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JI-JA-JO * N° 4

LE GRAND PRIX DU
PONEY-CLUB

par Pat SMYTHE


*
ON commence à monter à cheval sans presque
y penser, on continue parce que c'est amusant... et un
beau jour, sans bien savoir comment, on se trouve en
piste pour une des épreuves les plus importantes du
grand concours hippique de Londres!
C'est le miracle qui vient de se produire pour
les Ji-Ja-Jo. Mais à peine sont-ils admis à concourir
que les aventures surgissent. Le cousin de Jacky, le
fameux « Persil Vert », a beau répéter, selon sa
formule favorite : « II n'y a pas de problème », il y
en a quand même! D'ailleurs, quand un as de
l'aviation s'approche des chevaux, on peut toujours
s'attendre à des catastrophes.
Heureusement les Ji-Ja-Jo sont aussi braves et
aussi ingénieux que bons cavaliers!

Pat SMYTHE

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Série Ji-Ja-Jo

Ji, Ja, Jo et leurs chevaux  1966


(Jacqueline rides for a fall, 1957)

Le Rallye des trois amis 1967


(Three Jays against the clock, 1958)

La Grande randonnée 1968
(Three Jays on holiday, 1958) no 356.

Le Grand Prix du Poney Club  1969


(Threes Jays go to town, 1959)

À cheval sur la frontière  1970


(Three Jays over the border, 1960)

Rendez-vous aux jeux olympiques  1970


(Three Jays go to Rome, 1960)

Three Jays Lend A Hand  1961


Jamais traduit en français

Les six premiers titres sur les sept originaux ont été traduits en français (traduction
de Suzanne Pairault et illustrations de François Batet).

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PAT SMYTHE

LE GRAND PRIX
DU

PONEY CLUB

TEXTE FRANÇAIS DE SUZANNE PAIRAULT


ILLUSTRATIONS DE FRANÇOIS BATET

HACHETTE
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TABLE

I. DEMI-FINALES 7
II. COMPLICATIONS 22
III. UNE TRICHEUSE DANS LA FAMILLE? 34
IV. PRÉPARATION AU CONCOURS 50
V. LA FOUDRE TOMBE DEUX FOIS 60
VI. PAUVRE PERCY! 73
VII. LES MEILLEURS DES PLANS 92
VIII. ÉVASION 108
IX. UNE SOIRÉE MÉMORABLE 125

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CHAPITRE PREMIER

DEMI-FINALES

LE CONCOURS hippique régional touchait à sa fin, Mon cheval


Colin n'avait pas sauté de tout l'après-midi, et comme il a tendance à
tirer s'il est trop fringant, je lui faisais faire un peu d'exercice sur la
piste d'entraînement pour le calmer. J'étais en train de décrire des
petits cercles, d'abord à droite, puis à gauche, pour lui assouplir
l'échiné, quand la voix du commissaire m'arracha soudain à mes
pensées :
« Nous arrivons maintenant, mesdames et messieurs, à une. des
principales épreuves de notre programme : les demi-finales du grand
prix du Poney-Club... »
A l'intention des personnes qui n'avaient pas assisté au début de
la manifestation, il expliqua que ce prix avait pour but d'encourager
les jeunes cavaliers à se perfectionner. Dans toute l'Angleterre, chaque
section du Poney-Club pouvait présenter une équipe de cinq
concurrents. Aux vacances de Pâques, on avait procédé aux élimi-

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natoires locales; les sélectionnés concouraient maintenant en demi-
finales sur différents terrains régionaux. Les vainqueurs de chaque
demi-finale seraient qualifiés pour le grand prix qui se disputerait au
cours de la Grande Semaine hippique de Londres, organisée chaque
année, en octobre, au Palais des Sports de Wembley. L'équipe
gagnante recevrait une superbe coupe offerte par le prince Philippe.
Le commissaire donna ensuite la composition des six équipes
qui se préparaient à concourir. Je mis pied à terre, confiai mon cheval
à Pauline, mon assistante, et je m'en allai assister aux épreuves. J'avais
pour cela une bonne raison : les Ji-Ja-Jo y participaient. Les Ji-Ja-Jo,
c'est-à-dire mon neveu Jimmy, sa sœur Josy et leur amie Jacky. Ils
passent toutes leurs vacances chez moi.
Le terrain du concours était formé par une cuvette naturelle
entourée de collines sur trois côtés ; la piste d'entraînement était située
à six ou sept mètres au-dessus de l'autre. Je n'avais donc qu'à
m'avancer au bord de cette piste pour me trouver aux premières loges.
Je me demandais comment se comporteraient mes Ji-Ja-Jo : leur
tentative allait-elle les mener jusqu'au grand prix ? Pour ma part, j'en
doutais un peu. Individuellement, ils étaient de la force voulue, mais
leur équipe était vraiment trop improvisée pour une épreuve où
l'entraînement de groupe est essentiel. Ils ne s'étaient exercés
ensemble qu'un petit nombre de fois au cours des vacances, alors que
la plupart des autres finalistes s'entraînaient de façon suivie.
Tout avait commencé huit mois plus tôt, pendant les vacances de
Noël. Les collines des Cotswolds étaient recouvertes d'un manteau de
neige fraîchement tombée, épaisse par endroits de plus de un mètre.
En fait d'équitation, les Ji-Ja-Jo n'avaient d'autre ressource que de
promener leurs chevaux au pas sur les routes glissantes. La luge de
Jimmy avait un patin cassé; il avait bien essayé de le réparer en y
clouant des bandes de fer-blanc, mais quand il avait voulu l'essayer, la
luge avait dérapé et projeté Jimmy la tête la première dans un tas de
neige molle. « Tirez-moi de là ! » criait-il d'une voix étouffée, tandis
que les deux autres se demandaient tranquillement si Jimmy valait la
peine d'être sauvé.
Après l'inévitable bataille de boules de neige qui s'ensuivit, je
réussis à faire rentrer les Ji-Ja-Jo et à les débarrasser de leurs
vêtements trempés. J'avais reçu le matin même de nombreuses circu-
laires transmises par l'Association hippique; pour occuper les enfants,

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je leur demandai de les dépouiller. Or, parmi les imprimés, s'en
trouvait un qui annonçait le grand prix du Poney-Club. L'imagination
des Ji-Ja-Jo s'enflamma aussitôt.
« Dites donc, s'écria Jimmy, c'est pour nous, ça ! »
Jacky, qui lisait par-dessus son épaule, approuva pour une fois
sans réserve.
« Je me vois déjà en train de recevoir la coupe des mains du
prince Philippe ! déclara-t-elle avec suffisance. Avec moi dans
l'équipe, je n'imagine pas que nous puissions échouer.»
Josy lui donna une bourrade.
« Tu n'as pas beaucoup d'imagination, en ce cas ! Rappelle-toi :
nous avons vu une partie de l'épreuve à la télévision l'année dernière.
Certaines des équipes avaient l'air joliment calées.
- Eh bien, nous pouvons toujours essayer ! répliqua Jacky. En
quoi cela consiste-t-il, Jimmy ? »
Jimmy parcourait le reste de la circulaire.
« Comme toujours, répondit-il. C'est un gymkhana. Il y a, entre
autres, une course aux pommes de terre : nous avons déjà fait cela tous
les trois. Je me rappelle le jour où Jacky a ramassé une pomme de
terre pourrie qui s'est écrasée dans sa main... »
Jacky riposta en sautant sur Jimmy.
Quand la bagarre prit fin, ils commencèrent à penser aux détails.
Je les laissai se débrouiller; c'était leur concours à eux, et je voulais
qu'ils s'en occupent eux-mêmes. Chaque équipe devait se composer de
cinq cavaliers, dont quatre - - pas forcément toujours les mêmes —
prenaient part à chacune des épreuves. Au Poney-Club de Miser-den,
les Ji-Ja-Jo trouvèrent bientôt un quatrième : le fils d'un fermier, Billy
Noak, bon cavalier sur qui on pouvait compter. Il avait un ou deux ans
de plus qu'eux, mais le règlement spécifiait que les concurrents
devaient être âgés de moins de dix-sept ans en octobre : Billy pouvait
donc parfaitement concourir.
Pour le cinquième, ils eurent quelques difficultés. Ils avaient
d'abord choisi une amie de Josy dont les parents étaient venus habiter
la région. Malheureusement, pendant les vacances de Pâques, deux ou
trois jours avant les éliminatoires, l'amie de Josy lui téléphona, désolée
: ses parents repartaient brusquement pour le Nord et l'emmenaient en
dépit de ses supplications.

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Pendant vingt-quatre heures, ce fut l'affolement. Ma note de
téléphone dut s'élever à des hauteurs vertigineuses : les Ji-Ja-Jo
essayaient désespérément de trouver un cinquième. On avait le droit
de modifier les équipes entre les éliminatoires et la demi-finale;
d'autre part quatre seulement des membres devaient prendre part à
chaque épreuve. Tout ce qu'il fallait aux Ji-Ja-Jo, c'était donc quel-
qu'un qui pût figurer dans le défilé préliminaire autour de la piste;
ensuite Billy et eux se chargeraient du reste. Mais partout ils ne
rencontraient que des refus. Nous avions dans la région une petite
épidémie de grippe, et les Ji-Ja-Jo étaient prêts à croire que le virus
attaquait de préférence tous ceux de leurs amis qui savaient monter à
cheval.
La veille des éliminatoires, alors que leur moral était à zéro, je
convoquai une conférence extraordinaire. Les Ji-Ja-Jo s'assirent autour
de moi, la tête basse. Les noms des membres de l'équipe devaient être
communiqués au secrétariat le lendemain à onze heures; si leur
cinquième n'était pas déniché d'ici là, leur inscription serait annulée.
« Vous avez vraiment essayé partout? questionnai-je.
- Partout, répondit Jacky. Nous avons même interrogé des gens
que nous connaissons à peine. A moins de mettre une annonce dans
les journaux, je ne vois pas ce que nous pouvions faire de plus.
- Tante Pat, ne serait-il pas possible que tu fasses partie de
l'équipe pour une fois ? demanda Josy.
— Je le voudrais bien ! répondis-je en souriant. Evidemment il y
a des moments où j'ai l'impression d'avoir dix-sept ans, mais je ne sais
pas si les juges en tiendraient compte. Vous avez sûrement oublié
quelqu'un. Je vous propose de diviser la région en quatre secteurs;
chacun de nous en prendra un et cherchera pendant cinq minutes en
silence — vous m'entendez bien : en silence ! — toutes les personnes
qu'il connaît dans ce secteur-là. Au bout de cinq minutes nous
comparerons nos rapports. Est-ce compris ? »
Ils inclinèrent tous la tète.
« Très bien, dis-je. En ce cas, tu prends le Nord, Jimmy; Josy
l'Est; Jacky l'Ouest; je me réserve le Sud que je connais sans doute
mieux que vous. Les cinq minutes commencent. Et pas de messes
basses, n'est-ce pas ? C'est votre dernière chance de découvrir votre
cinquième. »

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Tout en les observant du coin de l'œil, je me creusai la cervelle
pour essayer d'imaginer les villages ou les fermes où j'avais des amis.
Jimmy fronçait les sourcils et se frappait le front de son poing fermé,
comme pour faire jaillir l'inspiration de sa boîte crânienne. Jacky
mâchonnait le bout de son crayon; Josy contemplait les moulures du
plafond, peut-être dans l'espoir d'y découvrir une idée cachée.
Je jetai un coup d'œil à ma montre.
« Les cinq minutes sont écoulées ! annonçai-je. Alors ? Vous
avez trouvé ? »
Ils me regardèrent d'un air sombre, et, comme s'ils s'étaient
concertés, secouèrent la tête à l'unisson.
« Absolument rien, dit Jimmy. Il y a bien Roger Courtney, qui
habitait Northleach, mais il a déménagé.
— Tu triches ! s'écria Josy. Northleach est sur mon territoire,
c'est à l'est, pas au nord.
— Tu te trompes, répliqua son frère. C'est au nord plutôt qu'à
l'est. N'est-ce pas, tante Pat?
— C'est sans doute au nord-est ! intervint Jacky.
— En tout cas, dis-je, Jimmy n'a rien trouvé. Et toi, Jo ? as-tu eu
plus de chance ?
— Non, répondit-elle tristement. De mon côté, il n'y a que Billy
Noak, et il fait déjà partie de l'équipe...
— Toi, Jacky ? »
Elle fit la grimace. Josy, toujours observatrice, me regardait avec
attention.
« Je vois ton petit sourire en coin, tante Pat. Je parie que tu as
une idée ! »
Le visage de Jimmy s'illumina.
« Ne nous fais pas enrager, tante Pat. Dis-la-nous !
— Laissez-m'en le temps ! répondis-je. Il y a une chance sur
cent. Elle ne voudra peut-être pas.
— Ah ! c'est une « elle » ! remarqua Josy.
— Ne sois pas méchante, tante Pat ! supplia Jacky. Nous
avons déjà tant d'ennuis...
— Eh bien, dis-je, c'est Pénélope Mills. »
Ces deux mots innocents eurent une répercussion dramatique.

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«  PÉNÉLOPE MILLS ! » répéta Josy. Sa voix s'exprimait en
majuscules; un point d'exclamation énorme semblait suspendu dans
l'air immobile. Jacky poussa un gémissement, et 'Jimmy un « ha, ha,
ha ! » sépulcral.
Pénélope Mills était la fille d'un marchand de chevaux
d'Amberley. Elle était montée à cheval presque avant de savoir
marcher et paraissait promise à une belle carrière hippique. Mais tout
à coup, à l'âge de treize ans, elle avait été prise d'une véritable
boulimie. Plus elle mangeait, plus elle avait faim. Un jour, en prenant
le thé chez sa mère, j'avais été horrifiée de voir Pénélope absorber,
sans avoir l'air de rien, une demi-douzaine d'énormes tartines de
beurre et de confiture, quatre petits pâtés et une assiettée de gâteaux à
la crème.
Bien entendu, elle n'avait pas tardé à engraisser. Son poney
favori devint incapable de la porter. Ses parents, très inquiets, la
conduisirent chez plusieurs médecins, mais aucun traitement ne donna
de résultat. La svelte fillette qui ne rêvait que d'équitation se
transforma en un être informe, uniquement préoccupé de nourriture et
trouvant à table son unique plaisir. Pénélope avait bon caractère; les

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taquineries ne l'émouvaient pas plus que les promesses ou les
menaces. Et c'était elle que je proposais aux enfants pour leur équipe!
« Tu plaisantes, tante Pat ! protesta Jimmy. Tu ne veux pas
parler de Penny Cent-Kilos ? (C'était ainsi que ses camarades la
désignaient entre eux).
— Si nous la laissions monter un de nos chevaux, dit Josy, la
Société protectrice des animaux nous ferait un procès !
— Même pour le défilé, il lui faudrait un percheron ! ajouta
Jacky.
- Parfait, n'y pensons plus, répondis-je. Qui voyez-vous d'autre ?
Allons, parlez ! Vous êtes bien pressés de rejeter ma suggestion, mais
avez-vous mieux à proposer ? »
II y eut un silence, puis Josy prit la parole :
« Tante Pat a peut-être raison. Après tout, Penny n'aurait pas
besoin de prendre part aux épreuves — et elle connaît bien les
chevaux ! »
Jimmy approuva.
« On affirme qu'un homme qui se noie se raccroche à un brin de
paille... » commença-t-il.
Jackv lui coupa la parole :
« Un brin de paille... Drôle de comparaison pour Penny Cent-
Kilos. »
Ils finirent par se ranger à mon idée. Je téléphonai à la mère de
Pénélope, qui promit de parler à sa fille et de me rappeler aussitôt.
Nous attendîmes une demi-heure, après quoi Mme Mills m'annonça
que Ja complaisante Penny était prête à rendre service aux Ji-Ja-Jo.
Heureusement elle avait continué de payer sa cotisation au Poney-
Club; elle était donc en règle et promit de se trouver aux éliminatoires
le lendemain matin.
Comme je devais m'absenter ce jour-là, ma fidèle secrétaire,
Larry, accompagna les Ji-Ja-Jo à ma place. De retour à Miserden dans
la soirée, je trouvai les enfants qui m'attendaient. Larry leur avait
permis de veiller plus tard que de coutume pour m'annoncer la grande
nouvelle : ils avaient franchi le cap des éliminatoires ! Après un
interrogatoire serré, et en tenant compte de leurs exagérations
habituelles, j'arrivai à la conclusion qu'ils l'avaient emporté de
justesse. Billy Noak semblait avoir été le héros du jour; la fougue de
Jacky avait aussi marqué des points, mais dans une des épreuves elle

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avait exagéré et presque perdu la tête : Pickles, son cheval, était passé
si près d'un poteau qu'il avait failli le renverser, ce qui aurait fait
éliminer l'équipe. Je leur fis promettre à tous de s'entraîner
consciencieusement jusqu'aux demi-finales; je m'engageai à les
accompagner au paddock aussi souvent que je le pourrais et à les
chronométrer.
Les grandes vacances arrivèrent. Avant que nous eussions le
temps de nous en apercevoir, les demi-finales étaient là. Je m'étais
inscrite au concours pour diverses épreuves de saut, afin de mieux voir
par moi-même comment se comporteraient les Ji-Ja-Jo et Billy Noak
— sans oublier Penny, le « pilier » de l'équipe !

*
**

En m'approchant du terrain d'entraînement, je constatai que les


six équipes s'apprêtaient à défiler autour de la piste. Le concours se
déroulait en deux temps : quatre épreuves avaient déjà eu lieu au début
de l'après-midi et les quatre dernières allaient maintenant décider des
vainqueurs. Chaque équipe portait une écharpe de couleur distincte; je
découvris bientôt celle des Ji-Ja-Jo, qui était jaune vif. De toute façon,
je n'aurais pas eu de mal à les reconnaître : Pénélope Mills pouvait
difficilement passer inaperçue !
Quel dommage, pensai-je, qu'on n'ait pas pu arriver à réduire son
appétit ! Malgré son poids, que le cheval vigoureux supportait sans se
plaindre, elle se tenait sur sa selle avec l'aisance naturelle d'une
cavalière-née; ses mains, sur les rênes, semblaient adroites et
détendues. Un large sourire éclairait son visage poupin; au moment où
elle passait au trot devant moi, je vis Jacky, qui la suivait, sourire aussi
: je compris qu'elles venaient d'échanger une plaisanterie.
Les équipes occupaient dans le défilé la place que leur avait
donnée la première partie du concours. Celle de Miserden était la
troisième. Le commissaire annonçait les points de chacune; je
constatai que l'écart n'était pas grand. North Vale tenait la tête avec
deux points de plus que Castle Forest, qui à son tour l'emportait de
deux points ur Miserden. Les trois dernières équipes suivaient de près
également; il n'y avait que neuf points d'écart entre la dernière et la
première. La méthode de calcul était simple : six points pour la

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gagnante de chaque épreuve, cinq pour la seconde et ainsi de suite; si
un cavalier contrenait au règlement ou montait de façon « brutale ou
dangereuse », son équipe était éliminée. Avec six équipes manœuvrant
ensemble sur une piste assez petite, les juges étaient prêts à pénaliser
immédiatement le cavalier qui perdait la tête et risquait de provoquer
un accident.
La seconde partie des demi-finales commença par une course
aux sacs. Miserden gagna un point sur North Vale et termina ex-aequo
avec Castle Forest. Puis vint la course de la ménagère, où il s'agissait
de descendre de cheval et de placer divers légitmes dans des paniers.
Jacky, trop pressée, renversa le panier en se remettant en selle; elle,
perdit des secondes précieuses à redescendre, à ramasser les pommes
de terre et les carottes, puis à remonter à cheval et à galoper jusqu'au
poteau. Heureusement Castle Forest fit pis encore. A la fin de
l'épreuve, North Vale menait par quatre points, Miserden venait
ensuite, puis Castle Forest troisième ex-aequo avec une autre.
Jacky se rattrapa brillamment à l'épreuve suivante. Jimmy et
Josy montèrent bien aussi, et j'admirai la maîtrise de Billy Noak. De
deux ans plus âgé que les Ji-Ja-Jo, il était aussi plus raisonnable. Tout
en donnant toujours son maximum, il connaissait ses possibilités et
celles de sa monture; jamais il n'aurait fait perdre un point à son
équipe par une imprudence.
On arriva à l'épreuve décisive. North Vale menait encore par
deux points devant Miserden. La bataille se livrait maintenant entre
ces deux équipes, car les deux suivantes étaient trop loin derrière pour
espérer remonter, et les deux autres éliminées.
Je me demandais si Miserden pouvait dépasser sa rivale.
L'équipe North Vale, en rang pour la dernière épreuve, me semblait
terriblement experte et endurcie. Je la soupçonnais de s'être entraînée
pendant des mois et d'avoir répété chaque épreuve au point d'être
capable de l'exécuter les yeux fermés. Par comparaison, mon petit
groupe me paraissait un peu trop « amateur ».
L'épreuve décisive était une course de relais. Chaque équipe
fournissait quatre cavaliers qui se plaçaient par groupes de deux aux
deux bouts de la piste : sur celle-ci étaient dressés quatre poteaux
alignés à égale distance l'un de l'autre. Par terre, à mi-chemin entre la
ligne de départ et le premier poteau, se trouvait une selle. Le numéro 1
de chaque équipe devait s'avancer à pied en menant son cheval par la

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bride, le seller, l'enfourcher et passer en slalom entre les poteaux, le
plus vite possible, pour atteindre l'autre bout de la piste. Une fois là, il
mettait pied à terre et passait la selle au numéro 2; celui-ci sellait son
propre cheval, partait en sens inverse pour aller remettre la selle au
numéro 3, et ainsi de suite jusqu'à ce que le numéro 4 eût achevé le
parcours. Les sangles devaient être bouclées à chaque départ; le
concurrent qui passait la main au suivant pouvait l'aider à sangler sa
monture et à se mettre en selle.
Après bien des discussions, nous avions adopté un ordre que je
jugeais raisonnable. Le numéro 1 serait Jimmy : rapide et précis, il
pouvait assurer le meilleur départ de l'équipe. Ensuite viendrait Josyy
la plus lente, mais sans doute la plus sûre des quatre. Avec Jacky, le
numéro 3, on ne savait jamais où on allait : moyennant un peu de
chance, son audace pouvait être payante. Billy Noak, enfin,
représenterait la sécurité. Si, le moment venu, l'issue dépendait de lui,
il ne perdrait pas la tête.
Les équipes étaient prêtes : le starter leva un fanion blanc. A
l'instant où il l'abaissa, les quatre numéros 1 s'avancèrent avec leurs
chevaux. Jimmy sella le sien en quelques secondes; le numéro 1 de
North Vale également. Jimmy gagna un mètre en enfourchant sa
monture d'un bond et un autre mètre au slalom. A peine eut-il dépassé
le dernier poteau qu'il commença, d'une main, à desserrer ses sangles;
parvenu à la ligne de fond, il sauta vivement à terre, lança ses rênes à
Penny Mills, puis, d'un seul mouvement, ôta sa selle et la posa sur le
dos du cheval de Josy. Ce fut si précis et si rapide que je l'applaudis
tout bas.
Josy prit son départ avec trois mètres d'avance sur le numéro 2
de North Vale. Elle fit un parcours impeccable. Mais son concurrent
semblait vraiment inspiré. C'était un jeune garçon de seize ans envi-
ron, monté sur un cheval à l'échiné allongée. Il se lança à toute allure,
se penchant hors de sa selle comme un Peau-Rouge en prenant les
virages, et franchit la ligne un peu avant Josy. Je ne sais comment il
avait réussi, pendant cette galopade effrénée, à desserrer ses sangles;
en tout cas, il passa la main à son numéro 3 plusieurs secondes avant
Josy.
Soudain mon attention fut attirée par un drame qui se déroulait à
quelques mètres au-dessous de moi. A peine North Vale numéro 3 —
une jeune fille — avait-elle enfourché sa monture que sa selle tourna

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et qu'elle tomba ignominieusement sur le sol. Peut-être, dans l'émotion
du relais, avait-elle serré insuffisamment ses sangles ? Elle se releva
en trébuchant et jeta un regard furieux à son numéro 2, comme s'il en
était seul responsable. Il l'aida à replacer la sangle et à se remettre en
selle, mais l'incident avait fait perdre son avantage à l'équipe : Jacky
était déjà partie.
Dans l'émoi de sa chute, la jeune fille de North Vale avait
rapproché sa monture de l'endroit où Jacky avait sellé la sienne et pris
le départ. Laissant ballotter ses étriers, elle poussa brutalement le
cheval à coups de talon; celui-ci, surpris, fit un cart sur la droite,
désarçonnant presque sa cavalière. Jacky, pendant ce temps, avait dû
décider tout à coup de passer à gauche du premier poteau et inclina
Pickles dans ce sens. Mon cœur s'arrêta de battre : je voyais ce qui
allait se produire, et ni moi ni personne n'y pouvions rien.
Jacky, avec peut-être un mètre d'avance, ne songeait qu'à bien
diriger Pickles entre les poteaux. Pour une fois elle ne fonçait pas tête
baissée. (Par une étrange ironie du sort, si elle s'était montrée
impulsive à son habitude, l'accident aurait pu être évité.) Mais,
presque comme dans un film au ralenti, l'inévitable collision se fit
attendre une éternité aux yeux épouvantés de l'assistance.
Le cheval de North Vale numéro 3, rejoignant Pickles en trois
bonds désordonnés, heurta de son épaule l'arrière-train de celui-ci,
puis s'écarta et se dirigea vers ses propres poteaux. La cavalière
parvint à garder son équilibre; elle oscilla un instant sous le choc,
reprit son assiette et poursuivit sa course. Il n'en fut pas de même pour
la pauvre Jacky. Pickles, surpris en pleine foulée par l'impact
inattendu d'un cheval plus lourd que lui, s'abattit sur les genoux; Jacky
passa par-dessus l'encolure et tomba si brutalement qu'on entendit
presque le choc. Pendant une seconde ou deux elle resta immobile. A
la vue du frêle corps inerte, je sentis mon cœur chavirer. Mais elle se
remit courageusement sur ses pieds et, très pâle, enfourcha Pickles.
Celui-ci, bien dressé, s'était relevé de son côté et attendait sa cavalière.
Au milieu des applaudissements de la foule, Jacky réussit à achever le
parcours. Penny Mills s'élança au-devant d'elle aussi vite que le lui
permettait son poids et la saisit dans ses bras à l'instant où, tout
étourdie, Jacky glissait à bas de sa monture.

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On pouvait considérer la course comme perdue. North Vaîe
numéro 3 était arrivée avec plusieurs secondes d'avance et North Vale
numéro 4 était déjà à la moitié du parcours. Jamais je n'avais vu seller
un animal aussi vite que Billy Noak le fit ce jour-là; quand il prit le
départ, on aurait dit qu'un pétard venait d'exploser sous la queue de
son cheval. Hélas ! la partie était sans espoir. Billy regagna une
dizaine de mètres, mais North Vale numéro 4 le battit d'une bonne
demi-longueur, sinon plus.
Les autres équipes arrivaient l'une après l'autre. Je descendis sur
la piste où les concurrents s'assemblaient pour la distribution des
récompenses. Je me demandais comment exprimer ma sympathie à
mes braves petits amis. Sans l'accident, ils eussent presque
certainement gagné la dernière épreuve. Jacky, encore très pâle, me fit
un signe amical. Les autres me sourirent aussi, mais je comprenais
combien ils devaient être déçus de perdre la course d'une façon aussi
malencontreuse.
Je trouvai le président du jury en conversation animée avec un
petit homme rougeaud qui arborait un costume de sport à carreaux,

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très voyant, et dont l'énorme moustache retroussée touchait presque
les bords de son chapeau melon, Le petit homme était visiblement
irrité et ressemblait à un dindon en colère.
Le président du jury, un vieil ami à moi, m'aperçut.
« Ah ! Pat ! vous tombez à pic ! Permettez-moi vous présenter
le major Appleby, qui s'intéresse à l'équipe de North Vale. »
L'irascible major tendit la main droite comme s'il voulait me
donner un coup de poing. Après un rapide « Bonjour, mademoiselle »,
il ne s'occupa plus de moi et se retourna vers le président :
« C'est une insulte ! Je n'admets pas vos insinuations ! »
Je les regardai tous les deux, stupéfaite.
« Vous pouvez sans doute nous aider, Pat », dit le président.
Le major protesta :
« Des étrangers n'ont pas à intervenir dans une affaire
confidentielle ! Miss Smythe est cavalière de concours hippique — il
prononça ces derniers mots avec une moue méprisante, comme s'ils
désignaient un voleur ou un criminel — mais cela ne l'autorise pas à
se mêler d'une affaire privée ! »
Avant que j'eusse le temps de répondre, le président intervint
sèchement :
« Miss Smythe s'occupe du Poney-Club de Miserden. C'est
suffisant pour justifier sa présence. »
Le major semblait enfler à vue d'œil. Sans rien connaître aux
questions de tension artérielle, je commençais à craindre de le voir
éclater. Cependant l'explication donnée l'apaisa un peu : il bredouilla
quelques mots inintelligibles. Le président se tourna alors vers moi.
« Je suis heureux de vous voir, Pat. Il s'agit d'une question assez
embarrassante. Mes collègues et moi, nous ne sommes pas satisfaits
de cette dernière épreuve. Nous pensons tous que sans cette
malheureuse collision votre équipe aurait gagné. Qui plus est, nous
jugeons que la responsabilité de l'accident incombe à l'équipe de
North Vale. »
Le major nous jeta un regard furieux.
« C'est cela que je n'accepte pas ! hurla-t-il. La faute de mon
équipe ! C'est trop fort ! Cette petite — le numéro 3 de Miserden —
s'est écartée exprès de son parcours et a provoqué la collision ! »
— Qu'en pensez-vous, Pat? me demanda le juge sans prendre
garde à cette explosion de colère.

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— J'étais là-haut, sur le terrain d'entraînement, répondis-je. J'ai
donc très bien vu ce qui se passait. Je sais bien que je ne suis pas un
témoin impartial, mais j'ai constaté le contraire : Jacky, le numéro 3 de
Miserden, menait la course et se tenait sur son parcours quand la jeune
fille de North Vale s'est écartée du sien et l'a heurtée. Je ne dis pas
qu'elle l'ait fait exprès; elle était irritée de sa chute, et la façon brutale
dont elle poussait son cheval suffit à tout expliquer.
- C'est de la calomnie ! explosa le major Appleby. Vous
allez retirer ces derniers mots ! »
Le président le regarda sévèrement.
« J'ai prié Miss Smythe de nous donner son avis, et elle a eu la
bonté de me répondre. Veuillez ne pas interrompre et ne pas menacer
un témoin. »
Le visage rouge du major tournait au violet. Il se calma un peu et
se contenta de tortiller les pointes menaçantes du son énorme
moustache.
« Si je puis faire une suggestion, repris-je, voulez-vous que nous
allions examiner les lieux ? Les empreintes des sabots pourront nous
renseigner.
- Si vous arrivez à les reconnaître au milieu de milliers
d'autres!» ironisa le major.
Le président, lui, m'approuva : « Bonne idée,
Pat. Je vais appeler les autres juges et nous irons jeter un coup
d'œil, avec vous deux, si vous voulez. »
Un moment plus tard, nous étions une demi-douzaine à examiner
le sol. Le major Appleby était insupportable, mais il n'était pas fou.
Comme' il le disait, le sol était labouré d'empreintes de sabots
innombrables. J'avais l'avantage de bien connaître les fers de l'équipe
de Miserden et recherchai avec soin la dernière trace de Jacky. Quand
je l'eus enfin trouvée, je la suivis pas à pas et constatai que mes
soupçons étaient confirmés. On voyait parfaitement l'endroit où
Pickles était tombé à genoux. Elle rejoignait une autre trace qui ne
pouvait avoir été faite que par le cheval de North Vale : cette trace
continuait plus loin et filait sur la droite pour se trouver en face de son
poteau. Une fois là, elle se perdait dans un fouillis d'autres empreintes.
Je fis signe au président du jury et exposai ma théorie. Il
m'approuva de la tête.

20
« Messieurs, déclara-t-il, je pense que nous savons maintenant la
vérité. Miss Smythe reconnaît les empreintes du numéro 3 de Miserden. Si
nous tirons une ligne imaginaire entre les points de départ des deux
équipes, nous pouvons constater que la cavalière de Miserden était bien sur
son parcours quand sa concurrente est entrée en collision avec elle. Cela
signifie, je le crains, que celle-ci s'était écartée et l'a heurtée par-derrière. -
Absurde ! s'écria le major. Comment pouvez-vous distinguer une
empreinte de sabot d'une autre? C'est un coup monté ! »
Le président du jury le regarda froidement.
« Je vous préviens, major, que nous ne pouvons pas admettre une
accusation de ce genre devant témoins. J'ai essayé d'être patient, mais il y a
des limites. Ni mes collègues ni moi ne connaissons aucune des deux
équipes. Nous ne cherchons que la justice. »
Le major, ne trouvant rien à répondre, nous jeta à tous un regard
féroce. Il marmonna le mot « favoritisme », enfonça son chapeau melon
presque jusqu'à son arrogante moustache, tourna les talons et rejoignit son
équipe à grands pas.
J'allai retrouver les enfants. Jimmy m'interrogea du regard. Je ne pus
que hausser les épaules en signe d'impuissance : je ne voulais pas risquer
de leur donner un faux espoir.
Mais le haut-parleur crépita et la voix du commissaire se fit entendre:
« Mesdames, messieurs, nous nous excusons de notre retard à vous
communiquer les résultats des demi-finales du Poney-Club. Vous avez été
témoins, dans la dernière épreuve, d'une malencontreuse collision entre
deux concurrentes. Le jury a le regret de conclure que la responsabilité en
incombait à l'équipe de North Vale, et, qui plus est, que l'accident avait été
provoqué par une manœuvre imprudente. L'équipe de North Vale est donc
disqualifiée et ne marque aucun point pour cette épreuve. Le résultat final,
en conséquence, est le suivant : Première, Miserden, 39 points; seconde,
North Vale, 35 points; troisième...
Je n'attendis pas la fin. Ils avaient réussi ! Notre équipe improvisée
remportait la demi-finale ! Je me précipitai pour les féliciter; leurs visages
luisants étaient épanouis de surprise et de joie.

21
CHAPITRE II

COMPLICATIONS

IL ÉTAIT TARD ce soir-là, quand notre petit groupe regagna enfin


Miserden. J'avais dû, une fois le concours terminé, reconduire chez
eux quelques amis. Les Ji-Ja-Jo, eux, étaient rentrés avec le van; nous
n'eûmes donc l'occasion de discuter des événements qu'autour de la
table d'un souper tardif. En dépit de l'heure et de l'émotion encore
fraîche, les trois enfants, à leur habitude, firent honneur au repas. On
se serait cru au zoo pendant le déjeuner des singes : chacun des Ji-Ja-
Jo criait pour se faire entendre, sans écouter un mot de ce que disaient
les deux autres.
Larry était restée debout pour nous recevoir. Rayonnante de
plaisir et de fierté, elle s'efforçait de débrouiller la vérité au milieu du
brouhaha de bavardages, de vantardises et de contradictions. Tout ce
qu'elle comprenait, c'est que les Ji-Ja-Jo avaient gagné; ils parlaient
avec une sorte de respect craintif du championnat pour lequel ils
étaient maintenant qualifiés.

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Mais le respect, chez Jacky, ne durait jamais longtemps.
« A quoi ressemble la coupe du prince Philippe, tante Pat?
demanda-t-elle.
— Je ne l'ai jamais vue, répondis-je. Je suppose que c'est une
grande coupe d'argent très joliment gravée. Pourquoi désires-tu le
savoir?
-— Pour imaginer l'effet qu'elle fera sur ma table, déclara Jacky.
Ce sera charmant : une grande coupe d'argent sur ce fond sombre !
— Ta table ! protesta Josy. Pourquoi pas la mienne — ou
celle de Jimmy ?
- Sur celle de Jimmy il y a trop de fouillis, des revolvers, des
voitures de course... Et puis, en somme, grâce à qui avez-vous gagné
les demi-finales ? »
Jimmy n'était pas disposé à laisser passer ses vantardises.
« Grâce à Billy, si tu veux le savoir, répliqua-t-il. Billy n'a pas
fait une faute de tout le parcours. Ce n'est pas lui qui aurait été fourrer
son cheval dans les jambes des autres !
— Nous avons gagné grâce à mon habileté ! » insista Jacky.
Mais son air espiègle montrait bien qu'elle plaisantait.
« Habileté ! railla Josy. Tu ne paraissais pas
très habile au moment où tu passais par-dessus la tête de Pickles!
Tu ressemblais plutôt à un sac de pommes de terre en train de
dégringoler du haut d'un camion ! »
Jimmy, à qui il arrivait de faire preuve de tact, orienta la
conversation vers des sujets moins dangereux.
« Vous avez vu la tête de cette fille de North Vale quand elle a
appris que nous gagnions ? Elle m'a fait presque peur. Je croyais
qu'elle allait lancer son cheval droit sur nous.
— Sait-on qui c'est ? demanda Jacky.
— Billy Noak la connaît un peu. On dit qu'elle est bonne
cavalière, et ses parents meurent d'envie de la voir se faire une
réputation. Elle s'appelle Madge Bastable.
— Ecoutez-moi, interrompis-je. Soyons francs : vous avez eu de
la chance. Si cette petite Bastable ne s'était pas précipitée sur Jacky,
vous auriez peut-être gagné la course de relais, mais vous n'en seriez
pas moins arrivés seconds au classement général. C'est donc vraiment
un peu par hasard que vous vous trouvez qualifiés pour le champion-
nat, ne l'oubliez pas. La Grande Semaine hippique de Londres

23
rassemble les meilleurs cavaliers d'Angleterre ; les cinq équipes
auxquelles vous aurez affaire seront sûrement de premier ordre. Il ne
faut pas vous endormir sur vos lauriers et croire que les alouettes vont
vous tomber toutes rôties dans le bec.
« Il ne vous reste qu'un mois de vacances; une fois au collège
vous ne monterez plus, ovi très peu. Exercez-vous donc au maximum
jusqu'à la rentrée. Nous allons installer des poteaux dans le paddock;
je vous chronométrerai pour voir si vous pouvez gagner quelques
secondes sur vos temps habituels. Si vous ne faites pas un effort
immense, adieu la belle coupe d'argent ! »
Mon petit discours calma un peu l'exubérance des Ji-Ja-Jo; c'était
ce que je voulais. Un silence s'ensuivit, puis Larry posa une question à
son tour :
« Je ne voudrais pas vous décourager mais le collège consentira-
t-il à vous laisser sortir pour le concours ? »
J'avoue que, moi non plus, je n'y avais pas pensé. Quand les Ji-
Ja-Jo s'étaient inscrits pour le grand prix, six mois auparavant, ils
n'imaginaient même pas qu'ils pourraient arriver jusqu'au
championnat. Leur succès en demi-finales posait un problème
nouveau. Le concours hippique occupe toute la seconde semaine
d'octobre; ils seraient donc rentrés depuis moins d'un mois, et il leur
faudrait une autorisation spéciale pour s'absenter toute une semaine.
La question fort sensée de Larry nous fit donc l'effet d'une
douche froide. Les Ji-Ja-Jo se turent un moment, puis Josy demanda
d'une voix plaintive :
« Ça s'arrangera, n'est-ce pas, tante Pat ? Miss Spencer nous
accordera un congé ? (Miss Spencer était leur directrice.)
- Il faudra le lui demander, naturellement, répondis-je.
— Oh ! écris-lui, tante Pat ! supplia Jacky. Dis-lui que tout
l'honneur de notre victoire rejaillira sur le collège !
— Tu veux que tante Pat s'avance trop ! objecta
Jimmy. Si certains membres de l'équipe n'apprennent pas à rester
sur leur cheval au lieu de voltiger par-dessus l'encolure, en fait de
victoire votre collège aura surtout des bleus ! »
Jacky fit semblant de ne pas entendre.
« Mais, dit Josy, il faudra que Jimmy, lui aussi, ait la
permission.»
L'occasion était trop belle pour que Jacky la laisse passer.

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« Ne t'en fais pas, Jimmy ne risque rien. On sera trop content de
se débarrasser de lui une semaine. Je parie que son proviseur lui
proposera même de rester absent un mois ! »
A ce moment, je jetai un coup d'œil à ma montre.
« Mon Dieu ! m'exclamai-je, il est affreusement tard ! Vite au lit,
les Ji-Ja-Jo ! »
Après leur départ, j'envisageai la situation avec Larry. Je n'avais
pas voulu gâter leur joie le soir de la victoire. Seulement je me mettais
à la place de Miss Spencer. Trouverait-elle équitable d'accorder une
semaine de liberté à deux de ses élèves pour se livrer à un sport qui ne
faisait pas partie du programme scolaire ?
Pour Jimmy, j'étais plus tranquille; sans connaître son proviseur,
j'avais déjà remarqué que les hommes sont toujours plus coulants que
les femmes lorsque le sport est en jeu.
Nous passâmes plus d'une soirée à faire des brouillons de lettres
que nous déchirions ensuite, épluchant chaque phrase et chaque mot.
Les deux missives enfin terminées, Larry les tapa avec plus de soin
encore que de coutume. Sans un mot, les Ji-Ja-Jo me regardèrent
signer. Puis, quand les enveloppes furent cachetées et les timbres
collés,
ils se rendirent en cortège à la poste pour s'assurer que les lettres
prenaient un bon départ.
Pendant trois jours, il n'y eut pas de réponse. A l'heure du
courrier, les Ji-Ja-Jo traînaient dans la maison, rongés d'impatience,
jusqu'au moment où, en désespoir de cause, je les envoyais au
paddock.
« A quoi bon, objectait Jacky, nous exercer avant de savoir si
nous pourrons concourir ? »
Je répondais en leur conseillant d'avoir confiance et d'être prêts
s'il le fallait. Ils répétaient consciencieusement les différentes
épreuves, mais je voyais bien que le cœur n'y était pas. Billy Noak, qui
venait de quitter l'école pour seconder son père à la ferme, s'efforçait
aussi de les secouer. Penny Mills avait quitté, elle aussi, l'école; elle
allait atteindre ses dix-sept ans et son appétit toujours croissant ne se
contentait plus des menus de l'internat.
Un jour, enfin, le facteur m'apporta une lettre du proviseur de
Jimmy. Elle était courte et ainsi rédigée :

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Mademoiselle,

J'allais vous écrire de toute façon, mais comme vous le verrez


d'après la note ci-incluse, le destin s'est chargé d'exaucer la requête à
laquelle j'aurais été heureux de donner moi-même satisfaction.
Je vous souhaite, ainsi qu'au Poney-Club de Miserden, le plus
grand succès à la Grande Semaine hippique de Londres.

La note incluse était une circulaire avertissant es parents d'élèves


que l'aile principale du collège venait de brûler; devant l'importance
des dégâts, on était obligé de fermer le collège au moins six semaines.
On nous avertirait le plus tôt possible de la réouverture, qui n'aurait
certainement pas lieu avant la seconde quinzaine d'octobre. Le pro-
viseur espérait que les parents feraient en sorte de ne pas laisser les
enfants inactifs pendant ces vacances forcées.
Je lus la lettre aux Ji-Ja-Jo assemblés. Il y eut un moment de
silence. Le sourire de Jimmy allait jusqu'à ses oreilles, mais Josy et
Jacky étaient l'image du désespoir.
« Vous vous rappelez, demanda Josy, ce film que nous avons vu
à la télévision : Jim la chance ? Décidément c'est le nom qui veut ça !
— L'autre jour, au concours, ajouta Jacky, j'ai vu un cavalier qui
a heurté tous les poteaux et a tout de même terminé sans faute. Un
fermier, près de moi, a dit en riant : « Ce gars-là pourrait « tomber
dans un tas de fumier, il en sortirait « sentant la rosé ! » Jimmy, c'est
exactement ça !
— En somme, déclara Jimmy avec satisfaction, la moitié de
l'équipe — je devrais dire la meilleure moitié, Billy et moi -— sera
disponible pour la coupe. Ne vous inquiétez pas, les filles. Nous trou-
verons bien deux cavaliers -— des bons — pour compléter l'équipe
pendant que vous sécherez sur vos verbes irréguliers ! »
J'intervins à temps pour empêcher une tentative de meurtre.
« Ça suffit, Jimmy ! dis-je sévèrement. Je sais que tu plaisantes,
mais il n'y a pas de quoi rire. Vous êtes comme les Trois
Mousquetaires : un our tous et tous pour un. Ce sera tous les trois, ou
personne.

26
L'aile principale du collège venait de brûler.

27
- Et Billy ? demanda Josy. Que fera-t-il si nous nous retirons
tous ? Au fond, si les garçons se trouvent libres et pas nous, ils
peuvent essayer de compléter l'équipe.
- C'est gentil à toi de le proposer, répondis-je, mais ne crions pas
avant qu'on nous écorche. Il y a des chances pour que Miss Spencer
accepte ; vous voyez, le proviseur l'aurait fait dans tous les cas. »
L'indomptable Jacky bondit.
« Et si nous suivions cet exemple ? proposa-t-elle. Si nous
mettions le feu à la baraque pour aider Miss Spencer à se décider ?
— Bravo, Jacky ! approuva Jimmy. Veux-tu que j'aille t'acheter
une boîte d'allumettes ?
— Cela n'a rien de drôle ! intervins-je sèchement. Vous devez
concourir ensemble ou pas du tout. D'ailleurs, nous le savons, il n'y a
pas dans la région de cavalier passable au-dessous de dix-sept ans.
Penny nous rend de grands services, mais on ne peut pas lui
demander de courir.
- Brave Cent-Kilos ! dit Josy. Elle n'est peut-être pas capable de
monter, mais elle vaut...
- Ne dis pas « son pesant d'or » ! interrompit Jacky. La banque
d'Angleterre n'y suffirait pas ! »

*
**

L'après-midi même, en mon absence, arriva un message


téléphonique de Miss Spencer me priant de passer la voir. Larry lui
avait répondu que je serais libre le lendemain. La directrice s'était
abstenue de tonte allusion à notre affaire. Ce fut donc le cœur battant
que les Ji-Ja-Jo me mirent en voiture. Ils avaient d'abord pensé
m'accompagner, mais à la réflexion il valait mieux ne pas avoir l'air de
chercher à faire pression sur Miss Spencer.
Je franchis les grilles du collège et remontai l'allée sablée pour
me ranger à l'ombre du grand bâtiment.
Je sonnai. Une femme de service parfaitement stylée vint
m'ouvrir et me conduisit jusqu'au bureau de la directrice. Elle frappa,
poussa la porte pour m'annoncer et se retira discrètement. L'entrevue
décisive était commencée.

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Miss Spencer se leva derrière son grand bureau d'acajou couvert
de piles de papiers bien rangées. (Pas comme le mien, que Jacky
l'insolente avait comparé au petit déjeuner/ d'un goret !) Elle ôta ses
lunettes à monture d'écaillé et me serra la main avec énergie. Puis elle
me fit asseoir, alluma une cigarette et souffla la fumée d'un air tout à
fait capable.
Capable — ce seul mot suffisait à décrire Miss Spencer. On ne
pouvait l'imaginer perdant son porte-monnaie ou négligeant de mettre
une lettre à la poste. Elle commença l'entretien sur une note amicale,
en me parlant de mes derniers concours hippiques. Cependant je me
sentais étrangement mal à l'aise. Il me semblait que, rajeunie de vingt
ans par magie, j'étais convoquée chez la directrice pour me faire
gronder.
Je revins à la réalité et répétai le contenu de ma lettre.
J'insinuai que l'équitation faisait partie du prestige national. Josy
et Jacky pourraient commencer à travailler avant la rentrée, ou
pendant les vacances de Noël, pour rattraper la semaine perdue. Elles
m'avaient parlé d'une jeune fille qu'on avait autorisée à manquer pour
prendre part au tournoi de tennis de Wimbledon...
« En effet, répliqua Miss Spencer souriante. Mais les deux cas ne
sont pas identiques. Le tennis est un des sports que nous pratiquons au
collège ; c'est un honneur pour nous qu'une de nos élèves arrive
jusqu'à Wimbledon. Personnellement, je m'intéresse à l'équitation.
Mais il y a encore beaucoup de parents pour qui le cheval est un sport
de luxe. On saura bientôt que deux jeunes tilles ont obtenu la
permission de s'absenter pour une manifestation qui n'entre pas dans le
programme du collège. Nous créerons là un précédent dangereux. Si je
laisse partir Jacky et Josy, que dirai-je à une élève qui voudra aller
participer aux championnats de ski de Saint-Moritz ?
- Je comprends, répondis-je. Mais quoique j'aime beaucoup le
ski, je ne peux pas le considérer comme un sport national anglais. »
Miss Spencer inclina la tête, puis me posa une question à brûle-
pourpoint :
« Considérez-vous Josy et Jacky comme vraiment très au-dessus
de la moyenne ? Voyez-vous en elles de futures championnes ?
— Il m'est difficile de le prévoir dès maintenant. Dans trois ou
quatre ans, nous verrons... Mais comment atteindront-elles leur
maximum sans compétitions ?

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— Vous marquez un point, murmura Miss Spencer en
souriant. A votre avis, si je donne la permission, ont-elles une
chance d'emporter le prix ? Si j'accède à votre requête, il faudra que je
me justifie devant les parents des autres élèves.
— Peuvent-ils gagner ? murmurai-je. La question est délicate. Il
y aura six équipes... Disons, si vous voulez, que les miens ont leur
chance comme les autres.
— En tout cas, dit Miss Spencer, ils sont sûrs d'être dans les six
premiers ! »
L'entrevue se passait mieux que je ne l'espérais.
« Voyons, reprit Miss Spencer. J'avais déjà décidé de placer les
compositions une semaine ou deux après la rentrée. Pour certaines des
élèves, ce sera une surprise salutaire, ajouta-t-elle avec malice, mais
cela permettra aussi aux professeurs de déceler les points faibles à
temps pour les corriger. Nous attachons peut-être trop d'importance
aux examens, soupira-t-elle, mais il faut marcher avec son temps, et
les parents tiennent à avoir des succès « Jacky et Josy pourraient
commencer par faire les leurs. En comparant avec les compositions
précédentes je jugerai de leurs progrès. Si elles en ont fait, je pourrai
sans remords leur accorder la permission demandée. Cela me paraît
juste... Et à vous ?
— Absolument, approuvai-je. Je vous remercie de leur donner
leur chance. Je pense qu'elles ne vous décevront pas.
- J'espère qu'elle ne se décevront pas elles-mêmes, dit Miss
Spencer en souriant. Elles sont si charmantes toutes les deux ! Ne le
leur répétez pas ! »
A Miserden, les Ji-Ja-Jo devaient guetter le bruit du moteur
derrière la porte, car j'avais à peine pris le dernier virage qu'ils
surgirent de la maison, m'entourèrent et m'arrachèrent presque de la
voiture.
« Alors ? cria Jacky. Qu'est-ce qui s'est passé ? Elle a dit non ? »
Josy me tirait par la manche.
« Vite, tante Pat ! supplia-t-elle. Mets fin à notre supplice !
- Laissez-m'en la possibilité ! répliquai-je. Vous faites tant de
bruit que je ne peux pas placer un mot ! »
Tout en étant mon manteau, je leur rapportai le plan de Miss
Spencer. Jacky poussa un gémissement.

30
« C'est parfait pour Josy, dit-elle découragée. Elle est bonne en
presque tout. Moi je suis nulle en math., tu sais bien. Je n'y arriverai
jamais !
— Tu n'es pas obligée d'être première, répondis-je. Il faut
seulement faire mieux que d'habitude. - Ce n'est pas difficile, Jacky !
taquina Jimmy. Si tu as un deux sur vingt, ce sera déjà un gros
progrès!
La pauvre Jacky semblait navrée.
« Tu peux parler, Jimmy, remarquai-je. Grâce à l'incendie du
collège, tu n'as pas besoin de t'inquiéter. Mais attends un peu, j'ai une
idée ! Vous allez tous travailler jusqu'à la fin des vacances ! »
Le visage de Jimmy s'allongea.
« Et les chevaux, alors ? objecta-t-il. Il faut les entraîner, si nous
voulons qu'ils soient en forme.
— Dans l'intervalle de vos leçons vous aurez le temps d'aller au
paddock, répondis-je.
— J'aurais mieux fait de me taire ! » grommela Jimmy. Mais il
avait le sens du « fair play »; j'étais sûre qu'il aimait mieux travailler
comme les filles que de profiter seul de sa chance.

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Pendant trois semaines, les Ji-Ja-Jo travaillèrent avec
application. Ils étudiaient toute la matinée, allaient au paddock l'après-
midi et reprenaient leurs livres pendant une heure ou deux après le thé.
Deux fois par semaine, Larry et moi, nous leur faisions faire une
composition et veillions le soir pour leur donner des notes. Je crois
vraiment que pendant ces trois semaines nous en avons appris autant
que les Ji-Ja-Jo !
La meilleure des trois était Josy. Son esprit clair et logique était
secondé par une bonne mémoire; elle excellait dans des sujets comme
les math., la grammaire latine et l'histoire. Jacky, elle, avait de
l'imagination, mais elle était irrégulière : elle saisissait un problème
avant les deux autres et gâchait tout par une stupide erreur de calcul.
Jimmy se montrait un bon élève moyen. La compétition avec les
deux filles le stimulait; je crois qu'il n'avait jamais travaillé avec
autant d'acharnement, ne pouvant pas se laisser distancer par des filles
— surtout Josy et Jacky !
Le dernier jour des vacances arriva sans qu'ils s'en soient
aperçus. Le camionneur vint chercher les malles de Josy et de Jacky;
moi je devais les conduire le lendemain à Cheltenham en voiture. Je
ne reverrais plus mes deux filles avant de venir les chercher pour le
concours.
« Ne vous mettez pas dans tous vos états, leur recommandai-je.
Un examen trimestriel, c'est un peu un parcours d'obstacles. Regardez
le vôtre comme un concours hippique, voilà tout.
Nous étions arrivées à Cheltenham.
J'eus à peine le temps de leur dire au revoir; leurs amies, qui
venaient aussi d'arriver, prenaient possession d'elles.
« Au revoir — et à bientôt ! leur criais-je par la portière.
- Nous l'espérons! » répondirent-elles en chœur.

*
**

A Miserden, les jours passaient rapidement. Billy Noak, chaque


fois que le travail de la ferme le lui permettait, montait avec Jimmy au
paddock. Penny Mills venait les chronométrer, Jimmy poursuivait ses
études tant bien que mal; les filles n'étant plus là pour le stimuler, il ne
progressait guère. Je passai huit jours au concours hippique de

32
Bruxelles. Je dus m'arrêter à Londres en rentrant et ne regagnai
Miserden que tard dans la soirée. Larry était restée debout pour
m'attendre. Elle avait l'air ennuyée.
« J'ai eu un coup de téléphone bizarre de Miss Spencer,
m'expliqua-t-elle. Elle tient à vous voir le plus tôt possible. Elle n'a
pas voulu me dire de quoi il s'agissait; cela concerne probablement les
petites. Elle vous prie de l'appeler dès le matin.
— Mon Dieu ! murmurai-je, que se passe-t-il ? J'espère que ce
n'est rien de grave... »
Mon espoir devait être déçu.

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CHAPITRE III

UNE TRICHEUSE DANS LA FAMILLE ?

JE TÉLÉPHONAI à Miss Spencer dès le matin. Elle refusa de me


dire ce dont il s'agissait et me pria de passer la voir. Je lui demandai
s'il était arrivé un accident; elle me rassura, mais tout son
comportement montrait qu'il y avait « quelque chose ».
Je passai à l'écurie, et donnai mes ordres pour la journée, puis je
sautai en voiture et filai à Cheltenham — sur des charbons ardents, je
l'avoue.
La Miss Spencer que je trouvai ne ressemblait en rien à celle que
j'avais déjà vue. Plus de sourires, disparue l'atmosphère amicale. La
directrice serrait les lèvres; derrière ses lunettes d'écaillé ses yeux
évitaient de rencontrer les miens.
« Je regrette de vous avoir dérangée, me dit-elle enfin, d'autant
plus que vous rentrez de voyage. Vous devez être très fatiguée ?
— Pas particulièrement, merci, répondis-je. Avec les concours
hippiques, on s'habitue à voyager. »

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Tous ces préliminaires n'étaient que du temps perdu. Miss
Spencer, fine comme elle l'était, dut le comprendre.
« Je n'ai pas voulu vous en parler au téléphone commença-t-elle,
car c'est très confidentiel. Et très troublant aussi... Nous avons fait nos
compositions la semaine dernière. La permission d'absence pour Josy
et Jacqueline dépendait de leur résultat. Or toutes deux ont
particulièrement bien réussi.
— Je peux vous en donner la raison, déclarai-je. Elles ont
travaillé pendant toute la fin des vacances.
— Fort bien. Malheureusement, il y a autre chose. Vous
savez qu'en classe elles sont placées à côté l'une de l'autre ?
— Oui; c'est naturel, puisqu'elles sont grandes amies. »
Miss Spencer inclina la tête.
« D'accord, mais voici ce qui s'est passé. En annotant leurs
compositions d'arithmétique, le professeur a constaté que plusieurs de
leurs réponses étaient identiques ! »
Je commençais à voir où elle voulait en venir. Je sentais comme
un bloc de glace au creux de l'estomac, mais je ne voulais pas que
Miss Spencer s'aperçût de mon émotion. Je répondis avec k plus grand
calme possible :
« Je ne vois pas de mal à cela. Si toutes les réponses étaient
justes, il était naturel que les deux compositions soient semblables.
— C'est exact, et j'y ai pensé. Je voudrais me tromper, croyez-
moi. Mais regardez vous-même : voici les deux copies. Prenez le
troisième problème; elles avaient toutes deux la bonne solution.
Ensuite, pour une raison que je ne m'explique pas, elles ont réfléchi et
corrigé la solution, qui est maintenant absolument fausse. Et les
corrections qu'elles ont faites sont identiques !... Passons au cinquième
problème. Ici l'une des deux a bien répondu, l'autre non. Puis elles
ont probablement comparé leurs copies, car elles ont recommencé
toutes les deux et corrigé leurs opérations; finalement elles ont toutes
deux des solutions fausses, mais semblables jusqu'au dernier chiffre !
— En somme, interrompis-je, vous pensez que l'une d'elles au
moins a triché ?
— J'ai essayé de trouver une autre explication et chaque fois
j'en reviens au fait inéluctable. Oui, j'en ai peur, il y a eu tricherie,
de l'une d'elles ou des deux.

35
— Je n'y crois pas ! déclarai-je avec chaleur. Je connais ma
Josy et ma Jacky. Ce ne sont pas des anges — Oh I non ! — mais
même dans leurs défauts elles sont honnêtes. Bien sûr, elles désirent
passionnément prendre part au Grand Prix, pourtant elles aimeraient
mieux y renoncer que d'y arriver par des moyens déloyaux.
- Vos sentiments vous font honneur. Cependant il y a les faits...
- Je ne les accepte pas en tant que faits, répliquai-je. Je connais
trop bien Jacky et Josy.
Leur avez-vous parlé, Miss Spencer ? Sont-elles au courant de ce
qui se passe ?
— Non, je voulais vous en parler d'abord.
- Me permettriez-vous de les avertir la première ? Il y a sûrement
une explication. »
Miss Spencer réfléchit un moment.
« Ce n'est pas très régulier, déclara-t-elle. Mais, en somme, la
situation ne l'est pas non plus. Oui, parlez-leur — tout de suite si vous
voulez.
— Le plus tôt sera le mieux. Puis-je les voir séparément, l'une
après l'autre ? »
Elle acquiesça.
« Je vais les faire appeler. Laquelle préférez-vous voir d'abord ?»
Je réfléchis un instant. Josy était la plus logique des deux; il
valait peut-être mieux que je l'interroge avant de parler à Jacky.
« Josy, si vous voulez bien. »
Miss Spencer pressa un bouton; sa secrétaire, une grande fille
osseuse, se présenta et me conduisit au parloir. Les quelques minutes
qui s'écoulèrent sont parmi les pires que j'aie jamais passées. Les
apparences étaient contre Josy et Jacky. Si l'une d'elles avait
réellement triché, la vie ne serait plus jamais la même. Outre la honte
publique subie par la coupable, le lien amical qui unissait les Ji-Ja-Jo
se détendrait et finirait par se rompre. Celui qui a triché une fois est
capable de tricher encore. On ne peut plus se fier à lui — et toutes les
amitiés humaines n'ont-elles pas pour base la confiance ?
Josy entra en courant.
« Tante Pat ! s'exclama-t-elle, je ne m'attendais pas à te voir ! »
Puis, remarquant nia préoccupation : « II n'est rien arrivé à Miserden,
j'espère ? Jimmy et Larry vont bien ?

36
- Très bien, répondis-je. C'est ici, Josy, qu'il y a quelque chose
qui ne va pas. »
Sans précautions oratoires, je lui parlai de la composition
d'arithmétique et lui répétai les propres paroles de Miss Spencer. Au
début elle eut l'air de ne pas comprendre, puis elle rougit — de colère
ou de confusion, je n'en savais rien. Finalement je poussai devant elle
les copies que Miss Spencer m'avait confiées.
« Que dis-tu de ceci, Josy ? »
Elle contempla les deux feuilles sans mot dire. Puis elle avala sa
salive et pâlit.
« Je vais tout te dire, tante Pat, articula-t-elle lentement. Je suis
désolée, c'est entièrement ma faute. Jacky est innocente. C'est moi qui
ai copié ses solutions.
« Toi ! m'écriai-je. Je ne te crois pas, Josy. - Je suis désolée,
tante Pat », répéta-t-elle.
Dire que j'étais atterrée serait rester au-dessous de la vérité.
« Mais tu es beaucoup plus forte en math; que Jacky ! objectai-
je. Pourquoi l'aurais-tu copiée ?
— Je l'ai fait, voilà tout ! déclara-t-elle d'un air de défi. Jacky n'y
est pour rien. C'est moi qui ai copié. »
J'eus beau la questionner, elle se borna à répéter qu'elle était
coupable et Jack^ innocente. Pourtant je n'y croyais pas. Mon intuition
me disait qu'il y avait quelque chose là-dessous.\
« Restons-en là, Josy, dis-je enfin. Passe à côté pendant que je
dirai un mot à Jacky. »
Une ombre d'inquiétude passa sur le visage de Josy.
« Tu lui diras que j'ai avoué, n'est-ce pas ?
— Je lui dirai ce que je jugerai bon », répondis-je.
J'appelai la secrétaire de Miss Spencer, la priai de conduire Josy
dans une autre pièce et d'aller chercher Jacky. Celle-ci entra comme
une trombe et m'embrassa. Je recommençai mon couplet et lui montrai
les copies révélatrices. Elle y jeta un coup d'œil, puis releva la tête
avec défi.
« Alors je suis découverte ? me dit-elle avec le même calme que
si elle avait parlé de la pluie et du beau temps. Josy ne sait rien : c'est
moi qui ai copié ses solutions. »
Ma patience commençait à se lasser.

37
« Jacky, m'écriai-je, c'est absurde ! Je parle à Josy; elle me
déclare qu'elle est coupable. Je m'adresse à toi, et tu me dis
exactement le contraire. Cela ne tient pas debout...
— Nos solutions non plus ! eut-elle le courage de me lancer.
- Ce n'est pas le moment de plaisanter ! déclarai-je sèchement.
Tu devrais comprendre, Jacky, que tout cela est très sérieux.
— Je le vois bien, tante Pat. Mais ce qui est fait est fait. Josy n'y
est pour rien. J'ai copié ses solutions parce que je pensais que les
miennes étaient fausses. »
J'étais plus bouleversée que jamais - - et tout aussi peu avancée
dans mon enquête. Jacky et Josy avaient avoué toutes les deux. Il était
évident que l'une d'elles ne le faisait que pour innocenter l'autre. Mais
laquelle ?
Au bout de quelques minutes, je renvoyai Jacky à son
professeur. Puis je repris le corridor, frappai à la porte de Miss
Spencer et lui rapportai mon entretien avec les deux jeunes filles.
Elle m'écouta avec attention.
« Nous ne sommes pas plus avancées, déclara-t-elle. Dites-moi,
Miss Smythe, laquelle, à votre avis, est la coupable ? »
Je haussai les épaules, impuissante.
« Vous pensez peut-être que je suis folle, mais je reste
convaincue qu'elles sont innocentes toutes les deux. »
Elle sourit avec un peu de condescendance.
« Malheureusement les faits sont là : l'une des deux a copié sur
l'autre. Cela, en tout cas, c'est certain. Pour le moment nous ne savons
pas laquelle, mais il faut poursuivre l'enquête. Si pénible que ce soit,
je dois découvrir la vraie coupable et faire un exemple,
— C'est-à-dire la renvoyer.
— Oui.
— Puis-je vous demander une faveur ? continuai-je.
Accepteriez-vous d'attendre vingt-quatre heures ? Cela me donnerait
le temps d'en parler au frère de Josy — confidentiellement, bien en-
tendu. Il les connaît toutes deux encore mieux que moi et il pourra
peut-être nous aider à faire la lumière. »
Elle hésita un instant, puis céda à contre cœur.
« D'accord, je ne ferai rien avant demain matin. Pourriez-vous
revenir à la même heure ? Mais promettez-moi que cette affaire ne
transpirera pas,

38
— Jimmy gardera le secret si je le lui demande.
A demain, donc, Miss Spencer, j'espère que d'ici là nous aurons
découvert la vérité. » Je regagnai Miserden en retournant dans ma tête
le terrible problème. A mon arrivée, Larry m'annonça que Miss
Spencer venait de téléphoner, très inquiète, pour demander si j'avais
emporté les compositions des deux filles. Elle ne les retrouvait nulle
part. Je me rendis compte alors que, sans m'en apercevoir, je les avais
gardées dans mon sac. Je priai Larry de rassurer Miss Spencer en lui
disant que je rapporterais les deux copies le lendemain. Je n'avais pas
le courage de retourner voir la directrice le jour même.
Jimmy était au paddock en train de faire travailler les chevaux.
A l'heure du déjeuner il rentra très gai, mais son humeur changea
vite, et aucun de nous n'avait beaucoup d'appétit à la table du déjeuner.
Jimmy et Larry étaient absolument de mon avis. Nous restions là,
découragés, sans qu'aucun de nous eût une idée à mettre en avant.
Pendant près d'une heure la conversation tourna en rond, revenant
toujours à son point de départ. Enfin Jimmy me demanda : « Tu as les
copies, tante Pat ?

39
— Oui, dans mon sac.
— Peux-tu me les prêter un moment ?
— Si tu veux, mais fais bien attention, Jim. Je dois les rendre
à Miss Spencer demain. Pourquoi te les faut-il ?
— J'ai pensé à quelque chose... » répondit-il vaguement.
Je me rappelai tout à coup que, pour son dernier anniversaire,
Jimmy avait reçu une panoplie de détective. Je ne pus m'empêcher de
sourire : Jimmy voulait sans doute jouer au Sherlock Holmes et
identifier le coupable au moyen d'un cheveu, d'un bout de fil ou d'un
de ces indices qui, dans les romans policiers, se trouvent toujours là
quand il faut.
Il emporta les copies dans sa chambre en les tenant du bout des
doigts de crainte de détruire un indice. Des empreintes, il en trouverait
sûrement beaucoup : les miennes, celles de Miss Spencer, de Josy, de
Jacky, de leur professeur... Je ne voyais pas très bien comment elles
pourraient lui être utiles.
Je discutai encore une heure avec Larry, toujours en vain. Nous
avions complètement oublié notre détective amateur quand il fit
irruption dans la pièce, les copies dans une main et une loupe dans
l'autre. Son expression de triomphe ne nous échappa pas.
« Qu'y a-t-il, Jimmy ? Tu ne vas pas nie dire que tu as trouvé
quelque chose ?
— Si ! répondit-il. Regarde... » Il étala les copies sur la table.
« Tu sais, n'est-ce-pas, que Josy se sert toujours d'une plume fine
et Jacky d'une plume large ? »
Je m'avouai, à ma honte, que je ne m'en souvenais pas.
« Et alors ? demandai-je.
— Eh bien, expliqua-t-il vivement, regarde les solutions de
Jacky. Tu vois ce 9, ou ce 3 ? Observe-les à la loupe. La queue du 9
est épaisse, parce que Jacky appuyait sa plume. Mais la boucle est plus
étroite : la plume se trouvait à angle droit avec le papier et les pointes
du bec ne s'écartaient pas. D'autre part voici les chiffres de Josy. C'est
exactement la même chose, en moins marqué, parce que Josy se
sert d'une plume plus fine. »
J'examinai les chiffres à la loupe; Larry en fit autant, puis nous
échangeâmes un regard intrigué.
« Bon, dit Larry, d'accord. Qu'est-ce que cela prouve ? »
Jimmy hocha la tête avec pitié.

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« Regardez les solutions. Vous ne voyez pas qu'en haut l'encre
est bien noire, les traits fermement tracés, alors qu'au bas de la page
l'encre est plus pâle et certains chiffres inachevés ?
— Oui, reconnut Larry, c'est évident. Cela indique qu'elles se
servaient d'une plume ordinaire et devaient la tremper dans l'encrier.
- Exactement ! déclara Jimmy. Maintenant vous brûlez ! Voici
les deux problèmes qui ont fait penser qu'il y avait eu tricherie. On
reconnaît la copie de Jacky à la plume plus large. Examinez les
premiers chiffres, ceux qui ont été corrigés par la suite. Et maintenant
regardez les corrections : les chiffres barrés, l'endroit où on a trans-
formé le 0 en 9 en lui ajoutant une queue. Comparez ces corrections
avec celles qui ont été faites sur la copie de Josy. Il n'y a pas quelque
chose qui vous frappe ? »
Je commençais à m'animer, moi aussi. L'enthousiasme de Jimmy
était contagieux.
« Les corrections ont été faites avec une autre plume ! m'écriai-
je.
— Tu y es ! cria Jimmy. Les traits ont la même épaisseur
partout. En fait, on ne s'est pas servi d'un stylo à plume, mais d'un
stylo à pointe. Et ni Josy ni Jacky n'ont de stylo à pointe !
— Tu en es sûr ? demandai-je.
— Absolument. »
Il y eut un moment de silence. Enfin Larry résuma nos pensées à
tous.
« Si tu dis vrai, les solutions ont été modifiées après coup, et par
quelqu'un d'autre que Josy ou Jacky. Mais comment s'y serait-on pris ?
— C'est ce qu'il faut découvrir maintenant, déclara Jimmy
avec force. Il y a là quelque chose de louche. On a cherché à leur faire
un mauvais coup ! »
Je passai un bras autour des épaules de Jimmy. « Mon garçon,
déclarai-je, tu es un génie !
— Vous avez raison, Pat, dit Larry. Jimmy a vu clair, j'en suis
sûre. Mais il nous reste à en convaincre Miss Spencer; elle va
demander pourquoi Josy et Jacky se sont accusées si elles sont
innocentes.
— C'est bien simple, répondis-je. Leurs aveux s'annulent
réciproquement : chacune s'est accusée pour innocenter son amie.
C'est ce qui m'a frappée en les interrogeant toutes les deux. Elles se

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sont empressées d'avouer, sans paraître honteuses le moins du monde.
Jacky avait même l'air de trouver cela assez drôle !
— Et maintenant, demanda Larry, que faisons-nous ? »
Je jetai un coup d'œil à ma montre.
« II est trop tard pour retourner à Cheltenham cet après-midi.
Mais j'irai demain matin voir Miss Spencer avec Jimmy.
— Moi ? s'exclama celui-ci. Moi au milieu de toutes ces filles ?
Rien à faire !
— Il le faut, répondis-je. N'aie pas peur, Jim, à ma
connaissance, elles ne mordent pas. D'ailleurs elles seront toutes en
classe. »

*
**

Nous arrivâmes au collège peu après neuf heures. Jimmy, très


rouge, collait à moi, prêt à m'interposer comme un bouclier entre lui et
une collégienne éventuelle. Je crois qu'il eût mieux aimé traverser un
troupeau de chevaux sauvages; une ou deux fois je crus qu'il allait
s'enfuir. Devant Miss Spencer, ce fut pire encore. Elle parut surprise
de le voir et me jeta un regard interrogateur. Je lui présentai Jimmy et
exposai la situation en quelques mots, laissant celui-ci en préciser les
détails. Il surmonta bientôt son trouble et donna les explications
voulues avec une remarquable fermeté.
Miss Spencer, visiblement impressionnée, me jeta un coup d'œil
rassurant. Quand il eut fini, elle inclina la tête.
« L'air de Miserden doit avoir une action particulière sur
l'intelligence des enfants ! déclara-t-elle. L'explication que nous
venons d'entendre est ingénieuse et semble cadrer avec une partie des
faits. Si ce jeune homme a raison, Josy et Jacky sont naturellement
innocentes. Mais alors il faut qu'une autre personne ait volontairement
falsifié ces copies. Cela me semble difficile à admettre. Josy et Jacky
sont aimées de leurs camarades. D'autre part, sitôt la composition
finie, le professeur relève les copies et les enferme dans son bureau.
Franchement, tout cela me paraît bien extraordinaire !
— Laissons le motif de côté, proposai-je, et essayons de
préciser ce qui est arrivé aux copies une fois terminées.

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— Je vous dois au moins cette satisfaction », acquiesça Miss
Spencer.
Elle fit appeler Miss Haywood, le professeur de Josy et de Jacky.
Un moment plus tard une personne joviale, au visage coloré, fit
irruption dans la pièce. Miss Spencer nous présenta, puis lui expliqua
la situation en quelques mots.
Miss Haywood prit aussitôt un air grave.
« C'est une affaire désagréable, dit-elle. Jamais je n'aurais cru
cela de Josy ni de Jacky.
— Pourriez-vous, lui demanda Miss Spencer, nous rapporter
exactement ce qui s'est passé le jour delà composition d'arithmétique ?
— Certainement ! répondit Miss Haywood avec vivacité. La
composition a eu lieu juste avant la récréation du matin. Quand la
cloche a sonné, j'ai dit à toutes les élèves d'écrire leur nom au haut de
leur feuille, puis de déposer celles-ci sur mon bureau en quittant la
salle. J'ai pointé les noms sur ma liste au fur et à mesure. Ensuite j'ai
mis les copies dans mon porte-documents, j'ai fermé celui-ci à clef et
je l'ai emporté dans la salle des professeurs. Nous avions conférence

43
aussitôt après la récréation et je ne voulais pas laisser les compositions
dans la classe, où mon pupitre ferme très mal.
— Les copies ne sont donc pas sorties de votre possession — ou
du moins de votre porte-documents fermé à clef — jusqu'au moment
où vous les en avez tirées pour les corriger ?
— Non, non, personne n'a pu y toucher », répondit Miss
Haywood avec assurance.
Miss Spencer se tourna vers moi.
« Je suis désolée, je n'y peux rien. Oh ! pourtant, attendez ! Je
viens de penser à un détail qui vaut peut-être qu'on s'y arrête. Essayez
de vous rappeler, Miss Haywood, cette conférence des professeurs.
Vous êtes arrivée avec quelques minutes de retard et vous m'avez
parlé d'une élève qui s'était blessée à la jambe. »
Miss Haywood se mordit la lèvre et du rouge passa au blanc de
cire.
« Mon Dieu ! s'écria-t-elle. J'aurais dû me rappeler ce détail qui
m'était sorti de la tête. J'allais mettre les copies dans mon porte-
documents quand j'ai entendu du bruit dans la cour. Je suis allée voir
ce qui se passait : une des petites était tombée sur les marches du
perron et s'était fait une grosse entaille au genou. J'ai examiné sa
jambe et constaté qu'elle n'avait pas de fracture, puis je l'ai conduite à
l'infirmerie. Ensuite je suis revenue dans ma classe, j'ai mis les copies
dans mon porte-documents et je suis allée à la conférence. Oh! que je
suis bête ! Miss Spencer, excusez-moi. »
Miss Haywood me faisait pitié. Miss Spencer n'avait pas réagi,
mais je devinais que le professeur ne perdait rien pour attendre.
« Je crains que vous n'ayez commis là une imprudence, Miss
Haywood, dit-elle enfin. Il nous faut à présent reviser notre position.
Les copies sont restées sur votre bureau pendant à peu près dix
minutes, n'est-ce pas ?»
Miss Haywood inclina la tête avec confusion.
« Vous êtes sûre de ne pas les avoir mises dans votre porte-
documents avant de quitter la classe ? »
Miss Haywood réfléchit, puis inclina la tête de nouveau.
« Oui, je me rappelle maintenant, murmura-t-elle. J'ai eu du mal
à les faire entrer dans mon porte-documents, qui est un peu trop petit.
Je m'énervais en pensant que j'allais être en retard à la conférence...

44
— Ainsi, pendant dix minutes, les compositions sont restées
dans la classe vide, bien en vue?»
Miss Haywood avala sa salive et fit « oui » de la tête, sans
parler.
La directrice se tourna vers moi.
« J'ai donc eu tort, Miss Smythe, de vous dire que personne
n'avait eu la possibilité de modifier les solutions des problèmes. La
situation a changé, et il nous faut tout remettre en cause. N'importe
laquelle des élèves du collège a pu entrer dans la salle, corriger les
copies et repartir. Maintenant qu’allons-nous faire ?
— Nous pourrions, suggérai-je, demander à Miss Haywood si,
en revenant, elle a remarqué certaines élèves au voisinage de la salle
de classe.
— Pouvez-vous nous renseigner, Miss Haywood ?
— Quand je suis revenue, déclara celle-ci, je n'ai vu personne
dans la salle ni devant la porte. Il y avait sûrement plusieurs élèves
dans le corridor; je ne les ai pas remarquées en détail.
— Tout cela ne nous mène pas bien loin, soupira Miss Spencer.
Quelqu'un a-t-il une idée à nous suggérer ? »
Jimmy, qui s'était tu jusque-là, prit brusquement la parole.
« Excusez-moi, dit-il. Il est probable que l'élève qui a falsifié les
copies de Josy et de Jacky appartient à la même classe qu'elles. Sans
cela, comment se serait-elle aperçue que les copies étaient restées sur
le pupitre ? D'autre part, nous savons qu'elle s'est servie d'un stylo à
pointe. On pourrait examiner toutes les copies remises ce jour-là et
mettre à part celles qui ont été écrites avec ce genre de stylo. »
Miss Spencer sourit.
« Excellente idée ! déclara-t-elle. Les compositions
d'arithmétique sont ici... »
Elle se tourna vers Jimmy.
« Vos yeux sont jeunes et perçants. Voudriez-vous classer ces
feuilles ? Vous mettrez d'un côté celles qui ont été écrites avec une
plume ou un stylo ordinaire, de l'autre celles pour lesquelles on s'est
servi d'un stylo à pointe. »
Jimmy se mit au travail avec ardeur; en moins de cinq minutes
les copies étaient partagées en deux piles.
Miss Spencer compta les copies de chacune.

45
« J'en trouve vingt en tout, dit-elle. Seize pour les plumes
ordinaires et quatre pour le stylo à pointe.
Miss Spencer se tourna vers moi :
« Je crois qu'il vaut mieux que j'interroge ces quatre élèves en
tête-à-tête. Voudriez-vous revenir après le déjeuner, Miss Smythe? »
Je promis d'être de retour à deux heures et demie. Jimmy et moi,
nous avions hâte d'annoncer à Larry les dernières nouvelles. Je crois
qu'aucun de nous n'aurait été capable de dire ce qu'il avait dans son
assiette.
Au collège, la secrétaire de Miss Spencer nous fit entrer dans un
bureau voisin du sien.
« Miss Spencer vous prie de l'attendre quelques minutes, Miss
Smythe. Elle a interrogé trois des élèves et s'occupe maintenant de la
quatrième. »
Pour passer le temps, je proposai à Jimmy de regarder les
magazines qui se trouvaient sur la table. Il écarta avec mépris ce qu'il
appelait « des trucs de filles », mais poussa un cri de joie en
découvrant un exemplaire du magazine Country Life et se plongea
aussitôt dans un article sur l'élevage des chevaux. Soudain on frappa à
la porte, et à notre surprise nous vîmes entrer... Josy et Jacky ! Elles
semblèrent aussi étonnées de nous voir que nous l'étions nous-mêmes.
« Voilà donc les faussaires ! s'écria Jimmy. Vous venez faire
prendre les mesures pour vos menottes? »
Josy avait l'air d'une élève modèle avec sa blouse blanche et ses
bas noirs. Elle gâta un peu l'effet en décochant un coup de pied à son
frère. Jimmy, habitué, l'esquiva.
« Pas de querelles ici, je vous prie, intervins-je. Miss Spencer est
dans la pièce à côté et j'ai eu assez d'émotions aujourd'hui. Vous savez
ce qui arrive? demandai-je aux deux filles.
— Je pense que nous sommes hors du coup, répondit Jacky. La
directrice est venue nous trouver avant le déjeuner et nous a annoncé
qu'il y avait eu erreur.
— En ce cas, je me demande pourquoi vous avez avoué toutes
les deux ! » remarquai-je avec un peu d'aigreur.
Les deux filles rougirent et échangèrent un coup d'œil.
« Si on nous avait laissées comparer les copies et discuter
l'affaire tranquillement, nous aurions dit la vérité, déclara Josy. Mais
on a commencé par nous faire comparaître séparément devant toi et on

46
nous a annoncé sans ménagements que nous avions copié l'une sur
l'autre. Jacky savait que ce n'était pas elle; elle a donc pensé que
j'avais perdu la tête et regardé sa feuille. Pourtant, ajouta-t-elle avec
son ironie habituelle, je me demande vraiment pourquoi je serais allée
copier sur une idiote qui n'est pas capable de faire une addition !
— Vous êtes deux grandes sottes, déclarai-je, mais je vous
aime encore davantage ! » Et je les embrassai toutes les deux.
A ce moment la secrétaire de la directrice entra.
« Miss Spencer a fini, annonça-t-elle. Elle vous prie de bien
vouloir passer tous dans son bureau.
— Nous aussi? questionna Jacky.
— Oui, elle a dit tout le monde. »
Nous entrâmes donc dans le bureau directorial, où un spectacle
étonnant nous attendait. Miss Spencer avait l'air plus sévère que
jamais. Blottie dans un coin de la pièce se tenait la fille la plus
pitoyable que j'eusse jamais vue, les yeux rouges, les joues striées de
larmes. Elle nous jeta un regard furtif, puis fixa de nouveau le
plancher comme si elle espérait qu'il s'ouvrirait pour lui laisser
passage.
« Miss Smythe, commença la directrice d'un ton si sévère que je
me sentis presque coupable moi-même, je vous présente la
responsable de tous nos tracas : Brenda Ryder vient de m'avouer que
c'est elle qui a retouché les copies de Josy et de Jacky.
— Mais pourquoi? demandai-je instinctivement.
— Elle seule peut nous le dire. Allons, Brenda, parlez ! »
Je ne pus m'empêcher d'avoir pitié de la pauvre fille. Tout à
coup, elle eut comme un éclair de défi :
« Pourquoi? je vais vous le dire. J'en avais assez d'entendre
toujours les Ji-Ja-Jo par-ci, les Ji-Ja-Jo par-là ! Elles vont à tous les
concours hippiques, et comme elles y vont avec vous, Miss Smythe,
tout le monde les encense. A voir la façon dont on les traite, on
pourrait croire qu'elles ont inventé l'équitation !
« Ce jour-là, continua-t-elle en ravalant ses larmes, je suis
rentrée dans la classe pour prendre un cahier, j'ai vu les compositions
sur le bureau de Miss Haywood, j'ai pensé que ce serait une bonne
farce de changer les solutions de Josy et de Jacky. Je ne voulais pas
leur causer de vrais ennuis, je le jure, simplement leur faire perdre
quelques places et leur montrer ce qu'on ressent quand on est du

47
mauvais côté de la barrière. Mais l'affaire s'est envenimée aussitôt, et
j'ai pris peur.
— Alors vous auriez paisiblement laissé punir deux camarades
innocentes ? demanda Miss Spencer.
— Oh ! non, mademoiselle, pas ça ! Si j'avais vu que cela
tournait mal pour elles, j'aurais tout avoué ! déclara Brenda avec
chaleur.
— C'est facile à dire ! répliqua Miss Spencer.
Mais quand je vous ai interrogée, vous avez essayé de bluffer
jusqu'à la fin. Sortez maintenant, je m'occuperai de vous plus tard. »
Les Ji-Ja-Jo avaient le cœur serré en voyant sortir la pauvre fille.
« Puis-je savoir ce que vous ferez d'elle ? » dis-je.
Celle-ci se tourna vers Josy et Jacky.
« Promettez-moi, d'abord, de ne pas répéter un mot de tout cela.
Pour Brenda, Miss Smythe, je crois que je n'ai pas le choix : je vais
alerter immédiatement ses parents et les prier de la reprendre.
— La renvoyer ! s'écrièrent les Ji-Ja-Jo. Oh ! non, je vous en
prie ! ajouta l'impulsive Jacky.
— Je vous en prie ! répéta Josy.
-— Je sais bien que ce n'est pas à nous de prendre la décision,
intervins-je en voyant Miss Spencer froncer les sourcils. Seulement je
crois que Josy et Jacky se sentiront un peu responsables si la punition
est aussi sévère. Brenda a mal agi, mais son grand tort est surtout de
jalouser ses camarades plus favorisées. Elle a besoin qu'on l'aime,
qu'on s'occupe d'elle. Si on la renvoie, elle en restera marquée pour la
vie. »
Miss Spencer nous regarda toutes les trois.
« Décidément, fit-elle avec ironie, il va falloir que je vous
engage comme conseillères ! Il y a du vrai dans ce que vous dites,
Miss Smythe. J'essaierai de punir Brenda sans aller jusqu'au renvoi. »
Les deux enfants sourirent et dirent poliment :
« Merci, mademoiselle.
— Au milieu de toutes ces émotions, continua la directrice nous
avons oublié le principal. Miss Haywood me dit que Josy est
généralement dans les six premières et Jacky aux deux tiers de la
classe. Eh bien, à la suite des compositions, j'ai le plaisir de vous dire
que Josy est troisième et que Jacqueline a fait un bond jusqu'à la
dixième place. Vous pourrez donc les emmener vendredi prochain

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après cinq heures et demie. Je vous prierai de me les ramener avant six
heures le dimanche suivant. »
En dépit de l'atmosphère solennelle du bureau, Josy poussa un
hourra de joie et Jimmy se mit à lui donner de grandes claques dans le
dos en guise de félicitations. Quant à Jacky, je craignis un instant de la
voir jeter les deux bras autour du cou de Miss Spencer. Celle-ci, en
directrice expérimentée, s'arrangea pour avoir le dernier mot :
« N'oubliez pas ceci, mes enfants : maintenant que vous avez
montré ce dont vous êtes capables, je compte que vous ferez encore
mieux au retour ! »
Une perspective aussi lointaine ne pouvait abattre l'optimisme
des Ji-Ja-Jo. Le retour au collège se perdait dans les brumes de
l'avenir; il serait bien temps d'y penser le moment venu. En attendant
rien n'existait que la merveilleuse semaine de liberté et la Grande
Semaine hippique de Londres !

49
CHAPITRE IV

PRÉPARATION AU CONCOURS

LE VENDREDI suivant, Jimmy et moi, nous arrivions au collège à


cinq heures et demie précises. A vrai dire, nous avions tellement peur
d'être en retard que nous étions arrivés à Cheltenham avec trois quarts
d'heure d'avance. Jimmy me déclara que ces émotions le creusaient; je
l'emmenai donc dans un salon de thé où je le regardai engloutir un
nombre incroyable de toasts à la confiture, suivis d'une énorme
assiettée de gâteaux. La serveuse elle-même écarquillait les yeux
devant cette démonstration d'appétit. Josy et Jacky nous attendaient;
elles sautèrent dans la voiture avant même que celle-ci fût com-
plètement arrêtée. Je les laissai bavarder avec Jimmy et j'allai
remercier de nouveau Miss Spencer. La directrice me fit un petit
discours fort gracieux et souhaita aux enfants de se distinguer dans le
grand prix du Poney-Club. Je ne sais comment elle s'y prenait, mais en
sa présence j'avais toujours l'impression que j'étais en uniforme de
pensionnaire en train de faire la révérence et de répondre
modestement: « Oui, mademoiselle... Non, mademoiselle... »

50
Je m'approchai pour regarder manœuvrer les enfants.

51
Le dîner, ce soir-là, fut particulièrement bruyant les Ji-Ja-Jo en
vacances donnaient libre cours à leur enthousiasme. Moi, je me
rendais compte qu'il ne nous restait que trois jours avant le départ pour
Londres. Jimmy avait fait travailler les chevaux de son mieux, mais il
ne pouvait pas répéter seul les exercices d'équipe. L'anxiété des jours
précédents nous avait forcés à négliger un peu l'entraînement. Enfin
Josy et Jacky n'étaient pas montées depuis trois semaines et avaient
besoin de se remettre en forme.
Le samedi, à peine le petit déjeuner terminé, je réunis donc les
Ji-Ja-Jo et leur expliquai comment se préparer pour le concours.
Il fallait, pendant ce week-end, répéter chacun des exercices et
travailler à fond ceux qui n'étaient pas tout à fait au point. Les deux
filles devaient s'entraîner à sauter en selle en voltige. Elles avaient
déjà pratiqué cet exercice en montant à cru, mais lorsque deux
cavaliers doivent monter le même cheval sur une portion de parcours,
le second saute en voltige beaucoup plus facilement et plus vite si le
premier, tenant la main droite derrière son dos, saisit celle de son
camarade et le tire vivement à lui.
« Tout le secret consiste à bien prendre son temps », déclara
Jimmy. Il avait tiré trop fort, Jacky était passée par-dessus le cheval et
s'était retrouvée de l'autre côté.
« Je ne savais pas que vous vous entraîniez pour le cirque ! »
remarquai-je à la vue de cette acrobatie.
Je ne voulais pas que Jacky risque de se blesser en faisant des
bêtises, alors que nous étions à la veille des épreuves.
« Allez au bout du paddock, commandai-je, entraînez les
chevaux pendant une dizaine de minutes, puis faites un huit au petit
galop et changez de pied entre les deux boucles. »
J'achevai de dresser les poteaux, puis m'approchai pour regarder
manœuvrer les enfants.
« Jacky ! Quand je dis « changer de pied », je veux dire le
postérieur aussi bien que l'antérieur! Pickles galope du pied droit
devant et du pied gauche derrière ! Est-ce que tu veux lui apprendre à
marcher comme un chameau ? »
Jacky s'arrêta.

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« J'essaie de le faire changer comme il faut, mais il ne le fait
jamais bien quand il tourne à droite. Pourquoi, tante Pat ?
— A ce que je vois, tu te sers uniquement de tes mains et pas du
tout de tes jambes. N'oublie pas que c'est avec les jambes qu'on
commande l'arrière-main du cheval. S'il ne change pas correctement,
arrête-le aussitôt et recommence. C'est ta faute si tu ne lui as pas
donné des aides assez compréhensibles. »
A ce moment nous aperçûmes Billy Noak, qui arrivait
accompagné de Penny Mills. Celle-ci montait un jeune cheval de belle
allure, qu'une de ses amies avait fait qualifier pour le concours de saut
des juniors. L'amie était retournée au collège et ne pouvait revenir
pour le concours. M. Mills et Penny se demandaient si Josy ne
pourrait pas concourir à sa place. C'était une occasion magnifique
pour Josy, mais elle n'avait jamais monté ce cheval et voulait l'essayer
pendant le week-end.
« Eh bien, l'équipe de Miserden, allez-y ! » dis-je aux autres.
Ils s'avancèrent vers l'endroit où je disposais des sacs sur le
terrain.
« Commençons par la course aux sacs pour dérouiller les
cavaliers, maintenant que vous avez assoupli les chevaux ! »
Josy poussa un gémissement,
« N'oublie pas que, Jacky et moi, nous venons de passer trois
semaines assises derrière un pupitre !
— Pauvres petites sensitives ! railla Jimmy.
— Raison de plus pour vous y mettre ! déclarai-je sans donner
aux filles le temps d'une réplique. Allons, en avant, marche ! »
Ils répétèrent toutes les figures possibles du gymkhana.
Puis je dressai quelques obstacles à l'intention de Josy. M. Mills
venait d'arriver en voiture pour voir essayer sa nouvelle monture.
J'indiquai à Josy la partie haute du paddock, où l'eau s'écoule
plus vite.
« Viens par ici, Josy, c'est plus sec et moins piétiné. Maintenant
galope en grand cercle et prends la petite barrière au passage. »
Le cheval semblait très bien dressé; il galopait du pied intérieur
et paraissait équilibré. « La bouche est excellente ! » me dit Josy en
passant devant moi.

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Ils prirent l'obstacle sans difficulté; le cheval changea de pied,
mais dès qu'il comprit qu'il devait continuer à tourner dans le même
sens, il rechangea aussitôt de lui-même. Je félicitai Penny pour la
façon dont elle l'avait entraîné — c'était elle qui avait tout fait, sauf
pour le saut où elle était trop lourde.
Au second tour, je plaçai une seconde barre à un mètre environ
de la première, de façon à former un oxer bas. Quand Josy se sentit
plus à l'aise sur sa monture, elle lui fit prendre quelques barrières plus
hautes. Puis j'installai Un double facile, mais cette fois il hésita, voulut
intercaler une foulée entre les barres et heurta la seconde.
« Allonge la rêne, Jo, donne-lui un peu plus d'élan, il sautera
avec plus de confiance. »
La fois suivante, elle fit ce que je lui disais, et le cheval passa
facilement le double. J'arrangeai ensuite un petit parcours dont
certaines barres devaient être sautées à deux reprises, une fois dans
chaque sens. Le cheval ne comprit pas tout de suite qu'on lui
demandait de tourner court afin de reprendre le même obstacle, mais
Josy eut toute la douceur et toute la fermeté nécessaires pour lui faire
exécuter ce qu'elle voulait.
J'étais enchantée de ce premier travail. Josy, de son côté, était
très contente du cheval. M. Mills décida d'inscrire celui-ci au concours
de saut des juniors, avec Josy comme cavalière.
Après le déjeuner, les enfants allèrent tous à la sellerie avec un
seau d'eau tiède pour nettoyer le harnachement. Ils lavèrent les mors et
le fer des étriers, puis frottèrent les sangles qu'ils devaient utiliser au
concours.
« La bride de Pickles n'est pas aussi souple que pendant les
vacances, remarqua Jacky.
—- Naturellement, répondis-je, parce qu'elle n'a pas été
entretenue depuis ton départ. C'est pour cela qu'elle te donne deux fois
plus de mal maintenant. Après le concours tu graisseras le cuir pour le
protéger jusqu'aux vacances prochaines, et tu passeras le mors et les
étriers à la vaseline,
- Si on mettait aussi un peu d'huile sur les boucles ? suggéra
Jimmy.

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- J'ai l'impression qu'il leur faut surtout de l'huile de coude ! »
marmonna Josy, qui était en train de laver le fond d'une selle.
Je pris une des peaux de mouton que nous plaçons sous les selles
et commençai à démêler les nœuds de la laine.
« Est-ce que tu as des recommandations particulières à nous
faire, tante Pat ? interrogea Jimmy.
— Eh bien, vous savez qu'il faut avant tout vous occuper des
chevaux et de leur santé; prenez donc bien garde qu'ils ne s'enrhument
pas. Sur la piste, où il fait chaud, ils transpirent en exécutant les
figures du gymkhana : quand ils sont tout mouillés de sueur, on les
ramène sans transition dans le froid.
— Est-ce qu'on ne pourrait pas les tondre un peu pour qu'ils
transpirent moins ? » demanda Jimmy.
Il me jeta un coup d'œil malicieux : il adorait se servir de la
tondeuse.
« Réfléchis donc un peu avant de parler ! riposta sa sœur. Que se
passerait-il quand nous retournerons au collège ? Tante Pat se
trouverait à la tête de trois chevaux qu'on ne pourrait plus sortir de
peur qu'ils n'aient froid !

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- Josy a raison, déclarai-je. On ne peut pas les tondre parce qu'au
retour de Londres ils resteront dehors plusieurs mois. Il faudra donc
vous donner plus de mal pour les bouchonner après chaque épreuve et
ne jamais les quitter le soir avant qu'ils soient bien secs. Je vous
donnerai à chacun une vieille couverture que vous leur mettrez en
sortant de la piste.
— Et comment les entraînerons-nous là-bas ? demanda Jacky.
Pickles est beaucoup plus difficile à monter quand il est trop fringant.
— Vous les ferez travailler toutes les fois que le paddock sera
libre : c'est le seul endroit où il y ait de la cendrée et où on puisse
galoper. Partout ailleurs c'est du ciment.
— Et comment nous habillerons-nous ? questionna Jacky.
— Oh ! ma chère ! railla Josy. Bien entendu, tu emportes ta
robe de bal et la dernière création du grand couturier pour Pickles.
— Naturellement ! riposta Jacky. Et toi, tu as de la chance que
tes chevaux aient fini leur sac d'avoine; tu n'auras qu'à y faire trois
fentes avec un canif, une pour la tête, deux pour les bras, et te voilà
plus élégante que jamais !

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— Ne dites pas de sottises, intervins-je. Vous tâcherez
seulement de ne pas vous faire remarquer.
- Et pourquoi pas ? répliqua Jacky. Est-ce que la fantaisie
vestimentaire n'est pas une prérogative des filles ?
— La prérogative des filles, ricana Jimmy, c'est généralement
d'avoir le dernier mot, mais cette fois tu t'en passeras !
— Ça suffit ! interrompis-je. Dépêchez-vous de finir l'astiquage;
vous avez encore vos vêtements de cheval à préparer, du repassage,
des boutons à recoudre. II faut aussi brosser vos bombes et cirer vos
souliers.
« Moi, je suis formidable pour recoudre les boutons ! déclara
Jacky.
- Tu es surtout formidable pour faire des bêtises ! rectifia
Josy. En tout cas, tu peux t'en charger; moi je ferai le repassage.
— C'est parfait, ajouta Jimmy. Ainsi vous serez à la hauteur
quand vous aurez des maris ! sans compter les services que vous
rendez déjà à votre dévoué frère...
- D'accord, mon chou, répondit Josy. De son côté, le dévoué
frère fera les souliers et les bombes. Et nos bottes ! » ajouta-t-elle en
me jetant un coup d'œil.
J'approuvai de la tête.
Pendant les vacances de Noël, c'était toujours Jimmy qui se
chargeait d'astiquer les bottes; il se vantait d'être capable de faire
disparaître la moindre éraflure et la moindre trace de ronces, malgré
tout ce que cela exigeait de patience et d'huile de coude.
« A propos, ajoutai-je, avez-vous pensé à nettoyer les sabots des
chevaux?
— Oui, répondit Jimmy, et nous les avons huilés ensuite. Nous
commençons à être de très bons palefreniers. Ajoute à ça que nous
savons brosser les habits, servir à table, faire la vaisselle, laver la
voiture, réparer les prises de courant, allumer la chaudière et les feux,
fendre le bois, trouver les œufs que les poules cachent un peu partout,
recoller les vases de pierre de la rocaille victimes du dernier match de
hockey disputé avec des bâtons... Nous sommes vraiment dignes de
recevoir le diplôme d'enseignement ménager de Miserden ! »
Je me mis à rire.
« Vous êtes capables de faire tout cela, c'est vrai, mais vous ne le
faites pas très souvent, avouez-le ! Quoi qu'il en soit, je vous félicite

57
de travailler avec tant d'ardeur. Pour vous récompenser, je vais aller
préparer le thé et passer la brioche au four.
— De la brioche ! s'exclama Jimmy. Hurrah ! » Je les laissai
rassembler les harnais et ranger la sellerie.
« Je vous attends dans dix minutes », leur dis-je.
En prenant le thé, ils parlèrent beaucoup du concours qui
approchait.
« Mon Dieu ! dit Josy entre la brioche et les petits gâteaux, tu
crois que nous serons prêts demain soir, tante Pat ?
— Vous le serez probablement avant moi : il faut que j'écrive un
article pour un magazine, deux messages de Noël pour des sociétés
hippiques, sans compter mes impressions sur la saison en cours. Et
maintenant, ajoutai-je, il faudra vous lever de bonne heure de façon à
avoir toute la matinée pour votre entraînement. Nous devrons aussi
préparer les vans pour pouvoir partir à l'heure lundi matin. Je vous
éveille donc tous à sept heures un quart si vous n'êtes pas déjà
debout. »
La famille se sépara pour vaquer à ses diverses occupations. Les
lumières de Miserden restèrent longtemps allumées, ce soir-là. J'avais
envoyé les Ji-Ja-Jo se coucher, mais, Larry et moi, nous devions
expédier le reste du courrier; de leur côté Pauline et Mary avaient
mille tâches à finir pour que tout fût prêt à temps. Je sortis de mon
bureau vers minuit, pour aller éteindre une lampe que je croyais restée
allumée par oubli et découvris Pauline en train de coudre des petits
drapeaux sur les tapis de selle destinés aux chevaux de l'équipe.
« Viens, Pauline, laisse ça. Jacky t'aidera demain matin. Pour
l'amour du Ciel, dors un peu pendant que c'est encore possible !
-— Tu peux parler, toi ! répliqua-t-elle.
— Moi, je suis en forme. J'ai tenu jusqu'ici, ça durera bien
encore quelque temps.
- Pour moi aussi », répondit-elle sans s'arrêter de coudre.
Je retournai dans mon bureau, où je mis ma correspondance à
jour tandis que le reste de la maison dormait à poings fermés.
Le dimanche, quand la nuit tomba, les chevaux étaient installés
dans leurs boxes; la camionnette achevait ses allées et venues entre
l'écurie du bas et la cour, transportant du foin, de l'avoine, des
couvertures, des harnais, des fourches, un balai, des seaux - tout ce
qu'il fallait emporter.

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Dans la maison, nous préparions les vêtements, les
imperméables, les caoutchoucs destinés à protéger les chaussures
jusqu'à l'entrée en piste. Il fallait prévoir aussi des provisions pour
Pauline et Mary qui devaient coucher dans un des vans et faire leur
cuisine sur un réchaud à butane.
A ce moment, les Ji-Ja-Jo nous rejoignirent.
« Peut-on vous aider ? demandèrent-ils. Nous sommes mieux
organisés que jamais,
— En ce cas, déclarai-je, organisez-vous pour aller au lit ! »
Dès qu'ils furent couchés, j'allai dire bonsoir à tout le monde,
puis achevai mes bagages et finis par suivre leur exemple, car j'étais à
bout de forces, moi aussi.

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CHAPITRE V

LA FOUDRE TOMBE DEUX FOIS

LE SOLEIL n'était pas levé, la matinée semblait grise et


brumeuse quand nous commençâmes à préparer le grand
départ. En disant « grand », je n'exagère rien : en plus des trois
chevaux des Ji-Ja-Jo et des quatre miens, j'emmenais aussi ma
jument Tosca et son poulain qui devaient figurer dans le
défilé.
Au concours, je devais monter Colin, Flanagan,
Carrousel et Tonada. Tandis que Pauline les amenait un à un
de l'écurie vers la rampe, ils comprirent sans doute qu'il se
passait quelque chose, car ils dressèrent les oreilles et
hennirent comme pour se dire l'un à l'autre : « Nous voici en
route une fois de plus. Où nous emmène-t-on aujourd'hui ? »

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Les vans devaient partir de bonne heure : notre paisible
Miserden est à plus de cent cinquante kilomètres de Londres,
et Pauline savait par expérience combien il est important d'être
installé avant la tombée du jour. Plus on arrive tôt, plus on a
de chance de trouver une bonne place. Les Ji-Ja-Jo et moi,
nous devions prendre ma voiture et n'avions pas besoin de
partir avant le déjeuner.
M. Field, le père de Jacky, était enchanté de voir sa fille
et ses deux amis prendre part à la Grande Semaine hippique de
Londres. Malheureusement, ses affaires l'appelaient à New
York la semaine du concours. Cela désolait Jacky, car son
père ne l'avait jamais vue sur la piste. Nous aussi, nous le
regrettions, car nous aimions beaucoup M. Field.
Après nous avoir expliqué qu'il lui était impossible de
différer son voyage, il avait mis à notre disposition le grand
appartement qu'il possédait dans un des plus beaux quartiers
de Londres.
J'acceptai son offre avec reconnaissance. Jimmy taquina
bien un peu Jacky en lui demandant s'il devait se mettre en
habit et cravate blanche pour dîner dans une maison aussi chic.
Mais Jacky n'était plus la petite fille trop précoce et gâtée que
nous avions connue naguère (1). Au contact de Jimmy et de
Josy son snobisme avait vite disparu.

(1). Voir : Ji-Ja-Jo et leurs chevaux.

Au téléphone, M. Field avait ajouté quelques mots au


sujet d'une « surprise » qui nous attendait à Londres. J'avoue
que je n'y avais pas fait grande attention. J'étais trop absorbée
par la préparation du concours. Connaissant la générosité de
M. Field, je pensais que la « surprise » consistait en un petit
présent pour chacun des Ji-Ja-Jo.

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On finit par charger tout le matériel, embarquer les
chevaux et relever les rampes. Puis, après quelques
recommandations de dernière minute, Pauline grimpa sur le
siège du premier van; les vibrations du diesel emplirent la
vallée. Elle se mit en première, emballa son moteur et
commença à grimper la colline, suivie par le second van. Une
fois sur la grand-route, ils s'écartèrent pour permettre aux
autres voitures de les dépasser plus facilement, mais sur les
petits chemins ils restèrent l'un derrière l'autre. Nous leur
fîmes un dernier signe d'adieu avant de rentrer dans la maison.
Restait à finir nos bagages. La tenue imposée par le
règlement du concours comprenait : jodhpurs avec chaussures
de cuir ou bottes, veste noire, chemise blanche avec cravate
aux couleurs du Poney-Club et bombe de velours noir. Pour
les épreuves d'équitation pure, les organisateurs remettaient
aux concurrents des écharpes distinctives; pour le gymkhana,
on leur fournissait des casaques de couleur.
Enfin les valises furent prêtes et entassées dans le coffre
de la voiture. J'avais décidé de déjeuner tôt pour quitter
Miserden vers deux heures. Le père de Penny devait la conduire à
Londres de son côté et prendre Billy Noak en passant. Le frère de M.
Mills, qui habitait Londres, avait une grande maison dans la banlieue
de la ville; c'était là que Penny et Billy devaient passer la semaine.
Le voyage se fit sans histoire. Nous avions bien calculé notre
temps, car nous rattrapâmes les deux vans à l'entrée de Wembley, ce
qui allait nous donner le temps de les voir décharger et d'installer les
chevaux pour la nuit.
Je garai la voiture dans l'enclos réservé aux concurrents, et les Ji-
Ja-Jo sautèrent à terre. Ils contemplèrent avec un peu d'étonnement
l'animation qui les entourait et reniflèrent cet arôme étrange, mélange
de tourbe, d'ammoniaque et de suie londonienne, qui caractérise la
Grande Semaine hippique.

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Pour entasser dans le Palais des Sports plusieurs centaines de
concurrents avec leurs chevaux et leurs vans, les organisateurs
devaient accomplir des miracles d'ingéniosité. Depuis deux jours on
avait répandu sur le sol trop dur de la piste des tonnes de sable, de
tourbe et de sciure de bois. Sur une grande partie du parc à voitures on
avait édifié cinq cents boxes bien alignés. Au fond on avait empilé des
balles de paille, fait de la place pour les vans vidés de leur chargement
et aménagé un petit paddock d'entraînement près de l'entrée de la
grande piste. L'allée de ciment qui entourait celle-ci avait été recou-
verte de sable pour empêcher les chevaux de glisser. L'armée
fournissait la musique pour jouer pendant les pauses et un groupe de
soldats, en survêtements bleu marine, pour mettre les obstacles en
place et les faire disparaître après chaque épreuve. Dans un coin
ronronnait un groupe électrogène de la B.B.C., et des câbles élec-
triques serpentaient en travers de l'allée pour fournir le courant aux
émissions télévisées.
J'aperçus mon vieil ami Dorian Williams en grande conférence
avec les opérateurs de la télévision : toutes les épreuves seraient
transmises en direct. Même Dorian, habituellement si placide et

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d'humeur si égale, semblait excédé, ce qui ne m'étonnait pas. Sa tâche
était une des plus importantes du concours, puisque des millions de
personnes, devant leur écran, seraient suspendues à ses lèvres; s'il y
avait un trou dans le programme, si l'entrée ou la sortie des
concurrents prenait plus de temps qu'on ne l'avait prévu, c'était au
pauvre Dorian de s'arranger pour combler le vide.
Les costumes noirs de la Cité se mêlaient aux tweeds et aux
pantalons de velours de la campagne; dans le parc à voitures, les
Bentley et les Jaguar bien astiquées voisinaient avec les familiales et
les tous-terrains couvertes de boue. C'était la même agitation
incroyable -- apparemment sans but, en fait très significative :
l'hommage annuel de Londres à la race chevaline.
Les Ji-Ja-Jo eux-mêmes gardaient le silence dans cette
atmosphère nouvelle pour eux. A l'avance ils avaient ri et plaisanté de
tout ce qu'ils feraient au concours, mais à présent qu'ils y étaient, je les
soupçonnais de se sentir très émus.
Nos vans étaient arrivés. Je les accompagnai jusqu'au parc et
aidai Pauline et Mary à débarquer les sept chevaux. Ils furent bientôt
installés dans les boxes couverts où ils se mirent à manger leur avoine
comme s'ils avaient habité là toute leur vie, Tosca et son fringant
poulain, qui avaient besoin de plus de place, furent logés dans un box
plus vaste. Les montures de Billy et de Penny devaient être placées
près des nôtres; au moment où nous allions partir, nous vîmes arriver
leur voiture avec une remorque transportant les deux chevaux.
Le soleil était déjà bas. Quand j'eus pris part avec Tosca et son
poulain à une répétition du défilé, il faisait complètement nuit. Les Ji-
Ja-Jo n'étaient pas les seuls émus : c'était la première fois que le
poulain voyait les feux des projecteurs, et il me traîna trois fois autour
de la piste, cramponné à sa longe, tandis qu'il caracolait sans se
soucier des hennissements angoissés de Tosca.
« Il s'entraîne déjà à sauter ! remarqua Josy.
-— Hum ! fit Jacky, commencer si tôt, ce n'est pas juste !
- Pas juste pour qui ? Pour moi ? demandai-je en reprenant mon
souffle. C'était plus fatigant que de faire deux parcours d'obstacles ! »
En ville, la circulation intense de l'heure de pointe nous
enveloppa de mouvement et de bruit. J'eus la chance de trouver une
place pour garer la voiture devant le magnifique immeuble de M.
Field, dont le concierge nous aida à descendre nos bagages. Jimmy et

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Josy s'essuyèrent les pieds au paillasson avec un soin exagéré avant de
s'engager délicatement sur l'épais tapis qui garnissait le vestibule.
Un ascenseur silencieux nous fit gravir plusieurs étages, puis la
femme de charge, aimable personne entre deux âges, ouvrit la porte et
nous souhaita la bienvenue.
Ce fut alors que nous découvrîmes la « surprise » dont M. Field
m'avait parlé. Etalé dans un grand fauteuil, ses longues jambes
allongées devant lui, une chope de bière à la main, se tenait un jeune
homme à la chevelure rousse, à l'énorme moustache couleur carotte.
« II n'y a pas de problème, c'est bien vous ! dit-il en sautant sur
ses pieds et en agitant sa chope en signe d'accueil.
« Percy ! » s'écrièrent les Ji-Ja-Jo.
Ils s'élancèrent vers lui; Jimmy lui serra la main tandis que les
deux filles se jetaient à son cou.
« Hé ! attention à ma bière ! s'exclama-t-il. Il ne faut pas que je
gaspille cette précieuse boisson sur le tapis persan ! »
Je ne pus m'empêcher de rire. Pour une surprise, c'en était une —
et agréable ! Ceux qui ont lu La Grande Randonnée ont déjà reconnu
notre ami, mais à l'intention des nouveaux lecteurs il me faut présenter
le lieutenant aviateur Percy de Vere, cousin de Jacky du côté maternel,
surnommé « Persil Vert » par les jeunes taquins, et qui avait la manie
de répéter à tout propos : « II n'y a pas de problème ! » Pilote de la
R.A.F., il était spécialisé dans les essais de vitesse des prototypes
d'avions. Quelques semaines auparavant, il avait emmené les Ji-Ja-Jo
sur la Côte d'Azur dans sa vieille Bentley, Bertha, et partagé avec eux
bon nombre d'aventures sensationnelles.
Avant que j'eusse le temps de rassembler mes esprits, les Ji-Ja-Jo
déchaînés assaillaient Percy de questions sans lui laisser un instant
pour y répondre. Ils finirent cependant par se calmer; Percy nous
apprit alors qu'il avait deux jours de permission et que M. Field lui
avait annoncé notre arrivée à Londres.
« Ça veut dire que tu pourras venir au concours demain !
remarqua Jacky.
- Quel concours ? interrogea-t-il. Un concours de beauté,
j'espère ?
- Que tu es sot ! Le concours hippique !
— Quoi ? Moi, approcher ces monstrueux quadrupèdes ? Il n'y
a pas de problème, Jacky, tu es folle ! »

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Je dois avouer ici, non seulement que Percy n'aimait pas les
chevaux, mais qu'il les avait en horreur. Je le soupçonnais quelquefois
d'exagérer ce dégoût pour faire enrager les Ji-Ja-Jo, pourtant, au fond,
il était sincère.
« Oh ! il faut que vous veniez, Persil Vert ! insista Josy. C'est
peut-être la seule chance que vous aurez dans votre vie d'apprendre à
distinguer la tête d'un cheval de sa queue !
— Ça, n'aie pas peur, je le sais déjà. Dans un cheval, il y
a un côté qui mord et l'autre qui rue. Ce n'est pas compliqué.
— Oh ! il faut venir, Percy ! supplia Jacky. Pense que le
collège nous a accordé un congé exceptionnel pour prendre part
au grand prix du Poney-Club, la coupe du prince Philippe !
— Par exemple ! s'exclama-t-il. C'est un peu fort ! Tu veux
me faire croire que vous avez renoncé au plaisir de conjuguer des
verbes latins et de résoudre des problèmes de géométrie, simplement
pour vous mesurer sur des chevaux sauvages avec un tas d'autres
petits cinglés armés jusqu'aux dents de cravaches, d'éperons et autres
instruments de torture ? »

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Les Ji-Ja-Jo se tordaient de rire en voyant l'expression horrifiée
du visage de Percy. Ils l'assurèrent que les éperons étaient prohibés et
l'usage abusif de la cravache sévèrement réprimé, que les chevaux
étaient bien dressés et que, par conséquent, il n'avait vraiment rien à
craindre des prétendus cinglés.
Quand ils s'arrêtèrent de rire, ils continuèrent à le supplier de
venir assister à leur entraînement. Le championnat des Jeux équestres
du Poney-Club ( pour lui donner son titre exact et complet ) ne
commençait que le jeudi après-midi. Mais jusque-là ils devaient faire
travailler leurs chevaux tous les jours, chaque fois que le paddock se
trouvait libre. Josy, en particulier, devait s'habituer au cheval qu'elle
monterait pour le concours de saut des juniors à la fin de la semaine.
Percy leur annonça avec un soupir de soulagement qu'il était obligé de
rejoindre son escadrille le jeudi matin. Ils n'en poursuivirent pas moins
leurs efforts pour le décider à venir au moins les deux premiers jours.
Finalement Percy leva une main énorme pour imposer le silence.
« Je veux bien vous faire plaisir, déclara-t-il quand ils se furent
calmés. Mais seulement à condition que vous me rendiez la pareille.
C'est à vous que je m'adresse, Pat. »
Devant son regard innocent j'éprouvai un frisson d'angoisse. Je
savais par expérience que rendre un service à cet hurluberlu de Percy,
c'était souvent s'exposer à des complications incroyables.
Comme je ne répondais pas, il poursuivit :
« Voici îe marché que je vous propose. Samedi prochain, je dois
faire Fessai d'un nouveau jet. J'irai à votre maudit concours demain et
mercredi si vous me laissez emmener Jimmy à l'aérodrome samedi
pour qu'il me voie essayer mon appareil. D'accord ? »
Jimmy restait muet de surprise et de joie. Il se tourna vers moi
d'un air suppliant :
« Je peux, dis, tante Pat ? »
Je sentais obscurément que c'était là une crise, un tournant dans
notre vie à tous. Les deux filles avaient maintenant les chevaux dans le
sang et continueraient à monter aussi longtemps que les circonstances
le leur permettraient. Mais Jimmy atteignait l'âge où d'autres tentations
se présentaient à lui. La vitesse, la précision impersonnelle de la
machine, les avions à réaction rayant le ciel, les voitures de courses —
tout cela commençait à le fasciner.

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Depuis quelque temps, dans sa conversation, se glissait un
jargon singulier qu'aucune de nous ne comprenait très bien. Des
expressions comme « rapport d'engrenage », « baisse de régime », «
couple de torsion », etc.
On ne peut pas lutter contre l'inévitable. Si Jimmy s'intéressait de
plus en plus aux voitures et aux avions, s'il trouvait de moins en moins
de temps à consacrer aux chevaux, ce serait à la fois injuste et inutile
de chercher à l'en dissuader. On ne devient pas un grand cavalier
quand on a le cœur ailleurs. Forcer Jimmy à monter, l'écarter de ce qui
le tentait davantage, c'était le plus sûr moyen de le dégoûter à jamais
de l'équitation.
Je me tournai vers Percy.
« Samedi, c'est le dernier jour du concours. Vous ne pouviez pas
plus mal choisir.
— Oh ! nous ne serions pas absents toute la journée. Je peux
faire mon essai quand je voudrai. L'avion se trouve à Northolt; Bertha
nous y conduira en trente minutes et le vol ne durera pas plus d'une
heure. Disons, si vous voulez, deux heures et demie à trois heures de
porte à porte. »

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Jimmy parcourait déjà le programme officiel qu'il avait dans sa
poche. Finalement il leva les yeux.
« Nous avons une épreuve jeudi après-midi, deux vendredi, une
l'après-midi et une le soir, enfin une dernière samedi soir, juste avant
la fin du concours. L'épreuve de Josy a lieu samedi matin, et je ne
veux pas la manquer. Mais je peux m'absenter l'après-midi, puisque
nous ne passerons pas avant dix heures du soir.
- Je peux venir chercher Jimmy samedi aussitôt après le déjeuner
et le ramener à six heures au plus tard, déclara Percy. L'essai doit
avoir lieu en plein jour; il sera terminé à cinq heures.
— Qu'en pensez-vous toutes les deux ? questionnai-je. Après
tout, il s'agit d'un travail d'équipe. S'il arrive un incident et que Jimmy
ne revienne pas, vous serez tous dans le pétrin. Vous pouvez
difficilement demander à Penny Mills de le remplacer au dernier
moment.»
Jacky haussa les épaules.
« C'est à Jimmy de décider, dit-elle. S'il a grande envie d'y aller
et si ça peut s'arranger, nous n'avons pas le droit de l'en empêcher. »
Josy inclina la tête.
« Je suis de ton avis. Ce qui m'étonne, c'est que Jimmy
s'intéresse tellement à ces horribles jets qui font tant de bruit. N'est-ce
pas, Percy ? ajouta-t-elle avec un sourire perfide.
— Je ne te répondrai même pas ! » fit celui-ci. Tout était donc
convenu. Percy viendrait au concours avec nous les deux premiers
jours, et Jimmy irait le voir essayer son « horrible jet » le samedi.
« Je veux bien être pendu, déclara-t-il avec un large sourire, si je
ne vous ramène pas Jimmy avant même que vous vous soyez aperçues
de son départ ! »

*
**

Nous étions tous un peu fatigués du voyage et de l'émotion


provoquée par les préparatifs du concours. On dîna de bonne heure;
malgré l'amusant bavardage de Percy, les yeux des Ji-Ja-Jo se
fermaient; aussitôt le repas terminé je les expédiai au lit. Je restai
encore un moment à causer avec Percy en prenant le café, puis il partit
à son tour. Après son départ, je regardai le programme du concours

69
pour voir à quelle heure il fallait arriver le lendemain matin. Mais je
commençai bientôt à bâiller et allai me coucher aussi.
Le lendemain, à neuf heures, nous avions
revêtu nos costumes de cheval, pris notre petit déjeuner et nous
arrivions sur le terrain. Percy devait nous rejoindre au parc à voitures à
onze heures. La première épreuve n'ayant pas lieu avant dix heures,
j'en profitai pour faire visiter tout le terrain aux Ji-Ja-Jo, leur indiquant
les repères et les divers chemins qui menaient des boxes à la piste. Je
leur expliquai que, vu le manque de place, avec seulement deux
tunnels sous les gradins pour entrer sur la piste et en sortir, il était
essentiel que tout fonctionnât comme un mécanisme d'horlogerie. Le
public ne supporterait pas d'attendre trop longtemps entre deux
concurrents et même entre deux épreuves. Les organisateurs se
donnaient un mal inouï pour s'assurer que chaque concurrent, ou
chaque équipe, était prêt à entrer en piste au moment voulu.
« Rappelle-toi ce que je dis là, Jinimy. C'est la Grande Semaine
hippique de Londres. Dans le plus modeste concours de province, les
cavaliers doivent toujours être prêts avant qu'on les appelle, mais ici
c'est encore plus important. Ne va pas l'oublier samedi !
- N'aie pas peur, tante Pat, répondit-il en souriant. Je serai à
l'heure, même s'il faut que Persil Vert me lâche en parachute ! »
Nous arrivions justement sur la piste par le tunnel d'entrée. Jacky
se démancha le cou pour regarder la verrière qui se trouvait bien à
trente mètres de haut.
« Descends donc en parachute, Jimmy ! dit-elle. Pour une fois tu
concourras... avec éclats ! »
Les Ji-Ja-Jo semblaient impressionnés par ce qui nous entourait.
La piste n'était pas encore complètement éclairée, mais les assistants
disposaient déjà les obstacles. La lumière pâle qui filtrait à travers la
verrière donnait aux rangées de sièges vides l'aspect d'une assemblée
de fantômes. Un tracteur remorquant un chariot chargé de barrières et
de caissons haletait au fond de la piste; dans la demi-obscurité, il avait
l'air d'un monstre préhistorique sortant d'un marécage invisible. Jacky
frissonna.
« A la télévision, ça semblait facile, déclara-t-elle à mi-voix.
Mais, sous cet angle, les obstacles ont l'air énormes !

70
— Oh ! vous vous y habituerez vite ! D'ailleurs aucun de vous ne
doit sauter cette année, excepté Josy. Et pour autant que j'aie pu en
juger, Josy, ton nouveau cheval a l'air d'avoir beaucoup d'allant. Avec
les lumières, avec le bruit de la foule, tu te trouveras bientôt dans
l'ambiance. Et les obstacles te paraîtront moins énormes quand tu les
verras du haut de ton cheval.
- Ce qui m'inquiète, c'est ce qu'en pensera le cheval ! » dit Josy.
Mais l'expression malicieuse de ses yeux montrait qu'elle n'avait pas
vraiment peur.
« A propos de chevaux, demanda Jimmy, ne serait-il pas temps
de leur faire prendre un peu d'exercice ? »
Nous allâmes retrouver les chevaux. Pauline avait étudié le
programme; sachant que je devais monter Flanagan et Carrousel dans
les premières épreuves, elle les avait étrillés et sellés tous les deux.
Les Ji-Ja-Jo eurent bientôt préparé leurs montures, et notre cavalcade
prit le chemin du paddock. A l'entrée, je m'arrêtai pour expliquer aux
enfants que, dans cet espace limité, ils devaient toujours décrire de
petits cercles et surtout prendre garde à ne pas encombrer le chemin
des adultes.

71
« Imaginez-vous que vous dansez dans une foule compacte,
expliquai-je aux deux filles. Seulement, ici, votre partenaire est un
cheval ! Vous pouvez exécuter des figures dans les coins ou quand
vous trouvez un espace libre, mais il faut suivre le courant et ne pas
tenter de le remonter. »
J'avais eu soin de m'arrêter assez loin de l'entrée pour ne pas la
bloquer. Tandis que je parlais, j'entendis soudain un brouhaha derrière
nous.
« Attention ! » cria une voix arrogante.
Il y eut un cliquetis de sabots, un coup de cravache qui faillit
atteindre le cheval de Josy, puis un cavalier nous dépassa au galop.
Pickles fit un écart qui eût désarçonné une fille moins expérimentée
que Jacky. Elle oscilla sur sa selle et ne retint Pickles qu'à la force des
genoux et des poignets.
« Par exemple ! s'écria Jimmy. Est-ce ainsi qu'on se conduit à la
Grande Semaine hippique de Londres, tante Pat ?
— Heureusement, c'est exceptionnel ! » répondis-je en observant
le dos du cavalier qui galopait en zigzag entre les groupes et s'attirait
plus d'un regard furieux. Son cheval, qui était très jeune, semblait
gagné par l'impatience et l'outrecuidance de son maître.
Quand celui-ci se retourna, je constatai que c'était une fille. Elle
n'avait pas de bombe, ou peut-être l'avait-elle perdue dans sa course
précipitée, et ses courts cheveux châtains lui tombaient en désordre sur
le visage. Elle eût été très jolie sans l'expression maussade qui altérait
ses traits. Je me rappelais l'avoir déjà vue, mais où et quand ? je
n'arrivais pas à le préciser.
Ce fut Josy, l'observatrice, qui me renseigna :
« Vous la reconnaissez ? dit-elle avec animation. C'est cette
Madge je ne sais quoi... Tu te rappelles, Jacky, celle qui t'a fait tomber
dans les demi-finales ! »
Jimmy jeta de loin un coup d'œil de rancune à la jeune fille.
« Et on prétend que la foudre ne tombe jamais deux fois au
même endroit ! » dit-il lentement.

72
CHAPITRE VI

PAUVRE PERCY!

Je devais entrer en piste peu après onze heures et demie. Je pus


donc faire travailler tranquillement les enfants une bonne demi-heure,
malgré l'encombrement du paddock et la présence de Madge Bastable
dans cet espace étroit. Elle nous avait sans doute reconnus, mais elle
n'en laissa rien paraître et nous croisa d'un air dédaigneux, le menton
haut.
« A la façon dont elle nous regarde, me chuchota Jacky, je me
sens presque honteuse. On dirait que c'est moi qui l'ai fait tomber et
non le contraire !
- N'y pense pas, Jacky, répondis-je. Si elle croit faire honneur au
concours en s'y présentant, grand bien lui fasse ! Une épreuve comme
celle-ci ne tarde pas à rabattre le caquet aux vaniteux !
— Je me demande à quelles épreuves elle prend part »,
murmura Billy Noak, qui venait de nous rejoindre.

73
Jimmy sourit avec malice.
« Je peux t'en citer une où elle n'est pas, en tout cas : c'est le
grand prix du Poney-Club ! Alors, qu'elle aille au diable !
— Elle participe sans doute à la même épreuve que Josy, dis-je,
le concours de saut des juniors. Son jeune cheval n'a pas l'air mauvais
du tout. Ce doit être un bon sauteur : regardez l'arrière-main, comme
elle est puissante.
— Si elle continue à se fourrer dans les jambes des autres,
déclara Jacky, ou bien quelqu'un la tuera ou bien le pauvre cheval fera
une dépression nerveuse. Dans un cas comme dans l'autre, elle ne sera
pas gênante pour Josy. »
Mon tour de sauter approchait. Je fis avancer Carrousel vers le
tunnel qui menait à la piste; les enfants ramenèrent leurs chevaux près
des boxes. Il fallait qu'ils se dépêchent, car ils devraient retourner à
pied à la tribune des concurrents s'ils voulaient assister à l'épreuve.
L'après-midi, les gradins seraient pleins à craquer, mais pour le
moment il n'y avait qu'une poignée de spectateurs, éparpillés sur les
sièges qui s'étageaient jusqu'à la verrière.
Quand on m'appela, j'entrai au trot sur la piste. J'entendis alors
tout près de moi des applaudissements chaleureux.
« Allez-y, Pat ! fît une voix masculine. Quatrième vitesse et
pleins gaz ! »
Je compris que Percy avait rejoint les Ji-Ja-Jo. Je leur adressai un
rapide sourire, puis concentrai mon esprit sur l'épreuve qui
m'attendait. On ne peut se permettre aucune distraction dans un espace
restreint de cinquante mètres sur vingt-cinq où chaque foulée a sa
valeur.
Je me doutais que cela n'amuserait pas beaucoup Percy de
regarder des gens qu'il ne connaissait pas faire quelque chose qu'il ne
comprenait pas sur des animaux qu'il n'aimait pas. Comme je ne
devais monter pour la troisième partie de l'épreuve que dans une heure
au moins, j'avais donné rendez-vous aux Ji-Ja-Jo pour prendre une
tasse de café. Ils devaient mourir de faim après avoir déjeuné de si
bonne heure et pris de l'exercice toute la matinée ! Dans un grand
concours, il est impossible de prendre des repas à heures fixes; la seule
chose à faire est d'avaler un morceau toutes les fois qu'on en a
l'occasion.

74
Au lieu du rendez-vous, un étrange spectacle m'attendait. Percy,
installé devant une table, avait autour de lui une horde de gamins
réclamant des autographes. Rouge d'embarras — et peut-être de fierté
— il griffonnait des signatures illisibles sur les carnets qu'on lui
fourrait sous le nez. Je n'en revenais pas. Je savais que Percy était un
pilote remarquable, sans quoi on ne l'aurait jamais choisi pour
effectuer des essais de grande vitesse, mais je ne me doutais pas qu'il
était aussi connu en dehors des cercles de la R.A.F.
Tout à coup j'aperçus Jacky debout dans la foule. Elle semblait à
la fois amusée et fâchée. Je m'approchai et la tirai par la manche.
« Qu'est-ce qui se passe ? demandai-je.
- Ah ! c'est toi, tante Pat ! Je suis bien contente de te voir. Tout
ça, c'est la faute de Josy. Tu sais que Persil Vert, avec ses cheveux et
sa moustache, passe difficilement inaperçu. Un petit garçon a
demandé à Josy qui était ce monsieur. Elle a répondu que c'était Senor
Palaver --ou quelque chose comme ça — le fameux cavalier sud-amé-
ricain, qui assistait au concours incognito ! Le petit garçon a dû le
répéter aux autres, car nous n'avions pas eu le temps de dire « ouf »
que nous voilà assaillis par toute une bande réclamant des autographes
à cor et à cri. Et Percy croit que c'est parce qu'il est pilote dans la
R.A.F. ! Quand il saura la vérité, il est capable d'étrangler Josy ! »
A ce moment, traîné par une petite fille, un monsieur qui avait
tout à fait l'air d'un cavalier s'avança vers la table de Percy. Comme
celui-ci, il portait une énorme moustache : sa jaquette à martingale et
sa culotte mastic lui donnaient l'aspect d'un officier de cavalerie en
retraite. Quand sa fille eut obtenu l'autographe qu'elle convoitait, le
nouvel arrivant engagea la conversation avec Percy.
« Je vois qu'on vous a vite repéré, senor, même en civil !
— Ma foi, je ne pouvais guère venir ici en uniforme, répondit le
héros avec embarras.
— Vous avez donc des uniformes là-bas? Est-ce que tout le
monde en porte, ou seulement les membres de certains clubs? »
Percy le regarda avec pitié.
« Je n'imagine guère une parade en pantalon de flanelle et en
veston de tweed !
- Une parade, dites-vous ? Ce doit être joliment curieux !
Puis-je vous demander, senor, quelle est votre spécialité? Je pense
que tous les champions ont leurs acrobaties favorites? »

75
Je craignis pendant un instant que Percy ne s'aperçût de la
méprise, mais heureusement il avait mal entendu l'officier, qui parlait
assez bas au milieu d'un fort brouhaha.
« Des acrobaties? répondit-il. Ce que j'aime le mieux, moi, c'est
de faire deux loopings avant de foncer en ligne droite. »
Le curieux parut fort impressionné.
« Deux loopings ! murmura-t-il. Vous devez être un fameux
acrobate ! Comment vous y prenez-vous, si ce n'est pas indiscret de le
demander?
— Oh ! il suffit de bien tenir le manche et d'y aller sec au bon
moment.
— Le manche? » répéta l'officier un peu surpris. Il pensa sans
doute que Percy parlait du manche de la cravache, car il ajouta :
« Oui, je crois que vous vous en servez plus que nous.
- On est bien obligé de s'en servir ! protesta Percy, surpris à
juste titre. Sans cela on ne s'enlèverait jamais !
- Je ne suis pas de votre avis, répondit l'autre. C'est toujours
un peu cruel. Naturellement, les étrangers n'ont pas sur la
brutalité les mêmes idées que nous...
— En effet ! » balbutia Percy.
A ce moment il m'aperçut et leva les sourcils d'un air de dire : «
L'un de nous deux est fou, et je ne pense pas que ce soit moi ! »
« Il faut que je m'en aille, déclara son interlocuteur. Voici ma
carte, monsieur. Je possède un hongre qui file comme le vent et
j'aimerais vous le faire essayer. Vous n'avez qu'à me donner un coup
de téléphone la veille. J'aimerais bien le voir travailler avec un
véritable expert. Vous pourriez peut-être me montrer comment vous
faites ces loopings.
— Je serais enchanté, répondit Percy. Un Hongre, dites-vous?
Je n'en ai jamais entendu parler. Ce doit être un américain.
— Pas du tout ! protesta l'officier avec chaleur. Anglais cent
pour cent ! Eh bien, monsieur, c'est entendu, je serai charmé de vous
revoir. J'ai été très heureux de faire votre connaissance, et je dois dire
que j'admire la façon dont vous parle? anglais. C'est à peine si vous
faites une légère faute de temps à autre. »
Tandis qu'il s'éloignait, Percy jeta un coup d'œil sur le carton
qu'il tenait à la main.

76
« Major Harry Cunningham-Cunningham, ex-Treizième Hussards,
lut-il à voix haute. Ah ! ça explique tout ! Je voyais bien qu'il était bizarre,
mais ces vieux officiers sont tous un peu mabouls — surtout ceux de la
cavalerie. Excusez-moi, Pat, le fait de montrer trop d'enthousiasme pour ce
prétendu noble animal, le cheval, est le premier symptôme d'un
dérangement cérébral... A propos, vous avez déjà entendu parler d'un
Hongre ?
— Mais oui ! parvins-je à articuler au milieu du fou rire qui
menaçait de me suffoquer.
— Eh bien, pour moi, c'est nouveau. Je croyais pourtant
connaître tous les modèles d'avions ! Il faut que j'aille rendre visite à
ce brave major.
Il doit posséder un fameux domaine s'il a un terrain
d'aviation particulier !
— Pourrons-nous aller avec vous? demanda gravement
Josy. Ça nous amuserait de vous voir le manche à la main. Mais ne
faites pas de mal au hongre du major!
— Ce serait plutôt le contraire qui risquerait de se produire !
pouffa Jacky.
— Qu'est-ce que vous racontez, toutes les deux? dit Percy. Il
n'y a pas de problème, vous avez perdu la boule !
— Il ne parle pas mal pour un étranger, n'est-ce pas? poursuivit
Josy. Il connaît même un peu d'argot ! »
Percy les regardait sans comprendre. Je cherchais un prétexte
pour interrompre la conversation.
« Si vous retourniez tous dans la tribune pour voir sauter une
partie du second groupe? D'après le programme, il y a là quelques-uns
de nos meilleurs sauteurs; cela vaut la peine de les voir. On observe
.ce que font les grands cavaliers et on compare. C'est la meilleure
façon de s'instruire. »
Les Ji-Ja-Jo sautèrent aussitôt sur leurs pieds. Percy ne bougea
pas.
« Quand recommencez-vous, Pat? me demanda-t-il.
— Dans trois quarts d'heure à peu près. Il faut presque deux
minutes à chaque cavalier pour faire un parcours, et il doit en passer
vingt ou trente avant que mon tour ne revienne.
- En ce cas, je m'en vais. Quelque chose me dit qu'à mon club on
commence à servir de la bière !

77
— Tu reviendras, n'est-ce pas? questionna Jacky inquiète.
— Peut-être, répondit vaguement Percy, peut-être. Cela dépend
de la visibilité. Après un bon déjeuner, je suis toujours un peu lourd de
l'arrière, et ce n'est pas facile de faire un décollage correct quand le
train arrière ne suit pas.
— Surtout s'il est coincé dans un bon fauteuil ! » ajouta Josy.

*
**

Percy sourit d'un air penaud, déplia ses longues jambes et se


leva.
« Sortez par la petite porte pour échapper aux chasseurs
d'autographes ! » lui lança la taquine Josy.
Les finales du grand prix du Poney-Club comprenaient six
équipes; mais comme la piste était trop petite pour en contenir plus de
quatre à la fois, les organisateurs avaient divisé le concours en six
sessions, une l'après-midi et une le soir le jeudi, le vendredi et le
samedi. L'équipe de Miserden était parmi les quatre de la première
session, le jeudi après-midi. Elle ne ferait rien le jeudi soir, mais

78
concourrait deux fois le vendredi. Le samedi après-midi elle se
reposerait de nouveau et rentrerait en piste le samedi soir, pour une
épreuve qui serait la dernière.
Quant au concours de saut que devait disputer Josy sur le jeune
cheval de M. Mills, il aurait lieu en deux fois le samedi matin. Les
deux derniers jours du concours étaient donc très chargés pour Josy;
les deux premiers jours, en revanche, les Ji-Ja-Jo n'avaient rien à faire
que d'entraîner leurs montures et d'admirer les prouesses de leurs
aînés.
Josy, elle, devait se familiariser avec sa nouvelle monture; pour
apprendre à se connaître, tous deux n'avaient qu'un paddock minuscule
et généralement encombré. Il ne possédait qu'un obstacle; à force
d'ingéniosité, Pauline m'aida à le transformer d'abord en barrière
simple, puis en double. Nous faisions prendre à Josy des obstacles
faciles pour l'exercer à enlever son cheval et pour que tous les deux
s'habituent l'un à l'autre. Nous nous efforcions de choisir les moments
où le paddock n'était pas envahi par des cavaliers attendant leur tour.
C'était souvent difficile, car les épreuves se succédaient du matin au
soir et même assez avant dans la nuit. Mais au bout de deux jours,
Josy et sa monture se comprenaient déjà. Le cheval se rendait compte
que Josy ne lui tirerait pas sur la bouche et qu'il aurait la tête libre sur
l'obstacle; il se mit donc de lui-même à sauter en arquant le dos. En
dépit des difficultés, nous faisions notre possible pour préparer au
mieux l'épreuve du samedi.
Le mercredi après-midi, ayant une demi-heure libre entre deux
épreuves, je regardais Josy faire travailler le jeune cheval. Une main
me tira par la manche de mon manteau : « Ça marche bien, Pat, n'est-
ce pas? » chuchota gentiment une voix à mon oreille.
Je me retournai et vis devant moi un vieil ami, chargé des
sélections pour les concours internationaux.
« Oui, répondis-je en souriant, ça ne va pas mal.
— La petite doit être une de vos protégées, à en juger par votre
ton, poursuivit-il. On m'a dit que vous présentiez trois jeunes gens.
Est-ce qu'elle en fait partie?
— En effet. Dans quelques années — je touche du bois —, elle
doit se classer parmi les meilleures. C'est un de mes « espoirs ».
— On dirait qu'elle se prépare à tenir son rang dès à présent !
remarqua-t-il. Dans quelle épreuve doit-elle courir?

79
— Elle fait partie de notre équipe pour le Grand Prix du Poney-
Club, mais elle prend part aussi au concours de saut des juniors.
— J'aurai l'œil sur elle, dit-il. J'espère qu'elle sera aussi bonne
sur la piste qu'elle paraît l'être à l'entraînement. Nous cherchons à
sélectionner un ou deux jeunes pour les équipes junior internationales
de Fan prochain. L'ennui, voyez-vous, Pat, c'est que beaucoup de ces
enfants paraissent excellents à l'entraînement, mais ne donnent plus
rien dès que la compétition est un peu rude. La plupart d'entre eux
adoptent alors un style acrobatique impossible. Ce n'est pas vraiment
un style, c'est de l'ostentation ou de l'énervement; en tout cas cela ne
sert à rien quand on en arrive aux épreuves internationales. Ils feraient
mieux de prendre exemple sur de vrais experts, qui n'ont pas l'air de
bouger sur leur monture et sont capables de gagner avec n'importe
quel cheval.
- Avec Josy vous ne risquez rien, répondis-je. Elle a toute la
décision souhaitable et garde toujours son sang-froid. Elle ne peut pas
consacrer beaucoup de temps à l'équitation, car elle est encore au
collège, mais elle a plusieurs années devant elle avant de sortir de la
catégorie junior. Dès qu'elle aura appris à se mesurer avec de vrais
obstacles et de bons cavaliers, nous pourrons ouvrir l'œil, je vous
assure ! De toute façon je ne vous demande pas de me croire sur
parole; vous jugerez par vous-même samedi.
— Je n'y manquerai pas », promit-il.
Il souleva son chapeau, sourit et s'éloigna.
J'étais enchantée de la tournure que prenaient les choses. C'était
une chance pour Josy que d'avoir été remarquée par un des
sélectionneurs internationaux qui l'observeraient au cours de l'épreuve.
Je ne parlai de cela à aucun des Ji-Ja-Jo, surtout pas à Josy elle-même.
Elle avait la tête sur les épaules et ne s'affolait pas facilement. Mais en
évoquant mes propres souvenirs de jeunesse, je me rappelais cette
tension des nerfs et ce creux douloureux au niveau de l'estomac qui
précèdent les grands concours. Si Josy savait combien il était
important pour elle de se distinguer aux épreuves préliminaires des
juniors, cela suffirait peut-être à compromettre le délicat équilibre
d'ardeur et de sang-froid dont un cavalier a besoin au moment décisif.
Elle ferait de son mieux, je le savais; on ne pouvait rien demander de
plus.

80
*
**

Avant que nous nous en rendions vraiment compte, le jeudi


arriva : le grand moment approchait pour les Ji-Ja-Jo. Sur la piste se
déroulait maintenant le défilé des chevaux lourds - - ces magnifiques
masses de muscles puissants, d'os et de chair qui faisaient
majestueusement le tour de la piste à l'amble, deux par deux, traînant
une herse légère et conduits par un charretier en blouse, tandis que la
musique jouait une marche appropriée. Ces superbes chevaux de trait
se montraient à la hauteur de leur réputation : n'étaient-ils pas les
descendants des destriers que la fine fleur des chevaliers montait dans
les batailles ? Ce n'est pas pour rien que le mot « chevalerie » dérive
de « cheval » !
Tandis que les chevaux lourds hersaient la piste en musique, je
me précipitai vers les boxes pour m'assurer que l'équipe de Miserden
était prête. Les enfants avaient déjà revêtu des casaques vertes. ( « A
en juger par l'état de mes nerfs, déclara Jacky, la couleur de la casaque
sera assortie à celle de mon teint ! » ) Je leur donnai quelques conseils
(qu'ils n'entendirent probablement qu'à moitié), leur recommandai la
ponctualité et leur souhaitai bonne chance.
« Nous en aurons besoin ! » dit Jimmy d'une voix sépulcrale.
La seule qui ne parût pas se troubler était cette bonne grosse
Penny. Elle avait d'excellentes raisons pour conserver son calme :
faisant partie de la réserve, elle avait la meilleure part pour le moment.
Mais je constatai avec plaisir qu'elle employait sa jovialité à
encourager les autres; sans en avoir l'air elle les aidait à préparer les
chevaux et à calmer leurs nerfs à vif.
Je ne pouvais plus rien pour eux; leur sort était désormais entre
les mains des Ji-Ja-Jo et du tenace Billy Noak. Je retournai donc vers
la piste pour assister à l'exhibition de dressage donnée par un
champion de haute école.
Le dressage, une des parties les plus importantes de l'équitation,
demande des années d'exercice. L'exhibition m'intéressa énormément.
J'admirai, fascinée, l'entente parfaite entre cavalier et monture. On ne
voyait pas les mouvements par lesquels le cavalier faisait passer
insensiblement le cheval du trot allongé au petit galop, puis le
ramenait au trot, le mettait au piaffé sur place et repartait ensuite, sans

81
effort apparent, au trot raccourci qu'on appelle passage, donnant
vraiment l'impression de trotter sur des nuages au rythme de
l'orchestre.
Toute l'assistance, même ceux qui n'étaient pas capables
d'apprécier en connaisseurs ce qui se passait devant eux, gardait un
silence absolu. Tous les yeux étaient fixés sur le cavalier, vêtu, selon
la tradition de la haute école, d'un habit noir avec cravate blanche et
haut-de-forme, et qui semblait faire corps avec son cheval dans ses
évolutions d'une parfaite élégance. A la fin de l'exhibition, il s'arrêta
net devant la tribune du jury et salua d'un grand coup de chapeau. Un
tonnerre d'applaudissements bien mérités éclata dans la vaste nef.
A présent la piste était vide. Les soldats s'avancèrent en rang,
s'arrêtèrent au commandement de leur sergent, puis s'alignèrent des
deux côtés. Dorian Williams, sans la voix sympathique de qui aucun
concours hippique anglais ne serait tout à fait le même, annonça qu'ils
avaient trente-cinq secondes pour préparer la piste; ils recevraient un
paquet de cigarettes par homme pour chaque seconde en moins du
temps prescrit.
Un juge donna le signal, et les soldats se mirent frénétiquement à
l'ouvrage. Les uns coururent à l'autre bout de la piste en déroulant des
cordeaux parallèles; les suivants installèrent des poteaux à intervalles
réguliers sur les nœuds de ces cordeaux. Quand le sergent eut constaté
que tous les poteaux étaient bien en place, les cordeaux disparurent
comme par enchantement. Dorian annonça que l'opération avait duré
trente-deux secondes, et l'assistance applaudit les soldats qui reçurent
chacun trois paquets de cigarettes.
L'orchestre attaqua la marche des juniors. Les quatre équipes du
Poney-Club entrèrent sur la piste à la file indienne, saluèrent le jury et
se séparèrent pour la première épreuve. C'était la course de relais. Dès
que j'entendis l'annonce, je me rappelai comment, dans les demi-
finales, une telle épreuve, d'abord désastreuse pour Jacky, s'était
terminée par la victoire de notre équipe. Et par une ironie du sort, le
championnat débutait par la même épreuve ! J'espérais de tout mon
cœur que l'incident ne se renouvellerait pas et que le souvenir de sa
chute n'impressionnerait pas Jacky. La piste était beaucoup plus petite
et plus étroite que celle des demi-finales, qui se trouvait en plein air;
un cavalier maladroit ou imprudent risquait bien davantage de heurter
un membre de l'équipe voisine.

82
Le commissaire abaissa son fanion, et les voilà partis. Jimmy
arriva le second aux selles alignées sur le sol, mais sella son cheval si
rapidement qu'il repartit le premier. Josy perdit le mètre d'avance que
son frère avait gagné; en revanche elle rattrapa l'avantage en passant la
selle à Jacky.
Quant à celle-ci, elle fila sur la piste comme une flèche. Elle se
coula entre les poteaux, en frôlant même un de si près qu'il oscilla; je
sentis mon cœur battre plus fort, mais la fortune sourit à l'audacieuse
Jacky : le poteau ne tomba pas.
Je constatai avec un peu d'effroi que les trois équipes rivales
étaient d'un niveau très supérieur à celles des demi-finales. Miserden
avait eu beau dépasser sa moyenne habituelle de plusieurs secondes,
deux des autres venaient à un mètre derrière et la troisième suivait de
près. Le moindre retard, la moindre erreur pouvaient nous faire passer
du premier rang au quatrième. Mais Billy Noak ne perdit pas un
instant. Pickles n'était pas encore complètement arrêté qu'il lui ôtait
déjà sa selle. Il lança les sangles autour du corps de son cheval et
attacha vivement les deux boucles. Puis il l'enfourcha d'un bond et fît
son parcours en un temps record, sans mettre les étriers !

83
Cet exploit n'apportait qu'un faible avantage, car les derniers des
autres équipes le suivaient de près. Mais c'était un bon début et un
heureux présage pour l'équipe de Miserden à qui cette première
épreuve donnait quatre points bien mérités.
Vint ensuite la course aux ballons. Le numéro 1 de l'équipe
devait galoper jusqu'à un bouquet de ballons attachés à un poteau, en
détacher un, le rapporter et le passer au numéro 2. Celui-ci, à son tour,
devait galoper vers le poteau, détacher un autre ballon et revenir avec
les deux. De même pour le numéro 3 et le numéro 4, ce dernier devant
ainsi revenir au point de départ avec quatre ballons. Si un ballon lui
échappait ou éclatait pendant le parcours, le cavalier devait retourner
au poteau en chercher un autre.
L'équipe de Miserden avait déjà répété cette épreuve une ou
deux fois, mais comme nous n'avions pas beaucoup de ballons à notre
disposition, les Ji-Ja-Jo n'avaient guère l'habitude de manipuler ces
bulles fantasques, toujours prêtes à vous échapper. Je me reprochai de
ne pas avoir pensé à leur conseiller de changer l'ordre de l'équipe, en
faisant partir Jacky la première pour qu'elle n'ait qu'un ballon à tenir et
en gardant pour la fin les deux garçons, qui avaient les mains plus
grandes et davantage d'expérience. Il était trop tard maintenant; je me
bornai à m'asseoir au bord de mon siège et à faire des vœux pour que
tout se passât bien.
Mes voeux ne devaient pas être exaucés. Jimmy partit le
premier, détacha un ballon et le passa à Josy. Celle-ci eut un peu de
mal à décrocher le sien, mais elle y parvint et rapporta avec précaution
son fragile chargement. A ce stade elle se trouvait à quelques mètres
derrière le meilleur équipier et presque à une longueur de piste en
avant des deux autres.
Jusque-là, tout était parfait. Hélas ! bientôt les ennuis
commencèrent. Jacky arriva sans encombre au poteau avec ses deux
ballons, mais mit une éternité à détacher le troisième. Affolée de voir
les deux autres équipes la rattraper, elle laissa échapper un des ballons
qu'elle tenait déjà. Tandis qu'il s'éloignait à petits bonds, elle se
précipita pour le reprendre et creva celui qui lui restait. La foule se mit
à rire; j'aurais trouvé cela comique, moi aussi, s'il s'était agi de
quelqu'un d'autre.

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Mais je souffrais pour la pauvre Jacky, obligée de mettre pied à
terre pour ramasser le ballon fugitif.
Enfin Jacky, rouge d'anxiété et de confusion réussit à saisir le
ballon. Il lui fallait encore remonter à cheval et en détacher deux
autres. L'assistance rit plus fort en voyant avec quelle précaution elle
les manipulait : on aurait dit qu'au lieu d'air chaud ils contenaient un
explosif ! Ses doigts tremblaient si fort qu'elle se trompa de ficelle :
toute la grappe de ballons se détacha du poteau et se mit à rebondir
autour d'elle. Elle en creva un autre; Pickles, effrayé par le bruit, fit un
écart, provoquant un remous d'air qui dispersa les ballons encore
davantage; Jacky essayait de les rattraper de sa main libre tout en
maintenant Pickles à la force des genoux pour le ramener au poteau.
Elle finit par récupérer les deux ballons dont elle avait besoin
pour compléter son bouquet de trois. Pendant ce temps, les numéros 4
des autres équipes s'étaient rendus à leurs poteaux respectifs, avaient
détaché leur quatrième ballon et regagné la ligne de départ. Tandis
qu'un employé ramassait les ballons lâchés par Jacky et les rattachait
au poteau, la pauvre petite revint lentement à sa place, escortée par les
rires moqueurs de la foule. J'aurais voulu sauter sur mes pieds et leur
crier de lui laisser sa chance. Mais en même temps j'étais fière de
Jacky. Les joues cramoisies et les larmes aux yeux, elle gardait malgré
tout le corps droit et la tête haute. Quand elle rejoignit enfin Billy
Noak, la voix de Dorian retentit dans le haut parleur :
« Elle a fini quand même ! On l'applaudit ! »
L'assistance, toujours prompte à reconnaître un beau joueur,
cessa de rire; une salve d'applaudissements monta des tribunes.
Billy Noak, lui aussi, avait du cran. Quoique les trois autres
équipes eussent fini leur parcours depuis plus d'une minute, il se rendit
compte que s'il adoptait la solution de facilité qui consistait à en rester
là tout simplement, l'équipe de Miserden ne marquerait rien. Si au
contraire il affrontait les railleries du public et achevait son parcours
sur la piste vide, l'équipe marquerait quand même un point qui
pourrait servir. Il prit donc tranquillement les trois ballons des mains
de Jacky, galopa jusqu'au poteau, en détacha un quatrième et revint au
trot sans se soucier de la foule. Quelques spectateurs ricanèrent, mais
le bruit fut couvert par les applaudissements des autres, touchés par
l'attitude de Bill.

85
Malgré la bravoure de Jacky, je savais à quel point elle était
sensible; je craignais que l'incident ne lui gâchât les deux épreuves
suivantes. Elle tint son rôle avec dignité; quant aux autres, ils
semblaient plutôt stimulés par le désastre de îa course aux ballons.
L'équipe se classa seconde au jeu de massacre, grâce surtout aux deux
garçons qui renversèrent les mannequins avec adresse, et troisième
dans la course aux chapeaux, ce qui porta son total à dix points. La
première équipe en marquait treize et la seconde onze; il restait encore
trois épreuves à courir et Miserden pouvait rattraper les trois points
d'écart d'un seul coup.
En y pensant à tête reposée, je me félicitais que l'incident fût
survenu au début du championnat et non à la fin, quand les nerfs
seraient épuisés par une semaine de concours. Malgré tout, mes
genoux tremblaient encore d'émotion quand je quittai son siège pour
aller retrouver l'équipe de Miserden, la féliciter du résultat obtenu et
déplorer la malchance de Jacky.
Le concours hippique suivait son cours habituel. Je sautais dans
presque toutes les épreuves; je devais monter quatre chevaux
différents, ne pas perdre de l'œil mes Ji-Ja-Jo et, avec cela, il me fallait
trouver le temps de bavarder un peu avec des amis venus des quatre
coins de l'Europe. Le samedi matin arriva sans même que je m'en
aperçusse. L'équipe de Miserden avait pris part à trois épreuves sur les
quatre que comportait le championnat; elle marquait trente-deux
points sur un maximum possible de quarante-huit. Deux des autres
équipes avaient fini leurs quatre épreuves; elles totalisaient
respectivement quarante et un et trente-cinq points. Notre équipe
marquerait certainement au moins un point dans chacun des quatre
exercices dont se composait la quatrième épreuve; en mettant les
choses au pis, elle finirait donc au moins cinquième. Jusqu'ici elle
avait une moyenne de dix points par épreuve; si elle la conservait, elle
dépasserait l'équipe qui comptait trente-cinq points.
Des trois autres équipes qui avaient encore une épreuve à subir,
l'une comptait trente-quatre points, soit deux de plus que Miserden;
l'autre trente, la troisième seulement vingt-trois. Quand ils n'étaient
pas à cheval, les Ji-Ja-Jo et Billy passaient le plus clair de leur temps
avec des bouts de papier et des crayons, à calculer par des opérations
compliquées comment ils pouvaient gagner — et comment les autres
pouvaient perdre. Penny Mills elle-même abandonna une assiettée de

86
sandwiches pour prendre part aux pronostics. En regardant toutes ces
jeunes têtes penchées sur la table, absorbées par leurs calculs, je
regrettai que Miss Spencer ne fût pas là pour les voir. S'ils n'étaient
pas tous premiers en mathématiques à leur retour au collège, ce ne
serait pas la faute du concours hippique !
Percy devait venir chercher Jimmy après le déjeuner pour
l'emmener à Northolt. Au début, l'idée ne me souriait guère; je
craignais de voir la fatigue de l'excursion priver Jimmy d'une partie de
ses moyens au moment où il en aurait le plus grand besoin.
Maintenant, au contraire, je me disais qu'il ne serait peut-être pas
mauvais pour lui d'échapper pendant quelques heures à l'atmosphère
grisante, mais épuisante, du concours. Je voyais que les Ji-Ja-Jo et
Billy étaient très énervés. Ils ne se taquinaient plus comme aupa-
ravant; quand ils le faisaient, le rire était un peu trop aigu, les
plaisanteries moins joviales. Penny Mills elle-même éprouvait la
gravité de la situation; des plis soucieux cernaient ses yeux et creu-
saient ses joues rebondies.
Josy avait une double responsabilité, puisque, en dehors du
gymkhana, elle devait faire sauter le jeune cheval de M. Mills dans la
première série du concours des juniors. L'épreuve commençait à midi
juste, et Josy était la sixième à courir. Le reste de l'équipe s'installa sur
les gradins aux trois quarts vides, car la grande foule n'arrivait guère
avant les épreuves de l'après-midi. J'allais rejoindre les enfants quand
je m'entendis appeler par mon nom; me retournant, j'aperçus le sélec-
tionneur international qui m'avait promis d'avoir l'œil sur Josy.
« Venez près de moi, Pat, me dit-il. J'aurai peut-être besoin d'en
savoir plus long sur votre « espoir ».
Je fis signe aux Ji-Ja-Jo pour qu'ils voient où je prenais place.
« C'est très encourageant, Pat, reprit mon vieil ami, de voir
combien les juniors font de progrès tous les ans — surtout les filles. Je
regrette que les garçons ne soient pas plus persévérants. Mais dès
qu'ils ont seize ou dix-sept ans ils se mettent au cricket, aux courses
d'autos, a des tas de sports impossibles — et nous les perdons pour de
bon.
- Il leur arrive aussi de pratiquer ce sport qu'on appelle gagner sa
vie ! » répliquai-je en riant.

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A ce moment, Dorian Williams annonça au micro le départ de la
première série junior. Un cavalier entra en piste et la cloche sonna.
En jetant un coup d'œil à mon programme, je remarquai que la
quatrième cavalière de la série, deux places avant Josy, était justement
Madge Bastable. Cette fille se trouvait donc toujours sur notre
chemin! Sur plus de soixante participants au concours de saut des
juniors, il fallait que ce soit elle qui se trouve presque devant Josy ! A
la vue de cette fille arrogante, je ne pus nie défendre d'un bizarre
sentiment d'appréhension.
Après le troisième concurrent, il y eut un temps d'arrêt assez
long. Dorian Williams annonça le numéro du cheval suivant, puis le
nom de la cavalière, mais personne ne se présenta. Le speaker répéta
son annonce et je vis deux des juges échanger un coup d'œil
significatif. Madge Bastable commençait par manquer au règlement
qui exige qu'un concurrent ne fasse pas attendre le public et les juges.
Une seconde de plus, elle serait éliminée.
Soudain, à l'instant où un des juges levait la main pour
prononcer l'élimination, la cavalière apparut à l'issue du tunnel et
fonça au centre de la piste. Puis, avec beaucoup d'esbrouffe, elle

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s'avança vers les obstacles. Le juge laissa retomber sa main et hocha la
tête d'un air désabusé.
Je ne tardai pas à retrouver la première impression que j'avais
éprouvée quelques mois plus tôt lors des demi-finales. Cette petite,
sans aucun doute,était douée pour l'équitation; elle avait une bonne
assiette et la décision prompte. Mais Madge Bastable menait son
cheval d'une façon intolérable. Au lieu d'une association entre monture
et cavalier, unissant amicalement leurs efforts pour effectuer un bon
parcours, nous voyions un cheval effrayé, éperdu, forcé à sauter
malgré lui alors qu'en d'autres mains il n'aurait demandé qu'à
s'exécuter de bonne grâce. Pour le faire tourner avant le départ, la
jeune fille tira brutalement sur les rênes : la tête du cheval pivota et le
corps fut obligé de suivre. La martingale était si serrée que l'animal ne
pouvait éviter la pression douloureuse du mors. Mais à en juger
d'après la façon dont il roulait les yeux et couchait les oreilles, il était
bien résolu à ne pas céder sans se défendre. Le parcours n'était pas très
difficile, cependant les obstacles demandaient un peu d'attention. Il
fallait prendre trois barrières en droite ligne jusqu'à l'extrémité de la
piste, tourner court et sauter le triple. Il y avait une foulée entre les
deux premières parties du triple, deux foulées entre la seconde et la
troisième. Le premier obstacle du triple était une barre ordinaire; le
second se composait de deux barres parallèles assez basses, mais
écartées. Si on prenait le premier trop lentement, le cheval n'avait pas
assez d'élan pour franchir correctement la largeur du second. Le
troisième était un mur droit, facile à prendre si le cavalier avait soin de
modérer légèrement le cheval. On pouvait donc juger de l'habileté du
cavalier à rassembler rapidement sa monture et à la lancer sur le
premier obstacle du triple avec la foulée voulue et l'impulsion
nécessaire. C'était facile si le cheval était obéissant et tournait sans
résistance à l'extrémité de la piste; les deux premiers concurrents
avaient réussi aisément en attaquant le triple aussitôt après le tournant
et sans ralentir.
Madge Bastable prit les deux premières barrières du parcours
presque avec dédain. Elle sauta beaucoup plus haut qu'il n'était
nécessaire, et plusieurs spectateurs ignorants applaudirent. L'encou-
ragement dut monter à la tête de la cavalière, car, arrivée à la troisième
barrière, elle enleva son cheval comme s'il s'agissait de sauter deux

89
mètres. Je suis sûre qu'il y eut près d'un mètre de marge entre la
barrière et le ventre du cheval.
Cela ne lui porta pas bonheur. Le cheval reprit pied une foulée
plus loin qu'il ne le fallait; n'ayant pas l'espace voulu pour le
rassembler avant le tournant, la cavalière lui scia la bouche pour y
parvenir. Sans aucun doute le cheval trouva injuste d'être si mal
récompensé d'un saut aussi remarquable. Elle réussit à le faire tourner,
mais il avait perdu la tête et le mors le blessait. Il arriva sur l'obstacle
sans avoir assez d'espace pour s'enlever. Bravement, il fit un effort
désespéré, parvint à passer les pieds de devant et accrocha la barre
supérieure avec ses sabots de derrière. Il essaya de continuer malgré
tout, et atterrit au beau milieu de l'obstacle, éparpillant les barres
comme des allumettes. Après quoi il fit encore trois foulées, se trouva
trop près du mur et eut le bon sens de s'arrêter.
Madge Bastable, rouge d'humiliation, le ramena en bout de piste
et attendit qu'on eût relevé les barres. Quand la cloche sonna enfin,
elle frappa brutalement le cheval pour lui faire attaquer la première
partie du triple, mais, pris de peur, il stoppa net et refusa une seconde
fois. Alors, dans sa rage, elle commença à le frapper sans pitié.
A mon côté, le sélectionneur se souleva sur son siège. Je le
voyais prêt à sauter sur la piste, à saisir la cravache et à corriger la
cavalière comme elle le méritait. Inutile de dire que j'aurais applaudi
de bon cœur !
A cet instant la cloche sonna; le haut-parleur se fit entendre :
« Numéro 993, disqualifié pour usage abusif de la cravache. »
Il y eut un moment de silence, puis Madge Bastable s'éloigna,
tête basse, sous les huées. Dans son trouble elle se trompa de tunnel et
faillit bousculer le cavalier suivant. Enfin elle disparut; j'entendis un
hennissement aigu et un fracas de sabots contre la palissade. Je frémis
de pitié en pensant au malheureux cheval qui recevait sans doute une
nouvelle correction imméritée.
« On devrait empêcher cette fille de monter ! chuchotai-je au
sélectionneur.
- N'ayez pas peur, répondit-il. Je connais quelqu'un qui va s'en
charger ! »
Le concurrent suivant marqua huit fautes, puis ce fut le tour de
Josy. Je m'aperçus aussitôt qu'elle n'était pas dans son état normal.
Très pâle alors que je m'attendais à la voir plutôt trop animée, elle

90
paraissait à la fois indifférente et nerveuse. Elle semblait mal à l'aise
sur son cheval, comme si, selon l'expression de Jimmy, « elle avait eu
des chardons dans sa culotte ». Quand l'équipe l'applaudit
bruyamment, elle ne parut pas s'en apercevoir. Je me demandai si la
brutalité de Madge Bastable l'avait mise hors d'elle, maïs Josy n'était
pas fille à se laisser abattre ainsi : même irritée, elle n'en chercherait
que davantage à donner son maximum.
Son parcours fut un véritable désastre. Elle paraissait monter de
travers, en faisant porter tout son poids sur la jambe droite. Le cheval,
déconcerté, ne trouvait plus son équilibre. A eux deux, ils
additionnèrent la chute d'un des premiers obstacles, un refus et
l'accrochage d'une barre dans le triple, la barrière renversée et une
brique détachée du mur. En tout, dix-neuf fautes; ce n'était pas tant
leur nombre qui me désolait que la façon dont Josy les avait faites.
J'avais l'impression qu'elle roulait sur sa selle comme un sac de pom-
mes de terre — elle qui habituellement semblait ne faire qu'un avec
son cheval ! Je ne reconnaissais pas notre calme Josy dans cette
caricature d'un débutant en état d'ivresse.
Elle quitta la piste au milieu d'un profond silence; l'équipe elle-
même n'eut pas le courage d'applaudir. Le sélectionneur se tourna vers
moi.
« Je suis désolé, Pat, dit-il. Elle était si bonne à l'entraînement !
— Mais elle est bonne ! protestai-je. Jamais je ne l'ai vue sauter
aussi mal ! Il faut qu'elle soit malade ou je ne sais quoi...
— Non, Pat, répondit-il. A mon avis c'est toujours la même
histoire. J'ai vu des douzaines de jeunes cavaliers se comporter comme
elle. Ils marchent bien quand ça n'a pas d'importance, dans un petit
concours de province, mais ils ne sont pas à la hauteur des grandes
occasions. Je regrette, Pat, c'est ainsi, personne n'y peut rien. Que cette
petite continue à monter, qu'elle prenne part à des concours de
deuxième catégorie, elle pourra y gagner une cocarde ou deux. Mais
ne la produisez pas dans des manifestations du genre de celle-ci, vous
ne feriez que lui briser le cœur. » Je ne trouvai rien à répondre. Tandis
qu'il se levait pour s'éloigner, je me disais avec angoisse qu'il avait
peut-être raison.

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CHAPITRE VII

LES MEILLEURS DES PLANS...

LE DÉJEUNER du samedi fut court et triste. Quand j'arrivai, les Ji-


Ja-Jo avaient commencé, Jimmy devant rejoindre Percy un quart
d'heure plus tard. En m'asseyant, je rencontrai le regard de Josy. « Pas
de chance... », murmurais-je, et elle répondit : « Merci, tante Pat ». Ce
fut la seule allusion à son étonnant échec. Les autres se rendaient bien
compte qu'il s'était passé quelque chose, mais ils avaient trop de tact
pour en parler. Cela me fit plaisir : Josy était éliminée du concours de
saut, et la discussion de ses fautes n'y changerait rien. Le seul résultat
serait de la décourager et de diminuer ses chances dans la coupe du
prince Philippe.
Quand j'étais sûre qu'on ne me regardait pas, je lui jetais un coup
d'œil en cachette. Elle ne mangeait presque rien de ce que contenait
son assiette et se contentait de chipoter du bout de sa fourchette pour
faire semblant. Elle ne se mêlait pas aux plaisanteries que Jacky et
Jimmy s'efforçaient bravement d'échanger et qui tombaient à plat. Son
visage était toujours très pâle; je la vis cligner des yeux comme si elle

92
souffrait. S'apercevant que je la regardais, elle s'efforça de me sourire.
Je ne m'y laissai pas prendre : je savais qu'il se passait quelque chose.
La Josy que je venais de voir en piste n'était pas celle que je
connaissais si bien. Il était facile de dire, comme le sélectionneur,
qu'elle n'était pas à la hauteur d'un concours aussi important. Mais si
ce n'était pas cela -- alors, quoi? L'avais-je surestimée par affection?
Lui avais-je trop demandé quand elle n'était encore qu'une petite fille?
C'est dur, en effet, de participer à un concours difficile, sur un cheval
qu'on connaît mal, en sentant les yeux de vos meilleurs amis fixés sur
vous. Si j'avais trop attendu de Josy, ce n'était pas sa faute. Pourtant je
restais convaincue que tout son avenir hippique n'était pas perdu.
Jimmy finit de déjeuner avant les autres.
« Je peux partir, tante Pat? me demanda-t-il. Je dois retrouver
Persil Vert au carrefour. Les parkings sont trop encombrés, et je ne
veux pas le faire attendre, car la police empêche toutes les voitures de
stationner dehors.
— Vas-y, Jimmy. Rappelle à Percy qu'il doit te ramener à
l'heure. La séance du soir commence à sept heures et il y aura une
foule terrible aux portes. J'aimerais mieux que tu arrives un peu à
l'avance.
- N'aie pas peur ! dit-il en souriant. Je serai devant les boxes à
sept heures au plus tard. »
La veille au soir, Larry avait téléphoné chez M. Field : une de
mes amies d'enfance passait par Londres et désirait me voir. Son mari
et elle regagnaient l'Amérique du Sud où ils habitaient, et prenaient
l'avion le soir même. Comme je ne montais pas avant la fin de l'après-
midi, je pouvais leur consacrer un moment. Le matin, avant de sortir,
j'avais téléphoné à leur hôtel et leur avais annoncé ma visite pour trois
heures. Pauline tiendrait mes chevaux prêts et j'aurais le temps de les
exercer un peu avant d'entrer en piste.
Jimmy n'était pas parti depuis dix minutes que je m'éloignai à
mon tour pour aller chercher ma voiture. Il me fallut encore cinq
bonnes minutes pour sortir du parking. En passant au carrefour où
Percy avait donné rendez-vous- à Jimmy, j e ne vis pas celui-ci; j'en
conclus avec satisfaction que Percy l'avait déjà emmené. Josy mal en
train, Jimmy sur les routes dans la vieille Bentley, il ne nous aurait
plus manqué que de couronner un cheval pour mettre l'équipe dans de
beaux draps ! Je regrettais presque d'avoir donné la permission, mais

93
d'autre part je me disais que si Jimmy passait un après-midi de détente
à Northolt, il serait en meilleure forme pour le parcours final.
Je retrouvai mes amis à l'hôtel et nous commençâmes aussitôt à
échanger des souvenirs. Le temps s'écoula comme il le fait quand de
vieux amis se rencontrent au bout de plusieurs années. Soudain jetant
un coup d'œil à ma montre, je m'aperçus que l'heure avançait. Un
dernier hasta la vista !, une promesse d'aller leur rendre visite si
jamais je passais par Rio, et me voilà en route. Il me restait tout juste
dix minutes pour me changer et faire galoper Flanagan avant
d'entendre appeler mon nom.
Pauline n'est pas bavarde; elle sait d'ailleurs que je n'aime pas
parler avant d'entrer en piste. Nous n'échangeâmes donc qu'une ou
deux phrases. Il était près de cinq heures et demie quand, mon
parcours terminé, je lui remis la bride de Colin, que je venais de
monter, et l'accompagnai jusqu'aux boxes.
« Et Josy? me demanda-t-elle tout à coup. As-
tu trouvé un médecin?
- Un médecin ! m'exclamai-je. Pourquoi donc?
— Son pied, dit brièvement Pauline.
— Son pied ? Qu'est-ce qu'elle a au pied ?
— C'est la faute de cette rouquine ! » répondit-elle.
Ma surprise, même dans la pénombre, devait être visible.
Pauline m'expliqua ce qui s'était passé.
« J'étais devant l'entrée du tunnel, je tenais le cheval de Josy par
la bride. Josy était là aussi, toute contente et pleine d'entrain. Puis
nous avons entendu des huées sur la piste; la fille aux cheveux roux
est sortie du mauvais côté et a manqué renverser le cavalier suivant. A
peine hors du tunnel, elle a sauté à terre et commencé à cravacher son
malheureux cheval à tour de bras. Elle était si furieuse qu'elle le
frappait n'importe où, sur l'encolure, sur les naseaux.
« Le cheval a pris peur; il s'est cabré. Au moment où il arrachait
les rênes des mains de la fille, Josy s'est précipitée. Ça s'est passé si
vite que je ne sais même pas si elle voulait empêcher cette furie de
battre le cheval, ou bien prendre le cheval par la bride pour l'empêcher
de s'enfuir. Moi j'avais déjà du mal à maîtriser celui de Josy qui
commençait à s'affoler.

94
« La fille a reculé contre la palissade; Josy a saisi la bride du
cheval. Un des sabots lui a effleuré l'épaule; elle a perdu l'équilibre.
Avant qu'elle ait le temps de s'écarter, le cheval a glissé aussi; un de
ses sabots de devant s'est posé juste sur le pied droit de Josy. Elle a
poussé un grand cri, sans lâcher les rênes. Un palefrenier a essayé de
calmer le cheval. Moi je soutenais Josy; un des assistants, qui avait vu
la scène, a emmené Madge devant les juges.
« Tout cela n'avait duré que quelques secondes. C'était au tour de
Josy de sauter; j'aurais préféré qu'elle y renonce; elle n'a rien voulu
entendre. Elle m'a suppliée de n'avertir personne, ni toi ni les autres :
elle me répétait que ce n'était qu'une contusion sans gravité. Mais rien
qu'à la regarder je me rendais bien compte qu'elle souffrait
horriblement. J'ai tâté pour m'assurer qu'elle n'avait pas le pied cassé;
j'ai eu beau la toucher doucement, j'ai cru qu'elle allait s'évanouir. Elle
arrivait à peine à remuer la cheville et à se tenir debout en s'appuyant
sur l'autre jambe.
« Elle a manqué se trouver mal quand je l'ai aidée à se mettre en
selle; je ne sais pas comment elle a fait pour passer son pied blessé
dans l’étrier. Elle me disait : « Ce n'est rien, Pauline. Ne dis « rien à

95
personne. Sur la piste, ça ira mieux. » Et puis elle s'est engagée dans le
tunnel, et je l'ai perdue de vue.
— C'est donc pour cela qu'elle a fait un si mauvais parcours !
m'écriais-je. Je me doutais qu'il devait y avoir une raison. Si j'avais
su ! Où est-elle maintenant ?
— Je l'ai conduite dans un de nos vans où elle s'est allongée,
enveloppée dans une couverture. Elle frissonnait un peu; elle a
expliqué aux autres qu'elle était fatiguée et avait besoin de se reposer.
Ils sont allés manger un morceau avant la dernière épreuve du
gymkhana. '
- Bon, dis-je. Il ne faut pas les affoler. Occupe-toi des chevaux,
je vais la voir. »
Je grimpai dans le van. Josy, allongée dans un coin, semblait
somnoler. En m'entendant elle s'éveilla aussitôt et se souleva.
« Tante Pat ! je ne te reconnaissais pas. Il fait un peu sombre ici.
— Comment te sens-tu ? questionnai-je.
— Oh ! très bien ! Un peu lasse, c'est tout. Mais je me suis
reposée et je me sens tout à fait en forme.
- Josy, dis-je avec douceur, ne nie raconte pas d'histoires.
Pauline m'a tout expliqué.
- Oh ! je lui avais demandé de ne rien dire !
- Elle a eu raison. C'est bien d'être courageux, mais il ne faut pas
exagérer. Comment va ton pied ?
— A merveille ! fit-elle gaiement. Je me sens capable de danser!
— Laisse-moi regarder. »
Dans la demi-obscurité du van, j'ôtai la couverture et massai
aussi doucement que possible la cheville et le pied avec mes pouces.
Josy ne put retenir un gémissement. La cheville gardait sa mobilité,
mais le pied semblait très enflé.
« Il faut enlever ton soulier, déclarai-je, et voir cela de plus
près.»
Elle fit un bruit qui tenait du rire et du sanglot.
« J'aime mieux pas, avoua-t-elle. Une fois le soulier ôté, j'ai peur
de ne pas pouvoir le remettre.
- Dis la vérité, Josy. Ça ne va pas fort, hein ? » Elle se tut un
moment.
« Non, tante Pat, avoua-t-elle.

96
— En ce cas, j'appelle un médecin. Plus tôt on examinera ton
pied, mieux cela vaudra. Nous n'avons que trop attendu.
— Tante Pat, je t'en supplie ! Je connais les médecins... Il me
bandera le pied très serré et me défendra de bouger pendant je ne sais
combien de temps.
— Eh bien ? demandai-je.
- Tu ne vois pas, tante Pat ? Il faut que je monte ce soir. Il le
faut. Sinon, toute l'équipe sera par terre. Tu sais bien que Penny ne
peut pas me remplacer. J'ai déjà raté mon épreuve de saut. Je ne veux
pas décevoir les autres une seconde fois !
— Tu n'as rien raté, Jo. C'était déjà très beau de faire ton
parcours. Mais rappelle-toi : tu pouvais à peine tenir en selle à cause
de ton pied. Qu'est-ce que ce sera, quand il faudra descendre de cheval
et remonter très vite ? Même si tu tiens le coup, tu handicaperas
forcément les autres. Il vaut mieux renoncer dès maintenant.
— Non, tante Pat, dit-elle avec fermeté. Il faut que je coure le
risque. Mon pied va déjà mieux, vrai ! Il ne nous manque qu'un point
par épreuve pour finir troisièmes. Si je retarde les autres, ils auront du
moins la satisfaction d'avoir terminé. Si j'abandonne, ils n'auront qu'à
en faire autant... et je n'oserai plus jamais les regarder en face. »
Je faiblissais, elle le sentait. Elle n'avait pas de fracture, et à sa
place j'aurais parlé comme elle. Si elle réussissait à tenir jusqu'au bout,
l'équipe de Miserden pouvait encore finir dans un bon rang. Josy avait
l'esprit sportif... Pourtant j'hésitais toujours. Elle s'en aperçut.
« Rappelle-toi, dit-elle gentiment, l'an dernier, quand tu as fait
cette chute sur la tête au milieu d'une épreuve. Tu t'es relevée et tu as
fini ton parcours avec la figure couverte de boue et un œil qui tournait
au noir !
— Ce n'était pas la même chose. J'avais eu une commotion et je
ne savais plus ce que je faisais. J'ai agi par instinct, simplement.
D'ailleurs il fallait que je refasse sauter la jument pour qu'elle ne perde
pas confiance après sa chute.
- En tout cas, tu as terminé ton parcours. A ma place, laisserais-
tu tomber les autres ? Bien sûr que non !
— Je ne sais pas, ma petite. Je ne sais pas ce qui vaut mieux
pour toi.

97
Non, tante Pat, il faut que je coure le risque.

98
— Je le sais, moi ! Je sais ce que j'ai à faire : je vais me reposer
encore un moment, puis je monterai en selle, et je ne quitterai pas la
piste avant la fin du concours !
— Tu es folle, mais je t'admire. Dis-moi, tu n'as pas mal à
la tête ?
— Non, seulement au pied, je t'assure. »
Le sort en était jeté. Si Josy restait infirme, j'en serais en partie
responsable. Pourtant son assurance m'obligeait à céder. Comme nous
tous, elle tenait passionnément à ce championnat; rien ne pouvait
l'arrêter en route. Mais que diraient les autres eu voyant son pied
blessé ?
Elle lut sans doute dans ma pensée, car elle reprit :
« Ne leur dis rien, n'est-ce pas, tante Pat ? Ce sera un secret entre
nous deux.
— Pauline est au courant aussi.
— Pauline ne dira rien. Je ne veux pas que les autres le sachent.
Ils ont assez à faire sans se tourmenter pour moi par-dessus le marché.
Je serai plus tranquille s'ils ne savent pas. De toute façon, à peine en
piste, j'oublierai mon pied. N'en parle pas, tante Pat ! »
Je cédai de nouveau. Je comprenais ce qu'elle voulait dire. Si elle
devait concourir, il valait mieux que personne ne se doute de rien.
Josy prit mon silence pour une promesse.
« Voilà qui est entendu, déclara-t-elle. Encore quatre heures et
nous aurons le résultat. Tu crois que ça marchera ?
— Je l'espère », répondis-je.
J'étais heureuse qu'il fît noir et qu'elle ne pût voir mon visage.
Une heure plus tôt, je croyais Miserden capable de remporter la coupe.
Mais maintenant, avec la blessure de Josy, ils n'avaient pas une chance
sur cent de battre trois équipes indemnes, toutes bien résolues à gagner
le grand prix du Poney-Club !

*
**

Laissant Josy se reposer, j'allai prendre un léger repas au


restaurant du concours hippique. Je devais monter à sept heures dans
la finale de la coupe « Chevaux et Chiens » puis, deux heures plus
tard, dans la coupe du journal Sunday Graphie, que deux de mes

99
chevaux avaient déjà gagnée précédemment. Les Ji-Ja-Jo n'étaient pas
au restaurant, mais je n'avais aucune raison de m'inquiéter : ils étaient
sans doute en train de s'empiffrer à l'un des nombreux comptoirs
édifiés dans l’enceinte. J'aperçus mon ami le sélectionneur, installé à
une table d'angle avec un groupe de cavaliers. Nous échangeâmes un
petit signe. Je me demandai s'il fallait lui expliquer la raison de l'échec
de Josy. Finalement je décidai de ne pas le faire. De toute façon cela
aurait l’air d'une excuse; d'autre part, s'il prenait la chose au sérieux, il
pourrait demander à voir la blessée et peut-être l'empêcherait-il de
prendre part au grand prix du Poney-Club.
En attendant, il la considérait comme une enfant gâtée,
manquant de courage dans les grandes occasions. C'était regrettable,
car Josy devrait désormais se montrer deux fois plus brillante pour le
faire changer d'avis et l'inciter à la sélectionner pour les équipes
internationales. Mais maintenant que je connaissais les raisons de son
échec je ne doutais pas qu'elle ne réussît un jour. Non, elle ne
manquait pas de cran ! Je craignais plutôt qu'elle n'en eût trop !
Sept heures moins le quart : je n'avais pas de temps à perdre.
Heureusement on avait prévu pour les concurrents des tickets de
restaurant qui nous dispensaient d'attendre indéfiniment d'abord la
note, puis la monnaie. En sortant, je me dirigeai aussitôt vers la piste.
Pauline m'attendait, toujours prête; une fois de plus je me félicitai de
posséder une assistante de sa qualité. Avec son aide, j'enfourchai
Carrousel, que je devais monter en premier.
On appela mon numéro; je fis quelques pas dans l'allée sablée.
Tous les chevaux avaient maintenant derrière eux la fatigue de
nombreuses épreuves; Carrousel, lui aussi, avait perdu sa fougue du
premier jour. Pauline l'avait maintenu en bonne condition. Tout en lui
flattant l'encolure, je lui murmurai que ce serait bientôt fini et qu'il
retrouverait bientôt l'air pur, le calme et la paix des collines.
La coupe « Chevaux et Chiens » devait finir à sept heures et
demie, mais il y eut plus de parcours sans faute que les juges ne
l'avaient prévu, et les finales nous entraînèrent jusqu'à huit heures
moins le quart. En sortant de la piste, nous croisâmes les chevaux
lourds qui piétinaient dehors, impatients de faire admirer leur force.
Après, il devait y avoir une nouvelle exhibition de dressage, suivie par

100
le grand prix du Poney-Club. Et dans une demi-heure
exactement, je devais ramener Tosca et son poulain pour un dernier
défilé des Personnalités.
Je me retrouvai brusquement sur terre quand Pauline m'adressa
la parole.
« Toujours pas de Jimmy, déclara-t-elle d'un air sombre.
— Quoi ? m'exclamai-je. Tu en es sûre ? »
Elle fit signe que oui.
« Jacky est venue me le dire il y a cinq minutes. Elle a jeté un
coup d'oeil sur les gradins; il n'y était pas. Ils l'ont tous attendu devant
les boxes jusqu'à sept heures et demie, mais il ne s'est pas montré.
— Oh ! il doit être là ! affirmai-je. Il est sans doute allé dîner au
restaurant. »
Pauline hocha la tête.
« Ils y sont allés. Personne. »
Je n'étais pas vraiment inquiète, seulement un peu mal à l'aise. «
II sera là à l'heure, j'en suis sûre. Il reste encore beaucoup de temps. Ils
ont peut-être crevé : cette pauvre Bentley n'est plus de la première

101
jeunesse ! Mais le lieutenant de Vere est avec Jimmy : nous n'avons
rien à craindre.
— Je ne sais pas, fit Pauline. J'aimerais mieux qu'ils soient là
tous les deux. »
Plus elle se tourmentait, plus je voulais paraître calme. J'attendis
mon tour et entrai avec Tosca. Le poulain, qui était maintenant habitué
à défiler, se laissa conduire au lieu de me traîner comme au début.
Malgré les efforts des organisateurs pour rattraper le temps perdu,
nous étions encore en retard de cinq minutes. Après le défilé, je devais
participer à la coupe du Sunday Graphie, l'épreuve la plus importante
de la semaine. Elle devait durer une heure un quart, chaque cavalier
faisant deux parcours. Nous étions vingt-huit concurrents; j'aurais
donc assez longtemps à attendre entre mon premier et mon second
parcours.
Il était près de neuf heures quand je quittai la piste pour la
première fois. A la sortie du tunnel, clignant des yeux dans la
pénombre, j'aperçus un groupe anxieux qui m'attendait : Jacky, Billy
Noak et Penny.
« Que se passe-t-il ? demandai-je.
— Jimmy n'est toujours pas là ! répondit Jacky.
— En êtes-vous sûrs ? questionnai-je en mettant pied à terre. Il
devrait être arrivé depuis deux heures.
- Nous avons regardé partout. Au paddock, au restaurant, dans
les tribunes. Nous ne l'avons trouvé nulle part. »
Cette fois je m'inquiétai pour de bon. Que Jimmy fût en retard
d'une heure, passe encore. Northolt était à quinze kilomètres, les
routes pouvaient être encombrées. La vieille Bentley, que Percy
chérissait comme une tante âgée, s'arrangeait parfois pour tomber en
panne au mauvais moment. Mais Percy était un homme de ressources;
il savait que Jimmy devait absolument arriver à l'heure. En cas
d'incident, ils auraient fait de î'auto-stop ou pris un taxi. Même, en
mettant les choses au pis, ils auraient presque eu le temps d'arriver à
pied-Avant tout, il fallait rassurer les autres. « Ne nous affolons pas,
déclarai-je avec une tranquillité que j'étais loin de ressentir.
Téléphonons à l'aérodrome et demandons à quelle heure ils sont
partis. Ils ont peut-être été retardés là-bas.

102
— Cela m'étonnerait, répondit Billy. Voilà près de quatre heures
qu'il fait nuit. On ne continue pas les essais dans l'obscurité, je pense.
- Tel que je connais Percy, il le ferait s'il en avait envie ! Mais
même s'il a atterri en plein jour, il a pu avoir des formalités à remplir
ensuite. Allons téléphoner. »
II y avait une cabine publique près du secrétariat; elle était
occupée, comme toujours quand 011 veut obtenir une communication
urgente ! Une grosse dame racontait sa vie à une amie tandis que nous
trépignions derrière son large dos. Elle dut finir par percevoir les
ondes d'impatience que nous émettions vers elle, car elle se retourna et
aperçut nos visages anxieux pressés contre la vitre. Encore une minute
ou deux (qui nous parurent une heure) de ce que Jacky appelait son «
bla-bla-bla », puis elle raccrocha et sortit sans même s'excuser de nous
avoir fait attendre.
Il n'y avait place que pour deux dans la cabine; j'entrai avec
Jacky tandis que les autres restaient dehors. Je cherchai Northolt dans
l'annuaire; en vain. A « Royal Air Force», rien non plus. A « Ministère
de l'Air », en revanche, il y avait une demi-page de numéros; j'appris
où il fallait téléphoner pour s'engager dans la R.A.F. et pour se faire

103
soigner les dents au Centre odontologique de l'Armée de l'Air, mais de
Northolt, pas un mot.
Jacky eut alors l'idée de téléphoner au club de Percy où on nous
renseignerait peut-être. Je cherchai le numéro du Club : un employé
complaisant finit par nous donner le numéro de Northolt. Seulement
pour l'obtenir, il fallait introduire dans l'appareil une pièce d'un
shilling que je n'avais pas sur moi; plusieurs minutes furent néces-
saires pour nous en procurer une. J'obtins enfin l'aérodrome; l'employé
qui me répondit n'avait pris son service qu'à huit heures.
« Ne quittez pas, dit-il, je vais m'informer. » Cinq minutes
s'écoulèrent; l'air de la cabine devenait étouffant; Jaeky et moi, nous
osions à peine nous regarder. L'employé revint; il avait fait ce qu'il
pouvait, mais il ne savait pas grand-chose. Oui, on avait effectué un
.essai dans l'après-midi; il ne retrouvait que le nom du code, pas celui
du pilote. Les hangars de la R.A.F. étaient fermés la nuit et de toute
façon, il n'avait pas le droit de quitter son service. D'ailleurs, même s'il
l'avait pu, la sentinelle de la R.A.F. ne l'aurait pas laissé entrer sans
sauf-conduit. Je raccrochai, désolée.
« En tout cas, déclara Jacky, nous avons appris quelque chose :
un ennemi qui voudrait attaquer l'Angleterre n'aurait qu'à choisir un
samedi soir. La guerre serait finie avant que la R.A.F. ait le temps
d'ouvrir ses hangars ! »
Je sortis avec soulagement de la cabine et respirai à pleins
poumons l'air extérieur. A ce moment un palefrenier que je ne
reconnus pas arriva en courant.
« Miss Smythe? Je vous cherche partout ! Pauline m'envoie vous
prévenir que ce sera bientôt votre tour. »
Je dis aux enfants de m'attendre au tunnel de sortie et me
précipitai vers la piste. Aujourd'hui encore, je me demande comment,
Colin et moi, nous avons réussi à nous débrouiller; nous avions déjà
fait la moitié du parcours que je pensais toujours à Jimmy !
Heureusement cette seconde épreuve était relativement simple et ne
comportait que huit obstacles.
Quand je rejoignis l'équipe, il était dix heures moins vingt. Le
grand prix du Poney-Club commençait dans vingt-cinq minutes — et
Jimmy n'était toujours pas là ! Avant de partir pour Northolt, il avait
remplacé sa culotte de cheval par un pantalon de flanelle grise : il lui

104
faudrait bien cinq minutes pour se remettre en tenue ! A dix heures —
dans vingt minutes — il serait trop tard...
Je n'avais plus qu'un seul espoir — bien faible, hélas ! — que
Jimmy fût arrivé sans le dire aux autres et eût pris une place dans les
tribunes pour assister à la coupe du Sunday Graphie. Pourtant ce
n'était pas son genre d'agir ainsi : il avait beaucoup trop de
considération envers les autres pour nous laisser ainsi sur des charbons
ardents...
Malgré tout, il fallait faire quelque chose. Je me rendis au
secrétariat, où je trouvai plusieurs amis. Je demandai à Dorian
AVilliams s'il pouvait faire une annonce au micro pour prier Jimmy de
se rendre sur-le-champ au secrétariat. Il y avait des haut-parleurs
autour de la piste, au paddock et dans les parcs de stationnement; si
Jimmy se trouvait dans le voisinage, il entendrait forcément qu'on
l'appelait. Au bout d'un instant la voix de Dorian retentit; j'attendais à
la porte du secrétariat, espérant contre tout espoir que Jimmy allait
surgir au coin de l'allée... Rien, toujours rien. Au désespoir, je vis les
aiguilles de ma montre indiquer dix heures moins dix. Je remerciai
mes amis de leur obligeance et retournai à la sortie du tunnel. Je
secouai la tête.
Josy avait maintenant rejoint les autres. « Eh bien, tante Pat ? »
demanda-t-elle.
« Qu'allons-nous faire à présent ? explosa Jacky. Il ne reviendra
pas... Je suis sûre qu'il lui est arrivé quelque chose ! » Sa voix
devenait stridente, je me rendis compte qu'elle était à bout de forces. Il
fallait intervenir avant que ses nerfs ne lâchent.
« Tu dis des bêtises ! déclarai-je avec une assurance que je
n'éprouvais guère. Jimmy va arriver, j'en suis certaine. Pourquoi
restez-vous ici à tourner en rond ? Quand il arrivera, il faut qu'il vous
trouve prêts. Retournez aux boxes et amenez les chevaux à l'entrée du
tunnel. Jacky, j'ai un mot à dire à Josy; prends son cheval, je te prie,
en même temps que Pickles. Billy amènera le cheval de Jimmy avec le
sien. Penny, veux-tu aller chercher la bombe et la culotte de Jimmy ?
je crois qu'il les a laissées dans le van... Oh ! Sa casaque verte aussi,
s'il te plaît ! S'il arrive à la dernière seconde, tout doit être prêt pour lui
permettre de se changer ici même. »

105
Josy se mit à rire.
« Se changer ici, devant tout le monde ! Jimmy ne voudra
jamais!
— Il se changera au milieu de la piste si c'est nécessaire !
répliquai-je avec fermeté. Il vous reste cinq minutes : dépêchez-vous!»
Lorsque les autres se furent éloignés, je me tournai vers Josy.
« Et toi, comment vas-tu? demandai-je. Dis-moi la vérité,
n'essaie pas de dissimuler. »
Elle haussa les épaules.
« Mon pied me fait très mal, tante Pat. Quand je ne bouge pas, ça
peut aller, mais j'ai cru mourir en marchant jusqu'ici. Une fois en selle,
ça s'arrangera peut-être.
— Les autres n'ont pas remarqué que tu boitais ?
— Non, il faisait trop noir... D'ailleurs, ils pensaient surtout à
Jimmy. Tu ne crois pas qu'il a pu avoir un accident, tante Pat ? »
Je hochai la tête, me félicitant que l'obscurité l'empêchât de voir
mon visage.
« Je crois qu'il arrivera à temps, répondis-je. Jimmy ne nous a
jamais laissés tomber, il ne va pas commencer aujourd'hui !

106
— Mais que ferons-nous s'il n'arrive pas ? » insista-t-elle.
La réponse n'était que trop évidente. Si Jimmy n'était pas là dans
trois minutes, avec Penny Mills qui ne montait pas et le pied blessé de
Josy, il faudrait que l'équipe déclare forfait.

107
CHAPITRE VIII

ÉVASION

REVENONS maintenant de neuf heures en arrière, au moment où


Jimmy avait quitté la table pour rejoindre Percy. Arrivé sur la route, il
distingua l'énorme capot de la Bentley au milieu d'un groupe de
voitures moins aristocratiques. Il se précipita vers elle.
« Bonjour, Percy ! Il n'y a pas de problème : pour une fois, vous
êtes à l'heure !
Jimmy enjamba la portière basse et s'installa à côté de Percy.
« A l'aéroport, cocher, et poussez les chevaux ! déclama-t-il avec
une emphase ironique.
— Cocher toi-même ! répliqua Percy en mettant son moteur en
marche. Et ne prononce plus le mot de « chevaux » devant moi, s'il
te plaît ! Partout où je vais, il n'est question que de ces sales bêtes !
Regarde devant toi, cette grande pancarte : Concours hippique, avec
une flèche ! Il n'y a pas de problème, je finirai par me retrouver avec
un sac à avoine autour du cou !

108
- Impossible ! déclara Jimmy avec impertinence. Vous ne
pourriez jamais mettre le nez dans une musette-mangeoire : vos
moustaches vous en empêcheraient ! »
Percy ne répondit pas : il était occupé à se faufiler entre un
autobus et une petite décapotable dont le conducteur tenait
obstinément le milieu de la route. Percy passa en trombe, jetant à
celui-ci un regard de mépris.
« Les gens comme ça, marmonna-t-il, sont tout juste bons à
pousser une voiture d'enfant sur le trottoir ! »
A peine hors de la zone de grande circulation, il pressa
l'accélérateur. Bertha fonça; le paysage filait à une allure vertigineuse.
Jimmy se rappelait leurs vacances en France, quelques semaines plus
tôt. Mais, au lieu du soleil éclatant et du sol brûlé de la Provence, il
avait maintenant sous les yeux un calme paysage anglais baigné d'une
lumière grise et douce.
« Bonne journée pour un essai ? demanda-t-il.
— Pas mauvaise, pas mauvaise du tout. » Percy jeta vers le ciel
un regard d'expert. « Heureusement je dois voler bas. Au-dessus de
trois mille mètres il n'y a plus que des nuages.»
II expliqua à Jimmy, en termes simples, quel était l'objet de son
essai et décrivit quelques-uns des instruments compliqués qu'il devait
emporter pour enregistrer le déroulement du vol. Jimmy l’écoutait
avec passion; ils arrivèrent à l'aéroport sans qu'il s'en aperçût. Une
barrière s'abaissa; un caporal de la R.A.F. s'approcha et examina avec t
soin la Bentley et ses occupants.
« Vous avez votre laissez-passer, mon lieutenant ? »
Percy fouilla dans sa poche et sortit son porte-cartes.
« Merci, mon lieutenant. Et vous répondez de de ce jeune
homme ?
-— Absolument. C'est un ami. Qu'est-ce qui se passe donc,
caporal ? Je ne viens pas pour voler un avion — seulement pour voler
avec !
— Excusez-moi, mon lieutenant, mais les ordres sont très
stricts. Plusieurs avions ont été endommagés ces derniers jours. On ne
sait pas encore s'il s'agit d'un sabotage ou si ce sont des gamins qui ont
tripoté les instruments. C'est pourquoi on nous a recommandé de
surveiller particulièrement les jeunes garçons. »

109
Ce disant, il regardait Jimmy avec insistance comme pour bien
graver ses traits dans sa mémoire.
« Pas de danger avec celui-ci ! fit Percy en riant.
— Bien sûr, mon lieutenant, acquiesça le caporal. Mais il vaut
mieux qu'il ne s'éloigne pas trop de vous. C'est le meilleur moyen
d'éviter les histoires. »
Percy remit la voiture en marche et roula à vitesse réduite, sur le
bord de la piste, jusqu'à la tour de contrôle. Il sauta à terre et, Jimmy
sur ses talons, monta jusqu'à la grande pièce vitrée du premier étage
où deux hommes en uniforme se tenaient devant un immense tableau
couvert de cadrans et de diagrammes. Ils accueillirent Percy en vieil
ami et serrèrent la main de Jimmy. Puis ils se lancèrent dans une
discussion technique fort compliquée, donnant à Percy de multiples
indications sur les altitudes et les vitesses déterminées. Une bonne
partie de cette conversation était de l'hébreu pour Jimmy, mais il se
sentait ému par l'enthousiasme et l'assurance qui vibraient dans la voix
de ces hommes. Un jour, peut-être, on lui confierait, à lui aussi, des
machines d'un prix fabuleux pour les emmener dans le ciel voir ce
dont elles étaient capables.
Percy lui inspirait un respect nouveau. Les Ji-Ja-Jo avaient
tendance à considérer le jeune homme comme une espèce d'original
sans malice qu'on faisait enrager en lui parlant de chevaux. Ils le
méprisaient un peu d'avoir peur de ces animaux qu'ils montaient, eux,
avec tant d'aisance. A présent la situation se retournait. Percy était
chez lui dans ce monde nouveau pour Jimmy. Celui-ci se rendait
compte qu'on ne peut pas juger un homme uniquement d'après ses
talents équestres; il faut certainement autant d'habileté et de courage
— sinon davantage - - pour piloter un prototype d'avion à une vitesse
supersonique.
Percy interrompit sa rêverie.
« Je m'en vais, Jim. Il me faut dix minutes pour me préparer et
enfiler ma combinaison pressurisée. Tu verras l'avion sortir de ce
hangar, là-bas. Je resterai en contact avec la tour; tu entendras à la
radio les instructions que me donneront les contrôleurs ici présents et
les réponses que je ferai. Mon indicatif est : Hautbois. Vous avez bien
un casque d'écoute pour Jimmy ?
— Naturellement !

110
- Je ne peux pas aller avec vous et voir l'intérieur de l'appareil ?
demanda Jimmy à Percy.
— Non, mon petit. J'aimerais pouvoir te le montrer, mais, si je
faisais ça, je serais fusillé à l'aube ! C'est encore ultra-secret, tu
comprends. »
Jimmy semblait surpris. « Pas l'extérieur, naturellement, précisa
Percy. Il y a même eu des photos dans les journaux. L'intérieur, c'est
autre chose ! Je ne suis pas bien sûr de savoir moi-même tout ce qu'il
y a dedans.
— Tu peux dire que tu n'en sais rien ! » taquina un des
contrôleurs. Percy le menaça du poing en souriant et dévala l'escalier
de la tour.
Jimmy regarda la silhouette dégingandée s'éloigner et disparaître
dans le hangar. Pendant dix minutes il ne vit plus rien. Puis son cœur
battit; les portes du hangar s'ouvrirent; un petit avion argenté
s'avançait sur la piste. Son avant effilé, ses ailes en delta et sa queue
relevée lui donnaient l'aspect inquiétant d'un requin. Jimmy vit Percy
grimper dans la carlingue — du moins, il supposa que c'était Percy,
car le pilote ressemblait plutôt à un Martien avec sa combinaison
volumineuse et son énorme casque à bourrelets rappelant ceux des
joueurs de football américain. Le visage collé à la vitre de la tour de
contrôle, Jimmy distingua un faible bourdonnement qui s'amplifiait
peu à peu à mesure que Percy lançait les réacteurs. Le bruit devint un
hurlement; des flammes jaillirent des tuyères, et des vagues d'air
surchauffé balayèrent le ciment de la piste. Un paquet de cigarettes
vide qui gisait à vingt mètres derrière l'appareil s'envola comme la
pierre d'une fronde.
A ce moment, un des contrôleurs se mît à parler dans le
microphone. Jimmy saisit son casque.
« Allô, Hautbois ? Ici la tour de contrôle. Vous m'entendez ?
Répondez. »
Le casque de Jimmy crépita, puis le jeune garçon distingua la
voix un peu métallique mais très reconnaissable de Percy.
« Allô, contrôle ! Allô, contrôle, ici Hautbois. Je vous entends
parfaitement, cinq sur cinq. A vous ! »

111
Un des contrôleurs posa alors diverses questions techniques;
l'autre nota les réponses. Jimmy n'y comprenait goutte. Son respect
pour Percy augmentait de minute en minute. Il avait cru que l'aviation,
c'était comme l'équitation : il suffisait d'avoir deux bonnes mains et
pas mal de courage. Jusque-là il ne se doutait pas qu'un pilote
moderne devait être un expert non seulement en mécanique, mais en
mathématiques supérieures. Percy l'avait mystifié, lui et les autres Ji-
Ja-Jo, en jouant au gros bêta. Jimmy se sentit rougir au souvenir de la
façon dont ils l'avaient tous traité parfois.
« Allô ! fit le contrôleur. Allô, Hautbois, essai au sol terminé.
Vous pouvez prendre la piste. Compris ? A vous ! »
De nouveau la voix de Percy : « Allô, contrôle, ici Hautbois.
O.K. Je répète : O.K. Il était temps que vous finissiez vos petites
additions. Je commençais à avoir chaud. »
Le contrôleur sourit. « Allô, Hautbois ! dit-il avec une sévérité
feinte. Veuillez observer le règlement, je vous prie. Dès le décollage,
prenez quinze cents mètres d'altitude en ligne droite. Je répète :
altitude quinze cents mètres. Puis faites un passage nord-sud au-dessus
du terrain en exécutant une série de tonneaux. Compris ? A vous !

112
— Allô, contrôle, O.K. Rien d'autre à me dire avant de
m'embrasser ?
— Allô, Hautbois ! N'oubliez pas que le quartier général peut
être à l'écoute sur cette longueur d'onde. Le règlement interdit les
plaisanteries dans les transmissions. Terminé. »
Le contrôleur arrêta l'appareil émetteur et se tourna en souriant
vers son camarade.
« Ce sacré Percy finira par nous attirer des histoires ! « Avant de
m'embrasser », tu as entendu ? Si le général était là, il en aurait une
attaque !
— Percy est un drôle de farceur. Mais c'est le meilleur pilote de
l'escadrille, et ce n'est pas peu dire !
— Le voilà parti ! » annonça le premier.
Jimmy regardait par la fenêtre. L'avion frémit, se mit lentement
en marche, puis roula de plus en plus vite et finit par s'envoler. Jimmy,
le cœur battant, le vit monter presque à la verticale. Aucun des avions
qu'il avait vus jusqu'alors ne prenait aussi rapidement de la hauteur. En
quelques secondes, ce ne fut plus qu'un point dans le ciel.
Le casque crépita; Jimmy entendit la voix de Percy fredonner :
« Entrez dans la danse..., voyez comme on danse... »
Puis, sur un ton plus professionnel : « Allô, contrôle, ici
Hautbois. Altitude prescrite atteinte dans cinq..., quatre..., trois...,
deux..., une seconde. Je suis en vol horizontal à quinze cents mètres.
Je répète : un, cinq, zéro, zéro. Les instruments indiquent... » Suivit
une série de chiffres, puis Percy annonça : « Aux tonneaux, à présent.
Espérons que le vin est bon ! »
Avant que le contrôleur eût eu le temps de lui reprocher ce
message peu orthodoxe, Percy avait commencé ses tonneaux. Au
moment où il survolait la tour de contrôle, Jimmy constata avec
stupeur qu'il exécutait son tonneau plus lentement et volait un moment
sur le dos. Puis, sans cesser de transmettre des chiffres, il acheva le
mouvement avec dextérité. Jimmy n'écoutait même plus ce qu'il disait.
Son cœur était là-haut avec Percy. Dès cet instant il avait décidé qu'un
jour, lui aussi, il serait pilote. Rien au monde ne pouvait être
comparable à la liberté du ciel.
L'essai continua une vingtaine de minutes, pendant lesquelles
Percy se livra à des acrobaties de plus en plus audacieuses. Puis le
téléphone sonna. Le second contrôleur alla répondre.

113
« Oui, mon colonel... Bien, mon colonel. C'est entendu, mon
colonel. »
Il raccrocha, se dirigea vers son camarade et lui tendit les
quelques mots qu'il venait de griffonner. L'autre y jeta un coup d'oeil
et sifflota.
« En voilà, une affaire ! Percy va être furieux ! »
Il revint à son émetteur et appela :
« Allô, Hautbois !... Allô, Hautbois ! Ordre du quartier général :
posez-vous sur le terrain A et présentez-vous immédiatement au
colonel qui veut vous faire faire une démonstration de l'appareil
devant un officier supérieur américain. Compris ? Terminé. »
Percy paraissait incrédule. « Le terrain A ? cria-t-il dans son
micro. Mais c'est à cinquante kilomètres ! Et ma voiture ? Et mon
passager ? Le colonel est tombé sur la tête ! Terminé.
— Allô, Hautbois ? Je vous rappelle qu'on peut nous entendre.
C'est un ordre : exécution immédiate. Compris ? Répondez. »
Percy poussa un soupir qui s'entendit à plusieurs kilomètres. «
Le quartier général a vraiment le don de tout embrouiller ! » murmura-
t-il. Puis d'une voix sèche, impersonnelle : « Allô, contrôle ! Ordre
entendu, exécution immédiate. » Et, très vite, il ajouta :
« Si tu es à l'écoute, Jimmy, fais attention. Sitôt la démonstration
finie, j'emprunte une voiture et je reviens te chercher. Je serai là dans
une heure et demie — disons à six heures trente. Tu arriveras un peu
en retard, mais pas trop : je te ramènerai à temps pour le concours, je
te le promets. Attends-moi là-bas. On s'occupera de toi. »
De nouveau la• voix sèche : « Allô, contrôle! Ordre en cours
d'exécution. Terminé. Stop. »
L'avion survola le terrain, fit un battement d'ailes en signe
d'adieu et s'évanouit dans le crépuscule. Jimmy se sentit soudain très
seul. Il dépendait maintenant de ces étrangers — de braves gens,
certes, mais qui étaient occupés de leur côté et ne l'avaient admis dans
la tour de contrôle que pour être agréables à Percy. Maintenant que
celui-ci était parti, quelle raison avait Jimmy de rester là à les
encombrer ?
Il se fourra dans un coin, essayant de se faire le plus petit
possible. Un des contrôleurs, qui s'appelait Billings, remarqua son air
désolé.

114
« Ne t'inquiète pas, mon garçon. Percy ne te laissera pas tomber.
Et si tu venais prendre une tasse de thé à la cantine ? Je peux
m'absenter un quart d'heure, Tom ?
— Bien sûr ! dit l'autre. Puisque Percy est parti, c'est fini pour la
journée. J'achève ces calculs et je vous rejoins si j'en ai le temps. »
Le lieutenant Billings emmena Jimmy dans le baraquement qui
servait de cantine et lui offrit une tasse de thé avec quelques biscuits
un peu racornis. Il raconta au jeune garçon le début de sa carrière
d'aviateur; entré dans la R.À.F. à vingt ans, il avait appris à piloter sur
des biplans; de là il était passé aux Hurricanes et aux Spitfires.
« Ça nous semblait formidable : six cents à l'heure et deux
canons ! Mais les pilotes d'aujourd'hui, comme ton ami Percy,
trouveraient que ça ne bouge pas ! Les avions actuels pourraient
décrire des cercles autour de nos vieux « Spits » — et dans dix ans ils
seront sans doute démodés à leur tour. Il y aura des missiles sans
pilote et des avions presse-bouton, mais je ne serai pas là pour les
voir: à ce moment-là je ne quitterai plus le plancher des vaches ! »
Billings parla à Jimmy de la guerre, des grands as qu'il avait
connus, des combats contre les Messerschmitt au nez jaune, des

115
patrouilles en Afrique et en Asie. Jimmy l'écoutait avec tant
d'attention que pendant un moment il oublia presque Percy et le Grand
Prix du Poney-Club.
Mais Billings jeta un coup d'œil à sa montre.
« Six heures ! dit-il. Il faut que je file, ou bien je n'ai pas fini d'en
entendre ! Ma femme n'aime déjà pas que je sois de service le samedi.
J'ai beau lui dire qu'il faut bien que quelqu'un y soit... retournons à la
tour de contrôle, Percy ne va pas tarder à arriver. »
Quand ils arrivèrent, le second contrôleur, qui venait de finir ses
calculs, avait également hâte de partir. Percy lui avait signalé par radio
son atterrissage sur le terrain A, mais depuis, plus rien. Les deux
officiers habitaient Uxbridge et rentraient par la même voiture.
« Est-ce que nous pouvons te déposer quelque part ? demanda
Billings.
- Merci beaucoup, il faut que je rentre à Londres, et c'est à
l'opposé, n'est-ce pas ? Et puis Percy s'inquiéterait s'il ne me retrouvait
pas ici.
— Tu es bien sûr de vouloir rester ? » Billings était pressé de
partir. Pourtant cela l'ennuyait de laisser Jimmy tout seul.
« Absolument ! répondit celui-ci en s'efforçant de dissimuler son
inquiétude. Il est plus de six heures et demie. Je vais aller m'asseoir
dans la Bentley : c'est là qu'il ira d'abord..., il n'y a pas de problème !
— En ce cas... », fit Billings, pas très rassuré lui-même.
Jimmy insista, le remercia, et les deux hommes s'éloignèrent.
Après leur départ, le jeune garçon se sentit plus seul que jamais.
Les lumières qui entouraient l'aéroport projetaient des ombres sur le
terrain; la masse noire des hangars se silhouettait, menaçante, sur la
teinte plus pâle du ciel. Les deux lampes rouges qui marquaient
l'extrémité des pistes regardaient Jimmy d'un air féroce, comme les
yeux d'une bête sauvage prête à bondir. La brise fraîche le faisait
frissonner.
Relevant son col, il courut vers la Bentley et se pelotonna sur le
siège avant. La capote était baissée; Jimmy craignait de ne pouvoir la
relever seul et dans le noir; il se borna donc à se blottir aussi bas que
possible pour éviter le courant d'air. Il découvrit sur la banquette
arrière une vieille veste appartenant à Percy et l'enroula autour de ses
jambes pour avoir moins froid.

116
La semaine avait été longue et fatigante poiir les Ji-Ja-Jo : levés
tôt, couchés tard, beaucoup d'exercice et une tension nerveuse à
laquelle ils n'étaient pas accoutumés. Jimmy eut beau lutter pour
garder les yeux ouverts, au bout de dix minutes il était assoupi.
Soudain il s'éveilla en sursaut : on dirigeait une lumière
aveuglante sur son visage; deux mains rudes le saisissaient aux
épaules.
« Ça, c'est un peu fort ! disait une voix. En voilà un qui ne
manque pas de toupet ! Coucher dans les voitures, à présent ! Qu'est-
ce qu'ils inventeront encore, je me le demande ! »
Jimmy, le cerveau encore embrumé, se mit péniblement sur ses
pieds.
« C'est vous, Percy?
— Non, ce n'est pas moi, Percy ! fit la voix en imitant la sienne.
C'est la patrouille de la R.A.F., voilà ce que c'est ! Et n'essaie pas de
faire l'innocent, hein? On t'a pris en terrain interdit, alors suis-nous et
pas de rouspétance !
- Vous vous trompez ! protesta Jimmy. Je ne suis pas... »
Celui des deux hommes en uniforme qui s'était adressé à lui ne
lui donna pas le temps de répondre.
« Tu t'expliqueras au poste ! dit-il. En avant, marche ! »
Une main vigoureuse prit Jimmy par le col de sa veste et le tira
hors de la voiture. Jimmy comprit qu'il était inutile de discuter avec
les sentinelles; il se tut et se laissa conduire jusqu'au poste de garde
situé à l'entrée du terrain. Il espérait que le caporal qui avait inspecté
la voiture à son arrivée le reconnaîtrait et expliquerait leur méprise aux
deux soldats.
Mais, en entrant dans le poste, il constata que le caporal n'était
plus le même.
« Nous avons trouvé ce garçon endormi dans la voiture d'un
officier, expliqua l'un des hommes. Et il n'avait pas l'air de s'en faire !
Je parie que c'est encore un de ces vauriens qui sont déjà venus
marauder dans les hangars. Il attendait probablement qu'il fasse tout à
fait nuit pour recommencer.
— Alors, petit, demanda le caporal, qu'est-ce que tu as à nous
dire? Tâche que ça tienne debout, hein ! »
Jimmy raconta tout, depuis le départ de Londres avec Percy
jusqu'au moment où la sentinelle l'avait éveillé dans la voiture.

117
Le caporal sifflota d'un air sceptique.
« En voilà, une histoire ! s'exclama-t-il. Ma foi, pour être
capable d'inventer tout ça de but en blanc, tu devrais passer à la
télévision !
— C'est vrai ! insista Jimmy. Je n'ai rien inventé, je vous le
jure!»
Le caporal était un vrai titi londonien.
« Sois gentil, petit, dit-il. Je ne suis pas allé au collège, moi, je
ne sais pas parler comme un député, mais je ne suis pas tombé de la
dernière pluie ! Tu dis que tu es arrivé avec un pilote d'essai et qu'il a
été appelé au quartier général. Et que les deux officiers de l'a tour de
contrôle sont rentrés chez eux et t'ont laissé seul. Maintenant tu
attends probablement que le maréchal de l'Air vienne te chercher dans
sa Rolls? Tu ne veux pas que je lui téléphone pour lui dire de se
dépêcher un peu? »
Puis il cessa de plaisanter et interrogea : « Comment s'appelait-
il, ton pilote?
- Le lieutenant Percy de Vere. » Le caporal éclata de rire.
« Eh bien ! Tu as de l'imagination ! Vous entendez ça, vous
autres? Percy de Vere ! Ça sent son roman d'aventures à vingt mètres !
tu es sûr que ce n'était pas Robin des Bois? »
Jimmy se demandait s'il dormait encore et si tout cela n'était
qu'un cauchemar. Plus il protestait qu'il disait la vérité, plus le caporal
se moquait de lui. Il commençait à se rendre compte qu'en effet son
histoire devait paraître singulière. Quand il déclara innocemment que
Pat Smythe, la cavalière, était sa tante, les trois hommes se tinrent les
côtes de rire.
« C'est plus drôle que la télé ! déclara le caporal en s'essuyant les
yeux avec un grand mouchoir rouge. Mais ça suffit, mon petit gars,
assez rigolé ! Tu es un civil, je suppose — à moins que tu sois le
général en chef voyageant incognito ? Il faut que nous te gardions
jusqu'à ce que la police vienne te chercher. Tu seras accusé de t'être
introduit sur un terrain militaire — probablement dans l'intention de
chaparder. Commence par retourner tes poches, qu'on voie si tu
n'avais pas déjà commencé. »
Jimmy fut bien forcé d'obéir. Toujours avec l'impression de
vivre un cauchemar, il vida sur la table la contenu de ses poches : un

118
canif, un stylo, un billet de dix shillings, un mouchoir d'une propreté
douteuse et un laissez-passer pour le concours hippique de Londres.
« Là ! fit-il en désignant le laissez-passer, ça devrait vous
prouver que je dis la vérité ! »
Le caporal examina le carton, puis hocha la tête.
« Ton nom n'est pas dessus. Tu as pu trouver cette carte par
terre.
— Et si vous téléphoniez au secrétariat du concours? On
connaît mon nom, là-bas; on vous dirait que j'appartiens à l'équipe de
Miserden. Ou alors demandez Miss Smythe. Vous la croirez, elle !
— Bah ! fit le caporal. Le secrétariat confirmera peut-être qu'il y
a effectivement un garçon de ce nom dans telle équipe, mais
comment saurai-je que c'est bien toi? Tu as pu voir le nom sur le
programme. Et puis, en voilà assez, nous perdons notre temps. C'est à
la police de mener l'enquête. Si tu insistes gentiment, on téléphonera
peut-être à la reine pour lui demander qui tu es. Moi, tout ce que je
peux faire, c'est te conseiller de dire la vérité, pas toutes ces histoires à
dormir debout ! Mettez-le dans la cellule; je donnerai ses affaires aux
agents quand ils arriveront. »
Une des sentinelles prit Jimmy par le bras et l'emmena derrière
le poste, dans une autre baraque où l'on accédait en montant quelques
marches. La clef grinça derrière Jimmy; il était seul.
La cellule était éclairée par une médiocre ampoule fixée au
plafond et entourée d'un grillage pour empêcher les prisonniers de
l'enlever ou de la briser. Par terre il y avait une paillasse avec une
vieille couverture pliée en quatre. Un tabouret de bois vissé au
plancher complétait le mobilier. Jimmy, encore incapable d'envisager
clairement la situation, se laissa tomber sur le tabouret et enfouit son
visage entre ses mains.
Jamais il ne s'était senti aussi découragé, aussi malheureux. Il
resta immobile quelques minutes, puis, jetant un coup d'œil à sa
montre-bracelet, que le caporal lui avait laissée, il constata avec
terreur qu'il était déjà sept heures un quart. La police n'arriverait peut-
être pas avant une heure; Dieu sait le temps qu'elle mettrait à contrôler
ses déclarations et à s'apercevoir qu'il y avait méprise ! Or, dans moins
de trois heures, Jimmy devait entrer en piste; le reste de l'équipe devait
commencer à s'inquiéter de son absence. Quand Percy reviendrait, il
penserait, voyant la Bentley vide, que Jimmy avait trouvé une

119
occasion de regagner Londres plus tôt. Il n'aurait même pas l'idée de
demander au poste de garde si on avait vu un jeune garçon.
Dès qu'il eut pris conscience du problème, Jimmy retrouva d'un
coup tout son courage. Il fallait absolument sortir de cette cellule et
rentrer à Londres par ses propres moyens. Mais comment? Il se leva,
se dirigea vers la porte et tourna doucement la poignée. La porte était
fermée de l'extérieur, et on avait enlevé la clef. Une des lames du
plancher était mal fixée; Jimmy, aux dépens de ses ongles, réussit à
arracher le clou. Il essaya d'abord de s'en servir pour ouvrir la serrure;
au bout de quelques minutes il y renonça. Dans les romans, pensa-t-il,
on arrive toujours à ouvrir les serrures avec un bout de fil de fer... En
pratique, c'est autre chose !
Les gonds se trouvaient à l'extérieur, aucun espoir de ce côté-là.
Il essaya, sans succès, d'enfoncer un des panneaux de bois qui
constituaient les parois de la cellule : ils étaient épais et solides.
Impossible aussi d'enfoncer la porte d'un coup d'épaule; et, de toute
façon, le bruit attirerait l'attention. Jimmy tournait comme un tigre en
cage, examinant les murs. L'unique fenêtre était trop haute et
grillagée; elle était assez large pour donner passage à un garçon de sa
taille, mais il faudrait d'abord l'atteindre, puis briser la vitre, arracher
l'épais grillage et se laisser tomber de deux mètres cinquante sur le sol.
Jimmy essaya d'approcher le tabouret : il avait oublié qu'il était vissé
au plancher. Sans tabouret, l'évasion par la fenêtre était impraticable.
Pendant un moment Jimmy sentit le désespoir l'envahir. Le
temps filait; le pauvre garçon se creusait la cervelle, se répétant qu'il
devait y avoir un moyen, si seulement il pouvait le découvrir. Soudain
il frissonna, sentant un courant d'air contre sa jambe. D'abord il n'y fit
pas attention, puis tout à coup il se dressa comme un ressort. Un
courant d'air, ça vient forcément du dehors ! Jetant un coup d'œil
autour de lui, il aperçut la lame de parquet dont il avait ôté le clou; il
la saisit par un bout et la souleva de toutes ses forces. Quand il eut une
ouverture assez large pour y passer le bras, il se mit à plat ventre et
tâtonna du bout des doigts dans le trou : il existait un espace d'au
moins quarante centimètres entre les fondations de ciment et le
plancher.
Le cœur de Jimmy battit plus vite. Il se releva et arracha
complètement la planche, puis, s'en servant en guise de levier, souleva
la planche voisine. Celle-ci se cassa net, avec un bruit qui résonna

120
comme un coup de pistolet; pendant dix précieuses secondes Jimmy
resta immobile, s'attendant à voir surgir une des sentinelles. Mais
personne ne vint. Otant un de ses souliers, il se servit du talon comme
d'un marteau pour libérer complètement la seconde planche. Une
ouverture noire, d'un mètre de long sur quarante centimètres de large,
béait sous ses pieds.
Jimmy n'avait pas de temps à perdre. La police pouvait arriver
d'une minute à l'autre : si on le surprenait en train de fuir, plus que
jamais on le croirait coupable. Il essuya de sa manche son front trempé
de sueur — le caporal avait confisqué son mouchoir — et se laissa
glisser dans le trou, introduisant d'abord les pieds, puis une épaule, un
bras, enfin l'autre.
Il se retourna alors et se mit à plat ventre. Sous la cabane il
faisait complètement noir. Des nuages de poussière lui entraient dans
le nez; une toile d'araignée lui chatouilla le visage. Ne pouvant
soulever la tête, Jimmy rampa sur le ciment, se protégeant la figure de
son coude replié. Le courant d'air lui indiquait la route de la liberté —
mais il pouvait ne s'agir que d'un trou pour lui donner passage.
Tout à coup sa tête heurta un obstacle; il étouffa un « aïe » de
douleur. En tâtonnant de la main droite dans l'obscurité, il rencontra
l'arête d'une pièce de bois; c'était sans doute une des poutres qui
soutenaient le plancher de_ la cabane. Celle-là lui barrait le chemin; il
essaya de passer dessous, mais ne réussit qu'à s'écorcher la joue sur le
bois mal équarri de la poutre.
Cette fois il eut vraiment peur. Il ne pouvait plus avancer;
pourrait-il seulement retourner en arrière ? Il fut tenté d'appeler au
secours et de renoncer à s'échapper. Mais, si son corps n'en pouvait
plus, son esprit n'abandonnait pas la lutte. Il serra les dents, résolu à
poursuivre coûte que coûte. Puisqu'il ne pouvait pas passer sous la
poutre, eh bien, il essaierait d'en faire le tour.
Il changea de direction et se glissa comme une chenille le long
de la grosse pièce de bois. La sueur qui coulait de son front lui piquait
les yeux. Le ciment des fondations lui meurtrissait les coudes et les
genoux à travers la flanelle de son costume. Une jambe de son
pantalon était déjà trouée par le frottement. Enfin ses mains
rencontrèrent un obstacle qui semblait en bois. Il avait atteint l'ex-
trémité de la cabane.

121
Le ciment des fondations lui meurtrissait les coudes.

122
Le courant d'air était plus fort à présent; il rafraîchissait les joues
brûlantes de Jimmy et envahissait ses poumons torturés. Jimmy
examina la planche qui lui barrait le chemin : entre elle et le ciment il
y avait un espace d'une quinzaine de centimètres à peine. Mais, dans le
bas, la planche était humide de moisissure, spongieuse et proba-
blement pourrie. Jimmy la secoua : un morceau lui resta entre les
doigts. Fiévreusement, sans plus se soucier du bruit qu'il pouvait faire,
il arracha un autre morceau.
Passant alors les bras par le trou, il put enfin saisir une grosse
touffe d'herbe à l'extérieur de la cabane. Il s'y cramponna de toutes ses
forces et réussit, par une lente traction, à faire passer sa tête et ses
épaules à travers le bois pourri qui cédait à mesure. Puis, dans un
suprême effort, le reste du corps suivit et, enfin, Jimmy se trouva tout
entier à l'air libre.
En levant les yeux, il vit au-dessus de lui la fenêtre éclairée du
poste de garde. Malgré son extrême fatigue, il comprenait qu'il ne
pouvait pas rester là. Il suffisait qu'une des sentinelles regardât par la
fenêtre pour le découvrir. Il se releva péniblement, oublia ses douleurs
et courut se cacher derrière la baraque. Il n'osait pas gagner la route
par la barrière brillamment éclairée et certainement gardée par une
sentinelle. Mais de l'endroit où il se trouvait il voyait les lumières qui
encerclaient le terrain et entendait passer les voitures sur la route;
parfois l'éclat d'un phare trouait l'obscurité.
Se glissant dans l'ombre de la baraque, Jimmy prit sa course vers
la clôture. Il n'avait pas fait trente mètres qu'une voiture passa devant
lui en faisant grincer ses pneus, pénétra sur le terrain et stoppa devant
le poste de garde. Deux silhouettes en descendirent; quelques minutes
plus tard elles ressortaient accompagnées de deux autres. Elles
avancèrent vers la baraque et ouvrirent la porte de la cellule. Alors un
tumulte éclata; des lampes électriques s'allumèrent dans toutes les
directions; un coup de sifflet strident retentit. « Appelez la garde ! »
cria une voix. Jimmy n'attendit pas la suite. Il avait compris. La police
venait d'arriver et son évasion était découverte.
Il traversa à toutes jambes l'herbe mouillée et atteignit la piste
cimentée qui faisait le tour de la clôture. N'osant pas la prendre, de
peur que le bruit de ses pas ne le trahît, il la traversa en trois enjam-
bées et courut vers l'angle le plus éloigné. Des rayons de lampes se

123
croisaient derrière lui, mais il ne voulait pas courir le risque de
s'arrêter pour les situer.
Enfin il atteignit l'angle de la clôture et stoppa pour reprendre
son souffle. Le grillage descendait jusqu'au sol; Jimmy n'eut qu'à le
tâter pour comprendre qu'il ne réussirait jamais à l'enfoncer. Le poteau
d'angle était fait d'une grosse cornière de fer et un fil barbelé courait à
trente centimètres au-dessus du grillage. Sans savoir comment il en
avait la force, Jimmy empoigna la cornière, se hissa, réussit à passer la
tête entre le sommet du grillage et le barbelé et se laissa basculer de
l'autre côté. La tête en bas, il étendit les bras et enfonça ses doigts dans
la partie inférieure du grillage. Puis, tirant sur ses mains, sans se
soucier des mailles d'acier qui lui meurtrissaient la chair, il parvint à
hisser ses deux jambes. Le barbelé déchira le dos de sa veste, mais il
arriva à dégager sa jambe gauche, resta un instant en équilibre et
tomba plutôt qu'il ne sauta sur le sol. La chute fut rude; il se sentait
suffoquer. Il resta immobile une vingtaine de secondes, le cœur entre
les dents, luttant désespérément pour reprendre son souffle. L'espoir
lui rendit ses forces. Il était libre... pour le moment du moins.

124
CHAPITRE IX

UNE SOIRÉE MÉMORABLE

JIMMY se releva et prit sa course vers Londres, en ayant soin de


marcher dans l'ombre et de se cacher dans les buissons chaque fois
que des phares apparaissaient derrière lui. Au bout d'un kilomètre, en
arrivant au carrefour, il s'arrêta. La poursuite semblait avoir pris fin.
Heureusement, la police ne penserait sans doute pas à le chercher sur
la grand-route, où il avait le moins de chances de lui échapper.
Il pénétra dans une région plus éclairée. Il ne savait s'il devait
rire ou pleurer à la vue de son pantalon déchiré au genou et de son
épaule de veste arrachée. Il était couvert de poussière, les mains sales
et écorchées, le visage noir de boue. Une voiture le croisa; à la lumière
des phares il regarda sa montre et constata qu'il était neuf heures
moins cinq. Une heure pour couvrir près de quinze kilomètres ! A pied
c'était impossible. Malgré son apparence peu engageante, il devrait se
résoudre à faire de l'auto-stop.

125
C'était plus facile à décider qu'à exécuter. Il marcha tout au bord
de la route; chaque fois qu'il apercevait une voiture, il indiquait du
pouce la direction de Londres. Mais la route était large et droite; les
voitures passaient trop vite pour pouvoir ou vouloir s'arrêter. D'autre
part l'endroit était désert; les conducteurs savaient que parfois un
voyou essayait d'arrêter une auto tandis que ses complices se cachaient
derrière un buisson. Personne ne prenait garde aux signaux de Jimmy.
Une fois, tin gros camion ralentit; le fugitif se précipita; mais le
chauffeur changea d'avis, accéléra et s'éloigna rapidement, son feu
arrière sautillant avec ironie. En dix minutes, Jimmy avait, fait à peine
trois cents mètres. Désespéré, il essaya de se planter devant une
voiture en agitant frénétiquement les bras. Le conducteur l'évita de
justesse et fît grincer ses freins; le rétroviseur refléta un visage
furieux.
Jimmy abandonna ses tentatives et reprit son chemin tête basse.
Il était presque neuf heures un quart. Cette fois il était perdu. L'équipe
de Miserden devrait déclarer forfait. Penny Mills ne pouvait pas
monter; Josy elle-même avait quelque chose d'anormal, à en juger par
l'épreuve de saut. Tante Pat n'avait jamais eu envie de le laisser aller à
l'aéroport; elle avait cédé à ses supplications, voilà tout. C'était donc
sa faute à lui, à lui seul, si l'équipe échouait en dernière heure. I! avait
faim, il avait mal, il avait honte.
Soudain il fut distrait de ses amères pensées par un halètement
bizarre qui semblait se rapprocher de lui. D'abord il n'y fit pas
attention, puis le bruit augmenta; au lieu de le dépasser, l'objet qui
produisait ce bruit s'arrêta à côté de lui. C'était un objet singulier, qui
semblait provenir non pas du ciel, mais d'un musée de voitures de
l'âge héroïque. Ce véhicule avait pour le moins cinquante ans; ses
lanternes, qui dataient sûrement du temps des équipages, éclairaient
vaguement un antique radiateur de cuivre. Un vieillard se pencha vers
Jimmy et cria pour se faire entendre dans le tintamarre du moteur.
« Veux-tu monter » ? interrogea-t-il.
Jimmy n'en croyait pas ses oreilles. Il murmura « Oui, merci
beaucoup », et grimpa à côté du vieillard qui rappelait M. Pickwick
avec ses joues rondes, ses favoris argentés et les lunettes d'or qui
chevauchaient son petit nez arrondi. Il tira un levier, le moteur fit
entendre un ronflement, et le vieux tacot s'ébranla.

126
« Tu te sauves de l'école, hein ? demanda le conducteur. J'ai bien
compris, va !
— Non, monsieur, pas du tout, dit Jimmy.
— Tu n'as pas besoin d'en avoir honte ! déclara le vieillard.
Tous les grands hommes en ont fait autant. Moïse s'est sauvé de
l'école en Egypte, César et Napoléon aussi. Et, plus près de nous, moi
de même ! »
A ce moment, Jimmy eut l'intuition que son bienfaiteur devait
être un peu piqué. Mais il répondit poliment :
« C'est vrai, monsieur ?
— En somme, reprit l'autre, tu suis la tradition classique. Tu
vas t'engager comme mousse sur un bateau; c'est pour ça que tu vas
aux docks de Londres. Je ne me trompe pas, hein ? »
Jimmy jugea plus prudent de ne pas le contredire. « Je ne suis
pas encore décidé, répondit-il, mais j'y penserai certainement.
— Mauvais ! grommela le vieillard. Il ne faut pas se sauver de
l'école sans savoir ce qu'on veut faire ensuite. Voilà bien la jeunesse
d'aujourd'hui; elle se précipite sans réfléchir i Quand je me suis
sauvé, moi - - voyons, ce devait être en 99, ou peut-être en 1900, je ne
sais plus; en tout cas, la chère vieille Reine — Dieu ait son âme ! —
était encore sur le trône. Voyons, qu'est-ce que je disais ?... Ah !
Moi, je savais exactement quoi faire. J'avais mis de l'argent de
côté; je suis allé à Londres en première, oui, monsieur ! A cette
époque-là on n'avait pas inventé les passeports : un Anglais avec
quelques souverains dans sa poche était le bienvenu partout. J'ai
pris le bateau pour la France et je suis allé tout droit au casino.
Pendant les classes d'arithmétique j'avais découvert un système pour
gagner à la roulette. J'ai aussitôt gagné de quoi me payer un lycée
français pendant trois ans; c'est pour ça que j'ai été élevé comme un
vrai monsieur, pas comme un « crétin en pantalon de flanelle », pour
citer mon vieil ami Bernard Shaw. Les Français ont du bon sens. Ils
pensent que le but de l'école est de vous apprendre des choses
importantes, pas de vous faire rouler dans la boue en donnant des
coups de pied dans un ballon. Dis-moi, aimes-tu mieux la roulette ou
le chemin de fer ? »

127
Jimmy était ahuri. Il ne doutait plus que son compagnon fût un
fou, il espérait seulement qu'il n'était pas dangereux.
« Je... je ne sais pas, monsieur ! balbutia-t-il. Je n'ai jamais joué
ni à l'un ni à l'autre.
— Ni à l'un ni à l'autre ! Mon Dieu, où allons-nous ? Il faut
apprendre à jouer, jeune homme. Le jeu est une éducation en soi. Il
vous apprend à savoir perdre — et, ce qui vaut mieux — à savoir
gagner. Tu ne paries pas non plus sur les chevaux ? »
Jimmy se trouvait là sur un terrain plus sûr.
« Non, monsieur, je ne parie pas, mais j'adore les chevaux. En
fait, je me rends en ce moment à la Semaine hippique de Londres. »
Le vieillard approuva de la tête.
« Bien, cela, petit : on doit toujours avoir un alibi. Non pas que
celui-là soit excellent. Il faudrait avoir perdu la tête pour aller voir
courir à cette heure de la nuit.
— J'y vais pour de vrai, monsieur, protesta Jimmy. Je dois
concourir dans une demi-heure ! »
Le conducteur reprit. « Tu tiens à ton idée, hein ! fit-il avec
admiration. C'est une technique : plus le mensonge est gros, plus on y
croit. Je vois que tu deviendras un grand homme - comme moi. Mais

128
n'exagère pas, tout de même ! Tu peux dire que tu vas au concours
hippique, tu n'as pas besoin d'ajouter que tu vas monter.
— C'est pourtant vrai ! » répéta Jimmy.
Le vieillard devait avoir décidé, lui aussi, qu'il valait mieux ne
pas contredire son interlocuteur.
« Comme tu voudras », répondit-il.
Il y eut un moment de silence - - du moins en ce qui concerne la
conversation, car le bruit de la voiture devait s'entendre à deux
kilomètres. Des maisons commençaient à apparaître des deux côtés de
la route. On se demandait comment les habitants n'ouvraient pas leurs
volets pour découvrir la cause de ce fracas.
« Malheureusement, pensait Jimmy, la vitesse n'est pas en
rapport avec le bruit ! » Ils devaient faire du vingt à l'heure. Jimmy
regarda sa montre à la lueur d'un réverbère et constata avec désespoir
qu'il était dix heures moins vingt-cinq. Il devait leur rester une dizaine
de kilomètres à faire — et il avait encore à se changer avant d'entrer
en piste à dix heures ! Il avait non seulement faim, mais froid : le vent
s'engouffrait dans le vieux tacot et lui séchait la sueur sur le corps. «
Vous ne pouvez pas aller plus vite, monsieur ? demanda-t-il
timidement.
— Non, répondit l'autre avec fermeté. Et si je le pouvais, je ne
le ferais pas ! La jeune génération se presse beaucoup trop : elle n'a
pas le temps d'ouvrir les yeux pour regarder. Tu te rends compte que
la terre tourne à une vitesse de plus de mille kilomètres à l'heure ? Tu
vas donc déjà bien assez vite sans bouger. Pourquoi vouloir faire
mieux que la nature ?
— Mais si nous restions tous tranquilles, il ne se passerait
jamais rien.
— Et ce serait tant mieux ! répliqua le vieillard. Il se passe
toujours beaucoup trop de choses. L'homme ne se contente pas
d'assommer ses semblables, voilà maintenant qu'il veut aller assom-
mer les habitants des autres planètes ! Toi, par exemple, pourquoi es-
tu si pressé ? Tu t'es sauvé de l'école et tu as toute ta vie devant toi. Si
tu ne trouves pas de bateau ce soir, tu en trouveras un demain — ou
après-demain.
— Je ne me suis pas sauvé ! protesta Jimmy. Il faut que je sois
au concours hippique avant dix heures ! »

129
Son compagnon se mit à rire.
« J'ai déjà vu des menteurs tenaces - mais ton pareil, jamais !
Pour t'apprendre, je vais te conduire au concours hippique et te planter
là !
— Oh ! si vous vouliez bien, monsieur !
— Tu es un fameux comédien ! On dirait presque que tu penses
ce que tu dis.
-— Je le pense, monsieur ! »
Le vieux conducteur tripota son levier et le moteur s'ébroua
comme un cheval. Le bruit augmenta; la vitesse atteignit vingt-cinq à
l'heure.
« A gauche, monsieur », murmura Jimmy, n'osant espérer que le
vieillard l'écouterait. Heureusement le feu rouge tourna au vert et la
voiture vira à gauche.
Dix heures moins le quart... encore trois kilomètres à faire. Tout
dépendait maintenant des feux rouges... Heureusement, ils passèrent
au vert comme par magie quand il le fallait. A dix heures moins dix la
voiture attaqua une côte; la vitesse tomba à quinze à l'heure. Jimmy se
mordait les ongles, priant le Ciel que le concours eût quelques minutes

130
de retard. Au sommet de la côte, les lumières du terrain apparurent.
Dix heures moins cinq, moins quatre, moins trois — la grande aiguille
de la montre avançait plus vite que la voiture. Enfin on atteignit
l'entrée; le vieux conducteur fit un arrêt majestueux.
« Voilà, jeune homme ! » annonça-t-il avec un grand geste,
comme s'il faisait à Jimmy un don généreux du bâtiment et de ses
occupants. Mais le jeune homme sautait déjà à bas de son siège.
« Je ne sais comment vous remercier, monsieur... commença-t-il.
— Ne me remercie pas ! répondit l'autre avec grandeur. Tiens,
mon garçon, un petit cadeau d'adieu... »
Jimmy, qui mourait d'envie de s'enfuir, dut attendre que son
compagnon ouvrît son pardessus, son veston, déroulât une immense
écharpe et fouillât dans la poche de son gilet. Il en tira une pièce ronde
de la grosseur d'un shilling et la tendit à Jimmy, qui la considéra avec
surprise.
« Tu ne sais pas ce que c'est, hein ? C'est un souverain en or,
petit ! Du vrai, pas comme vos billets qui ne valent pas le papier pour
les faire ! Je souhaite qu'il te porte chance... Et je vais te donner un
tuyau : si le noir sort trois fois de suite, mise tout ce que tu as sur le
rouge. De la sorte tu ne peux pas perdre.
— Merci, monsieur, je m'en souviendrai, dit Jimmy qui n'y
comprenait rien. Et merci de toutes vos bontés.
- Bonne chance, mon garçon ! Et rappelle-toi trois fois le noir,
tout sur le rouge ! C'est le secret de la fortune. »
L'antique voiture s'éloigna en cliquetant; Jimmy prit sa course à
toute allure vers le paddock et le tunnel d'entrée. Plusieurs des autres
équipes qui devaient prendre part aux finales étaient déjà à cheval et
faisaient les cent pas sur l'allée cimentée. Il aperçut un groupe de
silhouettes massées près du tunnel et, instinctivement, se précipita vers
elles.
« C'est Jimmy ! » cria une voix.
Il força sa respiration et courut plus vite.
« Les équipes du Poney-Club, tenez-vous prêtes ! annonça le
haut-parleur. En piste dans une minute ! »
Un de nous tendit à Jimmy sa casaque verte et sa culotte; dans la
pénombre il arracha ses vêtements en lambeaux et enfila la casaque.
Tout le monde parlait à la fois; on lui demandait ce qui lui était arrivé,
on le suppliait de se dépêcher. Jimmy racontait tout pêle-mêle : le

131
départ de Percy, ses propres aventures, mais aucun de nous n'y
comprenait goutte.
Le haut-parleur retentit de nouveau; les autres enfourchèrent
leurs chevaux. Jimmy sauta en selle en mettant sa bombe sur sa tête.
Encore hors d'haleine, il fut capable de plaisanter:
« Qu'est-ce que vous avez donc tous ? vous pensiez peut-être que
je n'arriverais pas à l'heure? »
Après toute cette angoisse, je ne trouvai rien à lui répondre. Je
murmurai « Bonne chance » puis je me hâtai de rejoindre les gradins
pour voir l'équipe de Miserden entrer en piste.

*
**

Quelle soirée nous avions passée ! Et il restait encore le plus


émouvant, l'aboutissement de tous nos efforts et de tous nos espoirs.
Je me laissai tomber sur mon siège; l'arrivée de Jimmy, sur laquelle je
ne comptais plus, m'avait achevée. Pendant le défilé des équipes, je
jetai un coup d'œil sur les chiffres que j'avais griffonnés en marge de
mon programme. Les deux équipes qui avaient terminé totalisaient
respectivement quarante et un et trente-cinq points. Des quatre autres,
la première en était à trente-quatre points, Miserden à trente-deux, la
troisième à trente et la quatrième à vingt-trois seulement.
Chacune des quatre épreuves qui restaient offrait la possibilité de
marquer un, deux, trois ou quatre points. Miserden avait donc la quasi-
certitude de battre la seconde des équipes qui avaient fini et même la
possibilité de surclasser la première. L'équipe qui ne comptait que
vingt-trois points pouvait difficilement nous rattraper. Si tout le
monde conservait la même moyenne, nous avions donc des chances de
finir seconds. Et il nous suffisait de regagner trois points sur les
premiers pour remporter la Coupe !
Ce qui m'inquiétait surtout, c'était Josy. Jimmy, je le savais, était
robuste; même s'il avait eu des aventures fatigantes — ce que l'état de
ses vêtements et de ses mains me laissait supposer —-dès lors qu'il
n'était pas blessé, il avait assez de ressort pour surmonter une crise. Au
moment où l'équipe défila devant moi, je fus soulagée de voir que la
visière de la bombe jetait une ombre sur sa figure encore couverte de
traces noirâtres. Les dernières épreuves devaient passer à la télévision,

132
et je ne voulais pas donner au grand public l'impression que nous
manquions de savon à Miserden !
Pour Josy, c'était plus grave. Elle passa, la tête droite, les lèvres
pincées et le visage blanc comme un linge. Pauline avait profité du
brouhaha causé par l'arrivée de Jimmy pour la hisser en selle sans que
personne s'en aperçût. Mais je voyais qu'elle souffrait toujours et je me
demandais combien de temps elle pourrait tenir.
La première épreuve était la « course des palefreniers ». Le
numéro 1 de chaque équipe, à cheval, devait conduire par la bride
celui du numéro 2 à l'autre bout de la piste en faisant le tour de quatre
poteaux. Le numéro 2 sautait en selle et menait de la même manière le
cheval numéro 3 à son cavalier, et ainsi de suite jusqu'à ce que le
numéro 4, montant son propre cheval, ramenât celui du numéro 1 au
point de départ.
Ce n'était pas trop dur pour Josy, et les autres rattrapèrent à peu
près le mètre qu'elle perdit faute de pouvoir se mettre lestement en
selle. Après une lutte serrée, Miserden finit seconde, battant d'une
longueur l'équipe qui avait deux points de plus qu'elle. Par bonheur, la
gagnante de l'épreuve fut l'équipe qui ne comptait que vingt-trois
points; Miserden en avait donc de toute façon regagné un.
Ensuite venait le jeu de massacre. Deux cavaliers montaient à
cru un seul cheval. L'un d'eux devait mettre pied à terre et abattre des
mannequins à coups de boules, puis remonter à cheval, et les deux
équipiers regagnaient leur point de départ au galop.
En répétant l'exercice, nous avions décidé que Josy monterait
avec Jimmy et Jacky avec Billy; les deux garçons seraient les tireurs.
Je me félicitais que cette épreuve fût la seconde, car Josy pourrait ainsi
rester en selle et ménager ses forces. La chance voulut que les autres
équipes n'eussent qu'un garçon chacune; il leur fallait donc faire appel
aux filles pour tirer. Or, quoi qu'on pense de l'égalité des sexes en
matière d'équitation, quand il s'agit de lancer des projectiles, même la
plus ardente féministe doit reconnaître la supériorité masculine.
On en eut la preuve. Jimmy et Billy sautèrent à bas de leur
monture, se précipitèrent vers le tas de boules disposé sur la piste, et,
grâce à cette détente du bras que les filles n'arrivent jamais à acquérir,
se mirent à bombarder les mannequins de bois découpé. La foule
encourageait les concurrents de la voix et riait chaque fois qu'un coup
particulièrement énergique, mais mal dirigé, envoyait la boule dans le

133
filet prudemment disposé à cet effet par les organisateurs. En trois ou
quatre coups, Jimmy et Billy culbutèrent les mannequins, puis
revinrent vers leurs montures, sautèrent en croupe et empoignèrent
Josy et Jacky à bras-le-corps pour le galop final.
Miserden gagna d'une tête. La dernière équipe n'arrivait même
pas à abattre ses mannequins. Les autres avaient fini qu'elle s'escrimait
encore, aux rires retentissants de l'assistance. Les deux cavalières
eurent le courage de persister, car elles savaient que chaque point
comptait; au bout de quelques minutes elles arrivèrent enfin au bout de
leurs peines. Le sort, hélas, leur réservait une nouvelle mésaventure.
L'une d'elles, boulotte et courte de jambes, voulut imiter les autres en
sautant en voltige; elle n'y parvint pas et glissa plusieurs fois, malgré
les efforts de son équipière qui la tirait par le col de sa veste. J'avais
pitié de la pauvre fille, toute rouge d'épuisement et d'embarras, mais
beaucoup de spectateurs croyaient assister à un numéro comique digne
des meilleurs clowns. Enfin la malheureuse réussit à se hisser en
croupe et regagna son point de départ sous les rires du public.
Miserden menait maintenant avec trente-neuf points; la seconde
équipe en avait trente-huit, la troisième trente-quatre. Il restait encore
deux épreuves. Avec un point d'avance était-il possible que... ? Un
frisson me courut le long du dos. Le pied de Josy tiendrait-il ? La
meilleure des équipes qui avaient déjà fini le concours marquait un
total de quarante et un points : pour la battre, il fallait que Miserden en
gagnât encore trois.
Mais ces trois points lui suffiraient-ils pour battre le rival qui
suivait de près ?
Les assistants disposèrent ensuite des caisses de fusains en cercle
et plantèrent au milieu une rangée de poteaux. L'épreuve suivante
serait le jeu des chapeaux. On placerait un chapeau de paille au
sommet de chaque poteau, mais il y aurait un chapeau de moins que le
nombre total des cavaliers. Ceux-ci défileraient autour du cercle;
quand la musique s'arrêterait, chacun devrait se précipiter au centre
pour s'emparer d'un chapeau. Celui qui resterait nu-tête serait éliminé;
on recommencerait avec chaque fois un chapeau de moins jusqu'au
moment où il n'y aurait plus que deux cavaliers et un seul chapeau.
Les points seraient totalisés par équipe, ce qui voulait dire que l'équipe
du gagnant ne serait pas forcément la gagnante de l'épreuve.

134
Josy fut la première éliminée. En général, pourtant, elle était très
bonne à ce jeu, gardait son sang-froid et calculait tranquillement la
distance qui la séparait du chapeau le plus proche pendant que ses
concurrents s'affolaient. Mais cette fois son pied lui faisait mal; en
outre, quand la musique s'arrêta, elle se trouvait à l'endroit le plus
éloigné des chapeaux. Jacky fut bientôt éliminée aussi; dans sa
précipitation elle arracha le bord d'un chapeau qu'une autre
concurrente saisissait de son côté; le bord lui resta entre les mains
tandis que l'autre se coiffait rapidement de la calotte.
Jimmy eut aussi de la malchance. Il crut que la musique s'arrêtait
et se précipita au centre du cercle, où il s'aperçut qu'il ne s'agissait que
d'une « hésitation » dans la valse. Tandis qu'il venait reprendre sa
place, la musique s'arrêta pour de bon et le pauvre Jimmy fut pris à
rebours par la bousculade.
Billy réussit à rester en jeu plus longtemps que les Ji-Ja-Jo, mais
l'équipe de Miserden dut renoncer à la première place dans cette
épreuve. Heureusement, au classement par points, son total de
quarante et un la mettait ex-aequo avec sa rivale immédiate. Les deux
autres équipes du groupe n'étaient plus dans la course. La meilleure

135
performance réalisée au cours de l'après-midi par l'équipe qui avait
terminé le concours étant précisément de quarante et un points, et une
épreuve restant à courir, Miserden et sa rivale étaient donc assurées de
dépasser l'équipe de tête... à moins de se faire éliminer pour une faute
grave. Dans quelques minutes, l'une ou l'autre aurait remporté le
Grand Prix du Poney-Club.
J'avais la gorge sèche, et mon cœur battait fort dans ma poitrine.
Je savais ce que c'était que de concourir pour une coupe ou une
médaille olympique. Mais c'était tout autre chose de regarder
concourir mes jeunes amis. Je me sentais impuissante et me contentais
de les accompagner de mes vœux.
Tout à coup mon cœur s'arrêta de battre. Les assistants
disposaient quatre sacs au centre de la piste; la dernière épreuve serait
donc une course en sac ! Pour Josy, il ne pouvait y avoir rien de pire.
Chaque cavalier devait galoper jusqu'au centre, mettre pied à terre, se
fourrer dans un sac jusqu'à la ceinture et aller ainsi au bout de la piste
en menant son cheval par la bride.
Une fois arrivé, il passait le sac au suivant qui à son tour
rejoignait le centre, descendait de cheval et se mettait dans le sac.
Ainsi de suite jusqu'au numéro 4.
Jimmy avait dû se rendre compte que Josy avait mal au pied, car
je le vis chuchoter avec Billy, puis parler avec insistance aux deux
autres. Josy secouait la tête; ses amis cherchaient à la convaincre. De
quoi ? Je n'en savais rien. S'ils voulaient renoncer à l'épreuve, cela
vaudrait mieux pour Josy, mais cela réduirait à néant tous leurs efforts.
Soudain je me rendis compte que Jimmy et Billy changeaient
simplement les numéros d'ordre : au lieu de passer en second Josy
passerait en quatrième. Espéraient-ils marquer assez de points eux-
mêmes pour lui rendre l'épreuve plus facile ? J'humectai mes lèvres
sèches et j'attendis.
Le commissaire abaissa son fanion et les premiers de chaque
équipe prirent le départ. Jimmy avait accoutumé son cheval à prendre
un départ instantané, comme les poneys de polo. Il gagna ainsi un bon
mètre sur son concurrent, sauta à terre, et, tenant son cheval à bout de
bras pour l'empêcher de marcher sur le sac, gagna encore un mètre à
l'arrivée. Echange rapide : voilà Jacky partie à son tour. Elle lança
Pickles vers le centre, mit pied à terre, s'enfila dans son sac et sautilla

136
jusqu'au but à la façon d'un kangourou. Elle aussi, elle avait gagné
deux mètres pour Miserden. Je recommençai peu à peu à respirer.
Billy, comme toujours, fut net, précis et résolu. Il entra dans le
sac si lentement que je faillis lui crier de se dépêcher, mais je savais
qu'il avait besoin de prendre son temps. Il procédait par petits sauts
réguliers, son cheval trottant près de lui. Le numéro 3 de l'équipe
concurrente regagna peut-être un mètre, cependant Miserden menait
toujours.
Tout dépendait maintenant de Josy. Les gradins bondés
acclamaient les cavaliers; mon cri de « Vas-y, Jo ! » se noya dans le
tumulte. Elle prit le sac des mains de Billy, descendit de cheval au
centre; quand elle posa le pied à terre je vis son visage se contracter de
douleur. Elle entra dans le sac un peu maladroitement; le numéro 4 de
l'autre équipe n'était qu'à deux mètres derrière elle.
Vingt mètres pour remporter la coupe, vingt sauts au moins pour
y parvenir. Vingt fois de suite le pied blessé toucherait le sol, la
douleur remonterait le long de la jambe. Vingt mètres, vingt sauts,
dont chacun serait un supplice. Josy se mit en route, se tenant à la
crinière de son cheval pour faire porter moins de poids sur son pied.
J'essuyais mes larmes pour observer son visage. Au premier saut sa
bouche se crispa, mais elle poursuivit, rassemblant ses forces, sautant
maladroitement à cloche-pied sur sa jambe gauche, puis reprenant son
équilibre pour recommencer. Le cheval s'énerva; elle dut lâcher la
crinière pour le mener par la bride.
Encore douze mètres ! L'autre n'était plus qu'à quelques
centimètres en arrière. Trois sauts encore, et elles se trouvaient de
front. Josy s'acharna désespérément; elles restèrent de niveau pendant
cinq mètres. Son visage était d'une pâleur de cire, ses yeux presque
fermés; elle titubait comme une toupie à bout d'élan. Trois mètres de
plus et elle était dépassée. Elle fit un dernier effort et s'abattit; je la
crus évanouie et me soulevai de mon siège. Mais elle parvint à se
relever, fît encore deux sauts et s'écroula dans les bras vigoureux de
Penny. Elle arrivait seconde à un mètre près.
Un tumulte envahit les gradins : on applaudissait la gagnante et
Josy. Celle-ci trouva encore moyen de prendre part à la distribution
des récompenses et au tour d'honneur qui suivit. Je ne pus rejoindre

137
les Ji-Ja-Jo qu'au bout d'une demi-heure, car la piste fut plongée
un instant dans l'obscurité; on entendit un roulement sourd, qui alla
crescendo; un projecteur illumina les quatre trompettes et le timbalier
des Royal Horse Guards qui devaient ouvrir le grand défilé final. Les
chevaux et les cavaliers lauréats de l'année et des années précédentes
entrèrent sur la piste, et un silence ému envahit l'assistance tandis que,
de sa belle voix grave, Dorian Williams déclamait la magnifique page
écrite à la gloire du cheval par le poète Ronald Duncan :
« Où donc en ce bas monde trouve-t-on la noblesse sans orgueil,
l'amitié sans jalousie, la beauté sans vanité ? Ici, où la grâce s'allie au
muscle et où la force est commandée par la douceur.
« Il sert sans servilité, il a combattu sans haine. Rien n'a plus de
puissance, et rien n'a moins de violence; rien n'est aussi rapide, et rien
n'est plus patient.
« Notre passé, il l'a porté sur son dos. Notre histoire est son
œuvre. Nous sommes ses héritiers, il est notre héritage.
« Mesdames et messieurs, à la gloire du cheval ! »

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Ainsi se termina la Grande Semaine hippique. Pourtant tout
n'était pas fini pour les Ji-Ja-Jo. Un médecin ami vint examiner le pied
de Josy; il déclara que la contusion était forte, mais qu'il n'y avait
aucune lésion grave et que quelques jours de repos arrangeraient tout.
Il banda le pied malade; bientôt Josy fut capable de rester parmi nous
pour parler de la fameuse soirée. Si l'équipe de Miserden n'avait pas
remporté le Grand Prix du Poney-Club, du moins avait-elle montré ce
qu'elle valait. Il y aurait d'autres concours hippiques où elle pourrait
faire ses preuves. En fin de compte, fit remarquer Josy,la chance était
quitte envers nous. Sans cette maudite Madge, nous aurions remporté
la coupe. Mais si elle n'avait pas fait tomber Jacky en demi-finale,
nous n'aurions même pas pu concourir ! Le bon et le mauvais se
compensaient.
Et voilà tout — ou presque. Car en rentrant chez M. Field, qui
avons-nous trouvé en train de tourner comme un ours en cage ? Percy!
« Il n'y a pas de problème, je suis content de vous revoir, surtout
Jimmy. Tiens, Ji, voici tes affaires que le caporal avait confisquées. La
moitié de la police du pays était à tes trousses, mon garçon ! Je suis
arrivé à Northolt juste à temps pour les empêcher de lâcher les chiens.
Rendez-vous compte, Pat : la R.A.F. met Jimmy en cellule, et le voilà
qui éventre tranquillement le plancher, s'évade, saute les barbelés et
disparaît dans la nature ! Qu'est-ce que vous donnez donc à manger à
votre équipe ? Du lion ? »
La mine de Percy nous fit tous rire.
« Percy, déclara sévèrement Jacky, tu nous as lâchés ! Tu t'étais
engagé à ramener Jimmy à l'heure et tu l'as pas fait.
— Comme si c'était ma faute ! J'ai reçu l'ordre de me rendre au
quartier général et j'ai mis des heures à revenir.
— Eh bien, poursuivit-elle, j'ai un nouvel ordre à te transmettre.
Tu te rappelles ce monsieur qui voulait te faire essayer son hongre ?
-— Parfaitement. Mais je n'ai pas encore trouvé quel type
d'avion ça peut être.
— Ce n'est pas un avion, ignorant ! C'est un cheval. Sans aucun
doute un cheval très méchant qui rue, qui se cabre, qui mord peut-
être! En punition de ce que tu as fait subir à Jimmy, nous t'avons
condamné à aller rendre visite à son propriétaire — il t'a invité — et à
monter son cheval, sur lequel tu exécuteras les deux loopings promis.
D'accord, vous tous ?

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— Oui ! hurlèrent Ji et Jo d'une seule voix.
— Il n'y a pas de problème, soupira Percy. Cette fois, c'est
ma fin ! »
C'est celle, en tout cas, de ce livre.

LE VOLUME SUIVANT
DES AVENTURES DE JI-JA-JO
EST INTITULÉ :

A CHEVAL SUR LA FRONTIERE 

140
VERSION ORIGINALE ANGLAISE

Jo (Josy) (Ji) Jimmy Ja (Jacqueline)

(Ji) Jimmy Ja (Jacqueline) Jo (Josy)


15 ans 14 ans 13 ans

VERSION FRANCAISE

141
VERSION FRANCAISE

Ja (Jacqueline) Jo (Josy) (Ji) Jimmy

(Ji) Jimmy Ja (Jacqueline) Jo (Josy)

142
143

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