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LA FABLE DE L'HOMME

Juan Luis Vivès

Éditions de Minuit | « Philosophie »

2001/4 n° 71 | pages 3 à 6
ISSN 0294-1805
ISBN 9782707317636
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-philosophie-2001-4-page-3.htm
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Juan Luis Vivès

La fable de l’homme

Né à Valence en 1492, ami d’Érasme, Guillaume Budé et Thomas More,


Juan Luis Vivès, qui eut une très grande renommée de son vivant et pendant
plus d’un siècle après sa mort, fut tout à la fois philosophe, théologien,
pédagogue, historien, philologue et penseur politique. Issu d’une famille de
juifs convertis mais suspectés et persécutés, il quitta l’Espagne en 1509 et
connut un long exil qui le mena de Paris à Louvain, d’Oxford à Londres
puis à Bruges, où il mourut en 1540. Admirateur de Platon comme d’Aris-
tote, héritier de la tradition éthique stoïcienne mais nourri de la lecture des
Pères de l’Église, Vivès a toujours réclamé une liberté d’examen permettant
de prendre ses distances vis-à-vis de tous les maîtres. Violent critique de la
scolastique et de la « laide barbarie » des professeurs qui enseignent en
Sorbonne (In Pseudo-dialecticos, 1519), il se fit le défenseur d’un savoir
réformé comme d’une rénovation de l’éducation (De Institutione feminae
christianae, 1523 ; De Tradendis disciplinis, 1531). Auteur d’une originale
psychologie (De Anima et Vita, 1538), Vivès fut aussi un penseur religieux
profond, ayant pour ambition de ramener le christianisme à ses origines
(commentaire du De Civitate Dei, 1522 ; De Veritate fidei christianae,
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1543). Lui dont la devise était Sine querela fut pourtant engagé dans de
nombreux débats politiques, sociaux et militaires de son temps (De Sub-
ventione pauperum, 1525 ; De Concordia et discordia, 1529). Fidèle au
portrait de l’humaniste accompli dessiné dans De Vita et moribus eruditae
(1531), Vivès n’eut de cesse de proclamer, dans l’ensemble de son œuvre,
la dignité de l’être humain 1.
Les Opera Omnia de Vivès ont été publiées en deux tomes, à Bâle, en
1555, puis à Valence en huit tomes par Gregorio Mayans y Sicar (1782-
1790). La plus récente réédition date de 1964 (Londres, The Gregg Press
limited) : il s’agit de la photocopie de l’édition de Valence.

La Fabula de homine a pour décor une fête somptueuse, offerte aux


dieux par Junon à l’occasion de son anniversaire. À l’issue du banquet, afin
de donner entière satisfaction aux divinités, Jupiter fait surgir un amphi-
théâtre – qui n’est autre que la scène du monde – et ordonne des divertis-
sements. Un des acteurs, revêtu d’un masque, se distingue tout particuliè-
rement : il s’agit de l’homme, extraordinaire “pantomime”, capable de jouer
tous les rôles et même de prendre l’apparence des dieux. L’étonnement des
1. Pour une présentation générale de l’œuvre de Vivès on peut se reporter à A. Guy,
Vivès ou l’humanisme engagé, Paris, Seghers, « Philosophes de tous les temps », 1972.

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JUAN LUIS VIVÈS

spectateurs atteint son comble lorsque l’acteur, dans une ultime métamor-
phose, reproduit à la perfection Jupiter lui-même. Ayant ôté son masque,
l’homme révèle pleinement son humanité et rend manifeste son origine
divine : pourvu d’un corps admirable, il est aussi doté du privilège de la
pensée. Invité à s’asseoir parmi les dieux pour assister à la suite du spectacle,
le fils de Jupiter est finalement convié à partager la table céleste.

Ce court texte à la gloire de l’homme, composé par Vivès en 1518, peu


après sa première rencontre avec Érasme, peut apparaître comme un mani-
feste humaniste. Vivès n’est certes pas le premier à louer la grandeur de
l’homme. Nombreux sont les ouvrages du Quattrocento célébrant la valeur
de l’être humain, depuis le De Nobilitate de Poggio Bracciolini jusqu’au
De Hominis dignitate de Pic de la Mirandole, en passant par le De vera
Nobilitate de Cristoforo Landino, le De Excellentia et praestantia hominis
de Bartolomeo Facio et le De Dignitate et excellentia hominis de Gian-
nozzo Manetti. La thématique humaniste elle-même est issue d’une tradi-
tion aussi féconde que diversifiée, au sein de laquelle on peut retenir l’exposé
platonicien du mythe de Prométhée, la louange stoïcienne de la supériorité
de l’homme sur toutes les autres créatures 2, la tradition hermétique, la
figure patristique de l’Homme-Dieu 3 ou encore la thématique du micro-
cosme qui fait de l’homme, brevis mundus, le résumé de la création. Héri-
tiers de ces divers courants de pensée, les humanistes du Quattrocento, et,
tout particulièrement, Pic de la Mirandole, s’en sont aussi démarqués en
affirmant que la dignité de l’homme, être indéterminé mais artisan de sa
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propre destinée, réside dans son aptitude à devenir ce qu’il veut être. Essen-
tiellement libre, l’homme « se façonne, se transforme en prenant l’aspect
de n’importe quelle chair, les qualités de n’importe quelle créature 4 ».
Capable de revêtir toutes les identités, l’homme peut, à sa guise, choisir le
degré de l’échelle des êtres auquel il souhaite se placer : végétatif, il sera
comme une plante, sensible, il partagera le sort des bêtes, rationnel, il se
hissera au rang des êtres célestes, intellectif, il sera un ange et le fils de
Dieu 5. Doué d’une nature capable de telles transformations, l’homme est
un caméléon, il est semblable à Protée 6.

2. Voir en particulier Cicéron, De la Nature des Dieux, livre II, LIII à LXVII, et Des
Lois, I, VII-IX.
3. Voir E. Garin, « La “Dignitas hominis” e la letteratura patristica », La Rinascità, IV,
1938, pp. 102-146. Voir également Ch. Trinkhaus, « The Dignity of Man in the Patristic
and Medieval traditions and in Petrarch », in In our Image and Likeness, Chicago, Uni-
versity of Chicago Press, 1970, vol. I, p. 170-199.
4. Pic de la Mirandole, De la Dignité de l’homme, trad. Y. Hersant, Combas, Éditions
de l’Éclat, 1993, p. 13.
5. Voir à ce propos E. Cassirer, Individu et Cosmos dans la philosophie de la Renais-
sance, trad. française P. Quillet, Paris, Éditions de Minuit, 1983, en particulier, le chap. 3 :
« Liberté et nécessité dans la philosophie de la Renaissance », p. 97-157.
6. « Qui n’admirerait notre caméléon ? Ou, d’une manière plus générale, qui aurait pour
quoi que ce soit d’autre davantage d’admiration ? Asclépios d’Athènes n’a pas eu tort de

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LA FABLE DE L’HOMME

Ces deux dernières comparaisons ressurgissent dans la fable de Vivès


et permettent d’illustrer une identique conception anthropologique : la
grandeur de l’homme tient à son indétermination ontologique et à sa
nature “métamorphique” 7. Parce qu’il peut mener tous les genres de vie,
parce qu’il peut, au gré de ses transformations, s’égaler à tout, l’homme
est frère des dieux et susceptible d’accéder à la vie spirituelle. Très proche
de l’homme de Pic de la Mirandole, l’homme de Vivès, cependant, ne se
confond pas tout à fait avec celui-ci, les différentes existences qu’il incarne
relevant du jeu théâtral et les diverses conditions qu’il embrasse apparais-
sant comme autant de rôles 8.
La comparaison du monde à un théâtre et de l’homme à un acteur est
une thématique antique dont les premières expressions semblent dues à
Démocrite 9 et à Platon 10. L’affirmation que chaque homme doit jouer un
rôle qu’il n’a pas choisi est un topos particulièrement en faveur dans les
écrits des Stoïciens puis des Néoplatoniciens 11. C’est aussi un lieu commun
de l’humanisme que poètes et philosophes du XVIe siècle aiment à dévelop-
per. « Or toute la vie des mortels est-ce autre chose qu’une pièce de théâtre
où chacun s’avance masqué et joue son rôle jusqu’à ce que le chorège l’invite

dire que dans les mystères, en raison de sa nature changeante et susceptible de se transformer
elle-même, on désigne cet être par Protée », Pic de la Mirandole, op. cit., p. 9-11.
7. L’Oratio dite de Dignitate hominis qui devait servir de discours liminaire à la dispute
des neuf cents thèses (1486), a été publiée après la mort de Pic de la Mirandole, en 1496.
8. La métaphore privilégiée par Pic de la Mirandole est celle de la « culture », non celle
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du théâtre : « Mais à l’homme naissant, le Père a donné des semences de toute sorte et les
germes de toute espèce de vie. Ceux que chacun aura cultivés se développeront et fructifieront
en lui : végétatifs, ils le feront devenir plante ; sensibles, ils feront de lui une bête ; rationnels,
ils le hisseront au rang d’être céleste ; intellectifs, ils feront un ange et un fils de Dieu », Pic
de la Mirandole, op. cit., p. 9. Cependant l’Oratio commence ainsi : « Très vénérables Pères,
j’ai lu dans les écrits des Arabes que le Sarrasin Abdallah, comme on lui demandait quel
spectacle lui paraissait le plus digne d’admiration sur cette sorte de scène qu’est le monde,
répondit qu’il n’y avait à ses yeux rien de plus admirable que l’homme », ibid., p. 3.
9. Voir J. Jacquot, « Le Théâtre du monde de Shakeaspeare à Calderon », Revue de
littérature comparée, vol. XXI, 1957, pp. 341-372.
10. « Considérons chacun de nous, êtres animés, comme une marionnette fabriquée par
les dieux : soit que la composition en ait été pour ceux-ci un objet d’amusement, ou qu’ils
y aient mis un certain sérieux », Platon, les Lois, I, 644 d, trad. L. Robin, in Œuvres
complètes, Paris, Nrf, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, vol. II. Voir égale-
ment, ibid., VII, 803 c et 804 b.
11. « Souviens-toi que tu es acteur d’un drame que l’auteur veut tel », Épictète, Manuel,
XVII, trad. J. Pépin, in Les Stoïciens, Paris, Nrf, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1962, p. 1116. Voir Sénèque, Lettres à Lucilius 76 et 77. Voir également Plotin, Énnéades,
III, 2, 15, 47-50 : « Car dans toutes ces circonstances de la vie réelle, ce n’est pas l’âme
au-dedans de nous, c’est son ombre, l’homme extérieur, qui gémit, se plaint et remplit tous
ses rôles sur ce théâtre à scènes multiples qui est la terre entière », trad. É. Bréhier, Paris,
Les Belles Lettres, 1925. Voir encore : « Dans le drame véritable, qu’imitent partiellement
les hommes doués de talent poétique, l’âme est l’acteur ; elle reçoit son rôle du poète de
l’univers [...] l’âme s’adapte à ce sort et accorde son jeu à l’ordre du drame et de la raison
de l’univers », ibid., III, 2, 17, 33-37.

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JUAN LUIS VIVÈS

à sortir de la scène ? 12 » s’interroge Érasme, tandis que Shakespeare avertit :


« Le monde entier est une scène, hommes et femmes, tous ne sont que des
acteurs. Chacun fait ses sorties, chacun fait ses entrées, et sa vie durant, un
même homme joue plusieurs rôles 13 ». La signification que Vivès accorde
à la métaphore du théâtre du monde est cependant originale. À travers elle,
il ne s’agit pas de dénoncer l’impuissance des hommes en rappelant que
tout n’est qu’apparence, mais, bien plutôt, de célébrer la valeur de l’être
humain, créé à l’image des dieux et appelé à participer, grâce à son essentielle
plasticité, à tous les types d’existence. En faisant du masque l’attribut
principal de l’homme, l’humaniste réalise, par ailleurs, une véritable inver-
sion des valeurs : le masque n’est plus, comme il l’était à l’époque médiévale,
une « ruse diabolique et indigne de l’homme 14 », il devient l’emblème
même de son exceptionnelle et glorieuse condition.
Choisissant de faire l’éloge de l’homme par le biais d’un récit mytho-
logique, Vivès ne renoue pas seulement avec l’usage platonicien du mythe,
reconnu apte à suggérer une vérité que le logos ne saurait exprimer, il
participe de la tendance de la culture renaissante à l’expression symbolique
imagée. La représentation théâtrale donnée après le festin des dieux, fait
certes allusion aux circonstances de la naissance d’Éros décrites dans le
Banquet, mais elle évoque surtout les divertissements de cour chargés de
communiquer un contenu philosophique, politique ou moral sous le voile
de la fable 15. La fiction inventée et mise en scène par Vivès ne relève pas
d’un simple artifice narratif. Véritable allégorie, elle a pour mission de
dévoiler la nature de l’homme, tout en faisant des lecteurs que nous
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sommes les spectateurs privilégiés et émerveillés de cette révélation à
l’instar des dieux.
Littéralement tissée de références empruntées à la philosophie antique
comme à la littérature patristique, la Fabula de homine, qui se fait
aussi l’écho de thématiques philosophiques de son temps, témoigne par
elle-même de la conception de l’emprunt et de la dérivation propre à
la Renaissance. Ce texte exemplairement éclectique qui met au service
de l’argumentation les diverses ressources de l’éloquence, prouve que
fiction et ornements littéraires ne font pas obstacle à la démonstration
philosophique : culte des “belles lettres” et exercice de la pensée ne sont
pas dissociés dans le projet humaniste.

S. Forero Mendoza

12. Érasme, Éloge de la folie, XXIX, 1509, trad. française C. Blum, Paris, Robert Laffont,
Bouquins, 1992, p. 34.
13. « All the world’s stage, And all the men and women merely players. They have their
exits and their entrances, And one man in his time plays many parts », As you like it (1599),
2, 7, 138-141, traduit par nous.
14. J.-L. Bedouin, Les Masques, Paris, P.U.F., 1967, p. 125.
15. À ce propos, voir, en particulier, R. Strong, Les Fêtes de la Renaissance (1450-1650),
Art et pouvoir, trad. française B. Cocquio, Arles, Solin, 1991.

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