Vous êtes sur la page 1sur 21

1

Patrick Pharo
CERSES-CNRS-Paris 5
patrick.pharo@univ-paris5.fr
paru dans Archives Européennes de Sociologie
vol. XLVII (1), 2006, p. 37-56.

Les causes, les raisons et la morale1

1. Introduction

Une des questions classiques de la sociologie de la connaissance concerne l’opposition


expliquer-comprendre qui vient, comme on sait, de la philosophie allemande du 19ème siècle,
et en particulier de Wilhelm Dilthey. Celui-ci avait distingué les méthodes des sciences de la
nature, qui sont externes et médiatisées par l’expérimentation (Erfahrung) des méthodes des
sciences de l’esprit qui sont internes et fondées plutôt sur l’expérience vécue (Erlebnis)2.
Cette dualité de méthode instaure ainsi un dualisme épistémologique irréductible entre les
deux types de sciences. Or, ce dualisme peut rendre impossible les transferts de connaissance
et met les sciences humaines à l’écart du progrès des connaissances dans les autres sciences,
ce qui n’est pas une situation très satisfaisante.
On considère généralement que la sociologie de Max Weber, qui propose de saisir par
interprétation le sens de l’action sociale3, s’inscrit plutôt dans la tradition du Verstehen ;
tandis que la sociologie durkheimienne s’inscrirait plutôt dans la tradition des sciences de la
nature. Durkheim rejette en effet l’idée de traiter les faits sociaux comme étant
« compénétrables à l’intelligence4 » et recommande un accès strictement externe aux faits
sociaux, sur le modèle des sciences naturelles. En pratique, cependant, les sociologues ont
généralement cherché à surmonter ou contourner ce dualisme épistémologique. Ainsi, Weber
proposait-il d’utiliser les deux types de méthode car, selon lui, une explication
sociologiquement adéquate, doit l’être à la fois causalement et significativement. Ceci est le

1
Le présent article est issu de plusieurs conférences présentées en 2003 et 2004 aux ENS de Cachan et de Lyon,
dans le cadre de la préparation de l’agrégation de sciences sociales sur le thème « expliquer comprendre ».
2
Cf. W. Dilthey, 1911, N. Zaccaï-Reyners, 1995, p. 24-25
3
Cf. M. Weber, 1921, p. 4.
4
Cf. E. Durkheim, 1895, p. XIII.
2

cas par exemple avec l’explication compréhensive du capitalisme par l’éthique protestante5.
Quant à Durkheim, il voulait éviter les dérives de l’ « introspectionnisme », mais ne se privait
pas de recourir à une forme de compréhension interne dans ses propres recherches
empiriques, par exemple à propos du suicide6. De plus, il pensait qu’on peut très bien traiter
les faits spirituels comme des faits naturels7, sans pour autant les réduire à leur base
physiologique. Et aujourd’hui un sociologue comme Raymond Boudon considère les raisons
comme des causes de plein droit qui permettent d’expliquer complètement et, comme il le dit,
« sans boîtes noires », les phénomènes sociaux8.
Cependant, les problèmes posés par ce dualisme épistémologique n’ont jamais été très
bien résolus par les sociologues, car ils reposent sur un arrière-plan philosophique qu’il est
difficile d’éclaircir, malgré de nombreuses tentatives9. C’est précisément cet arrière-plan que
je voudrais examiner de façon critique dans le présent texte. Le dualisme expliquer-
comprendre a d’ailleurs pris aujourd’hui des formes nouvelles, en particulier celle d’un
dualisme épistémologique entre une explication par des causes et une explication par des
raisons. Mais, d’un autre côté, il est profondément remis en cause par les développements
issus des sciences cognitives contemporaines, qui trouvent désormais de nombreux ponts
entre les sciences humaines et les sciences de la vie. Or, il n’est pas impossible que ces
différents développements permettent d’améliorer le niveau de clarté qu’on peut avoir sur ces
questions.
Je voudrais donc dans ce qui suit m’appuyer sur ces apports nouveaux pour essayer
d’éclaircir l’opposition expliquer-comprendre, en montrant qu’elle repose au fond sur trois
idées distinctes, qu’il vaut sans doute mieux ne pas confondre :
La première idée est une idée ontologique, suivant laquelle le sens ou les
représentations internes n’étant pas des réalités sensibles, ils ne sont pas accessibles par
l’observation empirique. Il s’agit là d’une idée somme toute très acceptable, mais qui
n’implique pas que le sens et les représentations ne seraient pas accessibles par d’autres
moyens que l’observation externe.
La seconde idée est une idée logique, suivant laquelle on ne peut rien inférer sur ce qui
est à partir du sens et des intentions, car ceux-ci relèvent du désir ou du devoir-être et non pas
de l’être. C’est en fait cette idée qui, comme j’essaierai de le montrer, sous-tend l’opposition

5
Cf. M. Weber, 1921, p. 10, 1905.
6
Cf. E. Durkheim, 1897. Selon Durkheim, on ne peut pas connaître les intentions d’une action, mais on peut en
revanche faire des conjectures sur ce que l’agent savait de ses conséquences probables.
7
Cf. E. Durkheim, 1974, p. 49.
8
Cf. R. Boudon, 1995, 2003.
3

moderne entre les causes et les raisons, suivant laquelle les raisons, contrairement aux causes,
sont essentiellement normatives. Or, là encore, on peut très bien accepter l’idée logique, sans
pour autant exclure de traiter les faits sociaux comme une classe de faits particuliers reposant
déjà en grande partie sur un sens normatif, ou un devoir être. Ceci est précisément l’une des
idées que développe aujourd’hui le naturalisme cognitif.
Enfin, la troisième idée est plutôt une idée morale ou éthique, suivant laquelle il serait
impossible de faire une interprétation objective du sens et des représentations sociales, en
raison du risque d’arbitraire ou de partialité que font courir les jugements de valeur. Là
encore, la méfiance à l’égard des jugements de valeur est parfaitement acceptable, mais il
n’est pas non plus impossible d’envisager une objectivation de la morale qui échappe à ce
travers.

2. Le problème ontologique

L’opposition expliquer-comprendre telle qu’on la trouve chez Dilthey pourrait être


considérée comme un prolongement du dualisme ontologique des choses sensibles et des
idées qui provient du platonisme. Dans la philosophie moderne, ce dualisme ontologique a été
entretenu non seulement par le dualisme cartésien de l’âme et du corps et des animaux-
machines, mais aussi par le dualisme de la raison et des sentiments qu’on trouve chez les
penseurs britanniques du 18ème siècle. Cette opposition a été également nourrie par une prise
de conscience progressive du caractère inobservable des intentions et représentations internes,
qui est à l’origine de la psychologie expérimentale moderne, à laquelle Durkheim faisait lui-
même référence pour justifier sa méthode externaliste10. Elle s’appuie aussi sur la tradition
herméneutique moderne, qui cherche à remédier par le « cercle herméneutique11» à
l’inaccessibilité directe du sens des textes et, plus généralement, de l’action humaine.
Mais c’est sans doute dans la distinction entre connaissance théorique et connaissance
pratique avancée par Kant qu’elle trouve sa forme la plus radicale. Kant oppose en effet la
raison théorique qui s’applique à la connaissance des phénomènes naturels, à une raison
pratique dans laquelle s’exprime la liberté morale de l’agent, mais qui ne peut faire l’objet
d’aucune connaissance théorique. De là découle une opposition définitive entre des
phénomènes sensibles qui peuvent faire l’objet d’une connaissance objective et des intentions

9
Cf. N. Zaccaï-Reyners, 2003.
10
Cf. Durkheim, 1974, p. 48.
11
Cf. H.G. Gadamer, 1982.
4

pratiques qui échappent au contraire à toute connaissance objective. « En fait, dit Kant, il est
absolument impossible d’établir par expérience avec une entière certitude un seul cas où la
maxime d’une action d’ailleurs conforme au devoir ait uniquement reposé sur des principes
moraux et sur la représentation du devoir12 ». Et l’opposition épistémologique kantienne va
encore plus loin que l’opposition entre expérience externe et expérience interne puisque, selon
Kant, même l’expérience interne peut se révéler trompeuse par rapport au sens et aux
intentions véritables de l’action (ibid.).
L’idée force qui sous-tend cette position (et qui est sans doute difficilement
contestable) est que les représentations et les pensées ont un caractère inobservable qui les
distingue radicalement des choses sensibles et les rend inaccessibles aux méthodes
expérimentales. Cette idée se retrouvera en particulier chez l’un des fondateurs de la logique
moderne, G. Frege, qui jugeait impossible d’avoir une connaissance objective des
représentations subjectives13. Mais elle est présente aussi dans la tradition pragmatique anglo-
saxonne, dans les différentes formes de behaviorisme psychologique et, bien sûr, chez les
philosophes analytiques modernes qui s’inspirent de Frege, mais aussi de la tradition
pragmatique, notamment de W. James.

Il y a cependant une limite à l’inaccessibilité des représentations individuelles, qui est


tout simplement que nous pensons de façon interne par des représentations. Or, si les pensées
individuelles étaient radicalement inaccessibles à autrui, aucune communication
intersubjective, aucune traduction interlinguistique et, a fortiori, aucune science objective ne
serait possible. Il faut donc au moins que la raison ou la logique échappe à cette
inaccessibilité. C’est d’ailleurs pourquoi Frege a défendu, pour sa part, une forme de dualisme
platonicien, selon lequel le contenu des propositions, qu’il appelle des pensées, relèverait d’un
« troisième domaine » intermédiaire entre les choses sensibles et les représentations
subjectives, et pourvu d’une réalité logique objective capable de s’imposer à n’importe quel
esprit14.
En fait, la plupart des philosophes analytiques ont rejeté le platonisme de Frege, car
celui-ci heurte profondément la tendance des sciences expérimentales modernes, qui est
moniste et s’oppose radicalement à toute idée d’arrière-monde. Mais ils en ont gardé le
soubassement logico-analytique dont la grande originalité est de substituer au problème

12
Cf. E. Kant, 1785, p. 112.
13
Cf. G. Frege, 1918-1919.
14
Cf. G. Frege, 1971, p. 184.
5

classique de l’interprétation intersubjective tel qu’il est posé par l’herméneutique, une théorie
logique ou sémantique (c’est-à-dire relative à la satisfaction des formules15) de l’accord des
consciences sur les propositions qui ont même valeur de vérité. Cette posture peut conduire en
particulier à une remise en cause des tendances relativistes en sciences sociales. On trouve par
exemple le prolongement de cette démarche dans la théorie dite de l’interprétation radicale de
D. Davidson16. Selon cette théorie, ce qui rend possible la compréhension intersubjective et la
traduction interculturelle, c’est le fait que les êtres humains partagent et se prêtent des
principes de rationalité commune et que la plus grande part des croyances sur lesquelles ils
s’appuient sont malgré tout des croyances vraies.
Ce genre de considération permet de rejeter les dualismes ontologiques trop forts, tout
en acceptant un dualisme non pas des êtres réellement existants : sensibles ou idéaux, mais de
leurs dimensions concrète ou abstraite (c’est-à-dire représentée ou conçue). Il n’y a en effet
aucun moyen de réduire la différence entre l’aspect physique, tangible, sensible d’un
comportement et son aspect logique ou sémantique. A vrai dire, tout le monde ne serait pas
d’accord sur ce point, notamment certains cognitivistes qui pensent que les contenus mentaux
pourraient, sans dommage, être réduits à des fonctions matérielles issues de l’évolution
naturelle et articulées sur des processus neuro-physiologiques strictement causaux17. Mais si
on rejette ce type de matérialisme radical et le réductionnisme qui peut s’ensuivre, on
admettra au moins que ce qui fonde l’intercompréhension, c’est la capacité naturelle des êtres
humains d’avoir des représentations conceptuelles18 ; ou, de façon plus précise, la possession
d’un certain nombre de concepts présentant des caractéristiques a priori susceptibles de
s’imposer à toutes les consciences19.

Il y a cependant une autre difficulté de la thèse sémantique issue de Frege, un peu plus
embarrassante. En effet, le détour par l’objectivité des pensées vraies ou fausses ne résout pas
vraiment le problème du Verstehen ou de l’herméneutique, qui est d’expliquer la
communication des consciences individuelles. Ce problème se fonde principalement sur
l’impossibilité d’avoir des propositions vérifiables relatives aux intentions et à la psychologie
d’autrui. Comme dit Weber, l’acquis de la sociologie compréhensive par rapport aux sciences
de la nature, à savoir la « compréhension du comportement de l’individu singulier », doit se

15
Cf. R . Ruyer, 1990.
16
Cf. D. Davidson, 1984.
17
Cf. P. Churchland, 1986, F. Dretske, 1988, R. Millikan, 2000.
18
Cf. J. Fodor, 1998 .
19
CF. C. Peacocke, 1992.
6

payer par « le caractère essentiellement hypothétique et fragmentaire de ses résultats20 ». Or,


on peut se demander jusqu’à quel point l’approche sémantique permet de dépasser ce type de
limitation. Autrement dit, y a-t-il de véritables moyens sémantiques d’objectiver le sens de
l’activité d’autrui ?
C’est précisément à ce point qu’on peut tirer parti de l’apport des sciences cognitives
contemporaines, prises dans un sens large qui inclut en particulier la psychologie et la
philosophie de l’esprit. Celles-ci ont en effet mis au point toute une série de méthodes
d’observation et de conceptualisation de la psychologie animale et humaine, qu’il pourrait être
utile de prendre en compte lorsqu’on se pose le problème de compréhension.
Un premier apport des sciences cognitives est tout simplement que les intentions
pratiques ne sont pas aussi inobservables qu’on le dit parfois. Et on a sans doute eu tort de lier
le problème des interprétations les plus simples à celui des interprétations les plus complexes
– en particulier l’interprétation herméneutique des textes sacrés. La plupart du temps, en effet,
la compréhension ne pose pas de problème insurmontable. Par exemple, quand vous voyez
quelqu’un sur un quai de métro qui se lève quand le train arrive, vous ne doutez pas du fait
qu’il a l’intention de prendre le métro, et en général vous ne vous trompez pas. Il existe en fait
une infinité de comportements quotidiens que l’on interprète correctement de façon purement
« behavioriste », car en fait les intentions pratiques sont, pour la plupart, empiriquement
observables.
D’autre part, en ce qui concerne le langage, s’il y a des phrases difficiles à
comprendre, il y en a une infinité d’autres qu’un natif comprend facilement et généralement
sans erreur, ou du moins sans erreur majeure. C’est du reste pourquoi les partisans de la
« psychologie ordinaire » (folk-psychology) ont considéré, à juste titre à mon avis, que celle-ci
était causalement explicative du comportement courant et qu’elle ne posait pas de problèmes
d’accès irréductible.
De la même façon, les travaux contemporains de psychologie cognitive ou d’éthologie
donnent aujourd’hui en quelque sorte une leçon de sociologie compréhensive en montrant tout
ce qu’on peut apprendre sur le sens à partir d’une observation naturalisée du comportement.
C’est le cas par exemple en ce qui concerne les comportements de feinte21 ou ce qu’on appelle
les métareprésentations22. Certains sociologues naturalistes comme Harvey Sachs23 ou Erving

20
Cf. M. Weber, 1921, p. 14.
21
Cf. D. Lestel, 2001.
22
Cf. D. Sperber, 2000.
23
Cf. H. Sacks, 1963.
7

Goffman24 s’étaient du reste inspirés naguère de ce type de démarche en prônant une


approche naturalisée du comportement social. Et, en réalité, il y a toutes sortes de situations
de la vie sociale où on n’a pas de raison sérieuse de se montrer aussi sceptique que Garfinkel,
par exemple à propos du problème dit du coroner (Garfinkel, 196725).
Un second apport des sciences cognitives, plus conceptuel, est lié à une approche
aujourd’hui assez répandue, issue de la philosophie du langage et que Jerry Fodor range sous
la rubrique générale de « sémantique informationnelle26 ». L’idée principale de cette approche
est que, contrairement à ce que soutenait la tradition descriptiviste issue notamment de
Russell, la référence des pensées et représentations peut être fixée par les informations venues
du monde extérieur, et non pas par le mode de présentation qui en est fait dans l’esprit du
penseur. A l’origine de cette idée, on trouve les travaux de S. Kripke sur les désignateurs
rigides27 et de H. Putnam sur le fait que les représentations ne peuvent pas dépendre à la fois
d’une construction interne et d’une détermination externe28. Chez Fodor, la thèse consiste à
dire que les représentations sont causalement, et même nomologiquement, déterminées par les
objets du monde extérieur29 . Autrement dit si vous avez le concept de quelque chose et que
vous reconnaissez un être comme quelque chose, c’est parce que vos représentations
dépendent directement des informations venues du monde extérieur, avec cependant certaines
possibilités d’erreur ou de variation d’un sujet à l’autre (car les lois en question ne sont pas
des lois strictes).
Pour bien comprendre la portée de la sémantique informationnelle pour les sciences
sociales, il faut se rendre compte que la démarche du Verstehen est au contraire profondément
liée à un constructivisme herméneutique, dans lequel l’interprète a toujours une très grande
liberté pour construire le sens de ce qu’il observe. Toute la théorie de la « construction sociale
de la réalité30 », qui a eu tant de succès dans les sciences sociales, repose sur ce genre de
postulat herméneutique. La sémantique informationnelle, en revanche, fait l’hypothèse

24
Cf. E. Goffman, 1967.
25
Ce problème est le suivant : comment décider parmi les quatre interprétations possibles d’un décès : mort
naturelle, mort accidentelle, homicide, suicide, laquelle est la bonne ? En fait, si on en croit Mme Dominique
Lecomte, médecin légiste et directrice du Centre médico-légal de Paris (à qui la question a été posée lors d’une
conférence à la faculté de médecine Cochin Port-Royal le 3 décembre 2003), la question peut être résolue dans la
quasi-totalité des cas, avec les techniques actuelles d’investigation.
26
Cf. Fodor, 1998.
27
Cf. Kripke, 1972. L’idée est que les noms de substance naturelle tels que l’eau (H20) sont valides pour tous les
mondes possibles, d’où leur statut de désignateur rigide.
28
Cf. H. Putnam (1988), qui, suivant une fameuse expérience de pensée, montre qu’on ne peut exclure que deux
êtres aient la même représentation interne de l’eau pour deux substances distinctes qui, sur terre, seraient H20, et
XYZ sur Terre jumelle. Il suit que la représentation interne ne peut pas être un critère de la référence (p. 66 et
sq).
29
Cf. Fodor, 1991.
8

inverse, en supposant qu’il y a des causes aux représentations et que ces causes résident dans
les informations venues des objets du monde extérieur, y compris d’ailleurs lorsqu’il s’agit
d’objets abstraits tels que des vertus ou des catégories sociales.
Pour ce genre de démarche, la difficulté est alors de rendre compte, non seulement des
concepts d’objets inexistants, comme par exemple les êtres abstraits ou les chimères (ce qui
était déjà le problème de Russell31), mais aussi de l’erreur cognitive. Comment se fait-il que
dans certains cas une vache réelle détermine la représentation vraie : « vache », et dans
d’autre cas, la représentation fausse : « chèvre » ou « cheval » ? Certains auteurs proposent
aujourd’hui une explication en termes de capacités « normales » sélectionnées par l’évolution
naturelle pour leur valeur adaptative, avec cependant des exceptions et des défauts32. D’autres
auteurs, comme Fodor, invoquent plutôt des mécanismes de dépendance asymétrique, qui sont
pris en défaut dans certains cas33. Et d’autres encore proposent une théorie métasémantique
qui explicite la possession des concepts par des clauses a priori34 plus ou moins accessibles
aux penseurs.
Un troisième apport, enfin, concerne le mécanisme même de la compréhension, qui, au
lieu d’être simplement considéré comme le moyen ou le milieu du travail d’explication ou
d’interprétation, peut aussi devenir un objet d’étude scientifique de plein droit. C’est
précisément le cas aujourd’hui en psychologie évolutionnaire, en psychologie expérimentale
et en neurophysiologie, avec en particulier les méthodes d’imagerie cérébrale. Il est certes
assez peu probable qu’on puisse isoler expérimentalement un sens conceptuel ou une pensée
particulière, mais le fait est qu’on a des connaissances expérimentales, par exemple sur la
physiologie de la mémoire35 ou du plaisir36. Et il existe aujourd’hui de multiples théories sur
l’origine évolutionnaire de certains sentiments et pensées37 ou sur les mécanismes cognitifs
qui permettent de reconnaître et de simuler les représentations d’autrui38. Autrement dit, il ne
s’agit plus ici d’opposer l’explication à la compréhension, mais au contraire de tenter une
explication de la compréhension, suivant les méthodes standard des sciences naturelles.

30
Cf. Berger et Luckman, 1966, R. Harré et al., 1984.
31
Cf. B. Russell, 1905.
32
Cf. R. Millikan, 2000.
33
Cf. J. Fodor, 1991. Selon la thèse dite de la dépendance asymétrique, les représentations fausses sont
dépendantes des représentations correctes, mais pas l’inverse.
34
Cf. P. Boghossian, C. Peacocke, 2000. La possession d’un concept est l’état cognitif d’un organisme tel qu’il
trouvera en principe « immédiatement obligatoire » de reconnaître un objet sous un concept dont on peut
formuler le contenu à l’aide d’une liste de clauses distinctives et a priori.
35
Cf. S. Laroche, 1998, M. Jeannerod, 2002.
36
Cf. E.L. Gardner, J . David, 1999, D. Kahneman, E. Diener, N. Schwarz, 1999, Cerveau Psycho, 2003.
37
Cf. par exemple J.H. Barkow, L. Cosmidès, J. Tooby, 1992, P. Carruters, A. Chamberlain, 2000.
38
Cf. S. Nichols, S. Stich, 2000, M. Jeannerod, 2003.
9

En conclusion de ce point, je dirai qu’on peut très bien accepter l’irréductibilité du


sens et des contenus subjectifs à l’observation expérimentale. Toutefois, cela n’implique pas
qu’on ne puisse pas donner un sens logique et virtuellement universalisable à certains
comportements concrets et observables empiriquement. Par exemple, si la définition d’un rôle
institutionnel, comme celui d’un juge, ou d’un acte, comme un viol ou d’un sentiment,
comme une rancune, implique bien des contenus subjectifs (juger, ne pas consentir, haïr…),
cela n’interdit nullement d’en faire une observation empirique, lorsqu’on possède le sens
conceptuel de ces termes39. La méthode sémantique d’interprétation consiste précisément à
utiliser des catégories conceptuelles communes pour pouvoir saisir des faits de signification
particuliers.

3. Le problème logique

Je voudrais en venir maintenant au problème logique qui se manifeste en particulier


dans l’opposition irréconciliable que certains auteurs contemporains établissent entre
l’explication par des causes et l’explication par des raisons40. Dans ce cas, l’opposition
classique de l’expérience interne et de l’expérience externe n’est pas contredite, mais elle est
en quelque sorte redoublée par une opposition entre le sens causal et le sens normatif des
phénomènes.
L’opposition des causes et des raisons a une certaine évidence immédiate car le
langage des raisons, par exemple dans les justifications ou les projets d’action, est différent du
langage des causes, par exemple dans certaines explications scientifiques (quoique pas dans
toutes). Et cependant, elle repose aussi sur une certaine confusion sémantique car il y a un
sens de la raison qui s’applique de plein droit à n’importe quelle cause naturelle. C’est le cas
par exemple lorsqu’on dit que la raison de la chute d’une pierre, c’est la gravitation ou
l’échauffement de l’eau celle de l’ébullition – bien que manifestement, cette raison en soit une
pour l’observateur humain, mais ni pour la pierre, ni pour l’eau. De plus, même parmi les
êtres animés, il ne faut pas perdre de vue la distinction entre ceux qui, comme les hommes,
ont la possibilité de réfléchir et de traiter comme des raisons les causes qui motivent leurs
comportements, telles que la faim, le désir sexuel ou n’importe quel sentiment ; et d’autres
animaux à qui on peut très bien, sans abus de langage, prêter ce genre de raisons. Pourtant, ces

39
C’est précisément le travail que j’ai essayé de faire à propos des actes civils et de certaines positions morales
dans différents ouvrages, cf. P. Pharo 1997, 2001a, 2001b, 2004.
40
Cf. A.I. Melden, 1961, A. Kenny, 1963, R. Ogien, 1995.
10

derniers n’ont probablement pas la possibilité de traiter comme étant leurs propres raisons les
causes ou les motifs qui les poussent à agir, du moins s’ils ne disposent pas de la capacité
réflexive qui consiste à donner des raisons.
L’opposition des causes et des raisons semble néanmoins justifiée par certains
arguments d’ordre logique, plutôt qu’ontologique. C’est en fait Wittgenstein qui a introduit
ces arguments dans la discussion moderne, en distinguant notamment le sens normatif de la
règle que l’on suit du sens factuel de la régularité que l’on observe. Et c’est ce type
d’argument qu’on a retrouvé chez des sociologues comme les ethnométhodologues dont le
concept d’accountability renvoie directement au sens normatif de l’account41 et de
l’accountability. Cette notion s’oppose à la pure factualité durkheimienne mais renvoie aussi
au sens usuel du terme anglais qui, ne l’oublions pas, signifie aussi « responsabilité ». Ces
différents auteurs se sont confrontés à la question classique du sens intentionnel du langage ou
de l’action, dont ils mettent en doute l’accessibilité psychologique (ce qui nous renvoie au
point précédent). Mais ils se sont également posé un problème qui concerne le statut et la
portée normative des descriptions psychologiques ou sociologiques : celles-ci rendent-elles
compte de faits comportementaux ou de l’effort normatif que les agents ou les observateurs
doivent faire ou font pour rationaliser leurs comportements ?
Dans le Cahier bleu, Wittgenstein insiste ainsi sur la différence entre la dimension
« associative » de l’apprentissage du sens et sa dimension « implicative . La dimension
associative a, selon lui, un caractère strictement causal, par exemple s’il y a un mécanisme qui
fait que « chaque fois que j’entends le mot rouge, cette teinte me vient à l’esprit42 » – il
s’agit en fait ici d’une sorte de réflexe conditionné. La dimension implicative suppose au
contraire d’effectuer un certain calcul en application d’une règle, comme par exemple
lorsqu’on fait appel à une formule arithmétique ou qu’on joue aux échecs (ibid., p.43). La
solution proposée consiste alors à opposer un sens comportemental à un sens logico-
sémantique. Le sens comportemental relèverait plutôt de l’étude de causes naturelles
distinctes de l’événement, orientées temporellement, et soumises, comme on dit, à des « lois
de couverture ». Le sens logico-sémantique relèverait au contraire de l’étude de raisons qui
sont toujours redondantes par rapport à l’événement qu’elles considèrent. Une des
conséquences de cette analyse, c’est que lorsqu’on est dans le langage des raisons, il est
complètement impossible de séparer un phénomène de sa raison ou de son motif, car celle-ci
n’est qu’une autre description du même phénomène – et non pas une explication ! C’est du

41
Cf. H. Garfinkel, 1967.
42
Cf. L. Wittgenstein, 1958, p. 45
11

reste pourquoi les ethnométhodogues disaient que les sociologues classiques confondent le
« thème » de leurs recherches avec leurs « ressources » explicatives43.
On voit que, contrairement à l’opposition classique entre expliquer et comprendre, les
raisons ne sont pas prises ici dans un sens herméneutique, mais dans un sens logique. Celui-ci
repose à la fois sur la structure inférentielle – la présence d’une procédure de raisonnement –
et sur la normativité de l’usage habituel des raisons, qui sont généralement avancées pour
justifier des actes ou des propos, et non pas pour les expliquer. Wittgenstein prolonge
d’ailleurs ici une distinction qu’on trouvait déjà chez Schopenhauer qui distinguait la raison
comme « principe de causalité » de la raison comme « principe de connaissance44 ». Mais
Schopenhauer ajoutait deux autres principes de raison, et en particulier un principe de
motivation qui, selon lui, concernait la cause vue de l’intérieur45, et qui aurait pu réconcilier
les deux approches. Or, Wittgenstein et les wittgensteiniens n’ont pas retenu cette solution,
car pour eux il est impossible de réconcilier le fait strictement causal avec le devoir-être
inhérent à l’usage normatif des raisons.
Cette opposition assez radicale peut sans doute être mieux comprise à la lumière de la
tradition logico-empiriste des philosophes britanniques, et en particulier de ce qu’on appelle
aujourd’hui la « loi de Hume ». Celle-ci interdit de tirer des conclusions en termes de devoir-
être à partir de prémisses formulées en termes d’être46. Malgré quelques différences notables
entre la philosophie humienne et l’épistémologie contemporaine des causes et des raisons47, la
démarche consiste, dans les deux cas, à opposer le domaine des faits qui est celui de l’être, et
le domaine du sens et des intentions qui est celui du devoir-être. Il s’agit là d’une
argumentation strictement logique qui consiste simplement à dire que les conclusions d’un
raisonnement ne peuvent pas comprendre des termes qui n’étaient pas déjà dans les prémisses.
Mais l’argument peut aussi prendre une forme plus générale, suivant laquelle il est impossible
de lire des intentions ou un sens moral dans les « relations d’idées », comme disait Hume, qui
se rapportent intrinsèquement aux objets extérieurs. Car si on faisait cela, cela reviendrait,
selon Hume, à prêter un sens moral aux objets inanimés, ce qui est une absurdité48.

43
Cf. H. Garfinkel, 1967.
44
Cf. Schopenhauer, 1813, 1847.
45
Cf. Schopenhauer, 1813, 1847, p. 180, 197. Le dernier principe est un « principe de raison d’être » qui
concerne les intuitions a priori de l’espace et du temps
46
Cf. Hume, p. 585.
47
En fait, chez Hume, ce sont les causes qui sont accessibles à la raison et les sentiments et la morale qui ne le
sont pas. Hume considérait en effet que la raison (cognitive et empirique) ne peut s’exercer que par rapport aux
relations intrinsèques aux phénomènes, et non par rapport à leur sens moral, car celui-ci dépend de sentiments
d’approbation ou de désapprobation qui sont complètement extérieurs aux phénomènes. On trouvera d’ailleurs
un écho de cette position chez Kant sous la forme de l’opposition entre raison théorique et raison pratique.
48
Cf. Hume, p. 587.
12

« Choisissons, dit par exemple Hume, un objet inanimé, tel qu’un chêne ou un orme ;
et admettons que, par la chute de ses graines, cet arbre produit en dessous de lui un arbrisseau
qui, par sa croissance progressive, surpasse et détruise l’arbre qui l’a produit ; je demande si,
dans ce cas, il manque une relation qu’on puisse découvrir dans le parricide ou l’ingratitude ?
Le premier arbre n’est-il pas la cause de l’existence du second et le second la cause de la mort
du premier, de la même façon que lors du meurtre d’un père par son fils ?49 ».
L’exemple est particulièrement intéressant, parce qu’il montre bien que si le sens
moral et les intentions sont exclus par Hume des relations objectives, ce n’est pas parce qu’ils
sont sans incidence sur elles50, mais c’est parce qu’ils comportent toujours un caractère
normatif qui les rend extérieurs à toute description objective. Or, c’est un argument analogue
qui conduit les wittgensteiniens à exclure les raisons, qui servent à justifier, du domaine des
causes, qui servent à expliquer. Selon eux, en effet, il n’y a strictement rien de normatif dans
la nature des choses, et le normatif, au contraire, est toujours introduit par-dessus le marché.

Il existe évidemment un certain nombre de procédés pour faire face à la difficulté


précédente. La réponse la plus célèbre est sans doute celle de Donald Davidson51, qui consiste
à dire que la raison primaire de l’action, au sens d’une croyance et d’une attitude, est sa cause
car elle est parfaitement distincte de l’action elle-même. Et le fait qu’une raison ne puisse pas
être formulée en termes de loi de couverture ou qu’elle soit aussi parfois une justification de
l’action ne l’empêche nullement d’être aussi une cause singulière – ce qui est d’ailleurs aussi,
en gros, la thèse de Raymond Boudon52. Toutefois, cette réponse se situe surtout sur le plan
épistémologique. Et elle ne rend pas compte du statut normatif des causes qui sont aussi des
raisons ni du problème posé par Hume, qui est celui de la part du normatif dans les faits
objectifs en général, et les faits humains en particulier. C’est pourquoi les wittgensteiniens ou
les ethnométhodologues peuvent toujours maintenir que l’explication d’une action par des
raisons ou des motifs ou des valeurs n’est rien d’autre qu’une redescription de l’action, si on
ne peut pas désigner clairement le fait motivationnel qui serait la raison explicative de l’action
– et qui ne peut être, selon eux, un fait mental distinct de l’acte. Le problème est en effet de
savoir s’il y a des faits normatifs repérables comme tels et susceptibles d’avoir des effets
causaux sur d’autres faits, ce que nient les humiens et les wittgensteiniens puisque, selon eux,
les normes ou les raisonnements sont essentiellement extérieurs aux faits.

49
Cf. Hume, p. 582.
50
En fait, contrairement aux wittgensteiniens, Hume ne nie pas le rôle de la volonté dans les affaires humaines.
51
Cf. D. Davidson, 1963.
13

Il existe cependant un autre type de réponse, qui s’inscrit en fait dans une tradition qui
remonte à Aristote53. Celle-ci consiste à admettre la possibilité que la nature, ou au moins une
partie de la nature soit animée par des fins qui lui sont propres, ce qui supprime le problème
logique du passage des faits aux normes. Si on adopte ce point de vue, qui récuse par principe
le dualisme de la norme et des faits, on a toutes chances de se montrer réticent sur le dualisme
des causes et des raisons. En effet, dans cette tradition, il n’y a rien de choquant à traiter les
intentions et les fins normatives comme des fonctions inhérentes aux phénomènes objectifs et
donc comme une contribution nécessaire à la description et à l’explication. Ce type
d’approche est en fait largement repris aujourd’hui par les sciences cognitives dans une
optique qui relève parfois d’un naturalisme très radical. Comme je l’ai déjà indiqué, ce
naturalisme consiste par exemple à expliquer directement les intentions pratiques et les
fonctions normatives par des causes neurologiques ou évolutionnaires54. Mais le fait de rejeter
le dualisme des faits et des normes, et donc celui des causes et des raisons, n’implique pas
forcément qu’on adopte une conception réductionniste pour les phénomènes pratiques et
sociaux. Car le problème des psychologues comme celui des sociologues est seulement
d’expliquer en quoi les processus cognitifs et, a fortiori, réflexifs, des êtres animés et sociaux
manifestent la dimension la moins concrète ou la plus « spirituelle », comme aurait dit
Durkheim, du monde naturel. Et cette dimension concerne précisément les représentations et
ses différentes instruments logiques – dont cherchent à rendre compte les multiples théories
de la « survenance » qui ont fleuri ces dernières années chez les philosophes cognitifs.

Pour résumer ce point, on pourrait dire que l’opposition logique des causes et des
raisons ne peut se maintenir que si l’on réussit à exclure tout élément normatif du domaine
des faits. Dans ce cas-là, il y aurait en effet une faute logique. Mais si on considère, comme
c’est la tendance actuelle d’un certain nombre de philosophes et de psychologues, que
l’énoncé des faits a déjà un caractère normatif ou surtout que les faits sociaux incluent
toujours une dimension normative, alors le problème logique ne se pose plus. Car il n’est pas
interdit d’inférer des conclusions normatives de prémisses qui sont déjà normatives.
Cependant, si les fait sociaux ont déjà intrinsèquement une dimension normative, le problème
est évidemment de savoir comment cette dimension peut s’intégrer à la description
sociologique.

52
Cf. R. Boudon, 2003.
53
Cf. surtout le De Anima.
54
CF. R. Millikan, 1989, D. Papineau, 2000.
14

4. Le problème éthique

J’en viens donc maintenant à la troisième idée qui sous-tend, selon moi, l’opposition
expliquer comprendre et qui, elle, relève plutôt de l’éthique. Si on admet que les faits sociaux
ont inévitablement une dimension normative, tout le problème est en effet de savoir comment
traiter cette dimension normative. Face à ce problème, la solution classique des sociologues
est celle connue sous le nom de neutralité axiologique (Wertfreiheit)55, dont le but est en
particulier d’éviter l’arbitraire des jugements de valeur invérifiables. La sociologie
compréhensive de Max Weber avait en effet repris explicitement à son compte l’opposition
humienne de l’être et du devoir-être56 et en avait conclu, comme Hume, à l’impossibilité
d’une connaissance objective des valeurs. Et en guise d’alternative, Weber proposait de lui
substituer l’étude du rapport aux valeurs qui, lui, fait partie de l’ordre empirique et
théorique57. On pourrait dire que c’est là un des grands coups de génie de Weber, qui a eu un
immense succès dans l’ensemble des sciences sociales, puisque c’était une façon de
réintroduire la normativité des faits sociaux, tout en évitant la prise de parti axiologique
contraire à la règle de Hume.
La démarche wébérienne présente néanmoins différents inconvénients. D’abord, elle
risque de retomber dans la difficulté ontologique du dilemme expliquer-comprendre, car
comment être sûr de ce que sont les valeurs et les pensées des agents à propos des valeurs ?
Elle doit en outre surmonter la critique logique des ethnométhodologues qui est de dire que
l’explication des actions par des motifs comme le rapport aux valeurs n’est rien de plus
qu’une redescription de l’action, et non pas une explication en bonne et due forme. Mais
surtout, elle se heurte à une difficulté éthique qui est de savoir jusqu’à quel point on peut
comprendre les valeurs d’un sujet pratique, sans les évaluer positivement ou négativement.
Un problème classique ici, qui a été posé entre autres par Collingwood58, est en effet que la
compréhension des actes et des paroles de quelqu’un, si elle est très profonde, peut conduire à
penser que c’est ce qu’on aurait eu soi-même à faire et à dire si on s’était trouvé dans la
situation. Autrement dit, la compréhension impliquerait d’accepter aussi la validité des
positions prises par les agents sociaux, suivant la formule : « tout comprendre, c’est tout

55
Cf. Weber, 1917. Il serait du reste plus exact d’utiliser l’expression de « liberté à l’égard des valeurs ».
56
Cf. Weber, 1917, p. 430.
57
Cf. Weber, 1906.
58
Cité par S. Blackburn, 1998, p. 54.
15

justifier ». Car on pourrait dire que si on n’est pas capable d’aller jusque-là, c’est qu’en fait on
n’a pas vraiment compris, ou alors qu’il n’y avait rien à comprendre59.
Cette idée soulève cependant des problèmes insurmontables dès qu’on l’applique à des
phénomènes qui sont éthiquement insupportables, comme les meurtres de masse, la torture,
les attaques terroristes contre des civils innocents, etc. Elle rend également très problématique
une compréhension critique de certaines croyances ou consentements à des pratiques
douteuses – par exemple certains rites religieux ou commerces sexuels – dont on pense soi-
même qu’ils expriment une certaine sorte d’aliénation ou qu’ils ont des effets dégradants sur
la personne.
Confronté à la difficulté, Weber a rejeté l’objection en indiquant que « “tout
comprendre“, ne signifie pas “tout pardonner“ » et que « la simple compréhension de la
position de l’autre ne nous conduit pas d’elle-même à l’approuver60 ». Mais les arguments de
Weber, lorsqu’il aborde ce point, ne sont pas tout à fait clairs, car il dit au moins deux choses :
d’une part que le fait qu’on ne soit pas d’accord montre bien l’impossibilité d’établir une
éthique normative par le biais de la compréhension ; et d’autre part qu’une compréhension qui
se laisse ébranler par des évaluations divergentes n’a pas beaucoup de valeur. Mais il ne dit
rien de précis sur la possibilité d’avancer des arguments rationnels pour évaluer les valeurs ou
le rapport aux valeurs d’autrui. Or, le fait est que ces argumentations existent et qu’elles n’ont
pas toutes le même poids. C’est précisément ce qui permet de faire la différence entre des
jugements et des pratiques admissibles du point de vue des valeurs que tout le monde pourrait
partager61 ou que personne ne pourrait rejeter62 et d’autres qui paraissent au contraire
complètement distordus.
De plus, le problème posé ici n’est pas seulement d’ordre immédiatement moral (en
termes d’engagement du sociologue). Il est aussi celui de savoir jusqu’à quel point le
sociologue peut proposer des explications non normatives ou non morales de la réalité sociale.
Car, lorsque le sociologue ou l’historien explique certains comportements par des idéologies
ou des valeurs, sans prendre lui-même parti, il risque toujours de prendre malgré tout un point
de vue normatif ou moral : soit en disant que son explication est strictement causale, au sens
que les pensées des sujets sont suscitées, stimulées ou sélectionnées par certaines conditions
de la vie sociale ; soit en disant que les pensées des sujets sont rendues vraies ou justifiées par
certaines données objectives. Dans les deux cas, le sociologue prend en effet une position

59
Cf. J. Nabert, 1955, p. 30, F. Tricaud, 1977.
60
Cf. Wener, 1917, p. 422.
61
Cf. J. Habermas, 1983.
16

normative, soit parce qu’il dégage la responsabilité de l’agent, à cause des influences
naturelles ou culturelles (« il ne pouvait pas faire autrement63 »), soit parce qu’il lui donne
raison. Ce dernier cas nous ramène au principe de Collingwood rappelé plus haut, qu’on peut
aussi interpréter, comme le font aujourd’hui certains auteurs, sous la forme d’un principe
d' « écologie cognitive », selon lequel la validité d'un raisonnement dépend normalement des
contraintes de l'environnement naturel64. On peut ainsi en arriver à considérer que tout
individu a toujours d’excellentes raisons de faire ce qu’il fait, quoiqu’il fasse.
Le problème posé ici est en fait celui de l’émergence des idées normatives dans
l'existence matérielle des hommes. Ce problème n’est certes pas nouveau puisqu'il a constitué,
comme on sait, un des grands thèmes de la théorie marxiste. Mais il n’a jamais été vraiment
résolu, et on observe toujours, dans la sociologie contemporaine, une opposition apparemment
irréductible entre une explication des pratiques par des automatismes sociaux quasi-
organiques65 et une explication des actions par des raisons66. Or, l’explication par des
automatismes écarte les sujets concernés d’une communauté de raison ou de communication
et risque d’en faire, suivant l’expression de Garfinkel, des « idiots culturels ». Et l’explication
par des raisons « fortes », comme dit Boudon, ne peut pas être normativement neutre67, car
elle n’échappe au modèle précédent que si elle pose le problème de la validité des raisons et
inclut une certaine évaluation sémantique et morale de la part du sociologue68. En effet, si le
jugement était purement contextuel, cela reviendrait à une sorte de justification
compréhensive ou de compréhension justificative. Tel est le point essentiel.

Pratiquement, la solution à la difficulté se trouve probablement à mi-chemin entre


l’hypothèse purement causale et l’hypothèse purement normative. En effet, les pensées des
sujets sociaux sont toujours prises dans des automatismes ou déterminants de la vie sociale,
dont certains se rattachent à des fonctions normatives issues de chaque histoire sociale
particulière. Mais elles sont aussi accessibles à la réflexivité des sujets, qui peuvent se
montrer plus ou moins réfléchis et sages en agissant sur des déterminants à la fois causaux et

62
Cf. T. Scanlon, 1982.
63
Cf. par exemple C. Browning, 1992, qui explique par la pression du groupe et les conditions de la guerre
l’acceptation par les policiers nazis de commettre des actes meurtriers
64
Cf. Gigerenzer, R. Selten, 2002, à propos des normes du raisonnement probabiliste.
65
C. P. Bourdieu, 1980.
66
Cf. R. Boudon, 1999.
67
Ce qui est d’ailleurs aussi l’avis de R. Boudon (2004).
68
Cf. par exemple l’interprétation des fameuses expériences de S. Milgram (1974) concernant des chocs
électriques volontairement infligés à des cobayes humains à de prétendues fins d’expérimentation scientifique.
Une telle expérience implique, par construction, une évaluation normative.
17

normatifs. Le problème sociologique serait donc surtout de montrer comment l’autonomie


supposée du jugement d’un sujet social ou d’une collectivité peut être limitée ou entravée ou
favorisée par certaines conditions naturelles ou sociales. Il n’est pas impossible par exemple
que certaines idées meurtrières ou mimétiques soient liées à des dispositions organiques,
résultant des apprentissages culturels aussi bien que de l’évolution naturelle de l’espèce69.
Mais de telles dispositions, si elles existent, peuvent être rendues inopérantes ou sont au
contraire renforcées par les conditions sociales nouvelles issues du travail réflexif de
l’individu ou du groupe70, en particulier sous la forme du droit qui modifie les conditions
adaptatives ambiantes71.
On peut, à partir de ces quelques remarques, mieux comprendre un procédé
d’explication normative qui est en fait couramment utilisé dans toute interprétation historique.
Ce procédé consiste d’abord à rechercher les contextes qui peuvent rendre vrais ou justifier
certains types de pensée ou de position dont on a remarqué la présence. Lorsqu’il n’y a pas de
contradiction entre les jugements des sujets d’étude et ceux qui semblent résister à des tests
rationnels largement admis, le sociologue juge simplement normal que le sujet ait tel ou tel
jugement72. Mais lorsqu’il y a contradiction, par exemple lorsqu’un chercheur rencontre des
idées racistes ou guerrières ou superstitieuses alors qu’il ne voit aucune raison d’avoir de
telles idées, alors il cherche des explications causales qui pourraient inhiber ou biaiser la
faculté réflexive commune.

Finalement, qu’il y ait ou non congruence entre la réflexivité du chercheur et celle des
sujets étudiés, le meilleur moyen de test sur les raisons repose sur une expérience de pensée
du chercheur visant à comparer les préférences politiques, morales ou culturelles exprimées
avec certains principes logiques ou moraux supposés non relatifs et accessibles par tout un
chacun. Cette posture nous éloigne certes de la neutralité axiologique. Elle n’implique pas
pour autant de porter des jugements de valeur arbitraires, mais seulement d’adopter un point
de vue analytique et normatif dans l’explication. La conclusion explicative apparaît lorsque,
en se fondant sur des données empiriques et des tests de rationalité, le chercheur finit par
trouver quelque chose qui soit à la fois pensable et congruent avec l'ensemble des données
dont il dispose. C’est pourquoi on peut dire que toutes les explications sociologiques ou

69
Cf. Barkow, Tooby et Cosmidès, 1992.
70
Cf. Pharo, 2001b, ch. 5.
71
Cf. Runciman, 1998.
72
Cf. Davidson (1984), Boudon (2004).
18

historiques ont une dimension normative, même lorsqu’elles se veulent extrêmement


neutralisées.

Textes cités

ARISTOTE, De l’âme, tr. fr. J. Tricot, éd. 1992, Paris, Vrin.


BARKOW Jerome H., COSMIDES Leda, TOOBY John, eds, 1992, The Adapted Mind,
Evolutionary Psychology and the Generation of Culture, Oxford University Press.BERGER
Peter L., LUCKMANN Thomas, 1966, The Social Construction of Reality, New York,
Doubleday.
BLACKBURN Simon, 1998, Rulling Passions, A Theory of Practical Reasoning, Oxford,
Clarendon Press.
BOGHOSSIAN Paul, PEACOCKE Christopher, eds., 2000, New Essays on the a priori,
Oxford, Clarendon Press.
BOUDON Raymond, 1995, Le juste et le vrai, Paris, Fayard.
BOUDON Raymond, 1999, Le sens des valeurs, Paris, PUF.
BOUDON Raymond, 2003, Raison, bonnes raisons, Paris, PUF.
BOUDON Raymond, 2004, Une théorie judicatoire des sentiments moraux, Année
Sociologique, vol. 54-2, Ethique et Sociologie, Perspectives actuelles de la sociologie morale,
coord. P. Pharo (à paraître).
BOURDIEU Pierre, 1980, Le sens pratique, Paris, Minuit
BROWNING Christopher, 1992, tr. fr. E. Barnavi 1994, Des hommes ordinaires, Paris, Les
belles lettres
CARRUTERS Peter, CHAMBERLAIN Andrew (eds.), 2000, Evolution and the Human
Mind, Modularity, Language and Meta-cognition, Cambridge U.P.
Cerveau Psycho, Pour la science, n°2, Amour et désir, juin-août, 2003.
CHURCHLAND Patricia, 1986, Neurophilosophy, Cambridge, MIT Press.
DAVIDSON Donald, 1963 , Actions, raisons et causes, in Actions et Evénements, tr. fr. P.
Engel, 1993, Paris, PUF.
DAVIDSON Donald, 1984, tr. fr. P. Engel 1993, Enquête sur la vérité et l'interprétation,
Nîmes, éd. Jacqueline Chambon.
DILTHEY Wilhelm, 1911, Le monde de l'esprit, tr. fr. M. Remy, 1947, 2 vol., Paris, Aubier.
19

DRETSKE Fred, 1988, Explaining Behavior. Reasons in a World of Causes, Cambridge, MIT
Press.
DURKHEIM Emile, 1895, rééd. 1967, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF.
DURKHEIM Emile, rééd. 1974, Sociologie et philosophie, Paris, PUF.
FODOR Jerry A., 1991, A Theory of Content and Other Essays, Cambridge, MIT Press.
FODOR Jerry, 1998, Concepts, Where Cognitive Science Went Wrong, Oxford, Clarendon
Pres.
FREGE Gottlob, 1918-1919, Recherches logiques, 1, La pensée, tr. fr. C. Imbert 1971, in
Ecrits logiques et philosophiques, Paris, Seuil.
FREGE Gottlob, tr. fr. C. Imbert 1971, Ecrits logiques et philosophiques, Paris, Seuil.
GARFINKEL Harold, 1967, rééd. 1984, Studies in Ethnomethodology, Cambridge, Polity
Press.
GIGERENZER Gerd, SELTEN Reinhard, eds., 2002, Bounded Rationality, The Adaptive
ToolBox, MIT Press.
GOFFMAN Erving, 1967, tr. fr. A. Kihm 1974, Les rites d'interaction, Paris, Minuit.
GADAMER Hans Georg, tr. fr. M. Simon 1982, L'art de comprendre, Paris, Aubier.
GARDNER Eliot L., DAVID James, 1999.,The Neurobiology of Chemical Addiction, in J.
Elster, O.J. Skog, eds, Getting hooked, rationality and addiction, Cambridge University Press.
GARFINKEL Harold, 1967, rééd. 1984, Studies in Ethnomethodology, Cambridge, Polity
Press.
HABERMAS Jürgen, 1983, tr. fr. C. Bouchindhomme 1986, Morale et communication, Ed.
du Cerf, Paris.
HARRE Rom, CLARKE David et Nicola De CARLO, 1985, Motives and Mechanisms, An
introduction to the psychology of action, London, Methuen.
HUME David, Traité de la nature humaine, 1739, tr. fr. A. Leroy 1973, 2 vol., Paris, Aubier.
JEANNEROD Marc, 2002, Le cerveau intime, Paris, Odile Jacob..
JEANNEROD Marc, 2003, La nature de l’esprit, Paris, Odile Jacob.
KAHNEMAN D., DIENER Ed, SCHWARZ Nabit, 1999, The foundations of Hedonic
Psychology, New Yor, Russel Sage Foundation.
KANT Emmanuel, Fondements de la métaphysique des moeurs, 1785, tr. fr. Delbos 1966,
Paris, Delagrave.
KENNY Anthony, 1963, Action, Emotion and Will, London, Routledge & Kegan Paul.
KRIPKE Saul A., 1972, tr. fr. P. Jacob et F. Recanati 1982,La logique des noms propres,
Paris, Minuit.
20

LAROCHE Serge, Les mécanismes de la mémoire, 1998, in Pour la science, L'intelligence,


décembre 98, M 2687, p. 94-101.
LESTEL Dominique, 2001, Les origines animaless de la culture, Paris, Flammarion.
MELDEN A.I.,1961, Free Action, Routledge & Kegan Paul.
MILGRAM Stanley, 1974, La soumission à l'autorité, tr. fr. E. Molinié 1974, Paris, Calmann-
Lévy.
MILLIKAN Ruth Garrett, Biosemantics, The Journal of Philosophy, vol. LXXXVI, n° 6, juin
1989, p. 281-297.
MILLIKAN Ruth Garrett, 2000, On Clear and Confused Ideas, Cambridge U.P.
NABERT Jean, 1955, Essai sur le mal, Paris, PUF.
NICHOLS Shaun, STICH Stephen, A Cognitive Theory of Pretense, Cognition, n° 74, 2000,
p. 115-145.
OGIEN Ruwen, 1995, Les causes et les raisons, Nîmes, Jacqueline Chambon.
PEACOCKE Christopher, 1992, A Study of Concepts, Cambridge, MIT Press.
PHARO Patrick, 1997, Sociologie de l'esprit, conceptualisation et vie sociale, Paris, PUF.
PHARO Patrick, 2001a, Le sens de la justice Essais de sémantique sociologique, Paris, PUF.
PHARO Patrick, 2001b, La logique du respect, Paris Cerf, Collections Humanités.
PHARO Patrick, 2004, Morale et Sociologie, le sens et les valeurs entre nature et culture,
Paris, Gallimard, folio.
PUTNAM Hilary, 1988, tr. fr. C. Engel-Tiercelin, 1990, Représentation et réalité, Paris,
Gallimard.
RUNCIMAN W.G., 1998, The Selectionnist Paradigm and its Implications for Sociology,
Sociology, vol. 32, n°1, p. 163-188.
RUSSELL Bertrand, 1905, On Denoting, tr. fr. J.-M. Roy 1989, in Ecrits de logique philoso-
phique, Paris, P.U.F.
RUYER Bernard, 1990, Logique, Paris, PUF.
SACKS H. 1963, Sociological description, in Berkeley Journal of Sociology, n° 8, pp. 1-17.
SCANLON T.M., Contractualim and Utilitarianism, in A. Sen, B. Williams éd.,
Utiliatarianism and beyond, Cambridge U.P. et Paris, éd. MSH, 1982.
SCHOPENHAUER Arthur, 1813, 1847, De la quadruple racine du principe de raison
suffisante, tr. fr. F.-X. Chenet 1997, Paris, Vrin.
SPERBER Dan (ed.), 2000, Metarepresentations A Multidisciplinarity Perspective, Oxford
U.P.
21

TRICAUD François, 1977, L'accusation, recherche sur les figures de l'agression éthique,
Paris, Dalloz.
WEBER Max, 1906, tr. fr. J. Freund et al. 1965, Etudes critiques pour servir à la logique des
sciences et de la "culture", Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon.
WEBER Max 1917, tr. fr. J. Freund et al. 1965, Essai sur le sens de la "neutralité axiologique"
dans les sciences logiques et économiques, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon.
WEBER Max, 1921, Economie et société, tr. fr. J. Freund et al. 1971, Paris, Plon.
WITTGENSTEIN Ludwig, 1958, tr. fr. G. Durand 1965, Le cahier bleu et le cahier brun,
Paris, Gallimard.
ZACCAI-REYNERS, 1995, Le monde de la vie, vol. 1 : Dilthey et Husserl, vol. 2 : Schutz et
Mead, vol. 3 : Après le tournant sémiotique, Paris, Cerf.
ZACCAI-REYNERS, éd., 2003, Explication-Compréhension, Regards sur les sources et
l’actualité d’une controverse épistémologique, Bruxelles, éd., de l’Université de Bruxelles.

Vous aimerez peut-être aussi