autre, le Moi vient se mêler au Ça dans ses
couches les plus profondes, mais s’étend à l’opposé jusqu’à la surface consciente de la vie
psychique en recouvrant au passage le préconscient (Pcs).
Selon la conception freudienne, le Ça occupe le noyau de la vie psychique. Le Moi en
est l’extension progressive depuis les premiers temps de la vie, il est « la partie du Ça qui a
été modifiée sous l’influence directe du monde extérieur par l’intermédiaire du Pc-Cs »11. La
conscience enfin se forme à la périphérie de l’appareil psychique, siège de la perception. Le
système Pc se trouve nécessairement au contact direct du corps. Freud le souligne, « le corps
propre, et avant tout sa surface, est un lieu d’où peuvent provenir simultanément des
perceptions externes et internes »12. La réunion Pc-Cs représente donc une zone hybride, mi-
corporelle, mi- psychique, où l’énergie réceptionnée par les organes sensoriels trouve une
traduction psychique immédiate : la conscience. Pour Freud, le « Moi conscient (...) est avant
tout un Moi-corps »13, c’est-à-dire un Moi en relation immédiate avec le corps.
La seconde topique ne se veut pas un abandon de la première, mais en est plutôt une
version évolutive. La structure même de l’article de 1923 est assez significative : un premier
chapitre justifie de nouveau l’existence des systèmes préconscient et inconscient aux côtés de
la conscience. Un second chapitre, où abondent les références à la conscience, à la perception
et au système Pc-Cs, introduit ensuite les nouveaux concepts que sont le Moi et le Ça. La
seconde topique vient ainsi à l’intersection d’une double motivation : proposer une nouvelle
perspective théorique – placer le Ça au fondement de la vie psychique – mais également et
peut-être avant même cela, réordonner les instances de la première, c’est-à-dire replacer
préconscient et inconscient dans le sillage du nouveau système Pc-Cs. Le développement que
nous avons proposé plus haut du premier modèle de l’appareil était une courbure du segment
psychique imposé par la soudure entre ces deux extrémités conscientes, P et M. Le passage
d’une topique à l’autre emprunte la même voie. La seconde est, dans son premier mouvement,
une torsion de la première sous l’influence du système Pc-Cs.
11
Ibid. ([3], p. 237).
12
Ibid. ([3], p. 238).
13
Ibid. ([3], p. 239).
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La disposition spatiale de la seconde topique évite donc cet écueil, mais elle n’est pas
sans apporter certaines complications. Elle met en particulier à mal le principe de courant
psychique qui animait sa devancière, et ceci sous ses deux aspects : progrédient et régrédient.
Le processus progrédient, nous l’avons vu, assure la formation de la mémoire
préconsciente. L’excitation apportée par l’environnement et réceptionnée par les organes de la
14
M.C. Escher, Cascade, lithographie, 1961.
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perception doit atteindre l’inconscient avant de pénétrer éventuellement le préconscient. La
seconde topique ne permet plus cette progression psychique. Le préconscient étant placé juste
en retrait du système Pc-Cs, on ne voit pas comment l’excitation pourrait le contourner pour
atteindre d’abord l’inconscient avant, ensuite, d’y revenir. Il y a là un insoluble problème, car
il faut nécessairement que les traces mnésiques soient d’abord inconscientes, il en va de tout
l’édifice théorique jusqu’au principe de refoulement qui s’exerce au passage de l’inconscient
au préconscient.
Ce problème, Freud l’ignore ou le passe sciemment sous silence en 1925 quant il décrit
un jeu d’enfant, le bloc-notes magique, fonctionnant selon un principe analogue à celui de
l’appareil psychique. La feuille translucide du bloc-notes figure le système Pc-Cs. Elle reçoit
l’influence du stylet venant s’y appliquer, mais « n’en garde pas de traces durables »15
puisque redevenant vierge et disponible pour une nouvelle utilisation dès qu’on la retire de
son support souple de cire. La tablette de cire, elle, correspond aux « systèmes mnésiques qui
sont placés derrière »16 ce premier système et qui assurent le souvenir des écritures passées et
disparues de la surface perceptive. Freud le souligne lui-même, c’est ici un modèle qu’il
supposait dés L’interprétation des rêves et que, pour notre part, nous avons illustré par la
représentation sphérique de l’appareil psychique. Les « systèmes mnésiques » renvoient donc
ou devraient renvoyer à la boucle psychique partant de la perception et passant
successivement par l’inconscient puis par le préconscient pour produire la mémoire. Mais le
texte se montre très allusif, Freud ne mentionne jamais le système préconscient et rapporte ces
fameux systèmes mnésiques à « l’inconscient qui se trouve derrière »17. Par cette
simplification, il semble réduire l’appareil psychique à une juxtaposition Pc-Cs/Ics.
Ce n’est pas exactement que Freud fasse disparaitre le préconscient de son modèle, c’est
plutôt qu’il le dissimule. On comprend, pour aller dans son sens, qu’il s’agit ici d’un
inconscient au sens large, englobant le doublon Ics-Pcs ; mais l’on comprend surtout qu’une
boucle respectant l’ordre Pc-Ics-Pcs ne trouve plus sa place dans la seconde topique et que
l’absence du préconscient épargne au propos bien des difficultés : son évocation aurait non
seulement perturbé l’analogie avec le bloc-notes magique, mais aurait surtout mis en lumière
l’impossibilité d’un courant progrédient véhiculant l’excitation de la perception externe à
l’inconscient, et ensuite seulement au préconscient.
C’est par ailleurs avec le principe de régression que les deux topiques s’opposent
explicitement. Le Moi et le Ça ne traite pas du rêve, mais revient sans équivoque sur la
question de l’hallucination. A propos de celle-ci dans sa différence au souvenir : « dans la
reviviscence d’un souvenir, l’investissement est maintenu dans le système mnésique [c’est à
dire le système préconscient], tandis que l’hallucination, indiscernable de la perception, peut
apparaître quand l’investissement ne fait pas qu’empiéter de la trace mnésique sur l’élément
Pc [Perception], mais passe complètement sur celui-ci »18. La chose est donc clairement
énoncée : une hallucination se distingue d’une pensée normale par son intensité, elle envahit
totalement la zone perceptive, mais elle aussi résulte d’un courant ayant traversé le
préconscient, et non d’un courant régrédient qui, en prenant la direction inverse, aurait rejoint
la perception en s’écartant du préconscient. Rappelons ce que nous livrait L’interprétation des
rêves : les hallucinations « correspondent à des régressions, c’est-à-dire qu’elles sont des
pensées transformées en images » ([4], p. 462). Le constat est criant, la seconde topique nous
invite à abandonner le principe de régression auquel Freud consacre tout un paragraphe du
chapitre VII et sur lequel il fonde une partie de sa compréhension du rêve.
15
Freud S. Note sur le “bloc-notes magique” (1925). In : Résultats, idées, problèmes II ([6], p. 120).
16
Ibid., p. 120.
17
Ibid., p. 123.
18
Freud S. Le Moi et le Ça (1923). In : Essais de psychanalyse ([3], p. 232).
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On le voit, les deux topiques se défient mutuellement. La seconde tente d’apporter une
organisation spatiale plus juste qui faisait défaut à la première, et infirme le principe de
régression. Mais elle échoue à faire valoir l’existence d’un courant psychique progrédient
dont elle ne peut pourtant faire l’économie.
L’analyse ne sert réellement aucune des deux au détriment de l’autre, elle suggère plutôt
les faiblesses de chacune. L’une et l’autre achoppent, dirait-on, non sur ce qui les différencie,
mais plutôt sur ce qui les rapproche. Une hypothèse commune les mènerait chacune à
l’impasse et, en vérité, à considérer plus attentivement la seconde topique, laisse la question
spatiale sans réponse satisfaisante. Freud, ainsi, profita en 1933 de ses Nouvelles conférences
d’introduction à la psychanalyse pour apporter une retouche à la représentation de sa seconde
topique. Le nouveau schéma, où apparaît par ailleurs le Surmoi, traduit dans sa variation ce
que le texte précise à propos du Ça : « Nous nous représentons qu’il [le Ça] est ouvert à son
extrémité vers le somatique, que là il recueille en lui les besoins pulsionnels qui trouvent en
lui leur expression psychique » ([7], p. 102).
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Cette proposition, qui se révèle nécessaire à la conception de deux topiques, traverse
tous les passages en rapport avec la conscience. Elle se trouve définitivement posée quand
Freud écrit : « Au départ, sont conscientes toutes les perceptions qui viennent de l’extérieur
(...) et de l’intérieur »19. Freud, pourtant, n’en interroge jamais le fondement et semble plutôt
lui prêter un caractère d’évidence. Elle n’en reste pas moins une hypothèse, discutable comme
le sont toutes les hypothèses jusqu’à celles les plus naturelles en apparence. Longtemps en
vérité, celle-ci trouva discussion chez les auteurs qui, depuis Descartes, amenèrent la pensée
philosophique jusqu’à l’œuvre de Freud. C’est en nous référant à certains d’entre eux que
nous réengageons à présent cette discussion.
Perception implique conscience, donc. Ce postulat devenu freudien n’est en rien une
singularité ou une innovation philosophique, il est la reprise d’une affirmation de Descartes. Il
est a priori incongru d’imaginer Freud prendre appui sur un pan de cartésianisme tant la
finalité de la métapsychologie est, pour l’essentiel, d’en prendre le contrepied. Pourtant, les
idées des deux hommes coïncident précisément en ce point. On s’en convainc en relisant le
philosophe français. Dans ses Méditations métaphysiques, en 1641 : « Car j'expérimentais
qu'elles [les pensées] se présentaient à elle [la pensée], sans que mon consentement y fût
requis, en sorte que je ne pouvais sentir aucun objet, quelque volonté que j'en eusse, s'il ne se
trouvait présent à l'organe d'un de mes sens ; et il n'était nullement en mon pouvoir de ne le
pas sentir, lorsqu'il s'y trouvait présent » ([8], p. 114). C’est ainsi la perception, la stimulation
d’un organe des sens qui déclenche à tout coup le « sentir », terme qui se voit par ailleurs
précisé : « il est à propos que j'examine en même temps ce que c'est que sentir, et que je voie
si des idées que je reçois en mon esprit par cette façon de penser, que j'appelle sentir, je puis
tirer quelque preuve certaine de l'existence des choses corporelles » ([8], p. 113). Sentir est
donc la conversion d’une sensation en idées ou pensées, sentir est un fait de conscience et
cette conscience se forme à l’occasion de toute perception.
En 1644, dans ses Principes de la philosophie, Descartes réaffirme l’impact de la
perception au moment de considérer l’activité de conscience sous toutes ses facettes : « Ainsi
sentir, imaginer et même concevoir des choses purement intelligibles ne sont que des façons
différentes d’apercevoir » ([9], principe n°32, p. 109). Sentir équivaut ici à un apercevoir,
celui même engagé dans toute activité de pensée. C’est donc un apercevoir au sens de
s’apercevoir, d’apercevoir en soi-même, et tout objet clairement identifié par nos sens,
clairement perçu, devient immédiatement un objet reconnu de notre conscience : « J’appelle
claire celle [la connaissance] qui est présente et manifeste à un esprit attentif, de même que
nous disons voir clairement les objets lorsqu’étant présents, ils agissent assez forts et que nos
yeux soient disposés à les regarder » ([9], principe n°45, p. 126). A l’inverse, si un objet se
dérobe à la conscience instantanée, c’est qu’il est nécessairement trop peu sensible. Il s’agira
par exemple « des corps qui sont si petits qu’ils ne peuvent être aperçus par aucun de nos
sens » ([9], principe n°201, p. 228).
Nous dirons que, pour Descartes comme pour Freud ensuite, toute perception implique
aperception. Aperception : la langue française doit ce substantif à Leibniz qui l’introduisit en
1704 dans un ouvrage rédigé en français, Nouveaux essais sur l’entendement humain,
constituant une réponse directe à l’ouvrage de Locke Essais sur l’entendement humain.
19
Ibid. ([3], p. 230-231).
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Leibniz imagine une conversation entre deux personnages, Philalèthe (incarnant Locke) et
Théophile (l’auteur lui-même). L’extrait suivant est au cœur de notre discussion :
Locke l’empiriste bâtit, pour l’essentiel de son œuvre, une philosophie à distance du
cartésianisme. Force est pourtant de constater ici que Philalèthe, son représentant, est dans
une position typiquement cartésienne : la perception s’impose toujours à la conscience, et si la
conscience du monde extérieur n’advient pas, c’est que nulle perception n’existe. On retrouve
un raisonnement analogue chez Freud dans un passage du Moi et le Ça. Freud, croit-on
d’abord, infléchit son propos, en se demandant s’il a « véritablement raison de rapporter toute
la conscience au seul système superficiel Pc-Cs »20, puis en mentionnant des perceptions
particulières qui pourraient être inconscientes. Il s’agit de perceptions internes, de sensations
« provenant des couches les plus diverses et certainement aussi les plus profondes de
l’appareil psychique »21. A propos de ces sensations, il précise que si elles restent
inconscientes, alors elles « ne se réalisent pas sous forme de sensations, bien que l’autre chose
qui leur correspond demeure le même dans l’écoulement de l’excitation »22. Freud, en vérité,
n’infléchit pas son discours, il reste dans la droite lignée de Descartes et Locke : si une
sensation est inconsciente, alors elle n’est pas vraiment une sensation si ce n’est par un abus
de langage ; ou encore, si une perception (interne) n’est pas consciente, alors il n’y a pas de
perception.
Curieux chassé-croisé épistémologique : Leibniz, cartésien à bien des égards, s’oppose
ici tout autant à Descartes qu’à Locke. Par la voix de Théophile, il conteste le passage
systématique de la perception au fait d’apercevoir. Il existe selon lui des perceptions, au sens
d’un travail d’un organe des sens, qui n’appellent aucune prise de conscience. L’aperception
est donc le processus particulier par lequel le sujet s’aperçoit de ce qu’il perçoit, et il y a
matière à différencier les perceptions des aperceptions qui seules, déclenchent le phénomène
de conscience. Par exemple : « C’est ainsi que la coutume fait que nous ne prenons pas garde
au mouvement d'un moulin ou à une chute d'eau, quand nous avons habité tout auprès depuis
quelque temps. Ce n'est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes, et qu'il ne se
passe encore quelque chose dans l'âme qui y réponde, à cause de l'harmonie de l'âme et du
corps ; mais les impressions qui sont dans l'âme et dans le corps, destituées des attraits de la
20
Freud S. Le Moi et le Ça (1923). In : Essais de psychanalyse ([3], p. 233).
21
Ibid. ([3], p. 233).
22
Ibid. ([3], p. 234).
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nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s'attirer notre attention et notre mémoire, qui ne
s'attachent qu'à des objets plus occupants » ([10], p. 38). On imagine ce que Locke aurait
répondu à pareille illustration : le bruit du moulin ou de l’eau n’était en fait pas perçu jusqu’à
ce que l’attention ne se focalise dessus. Mais l’on trouve sans mal une idée complémentaire
soutenant le point de vue de Leibniz : surpris de ne plus entendre le moulin s’il s’arrêtait
soudain de tourner, nous porterions immédiatement notre attention à celui-ci. C’est donc bien
que nous percevions son mouvement auparavant, sinon son interruption n’aurait éveillé
aucune réaction en nous.
De manière plus explicite encore, nous pouvons étendre la justesse des propos de
Leibniz à des perceptions qui n’ont rien de petites, mais sont au contraire de la plus grande
netteté sans atteindre pour autant la conscience. Nous exhibons ici un exemple de ces
situations banales et relativement spectaculaires que chacun a déjà pu expérimenter.
Considérons le cas d’une personne, absorbée dans ses pensées, qui rentre chez elle en métro.
Elle sort soudain de sa rêverie et réalise qu’elle est déjà parvenue à la porte de son domicile.
Elle garde bien un dernier souvenir d’elle installée dans le métro quelques minutes plus tôt,
mais ne retrouve rien du parcours l’ayant ensuite ramené à bon port. Elle repéra pourtant sans
erreur son arrêt et sut s’adapter à la circulation au moment de traverser un boulevard. La
perception qu’elle eut de tous les éléments extérieurs est indiscutable, mais elle se dirigea
sans le savoir, sans conscience, et elle n’en a aucune mémoire.
Tentons d’envisager comment Freud jugerait d’un tel cas de figure en combinant les
contenus (pourtant incompatibles) des deux topiques : la conscience se forme dans le système
Pc-Cs sous l’effet de l’excitation perçue de l’extérieur avant que celle-ci ne s’engage sur une
voie progrédiente permettant la mémorisation de l’instant. La position freudienne
maintiendrait donc que la personne vécut la totalité de son parcours en conscience, mais que
la voie dérivative ne produisit ou n’en conserva aucun souvenir. Il faudrait alors admettre
qu’une seconde avant de sortir de ses pensées, la personne était consciente de son action dans
un environnement donné, qu’elle était capable d’en penser et d’en désigner les différents
éléments, mais qu’une seconde plus tard, par une inexplicable faille psychique, elle ne puisse
rien retrouver de cette activité consciente. Seul un refoulement spectaculaire pourrait justifier
tel phénomène, qui aurait maintenu ou repoussé la représentation de la scène dans
l’inconscient. Selon la théorie métapsychologique cependant, le refoulement s’exerce sur une
représentation pénible dont la conscience ne veut surtout rien savoir et, en l’occurrence, ce
genre d’expériences peut bien se produire à l’occasion de situations tout à fait inoffensives : la
personne, par exemple, se sera rendue du métro à sa porte sans obstacle ni désagrément. Si
refoulement il y avait eu, il se serait d’ailleurs attaché plus sûrement à un ou plusieurs
éléments du décor, il n’aurait pas englouti la totalité de la scène. Ici, l’impression est
réellement de n’avoir rien vécu de l’instant.
On conçoit finalement qu’il n’y eut aucun refoulement ni aucun oubli. La conscience
n’était en rien accaparée par la perception durant le trajet, mais plutôt par les pensés dans
lesquelles s’absorbait la personne et dont elle garde justement un souvenir plein, sans perte ni
discontinuité. Tombe avec cet exemple, comme avec ceux proposés par Leibniz, l’idée
cartésienne adoptée par Freud d’un lien indissociable entre perception et conscience. Certes,
la conscience d’un objet extérieur passe par sa perception, mais inversement, sa perception
n’assure en rien sa conscientisation. La zone perceptive n’est donc pas un lieu immédiat de
conscience et, en d’autres termes, perception et conscience sont deux choses différentes. La
perception est d’abord une fonction du corps et de l’activité sensorielle. Nous venons de le
voir, cette fonction n’est pas sans effet sur le sujet, elle appelle des réactions de sa part, mais
elle n’implique pas encore la conscience. La conscience se situe au-delà, sa production exige
un travail psychique supplémentaire transformant le produit de la perception brute.
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3.2. La pensée de Freud prise dans un paradoxe
Ce travail psychique supplémentaire, selon Leibniz, spécifierait dans une large mesure
l’homme par opposition à l’animal : l’animal perçoit tout autant que l’homme, mais l’homme
seul se donne la pensée de cette perception, lui seul « sait avec » ce qu’il perçoit, en
conscience donc.
« L’animal sent et perçoit, l’homme pense et sait » ([11], § 8, p. 66): c’est en ces termes
que Schopenhauer reformule la même idée en 1818 dans Le monde comme volonté et comme
représentation. Pour autant, Schopenhauer accorde bien une conscience au règne animal, mais
il s’agit d’une conscience qu’il qualifie d’immédiate et d’intuitive, qui en vérité ne diffère pas
de la perception sans pensées dont parle Leibniz, et qui s’oppose à la conscience supérieure
dont jouit l’homme, conscience véritable au sens de l’aperception : « Cette nouvelle
conscience, sorte de connaissance au second degré, cette transformation abstraite de tout
élément intuitif en un concept non intuitif de la raison, communique seule à l’homme cette
prévoyance qui distingue si profondément son intelligence de celle des animaux, et qui rend
sa conduite si différente de la vie de ses frères dépourvus de raison » ([11], § 8, p. 66).
Von Hartmann, à son tour en 1869, dans son ouvrage Philosophie de l’inconscient,
inscrit son analyse dans cette même gradation de la conscience sur plusieurs niveaux. Lui
aussi théorise l’existence d’une conscience animale, une conscience dite simple, qui se réduit
à l’activité pure de perception comme l’atteste un passage, parmi de nombreux autres, tel
que : « Le polype doit donc avoir différentes perceptions relativement à ces différents objets ;
et ces perceptions ne peuvent se présenter que comme des sensations dépassant la limite de
l’excitation, c’est-à-dire comme des sensations conscientes ». ([12], p. 112). Allant au bout de
sa logique, il étend d’ailleurs cette conscience simple au règne végétal23, ce qui d’un point de
vue de la perception ne se discute plus : on ne peut, par exemple, mettre en doute la capacité
perceptive des plantes vertes qui savent repérer le soleil et tourner leurs feuilles vers lui pour
capter le plus de lumière et assurer au mieux le processus de photosynthèse. Très vite
néanmoins, comme pour adoucir l’étonnement éventuel de son lecteur, Von Hartmann ravale
la valeur psychique de cette conscience face à celle de la conscience de soi ou conscience de
la personnalité : « La conscience de la personnalité n’est pas comme la conscience simple,
une forme pure et vide, mais elle est la conscience d’un contenu très déterminé du moi »
([12], p. 70).
Le propos de ces deux auteurs – Schopenhauer et von Hartmann – n’est sans doute pas
pour simplifier notre tâche et l’on se perdrait volontiers le long de ces consciences plurielles
qui n’en sont pas toujours. Mais une fois démasquées ce que sont conscience intuitive et
conscience simple, on réalise que l’un et l’autre formulent ce que Leibniz enseignait déjà : la
conscience véritable, celle de l’être humain, ne se confond pas avec cette conscience de pure
apparence, qui n’est autre qu’une capacité à percevoir, non à s’apercevoir. Plus directement
formulé, la conscience se différencie de la perception. Freud, au contraire, en assimilant à
nouveau les deux concepts, en introduisant dans son modèle le système Pc-Cs, effectue un
surprenant recul épistémologique. Par delà la pensée de von Hartmann, de Schopenhauer et de
Leibniz, sa vision de la conscience revient épouser celle de Descartes.
Il n’entre pas ici dans notre intention de recenser la totalité des philosophes qui, de
Descartes à Freud, vinrent interroger le rapport entre conscience et perception. Si nous avons
été ainsi attentifs au discours de Leibniz, Schopenhauer ou von Hartmann, c’est aussi qu’ils
furent, chacun à leur tour et en leur temps, parmi les noms les plus influents de ce mouvement
de pensée puissant et durable – un mouvement des profondeurs, pourrait-on dire – qui
23
Se reporter au chapitre IV de Philosophie de l’inconscient (tome II) : L’inconscient et la conscience dans le
règne végétal ([12], pp. 79-117).
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conduisit à la consécration freudienne de l’inconscient. Quelques courtes phrases de
présentation signées Lancelot Whyte, l’auteur de L’inconscient avant Freud : « On a souvent
considéré Leibniz comme le premier penseur européen qui ait formulé clairement l’idée d’une
activité mentale inconsciente » ([13], p. 137) ; « A. Schopenhauer a centré toute sa pensée sur
l’idée d’une volonté inconsciente dans la nature et dans l’homme, idée qu’il a développée
avec beaucoup de force et d’intuition psychologique » ([13], p. 182-183) ; enfin pour le
dernier des trois : « Il n’est pas surprenant qu’un métaphysicien allemand [von Hartmann] ait
pensé que l’heure était venue de faire de l’inconscient le fondement d’un système
philosophique (...) L’œuvre de von Hartmann et son influence à travers l’Europe ont parfois
été sous-estimées » ([13], p. 208).
Ces trois noms ne sont bien sûr que des jalons rythmant une longue tradition
philosophique et on retrouve chez d’autres la même inclinaison et la même articulation
logique : affirmer la séparation entre conscience et perception pour inférer l’existence d’une
vie d’âme échappant à la conscience. En revenant chronologiquement sur nos pas et toujours
avec l’aide de Whyte, citons ainsi Pierre Maine de Biran au début du XIXe siècle : « Entre la
conscience absolue et le mécanisme cartésien, il y a place pour des êtres doués de sensation
sans conscience, c’est-à-dire sans un moi capable de la percevoir »24. Puis, fin XVIIIe, Ernst
Platner qui, d’après Whyte, aurait inauguré l’emploi des termes allemands bewusstlos
(inconscient) et Unbewusstsein (l’inconscient) : « Les idées accompagnées de conscience, je
les appelle provisoirement, à la suite de Leibniz, des aperceptions ; les idées non
accompagnées de conscience, des perceptions ou des images obscures »25. Leibniz lui-même
qualifiait les perceptions sans aperceptions d’ « insensibles » [10], un alliage de termes qui
pour Descartes aurait relevé de l’oxymore ou plus sûrement du non-sens, mais qui trouve ici
sa justification : ces perceptions insensibles agissent sur nous, elles produisent « des
changements dans l'âme même dont nous ne nous apercevons pas » ([10], p. 38). Elles
méritent donc être considérées, avant l’heure, comme inconscientes.
Il ne s’agit, ni chez Leibniz ni chez les suivants, de l’inconscient dans la version que
Freud en donna, mais il s’agit d’une même famille d’idées annonciatrices qui sûrement,
indéniablement, y mènent et qui renvoient toutes à une même contestation fondamentale du
postulat cartésien : la perception n’implique pas la conscience, puis plus globalement,
conscience et perception ne peuvent être assimilées l’une à l’autre. Nous sommes donc en
présence d’un formidable paradoxe : au moment de concrétiser deux siècles d’un mouvement
de pensée ayant rompu avec celle de Descartes pour forger progressivement le concept
d’inconscient, Freud néglige l’idée maîtresse qui fonda ce mouvement. La théorie
psychanalytique s’en trouve écartelée : elle prétend s’opposer de la manière la plus définitive
au principe cartésien donnant à la conscience toute connaissance de la vie psychique, mais
elle adopte pour base de son édifice l’un des plus grands postulats de Descartes, le premier
entre tous qu’elle aurait dû rejeter.
La vision de Descartes est à présent dépassée, mais elle reste, dans son erreur, animée
d’une logique pleine, sans contradiction. Si rien des mouvements de l’âme n’échappe à la
conscience, alors tout matériel psychique est soumis à cette règle absolue d’aperception : une
idée ne peut être autre que consciente, et un stimulus extérieur, effectivement perçu et
pénétrant l’âme jusqu’à provoquer en elle une réaction ne peut, non plus, être autre que
conscient. Dès lors que l’idée freudienne bat en brèche cette souveraineté de la conscience et
qu’elle établit l’existence de représentations inconscientes, il y était naturel, logique et
finalement nécessaire qu’elle reconnaisse à son tour ces fameuses perceptions extérieures sans
aperception qui, les premières, suggérèrent à l’homme la possibilité d’une vie inconsciente.
24
Ibid. ([13], p.178). Selon Whyte, cet écrit de Maine de Biran daterait de la période 1810-1812.
25
Ibid. ([13], p.157). La citation est tirée par Whyte de l’ouvrage de Platner : Philosophische Aphorismen
(1776).
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En réunissant conscience et perception, la métapsychologie contredit son propos. Elle refuse
de considérer du côté de la perception ce qu’elle ne cesse d’affirmer du côté de la
représentation.
4. Conclusion
Déclaration d’intérêts
L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article
Références