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Penser = classer ?

En 1985 fut publié un livre de Georges Perec au titre fécond :


Penser/Classer. Dans le domaine qui nous concerne, l’organisation
du champ littéraire ne peut-elle se comprendre sans la prise en
compte des taxinomies dualistes qui structurent le monde culturel
selon les catégories du haut et du bas, du majeur et du mineur, du
canonique et du non-canonique, du légitime et du non-légitime ? De
fait, toute réflexion sur l’art, sur l’écriture, ne peut échapper aux
modèles de hiérarchisation mis en place par les créateurs eux-
mêmes, leurs éditeurs, leurs diffuseurs. Certes, dans son essence,
la création se défie des appellations académiques, elle déjoue,
dissout les classifications. Mais la littérature est aussi une institution
qui joue un rôle actif dans la fixation du goût et dont les jugements
s’imposent par l’entremise d’instances qui, exerçant une autorité,
détiennent le contrôle des évaluations esthétiques et qui opèrent à
trois niveaux : admission et reconnaissance (pour intégrer ou non les
œuvres dans le champ) ; contrôle et consécration (pour assurer la
promotion) ; conservation et reproduction (pour gérer le patrimoine).
Trois niveaux qui ont pour rôle de préserver la notoriété des œuvres,
garantir la « bonne marche » de la littérature reconnue comme telle
et assurer les relations avec les publics. D’où l’existence
d’académies, sociétés savantes, organes de presse, revues, lieux de
diffusion et d’enseignement. Cet émiettement renforce l’inertie qui
caractérise le système des détenteurs du monopole et fait du champ
culturel le lieu d’affrontements dont l’enjeu consiste bien sûr en
l’obtention ou en la conservation d’une légitimité.

1. Scissions du littéraire
La distinction entre littérature légitimée et paralittérature puise ses
origines dans un lointain passé, comme si le fait littéraire lui-même
impliquait un partage à la fois transnational et transhistorique. Pour
mieux comprendre les fondements de cette interrogation sur les
frontières du littéraire, pour mieux admettre l’idée ou le mot même
« paralittérature », il convient de rappeler les traits essentiels de ce
phénomène.

1.1. La tripartition des styles à l’âge classique

Au fil des siècles, la distinction entre niveaux de style (élevé,


moyen, bas) a beaucoup préoccupé les érudits européens, de
l’Antiquité aux débuts du romantisme. En Grèce, dès les écrits qui
ont suivi la Poétique d’Aristote, s’établit une correspondance entre la
tragédie et le genre sublime, la comédie et le genre simple, le drame
satyrique et le genre tempéré. On retrouve cette répartition chez
Cicéron puis, dans l’Antiquité tardive, chez Diomède et Quintilien,
par une séparation des styles en trois groupes : genus humile,
genus medium, genus grande, qui recoupent des traits formels
(lexique, mètre, images) propres aux trois niveaux, et des « objets »
en trois catégories, selon le rang social des personnages
représentés.
Cette tripartition est reprise par la rhétorique chrétienne : pour
saint Augustin (De doctrina christiana, IV, 12-20), chacun des trois
styles est tributaire d’un acte de parole spécifique, du plus bas (la
conversation) au plus haut (l’éloquence sacrée). Au Moyen Âge, les
genres sont le plus souvent décrits en fonction de la « roue de
Virgile » qui les matérialise en établissant une corrélation entre les
trois œuvres du poète latin et les trois niveaux de style : « grave »
(l’Énéide), moyen (les Bucoliques) et « bas » (les Géorgiques). À
chaque fois le style dépend non seulement de la thématique, du type
de la matière traitée, des lieux où se déroule l’action, mais aussi des
niveaux de langue, avec parfois un répertoire normatif de mots, de
tours, d’ornements propres à chaque genre, ce qui atteste que la
classification repose à la fois sur des exigences rhétoriques et sur
des fondements sociaux.
À la Renaissance, « bas » se confond avec « populaire », le degré
inférieur de la hiérarchie, c’est-à-dire avec le style comique (qui
désigne non seulement les œuvres de ton et d’objet nettement
triviaux, mais aussi la comédie non sérieuse et tout ce qui relève du
« réalisme ») et le style burlesque. De fait, considérée dès son
origine comme un genre mineur, la comédie porta pendant
longtemps les traces de ses sources populaires (plaisanteries,
chansons, facéties lors des fêtes traditionnelles en l’honneur de
Dionysos). Plus généralement, le terme « bas » renvoie à tout ce qui
ne relève pas des plus hautes déterminations de l’art ou de la plus
magnifique inspiration ou des élaborations les plus recherchées –
bien qu’on ait pu parler d’un « beau style bas » : la formulation n’est
paradoxale qu’en apparence, car elle désigne un langage direct et
simple, une expression quelque peu terre à terre, mais qui demeure
correcte. L’enjeu ici est majeur pour la notion de paralittérature qui
naîtra bien plus tard, car l’expression laisse entendre l’existence
d’une possibilité d’excellence dans différents genres.
En résumé, « populaire » renvoie à l’ensemble des traits verbaux,
de nature essentiellement élocutoire, qui relèvent du parler du
peuple, ou de ce que l’on imagine alors être le « peuple », traits
d’élocution qui ont des équivalents sur les plans de l’« invention »,
de la « disposition », des « mœurs » et de l’« action ». C’est dire que
le caractère « populaire » est a priori un vice qui atteint à la fois ce
qui est « convenant » et ce qui est « bienséant », produisant un
déclassement éthique, social et littéraire (rustrerie, incurie technique
et vulgarité morale échangeant ainsi, à nouveau, leurs attributs). On
comprend alors pourquoi le « populaire », à l’âge classique, ne
relève pas de la rhétorique. Cette tripartition est encore très vivace
au XVIIIe siècle, et il est intéressant de remarquer que les
romantiques ne l’ont pas attaquée de front, mais plutôt la séparation
des genres.

1.2. Les hiérarchies depuis le romantisme


Les sociétés modernes condamnent-elles les hiérarchies,
abandonnent-elles les traits discriminants au nom d’une unité de
l’écrit ? Certes, les romantiques (Hugo du moins) qui se donnent
pour première tâche de réduire le clivage, à l’intérieur du lexique,
entre mots nobles et mots bas, veulent échapper à tout code
préétabli pour affirmer la personnalité du style, sceau et marque de
l’individu. Mais à cette tripartition, devenue caduque à partir du
romantisme, se substitue progressivement une autre, d’abord en
Angleterre, dans les cercles des universités d’Oxford et de
Cambridge : littérature high brow, middle brow et low brow :
d’intelligence supérieure, moyenne, basse, c’est-à-dire littérature
pour l’élite (Tennyson, Woolf), littérature de divertissement éclairé
(Stevenson, A. J. Cronin), littérature strictement populaire (Conan
Doyle, romans roses, romans d’espionnage, romans
pornographiques comme ceux de la revue The Pearl, Voluptuous
Reading, diffusée à partir de 1879).
Mais de telles lignes de partage sont quelquefois revendiquées
par un même écrivain : tel Simenon qui distingue ses « romans-
romans » (Le Bourgmestre de Furnes, Les Inconnus dans la maison)
à la fois de la « semi-littérature » de ses Maigret et de la « sous-
littérature » des romans érotiques et policiers publiés dans sa
jeunesse sous des pseudonymes divers, comme Georges Sim (plus
de trois cents récits parus en dix ans, de 1923 à 1933). Autre écho
de cette tripartition : en France, on opère communément, même
dans la grande presse, une distinction, entre d’une part une
littérature promue par la critique, d’autre part une « sous-littérature »
et enfin une littérature souvent appelée « grand-public », celle des
best-sellers.

2. Le roman : du dénigrement à la reconnaissance

Il est inévitable que le champ littéraire se réorganise


périodiquement par une redistribution des valeurs : des œuvres ou
des ensembles d’œuvres sortent du domaine littéraire, comme pour
laisser la place à d’autres. C’est le cas, par exemple, de l’éloquence,

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