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LE CONSTITUTIONNALISME : QUELLE RÉALITÉ DANS LES PAYS DU

MAGHREB ?

Thierry Le Roy

Presses Universitaires de France | « Revue française de droit constitutionnel »

2009/3 n° 79 | pages 543 à 556


ISSN 1151-2385
ISBN 9782130572213
DOI 10.3917/rfdc.079.0543
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2009-3-page-543.htm
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Le constitutionnalisme :
quelle réalité dans les pays du Maghreb ?*

THIERRY LE ROY
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Constitutionnalisme ? Ce mot ne sonne pas clairement à une oreille
française. Telle fut la première réponse du responsable de la bibliothèque
de notre Conseil constitutionnel lorsque je commençai ma recherche
documentaire sur le constitutionnalisme au Maghreb. Pourtant, les
Français sont friands de constitutions. L’histoire l’a montré, encore cette
année, ainsi que notre ardeur à exporter nos concepts constitutionnels,
ou à tenter de le faire, comme ce fut le cas au Maghreb, mais aussi en
Afghanistan en 1964 et en 2004.
Au cœur du sujet défini par les rapports entre Maghreb, Islam et ins-
titutions politiques, nous trouvons la progression des influences isla-
mistes. Nous savons que pour y faire face, les gouvernements du Magh-
reb ont suivi des voies différenciées, qui pourraient être schématisées
ainsi : l’Algérie a combattu les partis islamistes, y compris par la force,
avant de venir à une politique de « réconciliation » ; la Tunisie poursuit,
plus ou moins fidèlement, la ligne fixée par Bourguiba, qui a combattu
l’Islam conservateur et dont les successeurs demeurent attentifs à contrô-
ler comment la religion est interprétée et enseignée ; le Maroc traite l’is-
lamisme à sa manière : le Roi occupe lui-même, comme « Commandeur
des croyants », le terrain religieux, et le fait davantage à mesure que les
influences islamistes se font davantage sentir1. Trois voies différentes,
Thierry Le Roy, conseiller d’État.
* Cet article est la version française d’une communication prononcée, pour le compte de
l’Institut international pour les études comparatives de Paris, lors du symposium organisé
par l’Institut Max Planck pour le droit public comparé et le droit international à Dubaï (12-
15 février 2009) sur « Le droit constitutionnel dans les pays islamiques ». Les actes de ce
symposium seront publiés en anglais en 2009 par Oxford University Press sous le titre :
« Constitutionalism in Islamic Countries : between Upheaval and Continuity ».
1. Pour une comparaison Tunisie/Maroc, voir Malik Zeghal, « S’éloigner et se rappro-
cher : la justice et le contrôle de l’Islam dans la république de Bourguiba et la monarchie de
Hassan II », colloque IFRI, 2001 sur « Les monarchies arabes », La Documentation française,
2002.

Revue française de Droit constitutionnel, 79, 2009


544 Thierry Le Roy

trois politiques pour le même but : le contrôle politique du terrain reli-


gieux. Mais où sont les constitutions, où sont les standards internatio-
naux des droits de l’homme qui lient tous ces États, où sont les méca-
nismes constitutionnels, dans tout cela ? Telles sont les questions que
j’avais à l’esprit lorsque j’ai commencé à préparer ma contribution sur
« le constitutionnalisme au Maghreb ».
Des constitutions au Maghreb, oui ; mais pour quelle influence sur
l’état de droit ? Avec quelle combinaison du droit constitutionnel et du
droit musulman ? Peut-on encore parler, là, d’un modèle juridique fran-
çais ? Tels sont les points que je vais tenter d’élucider dans cette rapide
revue de l’expérience constitutionnelle – sinon du constitutionnalisme –
de trois pays d’Afrique du Nord, Maroc, Algérie, Tunisie. Je le ferai en me
plaçant sous l’invocation de la mémoire de mon collègue et ancien Louis
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Fougère, qui a, dans les années cinquante et soixante, fait métier de consti-
tutionnaliste, d’abord auprès du roi du Maroc, puis de celui d’Afghanistan.

I – DES CONSTITUTIONS

A – Comme beaucoup d’autres pays du monde arabo-musulman ou


d’Afrique, les pays d’Afrique du Nord ont salué leur indépendance par
des constitutions. Manifestant aussi par là leur inscription dans une tra-
dition bien française.
La Tunisie la première, dès 1959, le Maroc en 1962 dans l’année sui-
vant l’avènement de Hassan II, l’Algérie dès 1963, ont adopté des textes
qui se voulaient fondateurs. L’idée pouvait être ancienne, comme l’at-
teste au Maroc un mouvement constitutionnaliste qui s’exprimait dès
1906 ; ou, à l’inverse, la réalisation sans lendemain, comme on l’a vu
dans l’Algérie de Ben Bella suspendant sa première Constitution dans le
premier mois de son existence.
Le sens de ces premières constitutions a plus à voir avec le besoin de
légitimation des gouvernements (par exemple, de Bourguiba face au
Bey) qu’avec l’affirmation d’un pouvoir législatif démocratique (qui
serait substitué à celui des oulémas, par exemple) ; il s’agit de renforcer
un jeune État (par exemple, Mohammed V, par les apparences d’une
monarchie constitutionnelle), non d’affirmer des droits des citoyens face
aux gouvernements. Dans tous les cas, le rôle de la constitution est alors
moins juridique que symbolique ou programmatique. On a pu parler,
pour cette Algérie des premières années après l’indépendance, de
« renoncement au constitutionnalisme »2.
2. Mohammed Abdelwahad Bekhechi, colloque 1998, à Beyrouth, du Centre d’études des
droits du monde arabe (CEDROMA) sur les Constitutions des pays arabes, Actes publiés par
Bruylant, Bruxelles, 1999.
Le constitutionnalisme dans les pays du Maghreb 545

Pourtant, ces pays d’Afrique du Nord ont tous, peu à peu, cédé à la
mode des constitutions. Que ce soit à des fins de politique interne, ou
pour marquer l’intégration dans une communauté internationale de plus
en plus friande de constitutions, on a vu les dirigeants multiplier les
révisions constitutionnelles : cinq constitutions nouvelles se sont succédé
au Maroc de 1962 à 1996 ; la mise en place d’une « petite constitution »
en Algérie en 1965 (alors seulement pour régler les relations entre les
organes du pouvoir) a été suivie de nouvelles chartes ou constitutions en
1976, 1989, 1996, 2008 ; il y a les lois constitutionnelles tunisiennes de
1959, 1987, 1995, 1998, 2008… Si on révise tant les textes constitu-
tionnels, c’est qu’on y croit.

B – Dans ces évolutions, les pays d’Afrique du Nord ne se sont pas


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soustraits à la mode des déclarations de principe (avec une préférence
pour les Pactes des Nations Unies de 1966, moins gênants que la Décla-
ration universelle de 1948). Alors que les premiers textes ne s’intéres-
saient qu’aux gouvernants et à l’organisation du jeu politique, on a vu
peu à peu surgir préambules et déclarations de principes plus ou moins
substantiels (moins exhaustifs qu’en Afrique mais regardés parfois pour
cela comme plus réalistes3, avec tout de même 30 articles consacrés aux
« droits et libertés » dans la Constitution algérienne d’aujourd’hui, 17
dans la tunisienne), et même des références aux déclarations universelles
de droits : au moins, aux « principes et objectifs de la Charte des
Nations Unies », ainsi qu’aux conventions internationales ratifiées rela-
tives à la protection des droits de l’homme, dans la Constitution algé-
rienne, la plus frileuse, à la conception universelle des droits de l’homme
dans la marocaine, ou à l’article 5 de la tunisienne. Je parle de mode
parce que, jusque dans le contenu de ces textes de principe, on sent l’air
du temps, par exemple avec l’apparition de références au libéralisme éco-
nomique dans la constitution algérienne.

C – Plus significatif encore, pour la cause du constitutionnalisme, il


faut noter que c’est avec ces déclarations de principe qu’apparaissent
dans les textes constitutionnels les mécanismes destinés à en garantir
l’application : des chambres, cours ou conseils constitutionnels. Prudem-
ment, d’abord, comme ce décret tunisien de 1987, qui crée le Conseil
constitutionnel pour donner de simples avis au président de la Répu-
blique, mais qui signale bien le besoin naissant d’une caution constitu-
tionnelle (évolution confirmée plus tard par la loi constitutionnelle de
1998 qui donne valeur juridique contraignante à ces avis) ; tardivement
(1989) et modestement en Algérie, où le Conseil constitutionnel est sur-

3. A. Cabanis et M. L. Martin, « Les lois fondamentales du Maghreb francophone : un


constitutionnalisme réaliste », Égypte/Monde arabe, Le Caire, CEDEJ, n° 2, 2005.
546 Thierry Le Roy

tout chargé de veiller à la régulation des scrutins nationaux ; plus auda-


cieusement au Maroc, où un Conseil constitutionnel remplace depuis
1992 la chambre constitutionnelle de la Cour suprême, et peut en outre
contrôler la constitutionnalité des lois ordinaires.
Sur le papier, donc, les éléments du constitutionnalisme moderne,
avec la conception d’une hiérarchie des normes plaçant la constitution au
sommet, y soumettant non seulement le pouvoir exécutif mais aussi le
pouvoir législatif, et intégrant dans le « bloc de constitutionnalité », à
côté des règles d’organisation des pouvoirs publics, des principes de
valeur dite universelle, sont bien présents dans tous les pays du Maghreb.

II – QUELLE INFLUENCE SUR L’ÉTAT DE DROIT ?


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La recherche sur le monde arabe, qui s’intéresse depuis une vingtaine
d’années aux constitutions et à l’État de droit (je pense aux travaux
qu’abrite le CEDEJ du Caire, notamment), a bien mis en évidence que ces
constitutions nouvelles cessent rapidement d’être de simples papiers de
circonstance. On peut citer le rôle des règles relatives à la succession des
gouvernants (monarques) dans les pays du Golfe4, ou la jurisprudence du
Conseil constitutionnel égyptien en matière électorale5, par exemple.
On ne trouve pas de récits aussi édifiants à propos des expériences du
Maghreb. Plus encore qu’ailleurs, l’influence du droit constitutionnel, si
elle peut se faire sentir dans les rapports entre les gouvernants, reste à
l’état latent dans les rapports entre gouvernés et gouvernants.

A – Certes, dans le jeu politique, les acteurs semblent tenir au res-


pect des formes. Lorsque les Présidents de la République élus butent sur
la règle constitutionnelle de limitation du nombre de leurs mandats, ils
s’appliquent, en Algérie comme en Tunisie, à en obtenir d’abord la révi-
sion qui leur permettra de s’en affranchir légalement. Ces dernières
semaines, on a poussé le raffinement jusqu’à faire dire au Conseil consti-
tutionnel algérien, avalisant la révision constitutionnelle ad hoc de 2008,
que sa décision a été précédée d’une longue discussion collective. Pour-
tant, on semble, partout, attaché à ce que la lettre de la constitution
colle à la réalité politique du moment. On a pu expliquer ainsi les
inflexions successives de la Constitution marocaine6, qui traduisent un
4. Nathan Brown, « Monarchies constitutionnelles et républiques non constitution-
nelles », Égypte/Monde arabe, n° 2, 2005.
5. N. Bernard-Maugiron, « Le juge interprète de la Constitution, le Haut Conseil consti-
tutionnel et les élections parlementaires en Égypte », Égypte/Monde arabe, n° 2, 2005
6. Abdeltif Menouni, « L’expérience du Conseil constitutionnel marocain », colloque
1998 du CEDROMA, cité plus haut.
Le constitutionnalisme dans les pays du Maghreb 547

souci, caractéristique d’une monarchie constitutionnelle, du respect des


formes qui lient leurs auteurs. Il faut des circonstances très exception-
nelles, comme celles de 1992 en Algérie où l’Assemblée était dissoute et
le pouvoir exécutif dépourvu de tout pouvoir constitutionnel de légifé-
rer, pour que la violation de la Constitution soit assumée (on pourrait
aussi citer le cas de l’état de siège au Maroc, entre 1965 et 1970). Sur un
autre plan, cette préoccupation des formes est aussi perceptible dans la
façon dont les cours constitutionnelles parlent d’elles-mêmes (par
exemple, sur le site ACCPUF des cours constitutionnelles francophones) :
même lorsqu’il n’y a pas de jurisprudence à signaler, on parle volontiers
des garanties procédurales qui entourent le contentieux constitutionnel
(secret du délibéré, principe du contradictoire…).
Il faut aussi souligner que, dans cette exigence, la forme n’est pas
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toujours synonyme de la liberté (même si, selon Hegel, « la forme est
sœur jumelle de la liberté »). Autrement dit, le formalisme constitu-
tionnel entre gouvernants joue, le plus souvent, en faveur du pouvoir
exécutif (et, le cas échéant, de sa majorité parlementaire). On peut le voir
dans l’instrumentalisation des règles constitutionnelles, par exemple
quand on y introduit un droit présidentiel de dissolution du Parlement
ou un bicamérisme pour affaiblir celui-ci, ou la limitation du domaine
de compétences du Parlement (dans la Constitution algérienne). On le
voit même dans la jurisprudence des gardiens de la Constitution. Ainsi,
dans ses décisions de 1995 relatives au règlement de la Chambre des
représentants, le Conseil constitutionnel marocain s’est opposé, au nom
de la lettre de la Constitution, à ce que soit instaurée une procédure de
résolutions utilisable pour le contrôle parlementaire du Gouvernement ;
il a privilégié les droits individuels des parlementaires par rapport à ceux
des groupes7 ; il s’est refusé à imposer une règle de quorum pour le vote
parlementaire. Presque isolé paraît dans cette jurisprudence le cas où ce
Conseil constitutionnel (décision 37/94) a annulé une loi fiscale votée,
pour méconnaissance de la procédure parlementaire.
Ces tendances autoritaires ne sont cependant pas univoques, car on
peut en même temps parler d’une évolution des droits de l’opposition :
ainsi lorsque les constitutions mettent fin à un régime de parti unique
(Algérie, 1989), puis reconnaissent un statut aux partis politiques
(1997), ce qui ne signifie d’ailleurs pas pleine liberté, compte tenu des
nombreux critères d’interdiction maintenus ; aussi lorsque le jeu parle-
mentaire se développe, à la faveur d’une organisation dualiste du pouvoir
exécutif, qu’illustre au Maroc le rôle du Premier ministre dans la Consti-
tution et dans la pratique constitutionnelle ; moins, lorsqu’on considère
l’accès de l’opposition au juge constitutionnel (ouvert seulement au pré-
sident de la République en Tunisie ; au Président de la République et
7. Id.
548 Thierry Le Roy

aux présidents des chambres en Algérie ; ouvert seulement au Maroc, en


1992, au quart des membres d’une assemblée, c’est-à-dire en fait alors à
l’opposition), ou l’indépendance de ce juge à l’égard du pouvoir exécutif
(que n’assurent guère les règles de composition et de nomination dans
les trois pays).

B – La bouteille sera cependant plus qu’à moitié vide si on regarde


maintenant le rôle des constitutions maghrébines dans les relations entre
gouvernants et gouvernés.
L’élargissement du bloc de constitutionnalité, la création de cours
constitutionnelles, la reconnaissance de la valeur contraignante de leurs
décisions (acquise en Algérie en 1989, en Tunisie seulement en 1998) ne
suffisent pas, en effet, à faire un constitutionnalisme effectif.
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Une première faiblesse vient des principes constitutionnels eux-
mêmes, dans la mesure ou ils demeurent imprécis ; souvent, ils requiè-
rent ou renvoient explicitement à des lois pour leur mise en œuvre, ce
qui traduit peut-être l’idée qu’il appartient aux Parlements plutôt
qu’aux juges de donner forme aux droits et libertés.
Mais, alors, vient la seconde faiblesse, tenant aux mécanismes desti-
nés à soumettre les lois aux principes constitutionnels. Dans les textes, la
principale limite aux droits des gouvernés est, bien entendu, l’absence,
dans les trois pays, de mécanisme d’appréciation de la constitutionnalité
des lois, par voie d’exception, devant les tribunaux. La messe n’est certes
pas dite, car les principes fondamentaux peuvent se loger également dans
les conventions internationales ratifiées, et, comme en France d’ailleurs,
c’est par cette voie que les principes fondamentaux arrivent jusqu’aux
tribunaux. Au moins une décision du Conseil constitutionnel algérien, il
est vrai de 1989 (décision du 20 août 1989 relative au code électoral), a
admis qu’un principe ainsi introduit dans l’ordre juridique interne (celui
de non-discrimination des sexes) avait acquis une autorité supérieure à
celle des lois, autorisant tout citoyen algérien à s’en prévaloir devant les
tribunaux.
L’appréciation des évolutions constitutionnalistes de chacun des pays
doit être nuancée. Dans un bilan dressé récemment8 du Conseil consti-
tutionnel algérien, on a pu écrire que le nombre de décisions contrai-
gnantes rendues par lui en quinze années était très modeste : sept, dont
aucune ne porte sur les droits et libertés des citoyens : « l’instance est
cantonnée au rôle d’arbitre de la vie électorale ». De son côté, le Conseil
constitutionnel tunisien n’a guère eu l’occasion de gêner le pouvoir exé-
cutif qui le consulte, car, même si ses avis sont devenus contraignants, il
peut recourir, lorsque la conformité à la Constitution d’un acte normatif

8. Romain Graeffly, « Le Conseil constitutionnel algérien. De la greffe institutionnelle à


l’avènement d’un contentieux constitutionnel ? », RDP, n° 5, 2005.
Le constitutionnalisme dans les pays du Maghreb 549

n’est pas évidente, au concept plus souple de compatibilité (mais il faut


reconnaître qu’au moins un de ses avis, en 1997, a ainsi déclaré incompa-
tible un amendement – parlementaire – en le jugeant contraire au prin-
cipe de la séparation des pouvoirs inscrit dans le préambule). Le Conseil
constitutionnel marocain, enfin, présente la jurisprudence la plus abon-
dante, avec des conditions de saisine et des pouvoirs que n’ont pas les
deux autres ; mais il n’offre qu’une version prudente du constitutionna-
lisme, qu’illustre même la décision précitée de 1994 : saisi par l’opposition
contre une loi critiquée au nom de libertés inscrites dans la Constitution
et dans les conventions internationales ratifiées par le Maroc, il ne s’est
fondé, pour l’annuler, que sur un moyen tiré de la méconnaissance par le
législateur des compétences et procédures parlementaires.
Avec ces nuances nationales, on trouve ainsi une commune circons-
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pection à l’égard d’un constitutionnalisme qui vient. Autrement dit, il
est trop tôt pour juger, à partir d’une analyse de la jurisprudence, la
manière dont le droit constitutionnel des pays du Maghreb s’incorpore
dans le droit directement opposable aux citoyens et invocable par eux, et
exerce une influence effective sur l’État de droit.
Le potentiel est là. Mais, jusqu’à présent, la préférence va à des méca-
nismes plus informels, comme ces conseils supérieurs des droits de
l’homme créés dans chacun de ces pays au début des années quatre-
vingt-dix.

III – DROIT CONSTITUTIONNEL ET DROIT MUSULMAN

Même si les cours constitutionnelles ne l’ont pas encore affrontée, la


question se pose cependant, au Maghreb comme dans le reste du monde
arabo-musulman, de savoir comment se concilient le primat de la charia
et le constitutionnalisme à l’occidentale qu’on vient d’évoquer9.
Remarque liminaire de méthode : sur cette question, se mêlent, sou-
vent d’une façon insuffisamment explicitée, deux débats.
Il y a, d’une part, celui que suscitent l’existence d’un écart, et l’op-
portunité de le réduire, entre la législation traditionnelle des pays
musulmans et les législations occidentales quant aux règles de fond
applicables, écart observé notamment dans le statut personnel et les
droits de la femme, parfois aussi dans le domaine pénal (traitement de
l’apostasie, place des châtiments corporels)10. Cet écart est généralement

9. Sur cette partie, voir Sabine Lavorel, Les Constitutions arabes et l’Islam. Les enjeux du plu-
ralisme juridique, Presses universitaires du Québec, 2005.
10. Voir, par exemple, sur la compatibilité de la charia avec la Convention européenne des
droits de l’homme : arrêt CEDH, 31 juillet 2001, Affaire Refah c/Turquie 41340/58 (cons. 72).
550 Thierry Le Roy

constaté lorsqu’un pays musulman est amené à souscrire aux déclarations


et conventions internationales relatives aux droits de l’homme, dont
l’inspiration est historiquement occidentale. À cet égard, la situation des
pays du Maghreb, dont les échanges avec l’occident (voire son apparte-
nance, si on s’en tient à l’arabe littéral) sont établis et anciens, n’est pas
la même que celle de l’Afghanistan, en particulier de l’Afghanistan des
premières années 2000, soumis à une pression occidentale nouvelle mais
certaine.
Il y a, d’autre part, la question qui passionne les juristes, en particu-
lier les constitutionnalistes, de savoir comment peut se résoudre cet
écart, c’est-à-dire, en termes juridiques, comment s’organise la hiérarchie
des normes lorsque les sources du droit semblent hétérogènes, entre des
principes ou des règles inscrits dans des textes religieux – ce qu’on
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désigne habituellement par la charia –, et des principes de droit ou obli-
gations découlant d’instruments ou conventions internationaux (déclara-
tions plus ou moins universelles, droit international privé). La combinai-
son paraît simple même lorsque la constitution se réfère expressément à
ces deux sources, dès lors qu’elle confie son interprétation à une seule
instance. Mais, précisément, tel n’est pas toujours le cas ; et, surtout,
dans l’univers musulman, est elle-même en débat la question de savoir si
la charia peut s’interpréter, et dans quelle mesure.
Le débat théorique sur ce point n’est certes pas absent du Maghreb.
Les approches sont différentes, car la Tunisie et l’Algérie ont fait des
expériences de sécularisation de la vie politique et civile que n’a pas
connues le Maroc ; la Tunisie a même ses tenants d’un Islam réformiste,
qui entend regarder la charia, le droit musulman, comme une « œuvre
humaine »11. Cependant, tous ces pays musulmans et leurs intellectuels
n’ignorent rien de l’ « Asharisme » et du « Mutazilisme », du littéra-
lisme et de l’herméneutique rationnelle appliquée au Coran et à la
Sunna, de ce qui peut y fonder la soumission de la loi à une norme supé-
rieure aussi bien que l’opposition au gouvernement despotique12. Il y a la
forte tradition des oulémas. Il y a les encouragements plus modernes des
États à développer l’« ijtihad » (mission, par exemple en Algérie, du
Haut conseil islamique).
Ces débats touchent bien entendu le champ politique, où l’islamisme
est très présent, et même le champ juridique, puisque la charia inspire
une large part de la législation civile. Mais ils n’atteignent pas les insti-
tutions et le champ constitutionnel. Peut-être parce que l’Islam inspire
davantage le droit privé que le droit public. Peut-être aussi parce qu’il y
11. Mohamed Charfi, Islam et liberté, le malentendu historique, Albin Michel, 1998.
12. Voir sur ces thèmes Raja Bahlul, « Islamic perspectives on Constitutionalism », Revue
Jura Gentium, Journal of Philosophy of International Laws and global Politics, I, 2005 ; Yadh
Ben Achour, « Islam et droits de l’homme : les conflits d’interprétation », in François
Luchaire, Un républicain au service de la République, Publications de la Sorbonne, 2005.
Le constitutionnalisme dans les pays du Maghreb 551

a, dans ces pays plus qu’en Égypte par exemple, un consensus pour ne
pas soulever des contradictions insolubles en posant des questions de
principe, et pour regarder, comme le suggère Ghassan Salamé, le cadre
de la vie politique comme un « simple arrangement institutionnel »,
comme « le fruit involontaire de rapports de forces indécis plutôt que
l’incarnation idéalisée de la pensée des philosophes »13.
Aussi suis-je tenté de présenter l’état de la question dans les pays du
Maghreb autour de trois propositions : les constitutions font ample réfé-
rence à l’Islam ; mais le principe de la conformité de la législation à la
charia n’y est pas inscrit ; en même temps, les lois peuvent s’inspirer de
la charia sans rencontrer d’obstacles constitutionnels.

A – LES CONSTITUTIONS DU MAGHREB


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SE RÉCLAMENT OSTENSIBLEMENT DE L’ISLAM

Parlant d’État musulman et d’Islam religion de l’État (Maroc, arti-


cle 6 ; Algérie, article 2 ; Tunisie, article 1er), ces Constitutions en tirent
des conséquences dans l’organisation des pouvoirs publics. Le chef de
l’État, en Algérie et en Tunisie, doit être musulman ; le Roi du Maroc est
« commandeur des croyants » (article 19). Des institutions religieuses
peuvent avoir leur place dans l’État, comme le Haut conseil islamique
algérien, le Conseil des oulémas au Maroc, ou les ministères des biens
« waqf ». La morale islamique peut être imposée aux institutions (Algérie,
article 9), en même temps que le pluralisme religieux est reconnu : la
Constitution marocaine garantit le « libre exercice des cultes », l’algé-
rienne déclare la liberté de conscience « inviolable ». Enfin, les partis poli-
tiques doivent « respecter les valeurs et composantes fondamentales de
l’identité nationale » (Algérie), en même temps qu’il leur est « interdit de
se créer sur une base religieuse » (Tunisie, article 8 ; Algérie, article 42).
Sur tous ces points, il y a des convergences, mais aussi les traces
d’histoires, parfois de stratégies, différentes : entre un Maroc où l’avène-
ment de l’État, de la nation et de l’Islam coïncident historiquement, et
une Tunisie dont la législation avait pris, avec Bourguiba, des distances
avec la charia (pas avec l’Islam) entre l’Algérie et le Maroc dans la
manière de faire face à l’extrémisme islamiste.

B – LE PRINCIPE DE LA CONFORMITÉ DE LA LÉGISLATION À LA CHARIA


N’EST CEPENDANT PAS INSCRIT DANS LES CONSTITUTIONS

Si la charia ne peut donc être méconnue, il reste que le principe de la


conformité de la législation à la charia n’est pas inscrit dans les consti-
13. Ghassan Salame, Démocraties sans démocrates, 1994.
552 Thierry Le Roy

tutions des pays du Maghreb, comme il peut l’être dans celles de


l’Égypte, du Pakistan, de l’Iran ou des États du Golfe, ou encore à l’ar-
ticle 3 de la Constitution afghane de 2004.
L’interdiction aux institutions de pratiques contraires à la morale
islamique, qu’on trouve dans la Constitution algérienne, n’a pas cette
portée. A fortiori, il n’y a pas de mécanisme de contrôle de l’islamité de
la loi. Les hauts conseils islamiques, évoqués plus haut, n’ont pas ce rôle.
Et les conseils constitutionnels non plus, puisqu’on ne trouve pas for-
mellement dans le « bloc de constitutionnalité » de référence à la charia,
ni même au droit coutumier.
On ne trouve donc pas la configuration dans laquelle, en Égypte par
exemple, la Constitution de 1980 (article 2) fait des principes de la cha-
ria la source principale de la législation, ce qui place le juge constitu-
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tionnel dans une situation qui pourrait devenir délicate, et invite les tri-
bunaux à combiner le droit législatif positif avec les sources subsidiaires
que sont, selon le code civil lui-même, la coutume et la charia.
Cependant, si les Cours constitutionnelles d’Afrique du Nord étaient
confrontées à pareille situation, que doit-on en attendre ? Il ne me paraît
pas évident qu’elles suivraient la voie suivie par la Haute Cour constitu-
tionnelle égyptienne14, qui évite toute référence à la charia lorsqu’aucune
loi ne l’a introduite dans le droit positif, et qui accepte, lorsqu’il y en a
une (et sauf exceptions qu’elle détermine elle-même), de se voir habilitée
à l’interpréter – c’est-à-dire à l’interpréter d’une façon qui ne contredit
pas les principes constitutionnels. Pour différentes raisons, on hésitera
sur le sens de la réponse, en Tunisie et au Maroc, parce que la plus haute
autorité habilitée à interpréter la charia est le chef de l’État, qu’elles ne
sont pas prêtes à contredire ; en Algérie, parce qu’on ne voit pas le
Conseil constitutionnel actuel imposer la charia.

C – POUR AUTANT, LES LOIS PEUVENT S’INSPIRER DE LA CHARIA


SANS RENCONTRER D’OBSTACLES CONSTITUTIONNELS

C’est le cas notamment bien sûr pour ce qui relève du statut person-
nel, du droit familial, du statut de la femme. On l’a vu à partir des
années soixante-dix. Un bon exemple est sans doute le code familial
algérien de 1984. Un autre exemple, contrasté mais également présenté
par son auteur comme directement inspiré du Coran, est le code familial
marocain de 200415.

14. M.-C. Foblets et J.-Y. Carlier, Le code marocain de la famille : incidences au regard du
droit prive international en Europe, Bruylant, 2005.
15. Voir B. Dupret, « Le juge, le prince et l’Islam : à propos de la charia en Égypte »,
Mélanges Delpérée, Bruylant, 2007.
Le constitutionnalisme dans les pays du Maghreb 553

Mais cette conformité de fait ne suscite ou ne rencontre aucun obs-


tacle constitutionnel :
— soit que les déclarations de principe et préambules ajoutés aux
constitutions soient, à ce jour, demeurés trop imprécis ou peu contrai-
gnants pour ouvrir la voie à une action effective en inconstitutionnalité.
On a vu plus haut les hésitations des conseils constitutionnels à se saisir
des moyens tirés, par exemple, du principe de l’égalité des sexes ;
— soit que les acteurs de la scène institutionnelle s’appliquent à évi-
ter toute confrontation, en recherchant les interprétations compatibles.
L’exemple-type de cette démarche est celui de l’apostasie, abandon de la
religion musulmane que la charia (et la lettre du Coran et de la Sunna)
sanctionne par la peine capitale, mais que les jurisprudences ont
contourné dans chacun des pays : en Tunisie, en s’attachant aux seuls
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effets civils – mariage, héritage – de l’apostasie (Cour de cassation,
1966) ; au Maroc, en ne poursuivant la secte Bahaï que sur un terrain
sanctionné seulement par une peine de prison.
Ces tendances à la conciliation de fait ne peuvent sans doute prospé-
rer que parce que, dans ces pays dotés d’institutions judiciaires relative-
ment anciennes, et plus exposés peut-être que le reste du monde arabo-
musulman à une influence occidentale également ancienne, la place n’est
plus faite, comme c’est le cas en Afghanistan, à côté des institutions
judiciaires, à un secteur judiciaire informel et coutumier qui ferait res-
sortir les contradictions.
Quoiqu’il en soit, l’exemple des pays du Maghreb apparaît comme
celui d’un chemin plus paisible que celui qu’annonçaient, en Afghanis-
tan, les débats contemporains de la Constitution de 200416. Pourquoi ?
Non pas parce que la confrontation y serait moins aigüe que dans le reste
du monde musulman entre la tradition religieuse, revisitée par l’isla-
misme, d’une part, et les principes, droits et valeurs – universels ou occi-
dentaux – portés par la communauté internationale, d’autre part. Mais :
1) l’histoire de cette confrontation y est plus ancienne qu’en Afghanis-
tan ; 2) la classe politique ne paraît pas prête (pas mûre ?) à s’en remettre
à des juges, fussent-ils constitutionnels, pour déterminer souverainement
ce qui peut s’interpréter de la charia, comment l’interpréter, et donc
comment la combiner avec les autres sources du droit et de la législation.
Nul ne s’est étonné, en 2004, que le Roi du Maroc, annonçant les
fondements coraniques du très nouveau code de la famille, se soit donné
tout ce rôle.

16. Voir par exemple à ce sujet Michael Schoiswohl, The new Afghan Constitution and inter-
national law : a love-hate affair, Oxford University Press, 2006.
554 Thierry Le Roy

IV – L’HÉRITAGE FRANÇAIS

Il faut, pour finir, en dire un mot, même si cet héritage français est
plus souvent dénié qu’assumé.
Comme le veut la tradition française, l’état de droit doit peu au
constitutionnalisme dans les pays du Maghreb.
Les Constitutions du Maghreb sont toutes construites, principale-
ment, sur le modèle des Constitutions françaises, plus particulièrement
de la Constitution de 1958. Le « parlementarisme rationalisé », alors
imposé en France par le général de Gaulle après des décennies de régime
d’assemblée, a convenu à ces pays dont les élites avaient souvent une
expérience parlementaire mais où la prédominance nécessaire de l’auto-
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rité du chef de l’État faisait l’objet d’un certain consensus. Dans les trois
Constitutions, les droits du Parlement sont contenus, à la manière des
institutions de la Ve République en France, qu’il s’agisse du domaine de
la loi par rapport à celui du pouvoir réglementaire, de l’initiative des
lois, du droit de dissolution ou du contrepoids recherché par une seconde
chambre ; le pouvoir judiciaire a du mal à se faire reconnaître ; le chef de
l’État dispose de pouvoirs pour faire face aux circonstances exception-
nelles. D’une façon plus générale, comme on l’a vu au point I, l’élabora-
tion des Constitutions a plus à voir avec le renforcement de l’État
qu’avec la protection des citoyens.
En même temps, subsiste la réalité d’un régime parlementaire, qui
n’est pas que de principe au moins dans l’expérience marocaine où, grâce
à une histoire parlementaire déjà longue, et au rôle utile de l’institution
d’un Premier ministre dirigeant un Gouvernement responsable devant le
Parlement, la notion de majorité parlementaire est bien installée. C’est
d’ailleurs cette expérience-là que les constitutionnalistes français ont
tenté – en vain – de vendre aux princes afghans, en 2004 comme en
1964, parce qu’elle leur semblait plus à même de consolider l’État qu’un
régime présidentiel dépourvu de majorité parlementaire stable.
Enfin, n’est peut-être pas sans rapport avec l’exemple historique fran-
çais le fait que le contrôle de légalité des actes du pouvoir exécutif ait
précédé le contrôle de constitutionnalité.
Il ne faut cependant pas, pour l’avenir, surestimer l’influence fran-
çaise, même si dans une récapitulation faite en 1993 sur la « circulation
du modèle juridique français », Philippe Ardant17 estimait que le droit
constitutionnel et public était le domaine où le droit français avait le

17. Philippe Ardant, « La circulation du modèle juridique français », Travaux de l’asso-


ciation H. Capitant, tome XLIV, Litec, 1993 ; voir aussi Les principes généraux du droit : droit
français, droits des pays arabes, droit musulman, colloque 2001, CEDROMA, Bruylant, 2005.
Le constitutionnalisme dans les pays du Maghreb 555

plus marqué les États du monde arabe (le domaine le plus résistant étant
le droit des personnes).
En effet, dans cette influence, il y a la place reconnue au principe de
hiérarchie des normes, mais pas vraiment celle du constitutionnalisme
(et, encore moins, dans le Maghreb autrefois colonisé, bien sûr). Comme
d’ailleurs dans l’Empire ottoman, la France a, dans son histoire, l’expé-
rience de Constitutions sans constitutionnalisme. Le contrôle de la consti-
tutionnalité des lois est venu fort tard, et, à la différence des pays anglo-
saxons ou de l’Allemagne fédérale, il ne pouvait être exercé, par voie
d’exception, devant les tribunaux ordinaires. Les Conseils constitutionnels
n’ont pas, en Afrique du Nord, le rôle de Cour suprême de leur homo-
logue égyptien. On l’a vu : tous les pays du Maghreb devenus indépen-
dants ont suivi ce modèle, qui offre peu d’espace au constitutionnalisme.
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Or, les choses ont bougé en France. Depuis 1971, notre Conseil
constitutionnel a étendu le bloc de constitutionnalité au préambule de la
Constitution puis aux principes de valeur constitutionnelle qu’il dégage
par sa jurisprudence ; et la révision constitutionnelle de 2008 vient d’ou-
vrir la voie de l’exception au contrôle de la constitutionnalité des lois.
Évolutions françaises qui traduisent une ouverture aux influences exté-
rieures, notamment grâce à la Cour européenne des droits de l’homme.
Mais ces évolutions traverseront-elles la Méditerranée, à la faveur des
liens maintenus, jusque dans l’Association des cours constitutionnelles
francophones ? On sait que les juges constitutionnels français regardent
leurs collègues d’Algérie et de Tunisie comme moins indépendants
qu’eux, ce qui s’accompagne d’une certaine défiance et de distance. Et il
n’est pas sûr que, dans l’autre sens, les regards des juristes du Maghreb
ne se tournent pas aujourd’hui davantage vers les pays anglo-saxons ou
vers l’expérience des pays musulmans confrontés à l’islamisme, de
l’Égypte jusqu’à l’Afghanistan.
Les voies du constitutionnalisme au Maghreb en seront peut-être
renouvelées.

Si j’ai mis un point d’interrogation à mon titre : constitutionnalisme


au Maghreb, c’est donc bien parce que l’observation montre ici circons-
pection et évolutions.
Mais c’est aussi, à mes yeux, parce que ces pays paraissent ainsi abor-
der les questions les plus difficiles du constitutionnalisme avec une cer-
taine sagesse.
Tout en reconnaissant un attachement de principe aux droits déclarés
universels par les organisations de la communauté internationale,
notamment des Nations Unies, ils n’ont pas entrepris de réduire à
marche forcée la législation héritée de l’histoire et de la religion, même
si la Tunisie de Bourguiba s’est distinguée à cet égard. J’ai envie de citer
556 Thierry Le Roy

ici l’exemple de Mayotte, cette parcelle de la République française per-


due dans l’océan indien, où c’est seulement par le référendum du
29 mars 2009 que fût consacrée dans le droit sa « départementalisa-
tion », avec ce que cela signifie d’abandon des lois et pratiques judi-
ciaires particulières contraires à nos principes républicains.
L’influence française a peut-être légué au Maghreb les concepts de la
laïcité, et dans tous ces pays le débat politique ne les ignore pas, tant la
classe politique y est préoccupée de la « maîtrise du fait religieux »18.
Mais les hommes qui y font les lois, les constitutions, et surtout leurs
interprétations, n’ont pas, à ce jour, cherché la confrontation sur le ter-
rain du droit. On peut imaginer que s’ils étaient davantage mis au pied
du mur, dans l’avenir, ils se référeraient volontiers aux vues conciliatrices
qu’exprimait déjà en 1967 un président pakistanais de la Cour interna-
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tionale de justice, Muhamad Zafrullah Khan, sur « Islam et droits de
l’homme ».

18. V. note 2.

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