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universitaires
du Midi
Les fabriques du corps  | Anastasia Meidani

Le corps comme
objet sociologique
pertinent et légitime
p. 23-34

Texte intégral
1 FRAGILE, LIMITÉ, SOUMIS à l’usure, exposé à la fatigue
et aux maladies, sujet à l’erreur et à l’oubli, contraint de
dormir et de manger, peu fiable, et faible en rendement,
le corps ne serait-il qu’un brouillon à rectifier  ? Le
nouveau défi se trouverait donc là  : se défaire des
vieilleries supposées ignobles et inventer les moyens de
refaire à neuf cette antique machine, inchangée depuis
le néolithique. Une série d’exemples, en apparence
disparates, rend compte de ce phénomène  : expansion
de la chirurgie esthétique pour modeler les apparences,
piercings, tatouages, body-building, consommation de
stéroïdes, régimes, toutes ces pratiques sont
manifestement le symptôme d’un doute fondamental à
l’encontre du corps (D. Le Breton, 1999). Marqué, incisé,
modifié, réorganisé, le corps devient le résultat d’une
action délibérée, le produit d’un projet. R. Loureau (cité
par J.-M. Brohm, 1985) parle d’«  idéologie corpiste  »,
Corbin (1995  : 14) souligne que «  le désir d’un temps
pour soi a pris peu à peu le désir d’un temps pour le
corps, et a fini par l’emporter  ». Y. Travaillot (1998)
rappelle que l’intérêt accru pour le corps est lié à
l’émergence des valeurs attachées au loisir, à la
consommation et à la jeunesse. C. Pociello (1995) précise
que le corps et ses enveloppes ont subi un hyper-
investissement consommatoire. G. Vigarello (2001 b)
avance que le corps devient un objet majeur dans la
quête de l’intime et que ce puissant intérêt pour soi
passe par le travail des apparences. C. Louveau (1992  :
30) confirme que «  (…) la mise en activité du corps est
devenue partie prenante de ce grand jeu du “JE “  ».
Ainsi, l’apparence corporelle se dessine comme un
véritable enjeu social, un capital à faire fructifier. En ce
sens, s’intéresser aux pratiques somatiques d’entretien
et de ritualisation du corps, c’est envisager le rapport
sujet/société.

L’
2 Placer le corps au centre d’un domaine empirique
délimité (les C.R.F.), ne suffit pas pour que s’articule une
approche sociologique autour de réflexions éparses.
Encore faut-il se donner des concepts solidement
construits pour organiser l’intelligibilité sociologique de
cet objet. La structure du corps est hautement complexe
et nécessite une conceptualisation qui soit à la mesure
du défi.
3 Avant de définir ces concepts, il est nécessaire de
délimiter l’objet de cette étude. Au sein de tous les
mondes sociaux qui constituent le sociétal, nous
sélectionnons les pratiques corporelles qui relèvent
d’une activité du corps sur lui et pour lui-même  :
pratiques d’entretien (pratiques alimentaires et
sportives) et pratiques de ritualisation (pratiques
esthétiques). Cela exclut toutes les activités corporelles
de production de biens et de services, ainsi que les
activités liées à leur diffusion (ce qui relève de la
sociologie du travail, des professions, des marchés, etc.).
L’objet de cet ouvrage n’est donc pas le corps en tant
que tel, mais le processus de sa conformation et/ou
transformation.
4 Dans cette perspective, le corps, conçu comme le lieu de
l’autre, est une matière de symbole qui prend chair et os
au creux du lien social. Élaboré par le regard et sous le
regard d’autrui, il renvoie à un ensemble de pratiques
visant à construire de façon réelle et/ou symbolique
l’apparence4. Cette définition tend à souligner
l’irréductibilité du corps aux pratiques somatiques et,
par-là, attire l’attention sur l’importance du lien social.
Le corps n’est pas une propriété simple, présente dans
certaines pratiques et absente dans d’autres, mais le
produit d’un processus qui implique la réponse d’autrui
aux pratiques corporelles mises en place par un
individu concret.
5 Lors de ce processus, le paraître et le cycle de ses
modifications entrent en jeu. Le passage d’une image
esthétique à une autre (apparence) – et par extension la
mise en forme du corps – prend du temps. Ce constat
moins banal qu’il n’y paraît, ouvre la voie à une
élaboration du corps comme processus. C’est dans ce
contexte que le concept de trajectoire somatique nous
sera d’une grande aide. Il vise non seulement à
reconstituer l’évolution physiologique, mais aussi les
projets d’action cherchant à intervenir sur la mise en
forme du corps. Ainsi définie, la trajectoire renvoie au
concept de carrière que E.C. Hughes (1996  : 89) désigne
de la manière suivante : « Dans sa dimension objective,
une carrière se compose d’une série de statuts
clairement définis, de suites typiques de positions, de
réalisations, de responsabilités et même d’aventures.
Dans sa dimension subjective, une carrière est faite de
changements dans la perspective selon laquelle la
personne perçoit son existence comme une totalité, et
interprète la signification de ses diverses
caractéristiques et actions, ainsi que tout ce qui lui
arrive ».
6 La capacité du sujet à se prendre lui-même pour objet
de sa propre expérience montre bien que le processus
de mise en forme du corps implique un travail d’auto-
réflexion et d’autocontrôle. Ce travail inclut des
représentations, des valeurs et des croyances
susceptibles d’être mises en discours (ce que A. Giddens
nomme une conscience discursive), mais aussi une
conscience somatique pratique qui se manifeste dans des
stratégies d’action, plus ou moins systématiques. Ces
stratégies sont fondées sur une particularité non
négligeable : l’acteur social s’entend mais ne se voit pas.
Par conséquent, « l’émergence de la conscience est d’un
ordre interactionnel proprement symbolique  » (J.M. de
Queiroz, V. Ziolkovski, 1994  : 21). C’est du point de vue
(en donnant à l’expression son sens littéral), et depuis le
regard d’autrui, que l’individu perçoit son apparence.
7 L’identité somatique de l’individu se forme au
croisement d’une conscience de soi par autrui (le
«  moi  »  : ego empirique, objet de cognition), et par soi-
même (le «  je  »  : ego pur, sujet de cognition). La
manifestation synchronique de l’ordre social et de
l’ordre biologique donne au concept de l’identité
somatique toute sa polysémie. Par identité somatique
nous entendons donc l’apparence dans sa dimension
physique, comme celle-ci se définit tant à travers sa
forme [autrement dit, l’apparence avec ses propres
caractéristiques constantes (sexe) ou variables (âge,
poids, muscles, ossature…) (M.T. Duflos-Priot, 1981)]
qu’à travers des sensations somatiques qui permettent à
l’acteur de la désigner comme une entité cohérente,
limitée et accessible. Ce constat ne doit pas nous faire
oublier la dimension morale de l’apparence, c’est-à-dire
le système de représentations et le cycle de leurs
modifications proposés par la société tant pour « saisir »
l’insaisissable du corps, que pour fournir une base de
jugement social à ses membres. C’est à travers ce
système représentationnel que l’individu va chercher à
donner un sens à son corps et à appréhender celui des
autres.
8 La combinaison singulière de traits physiologiques et
moraux qui finissent par s’attacher à un individu, forge
un ensemble représenté comme une sorte d’image, plus
ou moins honorable et digne, que l’individu conduit soi-
même, mais aussi les autres, à se faire de lui (J.-C.
Kaufmann, 2001). En ce sens, l’image est à la fois ce qui
est vu et ce qui est décrit. Voilà comment nous
définissons le concept de l’image du corps, concept qui
sera utilisé pour décrire le rapport que les acteurs
sociaux entretiennent avec leur propre expérience
somatique.
9 Au sein de cette image du corps, le visage possède une
place particulière. Pour la saisir nous avons employé la
notion d’axiologie somatique. Par-là nous entendons la
distinction entre le visage et le reste du corps, qui en
vient à constituer une opposition hiérarchisée, bien trop
dépendante de l’héritage dualiste et de la conception de
l’esprit comme une entité supérieure par rapport au
corps.
10 Il est évident que la notion de l’image du corps (au
même titre que celle de l’axiologie somatique) n’est pas
étrangère à celle de la représentation. La représentation
du soi somatique renvoie à une forme de connaissance,
socialement élaborée et partagée, ayant une visée
pratique et concourant à la construction d’une réalité
plus qu’à son reflet (D. Jodelet, 1989). Le terme de
représentation du soi somatique désigne donc une
action tandis que celui d’image du corps désigne un
ensemble de traits. Autrement dit, l’image du corps est
la forme sous laquelle on choisit de le représenter. Cette
distinction est fondamentale car elle pose la
représentation du soi somatique comme un processus et
l’image du corps comme un produit (P. Moliner, 1996).
11 La confrontation du corps, conçu comme objet de
représentation, à des systèmes de valeurs existants (S.
Moscovici, 1961), détermine la notion du culte du corps
ou, si l’on préfère, de la culture somatique. En mettant à
disposition à un fond commun, le culte du corps donne
à tous les mêmes clés de compréhension, et aux
« aventures de la perception » (A. Sauvageot, 1987 : 80)
les mêmes conventions interprétatives. En essayant de
décrire ce processus de nature symbolique, A.
Sauvageot (1987) explique comment de l’image visuelle,
que l’on retrouve par exemple dans le langage
publicitaire, on passe à des images mentales
génératrices de significations qui fonctionnent comme
des modèles d’identification.
12 Mais qu’est-ce qu’un modèle ? Il s’agit d’un ensemble de
codes arbitrairement légitimes à un moment donné,
visant à orienter de façon diffuse les manières de
façonner et de penser le corps  : le modèle oriente tant
l’entretien du corps que sa production comme signe, en
fournissant un ensemble de références qui fonctionne
comme des symboles identificatoires. La totalité des
modèles d’esthétisme collectif proposés par les
magazines, apparaît comme un indicateur pertinent de
la culture somatique.
13 Quant à l’ensemble de normes et de valeurs sociales en
matière de corporéité, il trace les contours des
réservoirs symboliques collectifs, où les acteurs peuvent
puiser ce que nous nommerons un ethos somatique. Cet
ethos résonne avec l’organisation morale du corps et sa
constitution dans ses codes du «  bien  » et du «  mal  ».
L’enjeu de cette entreprise est bien de façonner des
corps normalisés, à partir de la promotion de pratiques
corporelles précises et codifiées à l’extrême5.
14 Cette mise en perspective vise à saisir et analyser
l’articulation du contexte normatif en amont et celle des
capacités d’actions individuelles en aval. En résumant,
deux possibilités s’ouvrent aux sujets : soit ils acceptent
un ou plusieurs modèles normalisés et cherchent à les
reproduire  ; soit ils prennent leur distance par rapport
aux modèles qui leur sont proposés au sein d’une
relation dynamique fortement liée aux mécanismes
adaptatifs.
15 Ces deux possibilités dessinent le processus de mise en
forme du corps qui se construit entre deux pôles  :
conformation et transformation. La conformation
implique des rôles (plus ou moins diversifiés et
novateurs), et elle est conçue comme pivot de
l’organisation identitaire. En ce sens la conformation
s’établit en une sorte de résumé biographique, elle ne se
distingue pas de la personne originelle, elle ne fait que
la refléter (J.-C. Kaufmann, 2001). Sur ce point, il
convient d’établir une distinction entre la conformation
et l’image du corps. L’individu regarde l’image de son
corps avec un sentiment partagé  : elle est un peu lui-
même sans l’être vraiment ni intégralement. Ce regard
que le sujet porte sur sa propre image est révélateur du
rapport qu’il entretient avec son corps6.
16 Dans la mesure où l’acteur social cherche à modifier son
apparence, nous parlerons d’un processus de
transformation du corps. Soyons clairs, il est possible
qu’un individu modifiant, par exemple, sa pratique
sportive afin d’entretenir l’image de son corps, finisse
par la transformer. Dans ce cas-là, nous parlerons de
processus de conformation et non pas de
transformation du corps. Le processus de
transformation du corps présuppose une motivation
claire de la part de l’individu pour modifier l’image de
son corps. Soulignons par la même occasion que ce
processus de modification du corps est étroitement
associé aux enjeux de la crise d’identité somatique, crise
qui sous-entend ou aboutit à des corps marginaux7.
17 En matière de corporéité, la crise identitaire implique
un mécanisme de « stigmatisation ». Ce terme s’applique
autant à la disgrâce morale qu’à sa manifestation
corporelle  : si le stigmate désigne un attribut physique
qui jette un discrédit profond, il faut bien considérer
qu’en réalité c’est en termes de relations et non
d’attributs qu’il convient de parler. La stigmatisation se
rapporte moins à une caractéristique physique ou à un
acte qu’à la manière dont ils sont traités. En effet,
l’opération de l’étiquetage pourrait se définir comme un
processus qui a pour effet de «  mettre à l’index  » le
déviant, en lui signifiant son expulsion symbolique (et
parfois matérielle) du monde normé, du monde des
«  normaux  » (E. Goffman, 1985). Ce traitement réservé
aux transgressions normatives concourt donc à
enclencher un cycle de déviance qui, sans être
absolument inéluctable, reste néanmoins difficile à
éviter (H. S. Becker, 1985).
18 Une telle mise en perspective implique l’analyse d’un
processus continu d’interactions. Ces dernières ne
peuvent pas être étudiées sans l’aide de facteurs
externes. R. E. Park (1955) insiste sur le fait que
l’interaction constitue un processus qui ne peut être
conçu seulement en termes de proximité spatiale ou
physique. L’étude du corps commande l’articulation de
la vision blumerienne (où l’interaction de face-à-face est
conçue comme processus dynamique de négociation de
significations, de rôles et d’identités), aux idées
meadiennes d’autrui généralisé, sans pour autant
perdre de vue les composantes les plus fixes de l’ordre
social. Les sociologues qui introduisent plus de structure
sociale dans l’interaction, attachent de l’importance aux
individus en tant que membres de groupes et
d’organisations sociales. C’est dans cette perspective que
nous tenterons d’analyser le marché de la remise en
forme et les interactions qui s’y accomplissent.

L
19 Le corps est le premier des produits sociaux, c’est en lui
que la société se reflète et se symbolise. M. Foucault
écrivait en  1986 (  : 65)  : «  il n’est pas de société sans
savoirs du corps, et il n’est pas de savoir de la société
sans déchiffrement des corps ». En ce sens, le corps n’est
pas seulement un objet naturel, il est également un
opérateur du sociétal, « ce par quoi se révèle l’efficacité
du social qui s’ancre dans l’individu, et inversement ce
par quoi le social est rendu possible » (M. Drulhe, 1987 :
5). Dans cette perspective, ce ne sont pas seulement les
rapports sociaux et les relations sociales qui deviennent
corps  : les corps aussi ordonnent et structurent les
rapports sociaux et les échanges interindividuels.
Penser le corps est donc une autre manière de penser le
lien social contemporain. En son sein, rendement,
productivité, bénéfice et efficacité mettent à rude
épreuve ces corps périmés qui ne cessent de se rappeler
à l’attention des individus sous la forme de symptômes
(D. Le Breton, 1999).
20 En effet, la quête d’excellence physique parcourt son
chemin pour atteindre son apogée au moment même où
la société contemporaine se plaît à souligner la
dimension obsolète du corps. Au moment où les usages
corporels se limitent fortement (voitures, escalators et
trottoirs roulants rendent inutile toute qualité liée à
l’endurance, la force, la ténacité et la résistance), au
même moment l’excellence physique devient une quête
incessante. Ce paradoxe se traduit avec vigueur dans la
signification collective attribuée à des pratiques
physiques de base telles que marcher qui, dorénavant,
s’élèvent au rang des activités ludiques (D. Le Breton,
1999) bien souvent ancrées sur un appareillage
technologique sophistiqué. Ainsi, la gestion du capital
corporel passe par la multiplication des cures
d’amaigrissement, des heures de remise en forme, des
séances de thalassothérapie, des soins de santé.
21 En commentant les conséquences de cette atrophie des
activités physiques et sensorielles, D. Le Breton écrit
en  1990  : (97)  : «  (cette restriction) limite le champ
d’initiatives sur le réel, diminue le sentiment de
constance du moi, affaiblit la connaissance directe des
choses et elle est un mobile permanent de mal-être ». Si
cette réduction des activités physiques est bien
supposée, nous ne pouvons pas néanmoins faire
abstraction de la débauche d’énergie exigée dans
l’accomplissement des tâches quotidiennes de la vie de
tous les jours. À ce sujet, le stress dans la vie
professionnelle en témoigne. Ainsi, le corps devient une
charge, un fardeau. Capté dans ses fonctions
rébarbatives, pris en otage dans ses vulnérabilités,
passif et encombrant, presque inutile, il se met en avant
comme une matière première qui se doit de se
perfectionner, de se dompter. Autrement dit, c’est parce
que le corps fait entendre son mal-être que l’homme
s’en occupe.
22 C’est dans ce cadre qu’il faut chercher à élucider les
pratiques corporelles de prise en charge. Ces pratiques
ne glorifient pas le corps, elles démontrent de manière
féroce ses limites encombrantes. Ainsi, elles deviennent
le socle d’une entreprise de perfectionnement de la
mécanique corporelle. Le culte de la performance
n’exalte pas le corps, il vante plutôt la prise en charge
technologisée de sa nature défaillante.
23 Si les éléments précédents fondent la légitimité
scientifique de notre thématique en montrant de quelle
manière le corps se trouve pris dans les
questionnements sociologiques, ils ne justifient pas le
choix de notre terrain de recherche. Notre intérêt pour
les C.R.F. ne doit pas être interprété comme une
préférence arbitraire. Ce terrain étonnamment
inexploré met en avant un triple enjeu : politique, social
et économique qui lui confère toute sa légitimité.
24 Les pratiques somatiques dans leur ensemble (et non
seulement le sport comme cela a été signalé par A.
Ehrenberg, 1985) sont devenues le siège même de l’idéal
égalitaire de notre société contemporaine. Autrement
dit, dans la mesure où ces pratiques corporelles
contribuent d’une manière réelle et/ou symbolique à
tempérer la tension entre l’égalité et l’inégalité, les corps
constituent un enjeu politique majeur. Dans la poursuite
de notre raisonnement nous pouvons soutenir que les
C.R.F. font leur promotion sur l’idée qu’ils sont l’un des
rares univers encore préservés de l’injustice sociale,
symboles de la diffusion d’une logique sociétale
égalitaire et unificatrice (A. Meidani, 2005 c). En mettant
l’accent sur une discipline accrue et une
responsabilisation croissante, tout en faisant aussi la
part entre ce qui est inné et acquis, les pratiques
somatiques promues par ces centres cultivent le mythe
de l’ascension individuelle, propre à une logique
libérale concurrentielle (F. Baillette et J.-M. Brohm,
1995). Ainsi, l’aristocratie corporelle vient remplacer les
traditions hiérarchiques pesantes, l’excellence physique
se mérite. « L’idéal social d’autoréalisation de masse est
de mise, l’homme qui se fait tout seul devient un modèle
à atteindre » (A. Ehrenderg, 1987 : 265).
25 Dans ce cadre où enjeux sociaux et enjeux politiques se
mêlent à l’infini, la montée croissante des pratiques
corporelles a systématiquement été considérée comme
un phénomène symptomatique de la vague
individualiste actuelle, où chacun se concentre sur les
cercles intimes de son ego (G. Vigarello, 2000). Or, dans
le culte du corps, la quête de l’autre est incessante. Les
pratiques somatiques reconstituées en légendes
unificatrices servent une société au sein de laquelle les
autres formes d’intégration sociale entrent en crise.
Loin de constituer une légitimation d’un
«  individualisme hédoniste et personnalisé  » (O. Bessy,
1990  : 354), ces pratiques symbolisent et cristallisent la
quête d’un certain type de lien social.
26 Par ailleurs et d’un point de vue socio-économique, le
triomphe qui marque les salles de sport au début des
années  1980 est fortement lié au renforcement d’une
logique économique libérale. Le caractère «  privé  » de
cette nouvelle lignée d’espaces encourage la mise en
place graduelle d’un marché concurrentiel, comparable
à un véritable business de la forme. À la suite de L.
Boltanski et E. Chiapello (1999 : 197), nous pensons que
ce qui fait la spécificité des évolutions récentes de ces
espaces privés c’est le développement d’une «  logique
connexionniste  », plutôt que la mise en place d’un
monde plus marchand. «  Ce constat conduit à une
certaine réserve par rapport aux interprétations qui
décrivent les changements récents comme un simple
renforcement du néolibéralisme économique. Il
semblerait, en effet, que dans nombre de cas, l’action de
ceux qui réussissent dans un monde en réseau soit
relativement affranchie des épreuves marchandes  ».
C’est la mise en place graduelle de chaînes de C.R.F. (tout
comme leur crise) qui dessine le mieux ce processus de
transformation socio-économique, autrement dit, le
passage d’un modèle «  artisanal  » à un modèle
« entrepreneurial » (O. Bessy, 1990 : 77).
27 Ce changement de modèle appelle à l’étude du temps
institutionnel, marqué par les réactions des espaces
publics et, plus particulièrement, des sphères
dirigeantes des Fédérations Sportives. Craignant le
développement des espaces privés de la forme, les
Fédérations discernent dans leur engouement une
menace pour leur propre avenir. «  Deux logiques
s’affrontent, une s’appuyant sur le modèle associatif,
l’autre sur la rentabilité économique à court terme » (Y.
Travaillot, 1998  : 75). Les tensions internes au milieu
sportif s’accentuent et le déséquilibre fait ressortir la
vieille thématique public/privé.
28 Au-delà des désaccords, les précurseurs de la forme se
fusionnent autour des nouveaux idéaux. L’écho du
mythe américain «  no pain, no gain  » s’étend et
s’épaissit. Il s’agit d’un nouvel art de vivre, basé sur le
credo de l’effort où les résultats sont à la mesure des
sacrifices fournis  : c’est l’émergence du culte de la
performance.
29 La population diplômée des espaces publics, ancienne
garante de l’histoire des Fédérations, y voit un profond
assaut au maintien de ses fonctions. Au cours de
l’année  1984, des désapprobations d’ordre éthique se
joignent aux critiques quant aux connaissances,
compétences et aptitudes des animateurs des C.R.F. Le
constat d’un personnel dépourvu des diplômes
reconnus et spécifiques à la pédagogie des activités
sportives, anime le débat sur la légitimité de ces
disciplines. En rupture complète avec ces espaces
publics, certains des représentants des C.R.F. réagissent
vigoureusement, remettant en cause l’importance d’une
qualification officielle. Leur stratégie est lourde de sens
car elle met en avant une nouvelle forme de légitimité,
fondée d’un côté, sur l’acquisition d’une riche
expérience personnelle (qui se fait valoir comme une
nouvelle caution de qualité) et, de l’autre côté, sur les
capacités de jugement des pratiquants. En refusant de
considérer le client comme un simple profane, les
militants du domaine privé brisent le monopole des
éducateurs sportifs et propagent des instruments de
formation jusque-là réservés aux représentants des
fédérations. Le statut d’expert est en jeu (Y. Travaillot,
1998).
30 Pendant que le passage du modèle sportif associatif et
fédératif au modèle commercial et concurrentiel
(marché de la forme) s’accomplit, l’économie développe
des relations de réciprocité de plus en plus étroites avec
l’ensemble des pratiques somatiques. Si lors de la crise
économique des années  1975, par exemple, la pratique
sportive a pu représenter un soutien des secteurs
économiques en crise (C. Pociello, 1995), il en est de
même pour le marché des produits cosmétiques. Lors de
cette même période, le marché de l’allégé a soutenu
l’industrie alimentaire, tout comme le look sportif a
sollicité la consommation des ménages – durant une
période où le tassement de leurs consommations et les
déséquilibres sectoriels de la balance commerciale
faisaient rage.
31 L’impact général de l’économie sur les pratiques
corporelles déplace les limites éthiques. Le recours à
l’artifice, par exemple, est clairement reconnu comme
une force, un atout pour ceux qui jouent à la marge du
droit. Les marchés du corps, distinguent ce qui est
acquis et conquis et font la part belle aux plus
«  dégourdis  ». C’est dans ce sens que la
commercialisation des pratiques somatiques
compromet la hiérarchie d’une éthique
traditionnellement attachée au don de la nature. Le
corps devient le plus bel objet de consommation (J.
Baudrillard, 1970), et les temples de son culte mettent en
exergue des marchands inédits.
32 Au sein de cette logique marchande, les C.R.F.
constituent un lieu exemplaire des nouveaux
«  supermarchés des corps  » (P. Baudry, 1991), dans la
mesure où en leur sein s’articulent et s’échangent tous
les industriels de la forme. La dispersion des services
offerts, qui est corollaire à ces espaces, est à cet égard
tout à fait significative. Il suffit de préciser que la
plupart de ces espaces réunissent, dans un même
établissement, des conseils pour 1’entraînement sportif,
des activités dansantes pluridisciplinaires (aérobic, jazz,
flamenco…), des programmes alimentaires (mis en place
par des diététiciens ou des nutritionnistes), des suivis
médicalisés (garantis par des médecins du sport), des
séances de yoga, des installations de détente (piscines,
saunas, hammams, jacuzzis), des activités optionnelles
(squash, ski, planche à voile etc.), des cabinets
esthétiques chargés aussi de la vente des produits de
beauté, ainsi que des boutiques de vente d’accessoires
de sport (justaucorps, collants, guêtres, ceintures, gants
etc.). Pour cette raison, nous soutenons que l’univers des
espaces privés de la forme constitue un indicateur
parmi les plus pertinents de la poussée du réalisme
économique qui marque le nouvel ethos du corps. Ainsi,
ces centres privés se mettent en avant comme
substitutions des agrégations d’individus en compétition
pour l’excellence physique à toute forme de collectif,
communautaire ou associatif.
33 Secteurs productifs de biens et de services, les C.R.F.
produisent des emplois, diffusent des images
commercialisables du corps, mêlent des pratiques
sportives, nutritionnelles, médicales, esthétiques,
spirituelles, hédonistes et vestimentaires, fabriquent du
lien social  : un mélange au fond exemplaire de notre
société contemporaine.
34 Dès lors, il est évident que les pratiques somatiques ne
peuvent pas être considérées uniquement comme la
résultante d’une aspiration individuelle, mais
apparaissent clairement comme un produit social. Les
C.R.F. se présentent alors comme un laboratoire
privilégié pour l’analyse des pratiques corporelles et des
logiques sous-jacentes qui les nourrissent. Façonnées
par le jeu des interactions, ces pratiques appellent à
situer la construction sociale du corps dans l’histoire
occidentale contemporaine.
Notes
4. Nous rappelons que c’est le résultat esthétique basé sur
l’ensemble des pratiques alimentaires, sportives et esthétiques que
nous nommons apparence ou paraître (voir introduction).
5. Voir sous-chapitre intitulé  : l’esthétisme collectif médiatique  :
corps et modèles normatifs.
6. Nous proposons d’appréhender le rapport au corps en tant que
source créatrice de l’expérience. Parler de ce rapport revient à
souligner que le corps constitue une part essentielle du soi, et
représente le lieu par excellence de la subjectivité et de
l’expérience au monde. Le rapport au corps est intersubjectif et les
structures des interactions qui l’influencent sont également
constitutives de l’expérience.
7. Même lorsque les acteurs sociaux se plient aux injonctions de
normalisations médiatiques et/ou de certains professionnels des
C.R.F. (c’est le cas des adhérents qui s’occupent du culturisme ou du
body-fitness), le résultat obtenu constitue une «  déviance  »
esthétique dans la mesure où l’image corporelle de ces sujets
s’écarte de celle de la plupart des pratiquants.

© Presses universitaires du Midi, 2007

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Référence électronique du chapitre


MEIDANI, Anastasia. Le corps comme objet sociologique pertinent et
légitime In  : Les fabriques du corps [en ligne]. Toulouse  : Presses
universitaires du Midi, 2007 (généré le 31 juillet 2021). Disponible
sur Internet  : <http://books.openedition.org/pumi/6682>. ISBN  :
9782810710287. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pumi.6682.

Référence électronique du livre


MEIDANI, Anastasia. Les fabriques du corps. Nouvelle édition [en
ligne]. Toulouse : Presses universitaires du Midi, 2007 (généré le 31
juillet 2021). Disponible sur Internet  :
<http://books.openedition.org/pumi/6654>. ISBN  : 9782810710287.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.pumi.6654.
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Les fabriques du corps


Anastasia Meidani

Ce livre est recensé par


Rossella Ghigi, Sociologie du travail, mis en ligne le 24 juillet
2019. URL  : http://journals.openedition.org/sdt/20202  ; DOI  :
https://doi.org/10.4000/sdt.20202

Les fabriques du corps


Anastasia Meidani

Ce livre est cité par


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Joseph, Charles. (2016) The Body of Los Angeles, Between
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Badaoui, Khafid. Lebrun, Anne-Marie. Su, Che-Jen. Bouchet,
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