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Université Joseph Ki-Zerbo Ouagadougou – Master de philosophie – Philosophie de l’art – « Art et

histoire » (Daniel Payot) – octobre-novembre 2020

Envoi n° 3/10 [vendredi 23 octobre 2020]


Schiller 2/2
Friedrich Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795), traduction Robert Leroux,
Aubier, 1943, 1992, Vingt-septième lettre :
1 « S’il est vrai que le besoin déjà contraint l’homme à entrer en société, et si la raison lui inculque
2 des principes de sociabilité, la beauté seule peut lui communiquer un caractère sociable. Le goût
3 seul met de l’harmonie dans la société parce qu’il crée de l’harmonie dans l’individu. Toutes les
4 autres formes de la perception fragmentent l’homme parce qu’elles se fondent exclusivement
5 soit sur la partie de son être qui est vie sensible, soit sur celle qui est vie spirituelle ; seule la
6 perception de la beauté fait de lui une totalité, parce qu’elle oblige ses deux natures à
7 s’harmoniser en un tout. Toutes les autres formes de relations divisent la société parce qu’elles
8 sont exclusivement en rapport soit avec la réceptivité spécifique, soit avec l’activité spécifique
9 de ses différents membres, c’est-à-dire avec ce qui les distingue les uns des autres ; seules les
10 relations fondées sur la beauté unissent la société, parce qu’elles se rapportent à ce qui est
11 commun à tous. C’est seulement en tant qu’individus que nous goûtons les joies des sens, et
12 l’espèce qui nous est immanente n’y a aucune part ; nous ne pouvons donc pas élargir nos joies
13 sensibles aux proportions de joies universelles parce que nous ne pouvons pas donner
14 l’universalité à notre individu. C’est seulement en tant qu’espèce que nous goûtons les joies de
15 la connaissance et en les goûtant nous éliminons soigneusement de notre jugement toute trace
16 de notre particularité individuelle ; nous ne pouvons donc pas rendre universelles nos joies
17 raisonnables parce que nous ne pouvons pas exclure du jugement d’autrui comme nous le faisons
18 du nôtre, les traces de particularité individuelle. De la beauté seule nous jouissons à la fois en
19 tant qu’individu et en tant qu’espèce, c’est-à-dire en tant que représentants de l’espèce. Le bien
20 sensible ne peut procurer le bonheur qu’à l’individu, car il se fonde sur une appropriation qui
21 entraîne toujours une exclusion ; il ne peut en outre procurer à cet individu qu’un bonheur
22 fragmentaire, parce que sa personnalité n’y a pas de part. Le bien absolu ne peut procurer le
23 bonheur que dans des conditions dont on ne peut pas présumer l’existence chez tous les
24 hommes ; car la vérité n’est le prix que de l’abnégation et seul un cœur pur croit à la volonté
25 pure. La beauté seule procure le bonheur à tous les hommes, et tout être oublie ses limites dès
26 qu’il subit son charme. Aucun privilège, aucune dictature ne sont tolérés pour autant que le goût
27 et que l'apparence belle accroît son empire. Cet empire s'étend vers les régions supérieures
28 jusqu'au territoire où la raison règne avec une nécessité inconditionnée et où prend fin tout ce
29 qui est matière ; il s'étend vers les régions inférieures jusqu'à la terre où l'instinct naturel
30 gouverne en exerçant une aveugle contrainte et où la forme ne commence pas encore ; même à
31 ces confins les plus extrêmes où le goût est dépossédé du pouvoir législatif, il ne se laisse pas
32 arracher l'exécutif. Le désir insociable est forcé de renoncer à son égoïsme et l'agréable qui
33 autrement ne séduit que les sens doit jeter sur les esprits aussi les lacets de sa grâce. [...] Loin
34 des arcanes de la science, le goût amène la connaissance au grand jour du sens commun et il
35 transforme ce qui est l'apanage des écoles en un bien commun à toute la société. »

1) Quelle est selon vous l’idée principale de cet extrait ?


2) Quels liens établissez-vous entre les notions de « sociabilité » et de « beauté » ?

Commentaire indicatif.
Au terme de l’ensemble du parcours argumentatif (la vingt-septième lettre est la dernière des Lettres
sur l’éducation esthétique de l’homme), Schiller donne ici la « solution » au problème qui était formulé
dès son commencement : si l’humanité moderne, contrairement aux Grecs de l’antiquité, se caractérise
par une série de divisions, de séparations, de déchirements, et si la Raison lui prescrit cependant l’unité
(l’accord des facultés en l’homme, l’unité de l’individu et de l’espèce, l’harmonie de la société), quel
« art supérieur » activer pour y parvenir ? Quel sera l’élément déterminant capable de dépasser
dialectiquement le moment de scission et de faire parvenir l’humanité à un troisième et dernier moment
de réconciliation, d’harmonie retrouvée ?

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La réponse qu’apporte ici Schiller est à la fois très claire et d’emblée difficile à admettre. Elle tient
en un mot : la beauté. Notre extrait répète à plusieurs reprises la formule : « la beauté seule peut… » ; il
attribue à la notion de beauté une vertu unificatrice exclusive. D’un point de vue logique, tout est
simple : nous cherchions le principe de l’accomplissement, de la restauration de la totalité, nous l’avons
trouvé !
Pour nous, lecteurs contemporains, cette réponse peut pourtant sembler étrange : qu’est-ce que la
beauté vient faire dans des questions de société ? N’est-il pas bizarre, de la part de Schiller, de conseiller
au duc auquel il s’adresse de favoriser la beauté pour contribuer à l’émancipation et au bonheur de son
peuple ? L’accent exclusif mis sur cette notion de relève-t-il pas d’une forme d’« esthétisme » qui paraît
bien naïf, ou bien « élitiste », à tous ceux qui aujourd’hui se penchent sur la complexité de nos sociétés,
sur les phénomènes de domination et de pouvoir, sur la persistance et parfois l’aggravation des inégalités
et des injustices ?
La réponse de Schiller est incompréhensible tant que l’on a de la beauté une conception
exclusivement subjective, voire subjectiviste, qui la cantonne dans le seul domaine du goût, des
préférences esthétiques personnelles et même de l’art.
Mais de fait, ce n’est pas seulement ce sens-là que Schiller donne ici au concept de « beauté ». Et si
le contenu qu’il lui accorde englobe aussi la dimension du goût, de la subjectivité esthétique, il ne s’y
réduit pas. Il est donc nécessaire, pour comprendre la réponse de Schiller, d’analyser suffisamment le
concept lui-même qui la détermine. Nous le ferons en deux étapes : le rappel d’une référence que
manifestement Schiller avait en tête quand il rédigeait son propre texte ; l’analyse précise du contenu
qu’il donne dans cet extrait à la notion de « beauté ».
• a) rappel : le beau chez Kant.
Schiller, on l’a vu à propos des facultés, considère la philosophie critique de Kant comme le socle
sur lequel il bâtit sa propre pensée. Or Kant, dans la Critique de la faculté de juger parue en 1790 (cinq
années seulement avant l’édition des Lettres de Schiller), avait consacré une longue section à ce qu’il
nommait l’Analytique du beau. Cette section était composée de quatre « moments » enchaînés, et
chacun de ces « moments » se terminait par une définition du beau déduite des développements
antérieurs. Ces quatre définitions étaient les suivantes :
- Définition du beau déduite du premier moment : « Le goût est la faculté de juger d’un objet ou
d’un mode de représentation, sans aucun intérêt, par une satisfaction ou une insatisfaction. On
appelle beau l’objet d’une telle satisfaction. » ;
- Définition du beau déduite du deuxième moment : « Est beau ce qui plaît universellement sans
concept. » ;
- Définition du beau déduite du troisième moment : « La beauté est la forme de la finalité d’un
objet, en tant qu’elle est perçue en celui-ci sans représentation d’une fin. »
- Définition du beau déduite du quatrième moment : « Est beau ce qui est reconnu sans concept
comme objet d’une satisfaction nécessaire. »
Sans entrer précisément dans l’analyse de ces définitions, nous nous en tiendrons ici à quelques
remarques :
o Dans aucune de ces définitions il n’est question d’art, et l’adjectif « esthétique » n’y est pas
employé ;
o Trois des quatre définitions comportent le mot « objet », mais aucune ne restreint le sens de
ce mot : il faut le comprendre en un sens très large (pas seulement une chose physique, mais
toute chose sur laquelle peut être porté un jugement, tout phénomène, physique ou moral,
matériel ou abstrait, qui suscite une satisfaction) ;
o Le beau est défini à la fois négativement et positivement. Négativement, il est lié à l’absence
d’intérêt (définition 1), à l’absence de concept (définitions 2 et 4), à l’absence de
représentation d’une fin (définition 3). Positivement, il est mis en relation avec la satisfaction
(définitions 1 et 4), avec ce qui plaît universellement (définition 2), avec la finalité (définition
3).
o On peut lire l’ensemble des définitions en rapportant le beau à des enjeux moraux (éprouver
une satisfaction là où celle-ci n’est pas liée à un intérêt particulier et donc conférer à cette
satisfaction une dimension universelle) ou spirituels (deviner une finalité, un sens [selon les

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deux acceptions du mot : une signification et une orientation, une direction, un mouvement
vers] qui ne se réduit pas à la représentation, à l’image ou au concept précis d’une fin
déterminée, particulière, d’une signification explicite).
o L’expression répétée (définitions 1 et 4) « sans concept » explique pourquoi la question du
beau se trouve traitée par Kant dans une Partie de son livre qui s’intitule « Critique de la
faculté de juger esthétique ». Le mot « esthétique » n’est pas compris ici dans une acception
artistique, mais au sens beaucoup plus vaste de : ce qui concerne la sensibilité comme
faculté, faculté réceptive produisant des intuitions qui elles-mêmes, en l’occurrence (à la
différence du schématisme analysé dans la Critique de la raison pure), ne peuvent être
directement soumises à l’entendement, « subsumées » sous des concepts. Le beau est donc
de l’ordre d’une expérience qui met l’homme en relation avec des objets dans lesquels il
perçoit de la finalité, du sens, qui lui plaisent sans qu’il les rattache à sa seule personne
exclusivement, qui donc lui « parlent » d’universalité, mais dont les caractéristiques ne sont
pas déterminées, expliquées, rendues connaissables par l’entendement et ses concepts.
• b) la notion de « beauté » dans les Lettres de Schiller.
Partant de ce socle kantien, comment Schiller comprend-t-il dans l’extrait le mot « beauté » ?
Les lignes 1 à 11 énoncent la « thèse » de l’ensemble ; elles procèdent par affirmations, mais la
détermination précise de la notion de beauté viendra plus tard, par touches successives, petit à petit. Ici,
nous voyons ses effets, ce qu’elle produit : c’est la beauté qui communique à l’homme un « caractère
sociable » (ligne 2) ; c’est sa perception seule qui fait de l’homme une « totalité », parce qu’elle seule
« oblige ses deux natures à s’harmoniser en un tout » (lignes 6 et 7) ; elle se rapporte à « ce qui est
commun à tous » et concourt de la sorte à « unir la société » (lignes 10-11).
Ces deux dernières caractéristiques expliquent la première : sous le nom de « beauté », Schiller pense
une réalité qui n’appartient ni exclusivement à la nature sensible de l’homme, ni exclusivement à sa
nature intellectuelle ou spirituelle : la beauté mobilise à la fois ses facultés sensibles (la sensibilité) et
ses facultés spirituelles (l’entendement, la raison) ; ce faisant, elle réunit en l’homme ce qui se trouve
aujourd’hui séparé (la domination de l’entendement entravant l’expression des deux autres facultés). De
plus, n’étant pas seulement sensible dans une acception strictement subjective, elle n’est pas
essentiellement liée à des intérêts particuliers (de tel individu, ou de tel groupe ou classe sociale) et
évoque donc une dimension d’universalité (comme chez Kant, on l’a vu) : c’est en cela qu’elle est à
même d’« unir la société », puisqu’elle concerne « ce qui est commun à tous » (rappelons-nous
l’expression de Jacques Rancière rencontrée en Introduction : « une humanité sensible commune »). Et
puisqu’elle réconcilie chaque homme avec lui-même (elle le restaure dans sa totalité, dans sa
complétude) et les hommes les uns avec les autres (elle va au-delà des distinctions de classes et de la
division du travail), elle « communique à l’homme un caractère sociable ».
L’expression « caractère sociable », dans la première phrase de l’extrait, côtoie deux autres
expressions : « le besoin contraint l’homme à entrer en société » et « la raison lui inculque des principes
de sociabilité ». Le besoin est matériel, purement sensible, de l’ordre de la nécessité vitale ; la raison et
ses principes sont au contraire abstraits, idéaux. S’il n’y avait que ces deux extrêmes, nous serions encore
écartelés entre un sens contingent (le besoin) et une idéalité générale (les prescriptions de la raison).
Cela ne constituerait pas encore vraiment une société au sens positif et harmonieux du terme, mais
seulement, soit un regroupement fortuit d’individus s’assemblant pour échapper aux dangers ou
pourvoir à leur survie, soit une loi générale commandant de s’assembler : dans les deux cas, le
regroupement ne procéderait pas d’une motivation autonome, assumée, engageant l’humain dans sa
totalité. Il faut pour cela un échelon intermédiaire, médiateur, qui permette d’ajouter à ce qui procède
de la nécessité et à ce qui procède de la loi abstraite une motivation inhérente, une condition
d’expérience. C’est ce qui est désigné ici par l’expression « un caractère sociable ». Les effets de la
beauté font que la société n’est pas seulement une réponse à un besoin, ni seulement une réponse à une
injonction de la Raison, mais la condition d’une vie sociable commune, ce qui en permet l’expérience
(l’adjectif « sociable » est à prendre ici selon au moins deux acceptions : social, de l’ordre de la socialité,
mais aussi conciliant, serviable, accommodant).
Les lignes 11 à 26 construisent l’argumentation de la thèse énoncée plus haut en utilisant plusieurs
fois le même procédé : elles montrent négativement les limites 1) de ce qui appartient exclusivement au

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domaine du sensible (de ce qui est aussi nommé « réceptivité spécifique »), 2) de ce qui procède
exclusivement du domaine du spirituel (de ce qui est aussi nommé ici « activité spécifique »), et 3) elles
suggèrent ce qui seul peut dépasser ces limites et réconcilier ce qui était opposé, le réceptif et l’actif, le
sensible et le spirituel, le subjectif et l’universel, etc. Ainsi (lignes 11 à 19), « les joies des sens » sont
exclusivement individuelles, de ce fait elles ne peuvent pas être considérées comme universelles ; de
l’autre côté, les « joies de la connaissance », purement rationnelles ou raisonnables, ne mobilisent pas
les subjectivités ; les premières appartiennent seulement aux individus, les secondes seulement à
l’« espèce » (à la communauté ou société). Mais pour parvenir au troisième moment de la dialectique,
celui de la réconciliation, il faut supposer une joie qui serait à la fois subjective et objective, qui
mobiliserait simultanément les individus et la société. C’est la cause de cette joie que Schiller nomme
« beauté ».
Si l’on part, non plus de la « joie » (dimension esthétique), mais du « bien » (dimension morale), la
démonstration est la même (lignes 19 à 26) : s’en tenir à des valeurs particulières ne suffit pas, mais
invoquer des principes absolus non plus, la première attitude parce qu’elle n’a rien d’universel, la
seconde parce qu’elle peut être abstraitement énoncée mais ne peut être vécue par tous. Mais il existe
un tiers terme, qui articule bonheur individuel et bonheur social. Ce tiers terme est précisément « la
beauté ».
Schiller poursuit : après avoir évoqué la dimension sensible, puis la dimension morale, il évoque
rapidement la dimension politique (lignes 26-27, termes de « privilège », de « dictature », d’ empire »,
puis lignes 31-32, termes de « législatif » et d’exécutif »), et enfin la dimension philosophique (lignes
27 à 30). Il montre alors que le règne de la beauté s’étend de part en part du domaine de l’expérience,
depuis les strates les plus matérielles, naturelles, informes jusqu’aux idéaux les plus abstraits et
jusqu’aux lois les plus intangibles. Ou plus exactement, il évoque une sorte de diffusion au terme de
laquelle les régions, sphères ou territoires éloignés les uns des autres se trouvent réunis, associés,
articlées d’une manière harmonieuse.
D’où les indications que donnent les dernières lignes de notre extrait (lignes 30 à 35), qui avancent
une nouvelle fois l’idée d’une réunion. Dans les « confins les plus extrêmes » (la pure matérialité d’un
côté, la pure idéalité de l’autre), la beauté n’a pas d’effet législatif (elle ne fait pas les lois, elle n’écrit
pas les constitutions), mais elle conserve un pouvoir exécutif (elle a la force de faire observer les lois
qu’elle n’a pas édictées elle-même), au nom de ce qui est à la fois un besoin, un principe et un caractère,
au nom d’une expérience dont les attributs sont l’universalité, la totalité, l’unité, la réconciliation des
opposés. D’où les deux transformations qui sont évoquées tout à la fin : ce qui n’était que contingence
individuelle et sensible (le désir, l’agréable) s’élève jusqu’au spirituel ; et ce qui était savoir réservé,
lointain, purement abstrait, n’appartenant qu’à quelques-uns, devient bien commun, universellement
partagé.

Schiller nomme « beauté » ce qu’il discerne comme l’opérateur d’une réconciliation dialectique,
d’une réunification, d’une restauration de l’harmonie. Pour que cet opérateur soit efficace, il faut qu’il
irrigue toutes les régions de l’expérience humaine : des plus sensibles aux plus idéelles ou spirituelles.
Mais pourquoi alors avoir choisi, avec la notion de « beauté », un terme qui semble appartenir
prioritairement au domaine du sensible, de l’« esthétique » ? Nous verrons bientôt, en parlant de Hegel,
que celui-ci déterminera à son tour un opérateur dialectique capable de réconcilier, de réunifier, de
dépasser les scissions, mais que, contrairement à Schiller (et à d’autres philosophes de l’Idéalisme
allemand, Schelling en particulier), ce n’est pas du côté de la sensibilité qu’il le trouvera, mais du côté
de la Raison.
Le choix de Schiller est différent, parce que, comme on l’a vu, le constat qui lui sert de point de
départ est celui d’un privilège excessif attribué à l’époque moderne à l’entendement et au concept. Pour
parvenir à restaurer un fonctionnement harmonieux des facultés, il faut donc contrebalancer ce privilège
et développer (éduquer) en priorité la faculté qui se trouve aujourd’hui la plus réprimée, la plus reléguée.
D’où le titre des Lettres, qui mentionne l’éducation esthétique de l’homme. D’où, aussi, le choix de la
beauté comme médiateur.
Ne l’oublions pas : la beauté, chez Schiller comme chez Kant, n’est pas un phénomène exclusivement
artistique. Il concerne aussi la morale, la politique, la philosophie en général. La position de Schiller
n’est pas « esthétisante ». Son idée est que, pour atteindre le lieu d’une articulation entre nature sensible

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et nature spirituelle, il est bien sûr possible de partir aussi bien de l’une que de l’autre, mais que, si l’on
pense à l’état d’une société divisée où règne l’entendement, c’est d’abord à la sensibilité qu’il convient
de redonner la parole. Le corolaire est que si l’on fait le constat que l’humanité moderne a développé
les savoirs et les techniques au détriment d’autres modes d’expression et de création, alors l’opérateur
dialectique est à chercher en priorité du côté de ce que l’extrait précédent appelait un « art » (« un art
supérieur », c’étaient les derniers mots de la Lettre 6).
Le terme « art » possède des significations nombreuses et étendues. Dans les définitions qu’il en
propose, le Dictionnaire Larousse le définit ainsi, dans l’ordre suivant :
1) Ensemble des procédés, des connaissances et des règles intéressant l'exercice d'une activité
ou d'une action quelconque ;
2) Toute activité, toute conduite considérée comme un ensemble de règles, de méthodes à
observer ;
3) Habileté, talent, don pour faire quelque chose ;
4) Manière de faire qui manifeste du goût, un sens esthétique poussé ;
5) Création d'objets ou de mises en scène spécifiques destinées à produire chez l'homme un état
particulier de sensibilité, plus ou moins lié au plaisir esthétique ;
6) Ensemble d'œuvres artistiques ; caractère de cet ensemble
On voit ici que les questions « esthétiques » au sens restreint ne sont mentionnées qu’à partir du
quatrième rang, et que les trois premières définitions renvoient beaucoup plus généralement à des
questions de connaissance et de méthodes appliquées à toutes sortes d’activités, de conduites et de
procédés.
Quand Schiller parler de la beauté comme d’un « art supérieur », on peut supposer qu’il assemble
toutes ces acceptions. Le mot lui permet précisément de ne plus faire de distinctions tranchées entre
domaine de la sensibilité et domaine de la connaissance, entre art au sens de « beaux-arts » (peinture,
sculpture, musique, poésie) et art au sens d’activité spirituelle. On voit maintenant où Rancière, dans le
texte lu en Introduction, trouvait son inspiration.
Mais pour Schiller comme plus tard pour Rancière, les mots « art » et « esthétique » englobent aussi
les beaux-arts. L’approche commune de Kant, Schiller est Rancière consiste à insister sur le fait que les
activités, conduites et procédés regroupés sous les noms d’« art » et d’ « esthétique » supposent, à titre
de préalable et de condition de possibilité, un premier moment de réception sensible (« esthétique ») des
phénomènes en question. L’art au sens restreint (les beaux-arts) est lui aussi, et plus explicitement encore
que d’autres activités, une affaire de sensibilité en ce sens-là, même s’il peut aussi évoquer d’autres
régions (morales, politiques, spirituelles) et mettre en œuvre d’autres facultés (l’entendement, la raison).
Les penseurs ultérieurs de l’Idéalisme allemand insisteront sur l’une ou l’autre orientation permise
par la polysémie ainsi suggérée par l’analyse des mots « art », « esthétique », « sensibilité », « beauté » :
certains (Schelling, les Romantiques) insisteront sur le privilège de ce que Schelling appelle le « moment
esthétique » et accorderont une sorte de priorité à la sensibilité ; d’autres (Hegel) considéreront la
sensibilité comme l’un des facteurs, mais pas du tout le plus déterminant, d’une dialectique du savoir
dans laquelle c’est la Raison qui aura le dernier mot.

Des questions ? Des suggestions ? Merci de m’en faire part à l’adresse suivante : payot@unistra.fr

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