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incas.

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Choqek’iraw, le site inca d


Au cœur des Andes péruviennes se niche un site méconnu,
le dernier bastion de l’Empire inca. La découverte récente
de mosaïques de lamas pose la question
du rôle rituel de ce site.

Patrice Lecoq

D
u petit village de Cachora, au cœur de la cor-
dillère des Andes, il faut près de deux jours
d’ascension sur des sentiers étroits et escar-
pés pour atteindre Choqek’iraw – ou Choque
Quirao –, le « berceau de l’or » en langue
quechua. À 3000 mètres d’altitude, se dévoile,
accroché sur un versant abrupt, un ensemble de terrasses,
plates-formes, temples, entrepôts, fontaines et canaux en
grande partie enfouis sous la végétation.
Située à quelque 160 kilomètres au nord-ouest de Cuzco,
l’ancienne capitale de l’Empire inca, Choqek’iraw est
l’une des plus belles réalisations architecturales incas. À
l’instar de son célèbre voisin Machu Picchu, ce site abrite b
de nombreux monuments éparpillés sur plus de 2 000 hec-
tares, en cours de restauration grâce, notamment, à un accord
de coopération entre la France et le Pérou.
Le site est encore peu exploré, puisque seuls 30 pour cent
de l’ensemble sont défrichés. Pourtant, les fouilles menées
ces dernières années ont permis de retracer en partie l’his-
toire de l’une des dernières cités bâties par les Incas, et ont
mis au jour de nombreux indices attestant de son rôle
rituel. C’est le cas notamment de terrasses décorées de lamas
et de motifs géométriques, symboles de la culture andine,
mais inédits jusqu’alors sur les sites incas. c
Le site de Choqek’iraw est connu depuis longtemps,
mais son isolement et les difficultés d’accès ont décou-
ragé son exploration. Dès le XVIIe siècle, plusieurs docu- e
ments coloniaux espagnols font référence à ce site comme
à une « ville d’argent », et au XVIIIe siècle, il devient une

1. Le site de Choqek’iraw est perché à flanc de montagne à


3000 mètres d’altitude (en haut, en arrière-plan, on distingue le massif
du Choqetacarpo qui culmine à 6245 mètres). Autour de la place centrale
du quartier bas ou hurin (ci-contre) sont regroupés les principaux édifices
du site, tels que les maisons à deux étages de l’élite inca, les kallankas (a),
de grandes salles communes ou temples percés de portes (b), des fon-
taines(c), et des enclos à lamas(d). Sur le flanc ouest du site ont été décou-
Patrice Lecoq

vertes des terrasses (e) décorées de lamas en pierre (en haut à gauche).
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a des lamas sacrés

d
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0 50 km
destination prisée des explorateurs en quête de trésors.
En 1834, le Français Eugène de Sartiges le décrit dans la

Urubam
C. V


Revue des Deux Mondes, et en 1847, Léonce Angrand,
i

RO
lca

U
ba
Apu

vice-consul de France à Lima, en dessine les premiers


mb

ba
rima

plans. Il considère Choqek’iraw comme l’un des der-


a
Machu Picchu
6 246 m niers bastions de la résistance inca face aux Espagnols,
c

Choqetacarpo YanacochaPadreyoc Pisac


Sorani
Salkantay une hypothèse que reprendra l’explorateur français Charles
Quitay
Pamp Choqek’iraw 6 271 m Cuzco Wiener quelques années plus tard. Les premières fouilles
as
3 400 m y sont effectuées en 1911 par l’archéologue américain
Ampay Hiram Bigham, juste avant qu’il ne découvre Machu Pic-
Abancay chu. Aujourd’hui, Choqek’iraw est inscrit sur la liste des
monuments nationaux de l’Institut de la culture péruvien,
et les principaux monuments ont été dégagés et restau-
Fontaine rés par COPESCO, l’organisme chargé de l’aménagement
du parc archéologique. Le site n’est cependant étudié
Quartier haut méthodiquement que depuis trois ans.
(hanan)
Le style des constructions de Choqek’iraw laisse peu
Temple
Place Secteurs d’habitat de doutes sur leur origine inca. Dernière venue sur la scène
Entrepôts fouillés en 2005 andine, la culture inca s’est épanouie dans la vallée de
(collcas)
Terrasses Cuzco, sur les hautes terres méridionales du Pérou, vers
Aqueduc
le XIVe siècle. Pendant près de 200 ans, les Incas restèrent
Temple principal Kallankas
Place principale dans cette vallée, dirigeant un petit état rural. Ce n’est
Quartier bas qu’avec l’avènement du neuvième roi – ou inca –, Pacha-
Fontaines (hurin)
Temple cutec, vers 1438, et après sa victoire sur le peuple rival des
Chancas, que les Incas bâtirent un empire à travers tout le
Vers les Enclos
Terrasses avec à camélidés Pérou, en y fondant un vaste réseau de cités et de centres
sommets
Sorani décorations administratifs dont Choqek’iraw est emblématique. Ce
et Quitay de lamas centre a sans doute été édifié sous le règne du 9e ou du
10e inca, Pachacutec (1438-1471) ou Thupac Inka Yupanqui
Ushnu Secteur
cérémoniel A (1471-1493). Certaines sources montrent aussi que Cho-
d’habitat qek’iraw a fait partie des premières terres concédées au
COPESCO 2005 «Del Cuzco al Perú»

fouillé en 2004
conquistador Pizarro, avant la conquête définitive de l’em-
pire par les Espagnols en 1533.
Avec l’autorisation du

Choqek’iraw Dans l’état actuel des fouilles, le site de Choqek’iraw se


compose d’une zone urbaine qui réunit les constructions
0 25 50 100 m
les plus notables, entourée de secteurs périphériques dis-
séminés à travers le parc archéologique et encore enfouis
2. Le site s’étend sur plus de 2 000 hec tares. Seule la par- sous la végétation. À l’image de Cuzco et d’autres villes
tie centrale, qui regroupe les principaux bâtiments en deux quartiers haut
et bas, ainsi que quelques secteurs périphériques d’habitation et de incas, le site est organisé en deux quartiers : l’hanan et l’hu-
culture, ont été dégagés de la végétation. rin. L’hanan, ou quartier haut, abrite des édifices liés au culte,

a c
b

3. Le site comporte de nombreux bâtiments aux fonctions variées. Sur les sites incas, des
Photographies Patrice Lecoq

portes restreignaient parfois l’accès aux secteurs centraux (a). La place centrale de l’hurin(quartier bas) abrite
les principaux temples, dominés par une colline cérémonielle au sommet arasé, l’ushnu (b). Un aqueduc
acheminant l’eau du glacier du Yanacocha assure le ravitaillement et l’irrigation des terrasses (c, ici, au niveau
de l’hurin). Le quartier haut, ou hanan, abrite des bâtiments que l’on suppose dédiés au culte, tel ce
« temple » à un étage, contenant plusieurs cellules exiguës (d). Les murs du vaste temple de l’hurin sont
ornés de nombreuses niches qui auraient pu abriter des idoles (e).
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tels des temples et des fontaines, regroupés autour d’une réservées aux cultures de maïs, de quinoa (une plante cul-
place, ainsi que des bâtiments à deux étages, les collcas, qui tivée pour ses graines nutritives) et peut-être de coca, indis-
faisaient office d’entrepôts. Des terrasses, ornées de pensables au ravitaillement de la cité.
niches qui auraient renfermé des idoles et alimentées par Ce mélange architectural soulève plusieurs questions :
un réseau de canaux, y ont aussi été construites. L’eau néces- quand Choqek’iraw a-t-il été fondé ? Quelle était sa fonc-
saire à l’irrigation des cultures et au bien-être des habitants tion ? Quels groupes ethniques y étaient implantés ? En
provenait, via un aqueduc, du glacier de Yanacocha qui d’autres termes, s’agit-il d’un site créé par les Incas ou
domine le site de ses 5 400 mètres d’altitude. d’un lieu plus ancien réinvesti ?
Les résultats des recherches que nous avons menées ces
dernières années nous renseignent sur l’occupation préco-
La di vision en deu x quar tiers, lombienne de Choqek’iraw. Ainsi, les fouilles réalisées
mar que des Incas en 2004 dans un secteur d’habitat domestique situé en contre-
bas de la colline tronquée de l’ushnu ont révélé la présence
L’hurin, la moitié basse, réunit plusieurs grands édifices d’une demi-douzaine de chaumières circulaires qui devaient
qui s’organisent, là encore, autour d’une vaste esplanade. être autrefois recouvertes d’un toit de chaume conique. La
On y trouve de grandes bâtisses à deux étages, accompa- présence, dans le sol, de matériel céramique de style killke,
gnées d’une fontaine, que l’on considère comme les loge- antérieur aux Incas, suggère qu’il s’agit d’un modeste hameau
ments de l’élite. Deux bâtiments rectangulaires à un seul édifié vers le XIIe ou XIIIe siècle, sur de petites terrasses
niveau seraient des kallankas, grands halls que les Incas uti- artificielles. Le plan circulaire est d’ailleurs peu répandu
lisaient pour les danses et les festivités. Un ancien temple, dans l’architecture inca. La construction de terrasses per-
dont la façade est ornée de plusieurs niches trapézoïdales, mettait d’édifier des structures d’habitat ou de valoriser des
se dresse à proximité. Tout ce secteur est dominé par une terrains potentiellement cultivables sur les pentes abruptes
colline au sommet tronqué qui pourrait être un ushnu, une de la montagne. Le village a ensuite été occupé par les Incas
plate-forme cérémonielle sur laquelle les seigneurs incas pré- qui y ont construit de nouveaux bâtiments rectangulaires
sidaient aux festivités ou offraient des sacrifices aux dieux. – les plus grands mesurent 8 mètres sur 30 – qui étaient peut-
Toutefois, la présence, à son sommet, de motifs en damier être des ateliers de textiles, comme le suggèrent les innom-
laisse penser qu’elle faisait aussi office d’observatoire. brables fusaïoles en céramique (des pièces placées au bout
Comme dans la plupart des sites incas, toutes ces construc- des fuseaux pour filer la laine) retrouvées dans le sol. La
tions obéissent à des règles strictes. Adaptées à la topogra- présence de ces ateliers est intéressante, car elle implique
phie du site, elles ne comportent généralement qu’une pièce l’existence, à l’époque, sur le site ou dans les villages voi-
rectangulaire et un seul niveau. Les murs, faits de pierres à sins, de troupeaux de camélidés – lamas ou alpagas –
joints vifs ou d’un assemblage de pierres unies par un mor- pourvoyeurs de laine. Les lamas servaient également à trans-
tier d’argile, suivent les courbes de niveau. Les murs à bos- porter les marchandises d’un site à un autre.
sage – certaines pierres ressortent pour créer un effet de Les fouilles réalisées dans un autre quartier de Cho-
relief –, les portes trapézoïdales, les fenêtres et les niches sont qek’iraw, proche des secteurs centraux, ont révélé des
autant de caractéristiques de l’architecture inca. structures circulaires, similaires à celles du secteur déjà décrit,
Les secteurs périphériques sont plutôt consacrés aux mais plus éparses et plus rustiques. L’une d’entre elles a été
habitations, dont l’architecture témoigne de styles locaux réutilisée comme tombe. Elle abritait une jeune femme,
plus anciens, ou empruntés à d’autres groupes ethniques. placée en position fœtale, la tête tournée vers le soleil levant,
Les bas versants orientaux abritent d’innombrables terrasses et vers le massif du Yanacocha et le glacier du Salkantay. Ces
Photographies Patrice Lecoq

c d e
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témoignages évoquent le rôle rituel que jouaient les mon- édifices. Ainsi, les petites dalles de pierre horizontales ou
tagnes dans les croyances des anciens habitants de Cho- verticales visibles dans la maçonnerie de plusieurs bâti-
qek’iraw. De nombreux camélidés, dont les ossements ments des secteurs périphériques ou dans les mosaïques de
jonchent le sol, ont été sacrifiés à cette défunte, et des céra- lamas se réfèrent plutôt à l’architecture des groupes Cha-
miques de style inca local et d’autres objets rituels lui ont chapoyas, de la région d’Abiseo, ou du Gran Pajaten, dans
aussi été offerts au moment de l’inhumation ou dans les le nord du Pérou. Il en est de même pour les corniches qui
années qui suivirent. La datation au radiocarbone a révélé ornent la façade de certaines bâtisses.
que ce matériel remonte à 1440-1460, et est donc contem-
porain de l’avènement de l’Inca Pachacutec. C’est la pre-
mière datation obtenue sur le site. Des mosaïques trahissent
Choqek’iraw semble ainsi avoir été occupé avant les
Incas, au cours du XIIe siècle, par des populations locales
le rôle rituel du site
affiliées à l’un des groupes ethniques de la confédération Choqek’iraw n’a cependant pas été qu’un centre de pro-
Chanca, longtemps opposée aux Incas. La présence de céra- duction agricole et textile inca : les recherches les plus
mique originaire de la vallée de Cuzco ou de ses environs récentes effectuées dans d’autres secteurs laissent sup-
suggère que ces groupes entretenaient d’étroites relations poser que le site avait aussi un rôle rituel. Ainsi, en sep-
avec les habitants des régions voisines. Après leur victoire tembre 2004, ont été découvertes, sur les hauts versants
sur les Chancas, au XVe siècle, les Incas occupèrent le site, occidentaux proches de la place centrale, 23 mosaïques en
tout en autorisant les différentes populations déjà implan- pierre, représentant une troupe de lamas (voir la figure 5),
tées à y rester, pour en faire l’un des nombreux bastions d’al- ainsi que des symboles géométriques (lignes brisées et
titude qui verrouillaient les chemins d’accès aux basses damiers peints en blanc). Chaque animal est représenté
terres du piémont amazonien, occupées par des groupes par des dalles de schiste blanchâtre, disposées verticale-
hostiles aux Incas. ment ou horizontalement, de façon à dessiner la tête, le
C’est de cette époque que dateraient les principales corps et les membres du lama. Une incision esquisse
constructions typiquement incas des secteurs centraux et l’œil et la bouche. Ces grands panneaux, dénommés « les
la division de la cité en deux moitiés. C’est aussi le cas de lamas du soleil », sont tournés vers le soleil couchant et
l’édification des grandes terrasses agricoles des versants sont disposés sur 15 terrasses orientées vers deux grands
orientaux, emblématiques du pouvoir inca, ainsi que des sommets voisins, le Sorani et le Quitay, ainsi que vers le
mosaïques de lamas. Les Incas auraient également fait venir cours inférieur de la rivière Apurimac, en contrebas du
des colons originaires d’autres régions de l’empire afin d’ex- site. Ces décorations murales sont les seules de l’époque
ploiter les riches terres arables et de construire certains inca connues dans les Andes.

a c

Patrice Lecoq

4. Près de 150 terrasses étroites et abruptes occupent les bas vitales pour la population, voire à la culture de la coca. D’interminables
versants orientaux de Choqek’iraw (c, hors carte). Elles étaient sans escaliers très raides en permettaient l’accès (b). Des édifices cérémo-
doute destinées à la culture du maïs, de la quinoa et autres denrées niels équipés de fontaines contrôlaient l’accès à ces terrasses (a).

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5. Les lamas et autres motifs géométriques
représentés sur une série de terrasses orientées
vers le soleil couchant et les sommets voisins sont une
spécificité de ce site inca. Ils ont sans doute un rôle
symbolique.

On ne dispose pas encore du relevé complet des motifs, Ainsi, en Bolivie, les archéologues ont récemment mis
mais, vus de face, ils formeraient un ensemble de 15 bandes au jour à Caranga, à quelque 200 kilomètres au sud-ouest
parallèles superposées, chacune étant décorée d’un motif de la capitale La Paz, des tombes en brique crue construites
spécifique et répétitif: des damiers et des lignes brisées pour entre le XIIIe et le XIVe siècles. Elles appartiennent à des sei-
les terrasses supérieures, des lamas de tailles et d’attitudes gneurs aymaras régionaux. Leur façade est peinte comme
variées dans les terrasses les plus basses. Chaque figure le vêtement symbolisant le rang des défunts, une sorte de
constitue un module décoratif générique qui varie seule- poncho nommé uncu, qu’ils avaient porté avant leur mort
ment par sa taille et par sa disposition. L’agencement par- (voir la figure 6). Il y a tout lieu de penser que les mosaïques
ticulier des motifs semble reprendre les règles de conception de Choqek’iraw ont un sens comparable. C’est ce que sug-
des textiles andins, qui constituent un langage spécifique gèrent certains des motifs géométriques qui y sont repré-
dont on commence à entrevoir le sens. sentés. Ainsi, dans l’iconographie des textiles andins, les
Dans le Pérou précolombien, les textiles avaient une lignes ondulées ou en zigzag se réfèrent souvent aux che-
fonction symbolique importante qui dépassait la seule mins qui serpentent dans la montagne et que suivent les
utilisation pratique. Symbole de pouvoir et de statut social, bergers des Andes avec leurs caravanes de lamas. Elles sont
ils étaient associés aux différents cycles de la vie des hommes. également assimilées aux méandres des fleuves et, par ana-
Ils étaient également utilisés lors des cérémonies, des logie, à l’eau et aux ondulations d’un serpent. Les damiers
rites religieux, des échanges, des activités guerrières et sont, quant à eux, des illustrations des yeux des ancêtres,
même après la mort. Le tissage est l’une des premières mani- et notamment de ceux d’un grand lama mythique, de cou-
festations artistiques du Pérou précolombien: il remonte au leurs vives, censé résider dans la Voie lactée.
IIIe millénaire avant notre ère, bien avant l’apparition de la
céramique. En général, un tissu est fabriqué à l’aide de motifs
décoratifs utilisés de façon modulaire: la succession des motifs
Le lama, animal sacré des Andes
dans des orientations variées le long de bandes de même Le choix des lamas comme motif principal, et leur empla-
largeur accolées parallèlement permet d’obtenir une scène cement sur le versant occidental, surplombant la confluence
spécifique. On retrouve le même type d’agencement à Cho- des fleuves Apurimac et Yamana, ne semblent donc pas
qek'iraw: les terrasses où sont représentés les lamas appa- fortuits, et obéiraient à des préoccupations d’ordre rituel.
raissent comme des bandes parallèles, sur lesquelles ont été Dans les Andes, le lama est en effet un élément vital pour
reproduits, placés les uns à côté des autres, les motifs de lamas les populations locales. Sa viande sert à l’alimentation, sa
et de signes géométriques. L’alignement vertical formé par laine à confectionner des vêtements, ses os à fabriquer
les lamas serait l’analogue de la trame du textile. des outils, et ses déjections font un parfait combustible. Le
Ce type de représentation est caractéristique de l’histoire lama est aussi le seul animal de bât connu à l’époque pré-
ancienne du Pérou, où les façades des temples des cultures colombienne. De nombreuses légendes lui attribuent une
Chavin (900 ans avant notre ère), Moche (VIe siècle de notre origine divine. Donnés aux hommes par la Terre Mère, la
ère), ou Chimu (XIIIe siècle), entre autres, arboraient une orne- Pacha Mama, pour les aider à subsister dans cet environ-
mentation complexe, souvent rehaussée de couleurs. Les nement montagneux et hostile, le lama, ainsi que l’alpaga,
motifs représentaient des dieux ou des scènes mythiques auraient surgi des sources, des lagunes et autres points
d’une étonnante complexité. L’origine de ces mythes et le d’eau considérés comme des lieux d’origine de la vie : les
sens de ces œuvres se sont aujourd’hui perdus, mais la concep- pacarinas. Il était aussi souvent d’usage, lors du décès d’un
tion des textiles a perduré à travers les siècles. personnage important, de sacrifier un lama afin qu’il porte

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l’âme du défunt vers l’inframonde. Il n’y a donc rien d’éton-
nant à ce que le lama soit devenu un animal sacré, liant
les hommes aux divinités tutélaires, et aujourd’hui encore,
lors de certains rites agraires ou au moment du carnaval,
les populations des Andes sacrifient des lamas ou offrent
leurs fœtus aux divinités pour solliciter leur bienveillance.
L’un des mythes fondateurs incas montre bien le rôle
primordial du lama pour les anciens éleveurs des Andes
T. Gisbertt de Messa

et expliquerait en partie pourquoi cet animal est représenté


à Choqek’iraw. Ce mythe, raconté dans le manuscrit ano-
nyme quechua de la fin du XVIe siècle Rites et traditions de
6. Les motifs tex tiles comme ceux de cet uncu, sorte de poncho de Huarochiri, recueilli par le prêtre espagnol Francisco de
tradition inca (ci-dessus) sont emblématiques de la culture andine et Avila peu après la conquête, dans la principauté de Hua-
ont un rôle symbolique. On retrouve sur les chullpa, des mausolées de
brique crue du XIIe siècle situés en Bolivie (en haut), les motifs du vête- rochiri (près de Lima), révèle le lien qui unit le lama, la
ment porté par les princes qui y sont inhumés. Voie lactée et les eaux (voir la figure 7).
D’après ce manuscrit : « La constellation que l’on désigne
sous le nom de Yacana est l’âme fécondante des lamas, et
de tous les autres camélidés. Cette constellation fait son
apparition en traçant son cours au milieu du ciel. Les
hommes la voient s’approcher toute noire. La Yacana se
promène à l’intérieur d’un fleuve, la Voie lactée. Elle est
vraiment très grande, avec deux yeux et un très long
coup ; elle se noircit de plus en plus en s’approchant. »

Le lama du fleu ve céleste


Le même mythe raconte qu’à « minuit, sans que personne
ne le sache, la Yacana boit toute l’eau de la mer afin que la
mer n’engloutisse pas les hommes ». Cela suggère l’exis-
tence d’un lien entre la figure du lama et celle de l’océan
et des fleuves. Par ailleurs, « la Yacana descend aussi
boire de l’eau des sources, et si un homme a de la chance,
Leo Pucher de Kroll

elle tombe sur lui. Toute couverte de laine, elle l’écrase.


Alors, d’autres hommes arrachent cette laine, et le lende-
main, à l’aube, on voit cette laine bleue, blanche, noire et
châtaigne ». Ce dernier point évoque les textiles chamar-
7. La c onstellation de la Yacana symbolise dans les cultures rés hautement symboliques pour les populations des Andes.
précolombiennes l’âme de tous les camélidés. Elle représente un lama Enfin, le manuscrit raconte que « la Yacana est précé-
et son petit, qui se déplacent dans le « fleuve céleste » de la Voie lac-
tée suivis de tout un bestiaire mythologique, comme le montre ce relevé dée par une petite tache noire nommée Yutu, la perdrix.
réalisé dans les années 1950 en Bolivie. Il s’agit en fait d’un zodiaque Elle a également un bébé et, quand il tète, elle se réveille.
« en négatif », constitué de taches sombres dans la Voie lactée. Il y a ensuite trois constellations qui se suivent en ligne

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droite que l’on appelle le Condor, les gallinacés, et le fau- une constellation en forme de lama. Cette traduction s’op-
con. On y trouve également un serpent, un renard, ainsi pose néanmoins à celles d’autres chroniqueurs pour les-
qu’un crapaud. Quant aux Pléiades, les collcas, elles sont quels Choque chinchay serait une constellation ressemblant
censées être des greniers, et leur apparition est le signe de au puma. Il est vraisemblable que les premiers chroniqueurs
bonnes ou de mauvaises récoltes ». espagnols, peu familiers avec les divinités précolombiennes
Pour l’homme andin, la Voie lactée est donc un fleuve et avec l’identification des étoiles, ont confondu ces deux
céleste sacré qui abrite divers animaux et personnages mythi- constellations, confusion d’autant plus facile que les deux
ques. Chacun d’eux correspond en réalité aux taches sombres animaux partageaient de nombreux attributs rituels.
visibles dans la Voie lactée, constituées par des nuages de Ainsi, les vieux lamas, au terme de leur vie, sont-ils consi-
poussière interstellaires. Ce zodiaque « en négatif » sert à dérés comme des animaux sauvages, vivant en marge du
déterminer les dates clés de la vie paysanne comme les monde civilisé, et sont assimilés en cela à des pumas. Quoi
semailles ou les récoltes, ou encore à guider bergers et qu’il en soit, aujourd’hui encore, les habitants de la région
caravaniers lors de leurs périples à travers la montagne. de l’Apurimac considèrent Choque chinchay comme leur
Quant aux deux yeux du lama céleste, ils correspondent à dieu tutélaire, et l’associent au massif du Salkantay qui
deux étoiles brillantes, identifiées comme Alpha et Bêta domine toute la région.
du Centaure dans le zodiaque européen. Aujourd’hui, les Les populations andines, notamment les Incas, véné-
bergers des hauts plateaux andins continuent à vouer un raient et vénèrent encore de façon marquée certaines mon-
culte à ce lama céleste qu’ils appellent Choque chinchay et tagnes considérées comme le lieu de résidence des divinités
à son petit, et croient qu’ils sont tous deux guidés par un tutélaires, les Apus. Aux yeux de ces populations, les arbres,
berger et son fils qui jettent des projectiles d’étoiles en direc- les sources, les lagunes, les rochers et d’autres éléments
tion des animaux récalcitrants. naturels incarnent la force de ces divinités. Tout ce dont la
Ce mythe semble faire écho aux mosaïques de Cho- forme particulière suggère celle de leur divinité protec-
qek’iraw et certains indices, comme leur localisation sur les trice fait l’objet de vénération. Pour cette raison, les Incas
hauts versants occidentaux du site et leur orientation vers bâtissaient de préférence leurs cités sur des éminences
l’Ouest et vers certains sommets, suggèrent plusieurs hypo- rocheuses, donnant sur des paysages particuliers comme
thèses quant à leur signification. Les mosaïques de lamas des montagnes ou la confluence de cours d’eaux. C’est le
de Choqek’iraw, et donc le site lui-même, évoqueraient la cas à Choqek’iraw, mais aussi à Machu Picchu ou encore à
divinité du lama céleste. Pisac. Et c’est certainement pour cela qu’à Choqek’iraw,
les mosaïques sont orientées vers les sommets Sorani et Qui-
L’or, la foudre et le puma tay, sans que l’on sache avec certitude ce qu’ils représen-
taient aux yeux des anciens habitants du site.
Ainsi, lorsque la nuit tombe sur Choqek’iraw, les pre- L’emplacement privilégié de Choqek’iraw lui confère
mières étoiles visibles dans le ciel, au centre de la Voie lac- un caractère stratégique particulier qui n’a pas échappé aux
tée, sont la Croix du Sud et les yeux de la Yacana. Si l’on Incas. Néanmoins, malgré la découverte de son lien mar-
se place face aux mosaïques, la caravane qui y est repré- qué avec le caractère sacré du lama, son rôle au sein de la
sentée semble descendre de la montagne du nord-est au vaste chaîne de sites incas reliés par un réseau de chemins
sud-ouest, mouvement qui est aussi celui de la Voie lac- qui parsèment la cordillère de Vilcabamba – les plus emblé-
tée dans le ciel de décembre. Du site, la Voie lactée se situe matiques sont Vitcos, au nord-ouest et Machu Picchu au
également à l’aplomb et dans l’alignement de la rivière nord-est – reste à déterminer. Ce sont ces sites et le réseau
Apurimac, dont elle suit le cours vers le couchant, mais de routes qui y est associé que les autorités péruviennes ten-
aussi, et plus symboliquement, vers l’océan Pacifique. Les tent d’habiliter pour faire de Choqek’iraw un site de tou-
populations andines considéraient en effet le Pacifique risme respectueux et éviter la saturation de Machu Picchu,
comme la source des eaux cosmiques et ses îles comme dégradé par une trop abondante fréquentation.
les lieux de repos des esprits. Or, dans le mythe évoqué
précédemment, le lama céleste boit la mer chaque nuit,
Auteur

et incarne l’âme de tous les lamas, lesquels portent, à Patric e LECOQ est maître de conférences en archéologie de l’Amé-
leur tour, l’âme des morts vers l’inframonde. rique andine, à l’Université Paris I, Panthéon-Sorbonne, et responsable
L’étymologie du nom du site fournit également une inté- du projet archéologique Choqek’iraw du ministère français des Affaires
& Bibliographie

étrangères.
ressante piste de recherche. En effet, si Choqek’iraw signi-
E. DUFFAIT, Choquequirao en el siglo XVI : etnohistoria e implicaciones
fie en quechua le « berceau de l’or », du mot Choqe (or, arqueológicas, in Bulletin de l’Institut Français d’Etudes Andines,
mais aussi précieux et estimé) et K’iraw (berceau), le terme 34(2), pp. 185-196, Lima, 2005.
Choqqeylla ou Choquilla désigne également la foudre, et par P. LECOQ et E. DUFFAIT, Choqek’iraw au Pérou ; un nouveau Machu Pic-
analogie, une importante divinité inca liée aux phénomènes chu, in Archeologia, n° 411, pp. 50-63, Dijon, mai 2004.
météorologiques. Cela expliquerait l’attribution de ce J. REINHARD, Trois enfants incas figés pour l’éternité, in National Geo-
nom à de nombreux sommets des environs du site, tels Cho- graphic, vol. 1-2, n° 2, p. 61, Paris, novembre 1999.
qetacarpa (6 240 mètres, au nord-ouest), ou Choqesuysy G. TAYLOR éditeur, Rites et traditions de Huarochirí : Manuscrit Quechua
du début du XVIIe siècle, Éditions l’Harmattan, Série Ethnolinguis-
(près de 4 000 mètres, au nord-est, non loin de Machu Pic- tique Amérindienne, Paris, 1980.
chu). Curieusement, comme l’indique le chroniqueur espa- R. T. ZUIDEMA et G. URTON, La constellation de la llama en los Andes per-
gnol Holguin dans son dictionnaire de la langue quechua uanos, in Allpanchis Phuturinqa, n° 9, Cuzco, 1976.
paru en 1608, Choque chinchay est aussi le nom donné à

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