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Ali Bennasr, Myriam Baron, Sophie de Ruffray, Claude Grasland, France Guérin-Pace
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Ali B ENNASR
Université de Sfax, Laboratoire de Recherche Syfacte
abennasr@hotmail.fr
Myriam B ARON
UPEC, Université Paris Est, Lab’Urba EA 3482
myriam.baron@u-pec.fr
Auteur correspondant
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Claude G RASLAND
Univ Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité, UMR 8504 CNRS « Géographie-cités »
claude.grasland@parisgeo.cnrs.fr
rticle on line 2015 - N° 5 - pp. 853-879 Revue d’Économie Régionale & Urbaine 853
Dilemmes de la réforme régionale tunisienne
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A. B ENNASR , M. B ARON, S. D E R UFFRAY, C. G RASLAND , F. G UERIN -PACE
Résumé
La question des inégalités territoriales en Tunisie est ancienne et a fait l’objet de nombreux travaux
de recherche menés par les économistes spatiaux et les géographes-aménageurs. Notre contribution
a pour objectif de discuter les arguments opposant deux découpages régionaux : les six régions de
planification héritées du schéma national d’aménagement du territoire (SNAT) de 1985 et les cinq
régions proposées dans le Livre Blanc en 2011. Nous appliquerons une méthode d’analyse territoriale
multiscalaire des inégalités en prenant comme variable cible l’indicateur composite de développement
« régional ». Nous proposerons un modèle de simulation des migrations nettes de population induites
par les inégalités de développement régional pour illustrer les enjeux des projets de régionalisation.
Plutôt que d’établir d’emblée un découpage fixe en régions ayant des frontières figées et un centre
unique, il serait possible d’imaginer un espace régional composé de noyaux multiples et comportant
des marges ou interstices reconnues comme telles.
Abstract
Territorial disparities in Tunisia are studied for a long time by Spatial Economists, Geographers and
Developers. Our paper deals with two different regional divisions: on the one hand, 6 planing Regions
inherited from National Planing Schema of 1985; on the other hand 5 Regions defined in the “Livre
Blanc” published in 2011. A multiscalar territorial analysis of inequalities is applied to a composite
indicator about regional development. A simulation model of net population migrations induced by
inequalities of regional development is proposed to highlight issues of regionalization projects. Rather
than establishing fixed cutting areas with fixed boundaries and a single center, it would be possible to
imagine a regional space composed of multiple cores and with margins or interstices recognized as
such.
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Introduction
1.1. Pourquoi Sidi Bouzid ?
Qui aurait pu prévoir que le point de départ des événements, qui allaient emporter
la dictature de Ben Ali, partirait de l’une des régions les plus isolées et les moins
développées de Tunisie, Sidi Bouzid ? On aurait pu parier sur Tunis, capitale politique
macrocéphale, ou bien sur le bastion ouvrier et syndical de Gafsa. Mais précisément
parce que tous ces points de départ potentiels de la révolution tunisienne étaient
prévisibles, ils étaient placés sous haute surveillance par le gouvernement Ben Ali. Il
fallait donc que ce soit Sidi Bouzid.
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Inégalités territoriales en Tunisie : état des lieux
L’objectif de cette première section est de mettre en évidence les inégalités
territoriales en Tunisie, telles qu’elles pouvaient être observées par les décideurs
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Sfax) mais aussi à celles constituant les chefs-lieux de gouvernorats (Gafsa, Kasserine,
Sidi Bouzid, etc.).
La distribution de l’IDR (cf. Figure 1) par délégation met en évidence une très forte
autocorrélation spatiale, traduisant le jeu de plusieurs facteurs d’organisations fondés
sur des appartenances à des entités urbaines de différentes tailles et sur des gradients
de différentes portées. Elle illustre la profondeur des inégalités régionales opposant
le littoral et l’intérieur mais aussi l’existence de forts contrastes à l’intérieur même de
l’agglomération de Tunis, et surtout l’existence de pics relatifs de développement dans
les zones intérieures du pays. Deux logiques contradictoires expliquent cet héritage
de la période antérieure à la révolution de 2011. D’un côté, le tournant libéral
du pays à partir des années 1990 a favorisé la concentration des investissements
sur la côte, en particulier autour des grandes plateformes portuaires ouvertes sur
l’international (Bizerte, Tunis, Sousse, Sfax...) et dans les zones touristiques desservies
par des aéroports internationaux (Djerba, Monastir, Nabeul). D’un autre côté, le
pouvoir a maintenu un contrôle étroit sur le territoire à travers le maillage en
vingt-quatre gouvernorats, qui ont vu leurs chefs-lieux concentrer les équipements
publics (hôpitaux, lycées, etc.). Cette carte montre ainsi très clairement l’écart de
développement entre les délégations appartenant à ces chefs-lieux des gouvernorats
de l’intérieur (Kasserine, Sidi Bouzid, Béja, Kairouan, etc.) et les espaces ruraux
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Inégalité de développement régional, accessibilité et
polarisations multiscalaires
Si le poids démographique des villes et autres agglomérations urbaines s’accom-
pagne d’écarts significatifs des valeurs d’IDR, c’est en raison du lien entretenu avec les
différents types de fonctions et de services, dont les rayonnements ont des portées
plus ou moins importantes. C’est pourquoi l’appartenance des délégations à une
agglomération d’une taille donnée doit être complétée par la prise en compte de
gradients de développement, fonctions de la distance aux pôles structurants, écono-
miques ou administratifs, de l’espace tunisien. On peut en effet poser l’hypothèse
que ces gradients de développement s’expliquent par l’accessibilité différentielle
des habitants des délégations à des espaces plus ou moins étendus et offrant des
opportunités plus ou moins nombreuses. Le lien statistique très fort, observé entre
niveaux de développement et de mobilité, s’expliquerait alors par une inégalité
d’accès aux ressources exogènes autant que par un déficit endogène.
L’accessibilité nationale des délégations tunisiennes peut être définie comme leur
facilité d’accès à la capitale politique du pays, fondamentale dans un pays fortement
centralisé par les actions menées durant les périodes Bourguiba et Ben Ali. On
peut prendre comme estimation de ce facteur la distance euclidienne entre chaque
délégation et le palais présidentiel situé dans la délégation de Carthage, symbolisant
le cœur du pouvoir. Bien que le calcul effectué en distance euclidienne ne restitue
pas parfaitement l’inégalité réelle d’accès à la capitale, la variable rend compte d’une
inégalité structurale bien réelle et significative malgré un pouvoir explicatif plus
faible que celui de l’accessibilité internationale5 .
Enfin, l’accessibilité locale des délégations tunisiennes peut être envisagée comme
leur éloignement d’un pôle de services publics et de commerces, susceptible de
satisfaire l’essentiel des besoins courants de la population. Dans le contexte tunisien,
comme dans celui des pays socialistes d’Europe de l’Est avant 1989 ou de la France
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Coefficients
L’analyse statistique confirme que les trois formes de gradients ont des effets
indépendants qui tendent tous à renforcer de façon cumulative l’inégalité entre les
délégations. Une délégation aura donc un indicateur de développement régional
d’autant plus élevé qu’elle sera à la fois proche d’un port international ET proche de
Tunis ET proche du chef-lieu de son gouvernorat. Si le premier effet est de loin le plus
important (démontrant que l’enclavement est le cœur du problème des inégalités
régionales en Tunisie), les deux autres facteurs ne sont pas pour autant négligeables.
La réforme constitutionnelle du découpage régional devra en particulier tenir le
plus grand compte des centralités locales, héritage de quarante ans d’administration
centralisée sous les présidences Bourguiba et Ben Ali. La politique de transports est
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Coefficients
Villes intermediaries
0,083 0,014 5,803 < 0,001***
(20-100 000 hab.)
Grandes agglomerations
0.137093 0.017422 7.869 < 0,001***
(plus de 100 000 hab.)
Analyse de variance
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Le modèle final qui rend compte du solde net des échanges entre i et j (Fij-Fji)
assemble les trois hypothèses dans un modèle unique auquel on ajoute un paramètre
de vitesse de convergence (v), défini comme le nombre total de migrations nettes
divisé par la population totale. On a choisi ici arbitrairement un paramètre de
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se prolonge vers le sud-est par des zones de polarisation secondaire vers Gabès,
Médenine ou Djerba.
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Conclusion
Découpage régional et débat constitutionnel
Les résultats de nos analyses permettent d’éclairer dans une certaine mesure le
dilemme du découpage régional auquel doit faire face l’Assemblée Constituante
tunisienne, et que l’on peut symboliser par deux propositions en apparence contra-
dictoire (cf. Figure 7) : le SNAT de 1985, qui crée six régions de poids démographiques
et surtout de niveaux de développement inégaux ; le Livre Blanc, qui met à part le
Grand Tunis et propose quatre régions hétérogènes associant le littoral et l’intérieur,
avec des populations sensiblement plus égales.
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Explication : les croquis ci-dessus montrent les résultats d’une analyse de la variance effectuée
sur les résidus du modèle expliquant l’IDR par les facteurs structurels (niveau urbain, acces-
sibilité). L’objectif est de vérifier pour chaque découpage régional s’il tend à regrouper des
délégations caractérisées par des forces ou faiblesses spécifiques.
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cohérence le découpage des délégations d’une part et celui des communes d’autre part,
afin de doter l’ensemble du pays d’un maillage cohérent d’élus locaux responsables.
Annexe
Inégalités d’accessibilité routière entre les
gouvernorats de Tunisie
Afin d’évaluer le biais introduit par l’utilisation des distances euclidiennes dans
notre modélisation des interactions entre les 264*264 délégations, nous avons
calculé pour l’ensemble des 24*24 gouvernorats les temps et les distances routières
à l’aide d’une application R mise au point par GIRAUD (UMS RIATE CNRS 2414),
permettant d’interroger de façon interactive Google Maps. Bien que la procédure ne
soit pas généralisable sur une matrice de grande taille pour des raisons de temps, de
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Tableau 3 –
Tableau 3 – (suite)
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Tozeur 6 331 7 634 6 096 1,21 75,1 62,3
TUNISIE 108 786 136 329 104 704 1,25 78,1 62,3
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Remerciements
Les réflexions, recherches et résultats exposés dans cet article ont été menés dans
le cadre d’un programme soutenu par le ministère des Affaires étrangères français
et le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche tunisien : CMCU
n° 13GO401 « Complexités et enjeux des mailles territoriales : Approches franco-
tunisiennes par les mesures ». Ces travaux sont approfondis dans le cadre d’un
programme soutenu par le CNRS et le MESR tunisien : PICS n° 234722 « Approches
comparatives des réformes régionales au Nord et au Sud de la Méditerranée ».
Références bibliographiques
AYADI M, EL LAHGA A, CHTIOUI N (2007) Poverty and inequality in Tunisia: a non-monetary approach
(February 24, 2007). Poverty and Economic Policy Research Network Working Paper No PMMA-2007-
1405. [en ligne] http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.1348708
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Géographique et Aménagement du Territoire), Paris.
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découpage administratif en Tunisie, Thèse de doctorat de géographie en co-tutelle internationale,
Université Paris 7 et Université de Sfax.
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A. B ENNASR , M. B ARON, S. D E R UFFRAY, C. G RASLAND , F. G UERIN -PACE
Notes
1 - Le taux de mobilité apparaît plus pertinent que le solde migratoire comme révélateur des
inégalités de développement en Tunisie car, dans le cas des soldes négatifs, il évite de
confondre les situations d’exode rural des régions intérieures avec celles de redistribution du
cœur des métropoles vers leurs périphéries. En matière de mobilité, un centre métropolitain
demeure un hub majeur d’arrivée et de départ des populations alors qu’une région
intérieure désavantagée se caractérise par l’isolement et l’absence d’échanges.
2 - Le programme MENApolis vise à développer un outil statistique et cartographique
permettant d’évaluer, suivre et prévoir les dynamiques de l’urbanisation des pays de
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