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n ce qui concerne les Marocains, peut-on parler de diaspora 

On assiste à une mondialisation de plus en plus importante de la migration


marocaine. On compte plus de 1,8 million de Marocains inscrits dans des consulats à
l’étranger. Ils résident tout d’abord dans les pays autrefois liés avec le Maroc par des
accords de main-d’œuvre (la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais désormais
aussi, dans les pays pétroliers, dans les nouveaux pays d’immigration de la façade
méditerranéenne (Italie et Espagne), dans les pays scandinaves, en Grande-Bretagne,
au Canada et aux Etats-Unis. Dans le cas du Canada, il est remarquable de voir que
les musulmans ont suivi les juifs marocains qui avaient choisi d’aller non en Israël,
mais au Québec. On a assisté ainsi à une véritable dispersion géographique en très
peu de temps, une trentaine d’années. Sur cette période, l’immigration marocaine en
France a doublé, passant de 300 000 à 600 000 personnes.

Plusieurs facteurs se combinent. C’est d’abord la situation classique de populations


rurales ou récemment citadines qui partent à la recherche d’un travail. Elles
fournissent une partie seulement de l’immigration clandestine aujourd’hui. Mais
parallèlement, on voit de plus en plus de jeunes qui ont suivi des études supérieures
ou secondaires au Maroc. Ils s’en vont à cause du « chômage des diplômés ». Parmi
ceux qui traversent le détroit de Gibraltar, on trouve de moins en moins
d’analphabètes et de plus en plus de diplômés. Avec l’augmentation de l’éducation
des candidats à l’immigration, on assiste aussi à une féminisation de celle-ci. Mais
s’y ajoute la classique fuite des cerveaux qui auraient pu trouver sans problème un
travail au Maroc.

Ces mutations influent-elles sur la manière dont sont vécues les relations entre les
migrants ?

Plusieurs éléments peuvent concourir à la formation, ou non, d’une diaspora. Il


existait déjà des réseaux circulaires et communautaires d’épargne et de crédit entre
Marocains. Mais deux facteurs nouveaux sont apparus. D’abord, on observe une
présence active des Marocains dans les réseaux musulmans, qui ont des liens dans la
plupart des pays européens. Elle ne passe plus, comme cela avait pu être le cas
auparavant, par le biais d’un contrôle étatique. Il s’agit de personnes qui ont un
capital religieux réel, au-delà souvent de la simple connaissance du Coran. Ensuite,
on voit de plus en plus de jeunes déployer des stratégies complexes : d’insertion
dans le pays, de liens avec le Maroc, et de réseaux dans les autres pays européens.
L’extension est frappante des projets de micro développement au pays : ils sont
menés souvent de manière associative, tantôt à l’initiative des Marocains restés au
pays, tantôt à celle des immigrés eux-mêmes. De véritables réseaux axés sur le
développement local se sont ainsi constitués. L’objet en est souvent classique : eau,
livres, bibliothèques, installation d’école, etc. On reprend et étend des rapports qui
existaient de manière informelle. Déjà, dans les années 80, j’avais été frappé de voir
des ouvriers de Talbot en grève se réunir autour des projets de développement au
pays.

L’évolution politique du Maroc a-t-elle transformé l’immigration ?


Elle a libéré la parole, c’est évident. Auparavant, les Marocains de France vivaient
dans la crainte, fortement encadrés par les amicales. Cette peur a disparu. On voit
aujourd’hui des immigrés refuser de donner un pot de vin, dénoncer la corruption.
Pourtant, les Marocains de l’immigration ont été tenus à l’écart lors des deux
dernières élections législatives : quand on a mis les listes électorales à jour, en juin
dernier, on n’a pas prévu de bureau pour eux, ni de circonscriptions. Même si l’Etat
n’est plus sécuritaire, son rapport demeure pour le moins ambigu avec
l’immigration, qui représente cependant, pour le pays, le deuxième fournisseur de
devises, après les phosphates et avant le tourisme.

N’est-on pas situé davantage dans une problématique d’intégration au sein de


l’espace méditerranéen ?

Il est difficile d’en juger aujourd’hui. Le développement d’un espace public


transfrontière est possible, mais on peut assister aussi bien à une dilution de la
composante marocaine dans chacun des pays d’accueil. Leur capacité à gérer des
appartenances multiples est une question pour les Marocains comme pour tout
citoyen du monde. Rien n’est acquis d’avance. Je plaide, moi-même, pour de
nouveaux rapports entre le pays et cette immigration. Rien ne dit que celle-ci sera
une source éternelle de devises.

Dans le cadre du partenariat euro-méditerranéen, le Maroc est le deuxième pays qui


ait signé un accord d’association avec l’Europe, après la Tunisie. C’est là plus
qu’une volonté politique : le Maroc n’a aucune alternative aujourd’hui. Il est même
un candidat à l’intégration dans l’Union et le dit depuis longtemps. Comme l’a
souligné le dernier rapport du Pnud, il ne se présente pas d’autre option pour le
développement. L’union du Maghreb arabe est totalement en panne : les relations
Maroc/Algérie butent sur la question du Sahara occidental. Les programmes de
développement économique de la Ligue arabe n’ont aucune envergure. Pour le
Maroc et les autres pays, les obstacles sont énormes : déficit de formation,
discriminations entre hommes et femmes, absence de libertés... La seule solution est
de s’ouvrir.

Cependant, entre l’Europe et le Maroc, il y a sur cette question, comme à propos de


l’immigration, deux visions différentes. L’Europe, poussée par l’Espagne, veut faire
du Maroc un poste avancé du contrôle des flux. Celui-ci a accepté de jouer le jeu et
de coopérer. Mais le processus connaît bien des hoquets, et on est loin des
espérances. La moitié des ressources allouées par le programme reste inutilisée, alors
que les financements sont de moitié inférieurs à ceux destinés aux pays de l’est
européen. En termes de vision stratégique, comme en termes de moyens, il est trop
tôt pour préjuger de l’avenir.

Mais en termes politiques aussi, le concept de diaspora est intéressant. La capacité


de se référer, d’avoir des liens dans plusieurs espaces est tout à fait heureuse. Pour
ma part, je me sens aujourd’hui d’un coin du Maroc bien précis, marocain, français,
européen, citoyen du monde. C’est toute cette richesse qui fait ce que nous sommes.
Durant l’époque précédente, on a accumulé des savoir-faire avec les Ong qui
luttaient pour les droits de l’homme, la capacité à être en lien avec les grandes
institutions internationales. Aujourd’hui, il s’agit d’injecter ce savoir-faire au niveau
euro méditerranéen. Cette possibilité d’articuler plusieurs niveaux d’action est pour
moi essentielle, elle exprime un rapport entre une manière de faire de la politique et
la manière dont se constituent les identités aujourd’hui.

Questions posées à Driss El Yazam

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