Elsa Wolliaston

L'ÉNERGIE SORCIÈRE
Entretien avec Elsa Wolliaston, Propos recueillis et mis en forme par Hervé Gauville,
Annie Suquet
La Briqueterie / CDC du Val-de-Marne | « Repères, cahier de danse »
2012/2 n° 30 | pages 3 à 4
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.62.53.245 - 15/06/2020 17:56 - © La Briqueterie / CDC du Val-de-Marne
ISSN 2112-5147
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-reperes-cahier-de-danse-2012-2-page-3.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour La Briqueterie / CDC du Val-de-Marne.

© La Briqueterie / CDC du Val-de-Marne. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

L’énergie sorcière
entretien avec Elsa Wolliaston
Pour la danseuse Elsa Wolliaston, la sorcière

représente un pur vecteur de forces et d’énergie :
l’énergie qui permet aux danseurs de devenir des lieux
de passage et de métamorphoses.
elsa wolliaston Que vous évoquent la Danse de pouvoir ultime d’enfanter. C’est pour elle-même à entrer en transe. Cette
est danseuse et la sorcière de Mary Wigman1 et, cela qu’elle est crainte et qu’on la dit femme était animée par un profond
chorégraphe. Elle
réside à Paris depuis plus généralement, l’image de la « sorcière ». Mais pour moi, l’image de désir de comprendre les danses haï-
1971. En 1976, elle sorcière ? la sorcière n’est pas prioritairement tiennes et, en même temps, elle avait
fonde avec Hideyuki
Yano le groupe Ma
Je n’ai pas connu Wigman person- sexuée. Elle renvoie simplement à une certaine distance. J’ai également
danse rituel théâtre. nellement, mais à travers Jacqueline une force, une connaissance, et donc, exploré les danses et les rites ances-
Ils chorégraphient Robinson et Karin Waehner, qui ont un certain pouvoir. Un pouvoir de traux de diverses cultures africaines
ensemble plusieurs
pièces. Elsa Wolliaston été ses élèves et interprètes. Elles transformation, de métamorphose… et il est arrivé qu’on me reproche de
enseigne la danse me comparaient souvent à Wigman Et la métamorphose, c’est une idée questionner ces rites, de puiser en
contemporaine, à partir
et je ne savais pas pourquoi. Et puis que certains Occidentaux ont du mal eux pour aller plus loin, dans une
de l’influence africaine,
Jacqueline m’a offert Le Langage de à appréhender. Alors que la transfor- démarche artistique. Or pour trouver
dans le monde entier.
la danse2, et en lisant ce livre, j’ai mation en un animal, une plante, un le moyen de créer, d’avancer, il faut
réalisé qu’avant de parler de forme, arbre, c’est la base de l’animisme ! poser des questions, sinon on ne fait
notes Wigman était surtout préoccupée que reproduire, perpétuer quelque
1. En juin 2012, Elsa par l’énergie. Comment canaliser Vous évoquez la culture africaine… chose d’établi. Pour moi, c’est la dif-
Wolliaston a été invitée
par Pedro Pauwels l’énergie pour donner naissance à Y avez-vous rencontré des figures férence entre le folklore et la tradi-
à participer à un une forme artistique : c’est la ques- de sorcières ? tion. Souvent, on me reproche de ne
événement organisé
au musée du quai
tion qu’elle posait, traduite, bien sûr, Quand j’étais petite, ma grand-mère pas faire « de la danse africaine » ! Je
Branly en relation dans mes propres termes. Or, dans était, à mes yeux, une sorte de sor- ne fais pas de danse folklorique, c’est
avec la création de sa ma recherche aussi, c’est l’énergie cière, parce qu’elle avait la connais- sûr. La tradition, elle, est très riche :
pièce Sors, autour de
la Danse de la sorcière qui module la forme, jamais l’in- sance et la compréhension de la elle offre la possibilité de faire des
de Mary Wigman (voir verse. Voilà sans doute pourquoi on nature et des plantes. C’est elle qui ponts avec l’extérieur.
p. 13).
2. M. Wigman, trad.
établissait cette relation entre elle m’a élevée, et qui m’a encouragée à
J. Robinson, Chiron, et moi. Quant au questionnement danser. Je me disais : « Si je dois, moi Quels liens, entre des danses a
1990 [1963]. artistique de Wigman autour de la aussi, être une sorcière, je voudrais priori différentes, ces passages
figure de la sorcière, s’il se joue en être une sorcière de la danse. » J’étais d’une culture à une autre vous ont-
référence à la culture occidentale, déjà habitée par le désir de danser. ils permis de découvrir ?
il me ramène aussi vers la culture Et aussi, par cette question : est-ce Je voulais découvrir des liens et je
africaine d’où je tire mes sources. En qu’on danse partout dans le monde ? continue d’en découvrir. Par exemple,
Afrique, le sorcier et la sorcière sont Plus tard, j’ai étudié les danses afri- pour en revenir à notre thème, quand
des personnages doués d’un pou- caines ancestrales, mais aussi indo- Wigman utilise un masque pour
voir sur la vie et la mort, un pouvoir nésiennes, indiennes, et également danser sa Danse de la sorcière, elle
qui leur vient de leur connaissance la danse moderne américaine, no- rejoint quelque chose de la culture
des forces minérales, végétales, ani- tamment avec Merce Cunningham. africaine. En Afrique, lorsqu’on met
males… Autrement dit, ils puisent Beaucoup de ces danses jouent un un masque, on invite dans son corps
leur force et leur énergie dans la na- rôle fonctionnel dans les sociétés une entité différente, entité dont
ture. Ils peuvent aussi agir sur celle- où elles s’inscrivent. À New York, au l’énergie singulière se trouve ainsi
ci, en bien ou en mal. En Occident, début des années 1960, j’ai aussi pris canalisée. Au Mali, par exemple,
non seulement ce pouvoir est le plus des cours avec Katherine Dunham, chez les Dogons, les danseurs
souvent associé aux femmes, mais la qui était chorégraphe, anthropolo- tiennent d’immenses masques
sorcière est toujours une figure malé- gue et interprète. Dans les années funéraires par la bouche. Or Mary
fique, probablement à cause de l’hé- 1930, elle avait notamment étudié les Wigman agit de la même manière.
ritage judéo-chrétien et de la peur danses de possession à Haïti. Elle y Elle a compris qu’un masque n’est
de la femme, de l’énergie du ventre avait même été initiée, mais ce qui pas seulement posé sur le visage
de la femme. Car c’est évidemment est très intéressant chez Dunham, mais qu’il doit pénétrer le corps,
la femme, et elle seule, qui détient le c’est qu’elle n’a jamais cherché être en relation physique avec lui.>
repères, cahier de danse n°30 3

l’énergie sorcière
légende > Ainsi, le masque modifie l’énergie passer d’une culture de danse à une en référence à la culture asiatique ;
Elsa Wolliaston. de telle sorte que l’autre entre en vous. autre. J’irais même plus loin : je pense c’est une notion énergétique. Je
Photographie :
Béatrice Villemant. Encore un exemple de pont entre les que, dans chaque culture, on retrouve l’ai beaucoup explorée avec le cho-
cultures : la première fois que j’ai vu une certaine manière de rythmer qui régraphe japonais Hideyuki Yano,
un ballet classique, Le Lac des Cygnes, est commune à la fois au langage, à pendant les quinze années où nous
j’ai découvert, au moment où meurt la musique et aux gestes dansés. Et avons travaillé ensemble. Quand je
l’héroïne, que c’était une histoire de le rythme, ce n’est rien d’autre que de danse, ma façon d’utiliser l’énergie
sorcellerie, comme dans quantité de l’énergie. Simplement, d’une culture est très subtile. C’est comme coudre
légendes africaines. Dans le ballet à l’autre – et même si le rythme de de la dentelle, connecter des fils très
classique, il faut toujours lutter base reste partout celui du battement ténus. Pas besoin de grands gestes,
contre une force négative qui se du cœur –, l’environnement fait jaillir mais de beaucoup de patience, de
déploie à grand renfort de sortilèges des choses différentes : on n’utilise temps, d’écoute. Intérieurement, une
amoureux ou de métamorphoses pas l’énergie de la même manière. En image, des mots, des sons peuvent
animales. C’est encore une affaire Afrique, la diversité des traditions déclencher un parcours énergétique.
d’énergies ! À ce propos, je me rythmiques est impressionnante.
souviens que Maïa Plissetskaïa, Les expressions sont très différentes Au fond, dans votre vision, c’est
que j’ai vue danser cinq ou six fois dans les cultures côtières et dans l’énergie convoquée par l’artiste
dans ce ballet, se métamorphosait celles des savanes de l’intérieur. Sans qui serait « sorcière », davantage
à chaque fois complètement. Elle parler de la complexité qui résulte que l’artiste lui-même…
était époustouflante, bien au-delà des phénomènes migratoires, quand Oui, l’artiste, c’est celui qui révèle
de tout critère de forme ou de les sources rythmiques se mélangent… cette énergie, et qui oriente son dé-
technique. J’ai moi-même étudié la sordre initial vers une forme, et aussi
vers un espace de partage. En tant
Au Mali, les Dogons tiennent les masques

que spectateur, chacun s’empare
de ce qui va lui permettre d’évoluer,
funéraires par la bouche, comme Mary Wigman

de se transformer. Dans mes cours,
je ne montre rien, je suis très atten-
dans sa Danse de la sorcière

tive à déjouer les tentatives d’imita-
tion inconsciente de la part de mes
élèves. En revanche, je les conduis
danse classique un certain temps à Ainsi, selon vous, le danseur, à un degré d’intensité adéquat pour
New York, avec Alexandra Danilova, quelle que soit sa culture d’origine, que chacun explore sa propre éner-
ancienne danseuse de Balanchine. serait une sorte de canal par lequel gie. C’est la seule manière pour ne
J’ai également étudié bien d’autres transiterait et se transformerait pas être enfermé dans l’image, être
danses, mais jusqu’à ce que je l’énergie ? Mais qu’est-ce que cette vraiment dans le vivant, dans la
travaille avec des maîtres asiatiques, énergie ? transformation…•
aucun professeur ne parlait d’énergie, C’est une vibration et une essence à
alors que, pour moi, la danse, c’est la fois. Je dirais que c’est la vie elle- Propos recueillis et mis en forme par
d’abord de l’énergie. Je suis même même. La retenue est au cœur de ma Hervé Gauville et Annie Suquet
convaincue que c’est le passeport qui danse : je n’emploie pas ce terme au
permet de franchir les frontières et de sens occidental du terme, mais plutôt
repères, cahier de danse n°30 4

Elsa Wolliaston

Transféré par

Informations du document

Copyright

Formats disponibles

Partager ce document

Partager ou intégrer le document

Options de partage

Avez-vous trouvé ce document utile ?

Ce contenu est-il inapproprié ?

Droits d'auteur :

Formats disponibles

Elsa Wolliaston

Transféré par

Droits d'auteur :

Formats disponibles

L'ÉNERGIE SORCIÈRE

La Briqueterie / CDC du Val-de-Marne | « Repères, cahier de danse »

Distribution électronique Cairn.info pour La Briqueterie / CDC du Val-de-Marne.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

Pour la danseuse Elsa Wolliaston, la sorcière

repères, cahier de danse n°30 3

Au Mali, les Dogons tiennent les masques

funéraires par la bouche, comme Mary Wigman

dans sa Danse de la sorcière

repères, cahier de danse n°30 4

Vous aimerez peut-être aussi