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MOTS DE PASSE ET MOTS SACRES

Aux trois premiers degrés du R E A A

Louis TREBUCHET Ordo ab Chao 2006

Boaz et Jakin
Le premier mot sacré dévoilé au nouvel apprenti, de même que le mot sacré
du Compagnon, étaient gravés sur les colonnes du temple de Salomon, et, tout
naturellement, nous sommes conduits à aller en chercher les enseignements dans
le Livre des Rois ou le Livre des Chroniques. Mais alors que nous aurons ainsi été
confrontés à de nombreuses traductions de la Bible, où l'on aura pu éventuellement
remplacer un mot par un équivalent, voire un faux-ami, nous finirons par
reconnaître la nécessité d’aller à la source, la Torah qui, elle, doit être reproduite
de façon si précise qu'une lettre ou même un point mal placés conduisent le livre
au pilon. Même ce qui pourrait apparaître comme une antique faute d'impression
doit être respecté à la lettre. En effet la Tradition indique qu'au delà de la
signification matérielle primaire de l’hébreu biblique il y a une, ou plutôt des
significations symboliques plus profondes, comme en musique les harmoniques d'un
accord, et qu'au delà des mots, chaque lettre, et leurs combinaisons, peuvent
apporter un ensemble de significations plus profondes, et cachées1.
Du fait du mode de construction du mot dans les langues sémitiques, à partir
de racines le plus souvent composées de trois consonnes, on va chercher
l'étymologie d'un mot hébreu comme d'un mot arabe dans chacune de ses
consonnes, de la même manière que nous allons chercher l'étymologie d'un mot
français, syllabe par syllabe, dans ses racines grecques ou latines. Ces consonnes
ne sont autres que l'évolution de sortes de hiéroglyphes qui avaient chacune à
l'origine une signification, comme maison, œil, ou porte par exemple. En outre il
n'y a pas de caractères pour les chiffres, comme 1, 2, 3, c'est chaque lettre qui
représente aussi un nombre et chaque nombre est porteur d'une signification 2.
Elever un nombre à la dizaine symbolise sa mise en mouvement, et la centaine le
porte au niveau de l’univers.
« Il dressa la colonne de droite et lui donna pour nom , YAKHIN, il
dressa la colonne de gauche et lui donna pour nom , BO`AZ. Ainsi fut achevée
l'œuvre des colonnes ». La signification immédiate est proche de: , BO`AZ : en
force, dans la force, , YAKHIN : il établira, il fondera.
Mais allons plus loin en regardant de quoi est composé le mot , BO`AZ.
, BETH, à l'origine le dessin d'une maison, signifie aussi le dedans, l'intérieur.
,`AYIN, signifie œil, mais aussi source profonde, semence. On est proche ici de
l'œil qui était dans la tombe et regardait Caïn, QAYIN. , BO`AZ, se termine par
la lettre, , ZAYIN, le nombre 7, signifiant la perfection. A noter que la lettre
,`AYIN, a la valeur 70, action de se perfectionner. On retrouve ici les
significations du cabinet de réflexion, descendre en soi-même ( ), vers la source de

1
Alliance de Feu Annick de SOUZENELLE Dervy
2
L’alphabet Hébreu et ses symboles Georges LAHY Virya Ed.

1
lumière intérieure et profonde ( ), symétrique de l'œil du delta lumineux, en
chemin vers la perfection ( ), et si , BO`AZ, signifie bien « en force » on voit
qu'il ne s'agit pas de la force brute, mais de la force profonde qui vient de
l'approfondissement intérieur. Cette colonne nous parle bien du travail de
l'apprenti, c'est près d'elle qu'il va toucher son salaire : un peu de lumière naissant
de ce travail au fond de soi, éclosion de l'œuf après la fermentation intérieure.
, YAKHIN, à droite, nous parle de bien autre chose. L'hiéroglyphe initial
de la lettre , YOD, dessine un avant-bras que prolonge une main. Son nombre est
10, l'action. La lettre ,KHEPH, vient de la paume de la main, lieu du toucher, du
façonnage. Son nombre est 20, mise en action du 2, c'est à dire l'action de créer.
C'est l'action de la main qui sent et qui crée. Puis de nouveau le , YOD, de l'action,
pour aboutir au , NUN final, symbole de perfection cosmique. Cette colonne nous
parle bien de l'action qui prend la mesure du monde, et qui agit sur la création
dans une œuvre de perfection cosmique. Cette main qui pense, qui a conçu et
réalisé cet hommage à l'architecture de l'univers que sont par exemple nos
cathédrales, c'est celle du maçon opératif, celle du compagnon.
En réalité, ce sont bien deux moyens de passage spirituel que symbolisent
les colonnes , BO`AZ, et , YAKHIN, exprimant à elles deux l’interaction
permanente du travail maçonnique : approfondissement intérieur de l'apprenti,
expression extérieure et action sur le monde du compagnon. Et cette respiration du
travail maçonnique, intériorisation et extériorisation, est aussi clairement
symbolisée par nos deux Saint Jean, chacun associé à l’une des colonnes. On peut
rapprocher cette interaction intérieur-extérieur de l'expression d'un mythe très
ancien, datant des débuts de l'agriculture, à l'époque de la civilisation de SUMER,
le mythe du Dieu qui meurt comme la graine au solstice d'Hiver, et passe six mois
aux enfers pour renaître avec les moissons au solstice d'été. A INANNA et DUMUZI
des Sumériens3 ont succédé ISHTAR et TAMMUZ des Assyriens, ISIS et OSIRIS des
Egyptiens, DEMETER et PERSEPHONE des Grecs. Et, bien que l’étymologie de Jean
n’ait rien à voir avec Janus4, Saint Jean, successeur de JANUS BIFRONS, le Dieu
Romain aux deux visages, et de ses prédécesseurs5, Jean, lui aussi, est double :
Jean l'évangéliste, témoin de la mort de Jésus, dont la fête est, comme par hasard,
très proche du solstice d'hiver, Jean le Baptiste, témoin de sa naissance, matérielle
et spirituelle, que nous fêtons, comme par hasard, au solstice d'été. C'est bien
Janus, ou Saint Jean, qui veille au pied de ces colonnes pour nous aider dans notre
respiration, approfondissement intérieur - expression extérieure, comme l'indique
d'ailleurs un ancien manuscrit datant de 1710 environ, époque de transition de la
maçonnerie opérative à la maçonnerie spéculative, et appartenant aux archives de
la Loge écossaise Dumfries Kilwinning N°53 6:

« Dans quelle Loge avez-vous été reçu ?

3
Lorsque les Dieux faisaient l’homme Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer Ed. NRF
Gallimard
4
Jean provient de Johannus, de l’hébreu Yohannan, « qu’il soit couvert de grâces », alors que
Janus vient de Janua, la porte.
5
Il existe au musée du Louvre l’image d’un sceau en rouleau de l’époque Sumerienne
représentant entre autres un personnage divin bi-frons.
6
La Franc maçonnerie : documents fondateurs Cahiers de l’Herne 1992 dirigé par Frédéric
Tristan

2
Dans la véritable Loge de Saint Jean. »

D’une part l’approfondissement intérieur dans le silence, le travail sur sa


pierre brute et la construction de son Temple intérieur et d’autre part la
formulation d’une parole et d’une action, un échange avec l’autre et un
comportement dans le monde. Ces deux aspects du travail maçonnique constituant
à eux deux une interaction permanente, approfondissement intérieur puis
expression extérieure et action dans le monde, interaction qui permet au Franc-
maçon de progresser vers la maturité féconde, signification du mythe agricole
chtonien, et vers l’expression de la lumière trouvée au cœur des ténèbres,
signification du rythme solsticial. C’est ainsi que le Franc-maçon venant de la Loge
de Saint Jean pour vaincre ses passions, soumettre sa volonté et faire de nouveaux
progrès dans la Franc-maçonnerie, verra s’ouvrir devant lui, bien au dessus des
soucis de la vie matérielle, le vaste domaine de la pensée et de l’action.

Shiboleth
Il me semble tout à fait significatif que l’on retrouve le mot , YAKHIN,
dans le verset du livre des juges qui définit , SHIBOLETH, le mot de passe des
compagnons. « Mon frère, je vais vous donner maintenant une preuve de
confiance. Elle est constituée par la communication d’un mot de passe qui conduit
au degré auquel vous aspirez à être admis. Le mot de passe est Shiboleth.
Shiboleth signifie épi, et il est représenté sur le tableau du deuxième degré par un
épi à coté d’un cours d’eau, allusion à un passage relaté dans la Bible au livre des
Juges, XII, 5-6 »
L’épi que représente , SHIBOLETH, nous ramène aux mystères d’Eleusis
et donc au mythe chtonien et agricole de la descente aux enfers suivie du retour de
la moisson, et nous conduit donc à penser que ce même mythe s’applique à notre
initiation maçonnique. Il s’agit bien là de la version spéculative, ésotérique,
appliquée à la maturation de l’être humain, du mythe agricole chtonien :
descendre en soi-même pour que la graine y meure au solstice d’hiver, à la St Jean
d’Hiver, et renaître comme un épi au solstice d’été, à la St Jean d’été, pour
apporter au monde le fruit de notre maturité.
Mais alors quelle est cette maturité, quel est ce moyen d’action que le
compagnon peut exprimer ? C’est la deuxième signification de , SHIBOLETH,
que nous indique le livre des Juges. Les hommes de Galaad, Jephté à leur tête, se
replient de l’autre côté du Jourdain, attendent au gué les Ephraïmites, et leur
demandent de prononcer , SHIBOLETH. Et, nous dit la Bible, les hommes
d'Ephraïm, prononçant mal le SH (CH), disaient , SIBOLETH, ce qui signait leur
arrêt de mort car tous ceux qui ne pouvaient prononcer ce mot étaient exécutés.
Le verset hébreu qui traduit «ils ne pouvaient prononcer ce mot» utilise justement
le mot , YAKHIN, dans le sens «il formera» pour un mot, une parole. On trouve
là une utilisation fondamentale du mot sacré du compagnon , YAKHIN, associé
au mot de passe des compagnons , SHIBOLETH qui montre bien que l’épi qui
naît au solstice d’été pour le compagnon, après qu’il soit descendu en lui-même au
solstice d’hiver, c’est la parole.

3
Le mot de passe , SHIBOLETH, n'est donc pas un de ces mots de passe
que l'on se donne comme les mots de semestre, ce n'est pas un mot que les
hommes d'Ephraïm ne connaissaient pas, c'est un mot qu'ils ne pouvaient pas
prononcer correctement. De même, si le compagnon peut prendre la parole, ce
n'est pas parce qu'il connaît les mots, mais parce qu'il a la capacité intérieure de
construire une parole. D'ailleurs la différence entre , SHIBOLETH, et ,
SIBOLETH, est significative : c'est d'un côté , SAMEKH, (et non pas , SIN, comme
indiqué par erreur par notre T I F DALCHO dans la circulaire aux deux
hémisphères), et de l’autre , SHIN. D’une part , SAMEKH, l'arbre de la tradition,
chemin tracé que l’on suit sans se poser de questions, et d'autre part , SHIN, le
feu de la lumière divine, notre pierre des profondeurs, racine profonde de notre
arbre de vie. La connaissance de la tradition ne suffit pas pour avoir droit à la
parole, c'est le feu intérieur de la lumière originelle au fond de nous même qui fait
que l'on peut parler.

M B
Alors que l’origine biblique des mots du premier et deuxième degré nous a
apporté des bases solides pour leur compréhension, il n’en est pas de même des
mots du troisième degré. En effet, malgré l’opinion la plus généralement avancée
que le degré de maître est né dans les îles britanniques après 1723, puisqu’il n’est
pas mentionné dans les constitutions d’Anderson, et avant 1738, première mention
officielle par la Grande Loge d’Angleterre, les conditions de l’émergence d’un
troisième degré semblent bien plus compliquées, incertaines, et dénotent sans
aucun doute des racines bien antérieures.
En 1658, la charte de la loge de Scone et Perth7, en Ecosse, qui au passage
indique que la loge de Perth avait alors 465 ans, ce qui la ferait remonter à l’âge
des cathédrales, 1193, mentionne « masters (au pluriel), freemen, and fellows ».
Un demi siècle plus tard, le manuscrit découvert dans les archives de la loge de
Dumfries Kilwinning, daté aux alentours de 1710 par les spécialistes du British
Muséum, distingue bien à l’intérieur de la loge les maîtres, les compagnons et les
apprentis, que ce soit dans les obligations ou les formules de salutations. Mais
jusqu’alors nous n’avons pas vu apparaître de rituel ou de mot particulier pour les
maîtres. C’est ce que nous voyons apparaître dans un autre manuscrit daté aux
environs de 1700, trouvé dans une bibliothèque anglaise, mais dont l’analyse des
textes montrerait qu’il remonte principalement à des sources écossaises. C’est le
manuscrit Sloane8.
Comme les autres manuscrits écossais il distingue bien, dans la formule de
salutation : « Le Très Vénérable, les maîtres, et les compagnons de la vénérable
loge d’où nous venons vous saluent, vous saluent, vous saluent bien. » Il stipule
qu’ « une loge juste et parfaite c’est deux apprentis entrés, deux compagnons de
métier, et deux maîtres. » Mais surtout il est le premier à parler de mot de maître,
avec un rituel particulier. Je cite « Ils ont un autre mot qu’ils appellent le mot de
maître, et c’est Mahabyn, qu’ils divisent toujours en deux mots. Ils se tiennent
debout l’un contre l’autre, poitrine contre poitrine, les chevilles droites se
touchant par l’intérieur, en se serrant mutuellement la main droite par la poignée
7
Renaissance Traditionnelle N°117
8
Traduction et commentaires d’Edmond MAZET Les Cahiers de l’Herne

4
de main de maître, l’extrémité des doigts de la main gauche pressant fortement
les vertèbres cervicales de l’autre ; Ils restent dans cette position le temps de se
murmurer à l’oreille l’un Maha et l’autre en réponse Byn.»
Voilà, aux alentours de 1700, 1710 au plus tard, en tout cas avant 1723, au
terme d’une histoire écossaise de plusieurs siècles, la première mention du mot de
maître associée déjà aux cinq points de la maîtrise et à la griffe du maître,
échangés entre maîtres qui sont plusieurs dans la loge de la province ou de la
grande ville, et qui sont maîtres parce que reconnus capables de diriger des
chantiers, et non pas en tant qu’anciens maîtres de la Loge.
Dans les années 1920, Philip Crossle9, grand secrétaire de la Grande Loge
d’Irlande soutenait avec beaucoup d’arguments, basés sur un manuscrit du Trinity
College de l’université de Dublin, daté très précisément de 1711, et sur une
analyse détaillée de l’adaptation des constitutions faites en 1730 par le Frère
Pennell pour la Grande Loge d’Irlande, la thèse que dès les alentours de 1700
existait en Irlande une maçonnerie en trois grades : l’apprenti, le compagnon, et
ce qu’il a appelé master’s part, la part du maître, qu’il spécifie : « non réservée à
la chaire du maître (de loge) ».
Dès 1711, en effet ce manuscrit indique lui aussi un mot de maître, et
évoque les cinq points de la maîtrise : « Le signe de compagnon est jointures et
tendons, le mot Jackquin. Le signe de l’apprenti entré est tendons, le mot Boaz,
ou c’est creux. Pour le maître, pressez la colonne vertébrale, mettez votre genou
entre les siens, et dites Matchpin. »
En suivant l’évolution de ce mot de maître au cours des siècles, avec sa
division en deux rameaux, rite français et rite écossais, nous devrons nous souvenir
que nous n’avons que quelques jalons, manuscrits, divulgations ou rituels, alors que
ce mot était transmis de bouche à oreille, avec tout ce que cela peut impliquer de
déformation en trois siècles de transmission, quand on sait ce que peut devenir un
mot de semestre dans un simple chaîne d’union ! Nous nous attacherons donc aux
similitudes de consonance plus qu’aux différences de détail.
La troisième apparition du mot de maître, cette fois-ci en Angleterre est une
divulgation publiée dans le journal londonien The Flying Post sous le titre « A
mason’s examination », l’Examen d’un maçon. Dans la lignée anglaise, il donne une
loge juste et parfaite avec un maître, deux surveillants, quatre compagnons, cinq
apprentis. Sa présentation du mot de maître est la suivante : « J’ai été reçu
maçon, j’ai vu B et J J’ai juré comme compagnon, c’est le plus rare, et je
connais la pierre taillée, la pierre brute et l’équerre. Je sais parfaitement la
partie du maître, et je vous dirai un royal Maughbin. »
On parlait donc déjà en Angleterre même, en 1723, date des premières
constitutions d’Anderson, d’un mot de maître. Et ces trois premiers mots de
Maître, Mahabyn, 1700 environ, dans un manuscrit d’ascendance écossaise, très
complet et précis, Matchpin, 1711, dans un manuscrit irlandais assez sommaire, et
Maughbin (prononcer Maowbin), 1723, cité encore plus sommairement dans un
journal londonien, sont phonétiquement très proches.
La quatrième mention, dans un manuscrit anglais daté de 1726 mais qui
pourrait avoir été recopié plusieurs fois auparavant, semble bien différente, mais

9
The Irish Rite Philip CROSSLE traduit par Henri Medioni Renaissance Traditionnelle N°121

5
je crois beaucoup moins qu’il n’y paraît. Après avoir cité implicitement trois
degrés : « Le parjure et la haine de la Fraternité pour toujours si je découvrais nos
secrets sans les avoir obtenus d’une triple voix en étant entré, passé, puis élevé et
confirmé par trois loges différentes, et sans avoir pris mon obligation d’être fidèle
à nos articles », après avoir présenté pour la première fois une légende de
relèvement de la mort par les cinq points de la maîtrise, mais c’est celle de Noé,
je cite : « L’un d’eux dit alors : Il y a de la moelle dans l’os, There is marrow in
the bone.» Marrow Bone , il pourrait bien s’agir là, et je le crois, d’une
déformation phonétique du mot de maître : Mahabyn, Maughbin, marrow bone.
Assiste-t-on ici à une pré-version avant la version définitive de légende de la mort
d’Hiram, ou bien à une transmission approximative de la légende et du mot par une
personne mal informée, ou encore à une déformation volontaire visant sciemment
à masquer la réalité, tout paraît possible.
Mais en tout cas cette phrase, « il y a de la moelle dans l’os », liée à
l’évolution de la légende et du relèvement, pourrait bien être à l’origine des
traductions successives proposées : « pourri jusqu’à l’os, la chair quitte les os »,
alors que la divulgation de Samuel Pritchard en 1730, Masonry dissected, très
précise, très détaillée et très complète pour les trois degrés, donne une autre
traduction, qui je dois le dire, me plaît mieux. Après avoir développé la légende
d’Hiram, et le relèvement par les cinq points de la maîtrise, ainsi que la griffe du
maître, il ne donne que les initiales du mot de maître, M B, mais en ajoutant « ce
qui signifie : le constructeur est tombé. »
L’évolution linguistique resta dans les divers rituels assez constante autour
des prononciations précédentes, à l’exception de la France, et au rite français, où
l’on retrouve dès 1745 Mac Benac, dans la divulgation le Sceau rompu. Par quelle
évolution, je ne sais, peut-être en passant par Mach Benach, le ch allemand proche
du , H, hébreu. En France tous les rituels qui descendent des modernes ont depuis
continué à utiliser Mac Benac, que ce soit le rituel du Marquis de Gages, en 1767,
le rituel de la mère loge écossaise de Marseille, quelque part entre 1751 et 1800,
Le recueil précieux de la maçonnerie Adonhiramite en 1797, jusqu’à la fixation
définitive par le Régulateur du maçon publié par le G O en 1801.
Ailleurs, et en France dans la lignée Ecossaise ancienne, la consonance est
restée : Mahabone, dans Three distinct knocks, en 1760, Mo Ha Bon en trois
consonnes dans le guide des maçons écossais publié en France vers 1806, Moabon
sans H dans les rituels de 1877 et 1883 du Suprême conseil.
Un dernier rituel étranger apportera un nouveau détail : le rituel de
réception au grade de maître d’après le cérémonial de la huitième province,
approuvé en 5787 à l’O de St Petersbourg. « Le grand maître soulève le nouvel
accepté de la manière habituelle puis, avec l’aide des frères, il le lève de la
tombe en prononçant le mot hébreu M B » Alors voilà, le mot de maître
viendrait-il de l’hébreu ? Car, en effet, si les mots sacrés du premier et deuxième
degré sont parfaitement définis et attestés en hébreu, puisque gravés sur les
colonnes, les mots du maître sont dits en français, en anglais, comme dans toutes
les langues, et il n'est donc pas sûr qu'ils proviennent de l'hébreu, bien que cela soit
possible, comme Vuillaume l'a d'ailleurs écrit dans son célèbre tuileur.
Vuillaume avance comme signification MOAVON du nom de MOAV
fils de l'inceste de Loth avec sa fille, ce qui ne me paraît pas convaincant car il fait

6
la confusion du V et du B. On peut par contre noter que abattre, faire tomber
se dit en hébreu ancien , MAHAH, que maçon ou constructeur se dit BONEH
et que MOUHA BONEH peut se traduire par : « un constructeur a été
abattu10 », comme le disait Pritchard. Il faut se souvenir que les voyelles courtes
peuvent se ressembler beaucoup dans la prononciation des langues sémitiques,
elles n’étaient d’ailleurs pas mentionnées dans l’écriture normale. Il y a certes
11
d’autres possibilités, en arabe classique comme en hébreu, par exemple ,
« Quoi, le constructeur ! » (Ciel ! L’architecte !). Pour ma part MOUHA
BONEH, « Le constructeur a été abattu, le Constructeur est tombé » comme le dit
Pritchard, ne me paraît pas invraisemblable pour le mot de Maître. Car n’oublions
pas que, depuis 1745 avec la parution du livre Le Sceau Rompu, il a été
constamment repris dans tous les rituels que le mot de maître n’est pas l’ancien
mot mais que « les maîtres convinrent ensemble que, dans la crainte que la parole
des maîtres n’eut transpirée, le premier signe qui serait marqué par
l’attouchement en le relevant et la première parole qui serait proférée servirait à
l’avenir pour les maîtres. » Alors les cinq points de la maîtrise comme signe
substitué et MOUHA BONEH, « le constructeur est tombé », ou , MAH
HABONEH « Quoi, le constructeur ! » comme mot substitué, pourquoi pas ?
La lettre , MEM, qui initie le mot substitué du maître, a la valeur 40,
signification de passage mais du passage initial par les eaux de la matrice, le
matériel, symétrique du spirituel, dans , les eaux primordiales de la
12
création . Suit tout naturellement la lettre , BETH, dont « le Saint, béni soit-il,
dit : C’est par toi enfin que Je créerai le Monde, tu seras l’inaugurateur de la
création du Monde13». Homologue au plan des dizaines du , HE, l’esprit, de valeur
5, le , NUN, de valeur 50 peut-être compris comme l’action du souffle, le germe
qui, libéré, déployé, conduit à la perfection cosmique du , NUN final. Le , WAW,
de l’Homme entre les deux du tétragramme , devient ici le fils entre les
deux dans le constructeur. Et le mot substitué se conclut par , HE, le
souffle, l’esprit, lettre qui souvent en fin de mot exprime la , la SHEKHINAH, la
présence de Celui qui est. Quel saisissant raccourci du cheminement de la création,
et du chemin initiatique de l’Homme, dans la succession des lettres de ce mot du
Maître substitué!
Car n’oublions pas que l’ancien mot de maître réside avec Maître Hiram, à
l’endroit où il fut inhumé. Certains rituels prévoyaient d’ailleurs que cet ancien
mot de maître était transmis entre les maîtres sous la forme de « Jehovah »
pendant que le futur maître gisait à terre. Selon plusieurs rituels successifs et déjà
Masonry Dissected en 1730, Hiram fut inhumé dans le Saint des Saints du temple de
Salomon. Et il est vrai que le Saint des Saints dans la tradition hébraïque c’est le
, DVIR, lieu dont le nom se réfère à la notion de parole. C'est le seul endroit où
le grand prêtre pouvait prononcer correctement les quatre lettres du nom de
Adonaï. C'est là que repose notre très vénérable maître Hiram, gardien dans la
mort de l'antique mot du maître, remplacé pour nous par un mot substitué, comme
Adonaï se substitue dans la bouche du récitant de la Torah au vrai nom de Dieu.

10
Pouàl
11
Dictionnaire du REAA Michel Saint-Gall Télèthes
12
Genèse I,2
13
Zohar I 3a

7
Question d’orientation
Ce qui justifierait, puisque le , DVIR était à l’ouest du temple de
Salomon, l’orientation qui nous est donnée pour notre quête de maître par la
divulgation de 1730, d’où semble encore repris notre rituel actuel d’ouverture au
troisième degré : « D’où venez-vous ? de l’est. Où allez vous ? à l’ouest. Qu’allez-
vous y faire ? Je vais y chercher ce qui a été perdu et qui est maintenant retrouvé.
Qu’est-ce qui était perdu et qui est maintenant retrouvé ? Le mot du maître
maçon. » Cette orientation vers l’occident, qui est l’opposé de l’orientation vers
l’orient de la loge d’apprenti et compagnon serait très symbolique de notre quête
de maître, entamée par un pas par-dessus la mort, si elle était une constante de
nos rituels.
Mais malheureusement ce n’est pas le cas. Nous avons vu que Pritchard, le
premier en 1730, envoie les maîtres vers l’ouest, de même que la Mère Loge
écossaise de Marseille, entre 1751 et 1800 : « Comment voyagent les apprentis et
compagnons ? De l’occident vers l’orient. Comment voyagent les maîtres ? De
l’orient vers l’occident. » Alors que les Trois coups distincts le font voyager vers
l’orient, il est vrai pour aller trouver la loge de maître, ce qui l’apparente au
cheminement du compagnon avant la maîtrise, le rituel du marquis de Gages et le
recueil précieux de la maçonnerie Adonhiramite, 1767 et 1787, le font voyager par
toute la Terre, Le régulateur du maçon, rite français en 1801 l’envoie vers l’orient,
de même que le guide des maçons écossais, vers 1806. Je ne sais à quelle époque
fut réintroduit le voyage des maîtres de l’orient à l’occident dans notre rituel, mais
on ne trouve dans ceux qui le précèdent aucune cohérence, pas de différences
entre origine ancienne ou moderne, sauf peut-être une cohérence dans les
époques : voyage initial vers l’occident, ensuite sur toute la surface de la Terre,
ensuite vers l’orient, pour finir de nos jours de nouveau vers l’occident.
Il est par contre une constante que l’on retrouve à de rares exceptions près
dans tous les rituels du troisième degré depuis qu’ils sont exposés en détail, c’est à
dire 1767 avec le rituel du Marquis de Gages, c’est l’entrée du compagnon à
reculons, voire même les voyages à reculons, avec un retournement face au Très
Vénérable ou Très Respectable Maître avant la communication de la légende
d’Hiram. C’est quand même là une confirmation de ce changement symbolique
d’orientation, un retournement très significatif qui rappelle celui de Dante, chez
qui la transition du cheminement de l’enfer vers le paradis passe par un
retournement complet de l’orientation haut/bas.
Quelle peut-être la signification de ce changement d’orientation, de ce
changement de sens ? La première signification qui vient à l’esprit est qu’après
s’être tourné aux deux premiers degrés vers la lumière de l’éveil, du côté du soleil
levant, nous nous tournons maintenant vers la mort, vers l’occident.
Et c’est encore une fois vers Saint Jean que nous nous tournerons pour
chercher la lumière de cette nouvelle étape sur notre chemin initiatique. Car en
effet, au troisième degré, ce n'est plus un Saint Jean dual que nous allons
considérer, c'est un triangle de trois Saint Jean : l'évangéliste, le baptiste, et

8
l'auteur de l'Apocalypse. St Jean l'évangéliste, le St Jean d'hiver où la semence
meurt au pied de la colonne , BO`AZ, et St Jean Baptiste, le St Jean d'été qui
voit la moisson fleurir au pied de la colonne , YAKHIN, nous font ensemble
découvrir le St Jean de l'Apocalypse, dont la fleur en forme de lotus, , ŠOUŠAN,
la Rose mystique, fleurit au sommet des colonnes.
St Jean de l'Apocalypse nous décrit ainsi sa vision: « Je vis sept candélabres
d'or, entourant comme un fils d'homme, revêtu d'une longue robe serrée à la taille
par une ceinture en or. Sa tête avec ses cheveux blancs, est comme de la laine
blanche, ses yeux comme une flamme ardente, ses pieds pareils à de l'airain
précieux que l'on aurait purifié au creuset, sa voix comme le mugissement des
grandes eaux. A sa vue je tombai à ses pieds, comme mort; mais lui me toucha de
sa main droite en disant: ne crains rien, c'est moi le premier et le dernier, le
Vivant; j'ai été mort, et me voici vivant pour les siècles des siècles, détenant la clé
de la Mort et de l'Hadès.14 »
Ce troisième sommet du triangle de St Jean, nous l'avons totalement revécu
lors de notre élévation au troisième degré, lorsque, personnifiant Hiram, nous
sommes tombés, comme morts, comme le rédacteur de l’Apocalypse, pour être
ensuite relevés par les cinq points de la maîtrise. Dans la multiple signification du
symbole, à la fois nous sommes Hiram, mais nous tuons Hiram, et nous nous
relevons comme Hiram. Et tuant Hiram, nous tuons notre maître et notre père,
nous n'avons plus de père, nous sommes vraiment les enfants d'une veuve. Comme
Oedipe de Thèbes, nos yeux sont aveuglés, mais c’est avec un bandeau qui cache la
lumière profane. C’est ainsi qu’il nous est permis de voir une autre lumière, celle
qui nous permettra, justement, de trouver la réponse à l'énigme du Sphinx : « D’où
viens-tu ? Qui es-tu ? Où vas-tu ? »
Car la Vérité et la Parole perdue que nous chercherons dans les degrés qui
suivront celui de maître, qu’est-ce, si ce n’est « la clé de la mort et de l’Hadès »,
le symbole de cet âge perdu, heureux et légendaire, où l’homme vivait au milieu
des dieux, où il comprenait le langage des dieux et le sens de l’univers. La parole
perdue c’est en fait le symbole du lien perdu avec la perception du Principe de la
Grande Architecture de l’Univers qui donne un sens à notre vie et à notre mort, à
notre passé, notre présent et notre avenir.

Tubalcaïn
De même que le mot de passe du deuxième degré, , ŠIBOLETH, nous
avait conduit à un passage de la Bible très significatif de la prise de parole par le
compagnon, de même le mot de passe des maîtres, , TUBALCAIN, nous
guide vers un texte très significatif de cette transmission de la Connaissance. Il
s'agit d'un manuscrit, de la maçonnerie opérative cette fois, le manuscrit Cooke,
daté de 1400 environ, qui nous fait entrevoir en filigrane derrière les colonnes du
Temple de Salomon deux autres colonnes bien plus anciennes qui, elles aussi,
symbolisent la transmission de la connaissance:

La descendance directe d'Adam


au cours du 7ème âge avant le déluge
14
Apocalypse I, 12-18

9
comprenait un homme appelé Lameth,
lequel avait deux femmes, Ada et Sella15
Par la première femme Ada, il eut deux fils
l'un appelé Jabel et l'autre Jubal.
L'aîné, Jabel, fut le premier à inventer
la Géométrie et la Maçonnerie...
Et son frère Jubal, ou Tubal, fut l'inventeur
de la musique, et il inventa cette science en écoutant
le rythme des marteaux de son frère Tubal Caïn...
Or ces trois frères et leur sœur apprirent que
Dieu voulait se venger du péché par le feu ou par l'eau,
et ils s'efforcèrent de sauver
les sciences qu'ils avaient inventées...
Les enfants de Lameth
prièrent donc leur frère aîné Jabel
de faire deux piliers de ces deux pierres,
à savoir le marbre et le Lacerus et d'inscrire
sur ces deux piliers toutes les sciences
et techniques qu'ils avaient toutes inventées.
Ainsi fit-il et nous pouvons donc dire qu'il fut
très savant car il entreprit et acheva tout
avant le Déluge.
...et bien des années après ce déluge,
selon le chroniqueur, on trouva les deux piliers
et ... un grand clerc, du nom de Pictagoras,
trouva l'un et Hermès, le philosophe, trouva l'autre
et ils se mirent à enseigner les sciences
qu'ils y trouvèrent inscrites.

Ces deux colonnes fabriquées par Tubalcaïn, ses frères Jabal et Jubal, et sa
sœur Naama pour transmettre « les sciences qu’ils avaient toutes inventées » à
travers le déluge, retrouvées l’une par Hermès et l’autre par Pythagore,
symbolisent en fait deux courants de pensée dont le R E A A est l’héritier.
Hermès, l’hermétisme des mystères initiatiques, d’une pensée ésotérique et
symbolique familière aux rives orientales de la Méditerranée, et Pythagore, la
géométrie à la fois science et mode de perception de l’univers, une des références
antiques de la philosophie grecque. Ce sont ces deux courants au confluent
desquels se trouve notre Rite, qui lui ont permis de construire, par leur équilibre,
une spiritualité bien spécifique, spiritualité que je crois la mieux placée pour
répondre au besoin profond de nos contemporains.
A la déclaration du Convent du Rite Ecossais Ancien et Accepté, réuni à
Lausanne en 1875, rédigée par le P S G C Adolphe CREMIEUX lui-même : « La
franc-maçonnerie proclame, comme elle l’a proclamé dès son origine, l’existence
d’un principe créateur, sous le nom de Grand Architecte de l’Univers. Elle
n’impose aucune limite à la recherche de la vérité, et c’est pour garantir à tous
cette liberté qu’elle exige de tous la tolérance16 », viennent s’ajouter deux

15
en référence à Genèse IV,19 à 22
16
Le Convent de Lausanne du Rite Ecossais Ancien et Accepté de Septembre 1875 Claude
GAGNE PVI N°133

10
éléments significatifs pour ce qui nous préoccupe : d’une part la présence sur nos
autels du Volume de la Loi Sacrée, qui chez nous est la Bible, et d’autre part la
mise à la disposition du nouvel initié de « l’outillage rationnel » qui lui permettra
d’avancer sur le chemin initiatique.
La référence à un principe de l’architecture de l’univers, et à un Volume de
la Loi Sacrée, qui pourrait être la Coran ou la Bible, mais qui chez nous est la Bible,
nous rattachera à l’un de ces deux courants de pensée, et le refus du dogmatisme,
l’absence de limite à la recherche de la vérité, au détriment de toute forme de
dogme ou de révélation, ainsi que l’outillage rationnel, nous rattachera à l’autre.
Bien que, comme toujours dans la vie et dans l’histoire, ces deux courants puissent
s’entremêler quelquefois, et sauter parfois d’une rive à l’autre de la Méditerranée,
globalement l’un trouvera sa floraison dans le siècle des lumières en Europe, et
l’autre s’enracine dans un mode de pensée et de perception symbolique, lié à la
construction même des langues sémitiques, qui progressera au fil des siècles sur les
rives sud et est de la Méditerranée. Savoirs, raison et liberté d’un côté,
Connaissance, symbole et amour de l’autre.
La référence à un Volume de la Loi Sacrée nous place parmi la famille du
Livre, aux côtés des simples croyants, certes, mais aussi de ceux qui, juifs ou
arabes, travaillent patiemment à dépouiller cette promise, la sagesse du Livre, de
ses voiles successifs, approfondissant couche après couche, suivant une allégorie
commune aux Kabbalistes et au Soufis, les significations ésotériques qu’offre le
Livre. En tentant de pénétrer les significations profondes de notre Volume de la Loi
Sacrée, nous suivons le chemin qu’ont parcourus Kabbalistes et Soufis, séparément,
ou quelque fois ensemble, comme à Alexandrie à l’époque de la dynastie des
Maimonide, ces quiétistes juifs si proches de l’amour mystique chanté par Muhyi
ad-din ibn Arabi17. Les deux langues sacrées, hébreu biblique ou arabe classique,
de même sans doute que l’âme sémite, nous y conduisent.
Cette lignée, de Platon à Plotin, et d’Avicenne à Maître Eckhart, nous a
finalement légué cette quête néo-platonicienne de la Connaissance à laquelle
s’apparente fortement notre chemin initiatique. Mais nul n’est tenu d’invoquer ici
les noms des dieux des diverses religions auxquelles ces prédécesseurs ont donné
leur foi, Adonaï, Allah, Dieu… Il nous suffit simplement, dans la grande liberté du
symbole, de nous référer au Principe de la Grande Architecture de l’Univers. Car
notre quête de Vérité et de Parole perdue me semble appartenir à l’héritage de
ces hommes, éloignés les uns des autres par les siècles, la langue, ou la religion,
mais souvent rapprochés géographiquement par les rives sud de la Méditerranée, et
si proches par leur pensée, participant de la Gnose sans être gnostique, proches
par leur soif quasi mystique de cette Connaissance, et proches peut-être aussi par
les démêlés qu’ils ont eus avec les intégristes de leurs églises respectives.
Elle aboutit finalement dans la pensée d’un franc-maçon des temps
modernes, qui par son histoire personnelle pourrait incarner cette ligne de
Tradition imprégné des sources de pensée orientale, René Guénon, qui nous met
ainsi en garde : « Tant que les occidentaux s’obstineront à méconnaître ou à nier
l’intuition intellectuelle, ils ne pourront avoir aucune Tradition, au vrai sens de ce
mot… 18»

17
Traité de l’Amour Ibn Arabi Albin Michel
18
La crise du monde moderne René GUENON NRF

11
Après avoir suivi jusqu’à son terme le parcours de la colonne d’Hermès,
suivons maintenant celui de cette autre colonne enfermant elle aussi les secrets de
la géométrie, celle trouvée par Pythagore, ce courant de la pensée porteur de
savoirs, de raison et de liberté. Bien sûr il trouve aussi sa racine dans la Grèce
antique, celle du monde des idées, mais des idées concepts, de la rationalité
Aristotélicienne, et bien sûr aussi il fut conservé et développé par les
mathématiciens du monde arabe. L’algèbre, al Jabar, la chose, l’inconnue de nos
équations, c’est-à-dire le progrès essentiel de l’abstraction, y fut inventée. Et il
semble que la rive nord-ouest de la Méditerranée, l’Europe, en fut totalement
absente pendant de long siècles, écrasée par la main de fer des barbares d’abord,
puis d’une inquisition protégeant le pouvoir temporel d’une église contre toute
déstabilisation.
C’est en effet à la Renaissance et plus tard au siècle des Lumières que se
développa réellement en Europe la pensée libérée des dogmes qui contribua par la
raison au jaillissement irrésistible de la science, mais aussi de la philosophie et de
la démocratie, pensée libre se faisant prémisse de la libre pensée. C’est aussi à
cette époque que les intellectuels et scientifiques découvrent la maçonnerie alors
opérative, dans un mouvement qui semble avoir commencé en Ecosse au XVIIème
siècle et continué en Angleterre, avec des loges opératives initiant ou plutôt,
pour utiliser le mot précis, acceptant leurs protecteurs ou leurs correspondants.
Les premiers que nous connaissions furent Sir Robert Moray et Alexander Hamilton,
acceptés par les maçons d’Edimbourg, à Newcastle en 1641 19. La rencontre se fit
sans doute lors de la construction de camps et de fortifications : Sir Robert Moray,
général d’artillerie, était féru d’architecture et devint en 1660 membre fondateur
de la Royal Society. Le plus souvent cité est Elias Ashmole, initié à Warrington,
Angleterre, en 164620. Significativement Elias Ashmole, qui était un grand
spécialiste des mathématiques, devint lui aussi correspondant de la Royal Society.
Ce n’est sans doute pas une coïncidence. « The Royal Society of London for the
Improvement of Natural Knowledge », fondée en Novembre 1660 à l’issue d’une
conférence au Gresham College de Christopher Wren, grand astronome aussi bien
que grand architecte, reçut sa charte royale de Charles II Stuart en 1663, et fut,
est toujours d’ailleurs, un des foyers de l’avancée des sciences en Europe21. Un de
ses grands présidents fut Isaac Newton, au début du XVIIIème siècle, époque à
laquelle il semble qu’elle eut une influence certaine sur la franc-maçonnerie
spéculative moderne qui se créait. Lorsque le 24 juin 1717, à l'occasion de la Saint-
Jean d'été, quatre loges de Londres constituèrent la Grande Loge de Londres, le
pasteur écossais James Anderson en rédigera les constitutions avec l'aide du
pasteur d'origine française Jean-Théophile Désaguliers, lui aussi membre de la
Royal Society.
Dans un poème allégorique de 1728, intitulé « The Newtonian system of the
world, the best model of government », Jean-Théophile Desaguliers explicite
clairement les liens qu’il faut établir entre la philosophie naturelle de Newton et
l’organisation politique. Apparaissent ici, au sein de la pensée maçonnique, chez
un franc-maçon membre de la Royal Society, en même temps que la raison et la
science, la notion de liberté et de droits. Savoirs, raison, liberté.

19
Les origines de la Franc-maçonnerie David STEVENSON Ed Teletes
20
La passion Ecossaise André KERVELLA Dervy
21
L’invisible collège Robert LOMAS Dervy

12
Les francs-maçons français du XVIIIème siècle continuèrent sur cette voie de
la raison et des droits de l’homme, et bien que l’on doive tordre le cou au mythe
de la franc-maçonnerie instigatrice de la révolution française, force est de
constater que la devise « Liberté Egalité Fraternité », adoptée par la Grande Loge
de France dans son acclamation lors de sa réémergence en 1894, figure déjà dans
le Livre d’architecture de la Grande Loge de France, en exergue des travaux de la
Saint Jean d’été de 1795 et 1796, et est déjà revendiquée par les francs maçons
écossais de la loge Saint Jean du contrat social, dans leur circulaire du 20 Janvier
1791 : « Bien des siècles avant que Rousseau, Mably, Raynal, eussent écrit sur les
droits de l’Homme et eussent jeté dans l’Europe la masse des Lumières qui
caractérisent leurs ouvrages, nous pratiquions dans nos loges tous les principes
d’une véritable sociabilité. L’égalité, la liberté, la fraternité, étaient pour nous
des devoirs d’autant plus faciles à remplir que nous écartions soigneusement loin
de nous les erreurs et les préjugés qui, depuis si longtemps, ont fait le malheur
des nations. 22»
Certes ils signifiaient en cela leur héritage du courant de pensée de la
colonne de Pythagore, science, raison, liberté, mais en fait, en cela, ils accusaient
aussi réception de valeurs initiatiques portées par l’autre colonne, celle d’Hermès,
qui avaient depuis l’origine fondé la conception de la dignité humaine chez les
maçons Ecossais, tout homme portant en lui le reflet du Principe, qui fonde la
liberté et la fraternité, et donc l’égalité en dignité. Ils reconnaissaient ainsi
implicitement la fusion dans la franc-maçonnerie de Rite Ecossais Ancien et
Accepté de ces deux courants profonds venus par les deux rives de la
Méditerranée : D’un coté la colonne d’Hermès, Connaissance, symbole et amour
qui nous guident dans notre quête ésotérique de la Transcendance, et de l’autre la
colonne de Pythagore, Science, raison et liberté, refus d’abdiquer de notre
cohérence intérieure qui nous conduit à « douter des choses qu’on ne peut
démontrer et qui ne sont connues que sous le nom de mystères ».
Ainsi sous l’égide de TUBALCAÏN, on peut percevoir le confluent sur lequel
est fondée la spiritualité du Rite Ecossais Ancien et accepté : une quête symbolique
et ésotérique de la Transcendance appuyée sur la Tradition, s’alliant au refus
« d’accepter toute idée que l’on ne comprenne et que l’on ne juge vraie », et donc
bien entendu au refus d’imposer quelque dogmatique que ce soit.
Cette spiritualité libre devrait répondre parfaitement au besoin que ressent
confusément cette « foule sentimentale23 » que ne satisfait plus le matérialisme et
la frime de notre société de consommation, mais qui a rejeté cependant les
dogmes et les mystères de la religion de ses pères. Cette spiritualité libre doit en
tout cas permettre à celui qui a faim de nourriture spirituelle, et soif de
Connaissance, d’approcher la Transcendance sans pour autant abdiquer de la
cohérence de sa pensée et de sa vie.

22
République et Maçonnerie. Les origines de la devise Liberté, Egalité, Fraternité.
Charles PORSET
23
On voudra bien me pardonner l’irruption d’Alain Souchon parmi les auteurs maçonniques

13
Louis TREBUCHET

14

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