Vous êtes sur la page 1sur 185

Mythe et création

Théories, figures

Éléonore Faivre d'Arcier, Jean-Pol Madou et Laurent Van Eynde (dir.)

DOI : 10.4000/books.pusl.22069
Éditeur : Presses de l’Université Saint-Louis
Année d'édition : 2005
Date de mise en ligne : 28 mai 2019
Collection : Collection générale
ISBN électronique : 9782802804376

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782802801689
Nombre de pages : 267

Référence électronique
FAIVRE D'ARCIER, Éléonore (dir.) ; MADOU, Jean-Pol (dir.) ; et VAN EYNDE, Laurent (dir.). Mythe et
création : Théories, figures. Nouvelle édition [en ligne]. Bruxelles : Presses de l’Université Saint-Louis,
2005 (généré le 04 juin 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pusl/22069>.
ISBN : 9782802804376. DOI : 10.4000/books.pusl.22069.

Ce document a été généré automatiquement le 4 juin 2019. Il est issu d'une numérisation par
reconnaissance optique de caractères.

© Presses de l’Université Saint-Louis, 2005


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
1

Le présent ouvrage veut saisir les modes de relation de la création littéraire avec les figures
mythiques et être ainsi simultanément attentif aux formes mythiques et à la dynamique de
l'imaginaire littéraire. Le mythe à même l'œuvre littéraire incarne l'ouverture des possibles
imaginaires, mais aussi, à l'inverse, ses risques d'engorgement, de fixation, de réduction voire de
blocage dans des schémas canoniques jusqu'à l'éventuelle résorption de l'événementiel dans le
conventionnel ou le stéréotypé. Il s'agit de repérer et de circonscrire les recours explicites ou
implicites au mythe dans l'œuvre de création littéraire ainsi que leurs liens avec les
circonstances événementielles de la production imaginaire, dans le but de définir un mode
original d'échange dialectique entre universalité et singularité.

ÉLÉONORE FAIVRE D'ARCIER


Facultés universitaires Saint-Louis

JEAN-POL MADOU
Université de Savoie

LAURENT VAN EYNDE


Facultés universitaires Saint-Louis
2

NOTE DE L’ÉDITEUR
Ouvrage publié avec l'aide du Fonds National de la Recherche Scientifique
3

Avant-propos
Laurent Van Eynde

1 Le Séminaire Interdisciplinaire de Recherches Littéraires (SIRL) a mené diverses


recherches (qu’il poursuit aujourd’hui encore) sur la dimension épistémique de l’œuvre
littéraire. L’œuvre littéraire peut-elle être connaissance, au même titre, mais dans des
formes irréductibles, que le savoir philosophique ? Les précédents ouvrages collectifs que
nous avons publiés1 ont confirmé concrètement cette pertinence de l’oscillation entre
l’expérience littéraire et l’a priori configurant nos savoirs, en mettant en scène une
confrontation féconde entre des figures, parfois thématiques, de l’histoire de la
littérature et des concepts trop souvent interrogés de nos sciences humaines en général.
Mais c’est aussi au regard de ses dimensions internes que l’œuvre littéraire témoigne d’un
rapport tout à la fois constitutif et ambigu à l’idée de loi. Ainsi avons-nous pu constater
que la référence aux genres et aux formes littéraires générales soutenait l’événement
même de la création littéraire, en en dessinant les contours « nécessaires » ou les
principes d’écriture qu’il est sans doute justement nécessaire de subvertir pour
qu’advienne l’acte même de création.
2 Ces travaux ont donc permis de dégager, au foyer même de la dimension épistémique du
littéraire – comme son présupposé – la fonction déterminante de l’idée de loi. La question
qu’il est alors important de soulever est celle du rapport de la dynamique de la création –
dont témoigne l’œuvre même dans sa puissance d’invention immanente – à toutes les
formes de nécessité : règles, lois, concepts, formes, universalités, figures, a prioris, qui lui
donnent ainsi un cadre d’effectuation, mais tout aussi bien des frontières à franchir, des
carcans à briser (mais cela se peut-il sans reste ?) et des horizons à poursuivre.
3 Les « lois de la création littéraire » peuvent prendre des visages très différents, chacun
pouvant être affecté d’un indice positif ou d’un indice négatif-à chaque fois, les figures de
la loi peuvent être constitutives de l’acte de création comme leur transgression peut être
nécessaire à la relance de celui-ci, que ce soit dans les représentations de l’œuvre
littéraire ou dans les principes de sa conformation immanente.
4 Parmi ces figures du rapport du littéraire à la légalité, on peut penser la confrontation du
réel et de l’imaginaire littéraire comme un jeu de l’universel et du singulier – dans ce cas :
4

un échange dialectique entre la conformation à la loi implacable de l’effectif et la libre


invention du possible.
5 Mais plus fondamentalement faut-il se soucier d’un rapport interne du littéraire à la
légalité. Les formes que revêt l’imaginaire littéraire figurent déjà elles-mêmes des régions
universelles auxquelles s’affronte la création. Cet affrontement se joue depuis le rapport
aux structures langagières et aux exigences de la communication la plus générale, jusqu’à
la confrontation avec le « goût littéraire » d’une société et son éventuelle caricature dans
les effets de mode. Il convient ainsi de faire droit au niveau de confrontation à la légalité
en guettant les reprises, les épuisements, les ruptures, les réinventions.
6 C’est dans cette perspective que nous avons voulu saisir les modes de relation de la
création littéraire avec les figures mythiques2. Le présent ouvrage collectif se veut
attentif simultanément aux formes mythiques et à la dynamique de l’imaginaire
littéraire. Le mythe à même l’œuvre littéraire incarne l’ouverture des possibles
imaginaires, mais aussi, à l’inverse, ses risques d’engorgement, de fixation, de réduction
voire de blocage dans des schémas canoniques jusqu’à l’éventuelle résorption de
l’événementiel dans le conventionnel ou le stéréotypé. La position ambiguë de la légalité
mythique face à l’événement de l’imaginaire conduit à analyser l’articulation du
synchronique et du diachronique dans le mouvement de création qui tout à la fois sous-
tend l’œuvre littéraire et s’y incarne. Nous nous efforçons, dans les pages qui suivent, de
repérer et de circonscrire les recours explicites ou implicites au mythe dans l’œuvre de
création littéraire ainsi que leurs liens avec les circonstances événementielles de la
production imaginaire, dans le but de définir un mode original d’échange dialectique
entre universalité et singularité.

NOTES
1. Cf. Fr. OST, L. VAN EYNDE, Ph. GÉRARD & M. VAN DE KERCHOVE (sous la direction de), Lettres et lois. Le
droit au miroir de la littérature, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis,
2001 ; S. KLIMIS & L. VAN EYNDE (sous la direction de), Littérature et savoir(s), Bruxelles, Publications
des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002 ; Fr. OST & L. VAN EYNDE, Faust ou tes frontières du savoir
, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2003 ; R. CÉLIS, J.-P. MADOU & L.
VAN EYNDE (sous la direction de), Phénoménologie(s) et imaginaire, Paris Kimé, 2004 ; I. OST, P. PIRET &
L. VAN EYNDE, Le grotesque. Théorie, généalogie, figures, Bruxelles, Publications des Facultés
universitaires Saint-Louis, 2004.
2. Ces recherches ont notamment été menées en collaboration avec le Centre d’Études et de
Recherches Interdisciplinaires sur les Processus de la Création (CERIC), de l’Université de Savoie
(Chambéry), au cours de l’année 2001.
5

AUTEUR
LAURENT VAN EYNDE
Directeur du SIRL
Facultés universitaires Saint-Louis
6

Théorie
7

Création littéraire, création ex nihilo


Michel Lisse

1 Le point de départ de cette réflexion tiendra dans le déplacement d’une remarque de


Jean-Luc Nancy : il convient ici de constater que le mythe ou le concept de création a
fourni dans notre culture, notre civilisation, « le moins mauvais recours analogique1 »
pour rendre compte du processus et du résultat de l’écriture littéraire. Mythe de création
étant à entendre dans deux sens au moins : le mythe comme récit originaire de fondation
reçu dans la tradition judéo-chrétienne (la Genèse) et le mythe au sens barthésien comme
message sémiotique destiné à innocenter, à « naturaliser » un contenu idéologique (le
mythe de l'auteur-créateur, maître de son texte, de l’auteur comme génie...). Concept de
création à entendre quant à lui comme relève ou relais du mythe de création (au premier
sens) ; concept qui devient mythe (au deuxième sens) dans sa version commune. On
pourrait dire que les concepts d’auteur et de création (malgré une différence que nous
pointerons plus loin) connaissent dans les théories de la littérature un même destin :
malgré leurs limites reconnues et leur ancrage métaphysique bien établi, ils continuent à
être employés et connaissent un regain d’intérêt. S’il ne fallait prendre ici qu’un exemple,
il suffirait de mentionner la constitution de programme d’études en création et théorie de
la création par des universités outre-Atlantique.
2 Mon propos sera ici d’examiner dans quelle mesure une logique de la paléonymie peut
être mise en œuvre pour permettre le recours au concept de création. La paléonymie est
cette stratégie qui consiste à utiliser un concept métaphysique sous rature (par exemple,
le concept d’être sous rature chez Heidegger, le concept d’écriture chez Derrida...). Sans
que Jean-Luc Nancy se revendique de cette logique, il me semble néanmoins qu’elle est
déployée par rapport au concept de création (et à d’autres) dans quelques textes récents,
dont La création du monde. Depuis quelques années, Jean-Luc Nancy a entamé une étude de
ce qu’il nomme « la déconstruction (ou parfois l'autodéconstruction) du christianisme ».
Pour résumer de manière trop lacunaire cette vaste entreprise, je dirai que l’hypothèse de
Nancy est que notre tradition philosophique occidentale a été influencée de manière
décisive par le christianisme et que les concepts issus de cette tradition porte une
empreinte chrétienne. Or le christianisme est vu comme un processus en train de se
déconstruire, comme une autodéconstruction. Processus qui affecte également les
concepts métaphysiques occidentaux. Dans sa formulation la plus forte et la plus risquée
8

Nancy résume son hypothèse en affirmant que toute notre pensée est de part en part
chrétienne, même et surtout si la référence chrétienne, bien que massive, a été « occultée
en tant que référence explicite dans et par la philosophie 2 ». Je suis bien conscient des
questions que la très brève et succincte présentation de la démarche de Nancy peut
soulever : par exemple l’occultation du judéo-christianisme , voire du gréco-judéo -
christianisme ou du judéo-gréco-christianisme 3, au profit du christianisme paulinien ou
encore, autre exemple, une vision historiale de la déconstruction. Je n’entends pas
discuter ces questions ici, d’une part parce que cela nous éloignerait par trop du propos
qui nous réunit, d’autre part parce que le travail de Nancy est explicitement déclaré
comme travail en cours. Je souhaite donc qu’un certain crédit soit accordé à Nancy pour
permettre d’appréhender la vigueur et l’originalité de la manière dont il repense le
concept de création.
3 On trouve dans Être singulier pluriel, un livre daté de 1996, un paragraphe consacré à « la
création du monde et la curiosité ». Nancy, en se référant nommément à Augustin,
Thomas d’Aquin, Descartes, Malebranche, Spinoza et Leibniz, avance que le concept de
création déstabilise en quelque sorte le concept de production et le concept d’auteur du
monde. Ce qui revient à dire que lorsque l’on tente de penser la création, on est contraint
de renoncer au concept de Dieu-auteur-du-monde, de Dieu créateur... Pourquoi ? Parce
que, selon Nancy, le « trait distinctif » du concept de création implique non pas de
postuler un créateur hors de la création, mais bien un créateur « indistinct de sa
“création” » (ESP, 34). Ce qui est tout différent des récits mythologiques où un dieu ou un
démiurge fabrique un univers « à partir d’une situation déjà-là » (ESP, 34). Une pensée de
la création repose sur le retrait ou la soustraction du déjà-là, du « donné », dit Nancy, je
me réfère à son livre intitulé La création du monde 4, et ce, à l’inverse d’une cosmogonie
mythologique qui présuppose toujours un donné primordial : « Le monde du mythe, et du
polythéisme, est le monde de la présupposition donnée. L’onto-théologie – la suspension
du mythe est au contraire l’ordre de la présupposition posée : activement posée comme
affirmation du Dieu unique et/ou comme thèse de l’être » (CM, p. 94).
4 C’est pourquoi l’onto-théologie se déconstruit : si la présupposition est posée et non pas
donnée, elle « contient aussi le principe de sa propre déposition puisqu’elle ne peut rien
présupposer comme cause (ni, donc, comme une fin) ou comme production, sans
repousser d’autant les limites du monde » (CM, p. 94).
5 Là où la cosmogonie mythique voit un dieu ou un démiurge artisan, la tradition onto-
théologique occidentale, réinterprétée par Nancy, ne « voit » rien ou, plus exactement,
« voit » rien. Le concept de création s’oppose donc de manière radicale au concept de
production entendu comme « fabrication qui suppose un donné, un projet et un
fabricant » (CM, p. 55). Ce qui implique en toute rigueur de penser la création comme
création ex nihilo. Selon Nancy, il importe de récuser l’interprétation du concept de
création ex nihilo comme œuvre d’un créateur à partir de rien (car on resterait encore
dans la logique du monde fabriqué, à partir de rien certes, mais fabriqué quand même) –
ce que Nancy nomme « la fable d’un producteur supposé produire sans matériau (mais bel
et bien sujet et substrat de son ouvrage)5 » – il importe, disais-je, de récuser cette
interprétation au profit d’une autre interprétation élaborée par « une tradition riche et
complexe » (ESP, 35). Cette autre interprétation pose que « “le créateur” lui-même est le
nihil » (ESP, 35) et dès lors que « ce nihil n’est pas, logiquement, quelque chose “d’où” le
créé pourrait provenir, mais la provenance elle-même, et la destination, de quelque chose
en général et de toute chose » (ESP, 35). Cela conduit Nancy à récuser un préalable ou une
9

préexistence quelconque à la création : « le nihil n’est rien de préalable » et « il n’y a pas


non plus de “rien” qui préexiste à la création » (ESP, 35). Dès lors, il faut penser la
création comme « acte du surgissement », comme « venue en rien » (ESP, 35). De la sorte
Nancy semble prendre parti pour l’hypothèse théologique ou mystique selon laquelle
« Dieu se vide de lui-même dans l’ouverture du monde », récusant l’autre hypothèse qui
considère que « Dieu se soutient comme étant à lui seul sujet et substance du monde6 ».
Dans La création du monde, cette hypothèse du Dieu comme retrait, vide et ouverture de ce
vide se trouve dépliée : « Dieu s’anéantit comme “soi” ou comme être distinct pour se
“retirer” dans son acte – qui fait l’ouverture du monde. [...] Le dieu unique, dont l’unicité
est le corrélat de l’acte créateur, ne peut pas précéder sa création, pas plus qu’il ne peut
subsister au-dessus d’elle ou à part d’elle [...]. Il se confond avec elle : s’y confondant, il s’y
retire et s’y retirant il s’y vide, s’y vidant il n’y est rien d’autre que l’ouverture de ce vide.
Seule l’ouverture est divine, mais le divin n’est rien de plus que l’ouverture » (CM, p. 93).
6 Pourquoi Nancy privilégie-t-il cette hypothèse au détriment de celle qui tient Dieu pour
« étant-suprême » ? Pour répondre de manière satisfaisante à cette question, il
importerait de retracer l’histoire de l’onto-théologie, telle que Nancy la réécrit au fil de
ses livres. Tâche impossible dans le cadre de cet exposé (à supposer même que je sois
capable de la mener à bien ailleurs). Une esquisse de réponse peut être fournie à partir de
certaines propositions de Nancy relatives à Kant et au-delà. Kant, dit-il, « ouvre en creux
et hors de la théologie une question inédite de la “création”... » (CM, p. 84). Nancy voit en
ce dernier le premier : « [...] Kant qui, le premier, écrit-il, fait face expressément au
monde comme tel... » (CM, pp. 32-33). Et pourtant, si Kant fut le premier, aujourd’hui son
attitude ne semble plus de mise : « Le temps est passé où l’on pouvait se représenter la
figure d’un cosmotheoros, d'un observateur du monde » (CM, p. 37)6. Je rappelle que Nancy
eut pour projet de publier un livre intitulé Kosmotheoros qui devait constituer la suite de
Logodaedalus, le premier volume du Discours de la syncope. Pourquoi ce hiatus ? Parce que,
si Kant a été le premier à penser le monde autrement que comme créé par un Dieu-étant-
suprême, il a néanmoins poursuivi, relancé ou inauguré, je ne sais, une logique qui
subordonne le monde à une vision du monde (Weltanschauung) et par-là même poursuivi
la tradition qu’il déconstruisait : « Un monde “vu”, un monde représenté, c’est un monde
suspendu au regard d’un sujet-du-monde. Un sujet-du-monde [...] ne peut pas lui-même
être dans le monde. Même en l’absence d’une représentation religieuse, un tel sujet,
implicite ou explicite, pérennise la position du Dieu créateur, ordonnateur et destinateur
(voire destinataire) du monde » (CM, pp. 31-32).
7 Néanmoins, en creux chez Kant, grâce à lui et à partir de lui, un double mouvement
simultané s’opère dans la pensée onto-théologique : le créateur y disparaît au sein même de
son acte et l’être n’est plus présupposé : il s’agit d’un être sans donné : non pas comme
substance, ni substrat, ni produit, ni propriété, mais comme un acte, équivalent à un faire
7
. Avec Kant et à partir de lui, la pensée de la création quitte une certaine vision
théologique qui associait création et production ou façonnement pour accéder à la
création-en-acte : « elle est de part en part mobilisation d’un acte et cet acte est un
rapport entre deux acteurs ou actants, Dieu et sa créature, par conséquent l’un comme
l’autre singuliers » (CM, p. 92). Avec le passage à la création-en-acte, on abandonne
également une conception de la création comme ce qui a eu lieu une seule fois dans un
espace-temps déjà-là au profit d’une approche de la création comme ce qui « a lieu
partout et toujours » : « La création a lieu partout et toujours – mais elle n’est cet unique
événement, ou avènement, que sous la condition d’être chaque fois ce qu’elle est, ou de
10

n’être ce qu’elle est que “à chaque fois”, chaque fois singulièrement surgissante » (ESP,
p. 35).
8 La création est donc surgissement de l’espace-temps, surgissement de toutes les
singularités et de leur partage ou, pour le dire autrement, existence : le « ex nihilo ne
contient rien de plus, mais rien de moins, que l’ex- de l’ex-istence ni produite ni
construite, mais seulement étante ([...] “faite” [...]). [...] ex nihilo signifie que c’est le nihil
qui s’ouvre et se dispose comme l’espace de toute présence » (CM, p. 95).
9 Pour préparer la suite de notre réflexion sur le versant « littéraire » de la création, je
souhaite faire résonner un écho de ce croisement de la création, de l’acte, de l’être et du
faire. Je prélève dans Le livre à venir 8, ce livre de Maurice Blanchot, une citation de
Mallarmé : « Impersonnifié, le volume, autant qu'on s'en sépare comme auteur, ne réclame
approche de lecteur. Tel, sache, entre les accessoires humains, il a lieu tout seul : fait, étant » (LV,
p. 334).
10 Blanchot tient cette affirmation pour « l’une des plus glorieuses de Mallarmé » parce
qu’en quelques mots, elle énonce « l’exigence essentielle de l’œuvre ». Il y a la solitude : le
volume a lieu tout seul, il y a également son accomplissement à partir d’un lieu : il a lieu
tout seul ; il y a encore et surtout une double affirmation aporétique : « fait, étant », si je
comprends bien Blanchot. Plutôt que de me hasarder dans le péril d’une paraphrase, je
préfère citer : « Cette dernière affirmation est l’une des plus glorieuses de Mallarmé. Elle
rassemble, en elle, sous une forme qui porte la marque de la décision, l'exigence
essentielle de l’œuvre. Sa solitude, son accomplissement à partir d'elle-même comme
d’un lieu, la double affirmation, juxtaposée en elle, séparée par un hiatus logique et
temporel, de ce qui la fait être et de l’être où elle s’appartient, indifférente au “faire” ; – la
simultanéité donc de sa présence instantanée et du devenir de sa réalisation : dès qu’elle
est faite, cessant d’avoir été faite et ne disant plus que cela, qu’elle est » (LV, p. 334).
11 Nous avons commencé cet exposé en définissant le concept de création comme le moins
mauvais recours analogique pour traiter du processus d’écriture littéraire. De manière
assez conventionnelle, on concède qu’on peut entendre ce processus comme une création
au « sens affaibli » (il en va de même pour la création artistique). L’intérêt de la pensée de
Nancy est de ne pas considérer la création artistique ou poétique (Nancy semble éviter le
concept de création littéraire, nous tenterons d’y revenir) comme création au sens
affaibli, mais bien comme création au sens le plus fort. Au sein de la déconstruction du
christianisme s’opère un glissement du concept de création et du thème associé de
l’image de Dieu. Ce glissement est à l’œuvre chez Descartes et chez Leibniz par un
basculement « du statut du réel dans le statut du possible », possible qui doit être entendu
« sur le mode illimitant de l’ouverture et de l’activité » (CM, p. 81). En référence à la
célèbre expression de Leibniz (le « meilleur des mondes possibles »), Nancy avance que
« le monde est un possible avant d’être réel » (CM, p. 81) et, si l’on prend en considération
la théorie cartésienne de la création continuée (je renvoie à la troisième des Méditations),
la création est tenue pour une activité incessante et une ouverture : « [...] de la création
comme résultat d’une action divine achevée, on passe à la création comme activité et
comme actualité en somme incessante de ce monde dans sa singularité (singulier de
singuliers) » (CM, p. 82). Le monde est sans cesse mis au monde. Ce qui induit un
changement de statut de la créature : « la créature qui était image finie de son créateur, et
par conséquent vouée à représenter (interpréter, figurer) la création, devient elle-même
créateur en puissance, comme sujet des possibles et sujets des fins [...] » (CM, p. 82). Ceci
implique de penser la création artistique ou poétique non plus comme représentation,
11

mais comme création de sens, nous allons y venir. Le thème de l’image de Dieu avait déjà
été abordé dans Être singulier pluriel à propos de Dieu lui-même. Rappelant que les
créatures témoignent en quelque sorte de l’amour, de la bonté et de la gloire de Dieu qui
sont « l’éclat même de sa venue en présence », Nancy propose alors de comprendre « le
thème de l’“image” (et/ou du “vestige”) de Dieu : non pas selon la logique d’une imitation
secondaire, mais selon cette autre logique où “Dieu” serait lui-même la parution
singulière de l’image ou du vestige, ou la disposition de son exposition [...] » (ESP, p. 36).
Dieu et les créatures sont en quelque sorte sur le même pied et, une fois que Kant aura
disqualifié théoriquement le concept de Dieu créateur dans la Critique de la raison pure, une
question inédite de la création se posera.
12 C’est ici qu’il convient d’interroger le titre du livre de Nancy : La création du monde. II est
banal de faire remarquer que l’usage d’un génitif qui peut être subjectif ou objectif laisse
subsister une ambiguïté quant à savoir si le monde se crée ou est créé. Ambiguïté encore
renforcée si l’on n’attribue pas à ce ou la valeur d’un ou exclusif. Autrement dit, il se
pourrait que le monde à la fois se crée et soit créé, voire que ces deux activités n’en fassent
qu’une, mais à double face. Bien évidemment la question qui surgit est de savoir comment
Jean-Luc Nancy définit le concept de monde. Je m’autoriserai de la brièveté avec laquelle
il répond à cette question pour éviter d’interroger de nombreux textes et livres de Nancy
consacrés à ce concept. Dans La création du monde, la réponse fuse : « un monde est une
totalité de sens » (CM, p. 34). Réponse, il faut en convenir, qui appelle d’autres
éclaircissements. Notamment sur le sens. À nouveau, je devrai être bref : le sens est
« ouverture de la possibilité du renvoi9 » ou « possibilité d’un renvoi d’un point à un autre,
d’un émetteur à un récepteur et d’un élément à un autre élément, renvoi qui forme
conjointement une direction, une adresse, et une valeur ou une teneur de sens » (CM,
p. 57). Dans cette perspective, le monde, sorti de rien, ex nihilo, doit valoir pour lui-même
(cfr CM, p. 30), doit sortir de sa représentation, donc être « sans Dieu capable d’être sujet
de sa représentation » (CM, p. 38) ou sans un sujet qui « pérennise la position du Dieu
créateur » (CM, p. 32). En ce sens, le monde se crée ex nihilo, « se configure et s’expose en
lui-même, se rapporte à soi sans se rapporter à aucun principe donné ni à aucune fin
fixée » (CM, p. 47).
13 Mais Nancy ajoute à sa réponse quant au monde une précision, voire une limitation : « un
monde n’est monde que pour qui l’habite », c’est-à-dire pour qui y a un lieu, « son lieu au
sens fort du terme, ce qui rend possible que quelque chose ait proprement lieu » (CM,
p. 35). Le monde n’est monde que pour des singularités, des chacuns et des chacunes qui
l’ont en partage. Ces chacunes et chacuns ne sont que des points singuliers dans le
dynamisme du sens qui les excède, mais ces points singuliers sont néanmoins nécessaires
à l’espacement, donc à la possibilité de la structure de renvoi, donc à la possibilité de
l’extension du sens, à sa résonance : « [...] nous ne sommes jamais, chacun l’un(e) à côté
de l’autre, que des points singuliers le long d’un envoi général que le sens se fait de lui-
même vers lui-même et qui commence et se perd très en deçà et très au-delà de nous,
dans la totalité indéfiniment ouverte du monde. Mais en même temps, ces points
singuliers [...] sont eux-mêmes la structure nécessairement discrète ou discontinue de
l’espacement général au sein duquel un sens peut résonner, c’est-à-dire se répondre » (PD,
p. 172).
14 Si la résonance, si la réponse doit nécessairement être possible pour qu’il y ait du renvoi,
donc du sens, alors le monde n’est monde que si des singularités l’ont en partage, le
configurent, s’exposent, le créent. Reprenons plus lentement. Dans un discours quasi
12

phénoménologique, Nancy avance que : « Dès qu’un monde m’apparaît en tant que
monde, j’en partage déjà quelque chose : j’éprouve une part de ses résonances internes » (
CM, p. 35).
15 Résonances qui proviennent d’autres lieux et que je renvoie en les modulant, me situant
de la sorte dans un espace faits de ces résonances. C’est pourquoi je partage le monde
comme singularité plurielle avec d’autres qui le partagent avec d’autres encore et avec
moi. Autrement dit, je m’expose : « [...] partager la singularité (toujours plurielle), cela
veut dire configurer un monde, une quantité de mondes possibles dans le monde. Cette
configuration [...] permet aux singularités de s’exposer » (CM, pp. 43-44).
16 Le monde sort de rien, ex nihilo. Il n’est pas donné, pas plus que le sens. Le sens est non pas
à découvrir (comme un déjà-là) une fois pour toutes, mais toujours à inventer (comme ce
qui n’existe pas avant l’invention). Cette invention qui ne peut pas être une
herméneutique (puisque celle-ci suppose toujours un déjà-là) est un autre nom pour
création. À ce point de son développement, Nancy introduit la notion d’énoncés créateurs
de sens : « [...] ni le sens comme direction, ni le sens comme teneur ne sont donnés. Ils
sont chaque fois à inventer : autant dire à créer, c’est-à-dire à faire surgir du rien et à
faire surgir comme ce rien-de-raison qui soutient, qui conduit et qui forme les énoncés
véritablement créateurs de sens, que sont ceux de la science, de la poésie, de la
philosophie, de la politique, de l’esthétique et de l’éthique [...] » (CM, pp. 57-58).
17 On ne peut manquer de remarquer l’absence de la littérature dans la liste des activités
créatrices de sens. Pourquoi une telle absence ? Que signifie-telle ? La littérature ne
pourrait-elle pas, elle aussi, être une activité créatrice de sens ? Je n’ignore évidemment
pas l’immense travail fourni avec Philippe Lacoue-Labarthe pour cerner le moment de
l’absolu littéraire et la hantise qu’exerce encore aujourd'hui cet absolu dans nos
élaborations théoriques et nos désirs d’écriture. C’est parce que je ne l’ignore pas que je
me permets de pointer l’absence de la littérature et me demander où rangerions-nous les
textes de Proust, Kafka, Joyce et Borgès, pour ne citer qu’eux ? Cette question, souhaite la
reprendre dans le contexte du crédit que j’ai demandé d’accorder à Nancy.
18 Par souci de brièveté, gardons de ces activités créatrices de sens les sœurs jumelles poésie
et philosophie. Elles paraissent répondre à ce que Nancy nomme notre tâche : « créer une
forme ou une symbolisation du monde » (CM, p. 59) ou encore « créer le monde [...] :
immédiatement, sans délai, rouvrir chaque lutte possible pour un monde [...] » (CM, p. 63),
étant entendu que cette lutte est menée au nom du ex nihilo, pensée sans modèle, comme
invention du sens. En philosophie, Nancy tient les jugements réfléchissants pour des
énoncés créateurs de sens. Le jugement réfléchissant est un jugement pour lequel
« l’universel n’est pas donné ». Il n’est pas possible de le construire par l’« étayage d’un
concept sur une intuition, qui définit les conditions d’une expérience possible » (CM, p. 70).
En l’absence d’intuition, il est sans critères, il est face à « l’inconstructible d’une absence
d’intuition » (CM, p. 70), ce qui implique ce jugement devra « laisser surgir du vide » ou
« faire avec ce vide » (CM, p. 70) (et non construire dans le vide). Bref, comme le résume
Nancy dans ce texte tout d’abord intitulé « Dies illa », « non pas construire, mais créer » (
CM, p. 71).
19 Il s’agit là d’une reprise de ce que Nancy disait déjà dans « Dies irae10 ». Quand seul le
particulier est donné et que la faculté de juger doit néanmoins trouver l’universel, le
jugement est dit réfléchissant. Voici ce que Nancy met en évidence du jugement
réfléchissant : « Le jugement réfléchissant doit trouver (soll finden). Il doit inventer la loi, il
doit produire de lui-même l’universel. Mais il ne doit pas le produire comme un fantôme,
13

une fiction d’objet ou d’objectivité qui viendrait combler tant bien que mal un manque
dans les possibilités théoriques de la raison. [...] ce n’est pas la fiction en ce sens qui fait
l’œuvre du jugement réfléchissant. C’est la fiction au sens fort, la fabrication, la poiesis de
l’universel [...]. »
20 Comme vous l’aurez remarqué, le verbe créer n’est pas utilisé, mais si on substitue ce
verbe à celui de produire, on obtient une proposition qui, selon moi, trouverait sa place
dans La création du monde : le jugement réfléchissant doit trouver (soll finden). Il doit
inventer la loi, il doit créer de lui-même (ex nihilo) l’universel. Mais il ne doit pas le créer
comme, etc. Vous aurez également remarqué l’exclusion d’une fiction au profit d’une
autre, au profit de la fiction au sens fort, la poiesis, le faire. Surgissement de la sœur
jumelle : « Philosophie versus poésie ne constitue pas une opposition. Chacune fait la
difficulté de l’autre. Ensemble, elles sont la difficulté même : de faire sens 11 ».
21 Ces mots de Jean-Luc Nancy sont extraits de Résistance de la poésie, plus précisément de la
première partie du livre intitulée « Faire, la poésie ». Selon Nancy, la poésie est définie
par l’accès au sens : nous n’accèderions au sens que de manière poétique, ce qui signifie
que la poésie ne se réduit pas à un genre littéraire, mais qu’elle touche toute une série de
discours ou d’activités qui ont des qualités poétiques : d’après Littré, les qualités telles
que la richesse, l’éclat, la couleur, la profondeur..., qui caractérisent les bons vers, mais
qui peuvent se trouver ailleurs que dans les vers. Cette acception du mot dans un sens
absolu se double d’une acception dans un sens figuré : toujours d’après Littré, ce qu’il y a
d’élevé et de touchant dans une œuvre d’art, une personne, la nature... est poésie. Nancy
note avec raison que le sens figuré n’est que l’extension du sens absolu et que dès lors la
poésie est « toujours proprement identique à elle-même » et « en même temps toujours
seulement une figure de cette propriété inassignable sous aucun sens propre » (RP, p. 9).
L’accès au sens est donc toujours déplacé et reporté et le sens de cet accès, donc le sens de
« poésie » reste toujours à faire, puisque la poésie est la non-coïncidence avec elle-même.
Elle est donc également une négativité qui maintient hors d’atteinte l’élevé et le
touchant ; autrement dit, l’accès au sens est d’abord marqué par le refus et la dérobade
avant tout, l’accès au sens est difficile. Nancy compare alors la négativité de la poésie et la
négativité « jumelle », c’est son mot, du discours dialectique qui déploie « le refus de
l’accès comme vérité de l’accès » (RP, p. 10). La différence entre les deux étant que la
seconde promet la résolution alors que la première « fait dans la difficulté » (RP, p. 10).
Cette difficulté implique que lorsque l’accès au sens a lieu, cet accès est parfait, mais
toujours à refaire en raison même de cette perfection : conjonction de la création du
meilleur des (im)possibles et de la création (dis)continuée, dirais-je, pour me risquer à
reformuler les choses dans la perspective de la création. La poésie est donc, un poien, un
faire, « faire être un accès » (RP, p. 14) qui est en même temps une action, « l’action
intégrale de la disposition au sens » (RP, p. 12) et une exaction, exigeant ce qui est dû et
plus que ce qui est dû, le sens comme excès, excès du dire, du vouloir-dire vers un dire
plus que dire, vers un outre-dire.
22 J’interromps à ce point ma paraphrase du livre de Nancy pour formuler une réserve : la
demi-sœur, la littérature, semble exclue de la scène du monde où jouent philosophie et
poésie. Essayons de comprendre cette exclusion. Dans un commentaire d’un article où
Gérard Granel évoque « la poésie du Monde » et la capacité du poète à nommer « la
pudeur du Monde12 », se vengeant par là de « l’impatience philosophique », Jean-Luc
Nancy avance que Granel a espéré se situer du côté du poète et, précise-t-il
immédiatement, pas du littérateur. Pour que les choses soient les plus claires possible, je
14

vais en premier lieu citer le passage de Granel que Nancy commente : « Ce que,
descriptivement (littérairement ? – j’espère que non), je viens de nommer “une sorte de
creux” est ce que Heidegger thématise comme le “là” (le “Da”) du Dasein13 ».
23 Granel dit avoir nommé descriptivement et espère ne pas avoir nommé littérairement ou,
autre interprétation, espère que cette nomination descriptive n’est pas littéraire, comme
si il y avait un certain rapport entre nommer descriptivement et nommer littérairement,
comme si il y avait un risque à être dans la littérature dès que l’on nomme ou que l’on
décrit, ou que l’on fait les deux en même temps. Examinons maintenant comment Nancy
va déplacer la question du côté de la poésie : « [...] Granel s’est voulu, s’est cherché ou
s’est espéré (promis ? craignant de trop promettre ?) du côté du poète (et pas du
littérateur : il s’en écarte p. 542 d'un “j’espère que non” qui prouve son sentiment d’une
possible bévue, d’une possible lourdeur décorative et de l’extrême fragilité de l’approche
du poétique par le philosophique [...]14. »
24 Si je comprends bien, la démarche philosophique peut devenir poétique, le philosophe
peut être du côté du poète, mais cette démarche philosophique désirant approcher le
poétique risque également de se transformer en « bévue », en « lourdeur décorative » et
devenir littéraire (ou de chuter dans la littérature ?). Malgré mon admiration pour le
travail et la pensée de Jean-Luc Nancy, je regrette ces lignes, cette association entre la
lourdeur décorative et le littéraire et entre l’erreur et le littéraire. Je crains d’entendre
certains échos heideggeriens venus de Qu’appelle-t-on penser ? qui dénoncent, après
Socrate, le plus pur penseur de l’Occident parce qu’il n’écrit pas, une entrée, qui semble
également être un déclin, de la Pensée dans la Littérature. Pourtant, et heureusement,
mon regret se voit tempéré parce que Nancy, lui, valorise l’écriture.
25 C’est pourquoi, pour terminer cet exposé, je vais me tourner vers la dernière partie de La
pensée dérobée pour tenter de commenter les magnifiques lignes consacrées à l’écriture.
« Qui écrit répond » (PD, p. 167). Ce sont les premiers mots de « Répondre du sens ».
Premiers mots qui, immédiatement, suscitent l’interrogation : à qui ?, à quoi ?, à quel
appel ?, à quelle autre voix ? L’interrogation porte tout à la fois sur l’appel et l’adresse.
Ceux-ci ne sont « rien d’autre que le sens » défini comme « ouverture de la possibilité de
renvoi » (PD, p. 172). D’où une nouvelle scansion dans le texte : « Qui écrit répond au sens
[...] » (PD, p. 173). S’il y a du vouloir-dire dans l’écriture, si celui qui écrit veut dire, cela ne
concerne nullement un contenu, mais le désir de dire : qui écrit entend « le dire se désirer
en tant que dire » (PD, p. 171) et répond au sens. Ce désir est défini comme « la coupe et la
touche d’une vérité singulière » qui ne peuvent « venir que du dehors » (PD, p. 175). De l'
ex où il n’y a rien (nihil), pas de dieu, de muse, ni de génie. Ce dehors « est celui du sens
absolu » (PD, p. 176), étranger à la langue articulée, à la langue des significations déjà
données, mais ouverture à une langue inouïe, à-venir. Écrire, c’est s’exposer au-dehors, à
un retrait de langue, à un en deçà de langue, à un rien à dire, à une « chose dehors »,
« chose du dehors » » (PD, p. 176). Dernière scansion : « qui écrit répond à cette chose et
de cette chose » (PD, p. 177), il pratique une incision « dans la langue toute faite par la
lame d’un dehors qui est fait à la fois de non-langue et de langue à venir ou de désir de
langue » (PD, p. 176). On peut nommer cela création ex nihilo, création poétique, création
littéraire.
26 Il est temps, il est plus que temps de dire maintenant merci. Merci à contretemps. À ce
merci, une voix venue d’on ne sait où aura déjà dit : de rien.
15

NOTES
1. J.-L. NANCY, Une foi de rien du tout, dans J.-L. NANCY & É. RIGAL (sous la direction de), Granel. L’éclat,
le combat, l’ouvert, Paris, Belin, 2001, p. 356.
2. J.-L. NANCY, « La déconstruction du christianisme », Études philosophiques, n o 4, 1998, p. 503.
3. Cf. ID., p. 504 : « On pourrait se demander si “le juif-grec” dont parle Derrida [...] n'est pas le
chrétien ». Mais les choses sont aussi plus compliquées, car Nancy pense que par certains aspects
nous sommes des « Sémites-Grecs » (Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996, p. 34 ; désormais ESP
).
4. Cf. J.-L. NANCY, La création du monde ou la mondialisation, Paris, Galilée, 2002, p. 91 ; désormais CM.
5. « Une foi de rien du tout », op. cit., p. 356.
6. Cf. J.-L. NANCY, « Dies irae », dans La faculté de juger, Paris, Minuit, 1985, p. 33.
7. Sur tout ceci, Cf. La création du monde, op. cit., p. 88-89.
8. M. BLANCHOT, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959 ; désormais LV. Je me réfère à l’édition
publiée dans la collection « Idées » en 1971.
9. J.-L. NANCY, La pensée dérobée, Paris, Galilée. 2001, p. 172 ; désormais PD.
10. Dans La faculté de juger, Paris, Minuit, 1985, p. 18-19.
11. J.-L. NANCY, Résistance de la poésie , Bordeaux, Ats & arts/William Blake & Co, 1997, p. 11 ;
désormais RP.
12. G. GRANEL, « Loin de la substance : jusqu’où ? (Essai sur la kénôse ontologique de la pensée
depuis Kant) », Les études philosophiques, no 4/1999, p. 536.
13. ID., p. 542-543.
14. « Une foi de rien du tout », op. cit., p. 358.

AUTEUR
MICHEL LISSE
FNRS – Université catholique de Louvain
16

Mythe, création et lecture


littéraires. Questionnements et
enjeux des études sur l’imaginaire1
Myriam Watthee-Delmotte

1 Il nous semble aujourd’hui aller de soi que la littérature soit une activité de création
intentionnelle d’images. La création comme but en soi est pourtant tardive dans l’histoire
de l’humanité : pendant longtemps, l’art littéraire n’a eu qu’une existence inféodée à des
fonctions utilitaires religieuses ou politiques. L’esthétisation de la littérature va de pair
avec la désocialisation des œuvres et la valorisation du principe du plaisir individuel. D’où
l’apparition d’un nouveau type de relation, intersubjective, avec l’œuvre littéraire, et le
développement des recherches, d’une part, sur ce qui génère ou conditionne l’imaginaire
particulier d’un auteur qui affleure dans sa création et, d’autre part, sur la lecture comme
mise en jeu active de la rencontre de deux imaginaires.
2 Car si l'œuvre littéraire est désormais comprise comme création, on reconnaît aussi un
dialogisme fondamental entre l’auteur et le lecteur. Henry Bergson déjà souligne que
l’artiste crée du possible en même temps que du réel lorsqu’il exécute son œuvre et que le
lecteur est directement impliqué par ce processus : l’auteur qui sort des sentiers battus
nous permet de nous surprendre esclaves des nécessités naturelles pour nous convier à
nous ressaisir2. À sa suite, Henry Maldiney étudie comment l’œuvre fait intervenir
quelque chose de plus que la somme de ses constituantes mimétiques et sémiotiques, à
savoir la profondeur symbolique et son éternel inachèvement, son énigme ; c’est en ce
sens que l’œuvre apparaît comme une interpellation globale de l'Autre, le lecteur, dans
son activité sensorielle, intellectuelle, émotionnelle, et dans sa propre potentialité
imaginaire qui vient remplir les discontinuités de l’œuvre. Raphaël Célis souligne que cet
appel nécessaire de l’Autre dans son intégrité pointe, dans le phénomène de la création
littéraire, le lien de l’imaginaire à l’éthique : « L’art suspend un moment la problématicité
de l’existence et, avec elle, la routine des jugements de valeurs en usage, précisément
pour enrichir cette problématicité de nouvelles questions, plus respectueuses de
l’intégrité de notre expérience de l’humain, pour faire naître en nous l’amorce de
nouvelles convictions soumises à l’épreuve du doute3 ».
17

3 La fonction symbolique récuse toute univocité, tout cloisonnement du sens. Or cette


fonction s’inscrit entièrement dans la langue : chaque écrivain, dit Heidegger, est « mis en
demeure de réinvestir sa langue pour se l’approprier à nouveau4 ». Il se méfie des jeux de
langage institués et subvertit les règles pour communiquer au lecteur ce qui,
précisément, ne peut être dit en leur obéissant. Mais cette invention du style fait
nécessairement vaciller le sens commun. Raphaël Célis précise ce qu’il en résulte pour le
lecteur : « Le langage littéraire ne produit d’horizon d’intelligibilité original qu’au prix
d’une ambiguïté de principe qui neutralise les distinctions aprioriques entre le sens et le
non-sens. [...] Et ce n’est qu’à ce prix – celui du renoncement à toute univocité – que le
lecteur pourra, via cet usage atypique de la langue, reconfigurer son propre monde et s’en
distancier par un questionnement qui ne soit pas d’avance piégé par les lieux communs
des médiations véhiculaires5 ».
4 La pensée imaginative de l’écrivain, qui est dans ses trouvailles énonciatives elles-mêmes,
a donc une force d’interpellation qui est en même temps une force d’éveil pour le lecteur.
5 Or le créateur littéraire qui élabore des images qui vont produire sur le lecteur un effet
déterminé compte sur les échos transsubjectifs des individus et des cultures. Pour que la
rencontre de l’Autre soit envisageable, il faut en effet que dans cet espace tensionnel où
des sens se font et se défont sans cesse, apparaisse la possibilité d’une cohérence
minimale et temporaire. Les études sur l’imaginaire littéraire postulent cette possibilité
car elles admettent que l’imagination obéit à des lois qui régissent tant sa production que
son développement et sa propagation. L’exploitation scientifique de l’imaginaire littéraire
implique donc l’examen des conditions dans lesquelles s’exerce une imagination
individuelle. Christian Chelebourg la définit comme « la recherche des déterminations
collectives et individuelles qui pèsent sur le choix et le regroupement des images 6 ». Pour
prétendre appréhender l’imaginaire d’un auteur, il faut dès lors que la lecture s’exerce en
fonction d’une observation tant quantitative que qualitative : le lecteur scientifique
percevra les invariants figuraux et narratologiques dans l’œuvre étudiée, les rapprochera
de l’univers collectif dont l’auteur dépend (en fonction de son inscription historique et
spatiale), et dégagera l’univers singulier qui lui est propre (il s’éclairera pour ce faire de la
biographie, mais également des éléments para-textuels : journaux, lettres, entretiens,
etc.). La perception des isomorphismes permettra de dégager ce que Charles Mauron
appelle le « mythe personnel7 » de l’homme de lettres. La lecture scientifique tirera sa
force de sa double cohérence : interne, qui met au jour le fonctionnement structural de
l’œuvre comme unité, et externe, qui tient compte des contraintes objectives d’ordre
historique, spatial, linguistique, etc. En un mot, ce type de lecture exige de se situer en un
carrefour de disciplines littéraires autrefois atomisées.

Approches de l’imaginaire littéraire


6 Retraçons brièvement les grandes étapes des études sur l’imaginaire en littérature qui
nous ont amenés à ce point. Le pionnier de ces recherches est incontestablement Gaston
Bachelard qui, dans son Lautréamont de 1939 8, montre comment un sémantisme de
l’agression se déploie chez cet écrivain dans la langue elle-même, explore les « complexes
culturels » au-dessus de la couche individuelle explorée par la psychanalyse, et analyse
comment une œuvre littéraire peut être une « sublimation dialectique » qui naît d’un
refoulement. Il démontre comment le poème de Lautréamont libère à la fois l’homme
Isidore Ducasse, la poésie, et en définitive le lecteur, puisque pour ce critique, en fonction
18

de la transsubjectivité de l’image, toute lecture change le lecteur. Bachelard contribue


surtout à orienter l’objet des études sur l’imaginaire littéraire vers l’aval du texte : s’il
utilise la notion d'archétype jungien, il observe qu’il y a chez tout écrivain une
intentionnalité poétique, et s’intéresse dès lors davantage aux développements des
images, soit à leur avenir, qu’à leur passé. Dans la suite de son travail, qu’il consacre aux
quatre images élémentaires (le feu, l’eau, l’air et la terre), il s’attache à comprendre la
logique sémantique des images, à élaborer une « syntaxe des métaphores » qui montre
que les matrices sémantiques se développent selon une loi d’ambivalence (chaque image
matérielle pouvant se polariser positivement et négativement) et que images poétiques
les plus fortes naissent de la conjonction d’éléments contraires. À partir du postulat selon
lequel « c’est la matière qui commande la forme », Bachelard pense pouvoir, en fonction
de la prédominance d’un des quatre éléments naturels et de la dynamique binaire,
déterminer le « tempérament poétique » des poètes. Et il insiste sur le fait que le pouvoir
imageant est bien de l’ordre du langage : l’image littéraire est un phénomène
exclusivement langagier, et « ce que l’on voudrait dire est si vite supplanté par ce qu’on
se surprend à écrire, qu’on sent bien que le langage écrit crée son propre univers 9 ».
Étudier un auteur, c’est donc, pour Bachelard, cerner les lois qui fixent la cohérence de sa
rêverie personnelle à partir de sa langue poétique propre. Fondamentalement, les images
verbalisées restent ainsi, outre des documents psychologiques qui renvoient à la réalité
intime de leurs auteurs, des éléments de création qui produisent de la nouveauté. C’est
pourquoi l’essentiel n’est pas tant l’image que l’imaginaire, l’action imageante, c’est-à-
dire cette faculté à associer ou déformer les images perçues pour ouvrir à l’expérience de
la nouveauté, pont tendu entre l’auteur et le lecteur amenés à se rencontrer dans cet
espace d’intersubjectivité.
7 A la suite des travaux de Bachelard, Gilbert Durand s’intéresse au fonctionnement de
l’imaginaire dont il a perçu l’instrumentalisation sous le régime nazi, et focalise son
attention sur les lois d’associations des images. Moins attentif que son maître à l’aspect
langagier, Durand s’attache à l’analyse de la matière bachelardienne dans la mesure où
elle propose une détermination, c’est-à-dire un moteur objectif de l’imaginaire. Mais il
s’interroge aussi sur l’existence de motifs subjectifs et complète cette investigation grâce
aux apports de la psychanalyse. Il refuse toutefois de ne concevoir le symbolique que
comme le fruit d’un refoulement sexuel (Freud) ou d’un héritage immémorial (Jung). Il
met alors en œuvre la notion de « trajet anthropologique », soit l’idée selon laquelle nos
représentations du monde s’élaborent en un carrefour d’échange entre les pulsions
subjectives de l’individu et les intimations objectives émanant de l’environnement
cosmique et social. Pour Durand, l’image n’est jamais arbitraire : elle contient
matériellement son sens et a une signification intrinsèque ; elle a une dimension
symbolique surdéterminée. Il y a donc bien homogénéité du signifiant et du signifié au
sein d’un dynamisme organisateur des images. D’où il découle qu’un sémantisme objectif
de l’imaginaire est possible. C’est ce qu’il tente d’établir dans Les Structures
anthropologiques de l’imaginaire10 : à partir des théories des « dominantes réflexes » de
Piaget, il définit une classification des grands symboles de l’imagination en fonction des
motivations profondes auxquels ils correspondent. Il dégage ainsi deux grands régimes
(diurne et nocturne) de l’image, qui représentent deux manières opposées de lutter
contre l’angoisse du temps et de la mort. Il montre que les symboles sont surdéterminés,
soit susceptibles de diverses actualisations de sens contextuelles, mais toujours
subordonnés à un sens primitif, archétypal.
19

8 L’intérêt du système durandien pour les études littéraires réside dans l’importance
accordée aux verbes : pour l’anthropologue, les trois schèmes moteurs déterminés par
Piaget qui fixent ici les isotopies se réfèrent à des actions, non à des objets ; ils sont
exprimés par des infinitifs (distinguer, confondre, relier). Ces trois schèmes, en
rencontrant les réalités naturelles et sociales, déterminent des archétypes de l’imaginaire
qui les incarnent dans des objets (par exemple : le schème « chuter » correspond à
l’archétype du gouffre). L’archétype, par son universalité, ne souffre d’aucune
ambivalence (l’aile signifie toujours l’envol), tandis que le symbole, polysémique et
ambivalent par nature, s’avère lié à une civilisation particulière (ainsi le serpent peut
prendre le sens symbolique du cycle, du phallus, du Mal, etc.). Sous l’impulsion des
schèmes moteurs, les archétypes et les symboles s’organisent en récits, constellations
d’images en mouvement, qui sont les mythes. Gilbert Durand postule que le lecteur est
prioritairement interpellé par les affinités du récit qu’il lit avec les mythes. Dans Le Décor
mythique de La Chartreuse de Parme 11, il décèle ainsi le noyau mythique qui organise le
récit (signifié) et la narration (signifiant) stendhaliens. A partir des « redondances » du
texte, il perçoit le « mythe latent » inscrit dans le texte sous forme de « décor mythique »
par le biais des « mythèmes » (la plus petite unité de discours mythiquement
significative). Dans Mythodologie12, il précise que le mythème n’a pas à être nommé
explicitement, en raison du primat du verbal et de l’épilhétique sur le nom et le nom
propre. Nécessairement comparatiste, Durand étend son champ d’étude de la mythocritique
à la mythanalyse13 en s’intéressant aux mouvements de résurgences et de disparitions d’un
mythe dans les différentes civilisations et cultures au fil des temps, et met au point le
concept de « bassin sémantique ».
9 Littéraire de formation, Jean Burgos reprend à Gilbert Durand la notion d’imaginaire
comme carrefour d’échanges des pulsions individuelles et des déterminations
extérieures, mais il revient à la question centrale des études de littérature, à savoir ce qui
fait la poéticité d’un texte, son aptitude à engendrer, par le langage, une réalité nouvelle
et sans cesse renouvelée par la lecture. Pour Burgos, c’est l’image qui est l’origine de cette
qualité textuelle, ajoutant un « épaississement de sens », un « contrepoint vertical 14 » qui
se surimpose au cheminement horizontal de la lecture : une conception particulièrement
proche de celle que Paul Ricœur propose du fonctionnement de la métaphore15. Comme
Durand, le poéticien propose l’établissement d’une syntaxe de l’imaginaire et dégage en
ce sens trois schèmes (la révolte, le refus, la ruse) qui correspondent à trois types de
rapport au monde, trois solutions proposées à l’angoisse de la finitude qui organisent tant
les contenus thématiques que l’ordonnance linguistique d'un texte, et particularisent le
sens d’images au départ polyvalentes. L’écriture poétique est pour lui une morphogenèse,
puisque la combinaison des schèmes fait surgir des formes neuves, elle crée une « réponse
donnée dans l’espace du texte aux angoisses du temps »16. Cet espace est vectoriel, orienté
vers l’avant, vers un sens toujours au-delà et qui se cherche ; il est essentiellement action
puisque l’écriture « poétique » (littéraire) est une manifestation contemporaine de son
énonciation. L’œuvre littéraire apparaît, de ce fait, comme « une sorte de présent
spatialisé qui échappe à la durée, un carrefour où l’être et le monde échangent leurs
forces respectives pour déterminer une réalité nouvelle irréductible aux deux réalités
dont elle procède, un espace privilégié où la durée n’a pas de prise tant que le lecteur ne
la réinstalle dans l’espace de son propre Imaginaire17 ». On le voit, Burgos s’intéresse
davantage à l’aval du texte (l’au-delà des images) qu’à son amont (les motivations
sociologiques, psychologiques, linguistiques, etc. qui président à l’écriture). Il insiste sur
20

le caractère résolument ouvert de l’image, qui « appelle toujours quelque chose d’absent
avec lequel et par lequel seulement elle prend sens18 », au contraire de la stéréotypie qui
est un dynamisme en circuit fermé. C’est dans cette perspective que la création littéraire
est « un supplément d’être à venir19 ». Mais cette définition du phénomène littéraire ne
vise que le phénomène de la création poétique ; elle laisse dans l’ombre la fonction
narrative et les particularités de la mise en intrigue des textes narratifs ou théâtraux.
10 Tel n’est pas le cas des « poéticiens du sujet » qui travaillent dans le sillage de Jean
Decottignies20 et Christian Chelebourg 21. Héritiers de Durand pour ce qui concerne la
notion de « trajet anthropologique » et de Burgos pour ce qui est de l’importance
accordée au processus de création dans et par la langue, les poéticiens du sujet trouvent
chez Lacan une orientation particulière de leur intérêt pour la singularité du geste
scriptural, qui les incline à tenir compte de la mise en récit. Ils partent en effet du
postulat que l’écrivain est toujours engagé dans une démarche narcissique et que
l’imaginaire est le moyen langagier par lequel il soumet la réalité à son narcissisme
blessé : « Il est, tout ensemble, celui qui construit l’œuvre, et celui qui se construit en elle
pour vaincre une “difficulté d’être”22 ». Dans cette perspective, toute œuvre est un
« autoportrait symbolique » de son auteur, élaborée en vue de réparer, par la sublimation,
les problèmes du vécu. D’où l’intérêt du repérage de motifs récurrents, débouchant sur
une « psychomythie » de la création : il s’agit de percevoir « quelle fiction intime,
engendrée par l'imaginaire, fonde la démarche narcissique du créateur23 ». Il n’y a pas
lieu à cet égard de distinguer le conscient de l’inconscient, ni l’« imaginaire » du
« symbolique » au sens lacanien de ces termes : l’œuvre est comprise comme symptôme et
s’exprime dans une langue qui a rompu avec l’arbitraire du signe dès lors que tout
signifiant est homogène à un signifié présent dans l’inconscient personnel du créateur.
Chaque sujet possède son idiolecte, c’est-à-dire sa langue lui appartenant en propre. On
voit l’importance accordée au langage. Cette démarche d’analyse a donc l’avantage de
tenir compte tant des formes d’écriture que des contenus et des principes de leur
organisation en récit ; elle inclut même l’attention à l’histoire du texte et à son processus
éditorial, qui participent pleinement de l’« acte égographique » du sujet. Mais elle ne se
leurre pas sur sa propre inscription dans l’imaginaire : le lecteur glisse nécessairement,
sous les signifiants textuels, les signifiés qui procèdent de sa propre intentionnalité. Pour
les « poéticiens du sujet », il y a donc jamais univocité sémantique ; le contresens apparaît
même comme « la loi esthétique de l’échange scriptural24 ». Seule la cohérence
quantitative et qualitative des observations garantit dès lors le bien-fondé d’une
hypothèse interprétative.
11 On aimerait pouvoir nuancer cette méthode grâce aux apports de Paul Ricœur et plus
particulièrement la notion d’« identité narrative25 », qui introduit la notion de
temporalité comme essentielle à la construction de soi, et s’intéresse à la mise en scène de
soi par le biais de la mise en intrigue, soit des opérations narratives qui conduisent à
l’élaboration d’une identité comprise comme « ipséité ». Pour le philosophe, il faut
distinguer différents niveaux de construction narrative qui relèvent d’une imagination
créatrice : le niveau du vécu (la diégèse), le niveau raconté (la narration, où Ricœur voit
l’importance du mythe, soit de la fiction comme médiation entre les actes et la
conscience) et le niveau interprété à partir des œuvres (où Ricœur pointe, comme les
poéticiens du sujet, le phénomène de l’interprétation comme refiguration du sens, et
récuse tout intuitionnisme immédiat, ce qui revient à souligner l’importance de
l’apprentissage de la lecture). Il donne une place prépondérante à l’imagination qui seule
21

peut doter la conscience d’un horizon symbolique pour penser les valeurs et l’identité. En
même temps, il précise que si l’imagination est en rapport direct tant avec l’archê (le
mythe) qu’avec le telos (l’avenir à construire), elle ne maîtrise ni l’un, ni l’autre ; il lui
apparaît en revanche impossible d’en faire l’économie.
12 Riche de tous ces héritages, les études sur l’imaginaire littéraire se conçoivent
aujourd’hui comme une approche du fait littéraire dans sa globalité : tant les contenus
que les trouvailles philologiques, les formes narratives et les structures textuelles, tant
l’amont de la création que l’aval de la réception, tant les aspects contextuels de l’écriture
que le processus éditorial peuvent être convoqués et trouver leur place dans l’analyse. La
convergence de ces éléments permet de s’assurer de la fiabilité des résultats. On peut en
outre se livrer à la confrontation d’imaginaires : illustrations, adaptations, réécritures,
etc. : l’objet des études de l’imaginaire appelle non seulement l’ensemble des disciplines
littéraires, mais encore la pluridisciplinarité des sciences humaines au sens large. Face à
cette ampleur de champ, l’analyste littéraire doit dès lors se donner un ancrage précis,
qui permet d’effectuer un travail efficace parce que significativement ciblé. Tel est le cas
de l’étude des réécritures mythiques.

Mythe et herméneutique littéraire


13 Si les mythes antiques et bibliques imbibent l’imaginaire culturel occidental, on admet
que la littérature qui, dès lors qu’elle se présente sous la forme du récit, partage avec le
mythe une parenté consubstantielle26, en soit un des véhicules les plus ostentatoires. Les
analystes de la littérature sont cependant confrontés à un problème épistémologique
difficile à résoudre dès lors que le mythe vit d’ajouts, de retraits, de métamorphoses, de
variantes à l’infini, et se plie aux définitions les plus diverses. Nous envisagerons ici les
mythes qui forment le substrat imaginaire de la littérature moderne en Occident, qu'ils
soient gréco-latins (comme Prométhée), judéo-chrétiens (Job) ou issus d'une tradition
littéraire (Don Juan), et nous reprendrons à Raymond Trousson27 la distinction qu’il opère
entre le thème (la présence, quantitative, d’une image) et le mythe littéraire (la
construction, qualitative, d’une structure), distinction que Victor-Laurent Tremblay
synthétise en cette formule éclairante : « Afin de bien distinguer le mythe littéraire du
thème, il importe de signaler que celui-ci se réitère paradigmatiquement, constituant un
réseau symbolique s’étendant dans un temps et un espace déterminés, alors que celui-là
implique un plan syntagmatique et comporte toujours, non plus une image, mais un récit
primordial que l’écrivain modifie à sa guise28. »
14 L’observation des tendances des études littéraires au XXe siècle permet de voir que,
parallèlement à un courant de désintérêt pour le mythe correspondant à l’essor du
structuralisme, un certain nombre de critiques ont revendiqué au contraire, avec une
ampleur croissante depuis la fondation du Centre de Recherches sur l’Imaginaire par G.
Durand en 1966, le recours au mythe en tant qu’outil de pénétration dans l’intelligence
des textes littéraires modernes, dans une attitude épistémologique qui oppose l’ouverture
du signifié à la clôture du signifiant structuraliste29. La focalisation des études littéraires
sur la lecture ramène également au mythe, puisqu’il s’agit dans ce cas d’expliciter les
archétypes mythiques perçus par le lecteur dans un donné littéraire qui apparaît lui-
même comme le bassin de réception par un écrivain de figures ou de situations mythiques
déterminées. Pierre Swiggers, soucieux de distinguer dans cette structure en gigogne les
22

éléments mythiques originels de l’élaboration littéraire d’un « mythe personnel30 », a


proposé en ce sens les notions d’« hypomythe » et « hypermythe31 ».
15 L’analyse des imaginaires littéraires se situe aujourd’hui dans la mouvance de la
mythanalyse, qui scrute les textes pour mettre à jour non seulement le sens
anthropologique de leur fable, mais surtout leur signification structurelle : les contenus
sont liés à une écriture, pris à l’intérieur d’une construction narrative, révélatrice d’un
projet littéraire ancré dans une réalité psychologique et idéologique. On observe le rôle
des mythes dans le processus en chaîne de la réception littéraire, dont l’herméneutique
scientifique est un aspect, en tenant compte des éléments éclairants qui peuvent surgir de
l’examen du contexte personnel et historique de l’émergence d’un texte en rapport avec
sa structure interne. En fait, qu’il soit question de la réécriture d’un donné mythique par
un écrivain ou de la projection sur un texte par le lecteur d’une structure identificatrice
liée aux mythes, il s’agit toujours de l’interférence des éléments mythiques dans
l’interprétation d’un donné littéraire. En effet, l’écrivain qui réactualise un mythe ne fait
rien d’autre que livrer une trace écrite de sa propre lecture, doublement orientée, d’une
part par les mises en formes littéraires par lesquelles il a pris connaissance des mythes –
puisque les mythes antiques nous sont tous parvenus par le biais d’une littérature et que
la Bible est le Livre dans lequel nous trouvons, selon l’expression de Northrop Frye, notre
« grand code32 » de lecture – et d’autre part, par les commentaires antérieurs dont ces
éléments ont fait l’objet. Comme le dit Raymond Trousson, le créateur confronté avec le
thème mythique « éprouve beaucoup plus de servitude que d’indépendance33 », car son
travail est tributaire de la préexistence des personnages, des situations, des formes
littéraires, des valeurs d’époque, etc. Le critique reproduit à son propre niveau
d’intervention un mouvement similaire. De ce fait, si les champs d’action et les
compétences du créateur et du lecteur scientifique s’avèrent divergentes, leur geste reste
semblable en ce sens qu’il est celui d’une interprétation qui, partant d’un matériau
polysémique (les traditions mythiques, les mythes littéraires et leurs gloses), cherche à
construire un ordre de signifiance qui puisse s’avérer satisfaisant, en mettant en regard
une certaine structure de signification perceptible dans un récit mythique et un certain
horizon affectif, intellectuel et culturel à un moment précis.
16 D’une manière générale, il semble que le mythe joue, dans le processus herméneutique,
un rôle délimitatif de nature à rassurer le lecteur dès lors que la situation mythique
canalise le sens en vue d’une signification et ramène l’inconnu au connu, l’anecdotique à
l’universel. Cette fonction vectorielle s’avère toutefois une arme à double tranchant : le
recours à un récit mythique particulier, toujours révélateur de ce que H. R. Jauss a appelé
« l’horizon d’attente34 », c’est-à-dire des valeurs qui emportent l’adhésion momentanée
du lecteur, parfois extrêmement dynamisant quant à la compréhension de la construction
d’une intrigue, peut aussi endiguer une interprétation, voire faire écran au sens, car il
tente à réduire l’altérité au bénéfice de l’identité, alors que c’est l’altérité qui fonde
l’intérêt littéraire. Nous prendrons ici quelques exemples concrets rencontrés dans nos
propres pratiques d’analyse pour illustrer à grands traits ces cas de figure35.
17 Le cas le plus simple est celui que retient au départ Pierre Brunei qui ne considère que les
œuvres dans lesquelles les auteurs ont recouru explicitement au mythe : citation d’un
héros (Ulysse) ou d’un lieu (la forêt des Erinyes), évocation d’un exploit célèbre (la quête
de la Toison d’or) ou d’une situation archétypale (le Paradis perdu). Pour l’auteur du
Dictionnaire des mythes littéraires36, l’allusion claire et répétée est le seul indice qui autorise
le repérage d’une intertextualité mythique dans l’imaginaire d’un écrivain. Mais si cette
23

position peut convenir lorsque l’on se propose de faire l’histoire diachronique des thèmes
mythiques dans la littérature, elle devient insuffisante lorsqu’il s’agit d’entreprendre une
démarche herméneutique des mythes littéraires. C’est pourquoi Pierre Brunei est amené
à revenir ensuite sur ses positions et à admettre qu’un mythe peut aussi être « en
immergence » dans un texte, c’est-à-dire non nommé, non nécessairement présent par la
volonté de consciente de l’auteur mais néanmoins opérant sur le mode du « contrepoint 37
». Or, dans cette seconde perspective, qui rejoint la position durandienne, le repérage
d’un donné mythique dans un texte contemporain renvoie à une cascade de questions dès
lors qu’il désigne d’office l’œuvre écrite comme une réécriture, et l’auteur comme un
interprète qui sélectionne certains traits, privilégie certains aspects, ou fait se télescoper
certains éléments afin de construire son propre projet littéraire, avec plus ou moins de
lucidité.
18 Ainsi, par exemple, Le plus bel amour de Don Juan de Jules Barbey d’Aurevilly 38 se présente
comme un emprunt au mythe littéraire du Burlador de Séville, dans une optique qui, d’une
part, souligne l’angoisse de l’auteur devant la fuite du temps – ce qui est conforme aux
interprétations précédentes du mythe – et souligne plus particulièrement chez lui le
malaise lié à l’Histoire, mais qui, d’autre part, prend des libertés par rapport au modèle
espagnol qui forcent à s’interroger sur le sens des décalages. On voit dès lors le séducteur
de Barbey devenir le parfait dandy décadent de cette fin de XIXe siècle, et ce qu’il nous
apprend de sa plus belle conquête ramène à l’inversion des rôles sexuels caractéristique
de l’univers aurevillien, où c’est la femme qui prend l’initiative alors que l’homme subit
passivement sa destinée. L’écrivain, se situant par rapport à une lignée de réécritures
mythiques, affirme donc d’autant plus clairement son identité propre qu’il joue la
partition mythique sur le mode d’une altérité relative. Dans cet esprit, le romancier
contemporain Eugène Nicole, invité à préciser la composante mythique de son travail
d’écriture, dit s’être avisé qu’elle procédait « d’un phénomène de consonance et plus
exactement d’un écart de consonance39 ».
19 Par ailleurs, si un mythe est un récit comprenant une succession organisée de mythèmes,
l’écrivain marque aussi son interprétation par la sélection qu’il opère dans le parcours du
héros. Une étude comparatiste du type de celle de Raymond Trousson sur Le cas d’Antigone
40
démontre suffisamment comment les sensibilités d’époque s’emparent différemment de
l’aventure de la fille d’Œdipe et, en accentuant tels ou tels aspects de sa destinée, en
situant ceux-ci dans des trajets diégétiques et axiologiques différents, explicitent ce qui
les interpelle au plus près dans la dynamique dont cette héroïne est le centre. D’autres,
comme Eva Kushner à propos d’Orphée41 ou Max Milner étudiant les représentations du
diable42, ont fait remarquer combien les agissements identiques des figures mythiques se
chargent de connotations positives ou négatives selon les tempéraments d’écrivains et les
fluctuations de l’histoire des mentalités. Ainsi Pierre Albouy, et, à sa suite, Colette Astier,
Simone Fraisse, Jean Rousset et bien d’autres auxquels la librairie Armand Colin a
consacré la série « Mythes » dans la collection U243, ont souligné la pluralité des lectures
des mythes héroïques et leur incidence dans les productions littéraires parfois
antagonistes qu’elles nourrissent. Steiner évoquera à cet égard les Antigone, dans un
pluriel explicite.
20 Mais le parcours de l’œuvre d’un auteur peut également témoigner d’une évolution dans
sa lecture d’un mythe. Tel est le cas, par exemple, du cycle œdipien chez l’écrivain belge
Henry Bauchau, dont il n’est pas négligeable de savoir qu’il est venu à la littérature dans
le sillage d’une cure psychanalytique, qu’il est devenu lui-même analyste et collaborateur
24

régulier des Études Freudiennes. En 1966, cet écrivain conçoit une pièce qu’il intitule La
Reine en Amont, dont le protagoniste est Alexandre le Grand. Celui-ci tente de faire
comprendre à son père le caractère étouffant de sa situation personnelle en faisant
représenter devant lui un drame inspiré par la légende œdipienne, dans lequel sa propre
mère joue le rôle de Jocaste. C’est dire que le premier regard porté par Henry Bauchau sur
la famille des Labdacides retient l’image du conquérant et de son désir trouble pour une
mère inaccessible, soit sur la matière du « complexe » mis en avant par Freud. Mais
en 1982, soit seize ans plus tard, quand la figure du roi de Thèbes revient hanter
l’écrivain, ce n’est plus le héros jeune et superbe qui s'impose à son imaginaire mais
l’homme du désastre, le coupable, le banni. Et lorsqu’après quelques poèmes, Henry
Bauchau se lance dans l’écriture d’une vaste fresque romanesque, il prend le parti de
combler le vide laissé par Sophocle entre Œdipe Roi et Œdipe à Colone, soit d’inventer les
modalités de l’exil et de la lente remontée du héros vers la réconciliation intérieure et la
gloire. Dans le courant de la rédaction, qui s’étale sur six années, il donne cependant de
plus en plus d’importance à un personnage secondaire au départ : Antigone, et ce
mouvement s’intensifie à un point tel qu’il donne lieu à un second roman consacré tout
entier à la fille d’Œdipe.
21 Ce parcours, qui montre la mouvance de la focalisation sur tel ou tel aspect de la fable
mythique, laisse tout d’abord percevoir l’importance des médiations par lesquelles un
écrivain passe pour aborder les mythes : ainsi, il n’est pas inutile de savoir, d’une part,
que le second analyste d’Henry Bauchau, de 1965 à 1971, est Conrad Stein, l’auteur de La
Mort d’Œdipe44, qui a reporté l’intérêt du personnage, à l’inverse de Freud, sur la fin de son
parcours dans une perspective de libération. D’autre part, il ne faut pas négliger le fait
que le romancier ait suivi avec intérêt le séminaire VII de Jacques Lacan consacré à
« l’éthique de la psychanalyse », qui traitait précisément de la position d’Antigone
« entre-deux-morts », une zone qui a une fonction singulière dans l’effet tragique et dans
le sens du beau qui s’y joue. Ensuite, il faut observer que ce déplacement d'intérêt à
l’intérieur de la matière mythique s'accompagne d’un certain nombre de libertés prises à
l’égard du modèle sophocléen ou de son interprétation lacanienne. Par exemple, dans le
roman de l’écrivain contemporain, Antigone ne se suicide pas. Elle ne coïncide donc plus
exactement avec ce que Lacan appelle la « loi œdipienne », celle du « triomphe de l’être-
pour-la-mort » où réside pour lui la dimension visible du tragique45. Ces décalages
mettent en lumière la construction des valeurs qui s’opère par le mouvement de l’écriture
elle-même, et plus spécifiquement le glissement qui se produit des structures de
verticalité (où il est question de dieux, de conquérants, de potentats, de patriarches
divers) vers les structures d’horizontalité (où il s’agit davantage de fratrie, de
compagnonnage, d’humanité). L’Antigone d’Henry Bauchau lui fournit l’occasion
d’exprimer un mouvement d’humanisation et d’intériorisation du sacré, qui va de pair
avec un abandon des arguments d’autorité et l’avènement d’un nouvel espace de
transcendance où l’éthique n’est plus en aval mais en amont du sacré. Et l’on ne peut
manquer, à cet égard, de pointer la modification corrélative des formes d’écriture par
rapport aux normes antiques46, la question de l’hésitation générique étant
particulièrement intéressante à observer dans le contexte des réécritures mythiques.
22 Enfin, en dehors de l’évocation des figures et des situations mythiques, la littérature peut
aussi se référer plus largement à la pensée mythique. Ainsi les surréalistes ont espéré
obtenir par le mythe une revitalisation intellectuelle non rationalisante et largement
ouverte à l’oxymore et à la polysémie47. Le mythe devient prétexte à un « jeu
25

transformationnel »48 susceptible d’apporter une réponse satisfaisante à certaines quêtes


personnelles perçues comme intégrables à une réalité collective. On perçoit l’ambiguïté
de cette position : si Breton et ses comparses rejettent toute forme de tradition jugée
aliénante, ils s’intéressent par ailleurs au mythe, pertinent dès lors qu’il instaure dans la
pensée un mode de repérage primordial tout en ramenant, par son type de
fonctionnement, au « surréel », soit à « ce certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le
réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et
le bas cessent d’être perçus contradictoirement49 ». Dans la pensée mythique, les
surréalistes trouvent en effet « le modèle d’un discours fondé sur l’analogie, qui arrache
la parole à sa contingence50 » et permet de penser l’impensable. Plus qu’aux mythes en
eux-mêmes, ils s’attachent à « l’effet de mythe51 » en voulant intérioriser le lieu mythique
pour en faire un « point de l’esprit », et en cherchant non à le raccrocher à un passé, mais
à le projeter dans un avenir à conquérir. Les surréalistes entendent ainsi enrichir le trésor
existant des mythes de figures neuves susceptibles de cristalliser une position nouvelle à
l’égard du déchiffrement du monde, cautionnée par le groupe. Ainsi les mythes de
Guillaume Tell, de l’Angélus de Millet, de Napoléon et d’Adolphe Hitler proposés par Dali,
celui des « Grands Transparents » décrit par Breton ou celui de la Mante religieuse
explicité par Caillois. Position obscure donc, qui, au même titre que le recours au rite,
mènera les surréalistes à l'impasse52.
23 On a vu quelques cas où les écarts que l’œuvre littéraire opère par rapport à ses sources
directes et indirectes induisent à comprendre la construction sémantique et esthétique
qu’elles élaborent selon les trois axes définis par V. L. Tremblay53 : psychique, social et
diachronique. Il faut encore évoquer les croisements inédits entre lieux ou personnages
mythiques. Sans aller jusqu’au ludisme surréaliste, ou jusqu’au syncrétisme qui
caractérise la postmodernité, certains écrivains proposent une surimpression de mythes
porteuse de sens. Ainsi, par exemple, Pierre Jean Jouve, dans le récit intitulé Dans les
années profondes, superpose deux mythes bibliques, à savoir une allusion à Loth et ses filles
et l’image de Saint Jean-Baptiste, qui télescopent eux-mêmes deux mythes antiques, celui
de la Gorgone et celui d’Orphée54. Cette coïncidence inattendue invite le lecteur à
s’interroger sur les parallélismes qui autorisent ces assimilations, qui ne deviennent
pleinement signifiantes que lorsque l’on se détache quelque peu de la dénotation pour
faire jouer les connotations. Elles permettent, dans le cas qui nous occupe, d’enrichir le
sémantisme du récit à plusieurs niveaux : du point de vue de l’économie narrative, ce
passage fonctionne comme une annonce (il prédit au héros un rite de passage, une
initiation sacrée à laquelle l’inceste ne restera pas étranger) ; du point de vue de
l’inscription spatiale de l’intrigue, il souligne l’importance de l’appartenance à un sol ; du
point de vue de la dynamique interne du récit, il suggère qu’il sera ici davantage question
de promesse que d’accomplissement ; enfin, du point de vue formel, il faut observer que
pour chacune des figures mythiques retenues, Jouve puise dans sa narrativité propre et
que, dans l’entrelacement de ces fils, il tisse son propre texte. S’il émaillé son récit
d’allusions brèves – un nom, un détail descriptif – il faut percevoir que c’est en réalité à
des situations, à des mises en intrigues, qu’il fait appel, et c’est en quoi les emprunts
bibliques peuvent rejoindre certains fragments mythologiques : les références
dynamisent le texte par la dramatisation implicite de leurs contenus. Ainsi, dans
l’ensemble des allusions, on aperçoit la convergence des références antiques et bibliques
vers deux paradigmes, celui qui oppose la vie et la mort, et celui du rapport homme/
femme, impliqués selon des modalités fluctuantes qui permettent au texte de Jouve de se
déployer progressivement. De plus, la nuance orphique (qui repose sur le fait que Loth et
26

Orphée présentent certains mythèmes communs comme l’interdiction de la vision, le


retournement, la perte de l’être aimé) ramène le récit à sa signification poétique, puisque
le texte de Jouve relate la naissance d’une vocation littéraire. Et dans ce contexte
initiatique, ces mêmes images permettent encore de mettre l’accent sur la dichotomie
« savoir/non-savoir » ou plus précisément « vision/aveu-glement », et de mettre ainsi en
évidence, par la bande, les forces inconscientes qui animent le héros et conditionnent son
interprétation des faits. Car le destin du protagoniste jouvien se joue entre l’incapacité à
lire les signes et la transgression d’une interdiction de voir. Et telle est précisément l’une
des questions essentielles que cherche à résoudre toute l’œuvre de Jouve ; comment
percevoir le divin, et comment ne pas voir l'horreur : voilà un (sinon le) débat qui
traverse l’ensemble de sa production littéraire et qui, dans son dernier texte en prose,
trouve une voie d’expression privilégiée par le jeu des allusions mythiques, de sources
bibliques et antiques55.

Leurres et implicites mythiques


24 Dans les exemples précités, le mythe, qu’il s’agisse d’une réécriture ample ou d’une
allusion ponctuelle, joue toujours un rôle délimitatif positif quant à la construction des
significations textuelles. Dans d’autres cas, on peut être confronté à des programmations
de lecture qui induisent un leurre.
25 Ainsi, pour poursuivre l’exploration de l’œuvre de Pierre Jean Jouve, on peut citer
l’autoportrait littéraire intitulé En miroir56. Le titre laisse entendre qu’il s’agira d’un
recueil de réflexions qui renvoient l’auteur dans une situation de quant-à-soi, où il va
tenter de contempler et saisir l’unité de sa propre image dans un mouvement de retour
sur soi. En d’autres termes, c’est ici le battement morcellement/unification narcissique
qui paraît être en jeu, d’autant plus que l’écrivain utilise la figure de Narcisse comme une
forme signifiante, jouant de l’ambivalence érotique et morbide qui caractérise ce mythe
pour affirmer pour lui-même l’importance de la « connaissance par l’érotique57 », du sens
de la mort qui l’anime et de son utilisation positive en art, ou de son inaptitude à
départager nettement les règnes du réel et de l’imaginaire. En un mot, il donne
entièrement dans la comédie du narcissisme, du poète autobiographe à la recherche de sa
propre vérité, penché sur le gouffre mortifère de l’auto-contemplation : « J’éprouve
toujours devant mon propre tableau le doute de ma jeunesse, le même étonnement
chargé d’angoisse58 ». Mais en même temps, il donne au lecteur la possibilité de
comprendre qu’il s’agit davantage de la mise en scène d’un personnage jouvien que d’un
véritable écrit intime. D’une part, par le dernier mot du texte, qui exprime sans
équivoque la fiction : le mot FIN, et d’autre part, par une phrase telle que celle-ci, à
laquelle on peut donner toute sa résonance en tant que mise en abyme de l’énoncé : « La
sincérité se distingue difficilement de la machination. La comédie est générale, et cette
comédie est véritable, car au bout du compte elle produit un mouvement, une vérité59 ».
On découvre alors ce tacticien qu’est l’homme de lettres, dont la stratégie n’est
nécessairement pas là où il l’avoue. Car l’unité, par essence, ne se laisse pas enfermer
dans les mots, et toute entreprise auto-définitionnelle ne peut, dans cette perspective,
que mener à l’échec. En effet, accéder à l’unité signifie coïncider tout entier avec soi,
parachever son être, ce qui ne se produit qu’au moment de la mort, c’est pourquoi l’unité
se trouve nécessairement là où on ne peut pas la voir, dans l’angle mort. Du mythe de
Narcisse, où le miroir tue, Jouve passe ainsi subrepticement dans cet écrit
27

autobiographique à celui de la Gorgone, où le miroir sauve, car c’est peut-être davantage


le rôle de Persée qu’il convient d’endosser, abordant son œuvre « en miroir » pour éviter
de mourir pétrifié. Mais l’écrivain se garde bien de mentionner Persée, vrai secret de
cette forme indirecte d’écriture du Moi ; il lance son lecteur sur la piste de Narcisse,
secret de Polichinelle du récit autobiographique.
26 Le mythe permet ainsi à l’auteur, par sur-codage du texte, de programmer la lecture de
son œuvre. Dans ce cas, le leurre devient un motif structurant, révélant non seulement
une thématique mais également un procédé d’écriture qui lui donne corps. Un exemple
similaire d’exploitation des mythes serait le roman Watt de Samuel Beckett, dans lequel,
explicitement, on croise Œdipe, mais dont le véritable objet est une initiation orphique60,
car si l’allusion à Œdipe permet de mettre le lecteur sur la voie quant au thème de la
clairvoyance, en aucun cas la matière du roman ne peut être rattachée aux mythèmes
œdipiens. Par contre, on décèle une exploitation des mythèmes orphiques : perte,
descente aux enfers, démembrement, etc., mais sur le mode de la dérision. L’initiation
orphique reste ainsi sans objet, elle tourne à vide, de même que l’entreprise romanesque
elle-même. En définitive, la question de l’écriture reste le seul contenu du roman, qui
s’achève sur un effilochage du langage littéraire. Ici encore, le mythe explicite met le
lecteur sur la voie d’une interprétation significative, certes, mais anecdotique, quand un
autre mythe, lisible en filigrane seulement, ordonne la matière profonde du récit qui
métaphorise le projet littéraire lui-même, qui consiste à mettre en œuvre un langage de
la perte.
27 Mais si un mythe peut occuper une place implicite dans l’organisation herméneutique
d’un récit, qu’en est-il de la question de l’intentionnalité de l’écrivain ? Peut-on en arriver
à faire l’impasse sur hypertexte qui commente les sources, ou passer outre au silence de
l’auteur, voire à son déni d’intention ? Nous prendrons, ici encore, un exemple pour
éclairer cet épineux problème. Il ne concerne plus la mythologie antique mais un mythe
littéraire médiéval, lisible en filigrane dans Le Nœud de vipères de François Mauriac. Il est
possible, en effet, de lire ce roman à la lumière d’un mythe chrétien qui n’y est nullement
cité, mais qui semble toutefois ordonner les éléments du récit dans une structuration
signifiante, à savoir celui du Graal61. La première version du texte convie à l’assimilation
du héros-narrateur, Louis, au Roi-Pêcheur du Conte du Graal, qui attend l’avènement de la
parole rédemptrice de Perceval. Mais la version définitive du roman, plus longue, donne
du héros une vision évolutive qui le complexifie en pointant, d’une part, les potentialités
positives du personnage, et d’autre part, le rôle dynamique de l’écriture dans son
itinéraire intérieur et relationnel. La situation du protagoniste romanesque en vient alors
à coïncider avec celle de Perceval qui, coupable par omission, n’a pas pu, au moment
opportun, poser les questions essentielles qui l’auraient mené au salut, et a dû errer
longtemps avant d’atteindre l’efficacité et la clairvoyance. Or cette allusion au mythe
littéraire du Graal, qui éclaire à la fois l’itinéraire du héros et les modalités de la
narration, se comprend également en regard du projet de l’écrivain : en lutte contre les
tactiques d’évitement qui nous font nous réfugier dans l’indifférence à la dimension
spirituelle du monde, son œuvre cherche à provoquer le choc nécessaire à notre
dynamisation. Mauriac, comme son personnage-narrateur, prend ainsi le risque de ne pas
être compris en exposant non la sainteté mais son contraire ; ce livre a une structure en
gigogne.
28 Mais à aucun moment Mauriac ne s’est prononcé quant à l’importance qu’il donnait à la
figure médiévale du Graal, et il n’est donc aucun moyen de savoir si les rapprochements
28

entre ce mythe littéraire et son œuvre sont ou non fortuits. Cette question reste,
toutefois, à la limite, secondaire, dès lors que le lecteur trouve un faisceau de
convergences qui l’autorisent à percevoir une analogie entre une figure ou une
configuration mythique donnée qui appartient au double champ de la spiritualité
chrétienne et de la littérature, et une construction littéraire élaborée dans une
perspective chrétienne. Est-il nécessaire en effet que toutes les stratégies de lecture aient
été sciemment programmées par l’auteur ? Raymond Trousson62 donne l’exemple du
roman L’Homme ce soixante ans de Franz Hellens, qui reprend non intentionnellement mais
significativement la matière du mythe de Faust. Dans le cas qui nous occupe, le
rapprochement avec le Graal, soit l’aventure d’un non-dit, est d’autant plus efficace
qu’elle reste dans l’implicite, d’où la difficulté à trancher la question de l’intentionnalité
de l’auteur. Comment négliger les approfondissements de lecture qui s’appuient sur les
allusions non avouées ? Peut-on laisser l’écrivain être seul juge des voies d’interprétation
autorisées de son œuvre ? Charles Mauron, en 196463, prônait la liberté de la critique pour
autant qu’elle repose sur une assise quantitative et sérielle. Les études actuelles sur
l’imaginaire tiennent compte de la cohérence qualitative : les mythes, interpellés ne
peuvent devenir signifiants qu’à la condition qu’ils entrent avec le texte littéraire dans
une relation de continuité sémantique, dénotative et/ou connotative. Ainsi, on pointera
que la question de l’interdit de la vision structure tant les textes jouviens que les mythes
de Narcisse, de Méduse ou de Loth, que la problématique du langage et de la
représentation est au cœur de l’œuvre de Beckett autant que des mythes œdipiens et
orphiques, et que le non-dit s’avère central aussi bien dans le roman catholique de
Mauriac que dans le récit mythique du Graal.
29 Ainsi, ce ne sont pas tant les personnages mythiques que les situations emblématiques
qu'ils cristallisent qui focalisent l’intérêt des écrivains d’une part, et des lecteurs de
l’autre. En d’autres termes, ces mythes intéressent dans la mesure où ils représentent une
configuration dynamique d’éléments donnant lieu à une mise en intrique dans un récit.
Les écrivains construisent leur propre cohérence à partir de la narrativité des mythes qui
font intervenir les questions qui les préoccupent. Une seule allusion explicite à l’une ou
l’autre figure mythique charrie tout un contexte dramatique dont le récit littéraire peut
tirer parti dans sa propre économie narrative. Par ailleurs, les parallélismes situationnels
entre un récit littéraire et un mythe non précisé doivent être particulièrement nombreux
et convergents pour que, en retour, le lecteur puisse être assuré d’avoir repéré une
allusion signifiante susceptible d’éclairer une œuvre en particulier et, par extension, un
projet littéraire. Et dans cette perspective, tout est à construire, puisque la lecture
devient la rencontre ponctuelle entre deux imaginaires, celui d’un lecteur et celui d’un
écrivain, eux-mêmes lecteurs des mythes à travers le prisme des lectures mythiques qui
les ont précédés. Le rapport du lecteur contemporain aux mythes se présente comme une
chaîne qui va dans le sens de la complexification.
30 Dans cette acception, les voies praticables de l’herméneutique littéraire ne sont toutefois
pas ouvertes à l’infini. En effet, les situations emblématiques qui requièrent la
prédilection des écrivains sont précisément celles qui correspondent à leur
questionnement propre de créateur dans leur rapport au monde, au langage ou à soi.
Ainsi l’initiation et ses figures multiples (l’engagement de soi, l’épreuve du labyrinthe, la
traversée de la mort, la transformation intérieure...), ou le combat, la séduction, la vision
et le tabou, le dit et l’indicible, etc. Et si l’écrivain est conscient de n’être qu’un maillon de
la chaîne du phénomène littéraire qui remonte à la nuit des temps, le lecteur qui
29

s’intéresse au mythe est également confronté à l’enchaînement des gloses qui l’ont
précédé, et qui confèrent à sa propre lecture un caractère nécessairement déterminé,
secondaire, partiel, éphémère, ce qui implique l’abandon de tout dogmatisme analytique.
31 Dans l’ensemble, le recours au mythe dans l’interprétation littéraire permet donc une
délimitation du sens qui canalise la polysémie jusqu’à l’obtention d’une trame
interprétative cohérente, sur laquelle vient se greffer le plaisir de la reconnaissance d’un
donné connu. Forcément rassurante, cette médaille a toutefois son revers, qui est de
pouvoir induire le lecteur en erreur par la limitation excessive du sens lorsque l’attention
portée au mythe (à la figure saisie dans une situation mythique) vient faire écran à la
pluralité signifiante du texte littéraire en occultant sa spécificité. C’est pourquoi il est
essentiel, pour que l’on puisse accorder au mythe un crédit interprétatif réel, qu’une
cohérence sémantique octroie aux figures mythiques perçues dans une œuvre
contemporaine le statut de motif littéraire – au sens où le définit David Gullentops, c’est-
à-dire touchant à la fois les contenus et l’écriture, et structurant le projet littéraire lui-
même par l’activation de fonctions multiples : catastrophique, intertextuelle,
idéogrammatique, générative, topologique64. Et c’est dans l’innovation, dans le décalage,
qu’il conviendra toujours de lire la spécificité d’une œuvre, qui tisse une trame
particulière ayant sa structure spécifique au sein du réseau formé par l’ensemble des
lectures mythiques antérieures. Car chaque lecture elle-même est innovante, puisqu’elle
manifeste une virtualité signifiante du texte qui s’inscrit sur un horizon de lecture
tributaire des contingences occasionnelles du lieu et du temps, une virtualité signifiante
dont la pertinence repose sur sa faculté à générer la structuration interactive de deux
imaginaires.

NOTES
1. Cet article reprend synthétiquement la matière de deux exposés présentés d’une part le 31 mai
1999 à l'université Charles de Gaulle-Lille 3 lors de la journée d’études Mythes littératures et arts de
l’équipe d'accueil « Textes et Interculturalité », et d’autre part le 7 mai 2002 à l’Université
catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve) dans le cadre du séminaire sur L’Auteur organisé par le
programme de recherche « Prophile ».
2. H. BERGSON, La Pensée et le mouvant, dans Œuvres, Édition du centenaire, Paris, PUF, 1970.
3. R. CÉLIS, « La dimension éthique de l’existence et la littérature », Création, sens, éthique : la
triangulation des enjeux littéraires, volume hors série des Lettres romanes sous la direction de
Myriam Watthee-Delmotte, Louvain-la-Neuve, 2000, p. 108.
4. Cité par R. CELIS, op. cit., p. 119.
5. ID., p. 120.
6. Chr. CHELEBOURG, L’Imaginaire littéraire. Des archétypes à la poétique du sujet, Paris, Nathan, 2000,
p. 5.
7. CH. MAURON, Des métaphores obsédantes au mythe personnel, Paris, Corti, 1964.
8. G. BACHELARD, Lautréamont, Paris, Corti, 1939.
9. G. BACHELARD, L'Air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Corti, 1943, p. 284.
30

10. G. DURAND, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale,


Paris, Bordas, 1969.
11. G. DURAND, Le Décor mythique de La Chartreuse de Parme. Les structures figuratives du roman
stendhalien, Paris, Corti, 1961.
12. G. DURAND, Introduction à la mythodologie. Mythes et sociétés, Paris, Albin Michel, 1996.
13. G. DURAND, Figures mythiques et visages de l'œuvre : de la mythocritique à la mythanalyse, Paris,
Berg International, 1979.
14. J. BURGOS, Pour une poétique de l’imaginaire, Paris, Le Seuil, 1982.
15. P. RICŒUR, La Métaphore vive, Paris, Le Seuil, 1975.
16. J. BURGOS, Imaginaire et création. Le poète et le peintre au jeu des possibles, Saint-Julien, J.P. Huquet,
1998, p. 52.
17. ID., p. 80.
18. ID., p. 76.
19. ID., p. 275.
20. J. DECOTTIGNIES et alii, Les sujets de l’écriture, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1981.
21. Chr. CHELEBOURG, Jules Verne, l’œil et le ventre. Une poétique du sujet. Paris, Lettres Modernes-
Minard, 1999.
22. Chr. CHELEBOURG, L’imaginaire littéraire, op. cit., p. 106.
23. ID., p. 115.
24. ID., p. 116.
25. P. RICŒUR, Temps et récit, tomes I, II et III, Paris, Le Seuil, 1975, 1984. 1985 ; Soi-même comme un
autre, Paris, Le Seuil, 1990.
26. Si R. TROUSSON estime qu’« il n'est pas si sûr que tout mythe littéraire, en dépit de
l’étymologie, implique un récit » (Thèmes et mythes, Bruxelles, Presses de l’Université de
Bruxelles, 1981, p. 18), P. ALBOUY allègue que « si le mythe est toujours un récit, il peut, chez les
modernes, l’être seulement par allusion » (« Quelques gloses sur la notion de mythe littéraire »,
Mythographies, Paris, Corti, 1976, p. 267) et P. BRUNEL propose une formule plus nuancée en
précisant que lorsque le mythe est présent « en dehors de tout récit », il fait pour le moins
« référence à un récit » (« Le mythe et la structure du texte », Revue des Langues vivantes, XLIII,
1977, p. 519).
27. R. TROUSSON, Un problème de littérature comparée : les études de thème, essai de méthodologie, Paris,
Minard, 1965. Voir aussi Thèmes et mythes, op. cit.
28. V. L. TREMBLAY, Sens du mythe et approches littéraires, dans M. ZUPANCIC (sous la direction de),
Mythes dans la littérature contemporaine d’expression française, Ottawa, Le Nordir, 1994, p. 138.
29. C’est ainsi que Marc EIGELDINGER a pu intituler, en 1983, un de ses ouvrages Lumières du mythe,
en un clin d’œil plein d’ironie envers la scientificité hautement rationaliste des codifications
structuralistes qui lui semblaient dépassées.
30. Ch. MAURON, op. cit.
31. P. SWIGGERS, « La notion de mythe littéraire. Note épistémologique », Les Lettres Romanes,
o
tome xxxv, n 4, 1981, p. 335-341.
32. N. FRYE, Le grand code. La Bible et la littérature, Paris, Le Seuil, 1984.
33. R. TROUSSON, op. cit., p. 74.
34. H. R. JAUSS, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.
35. Le travail d’analyse dont il est question ici à titre d’exemple porte sur la littérature narrative
française de 1850 à nos jours, un champ bien trop restreint pour rendre compte de la diversité
des rapports qu'entretient l’herméneutique des textes narratifs contemporains avec les mythes.
Cet article doit donc être lu comme une simple mise en perspective de la problématique, sans
prétention à l’exhaustivité. Cette synthèse théorique reposant entre autres sur un ensemble de
31

pratiques personnelles, on ne s’étonnera pas de trouver ici un certain nombre de renvois


bibliographiques à nos travaux antérieurs.
36. P. BRUNEL (sous la direction de), Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Le Rocher, 1988
37. Il explique pourquoi il revient sur cette position initiale dans Apollinaire entre deux mondes.
Mythocritique II, Paris, PUF, 1997.
38. Voir notre article « Don Juan profanateur du temps. Étude de la temporalité dans Le plus bel
amour de Don Juan de Barbey d’Aurevilly », Les Lettres romanes, tome XLIII, n o 41, p. 239-257.
39. E. NICOLE, « L’exigence mythique dans l’écriture romanesque », dans Mythes dans la littérature
contemporaine d’expression française, op. cit., p. 43.
40. R. TROUSSON , « Le thème et l’histoire : le cas d’Antigone », Revue des langues vivantes, XLIII,
1977, p. 452-462.
41. E. KUSHNER, Le mythe d'Orphée dans la littérature contemporaine, Paris, Nizet, 1962.
42. M. MILNER, Le Diable dans la littérature française de Cazotte à Baudelaire, Paris, Corti, 1960.
43. P. ALBOUY, Mythes et mythologies dans la littérature française, Paris, A. Colin, 1969 ; C. ASTIER, La
mythe d’Œdipe, Paris, A. Colin, 1971 ; S. FRAISSE, Le mythe d’Antigone, Paris, A. Colin, 1974 ; J. ROUSSET,
Le mythe de Don Juan, Paris, A. Colin, 1978.
44. C. STEIN, La Mort d’Œdipe, Paris, Denoël-Gonthier, 1977.
45. Antigone appartient ici à une forme de tragique intérieur dont j’ai tenté d’expliciter les
caractéristiques dans l'article « L’Antigone d’Henry Bauchau : un déplacement du modèle
sophocléen », Dires no 20 : Le Tragique et le mal, 1998, p. 105-116.
46. Voir notre article La construction des savoirs et la question des genres. Polymorphie de la matière
œdipienne chez Henry Bauchau, dans S. KLIMIS & L. VAN EYNDE (sous la direction de), Littérature et
savoir(s), Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002, p. 353-368.
47. Ce que corroborent les recherches de Roger Caillois parues dans Le Minotaure en 1934, d’où
sortira l’ouvrage sur Le Mythe et l’homme.
48. Voir J. CHÉNIEUX-GENDRON & Y. VADÉ (sous la direction de), Pensée mythique et surréalisme, Paris,
Lachenal et Ritter, 1996, avant-propos, p. 20.
49. A. BRETON, « Second manifeste du surréalisme », Le surréalisme au service de la révolution,
décembre 1929.
50. Pensée mythique et surréalisme, op. cit., p. 8.
51. J. CHÉNIEUX-GENDRON , « Rhétorique et écriture mythique dans le surréalisme », dans ID.,
p. 25-48.
52. L’attitude à l’égard du mythe est, notons-le, une des pierres d’achoppement qui amènent la
rupture entre Dali et Breton, le premier ne souhaitant pas, contrairement au second, renoncer
aux mythes et autres figures structurantes de la tradition occidentale, comme en témoigne
clairement l’accent néo-Renaissant de son art après 1950. Voir notre article « Le dévoreur dévoré
ou le mythe de Saturne à la lumière de la paranoïa-critique », dans ID., p. 163-182.
53. V. L. TREMBLAY, op. cit., p. 137.
54. Voir notre article « De Loth à Jean-Baptiste. Le jeu des allusions bibliques dans le récit Dans les
années profondes de Pierre Jean Jouve », dans P.-M. BEAUDE, La Bible en littérature, Paris/Metz, Le
Cerf/université de Metz, 1997, p. 161-174.
55. Comment comprendre l’importance de cette intertextualité mythique ? Peut-on estimer que
les renvois à la Bible et au trésor mythologique ont un statut égal dans l’écriture jouvienne ? D’un
point de vue strictement biographique, il ne faut pas négliger la crise spirituelle de 1924 et le
reniement par Jouve de l’œuvre non imprégnée d’une haute exigence spirituelle chrétienne pour
répondre à cette interrogation. Mais en première instance, c’est le texte lui-même qui éclaire
cette question, par le statut particulier des références à l'Histoire Sainte dans l’économie
générale du récit. Car si toutes les images évoquées présentent des recoupements, seules les
32

allusions bibliques traduisent une signification rédemptrice de la mort, soit le point de rencontre
de la mort avec l’amour, nœud herméneutique du récit à tous les niveaux de lecture.
56. Voir notre article « L’autoportrait littéraire de Pierre Jean Jouve ou le leurre de la parole
pléthorique », dans Ch. ZABUS (sous la direction de), Le secret, motif et moteur de la littérature,
Louvain-la-Neuve, Recueil des Travaux d’Histoire et de Philologie, 1999, p. 169-178.
57. P. J. JOUVE, Œuvres complètes, tome II, Paris, Mercure de France, 1987, p. 1126.
58. ID., p. 1081.
59. ID., p. 1093.
60. Cela a fait l’objet du mémoire, effectué sous notre direction, de François TOLLET : Les langages
de la perte. Une interprétation orphique de Watt de Samuel Beckett, Université catholique de Louvain,
Louvain-la-Neuve, 1998.
61. Voir notre article « Le parcours psychique et spirituel du mal-aimé dans Le Nœud de vipères »,
dans A. SÉAILLES (sous la direction de), Les mal-aimés dans l’œuvre de François Mauriac, Paris, Société
des Amis de François Mauriac, 1998, p. 165-185.
62. « Si l'homme crée des œuvres, il ne tarde pas à devenir le produit des œuvres qu’il a créées »,
précise R. TROUSSON, op. cit., p. 82.
63. Ch. MAURON, op. cit..
64. D. GULLENTOPS, « Pour une migration du motif. Investigation critique de ses fonctions
dynamiques », dans Athanor no 4 : Migrazioni, 1993, p. 45-53.

AUTEUR
MYRIAM WATTHEE-DELMOTTE
FNRS – Université catholique de Louvain
33

L’imagination créatrice entre forme


et liberté. Goethe, Kant, Cassirer
Eléonore Faivre d’Arcier

1 Dans son œuvre intitulée Liberté et Forme1, Ernst Cassirer, poursuivant l’idée maîtresse de
la philosophie kantienne, pose la question de son unité systématique. C’est à la spontanéité
qu’il revient d’être le concept central où se mêlent la condition de la liberté et celle de la
forme. L’auteur montre en effet en quoi les notions d’apriorisme et de liberté ne sont, en
réalité, pas autre chose que deux concepts exprimant une seule et même exigence
fondamentale. La spontanéité de la raison ou son autodétermination originaire est ce dans
quoi la morale comme la connaissance, tout ce qui est formé, appréhendé, pensé et agit,
plongent leurs racines. Nous aborderons dans notre article cette unité d’action et de
direction telle qu’elle est prise en charge par Kant dans sa troisième critique, par le biais
d’une lecture cassirérienne du Faust I et II2 de Goethe. Nous replacerons ensuite les
concepts clés que nous aurons dégagés de cette lecture, au sein de La philosophie des formes
symboliques d’Ernst Cassirer.

***

2 Le règne de la liberté est conçu par Goethe grâce à la médiation de la forme. Mais le
chemin qui mène de la forme à la liberté a connu quelques variations au sein de son
œuvre avant de renvoyer par l’art, à la synthèse systématique entreprise
philosophiquement par Kant.
3 La recherche d’une unité harmonieuse entre l’homme et la Nature, entre le cœur humain
et la vérité du monde, est considérée par Ernst Cassirer comme le fil d’Ariane parcourant
toute l’œuvre de Goethe. L’homme doit s’unir au monde afin d’être uni avec lui-même. Or,
cet impératif ou cette exigence d’unité s’effectuera dans des directions diverses ; car selon
que nous nous attardons sur ses œuvres de jeunesse ou de vieillesse, elle sera de nature
affective ou dialectique.
4 La lecture du Faust que nous proposons de parcourir vise à retracer ces différentes
manifestations de l’unité, les divers processus de mise en forme qu’y a dessinées Goethe.
34

Le cycle de Faust a cela de particulier qu’il nous permet, en tant que suprême symbole de
l’ensemble de sa création, de découvrir au sein d’une même œuvre, l’ensemble des
transformations de la forme de cette synthèse qui deviendra libératrice.
5 1.1. Commençons par l’Urfaust. Pour le jeune Goethe, celui qui veut s’accorder à la Nature
doit apprendre à se connaître. Il doit se mettre en quête de sa loi, de son destin ou de la
forme de son propre moi. La mobilité du moi pourra alors, dans son intimité la plus
profonde, faire surgir la Nature, mettre au jour leur unité fondamentale, leur
appartenance originaire. Or, la Nature et le moi sont unis dans un « état affectueux » que
seul le sentiment issu du cœur permet d’appréhender et de réaliser. Par l’énergie
créatrice de leur force intérieure, l’artiste et l'amant s’inscrivent dans le monde, y
déversent leurs sentiments et tentent d’élargir leur poitrine aux dimensions de l’univers. La
Nature évolue dès lors à l’unisson, au même rythme que leur moi. C’est donc par le
sentiment que le monde de la poésie, comme celui de la Nature, fait apparaître et meut
des formes à la vie intense.
6 En outre, véritable Prométhée, le génie est très conscient d’être à l’origine de ses propres
sentiments et expériences, il est conscient d’être son seul maître. « Sein Schicksal quillt
aus ihm selbst und aus seinem eigenen Herzen3 ». En d’autres termes, que je confie à
Prométhée lui-même :
Des dieux ? Je ne suis pas un dieu,
Et je prétends valoir n’importe qui d’entre eux.
Éternels ? Tout-puissants ?
Quelle est votre puissance ?
Pouvez-vous, cet espace immense
Du ciel et de la terre,
Le tasser dans mon poing ?
Est-il en votre force
De me séparer de moi-même ?
En votre pouvoir de me grandir,
De me porter aux dimensions d'un monde ?4.
N’as-tu pas tout accompli toi-même
Cœur ardent, cœur intraitable ?
Et tu brûlais, dans ta jeunesse et ta bonté
Et ton aberration, de gratitude
Pour le dormeur de là-haut.
[...]
Qui a forgé l’homme que je suis,
Sinon le Temps tout-puissant.
Et le destin éternel,
Mes maîtres et les tiens ?5.
7 Prométhée se sent libre de toute puissance conventionnelle, de toute donnée divine, pour
peu qu’il fasse cependant droit à ce qui constitue, le plus profondément, sa loi intérieure
ou son destin. La conscience d’une liberté s’accompagne d’une recherche de nécessité
interne. En suivant son destin ou sa puissance amicale intérieure et en lui donnant forme, se
tenant en cela au plus près de son cœur, source de toute vie, le génie créera et dispensera la
vie autour de lui.
8 Le docteur Faust partage avec Prométhée cette conscience de n’être le jouet d’aucune
divinité manipulatrice, de n’œuvrer que par lui-même et selon son propre savoir. Aucune
puissance étrangère n’est à l’origine de sa vie ou de sa formation. « Nur der wissende, der
erkennende Mensch vermag sein Leben zu gestalten6. » L’Urfaust s’ouvre cependant sur le
revers tragique d’une confiance sans borne en l’homme de science. En effet, Faust est
35

conduit aux limites indépassables de ce savoir, à son impuissance. Ce qu’il croyait être son
arme, son seul moyen d’égaler les dieux, loin de le contenter, le plonge dans une sombre
mélancolie. Sous les coups d’une intelligence nourrie de moisissure, de squelette et de
poussière, la puissance d’imagination fertile et dynamique dépérit, sombre dans l’oubli,
brise ses ailes et se replie. La recherche de maîtrise évince le doute, fait fuir le souffle
vital qui ne se laisse ni calculé, ni simplement dompté par des catégories abstraites,
scientifiques, rationnelles. Face à l’impuissance de ses concepts, face à l’échec d’une vie
vouée à percer le secret d’une Nature qui le rejette, Faust, pauvre dépouille, sur fond
d’une lancinante mélancolie, fait appel à la vie, à l’action, à l’exilé de son cœur :
Ô Nature infinie, où puis-je te saisir ?
Et vous, mamelles, vous, sources de toute vie
Où la terre et le ciel se pendent à loisir,
Où toute poitrine flétrie
Peut venir apaiser sa faim,
Vous coulez, nourrissez... Moi, je languis en vain7 !
9 Faust souffre de ne pouvoir assouvir une pulsion de connaissance qui réclame bien plus
que la sécheresse d’une science, plus qu’un savoir stérile et vain qui ne le satisfait plus. Il
veut s’éveiller à la vie, il veut éveiller son cœur au mugissement d’une Nature
mystérieuse en mouvement et d’une existence humaine vouée au frisson du sentiment.
C’est alors que s’élève la voix de Méphistophélès lui conseillant l’action,
Le plaisir, la passion,
La course à travers le monde8.
10 La voie menant, au sein de la terre fertile, à la force de création, au dévoilement du
mouvement vital, semble désormais s’ouvrir aux pieds de Faust. Avide de combler les
désirs de son cœur alors ranimé de passions neuves et enchantées, il décide de s’abîmer
parmi les braises, les torrents et volcans qui l’habitent, croyant, à l’écoute de ce cœur en
feu, y trouver le chemin de la réconciliation avec la Nature infinie.
11 Nous voyons comment Goethe réalise à travers son personnage son idéal d’unité et de
fusion de la Nature et de l’homme par le sentiment. Cependant, Faust parvient-il, au nom
de la toute-puissance du cœur, à cette réconciliation ? Nous touchons là ce qui poussera
l’auteur à renouveler sa conception de la forme. La pensée du jeune Goethe s’achève, en
effet, là où l’unité tend à s’effriter et basculer à tout moment dans une béance
insurmontable que le sentiment ne permet plus de dépasser, de survoler. Si l’unité se
présente alors sous les traits d’une effusion, d’une affection originaire vécue dans le
sentiment du tout infini, présent partout, « [...] le climat d’ensemble oscille encore entre
impression et intuition, entre les excitations du moi et le tableau des objets9 ». Il s’agit
encore davantage d’un va-et-vient – parfois brusque renversement – entre le sentiment
subjectif et l’intuition objective. L’effusion risque à tout moment de se muer en un gouffre
où plongent et s’enfoncent passionnément les cœurs perdus. Le sol presque ontologique
que présuppose une telle unité est instable, précaire, fragile, et tend à se résoudre en une
douloureuse opposition, issue d'une insupportable rupture. À l’unisson, la Nature et le
monde se retournent, changent de face et, promesse non tenue, s’effondrent, attirant
dans leur chute et leurs décombres, les corps et les âmes déchirées.
12 « L’Urfaust obéit bien en cela à la loi générale des œuvres de jeunesse de Goethe. »
Partout, Vie et mort, création et destruction semblent indissolublement liées et
contenues dans un même acte, une puissance au double visage. L’Esprit de la terre a dévoilé
à Faust la loi du devenir à la fois naissance et mort.
36

Dans l’ouragan de l’action,


Les flots de l’existence,
J’ourdis la trame immense
De la création,
Mer éternelle.
Rives sans port,
Naissance et mort,
Forme changeante
Et vie ardente !
Je tisse sans arrêt sur le métier du temps
De la divinité les vivants vêtements10.
13 Éteint jusqu’alors, son cœur dépoussiéré et jeté à la mer houleuse de l’humanité invite
Faust à parcourir et explorer la complexité de cette puissance créatrice grâce à son
inépuisable force d’aimer. Or, cette force contient « la même fatalité intérieure que
l’infinie force de la vie de la nature11 ». A mesure que se réalise ce mouvement vital et
fatal tout à la fois, la force créatrice engendre anéantissement et naufrage autour de lui.
Au sein des sentiments extrêmes qui animent Faust, sévit leur issue fatale. À ses pieds se
fissure son sol, il chancèle alors que l’immonde gueule du destin s’ouvre, prête à
l’engloutir. Gretchen naît, resplendit et se perd, meurt par et dans cette conquête. L’Esprit
de la terre trouve ainsi les accents et l’écho de sa loi tragique dans le destin de Gretchen
cruellement régi par la loi intérieure de Faust :
Je suis le fugitif, celui qui va sans cesse,
L’être inhumain, sans toit pour se cacher,
Sans repos, sans but qui l’anime.
Cascade qui, grondant de rocher en rocher,
Se rue avec joie à l’abîme12.
14 Le sol nouveau et fertile sur lequel se meut Faust tend à devenir hostile et se présente
sous les traits menaçants d’une force destructrice, opposée à la destinée promise. Dans la
prison, Faust s’indigne du sort de Marguerite, lié à sa propre loi contradictoire :
Ce frisson de jadis qui me remonte au cœur,
Humanité, c’est tout l’essaim de tes misères,
Elle est là, dans le froid de ces humides pierres
Et son crime ne fut qu’un rêve de bonheur13.
15 « Il s’agit bien de toute la misère de l’humanité qui nous étreint dans le destin de
Gretchen et qui déborde, libre, sans retenue aucune, dans les scènes finales du Urfaust 14. »
16 Il faudra attendre le voyage en Italie pour que Goethe, se tournant à nouveau vers l’
Urfaust et ses Fragments, repense et renouvelle leur sens, ce qui deviendra le Faust I. Sans
nier le rôle que le sentiment devait y jouer, les adjonctions15 suggèrent une nouvelle
direction et permettent d’inscrire les motifs de l’Urfaust dans une quête de sens plus
vaste, encore inachevée. Le Faust I donne alors à entendre que la conquête que le
sentiment et le vertige amorcent ne peut s’achever sur une fin tragique inéluctable. La
recherche doit se poursuivre et exige de repenser la forme afin de renouveler l’unité
entre l’homme et le monde, qui était assurée, pour ne pas dire mal assurée jusque là par le
sentiment.
17 1.2. Celui qui se connaît, connaît l’univers. Cette maxime reste vraie et caractérise d’une
manière générale la pensée et les écrits de Goethe. Mais si pour les œuvres de jeunesse, la
loi du sentiment intègre l’univers entier recréé par le génie, elle fait place désormais à
celle du symbole conceptuel.
37

18 En effet, lors de son voyage en Italie, alors qu’il retravaille son Faust, Goethe a tout à fait
changé son état d’esprit. L’unité établie entre le monde de la Nature et l’homme par l’art,
se comprend à travers une conception nouvelle de la forme qui découle directement de
ses recherches scientifiques. Ses réflexions de naturalistes l’ont amené à fonder une
méthode originale, issue d’un nouvel idéal de savoir, c’est-à-dire de sa scientia intuitiva 16 et
à la source de l’idée de symbole conceptuel. Cette méthode est celle de la morphologie
idéaliste17.
19 Goethe n’a pas renoncé à sa haine de l’abstraction et fait toujours droit à son sentiment
spécifique de la vie de la Nature. Il veut véritablement pénétrer sa vie propre, percer le
secret de tout devenir. La pure contemplation à laquelle il se consacre ne se contente pas
d’une classification, d’une analyse de la Nature, bien qu’elle soit nécessaire. Car une telle
démarche ne rend pas compte de son souffle vital, mais l’étouffe dans de froides classes
sans vie. Cependant, s’il est nécessaire de relier après avoir délié, si l’analyse doit se
doubler d’une synthèse, comment penser un mode de liaison qui épouserait le
mouvement vital d’une Nature infinie ?
20 La morphologie répond à cette question. Elle opère le passage d’une science générique ne
saisissant que les produits de la vie de la Nature qu’elle fige dans des classes rigides, à une
science génétique, organique, permettant de saisir le processus même de la vie de la Nature
et non plus seulement ses résultats18. Ce qui importe est de pénétrer dans les profondeurs
de la réalité et d’y saisir la loi qui s’y déploie. L’esprit est au cœur de l’expérience et
observe les relations, les liens internes et cohérents qui se tissent au sein et entre les
phénomènes. Il s’agit de saisir la règle rendue vivante dans les formes, une règle où se
combinent la continuité et la fixité, l’unité vivante d’une figure en mouvement qui
s’étend dans le temps. Cette règle ne doit cependant jamais se détacher de l'intuition qui
l’a engendrée. Comprendre les phénomènes n’exige en rien de quitter la pure sphère des
faits, mais plutôt de fouler ce sol, de saisir les faits dans le temps, dans leur apparition
afin d’y retracer la forme de leur mouvement, leur mode propre de surgissement grâce à
l’intuition, à la déduction et à l’imagination.
21 Un thème nouveau et fondamental se fait ici entendre. L’intuition, la déduction et
l’imagination, dans un libre jeu, concourent et participent à l’édification de la vision
goethéenne de la Nature. « Laissant l’œil se faire lumière19 », il éprouve de plus en plus le
besoin de comprendre la nature même de cet œil, son mode de connaissance. Si Goethe
avait su jusque-là se tenir à l’écart de la philosophie, la voici qui peu à peu se révèle être
un outil de réflexion indispensable. Non content d’une métaphysique dont il dénonce la
prétention à vouloir résumer et présentifier la totalité du monde dans une formule
abstraite, Goethe trouvera dans la philosophie critique de Kant l’écho de ses aspirations
les plus profondes. Il ne conçoit pas que l’objet puisse être séparé des fonctions de la
conscience qui le rendent visible. Plus que de fonctions, il s’agira pour lui de reconnaître
une force originairement formatrice de la conscience. Notons que son approche ne s’en
remet pas exclusivement aux catégories de l’entendement et qu’il ne défait jamais la
Nature de son intuition esthétique, de ses formes intuitives.
22 Pour répondre aux exigence de la morphologie, il fait appel à un mode de pensée idéel qui
peut révéler l’éternel dans l’éphémère20. Sans quitter le sol de l’empirisme, Il ne s’en
contente plus. Ce n’est pas en image, ni dans la simple intuition informe, mais dans l'idée
que la Nature, en tant que tout et dans ses détails, en tant qu’une et multiple, doit être
appréhendée et contemplée. L’expérience doit se mouvoir vers l’idée et l’ idée vers
l’expérience21. Libéré d’une certaine ontologie, Goethe renonce désormais à la découverte
38

d’une unité qui a seulement besoin d’être dans les phénomènes et envisage toute la
richesse d’une unité en tant qu’elle puisse signifier. C’est dans cet état d’esprit que le
concept symbolique tend à s’imposer en vue de comprendre l’ensemble de ses activités. Le
symbole indique en quoi le particulier et l’universel se rejoignent.
23 Tant l’intuition que les concepts sont nécessaires au travail de symbolisation,
d’observation active. De plus, l’imagination se trouve aux côtés de ces deux ingrédients
essentiels. En réalité, c’est à sa puissance productrice qu’il revient de jouer le rôle décisif
de la synthèse ou de la symbolisation, par la morphologie. L’imagination est ce que
Goethe appelle le don de dérivation qui n’est pas une déduction conceptuelle, mais la
capacité, partant d’un thème, d’en indiquer les variations selon une logique propre au
matériau. L’imagination doit repérer et observer les cas marquants ou saillants, et à partir
de là reconstruire une forme particulière où se fait voir le général. Cette faculté
intérieure de mise en image, ce regard interne, assiste nécessairement toute perception
même de la Nature.
24 Cette capacité de transformation ou spontanéité créatrice est ainsi le nœud des relations
entre les facultés humaines. Les facultés s’épanouissent grâce à son activité dans un
rapport harmonieux. Dès lors, la Nature est considérée selon une loi qui n’est pas dictée
par l’entendement seul, mais qui est le fruit de rapports harmonieux entre les facultés de
connaissance. De plus, cette harmonie est mise en tension par le rapport de l’imagination
à la raison. Goethe propose en ce sens une réconciliation entre le jugement esthétique
(kantien) de la Nature et le jugement téléologique. En effet, il porte sur une Nature
esthétique un jugement téléologique proche de celui que Kant défend, c’est-à-dire portant
sur une finalité interne et objective de la Nature. La Nature est considérée par l’un et
l’autre comme un tout organisé selon sa propre fin. La finalité interne qu’ils
reconnaissent à la Nature renvoie à l’idée d’un système ouvert organisé où chaque partie
est liée au tout et inversement. La Nature est une force formatrice et non pas seulement
motrice. Or Goethe n’opère pas de distinction entre ce qui devrait être sa finalité formelle
subjective et sa finalité objective réelle. C’est alors l’imagination qui en assure l’union.
Notons que l'imagination tend de la sorte à devenir elle-même « raison ». Dynamique, elle
permet donc, outre l’établissement d’un rapport harmonieux au sein des facultés,
d’indiquer une direction au processus de formation. L’imagination doit trouver en ce sens
l’idée régulatrice d’une loi libre et en mouvement.
25 La morphologie et le don de dérivation qu’elle exige se retrouvent au cœur de l’approche
poétique de Goethe. La fonction de l’artiste est encore caractérisée par le besoin de se
mesurer avec la Nature, d’en saisir le vivant secret. Mais les formes artistiques se
comprennent à présent à partir d’un travail de l’imagination qui librement synthétise le
divers en une forme nouvelle régie par une loi que l’entendement et l’intuition ont forgée
et que l’imagination dynamise le plus conformément à 1’idée que la raison lui prescrit.
Comme le chercheur, le poète doit être attentif aux points saillants et partir de là comme
d’une idée qui en la développant sous des formes concrètes diverses, parfois surprenantes,
« devient la présentation symbolique d’une vie dans son ensemble22 ».
26 Goethe traduit dans son Faust ce changement d’attitude face à la Nature qu’il habite
désormais comme dans un lieu sûr. « [...] Maintenant Faust tient bon face à l’esprit de la
Terre ; il pénètre cet esprit auquel il ressemble. Ce n’est pas seulement l’image d’une
création-destruction inlassable qu’il affronte dans la Nature, mais une multitude de
figures qui surgit de cet infini et dont chacune porte en elle-même la règle et la mesure de
son devenir23. » La loi tragique de la création s’est muée en une loi paisible sur laquelle
39

vogue en toute liberté l’imagination, en accord avec l’entendement et l’intuition, en


direction d’une idée de la Nature.
27 Le monologue de la caverne dans le Faust I est en ce sens un doux présage d’une
réconciliation avec la Nature. Cette réconciliation apparaît pleinement dans le second
Faust qui débute par un hymne à la Nature, à son éclatante et lumineuse parure. Sorti du
sommeil, Faust régénère l’énergie, l’élan de son esprit au cœur et au rythme d’une Nature
qui s’éveille :
Un sang plus frais vient battre aux veines de la vie
En saluant l’aube éthérée avec douceur ;
Ton œuvre, cette nuit, Terre, s’est poursuivie,
Tu respires sous moi d’une neuve rigueur
Et la joie alentour à ruisseler commence ;
A mon âme tu rends le courage et l’ardeur
De m’élancer vers vous, cimes de l’existence.
28 Et rappelant, transposée dans un nouveau registre, la loi tragique de l’Urfaust :
La cascade en rumeur que l’on voit s’épancher,
Je la contemple avec une allégresse entière
Lorsque, de chute en chute et de roc en rocher,
En mille et mille cours son torrent se divise
Et bien haut dans les airs l’écume va cracher.
Avec quelle splendeur, de ce flot qui se brise,
Jaillit l'arc irisé, là fixe, ici changeant,
Parfois dessein précis, là fuyant sous la brise,
Vapeur dans un frisson léger se dégageant !
C’est l'homme et son effort que l’arc personnifie.
Songes-y bien, penseur qui va l’interrogeant :
Ce reflet coloré n’est autre que la vie24.
29 En outre, la morphologie, au service de son approche de la Nature, n’est pas sans lien avec
le renouvellement de son approche de la figure humaine dans l’art. Il écrit à Eckermann :
« Il est dans les caractères une certaine nécessité, une certaine logique qui font que de tel
ou tel trait fondamental découleront tels traits secondaires. [...] Si j’ai parlé à quelqu’un
pendant un quart d’heure, je le ferai parler deux heures25. » Cette capacité ne procède pas
d’une quelconque comparaison ou froide analyse psychique de personnages, mais d’une
véritable conscience intuitive d’un trait fondamental qui pourrait servir d’idée, de liaison
essentielle, de loi fondamentale, d’où les comportements, les ressentis, les actes et paroles
découleraient et seraient pensés par l’imagination créatrice, selon une logique propre et
immanente à la personne même.
30 Ainsi, le secret du devenir est connu sous la forme d’une idée. L’intuition de l’unité n’est
pas recherchée à travers des matériaux concrets, mais elle est pensée et imaginée comme
point de départ purement idéel.
31 Le style désigne en ce sens l’art qui assume l’exercice morphologique et symbolique. Le
concept d’art symbolique présente en ce sens l’entrelacement de la forme et de la liberté, le
rapport entre une loi et sa libre concrétisation. C’est cette marque de style que Goethe
reconnaît aux Anciens, détenteurs à ses yeux du secret de toute configuration. « Le beau
manifeste certaines lois secrètes de la nature qui, sans cette révélation, nous
demeureraient éternellement cachées26. » Le génie est par conséquent celui qui sait faire
surgir la beauté de son amour pour la vérité. Il doit garder ses yeux fixés sur la vérité de la
forme qu’il veut faire surgir, sur l’idée esthétique, et sur base de ce postulat, peut créer des
enchaînements de formes libres et pourtant soumis à une loi interne propre. Le génie doit
40

ainsi rendre immédiatement visible le secret de ce qu’il crée, sans mettre la loi à nu, mais
en la réalisant à travers des configurations particulières. En deux mots, il doit incarner les
idées.
32 Dans le second Faust, la figure d’Hélène porte en elle, symbolise la nouvelle unité
fondamentale en laquelle Goethe suppose l’art, la Nature et l’homme réunis. Désormais
toute l’œuvre converge à la réunion de Faust et d’Hélène, nouveau sommet où culmine
l’unité. Afin d’éveiller la figure d’Hélène, Faust doit partir à la recherche des Mères,
sources de tout Idéal27, matrices du renouvellement de la vie. Faust parvient à arracher au
royaume des ombres l’idée de la belle Hélène.
33 Mais le poète, détenteur ainsi de l’idée de la beauté, ne peut s’en contenter. Sa
connaissance doit être synthétique, il doit désormais particulariser cette idée universelle
de la beauté qu’il présuppose pour son art. C’est dans le troisième acte qu’Hélène se
manifeste, en chair et en os cette fois, assumant pleinement son caractère symbolique.
Elle apparaît comme la puissance de la forme incarnée, « la “vis superba formae” qui
impose sa loi dans toutes les formations de la nature et de l’art 28. » Hélène symbolise « le
secret fondamental de la forme auquel se réfère toute vie et tout devenir, toute mesure et
toute configuration29. »
34 Aussi, les vers célébrant leur rencontre portent-ils leur chant d’amour au niveau du
symbole où les barrières s’effondrent, où le particulier et l’universel, le lointain et le
proche, le moi et le tu s’unissent harmonieusement...
– Hélène :
Comment, dis-moi, parler avec autant de douceur.
– Faust :
Aisément. Il suffit que parle notre cœur.
Quand d’un désir profond la poitrine déborde,
Autour de soi l’on cherche...
Hélène :
...une âme qui s’accorde.
– Faust :
L’esprit quitte des yeux le futur, le passé.
Car dans le présent seul...
– Hélène :
... le bonheur est placé.
[...]
Je me sens si lointaine et puis si proche aussi...
Et dis trop volontiers : me voici, me voici.
– Faust :
Je ne respire plus ; tremblant, ma voix se glace,
C’est un rêve et le jour s’enfuit avec l’espace.
– Hélène :
Il me semble être neuve, ayant déjà vécu.
Etre fondue à toi, fidèle à l’inconnu30.
35 « C’est toujours par le même miracle par lequel le plus intime et individuel sentiment de
l’homme implique en soi l’effacement de toutes les particularités et de toutes les
séparations31. »
36 1.3. Mais là ne s’achève pas encore la quête de Faust, car alors même qu’il se croyait enfin
uni à la vie, Hélène retourne dans le monde des morts. Méphisto cherchant à connaître
les nouvelles intentions de Faust :
On devinera bien le rêve de ton âme,
Projet hardi, sublime assurément.
41

Toi qui t’es rapproché de la lune en volant,


Serait-ce donc là-haut que te porte ta flamme ?
Faust :
Non, ma foi. Cette terre encor
Aux grandes actions réserve assez de place.
Je voudrais qu’une chose étonnante se fasse.
Je sens en moi l’instinct de quelque ardent effort.
[...] Tout est dans l’action32.
37 Dès le quatrième acte, Faust est confronté cette fois à l’action qui sera d’abord confondue
avec la violence et la soif de pouvoir que matérialisent la guerre et son dernier crime
(celui du vieux couple Baucis et Philémon).
38 Mais tout bascule dès lors qu’à minuit, le Souci entre dans le palais où se trouve Faust et
pose sur ses yeux fatigués de vouloir saisir du regard ce qui est interdit à la vue, un voile
apaisant.
Aveugle, l’homme l’est tout le long de sa vie.
Toi, deviens-le, Faust, à la fin33.
39 Le voile rendant Faust aveugle ne l’écarte pas de sa quête, de son désir insatiable. Le
secret ne se donne jamais qu’en se voilant et le Souci lui révèle par ce même voile ce qui
pourrait bien être l’impératif d’ici bas, une loi de l’action humaine. Faust, juste avant sa
mort, parlant de l’homme, de lui :
Oui, je suis convaincu de cette vérité
Et c’est l’ultime mot de la sagesse :
Seul mérite la vie avec la liberté
Qui doit chaque matin les conquérir sans cesse34.
40 La recherche d’un accomplissement de sa subjectivité apparaît désormais comme une
tâche infinie. « L’aspiration infinie ne trouve ses limites dans aucun objet fini, dans
aucune forme finie, elle ne trouve sa véritable dimension intérieure que dans la pure loi
de l’agir à laquelle elle se soumet35. » L’unité s’élève de la forme concrète à l’idée d’une
liberté à conquérir chaque jour par ses actes. Sa propension, sa recherche de totalité ne
peut revêtir une forme définitive ni même particulière, mais se joue dans son incessante
activité. C’est au sein de son devenir temporel qu’il « aura découvert le point qui confère
la durée à son action » : la conquête inépuisable par sa liberté intérieure de la libération
de l’humanité. Cet intarissable contenu idéel se fait « loi immuable à laquelle obéit cette
marche en avant » ramenant « l’apaisement intérieur à l’aspiration36 ».
41 Nous voudrions examiner à présent en quoi Goethe pourrait incarner la figure du génie
au sens kantien. Le génie est la condition-même des beaux-arts et du jugement de goût,
de la communication immédiate d’un sentiment de plaisir – plaisir prenant sa source dans
un libre jeu harmonieux des facultés de connaissance et dans leur prétention nécessaire à
la communicabilité universelle. Dès lors, en tant que producteur, spontanéité productrice
de ces beaux-arts, il doit être capable de présenter les idées esthétiques, à savoir « cette
représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser, sans qu’aucune pensée
déterminée, c’est-à-dire de concept, puisse lui être adéquate [...]37 ». « [...] une telle Idée
est la contrepartie (le pendant) d’une Idée de la raison, qui tout à l’inverse est un concept,
auquel aucune intuition (représentation de l’imagination) ne peut être adéquate38 ». Les
idées esthétiques tentent de donner forme aux idées de la raison. Le génie est alors celui qui
parvient à faire du Beau, un symbole de l’indicible.
42 Or, si l’imagination du génie rivalise de la sorte avec la raison, celui-ci devrait être amené
à faire l’expérience du sublime, expérience sans doute nécessaire en vue de nourrir les
42

idées esthétiques. Kant définit le sublime comme un écrasement de l’imagination par la


raison au sens où elle éprouve le manque de tout ce qu’elle ne peut atteindre par la seule
forme. Le génie fait alors l’épreuve des limites de son imagination face à la raison avec
laquelle elle tente de se confondre. L’écart insurmontable qu’elle doit reconnaître entre la
multiplicité de ses formes et l’impossible unité qu’elle vise, dynamise néanmoins son
propre mouvement.
43 Ainsi, Goethe nous donne à lire et à voir de telles idées esthétiques non seulement dans leur
rapport aux idées du sublime, en tant qu’elles nous poussent toujours plus loin, mais aussi
en tant qu’elles incarnent, bien que de façon symbolique, les idées de la raison. Goethe, tel
le génie, trace le chemin qui mène à la liberté. Il symbolise, dans sa création, l’idée de la
raison.
44 En effet, Goethe fournit à travers la figure de Faust l’expérience du sublime maintes fois
renouvelée par sa recherche d’unité. Faust vit pleinement sa quête et n’y renonce pas,
bien que conscient de l’infranchissable abîme séparant ses questions, sa recherche et le
véritable lieu de ses réponses, de la satisfaction d’un désir humainement insatiable. Le
monde de la forme finit alors par s’incliner devant l’idée d’une union parfaite entre la
Nature et l’homme, entre le monde et l’individu, qui s’affiche désormais sous les traits de
la forme pure de la liberté. Et de la région basse de la montagne, s’élève en ce sens cette
prière :
Ô Dieu, fais ma raison plus pure,
Illumine mon pauvre cœur !39.
45 Méphistophélès échoue alors absolument. Il ne peut souffrir une telle quête, ne peut
concevoir une telle foi, une direction pour l’action autre que le penchant. Il ne connaît
pas le sentiment du sublime, l’imagination est pour lui sans limite, la raison ne lui ordonne
rien. Dès le premier Faust, Méphistophélès révèle sa nature et le plan qu’il ourdit afin de
gagner le pari. Prenons pour exemple, un extrait de la Nuit de Walpurgis :
– Faust :
Méphisto, considère
La pâle et belle enfant qui va, seule, là-bas ;
Elle ne quitte pas ce petit coin de terre.
Quelque chose, en marchant, semble entraver ses pas
Et je dois avouer, j’hésite...
N’est-elle pas tout le portrait de marguerite ?
– Méphisto :
Laisse. Il est dangereux de la fixer autant.
C'est une illusion, une idole, un néant
Sans vie, et la croiser ne présage que peines ;
[...]
– Faust :
[...]
Mais c'est le tendre sein que ma Gretchen m’apporte
Et son beau corps, serré si souvent sur le mien.
Méphisto :
Allons, crédule fou ! Ce n’est là que magie !
Chacun voit dans ses traits, les traits de son amie.
– Faust :
Ah ! quelle volupté sublime ! quel tourment !
Je ne puis détacher mon regard de cet être.
[...]
– Méphisto :
43

[...]
Mais quel penchant toujours vers le rêve t’incline ?40. »
46 Plus loin, alors que Faust s’effondre devant la misère et la douleur de Marguerite :
– Faust :
Je me sens torturé dans mes entrailles par la misère d’une seule et tu ricanes
tranquillement sur l’infortune de mille autres.
– Méphisto :
Et nous voilà encore une fois au bout de notre imagination, là où votre logique
d’homme s’effondre. Pourquoi te joindre à notre compagnie, si tu ne peux t’y
habituer. Tu veux voler et tu crains le vertige ?41.
47 Faust a bien les yeux fixés sur un idéal aux formes toujours changeantes et Méphisto doit
l’arracher au tourment de ces ombres. Or il n’a pas su détourner Faust de sa quête. Sa
figure devient dès lors même positive, dynamique. Tel un Socrate, plus qu’un diable tout
puissant, il permet à Faust de renouveler sans cesse son questionnement, la source de sa
foi, écartant toute vaine consolation ou simple jouissance.
48 Dans sa tentation de supprimer dans la figure de Faust une tension infiniment variée vers
un monde de possibles, peuplé d’idées, d’illusions, d’idoles, de néants, Méphisto permet
ainsi de souligner l’écart entre l’imagination et la raison ou les limites de cette spontanéité
créatrice. Et nous voyons en quoi les échecs successifs de l’imagination ou plutôt
l’épreuve de ses limites, loin de broyer ses ailes, les fortifient afin de s’élever plus haut
encore, dans cette sphère d’idées pures que la raison fait miroiter comme une promesse.

***

49 Dans ses travaux philosophiques, Cassirer, loin de s’effacer derrière les nombreuses
figures et disciplines qu’il évoque, nous y révèle le mouvement de sa pensée. Il nous y fait
voir la vie de l’esprit qui s’invente en épousant la forme des multiples champs qu’elle
explore. Elle se fond dans un univers de mots, d’images, de sons ou d’idées et en dévoile
par une conceptualisation pleine de vie, leur secrète mise en forme, puisée au cœur même
de leur surgissement concret. La philosophie ne décortique, ne découpe et ne dévitalise
dès lors plus ce qu’elle traverse, par une triste et morne analyse, mais met en œuvre la
logique, la dynamique interne (mythique, langagière, intuitive, scientifique,...), re-
synthétise, dans son langage propre, le mouvement de la conscience à l’œuvre dans toute
création humaine.
50 La morphologie s’avère ainsi essentielle pour la compréhension de La philosophie des
formes symboliques. Cassirer reprend en effet cette méthode et élargit son application à
l’ensemble des manifestations culturelles. « Toutes les grandes fonctions spirituelles
partagent avec la connaissance la propriété fondamentale d’être habitées par une force
originairement formatrice et non pas simplement reproductrice42. » La philosophie, par la
morphologie, doit saisir et re-créer la force formatrice à l’œuvre dans les formes
symboliques43. Ce principe de mise en forme correspond à une fonction symbolique
particulière. Cassirer en distingue trois fondamentales : fonctions de représentation,
d’expression et de signification. Cependant, la mission morphologique de la philosophie
consiste à être capable d’appréhender non seulement la diversité des fonctions
symboliques, mais aussi l’ensemble, la totalité vivante, cohérente et sensée que forme
cette diversité. La philosophie doit alors constituer et fonder un système des formes
symboliques. Il faut pour cela dégager un « point fixe [...] d’où l’on pourrait les embrasser
toutes d’un seul regard44 ».
44

51 Or, cette exigence de système mène Cassirer à explorer le terrain de l’éthique et de


l’anthropologie. Posant la question du système, rappelant Kant dans sa troisième critique,
il est amené à traiter du système des fins, d’un système téléologique. En effet ce qui
permet d’unir les formes symboliques en un système est le fait que toutes, sans cesser de
différer entre elles, sont prises comme des « moments d’un enchaînement de sens ». Les
différentes fonctions symboliques se dirigent selon une même norme : l’émancipation de
l’esprit à l’égard du sensible. C’est dans la dernière étude de la Logique des sciences de la
culture, intitulée « La tragédie de la culture45 », qu’apparaît le plus clairement le but vers
lequel tendent les formes symboliques. Leur but « n’est pas la réalisation du bonheur sur
la terre mais celle de la liberté, de la véritable autonomie46 ». Cependant, l’auteur lui-
même pose la question : « Ce but peut-il effectivement être atteint ? » Et comment ? Selon
lui, « Ce ne pourrait être le cas que si l’homme, franchissant les barrières de
l’individualité, pouvait élargir son moi aux dimensions de l’humanité tout entière47. » S’il
semble impossible de réaliser jusqu’au bout cet idéal de liberté, les formes symboliques
elles-mêmes, en tant que processus d’objectivation, fournissent pourtant au moi un accès
au-delà de sa pure individualité. Tant la connaissance de l’homme que la participation à
un monde commun qu’assure la création des formes symboliques, apparaissent comme
des exigences ou des tâches à accomplir. L’individu vise, par son activité symbolique, une
communauté dans laquelle il conquiert sa liberté.
52 Le philosophe, tel Goethe, tel Faust, parcourant un monde de formes multiples, part à la
recherche de l’unité, sous la forme de l’exigence systématique, qu’il finit par découvrir
dans l’idée pure, c’est-à-dire dans la fonction symbolique au sens d’une exigence éthique de
liberté. Dès lors, l’éthique et la morphologie s’interpellent, s’associent et se complètent en
vue de fonder une unité des sciences de la culture.
53 En outre, ce qui permet de les relier et ce qui témoigne plus précisément de leur
indissociabilité, est le rôle joué par l’imagination productrice. Inscrite au cœur de l’activité
morphologique de la philosophie, cette dernière relie la multiplicité des formes et des
fonctions symboliques à l’idéal de liberté que procure l’éthique. Cette réflexion repose sur
une conception anthropologique précise. L’homme est, pour Ernst Cassirer, un animal
symbolicum. Ce qui, chez l’homme, caractérise toute recherche est sa tendance à la
médiation. Si l’animal possède une imagination et une intelligence pratique, seul l’homme
a développé une imagination et une intelligence symbolique48. Non seulement l’homme
connaît, se connaît par le biais des formes symboliques, mais il construit, vit dans un
univers constitué par le mythe, le langage, l’art, la science... L’imagination productrice est
ainsi le foyer de l’activité de l’homme. Constitutive de la finitude humaine, indissoluble
lien au règne du médiat, l’imagination symbolique ne s’y réduit pourtant pas. Au nœud
même de cette rencontre entre l’homme et le monde (par sa re-création permanente), se
dessine une sortie de l’ordre de l’espérance, une manière pour l’homme de penser
pouvoir échapper à ce cercle du médiat qui constitue pourtant son indépassable
condition. La fonction schématisante de l’imagination y est envisagée non plus seulement
dans sa relation au savoir, mais aussi au travail régulateur de la raison. Marque par
excellence de sa finitude, l’imagination productrice est aussi l’élan constitutif sans cesse
renouvelé de l’homme vers l’idéal éthique de liberté.
45

NOTES
1. E. CASSIRER, Liberté et Forme, trad. par J. Carro, M. Willmann-Carro, J. Gaubert, Éd. Cerf, Paris,
2001. Dans la suite du texte, il sera dorénavant fait référence à cet ouvrage par l’abréviation LF
suivie du numéro de page.
2. J. W. GOETHE, Faust I et II, trad. par J. Malaplate, Éd. Flammarion, Paris, 1984.
3. E. CASSIRER, « Der junge Goethe », in Goethe, Nachgelassene Manuskripte und Texte, 11, hsgb. von J.
M. Krois, Éd. Meiner, Hamburg, 2003, p. 165.
4. J. W. GOETHE, « Prométhée », in Théâtre complet, trad. par B. Briod, Éd. Gallimard, Paris, 1988,
p. 192.
5. ID., p. 207.
6. E. CASSIRER, « Der junge Goethe », op. cit., p. 168.
7. J. W. GOETHE, Faust I et II, op. cit., p. 38.
8. ID., p. 77.
9. LF, p. 183.
10. J. W. GOETHE, Faust I et II, op. cit., p. 40.
11. LF, p. 264.
12. J. W. GOETHE, Faust I et II, op. cit., p. 155.
13. ID., p. 206.
14. LF, p. 264.
15. Nous pensons surtout au Prologue au ciel ainsi qu’au Monologue de la forêt et de la caverne.
16. E. CASSIRER, Le problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps
modernes, tome 4, De la mort de Hegel à l'époque présente, trad. par J. Carro, J. Gaubert, P. Osmo,
I. Thomas-Fogiel, Éd. Cerf, Paris, 1995, p. 179.
17. ID., p. 175 et p. 184.
18. E. CASSIRER, Rousseau, Kant, Goethe. Deux essais, trad. par J. Lacoste, Éd. Belin, Paris, 1991,
p. 103.
19. LF, p. 218.
20. E. CASSIRER, Le problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes, op.
cit., p. 187.
21. ID., p. 185.
22. LF, p. 151.
23. LF, p. 264.
24. J. W. GOETHE, Faust I et II, op. cit., p. 221-222.
25. J. W. GOETHE, Lettre à Eckermann, 26 février 1824, cité in LF, p. 251.
26. LF, p. 202.
27. « Pour elles n’est réel que l’idéal » (J. W. GOETHE, Faust I et II, op. cit., p. 275).
28. LF, p. 267.
29. LF, p. 268.
30. J. W. GOETHE, Faust I et II, op. cit., p. 394-396.
31. LF, p. 207.
32. J. W. GOETHE, Faust I et II, op. cit., p. 423.
33. ID., p. 476.
34. ID., p. 479.
35. LF, p. 268.
46

36. LF, p. 269.


37. E. KANT, Critique de la faculté de juger, trad. par A. Philonenko, Éd. Vrin, Paris, 2000, p. 213.
38. Ibidem.
39. J. W. GOETHE, Faust I et II, op. cit., p. 490.
40. ID., p. 192.
41. ID., p. 203.
42. E. CASSIRER, La philosophie des formes symboliques, tome I, Le langage, trad. par O. Love et J.
Lacoste, Éd. de Minuit, Paris, 1972, p. 18.
43. Il faut entendre par forme symbolique « toute l’énergie de l'esprit par laquelle un contenu de
signification spirituelle est accolé à un signe sensible concret et intrinsèquement adapté à ce signe » (E.
CASSIRER, « Le concept de forme symbolique dans l’édification des sciences de l’esprit », in E.
CASSIRER, Trois essais sur le symbolique, trad. par J. Carro, Éd. Cerf, Paris, 1997, p. 13). Au creux de
ces formes, s’élève et se noue une dynamique dialectique entre le sujet et le monde. Elles sont en
quelque sorte la création et l’incarnation d’un donner sens et d’un donner forme, de la rencontre
et de la synthèse du spirituel et du sensible. Elles sont ces médiations par lesquelles le sujet entre
en contact avec la réalité tout en la créant et en lui donnant du sens.
44. E. CASSIRER, La philosophie des formes symboliques, tome I, op. cit., p. 23.
45. E. CASSIRER, La logique des sciences de la culture. Cinq études, trad. par J. Carro, Éd. Cerf, Paris,
1991, p. 195-222.
46. ID., p. 196.
47. ID., p. 197.
48. Cf. à ce sujet E. CASSIRER, Essai sur l’homme, trad. par N. Massa, Éd. de Minuit, Paris, 1975.

AUTEUR
ELÉONORE FAIVRE D’ARCIER
Facultés universitaires Saint-Louis
47

Temporalité de l’image : Aby


Warburg et Carl Einstein
Jean-Pol Madou

1 Toute image porte en elle les traces d’autres images. Dans l’événement de son
surgissement, de son irruption intempestive, l'image, fût-elle bouleversante de
nouveauté, n’en demeure pas moins lestée du poids de toute une mémoire mythique.
Aussi toute réflexion sur la genèse de l’œuvre d’art est-elle tendue entre deux pôles. D’un
côté, le mythe, la communauté, la Loi ; de l’autre, l’imagination, la singularité,
l’événement. D’un côté donc le récit mythique fondateur et ordonnateur de l’ordre
cosmique et social ; de l’autre, le jeu chaotique des possibles auquel le récit mythique
vient offrir ses structures, ses figures et ses archétypes, bref tout un réseau de formes
symboliques permettant de canaliser les frayages pulsionnels de l’énergie créatrice avec
d’ailleurs tous les risques de blocage, d’engorgement et de paralysie que comporte une
telle régulation. Mais cet échange dialectique qui se noue entre l’universalité de la Loi et
la singularité de l'événement, entre la visée légiférante et ordonnatrice du mythe et la
force transgressive de la création, demeurerait inintelligible sans l’intervention d’un
élément tiers : l’image. C’est bien dans l’image que tout se joue, se noue et se dénoue. Car
l’image ne saurait être réduite ni à l’imaginaire dont elle marque effectivement le tracé ni
au mythe dont elle réactive cependant les traces dans les strates archaïques de la mémoire
inconsciente. Aby Warburg (1866-1929) et Carl Einstein (1885-1940) apparaissent ici
comme deux références incontournables dans l’élaboration de cette problématique.
Largement méconnues en France jusqu’à une date récente, les œuvres de ces deux
penseurs allemands ont été introduites dans le monde francophone par les travaux de
Georges Didi-Huberman1, Philippe-Alain Michaud2 et Liliane Meffre3.

Survivance et métamorphose
2 Historiens de l’art, théoriciens de l’image, Aby Warburg et Carl Einstein ont bouleversé les
fondements même de l’histoire stylistique ainsi que de l’épistémologie qui lui était sous-
jacente depuis Winckelmann. Aby Warburg s’inscrit dans toute une lignée d’esprits qui,
menant en amont à Nietzsche et Burkhardt, mène en aval à Carl Einstein et Walter
48

Benjamin d’un côté, à Erwin Panofski, Fritz Saxl et Erich Gombrich de l’autre, en passant
par les grandes figures réformatrices de l’histoire de l’art du Reich wilhelmien : Aloïs
Riegl, Julius von Schlosser, Heinrich Wölfflin, Adolf von Hildebrand. Warburg est donc
une figure tout à fait centrale dans l’Académie allemande de la fin du XIXe et du premier
quart du XXe siècle. Se tenant à l’écart de l’Université, il avait fondé à Hambourg, sa ville
natale, son propre Institut de Recherches, le Kunstwissenschaftliche Bibliothek dont il avait
tapissé les murs de la salle de lecture de grands panneaux en toile noire sur lesquels
étaient fixées des photographies d’œuvres d’art. Dans la luminosité spectrale de leur
grisaille argentée, celles-ci apparaissaient, en l’absence de toute chronologie, comme
autant des fantômes surgis du fond de la nuit des temps. L’ensemble de ces panneaux
numérotés (1-79) devait constituer l’opus magnum de Warburg, l’atlas de Mnémosyne 4, une
histoire de l’art se déroulant comme un film muet, « histoire de fantômes conçue pour
grandes personnes ». Mêlées sur ces planches à des documents ethnologiques et
historiques les plus divers (danse rituelle des Indiens Hopi, Pie XII coiffé de sa tiare,
Mussolini signant les accords de Latran), les œuvres reproduites empruntées à l’Antiquité
et à la Renaissance italienne, n’y sont pas groupées d’après leur chronologie ni d’ailleurs
d’après leur appartenance à un style, mais d’après la nature et l’intensité de leurs
formules pathétiques (Pathosformel). On y voit ainsi la danse rituelle d’un sorcier hopi
voisiner avec les contorsions marmoréennes du Laocoon du Belvédère tandis que sur un
autre panneau des ménades dionysiaques, prélevées sur un sarcophage romain, semblent
communiquer leur secrète énergie à un relief en bronze du Quattrocento représentant
une scène de Crucifixion. Le voisinage tout au moins insolite de ces deux scènes, l’une
païenne, l’autre chrétienne, fait apparaître, à la faveur d’un violent court-circuit que
produit leur mise en relation, une étrange parenté gestuelle entre le déchaînement de
douleur auquel s’abandonne Marie Madeleine au pied de la Croix et les contorsions
hystériques des danses dionysiaques, lesquelles auraient servi à l’artiste florentin de
modèles à l’expression de la souffrance et du travail du deuil. En effet, on ne saurait dire
si l’attitude passionnelle telle qu’elle fut fixée par l’artiste florentin relève du travail du
deuil ou de la transe orgiaque, de l’éthos apollinien ou du pathos dionysiaque 5. Pour
Warburg, fidèle lecteur de Nietzsche, toute image se construit sur l’opposition de
l’apollinien et du dionysiaque, et plus profondément sur celle de « la nymphe extatique et
du dieu fluvial du deuil et de la mélancolie » dont la scène mythique, comme le suggère
une page du journal intime6 pourrait servir d’emblème à toute l’entreprise warburgienne.
3 Tout se passe comme si cet apparent chaos d’images arrachées par l’atlas warburgien à la
linéarité chronologique d’une temporalité évolutive, était destiné à mieux faire ressortir
la structure de la formule pathétique et dévoiler en elle le secret de l’image. Le concept de
formule pathétique est la clé de voûte de toute la philosophie warburgienne. Par «
Pathosformel », Warburg désigne un stéréotype formel qui, emprunté à l’antiquité
classique, sert à exprimer le mouvement du corps comme expression d’une intériorité
passionnelle. Prélevée sur l’éventail des possibles gestuels, qui s’étend de la prostration
méditative à la danse orgiaque, de l’abattement mélancolique à la fureur maniaque et
marque ainsi l’espace et les limites de la figurabilité, la formule pathétique saisit et fixe le
geste dans sa tension constitutive. Quelle est cette tension inhérente à toute expression
émotive ? Tout geste passionnel, à l’instar du symptôme hystérique auquel Warburg se
réfère à partir des travaux de Charcot et Freud, oscille violemment entre deux pôles
contradictoires. La formule pathétique consiste donc à figer le geste passionnel dans son
mouvement d’oscillation. Ainsi Warburg confère-t-il au Pathosformel le statut paradoxal
49

d’une « empreinte énergétique ». Plus le geste se verra figé dans son ambivalence, saisi et
immobilisé au plus extrême de sa tension, plus la formule pathétique sera capable d’en
transmettre la charge émotionnelle aux générations futures d’images. C’est précisément
cette force qui permet à l’image de survivre, sécrétant une étrange temporalité, celle du
Nachleben. Dans toute image survit une image primitive, dépositaire d’une gestualité
passionnelle, laquelle oscille de manière incessante entre deux pôles, l’un maniaque,
l’autre mélancolique. Telle est la définition warburgienne de la formule pathétique.
Fonctionnant à contretemps, l’image fait apparaître dans le Nachleben une structure
temporelle plus complexe et plus retorse que celle d’une temporalité linéaire et évolutive.
En effet, parce que l’image a plus de mémoire, elle aura aussi plus d’avenir. Comme l’écrit
G. Didi-Huberman : « Devant une image, enfin, nous avons humblement à reconnaître
ceci : qu’elle nous survivra probablement, que nous sommes l’élément fragile, l’élément
de passage, et qu’elle est devant nous un élément du futur, l’élément de la durée. L’image
a souvent plus de mémoire et plus d’avenir que l’étant qui la regarde7. »
4 Pour Aby Warburg, l’image est tout à la fois une trace et un tracé, une empreinte
fossilisée et un flux énergétique, une paralysie et un mouvement, la fixation durable
d’une marque et l’expression passagère d’une émotion, une force émotive et une forme
symbolique. Bref, l’image est simultanément gramma et dunamis, dynamogramme.
Empreinte énergétique et symptôme anachronique, elle ne saurait jamais être qualifiée de
contemporaine. Déphasée, l’image est toujours en avance et en retard, dynamique et
archéologique, à la jonction de la motricité pulsionnelle et de l’organisation symbolique,
tout à la fois surgissement et répétition, mémoire et oubli, survivance et métamorphose.
Dévoilant sous le drapé serein des nymphes florentines l’âpre jouissance des antiques
ménades et sous les contorsions des danses dionysiaques les danses rituelles de quelque
humanité primitive, l’œuvre de Warburg s’est efforcée d’établir une véritable généalogie
des images qui, sous-jacente à l’histoire de l’art, déclinerait au moyen de quelques
formules primitives les gestes de l’humanité occidentale voire de toute humanité.
5 Aussi Warburg était-il allé chercher en 1896 chez les Indiens Hopi et Navajos du Nouveau
Mexique les réponses aux énigmes que lui posait la Florence des Médicis. Le motif du
serpent observé dans le rituel de danse des Indiens Hopi pourrait déjà contenir tous les
processus de figurabilité qui permettront la représentation du mouvement dans les
tableaux du Quattrocento. Comme si une même « formule pathétique », un même schème,
en l’occurrence celui de la ligne serpentine, traversait les danses rituelles des Indiens
Hopi, les contorsions du Laocoon du Belvédère, les cheveux défaits et les robes flottant au
vent des nymphes de Botticelli et Ghirlandaio. Ni schème kantien ni archétype jungien, la
formule pathétique n’est pas en elle-même une image mais la cristallisation d’un geste, un
geste épuré. Et qu’est-ce qu’un geste ? Pour Giorgio Agamben8 reprenant la distinction
aristotélicienne du faire (moyen en vue d’une fin) et de l’agir (fin sans moyens), le geste,
pris en lui-même, est un moyen détaché d’une fin, un élan interrompu dans sa lancée,
gelé à sa source, suspendu comme le dirait Mallarmé entre « le désir et son
accomplissement, entre la perpétration et son souvenir », un mouvement figé en destin
dont il échoit à l’artiste de réveiller le dynamisme ensommeillé. Dès lors, cette
anthropologie du geste ne rétroagit-elle pas sur le statut même de l’œuvre d’art ? Car, lui
conférant le statut non plus d’une finalité sans fin mais celui d’un moyen sans fins, ne porte-
t-elle pas finalement atteinte au principe de l’autonomie de l’œuvre ainsi qu’à l’histoire
de l’art conçu comme auto-mouvement des formes et des styles ? C’est précisément au
principe de l’autonomie de l’œuvre d’art que s’en prend violemment Car Einstein dont la
50

pensée s’est efforcée, elle aussi à la même époque, de théoriser l’image et le tableau dans
leur stratification complexe comme les effets produits par l’entrecroisement de
temporalités hétérogènes et polyrythmiques. L’œuvre d’art n’est pas un organisme clos
sur lui-même mais « un moyen servant à vivre et à mourir », un « outil biologique » en
prise immédiate sur la complexité du réel. « Les tableaux, écrit Einstein dans Georges
Braque, sont des conducteurs d’énergie, mais, tels des môles qui endiguent, ils se sont
déposés aussi dans le courant de l’obscure continuité9. »

Trouvaille et archaïsme
6 À l’époque où Aby Warburg fonda cette science qu’il qualifia de « science sans nom »,
science du Zwischenraum, désignant ainsi l’effet produit par l’ouverture de l’histoire de
l’art au vaste champ de l’anthropologie, de l’ethnologie, de la psychologie et des sciences
du vivant. Carl Einstein, lui aussi, ébranla les fondements de la Kunstgeschichte telle qu’elle
fut pratiquée dans l’Académie allemande encore largement marquée par les canons de la
beauté apollinienne et de l'historicité winckelmanienne. Critique et historien de l’art, il
est le premier dans l’histoire de l'art à avoir tenté une synthèse de l’art contemporain
alors que celui-ci n’avait que vingt-cinq ans d’âge : Die Kunst des 20. Jahrhunderts. Écrivain
et poète, il est l'auteur d'un récit dadaïste avant la lettre, Bébuquin ou les dilettantes du
miracle, publié en 1912. Observateur avisé de la vie artistique parisienne, il fit de très
nombreux séjours à Paris depuis 1907 avant de s’y fixer définitivement en 192810.
7 Alors qu’Aby Warburg était un historien de l’art dont les travaux portaient
principalement sur l’Antiquité et la Renaissance, Carl Einstein, militant politique,
révolutionnaire spartakiste en 1919 et combattant de la guerre d’Espagne en 1936, a
directement participé à l’élan créateur des avant-gardes européennes : Der Sturm et
l’expressionnisme allemand, Die Aktion de Ludwig Rubiner, Le Bateau Lavoir et le cubisme
français, le Bauhaus et la Nouvelle Objectivité, la revue Documents de Georges Bataille et
Michel Leiris. Si Carl Einstein n’a jamais systématisé sa pensée, malgré sa tentative
d’élaborer (en français) un Traité de la Vision resté à l’état de fragments, il n’en a pas moins
conçu une théorie de l’image et de l’expérience visuelle dont la cohérence se vérifie
depuis son étude La Sculpture nègre (1915) 11 jusqu’à son essai Georges Braque (1934). Prise
dans sa double dimension d’événement et de symptôme, d’empreinte et d’émotion, de
survivance et de nouveauté, l’image chez Einstein manifeste aussi cette polarité que vient
de nous révéler la pensée de Warburg. Certes, ils ne se meuvent pas dans le même horizon
philosophique et ne font pas usage d’un même outillage conceptuel. Cependant Warburg
comme Einstein inscrivent l’énigme du temps au centre de leur théorie de l’image. En fait,
c’est tout l’héritage critique de Lessing qui vient ici à vaciller. Rompant le Ut pictura poesis,
l’auteur du Laocoon12 avait opposé en 1766 les arts du langage, fondés sur la succession des
unités de sens dans le temps, aux arts visuels fondés, quant à eux, sur la perception
simultanée des objets dans l’espace. C’est précisément ce partage entre les arts de l’espace
et les arts du temps selon les critères de l’écoulement temporel et de la simultanéité
spatiale qui se trouve ici remis en question. En effet, pour Carl Einstein l’œuvre picturale
est avant tout une expérience du temps, sans doute la plus radicale que l’homme puisse
faire puisqu’il ne s’agit plus d’un temps homogène, mais d’une temporalité aux multiples
couches, dotées chacune de leur propre rythme.
8 L’image n’est ni un fétiche intemporel ni un document historique pas plus qu’il ne saurait
être un miroir du présent. Irréductible tant à la pensée métaphysique qu’au savoir
51

positiviste, l’image est un montage de multiples temporalités hétérogènes, un collage de


temps et de contretemps, un symptôme qui déchire la temporalité linéaire de l’histoire.
Ce qui apparaît simultanément dans la vision d’une image ou d’un tableau est l’effet
produit par « l’assemblage de strates divergentes et contradictoires de l’expérience vécue
13 ». Soulignons que, dans leur effort pour penser cette conception stratifiée du temps,

Warburg et Einstein font l’un comme l’autre appel à toute une série de métaphores
empruntées au registre de la géologie et des sciences de la Terre : couche, strate,
sédiments, cristallisation, bloc erratique, forme tectonique, séisme, sismographe, autant
de métaphores qui inscrivent l’œuvre et la mémoire du temps dans le déploiement de
l’espace et les entrailles de la Terre. « L’apparente totalité de l’œuvre d’art, écrit Einstein
à propos de Braque, n’est atteinte que dans le concert des strates psychiques
antagonistes, dans l’interpénétration de l’hallucination et de la conscience, de la forme
tectonique active et du psychogramme subi, de la trouvaille et de l’archaïsme14. » C’est
toute la théorie einsteinienne de l’image et de la création qui se trouve condensée en ces
trois couples d’oppositions : le conscient et l’inconscient, les formes tectoniques et le
tracé des flux hallucinatoires, l’invention et le schème stéréotypé.
9 Si pour Warburg l’histoire de l’art était une histoire de revenants et de fantômes, pour
Carl Einstein elle est « la lutte de toutes les expériences optiques, des espaces inventés et
des figurations15 ». Tel est le premier de ses Aphorismes méthodiques publiés en 1929 dans le
premier numéro de la revue Documents. Se situant par rapport à la production artistique
des vingt premières années du vingtième siècle, témoin des grands séismes provoqués par
la révolution cubiste, Einstein précise la portée de cette lutte dans le second aphorisme :
« On peut constater depuis vingt années une diminution de la réalité mécanisée et une
augmentation de l’invention hallucinatoire et mythologique16. » Toute image porte en elle
d’autres images et avec elles la mémoire de leurs luttes, la généalogie de leurs formes, le
souvenir de leurs dieux. Et il appartiendra à l’hallucination, érigée par Einstein en
méthode créatrice, de réveiller sous les formes tectoniques les forces vitales et magiques
censurées au cours des âges par les conventions optiques collectives. Tout le processus de
la création tel qu’Einstein le décrit à la lumière du cubisme, se joue entre l’hallucination
et le tectonique. Le concept de tectonique, métaphore géologique empruntée à Wölfflin,
désigne chez Einstein tout un ensembles de valeurs formelles qui ne font l’objet d’aucune
définition claire et précise mais dont on peut dire qu’elles s’opposent aux notions de
spontanéité, de fluidité et de libre invention. Projection du corps humain et de ses
symboles sexuels, la forme tectonique se pose comme le fondement de la représentation
de l’espace. Base de toute vie collective sédentaire, elle impose son ordre, c’est-à-dire
délimite un espace habitable, rythme le temps en un récit ordonné, soumet le regard à un
ensemble de conventions optiques qui, traçant les frontières du visible et de l’invisible,
circonscrivent les limites du figurable. Assurant à l’homme un espace solide et
substantiel, un temps mesurable et homogène, des repères fixes dans un cosmos
mystérieux, les formes tectoniques garantissent la pérennité de la communauté et la
reproduction de l’espèce : « Dans l’ensemble toutes les phases tectoniques sont précédées
d’époques marquées par un naturalisme animiste. Le paléolithique, l’art sumérien, l’art
égyptien prédynsatique ou le premier art méditerranéen, en offrent suffisamment
d’exemples. Il n’est pas nécessaire que la formation tectonique corresponde toujours à
une religion structurée de manière hiératique. À nos yeux il semble en gros établi que la
forme tectonique indique la fin des religions purement animistes ainsi que la fin du
nomadisme, la fin de la civilisation des chasseurs. La forme tectonique est l’expression
des sédentaires attachés à leur foyer17. » Aussi les formes tectoniques seront-elles
52

amenées à développer une métaphysique de la substance et une esthétique de la forme


close comme autant de moyens pour l’homme de se protéger contre les forces périlleuses
du sacré, des dieux et des morts. « L’errance des groupes est terminée, le besoin en durée
et en substance immobile se renforce. C’est la fin de l’animisme fluide des nomades ; à
cette attitude statique, réglementée par le principe du regroupement, correspondent ces
formes tectoniques qui appartiennent à la phase d’effacement de l’animisme18. »
10 À la faveur de cette théorie des formes tectoniques, Einstein développe une anthropologie
historique destinée à fonder sa philosophie de l’art. En répondant aux exigences de la vie
sédentaire, les valeurs tectoniques affirment l’opposition de la nature et de la culture et
avec elle : la séparation du sujet et l’objet, la mise à distance de la nature et la naissance
de l’agriculture, la création de paysages et l’aménagement du territoire, enfin la primauté
de l'architecture à l’ombre de laquelle se développeront la peinture et la sculpture.
Projection des formes du corps humain et de ses symboles sexuels primaires,
l’architecture est l’art tectonique par excellence puisque s’y conjuguent l’érection
phallique et le refuge maternel. Les formes tectoniques garantissent la stabilité de la vie
collective en repoussant en dehors des limites de celle-ci tout ce qui risque d’en
interrompre la continuité et d’en altérer l’identité : l’invisible, l’inconnu, l'Autre. Aussi
exerceront-elles une censure à l’encontre des processus de la métamorphose qui se
manifestent primitivement dans le phénomène psychique de l’hallucination : « En ce sens,
ces formes tectoniques signifient une censure des hallucinations angoissantes,
surprenantes et en freinent le changement métamorphotiques19. » C’est par la répétition
génératrice d’habitudes, par la multiplication de formes récurrentes que les formes
tectoniques vont tenir à distance ou canaliser les flux hallucinatoires, conjurant ainsi le
caractère aléatoire et éphémère de l’existence. Le refuge, la demeure, les habitudes et les
coutumes, autant de valeurs qui s’inscrivent dans l’ordre tectonique : « On se réfugie de
manière récurrente dans la demeure et dans la représentation de la continuité20 » Dès
lors, qu’en est-il de la création dans ce processus polarisé entre le tectonique et le flux
hallucinatoire ? Cette polarisation n’est-elle pas tout simplement – et trop simplement –
celle du statique et du dynamique d’une part, celle de l'enchaînement causal et de
l’automatisme spontané d’autre part ? Force menaçante, porteuse de turbulences
optiques et d’énergies créatrices, l’hallucination cache cependant quelque complicité
avec les formes tectoniques. L’acte créateur ne résulterait-il pas d’une négociation entre
le dynamisme destructeur des flux hallucinatoires et le statisme hiératique des formes
tectoniques ? L’histoire de l’art ne serait-elle pas celle de ces périlleux compromis dont le
cubisme de Braque nous révélerait la vérité. Mais tout d’abord, qu’est-ce qu’Einstein
entend par hallucination ?
11 Renvoyant aux temps des origines, Einstein élabore une théorie qui comme Totem et Tabou
de Freud s’apparente plus à la fable mythologique qu’au discours scientifique. En effet, la
civilisation sédentaire y est rendue responsable des dualismes qui, sous le voile d’une
fausse unité, divisent et opposent la vie à elle-même tandis que la culture des chasseurs
paléolithiques y est présentée comme celle de l’unité extatique dans la fluidité de ses
multiples métamorphoses. Loin d’être des pathologies de la vision, les forces
hallucinatoires sont originellement selon Carl Einstein des forces collectives, des énergies
qui, maîtrisées dans les sociétés primitives, confèrent aux systèmes mythiques et
totémiques leur ancrage dans la totalité cosmique. Prolongeant le subjectif dans l’objectif,
l’humanité dans l’animalité, la génération des vivants dans celles des ancêtres,
l’organique dans l’inorganique, les forces hallucinatoires mettent en place un tout au sein
53

duquel l’homme et la nature forment une unité extatique. Mais détachées de ces
collectivités dont elles assuraient la cohésion, les forces hallucinatoires changent de
signification et deviennent dans les sociétés rationalisées des énergies fatales, des forces
destructrices et errantes qui, privées de toute densité mythique, se voient dévaluées au
rang de fictions ou de symptômes pathologiques. Ce qui fut l’expression d’une force
collective n’est plus que le pathos d’un sujet individuel livré à la merci de ses démons
intérieurs. Ainsi dans André Masson, étude ethnologique, Carl Einstein écrit : « Les forces
hallucinatoires font une brèche dans l’ordre des processus mécaniques ; elles introduisent
des blocs d’“a-causalité” dans cette réalité qu’on s’était donnée absurdement comme une ;
la trame ininterrompue de cette réalité est déchirée et l’on vit dans la tension des
dualismes21. » Cependant sans le contrepoids des formes tectoniques le flux hallucinatoire
n’est qu’un tracé désordonné, « le jet visionnaire du psychogramme22 » dont Einstein
souligne le caractère passif et subi, coercitif et urgent. La vision est en elle-même un
événement fatal dont seule écriture automatique est à même d’enregistrer les vibrations :
« C’est justement le changement ahurissant de la vision qui nous accule à la noter, ou à la
formuler en vers, et de façon simple, directe et sans paraphrase technique afin de ne pas
différer le déroulement de l’acte de regarder23. » Le créateur devra cependant se protéger
contre la violence coercitive de la vision hallucinatoire destructrice du moi conscient et
du principe d’identité. Inhibitrices, répondant à la violence par la violence, les formes
tectoniques viendront endiguer les excès de l’extase : « la force sadique de l’aspect
tectonique est déclenchée comme défense contre l’extase passive24 ». Comme le montre
Carl Einstein à propos de l’évolution de la peinture de Georges Braque, l’acte créateur est
une lutte menée à la fois contre l’action censurante des formes tectoniques et les forces
dissolvantes de la vision hallucinatoire. Livré sans défense à ses automatismes
psychiques, le sujet isolé recourt aux formes tectoniques comme à un ultime rempart
contre les forces destructrices, seul contrepoids efficace à la violence subversive de
l’hallucination. La forme tectonique est l’unique lien qui subsiste dans la société
rationnelle et technicienne entre le sujet individuel et les forces collectives. Toute
l’œuvre de Braque est ainsi tendue selon Einstein entre deux pôles : à la phase tectonique
centrée sur le traitement formel de l’espace a succédé la phase romantique à caractère
hallucinatoire, créatrice de figures, porteuse d’une réalité nouvelle.

Le visionnaire et le tectonique
12 Si pour Warburg l'histoire de l’art est celle des formules pathétiques, pour Einstein elle
est celle des différentes phases tectoniques qui ont modelé l’imaginaire au fil des siècles.
Apparemment tout oppose le pathétique warburgien et le tectonique einsteinien. Par son
étymologie la forme tectonique renvoie aux notions de charpente et de construction,
mais prise comme métaphore géologique elle évoque le sol sur lequel nous marchons, les
fondations sur lesquelles nous élevons nos édifices, bref cette terre que nous croyons
ferme mais qui n’est constituée que d'une superposition de plaques mobiles dont le plus
léger glissement provoque séisme et catastrophe (la tectonique des plaques). La
métaphore du séisme ne convient-elle pas aux grandes révolutions picturales ? Chaque
séisme ne provoque-t-il pas le surgissement d’un nouveau paysage et n’inaugure-t-il pas
une nouvelle expérience de l’espace ? L’historien de l’art ne serait-il pas un sismographe ?
Quel que soit son sens métaphorique, architectural ou géologique, la notion de forme
tectonique ne va jamais chez Einstein sans l’idée d’une rigueur voire d’une certaine
54

rigidité alors que l'idée de plasticité, qui chez Warburg qualifie le mouvement de la
formule pathétique, se voit réservée par l'historien du cubisme à la vision hallucinatoire,
aux processus « métamorphotiques » de la création. Faut-il opposer la rigueur tectonique
à la plasticité pathétique ? Rappelons que la formule pathétique contracte et cristallise
dans un geste arrêté dans son élan les forces qui le déchirent et le maintiennent écartelé
et suspendu entre les pôles contradictoires de l’apollinien et du dionysiaque, de la manie
et de la mélancolie, de la fureur et de la prostration, de l'extase mystique et de l’attaque
hystérique. Mais c’est précisément cette extrême tension qui s’avérera riche de toutes les
métamorphoses. Il appartient en effet au travail de l’artiste de s’emparer de la formule
pathétique, de réveiller le geste qui s’y trouve enclos en lui insufflant une nouvelle vie
voire une signification inverse de celle qui anima le modèle. Ainsi procédait selon
Warburg l’artiste du Quattrocento en métamorphosant les funèbres convulsions des
ménades en une lumineuse ronde de nymphes : transfiguration de la nuit dionysiaque en
un éternel printemps florentin.
13 Rien donc ne semble rappeler chez Einstein la formule pathétique de Warburg, rien non
plus ne semble correspondre chez Warburg au souci einsteinien des formes tectoniques.
En effet, fondateur de la méthode iconologique, Warburg ne s’intéresse qu’à l'image et à
ses mécanismes de transmission et de survivance. Et, si dans leur effort de théoriser les
processus de la création, Warburg et Einstein se réfèrent l’un comme l’autre à la notion
d’empreinte (gramma) comme au secret de l’image, le dynamogramme de la formule
pathétique et le psychogramme de la vision hallucinatoire relèvent de registres différents.
À la fixité du stéréotype formel s’opposent la vitesse du flux hallucinatoire, la spontanéité
de l’écriture automatique, la transcription immédiate de la vision fulgurante. En
revanche, la formule pathétique warburgienne et la forme tectonique einsteinienne
exercent une fonction analogue tant sur le plan de la création que sur celui de la
réception. En effet, si la formule pathétique capte et schématise les mouvements
expressifs du corps, la structure tectonique en projette les formes comme autant de
modalités de l’action humaine dont Einstein souligne au passage la « sinuosité ». Et si la
formule pathétique est appelée par Warburg à susciter l’empathie25, le tectonique, dont
on a souligné la fonction censurante et régulatrice, est appelé par Einstein à faciliter la
fixation hypnotique, source d’identification extatique. Ainsi lit-on non sans étonnement
dans Georges Braque : « En outre, l’identification est facilitée par les formes tectoniques de
base puisqu’elles correspondent à des projections des formes du corps humain et qu’elles
contiennent les sinuosités de base de toute action humaine et de tout mouvement
cosmique26. » L’attribution de lignes sinueuses aux formes tectoniques de base ne peut
que surprendre. Le lecteur de Warburg ne manquera pas d’y percevoir comme un écho,
lointain mais non moins obsédant, à la ligne serpentine qui, lovée au cœur de la formule
pathétique, recèle le secret de l’image et de ses métamorphoses. Tout était parti chez
Warburg d’une fascination pour la danse des serpents des Indiens du Nouveau Mexique à
telle enseigne que l’identification totémique et le rituel du serpent devinrent la clé du
Laocoon du Belvédère. Arraché à sa sérénité, ce monument du classicisme, qui fut plus
d’une fois considéré par l'histoire de l’art comme le paradigme de toute perfection
formelle, révèle son fond dionysiaque au contact des couches primitives et des rites
extatiques d’une culture mythico-hallucinatoire qui fut aussi celle de la Grèce archaïque.
Ce sont aussi des pantomimes d’animaux et des danses de masques que réactive, selon
Einstein, la peinture d’André Masson27.
55

14 Alors que la question de la temporalité de l’image se pose chez Warburg en terme de


survivance et de transmission, chez Einstein elle donne lieu à une véritable pensée de la
création dont le vecteur s’avère être moins celui de l’image que celui de la figure.
Contrairement à l’image, qui par son origine spéculaire, demeure toujours liée à quelque
objet qu’elle reproduit ou métaphorise, la figure est l’effet d’une poussée violente, d’un
frayage pulsionnel qui brise toute convention optique et toute configuration mimétique.
Dans la fulgurance de son jaillissement, dans l’irruption violente de sa nouveauté inouïe,
la figure ne saurait donner lieu qu’à une notation purement graphique, une trace
illuminante, une écriture. Ainsi à propos de Braque Einstein précise : « Effet d'une
notation première et impulsive, la spécificité graphique autorise une séparation heureuse
de la forme et de la couleur ce qui permet de disposer plus immédiatement et plus
librement les linéaments évocateurs de figures28. » La figure est de l’ordre de l’événement,
de l’expérience nue et immédiate, de l’automatisme psychique voire physique29. Loin de
déployer des paysages imaginaires et oniriques, la figure marque dans toute sa brutalité
le choc du réel dont l’artiste devra se protéger en recourant à l’application du principe
tectonique. Car livrée à sa propre violence, la figure est dotée d’une fonction mortelle et
destructrice. C’est bien l'unité psychique et morale du sujet qui risque alors de voler en
éclats. Si l’imaginaire entre ici en jeu, c’est à titre d’écran protecteur, de point de
résistance. Et cette résistance est offerte par l’ensemble des strates tectoniques dans
lesquelles l’imaginaire s’est cristallisé au cours des âges en autant de phases (optiques)
aujourd’hui oubliées. L’application du principe tectonique est donc ici l’exercice d’un
imaginaire collectif et historicisé. Il permet de conjurer la violence et la folie de la figure,
de l’événement-signe. Mais c’est ici que se situe le nœud de la pensée einsteinienne. Plus
la vision est fulgurante, plus violent sera le séisme qui soulève les couches tectoniques. Et
plus la vision sera cruelle par sa nouveauté, plus elle réveillera les couches les plus
primitives de l’imaginaire : « Les variantes et les différenciations dernièrement acquises
sont écartées, et une formation nouvelle, plus compliquée de l’espace peut ainsi être
associée à une attitude primitive. Chaque découverte déclenche en même temps
l’historique de sa propre filiation ancestrale, une filiation auparavant écartée de la
valorisation par l’histoire. Car toute histoire et toute évaluation historique trouvent leur
origine dans l’aujourd’hui, et le passé commence avec le moment présent30. » Aussi la
vision s’accompagne-t-elle d’une régression primitive. Et y a-t-il régression plus primitive
que celle qui réactive l’animisme fluide des chasseurs paléolithiques dont Einstein décèle
les traces dans les peintures de Braque et de Masson ? L’écriture automatique, qui ne peut
se réaliser qu’à travers le geste spontané et tout physique du peintre et du dessinateur (et
non celui du poète, n’en déplaise à Breton !31), retrouve le culte du mouvement qui, pour
le chasseur paléolithique, fut la seule façon d’affronter la mort et le sacré : « Durant la
première époque, l'artiste affronte le fait de mourir en dotant ses figures d’un maximum
de mouvement vivant. Le sédentaire au contraire, obsédé par l’idée de durée, cherche le
moyen magique contre la mort dans l’éternel immobile32. » La rapidité fulgurante, la
vitesse du surgissement figurai mettent en question la notion même de l’image.
Traversée, soulevée, blessée par la violence du mouvement physique, l’image, sur le point
de s’évanouir, se désimage33. Ce « torrent d’écriture presque automatique » risque de tout
emporter, le moi, la conscience, si sur son chemin il ne rencontre point de résistance,
voire de contrecoup. Tel est par exemple selon Einstein la fonction de l’ironie ou de la
parodie chez les romantiques : « C’est que nous nous vengeons de la sujétion à l’état
hallucinatoire par une rapide réaction inverse et nous le repoussons vite avec ironie pour
atteindre la protection souhaitée contre la contrainte hallucinatoire34. » Jamais
56

l’hallucination n’a signifié pour Einstein la perte de la réalité ni la fuite dans l’irréel mais
la subversion des codes des signes quotidiens, lesquels, imposant à la perception le
schème uniforme des représentations familières, empêchent « l’acte de regarder »
d’expérimenter le réel dans son inépuisable richesse : « C’est sous l’effet du positivisme
que tout acte de regarder à caractère hallucinatoire fut finalement dévalué en fiction,
alors que dans l’attitude mythique, les visions à caractère hallucinatoire avaient une
signification particulière au regard de la réalité35. » Il n’y pas d’opposition entre
l’hallucination et le réel, entre le réel et le mythe. En revanche, la seule opposition
véritablement pertinente dans la pensée d’Einstein est celle de l’extase hypnotique du
médium et de l’ironie souveraine de l’artiste, de l’automatisme fatal et de la rigueur
tectonique. C’est de leur affrontement que naît le mouvement de la création dans
l’entrecroisement et le choc des temporalités. L’hallucination émancipe la vision de
l’étroitesse de son horizon perceptif à laquelle elle était jusqu’à présent restée rivée, et
laisse le champ libre aux processus de la métamorphose qui, jaillissant du fond de
l’invisible, définissent l’essence même du Réel. Celui-ci ne se manifeste qu’au détriment
du moi, de la conscience dont il exige le sacrifice. Aussi n’est-ce que sur la ruine de la
conscience et du souvenir que surgit la figure : « Celui qui vit dans l’oubli du monde est
désormais à la merci de l’automatisme de l’obsession de la figure et il sacrifie à la
contrainte de la vision la raison sélective et la liberté36. » Plus le séisme provoqué par la
vision hallucinatoire sera violent, plus les strates les plus archaïques de notre expérience
se verront grâce cette catastrophe tectonique sollicitées à s’allier au surgissement de la
figure : « La situation psychique est désormais complexifiée par le fait que des strates
archaïques oubliées sont sollicitées et percent grâce au nouveau genre de vision. Celles-ci
sont toutefois placées dans un contexte modifié, et des événements fort anciens s’allient à
une nouvelle figure37. » Quelle est dès lors la nature de cette « alliance » ? Que peuvent
avoir en commun la figure fulgurante issue de l’extase visionnaire et hallucinatoire et les
figures et formes tectoniques cristallisées dans les couches originelles et oubliées de
l’expérience ? Celles-ci parviendront-elles à résister à la violence destructrice et à
l’automatisme fatal et réussir à rétablir l’équilibre du tableau ou du dessin ? Se référant à
un mythique Âge d’or de l’humanité dont des résidus hantaient encore à l’horizon le
discours anthropologique de son époque, Einstein croyait que l’équilibre s’était réalisé
dans les sociétés nomades. En effet, celles-ci auraient ignoré selon lui la tension des
dualismes qui, avec l'avènement des sociétés sédentarisées et tectoniques, allait venir
plus tard déchirer la trame ininterrompue de l’imaginaire et du réel, de l’hallucinatoire et
du collectif, du sujet et de l’objet, de la nature et de la culture, de le spontanéité et de la
causalité. Tout se passe donc comme si la fluidité animiste des chasseurs paléolithique
constituait la trame même du Réel. Dans André Masson, étude ethnologique (1929), nous
lisons non sans un certain effroi : « Mais nous n’admettons pas l’identité qu’on a cru
pouvoir établir entre l’hallucinatoire et le subjectif. A la rigueur il est possible de donner
les éléments imaginatifs comme subjectifs par rapport aux lieux communs bourgeois.
Quoi qu’il en soit, il faut précisément voir dans ces formes hallucinatoires les signes des
processus fatals, au cours desquels disparaissent toutes les réactions égocentriques.
L’obsession représente une petite chance de liberté38. » Une chance de liberté en 1929 ?
L’Histoire en décidera autrement. C’est aussi en 1929 que mourut Warburg. Quatre ans
plus tard sous la pression des événements, l’Institut de Recherches, le KWB, fermera ses
portes. La bibliothèque sera démontée et expédiée à Londres en des lieux plus sûrs.
15 Si les flux hallucinatoires sont élevés au même titre que l’ironie romantique au rang des
processus de la création, les idées fuyantes, caractéristiques selon Binswanger 39 de la
57

psychose maniaco-dépressive, se voient dotées chez Warburg d’une fonction critique et


expérimentale. Car les idées fuyantes, ne s’arrêtant pas aux objets, en effacent les
contours et en explorent les intervalles. Privées de cohérence structurale, elles n’en
révèlent pas moins une cohérence sérielle. Celle-ci se déploie, comme l’a vu G.Didi-
Huberman, en un réseau de « rapprochements dissociatifs et déconstructifs40 », lesquels,
érigés en méthode, permettront de monter le Bilderatlas Mnemosyne. Certes, Warburg
ignorait tout des collages, des « ready-made » et autres « papiers collés » pratiqués par les
avant-gardes de son époque. Mais son Atlas, loin d’être un album de souvenirs, est lui
aussi un montage destiné à poser « les jalons visuels d’une mémoire impensée de
l’histoire41 ».
16 Le souci des formes tectoniques, si présent dans la critique einsteinienne, n’est peut-être
pas non plus absent chez Warburg. Ne le voyons-nous pas s’investir à la fin de sa carrière
dans le projet du Bilderatlas Mnemosyne ? Si selon Einstein l'application du principe
tectonique sert de contrecoup à la vision hallucinatoire, n’est-ce pas également dans le
souci de se protéger que Warburg exposa dans la salle de lecture de son institut
hambourgeois l’ensemble des soixante dix-neuf panneaux dressés comme autant de
digues et de remparts contre les forces destructrices de la psychose auxquelles il venait
d’échapper ? Pourquoi s’obstiner à vouloir trouver analogies et recoupements entre le
travail d’Aby Warburg et celui de Carl Einstein ? Tout ne le sépare-t-il pas ? Héritiers de la
Kunstgeschichte, penseurs en rupture avec l’esthétique winckelmanienne, Warburg et
Einstein ont tous deux été animés, à la même époque (la fin du Reich wilhelmien et la
République de Weimar) par le projet de refonder l’histoire de l’art sur des bases
anthopologiques. Il s’agit bien chez l’un comme chez l’autre d’une anthropologie des
images qui, recourant à un vaste éventail de disciplines, inscrit au cœur d’une théorie de
la création la question de la temporalité. Comme l’écrit Georges Didi-Huberman :
« Toujours devant l’image, nous sommes devant le temps. Comme le pauvre illettré de
Kafka, nous sommes devant l’image comme Devant la loi42. »

NOTES
1. G. DIDI-HUBERMAN , Devant le temps, Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Editions de
Minuit, 2000.
2. Ph.-A. MICHAUD, Aby Warburg et l’image en mouvement, Paris, Macula.
3. L. MEFFRE, Carl Einstein (1885-1940), Itinéraires d’une pensée moderne, Paris, Presses
Universitaires de Paris-Sorbonne, 2002.
4. A. WARBURG, Der Biderlatlas Mnemosyne, Gesammelte Schriften, Berlin, Akademie Verlag, 2000.
5. Il s’agit de Bertoldo di Giovanni (1485). Voir G. DIDI-HUBERMAN, op. cit., p. 267.
6. A. WARBURG, Tagebuch, 3 avril 1929, inédit cité dans E. H. GOMBRICH , Aby Warburg. An intellectual
biography, Londres, The Warburg Insitute, 1970, p. 303.
7. G. DIDI-HUBERMAN, Devant le temps, Paris, Ed. de Minuit, 2000, p. 10.
8. G. AGAMBEN, Moyens sans fins, Notes sur la politique, Paris, Payot, 1995, p. 68.
9. C. EINSTEIN, Georges Braque, Bruxelles, Editions La Part de l’Œil, préface de L. Meffre, trad. franç.
de J.-L. Korzilius, 2003.
58

10. Il s’y était choisi deux points de chute : la galerie du marchand de tableaux et éditeur Daniel-
Henry Kahnweiler, figure incontournable dans le Paris de l’époque, et Le Bateau Lavoir, 10, rue
Ravignan, où Picasso, Braque, Vlaminck et Derain venaient d’entreprendre leur révolution
picturale. Et en 1929 il participa avec Georges Bataille et Michel Leiris à la création de la revue
Documents où il signa plusieurs articles.
11. C. EINSTEIN. Sculpture nègre, trad. franç. de L. Meffre, Paris, L’Harmattan, 1998.
12. LESSING, Laocoon ou les frontières de la peinture et de la poésie (1766) ; Paris, Herman, 1964.
13. C. EINSTEIN, Georges Braque, op. cit., p. 104-105.
14. ID., p. 61.
15. C. EINSTEIN, Ethnologie de l'art moderne, Marseille, André Dimanche, 1993, p. 7.
16. Ibidem.
17. C. EINSTEIN, Georges Braque, op. cit., p. 109.
18. ID., p. 111.
19. ID., p. 113.
20. ID., p. 112.
21. C. EINSTEIN, Ethnologie de l’art moderne, op. cit., p. 21-22.
22. C. EINSTEIN, Georges Braque, op. cit., p. 144.
23. ID., p. 153.
24. ID., p. 149.
25. Concept-clé dans l’Allemagne de la fin du XIXe siècle, l'identification empathique devait
permettre de vivre et de penser l’image, non comme une idéalité transcendante, mais comme
une forme immanente aux actes intentionnels de la vie psychique.
26. ID., p. 57.
27. C. EINSTEIN, « André Masson, une étude ethnologique », Ethnologie de l’art moderne, Marseille,
André Dimanche éditeur, 1993.
28. Georges Braque, op. cit., p. 107-108.
29. B. NOËL, André Masson, La chair du regard, Paris, Gallimard, 1993.
30. Georges Braque, op. cit., p. 113.
31. Bernard Noël a développé de manière particulièrement éclairante la différence entre
automatisme psychique et automatisme physique : « On peut se demander si l’automatisme
psychique ne se limite pas à traduire des pulsions culturelles. En revanche, le geste qui libère
l’énergie physique puise beaucoup plus profond, beaucoup plus bas, et il s’ensuit une
transformation de la nature même de ce qu’il exprime [...]. Les peintres surréalistes aiment les
visions oniriques et figées, d’où émane une fascination hypnotique. Masson n’a de penchant que
pour les formes en mouvement, les métamorphoses, les précipitations. Le rêve surréaliste est
propre comme une image ; la vitesse de Masson ressemble souvent à la palpitation qui tremble au
fond d’une blessure ouverte » (B. NOËL, op. cit., p. 100).
32. ID., p. 109-110.
33. Cette « désimagination » trouve son point culminant dans les expériences mescaliniennes de
Henri Michaux, lesquelles qui aboutissent à la négation de toute image : « La Mescaline diminue
l’imagination. Elle châtre l’image, la désensualise. Elle fait des images cent pour cent pures. Elle
fait du laboratoire [...]. Elle fait des images si exactement dépouillées de la bonne fourrure de la
sensation, et si uniquement visuelles qu’elles sont le marchepied du mental pur, de l’abstrait et
de la démonstration [...]. Aussi est-elle l’ennemie de la poésie, de la méditation et surtout du
mystère. Liée au verbal, elle rédige par énumération. Liée à l’espace et à la figuration, elle dessine
par répétition. Et par symétrie » (Œuvres complètes 1, Paris, Gallimard, p. 674).
34. Georges Braque, op. cit., p. 144
35. ID., p. 139.
36. Georges Braque, op. cit., p. 141.
59

37. Ibidem.
38. Ethnologie de l'art moderne, op. cit., p. 23.
39. Binswanger fut le médecin traitant de Warburg à la clinique de Kreuzlingen.
40. G. DIDI-HUBERMAN, L’image survivante, Paris, Éditions de Minuit, 2002, p. 474.
41. ID., p. 476.
42. G. DIDI-HUBERMAN, Devant le temps, Paris, Éditions de Minuit, 2000, p. 9.

AUTEUR
JEAN-POL MADOU
Université de Savoie
60

Le temps du roman. Réflexions sur


l’histoire et le mythe chez
Thomas Mann
Laurent Van Eynde

I.

1 S’interrogeant sur la possibilité même d’une connaissance des débuts de l’histoire


humaine, Kant formule cet avertissement sévère : « Mais si l’on se mettait à dresser de
toutes pièces une histoire sur des conjectures, on ne ferait guère autre chose, semble-t-il,
qu’ébaucher un roman. Et d’ailleurs une telle œuvre ne mériterait même pas le titre d’
Histoire conjecturale, mais tout au plus celui de pure fiction romanesque 1. » Cette
condamnation du roman du point de vue de la connaissance de l’histoire n’étonnera sans
doute pas chez le maître de Koenigsberg – même s’il la nuancera ultérieurement dans son
Anthropologie. Par contre, elle étonnerait sans doute sous la plume d’un écrivain aussi
viscéralement romancier que l’était Thomas Mann. Pourtant, la chose eût été possible, et
on lit de nombreuses formules, surtout dans les œuvres de la première moitié de la vie de
cet auteur, qui ne sont pas loin de valoir celle-là. C’est que le souci de l’écrivain et du
philosophe se rejoignent en l’occurrence. Pour le dire en termes kantiens, le risque
inhérent au romanesque serait de jouer un rôle déterminant dans l’appréhension de la
réalité, là où sa vocation profonde serait bien plutôt de jouer un rôle réfléchissant :
l’image romanesque clôturée sur elle-même dans sa détermination achevée figerait
l’histoire plutôt que d’en relancer à l’infini la téléologie. Sans doute est-ce là le point
nodal de l’inquiétude kantienne à l’égard du roman, mais cela rencontre aussi
l’avertissement que Thomas Mann adresse lui-même à l’écrit romanesque, y compris à ses
propres œuvres et dans ses propres œuvres, avec le même souci téléologique.
2 Cette hypothèque porte sur l’écrit littéraire en général, sur les « poètes » en un sens très
englobant, dès la nouvelle de jeunesse intitulée Déception (1896). Le héros principal y
entretient le narrateur de la « grande déception » qui domine son existence : « Pas un
échec, un faux pas, petit et isolé, mais la grande déception, la déception totale, celle que
61

tout, celle que la vie entière prépare à quelqu’un [...]2. » Cette déception, que l’on peut
sans doute qualifier de proprement métaphysique, trouve son envers dans l’aspiration du
héros à la densité d’une existence toute de puissance, de grandeur, fût-elle négative, et
qu’il exprime comme suit : « J’attendais de la vie la beauté saisissante, ou l’horreur
effroyable, et la nostalgie de tout cela m’emplissait, une profonde, inquiète aspiration
vers la réalité, vers l’aventure de quelque ordre qu’elle fût, peu importait, vers un
bonheur magnifique, enivrant, ou une souffrance indicible, inconcevable, atroce3. » Mais
l’écart qui sépare ainsi l’aspiration au réel et sa présence concrète trouve à se creuser
dans la lecture des poètes et de leurs « grands mots », la beauté, l’amour, la douleur, la
mort même : « [...] j’ai appris à les haïr, ces poètes qui inscrivent sur tous les murs leurs
grands mots et voudraient si possible les peindre sur la voûte du ciel avec une plume
trempée dans le Vésuve, alors que chaque grand mot me fait souffrir comme un
mensonge ou une dérision4. » Le langage des écrivains n’est qu’un voile trop chatoyant
jeté comme un leurre sur une réalité désespérément terne, indigente. Le langage des
poètes se substitue au réel pour susciter et maintenir le désir : « Des poètes en transe
m’ont chanté que le langage était pauvre, ah, pauvre ! Que non, monsieur ! Le langage, me
semble-t-il, est riche, excessivement riche, comparé à l’indigence et à la limitation de la
vie !5. » C’est parce que le langage est trop riche, c’est parce que l’imaginaire est trop
puissant, que naît la déception. Certes, les mots paraissent initier l’action, éveiller le
vouloir, la capacité de projet – la « volonté de bonheur » pour reprendre le titre d’une
autre nouvelle de jeunesse de Thomas Mann. Mais ce vouloir nourri de mensonge est
disproportionné et retombe en deçà de son mouvement. La volonté ici n’est pas créatrice,
elle ne s’investit jamais dans la concrétude de l’existence qui la ruine en révélant son
inanité – au regard des mots des poètes. L’imaginaire littéraire est ici incriminé parce
qu’il renverse le vouloir, l’agir, le devenir, en leur contraire : le désespoir, la paralysie,
l’enlisement. La puissance d’image est destructrice parce qu’elle nous désapprend la
dynamique propre à la finitude.
3 À l’époque où Thomas Mann conçoit sa célèbre Mort à Venise , c’est-à-dire avant la
première guerre mondiale, il commence aussi à concevoir ce qui devait d’abord n’être
qu’une nouvelle, mais deviendra plus tard son grand roman inachevé : Les confessions du
chevalier d’industrie Félix Krull. Une première partie paraît en 1922, que Thomas Mann
laisse sans suite jusqu’en 1937, avant d’en faire son dernier travail dans les années
cinquante. Or son héros trouve dans son existence la source d’une « grande joie »,
expression saisie entre guillemets par l’auteur, et dont la solennité n’est pas sans
évoquer, à l’opposé, la « grande déception » de la nouvelle de jeunesse. Félix Krull est un
jeune homme séduisant, doté de nombreuses qualités, qu’il utilise pour s’extraire d’un
passé familial peu glorieux et grimper ainsi dans l’échelle sociale. Mais ces qualités, il les
mettra au service du mensonge, de l’escroquerie, s’attribuant notamment l’identité d’un
autre, multipliant les déguisements etc. Félix Krull est un homme de fiction, qui joue à
tromper, qui se plaît à changer de forme. Le germaniste et philosophe Hans Mayer
caractérise ainsi ce personnage : « Le chevalier d’industrie Félix Krull est le prototype de
l’homo ludens. Il vit sa vie comme une existence esthétique6. » L'esthétisme de Krull tient à
sa faculté de raconter des histoires et surtout de se fondre dans ces histoires, de les
incarner.
4 Se réjouit-il alors du mot, à l’inverse du héros de Déception ? Lisons un passage du début
du roman, alors que Krull raconte comment, encore enfant, il commit un petit larcin :
« Sans doute m’objectera-t-on que je venais de commettre bel et bien un vol. A de pareils
62

reproches, j’oppose le silence et me retire en moi-même. Certes, je ne conteste à personne


d’user de ce mot malsonnant, si cela lui fait plaisir. Mais autre chose est le mot, le mot
courant, usé et qui effleure maladroitement la vie sans y pénétrer, autre chose l’acte
vivant spontané, éternellement jeune, brillant d’un éclat toujours nouveau, original et
incomparable. Seules l’habitude et l’apathie nous portent à croire que les deux ne font
qu’un ; tout au contraire, le mot – dans la mesure où il doit qualifier des actes – ressemble
à un de ces tue-mouches qui manquent toujours leur but. En outre, chaque fois que l’on
définit un acte, l’essentiel n’est pas de connaître le “quoi” ou le “comment” (encore que
ce dernier importe davantage) mais uniquement de savoir de qui il s’agit7. » Le propos est
évidemment parallèle à celui de Déception. Et pourtant l’enjeu s’avère radicalement
différent. D’abord, c’est cette fois le mot qui paraît indigent par rapport à la vie. Mais
ensuite, le mot dont il s’agit ici n’est pas parole de poète, mais bien le mot quotidien, et
sans doute même moins le mot de la communication que celui de la qualification, en
somme le « mot usé » comme dit le texte. Comment dépasser cette dichotomie
apparemment sommaire entre mot et réalité ? Krull l’indique lui-même : ce qui importe,
c’est le « qui », en l’occurrence lui-même, lui et sa vie d’invention, d’imaginaire, de
fiction, cette vie qui se raconte et se constitue en histoire, en narration ludique. Le mot
fictionnel est donc cette fois valorisé, car il n’est plus un leurre grandiloquent, mais bien
l’élévation du réel au pur et infini jeu de l’imaginaire, d’où naît la « grande joie ».
5 L’écart, on le voit, est grand entre la nouvelle de jeunesse et le roman inachevé, entre une
condamnation des grands mots des poètes et la valorisation résolue d’un esthétisme de
l’imaginaire qui élève la vie à la fiction qui se dit. Que s’est-il passé entre ces deux
moments extrêmes de la carrière littéraire de Thomas Mann ? Serait-ce un total
renversement de la pensée littéraire de l’auteur ? Les choses sont beaucoup plus
complexes. Pour le dire néanmoins encore simplement, parce que programmatiquement,
l’écart qui sépare ces deux œuvres a été creusé par l’affinement de la pratique ironique et
de la mise en abyme à laquelle cette dernière s’identifie chez Thomas Mann. Une ironie
qui s’annonce d’ailleurs dès Déception car, après tout, si la nouvelle de jeunesse condamne
le leurre des poètes, et donc de sa propre parole – la « grande déception » est bien elle-
même à la hauteur de la grandiloquence poétique dénoncée-, elle conquiert aussi une
lucidité qui l’arrache, par un redoublement critique, à l’enlisement dans l’artifice en
l’élevant à la connaissance de soi. Nous voudrions à présent mettre en évidence deux
moments du développement de cette conscience littéraire ironique en nous arrêtant aux
Buddenbrook et à Joseph et ses frères.

II.

6 Le premier grand roman que sont Les Buddenbrook raconte le déclin d’une grande famille
bourgeoise, commerçante, de Lübeck dans la seconde moitié du XIX e siècle. L’originalité
de cette saga bourgeoise réside cependant surtout en sa localisation sur un personnage,
de la troisième génération, qui va incarner ce « déclin de la vieille bourgeoisie comme un
processus interne », pour reprendre les mots de Georg Lukacs8. L’inéluctabilité de la
décadence bourgeoise est prise en charge de manière paradoxale par Thomas
Buddenbrook pour qui les principes historiques, moraux et socio-économiques de la
bourgeoisie ont perdu toute évidence, mais qu’il lui revient pourtant d’assumer en tant
que chef de famille et chef de la maison de commerce qui est attachée à cette famille. Il
serait aisé de montrer que Thomas Buddenbrook incarne ici quelque chose comme une
63

figure hamletienne. Il incarne un héros contraint de défendre les valeurs d’une époque
révolue, ou sur le point de le devenir, tout en appartenant déjà à l’avenir incertain, et il se
trouve donc par là retenu par le poids d’un passé qui lui est imposé et qui lui interdit, en
le lestant ainsi lourdement de formes obsolètes, de projeter sa volonté dans un réel à
construire. Dès lors, la théâtralité d’Hamlet – et sa folie feinte, mais hautement signifiante
– trouve son équivalent dans l’artifice que s’impose Thomas Buddenbrook pour se créer
une volonté en accord avec les exigences du père, de la famille, de la « dynastie »
commerciale.
7 Ces deux moments constituants du rôle tenu par Thomas Buddenbrook (poids du passé,
artifice de l’agir) sont clairement identifiables dans le roman, et cela dans des termes qui
nous intéressent tout particulièrement ici. Le poids du passé, en effet, prend forme dans
le livre de famille des Buddenbrook, où doivent être consignés tous les événements
importants de la vie de famille, tels que naissance, mariage, divorce, achats importants,
décès etc. Ce livre, sorte de chronique familiale est l’image de la grandeur des
Buddenbrook et de leur devenir. La première fois qu’il en est question, c’est Tony, la sœur
de Thomas, qui, au sortir de l’adolescence, vient de le découvrir : « Elle s’en saisit, le
feuilleta, se prit à lire et s’y enfonça. Ce qu’elle lisait, c’étaient pour la plupart des choses
simples et familières ; mais chacun de ceux qui avaient successivement tenu la plume
avait emprunté à son devancier un ton que, sans exagération, on pouvait qualifier de
solennel, un style de chroniqueur, instinctif et involontaire, où s'exprimait discrètement,
mais avec d'autant plus de dignité, le respect d’une famille vis-à-vis d’elle-même, de ses
traditions et de son histoire. [...] Elle se grisait de l’importance avec laquelle on traitait ici
des événements les plus modestes, de l’histoire de la famille...9. » Tony est inconsciente du
lent mouvement de déclin qui affecte déjà sa famille, tout à l’opposé de la lucidité de son
frère Thomas, pour qui ce livre n’est plus avant tout objet d’admiration, mais bien source
d’angoisse : le livre a la lourdeur du passé qu’il doit assumer et qui l’enlise dans le révolu,
le livre est ce qui le retient, l’image tutélaire qui se lézarde inéluctablement mais qu’il
doit pourtant continuer à écrire, à épaissir. La chronique familiale est à Thomas ce qu’est
à Hamlet ce petit carnet qu’il a toujours sur lui et où il a inscrit les paroles du spectre de
son père : « Adieu, adieu, souviens-toi de moi...10 » – une écriture qui n’a d’autre sens que
d’étouffer les possibles sous les images écrasantes d’une effectivité passée.
8 Or, dans le cas de Thomas Buddenbrook, notons-le bien, la relation entre la famille et le
livre n’a rien d’anecdotique – elle est l’incarnation même des valeurs de cette bourgeoisie
du XIX e siècle allemand, au point qu'il y va d’une identification substantielle entre cette
famille et sa chronique, l’écrit qui scande son histoire. Cette bourgeoisie s’est construite
sur les valeurs initiées par l’Aufklarung, des valeurs de clarté, de rationalité et aussi de
progrès : des valeurs humanistes, en somme, qui trouvent dans la clarté de l’écrit un
soutien à l’esprit critique et à la constitution de l’histoire. Il y a quelque chose du livre de
comptes, pour le dire abruptement, dans la chronique que les Buddenbrook rédigent de
leur propre vie. L’histoire racontée, semble ainsi nous suggérer Thomas Mann, a son
origine dans le monde bourgeois du XIX e siècle et soutient l’effort du travail et du
développement. La littérature entretiendrait donc un rapport privilégié avec cette classe
sociale à un moment historique donné, dans la mesure où la clarté de ses mots est aussi
celle que requiert l’activité bourgeoise.
9 Mais c’est pourtant bien de la décadence d’une famille bourgeoise et de son idéal dont nous
parle Thomas Mann dans Les Buddenbrook. Et de fait, cette bourgeoisie s’efforce de
s’accrocher à ses traditions alors que l’histoire semble entrer dans une nouvelle époque,
64

celle, serait-on tenter de dire aujourd'hui, d’un capitalisme cynique qu’incarne très
clairement la famille des Hagenstroem, d’abord étrangère à la communauté bourgeoise de
Lübeck, mais qui, sachant user sans vergogne de nouvelles formes de profit (notamment
la spéculation sur l’appauvrissement de l’autre, spéculation à laquelle Thomas
Buddenbrook, lui, résistera d’abord puis s’essayera sans succès), va supplanter les
Buddenbrook. Elle s’installera ainsi au plus haut échelon social de la petite ville avec une
rapidité qui paraît nier l’importance du temps et du lent devenir que consacraient les
valeurs bourgeoises anciennes. Le déclin des Buddenbrook est intimement lié à ce
changement d’époque que cette famille n’a plus la force de prendre en charge, comme le
confirme la contrainte qui pèse sur Thomas Buddenbrook. Hans Mayer a résumé ainsi
l’enjeu du roman : « Dans Les Buddenbrook, la bourgeoisie de Lübeck vit sous le signe d’une
antinomie irréductible. Il ne faut pas que la moindre chose change... et, pourtant, tout est
à chaque instant menacé de la plus grande insécurité. [...] De tout côté, on cherche à
atteindre une pétrification dans les formes. Avec comme conséquence inévitable le fait de
condamner justement les membres les plus doués de cette communauté à s’étioler 11. »
10 Or, justement, c’est bien le livre qui incarne cette pétrification des formes, au point que la
chronique, qui est censée être pourtant quelque chose comme une image du temps,
devient la pétrification même de l’histoire – le poids d’une effectivité formelle, abstraite,
paralysant toute ouverture des possibles. Au fond. Thomas Buddenbrook lui-même en est
conscient – ou du moins craint-il qu’il en aille ainsi. Telle est d’ailleurs la raison de sa
colère lorsqu’il s’aperçoit, dans un passage célèbre, qu’un trait a été tiré après les
dernières notes portées sur le livre de famille. Thomas fait venir son fils unique, Hanno,
qu’il soupçonne d'avoir tracé ce trait. Devant la colère de son père, Hanno ne pourra que
répondre : « Je croyais, je croyais... qu’il ne viendrait plus rien12 ». La colère de Thomas
devant ce qui n’est après tout qu’une naïveté d’enfant tient à l’angoisse que le livre se
termine, autrement dit : au-delà du seul état de fait futur de l’extinction de la dynastie,
que le livre soit l’indice et même la forme d’une clôture, d’un épuisement – l’épuisement
de cette bourgeoisie qui s’est développée dans une relation constante, consubstantielle
même, avec la clarté et la raison du mot, avec la narration, la chronique. Ce trait est pour
Thomas l'indice de l’inanité de sa propre défense des valeurs bourgeoises, la preuve que
son existence se passe à clore une histoire plutôt qu’à en relancer une nouvelle que tout
son être consiste à finir là où il faudrait recommencer.
11 Il importe que ce soit précisément Hanno qui ait tiré le fameux trait, car cet enfant qui,
peu de temps après son père, mourra du typhus, un être malingre totalement inadapté à
l’activité commerciale et aux valeurs de santé et de raison de l’idéal bourgeois, est en effet
celui qui va mettre un terme au règne du livre – non pas seulement en mourant, mais
surtout de son vivant, en refusant le mot, la lettre, la narration. Hanno s’éloigne en effet
progressivement du mode d’être littéraire pour se tourner vers la musique, la musique
wagnérienne notamment, que l’un des personnages secondaires du roman qualifiera de
« chaos, démagogie, blasphème, extravagance13 », tandis que le père, Thomas, voit dans la
musique une ennemie de sa famille et des valeurs qu’il s’épuise à préserver. L’épuisement
des Buddenbrook est en fin de compte consacré par la victoire du son sur le mot. Mais
cela, il faut y insister, par une nécessité interne : si le livre est dépassé par la musique,
c’est parce qu’une rationalité devenue formelle, abstraite, stérile historiquement, se
retourne en fin de compte en son contraire, à savoir en irrationalisme. La musique
wagnérienne appartient à la bourgeoisie comme l’envers qui se dessine à l’horizon de son
enlisement historique et moral. D’où la fascination de Thomas Mann pour cette musique,
65

évidente dans Les Buddenbrook, comme dans la plupart de ses œuvres : elle n’est pas l’autre
de la littérature bourgeoise, toute de raison et de la clarté, mais bien l’envers de sa propre
incurie à encore faire l’histoire – autrement dit : sa décadence intime. Dans une lettre
de 1948, il notera ceci : « J’ai toujours été très sensible aux dangers de la musique, à son
expressivité sans mots, à sa mystique ensorceleuse, eu égard surtout à l’esprit allemand
dont l’insociabilité est sans doute due en bonne partie à un amour excessif de la musique,
insuffisamment modéré par la littérature14. »
12 Nous comprenons donc que le poids du passé qui empêche Thomas Buddenbrook d’être
lui-même un créateur d’histoire se concentre sur la forme littéraire – au sens large – de la
chronique familiale. Mais comment Thomas Buddenbrook peut-il être malgré tout
agissant, comment peut-il s’évertuer, fût-ce en vain, à sauver les formes de cette
bourgeoisie agonisante ? La chose est clairement dite : en pariant sur le « symbolique ».
Méditant devant la dépouille de son oncle, qui s’était toujours tenu en marge de la famille
et de ses succès commerciaux, Thomas Buddenbrook donne le ton de ce que sera son
existence : « Mais tout sur terre n’est que symbole, oncle Gotthold. Ne savais-tu pas que,
même dans une petite ville, on peut être un grand homme, qu’on peut être un César dans
un port de commerce de moyenne importance sur la mer baltique ? Il est vrai que pour
cela il faut un petit peu d’imagination, un peu d’idéalisme...15 ». « Tout est symbole » !
Thomas n’enracine plus les valeurs bourgeoises du XIX e siècle dans une quelconque
évidence de la raison ni dans une quelconque morale, pas plus commerciale
qu’humaniste. Appartenant déjà à un nouveau monde, mais retenu encore par l’ancien,
sous la figure du père ou des traditions familiales, la volonté bourgeoise de Thomas n’est
plus celle de l’action constituante de mondes, encore moins d’un monde meilleur, mais
bien un pur jeu imaginatif avec les signes conventionnellement reconnus. La volonté de
Thomas est une volonté toute d’artifice, qui n’est soutenue d’aucun mouvement spontané
qui se nourrirait de sa propre dynamique, mais bien une volonté qui sans cesse doit se
recréer dans l’artifice, dans le signe, dans le symbole qui ne voile qu’une désespérante
vacuité. « Désespérante », le mot est un peu fort, car, au début du moins, Thomas est bien
un homo ludens , qui joue à se revêtir du mot, du titre de César, et qui, feignant de
poursuivre l’histoire commercialement glorieuse des Buddenbrook, en écrit une fiction –
Thomas fait semblant de continuer à écrire l'histoire, alors que plus rien ne vient soutenir
son développement. Progressivement, cependant, la lassitude atteint son esprit et sa
chair : il n’est rien de plus épuisant qu’une volonté qui ne se soutient d’aucun mouvement
intime, mais doit à chaque fois recréer ses propres conditions de possibilités. L’artifice
devient de plus en plus lourd – et donc patent-, les mots prononcés de plus en plus
contraints – et donc vains. Thomas trahit l’artifice à force de le vouloir : « Pour faire du
travail un jeu et se jouer du travail, pour déployer une activité mi-sérieuse, mi-enjouée au
service de fins auxquelles on ne reconnaît qu’une valeur symbolique, pour vivre de ce
genre de compromis fait de scepticisme jovial et de spirituelles demi-vérités, il faut
beaucoup de fraîcheur, d’humour et d’entrain. Thomas Buddenbrook se sentait
indiciblement las et dégoûté16. » Thomas Buddenbrook est un Félix Krull amer, fatigué,
incapable de soutenir la dimension ludique du symbole au-delà de l’émergence d’une
nouvelle époque.
13 Ce qui importe ici, c’est la logique de réciprocité entre le livre, la narration qui n’est plus
qu’un enlisement de l’histoire, et la totale libération du symbolique sous une forme de jeu
de l’imaginaire. A la lourdeur répond l’extrême légèreté, à la fixation dans l’effectif
l’infinie variété – mais aussi vacuité – du jeu. Entre ces deux extrêmes, qui se répondent
66

comme par nécessité (c’est parce que la narration sous forme de chronique figée dans ses
valeurs morales ne rend plus rien possible que le jeu de l’imaginaire se trouve affranchi
de toute concrétisation, variation libre car sans horizon), le mot, la narration, le symbole
restent extérieurs à la réalité de l’histoire, ne parviennent plus à y prendre pied ni à
encore moins à en relancer l’élan. L’écrit et l'image restent étranger à toute téléologie.
14 Les Buddenbrook mettent en scène deux formes extrêmes de stérilisation de l'histoire
racontée. Mais cela signifie-t-il pour autant que le roman de Thomas Mann se trouve lui-
même menacé par cette infécondité ? A tout le moins devons-nous répondre que la très
haute conscience que l’art de Thomas Mann a de lui-même exige sa propre mise en
abyme. Et de fait, qu'est-ce que ce livre de famille qui entrave toute action de Thomas
Buddenbrook, toute action qui se voudrait créatrice ? Une chronique de la famille
Buddenbrook, bien sûr ! Mais qu’est-ce que le roman de Thomas Mann, sinon une
chronique de la famille Buddenbrook ? Le roman est à l’image du livre de famille – roman
réaliste, Les Buddenbrook est une œuvre qui naît de cette bourgeoisie en déclin
(bourgeoisie à laquelle, d’ailleurs, Thomas Mann appartenait lui-même) et se dénonce dès
lors nécessairement comme un écrit qui pourrait bien n’être pas à la hauteur de l’histoire
et de son mouvement infini – un écrit consomptif déjà dépassé par ce qui a succédé au
déclin de la bourgeoisie. Lorsque Thomas Mann laisse entendre qu’il y a une unité
consubstantielle entre les valeurs bourgeoises du XIX e siècle et l'aptitude du mot à la
raison et à la narration, c’est son propre roman qu’il met ainsi en cause. Le roman intitulé
Les Buddenbrook. Déclin d’une famille est l’image subsumée du livre de famille qu’il met en
scène. Il est la lucidité d’une bourgeoisie qui se meurt, lucidité sur elle-même et sur son
inaptitude à faire encore l’histoire. A moins que l’écrit puisse briser ses fers, à moins que
le don de raconter des histoires cherche à briser ce joug de la clôture, de l'achèvement,
pour s’ouvrir à une nouvelle téléologie. À moins, donc, que l'écrit sache à nouveau rendre
compte du temps, de son ouverture, de ses possibles, et non plus seulement de son
effectivité révolue. Or, précisément, le roman de Thomas Mann, se mettant ainsi en
abyme, creuse une distance par rapport à cette menace. Cette prise de hauteur du roman
par rapport en lui-même, dans une auto-ironisation (en se mirant dans le stérilisant livre
de famille), est déjà une manière de briser le moule, une tentative pour préserver
l’inclôture de l'écrit. Car le roman ne peut, par une nécessité interne à nouveau, aller
aussi loin que l’histoire telle qu’elle a pris forme pour les Buddenbrook eux-mêmes : le
roman reste roman et ne se dépasse pas dans cet aboutissement qui le menace, à savoir la
musique, la musique dans laquelle on nage, la musique sur laquelle on danse, pour
paraphraser Cocteau17 – le son de l’irrationnel. Le roman dit sa fascination pour la
musique, comme la plupart des œuvres de Thomas Mann à cette époque, mais sans y
succomber pour autant : la mise en abyme, l’ironisation maintiennent l'écart qui sauve,
garde d’une narration qui, dans sa clôture inféconde, donnerait l’image d’une histoire
paralysée, au risque d’une rechute de la raison dans l’irraison. Dès son premier grand
roman, Thomas Mann aura su poser une exigence : que l’écrit se connaisse suffisamment,
qu’il sache se mettre lui-même en perspective, pour libérer ses propres horizons
d’échappement, par où peut-être il pourra initier une certaine téléologie faisant de
l’histoire un progrès et non une récapitulation consomptive. Les œuvres ultérieures vont
s’engouffrer dans cet écart, tout aussi soucieuses de le maintenir que d’en dégager les
conditions de possibilités d’une revitalisation téléologique de l’écrit et des histoires qu’il
nous raconte. Une revitalisation du roman.
67

III.

15 « Profond est le puits du passé. Ne devrait-on pas dire qu’il est insondable ? 18. » C’est par
ces mots que débute le grand cycle romanesque intitulé Joseph et ses frères et qui
comprend quatre romans : Les histoires de Jacob. Le jeune Joseph, Joseph en Égypte et Joseph le
nourricier. Profond est le puits du passé : c’est bien une plongée dans l’une des histoires les
plus anciennes de l’humanité que tente ici Thomas Mann, réécrivant l’un des drames de la
genèse tout en le traitant comme un schéma mythique. En plongeant dans un passé
mythique, Thomas Mann va pouvoir, d’une part, traiter de manière critique (et ironique,
bien sûr) le problème de la fixation des formes narratives, de leur clôture, et, d’autre part,
dessiner les conditions de possibilité d’un agir libre et créateur, ainsi que de sa narration,
à tel point que l’on peut parler ici d’un « livre du commencement19 ».
16 Le titre même du cycle permet d’en saisir d’emblée l’un des principaux enjeux : Joseph et
ses frères – autrement dit, Joseph d’une part, ses frères de l’autre. Ce grand roman sur
l’élection – Joseph est un élu, il est béni par son père Jacob – est aussi et surtout un roman
de la subjectivité. Là où Thomas Buddenbrook ne trouvait de liberté qu’à se soumettre
aux formes convenues d’une certaine tradition obsolète, là où Hans Castorp, dans La
montagne magique, s’efforçait d’apprendre à être un Je libre, un Je peux, Joseph, lui, semble
avoir reçu la liberté comme un don. Sa beauté et l’amour qu’il éveille sont l’ornement
naturel de cette précieuse liberté, alors que ses frères paraissent engoncés dans un
comportement de groupe, dans un atavisme de tradition qui est à l’image de ces formes
sociales figées par les exigences du travail au champ de toute la tribu. Pourtant, la liberté
de Joseph, pour être celle d’un élu, n’est pas sans ombres. D'une part, parce que la
bénédiction qu’il reçoit de son père, et qui consacre son élection, paraît répéter un type
préétabli – Jacob aussi avait été béni par son père Isaac au détriment de l’aîné Esaü, et les
relations conflictuelles qui s’ensuivront avec les frères répètent un schéma qui remonte à
Abel et Caïn, la liberté de Joseph paraissant bien alors elle-même être prise dans « la
formation mythico-schématique20 » des esprits individuels. D’autre part, parce que cette
liberté insouciante porte le tragique en elle : « Car c’est un préjugé de croire que
l’existence des êtres bénis est faite uniquement de bonheur et de bien-être insipide. La
bénédiction forme la trame de leur existence et, comme un fil d’or, étincelle à travers des
tourments et des épreuves sans nombre21. » Le sujet béni est peut-être plus que tout autre
un sujet fini, fini dans sa capacité à prendre le risque de l’existence, à s’exposer aux
passions, aux fautes qui ouvrent le temps, là où les frères, par contraste, restent dans
« une stagnation béate22 », s'enlisent dans le schéma mythique et ses sempiternelles
répétitions. Le roman de Joseph est donc un roman de formation de la liberté, une liberté
qui va connaître les chutes et les renaissances. La subjectivité qu’incarne Joseph est trop
sûre d’elle. Elle est disproportionnée. Il lui faudra apprendre la finitude dans le
mouvement même de son existence, dans son éducation critique, dans le développement
d’une réflexivité qui le maintiendra toujours en avant de lui-même.
17 Mais est-ce à dire pour autant que Thomas Mann joue ici purement et simplement d’une
opposition entre l’historicité de la subjectivité et la stagnation des formes mythiques
qu’incarnent les autres personnages, essentiellement les frères ? Non, loin de là. Il en va
ici, bien entendu, d’un échange dialectique entre ces deux pôles, qui fait toute la richesse
du roman. Tout d’abord, notons que Joseph ne se veut pas étranger aux histoires, ces
histoires que la famille se raconte en brouillant volontairement les individualités sous les
68

types mythiques. Au contraire, Joseph aime les histoires, notamment les histoires de
Jacob, son père, qui s’imposent avec une évidence mythique. Ainsi de la conversation
entre le fils et le père au tout début du roman, au bord du puits : « [Jacob] ne racontait là
que des choses connues. Tous ceux de sa tribu et de sa parenté savaient par cœur, depuis
l’enfance, l’enchaînement des générations successives ; le vieillard profitait de l’occasion
pour les énumérer, et les attester en causant avec son fils. Joseph comprit que l’entretien
allait devenir “beau”, tourner au “bel entretien” ; il ne viserait plus à un échange de
connaissances utiles, à une entente au sujet de problèmes d’ordre pratique ou spirituels,
mais à la simple nomenclature d’événements qu’aucun des deux n’ignorait, thèmes de
réminiscence et de confirmations édifiantes, dialogue, chant alterné comme celui des
bergers, la nuit, près des feux, quand ils commençaient : “Sais-tu cela ? Je le sais fort
bien” ». Et Joseph de se faire lui-même le défenseur de la puissance du mot et de l’écrit.
Devons-nous dire alors que Joseph aime à se plonger dans le puits du passé ? Certes, mais
cette plongée a un double sens, qui tient à l’ambiguïté de la métaphore : le puits évoque
aussi la fosse où Joseph, apprenant sa finitude, chutera à deux reprises, d’abord
concrètement lorsqu’il sera jeté au fond d’un puits par ses frères excédés par son orgueil
et la bénédiction qu’il a obtenu de leur père, ensuite métaphoriquement, lorsqu’il sera
envoyé dans un bagne en Égypte après l’épisode bien connu de la femme de Putiphar.
Joseph transformera ces chutes en épreuve d'initiation qui lui permettront ensuite de
relancer son action, sa propre histoire. Pour citer encore une fois Hans Mayer, « le puits
et la fosse sont des indices importants dans le processus de maturation lente et secrète,
puis d’irruption soudaine23 ». Mais si nous nous reportons à la symbolique du puits du
passé, nous comprenons alors que ces chutes sont des ressourcements, des retours au
passé, non pas à un passé empirique, mais à un cadre transcendantal, à un « parfait
apriorique ». Les chutes de Joseph sont pour lui l’apprentissage d’un socle d’existence que
sa subjectivité trop précipitée avait dédaigné par excès d’assurance dans son historicité
propre. Ces retours à l’évidence enfouie, cependant, ne s’assimilent à aucune soumission à
une légalité étrange dans son originarité. Joseph ne trouve pas dans le mythe du passé un
corps de valeurs contraignantes, mais bien le sol d’un nouvel élan – la chute au fond du
puits reconduit à un transcendantal qui ne prend lui-même sens que par cela qu’il rend
possible, c’est-à-dire l’épanouissement de toutes les forces d’une subjectivité en devenir,
la concrétisation d’une liberté.
18 D’autre part, si Joseph n’est pas seulement le héros de l’histoire mais conserve des
relations très fortes au mythe, au passé normateur, les autres personnages, qui sont a
priori définis par une relation forte à la typicité générale qu’énonce le mythe,
manifestent très clairement des facultés d’émancipation qui malmènent les évidences
mythico-schématiques. Ainsi en va-t-il de Jacob et Eliézer dans le second tome, Le jeune
Joseph. Trompé par ses propres fils aînés, Jacob est convaincu de la mort, sous les dents et
les griffes d’un lion, de son cadet tant aimé. Jacob devrait voir dans cette perte la
répétition d’anciennes histoires et accepter sa douleur comme relevant de « l'éternel
présent soumis au mouvement giratoire24 ». Mais sa souffrance est telle qu’il se révolte et
refuse ce plan éternel, refuse que les choses se répètent, figées dans des formes
immémoriales. Jacob tient des propos blasphématoires. Eliézer essaie de le ramener sur le
droit chemin de l’acceptation de l’être et de ses formes immémoriales – cet Eliézer qui,
usant avec légèreté du droit de brouiller quelque peu les générations lorsqu’on admet que
toutes ne sont que des répétitions, aime à croire et laisser croire qu’il est l’antique Eliézer,
serviteur d’Abraham, qui fut envoyé en Mésopotamie afin de trouver femme pour Isaac et
au devant de qui, selon le mythe, la terre s’était élancée. Jacob, qui refuse, lui, désormais,
69

de n’être qu'une répétition, qu’un nouvel exemplaire coulé dans le moule éternel, le
provoque en ces termes : « Oui, toi, Eliézer, répondit Jacob en s’abandonnant à l’ironie. Tu
es dans le vrai et tu peux y rester ! Tu as ingurgité la vérité à grande cuillérées et tu la
sues par tous les pores. Elle est vraiment édifiante, ta façon de me réprimander et
d’insinuer que tu as dispersé les rois en compagnie d’Abraham, ce qui est tout bonnement
impossible ; car il y a lieu de supposer, selon toute apparence de raison, que tu es mon
demi-frère, né d’une servante à Damas, et tes yeux ont aussi peu contemplé Abraham que
les miens. Tiens, voilà le cas que je fais de tes discours édifiants dans ma misère ! J’étais
pur, mais Dieu m'a plongé dans la boue jusqu’au cou et les hommes dans ma situation
s’attachent à leur raison ; n’ayant plus que faire des pieux ornements de la vérité ; ils la
laissent aller nue. Au demeurant, je conteste également que la terre se soit élancée à ta
rencontre. Tout est fini ». Et Eliézer de s’exclamer : « Jacob, Jacob, que fais-tu ? Tu détruis
l’univers dans l’excès de ton affliction [...]25. » Jacob incarne ici une véritable puissance
ironique par rapport aux formes mythiques de la narration, une ironie qui se gagne en
même temps que se gagne la raison du sujet libre.
19 On le voit, les positions s’échangent entre ceux qui incarnent l’historicité d’une action et
d’une parole qui se pose et se profère librement et ceux qui sont censés répéter le schéma
mythique d’une narration devenue autosuffisante et normative. Cet entrelacement des
motifs mythiques et historiques confirme que l’histoire que l’on raconte pour la première
fois émerge sur fond d’une histoire éternelle, et qu’à l’inverse le mythe ne prend sens que
par les histoires qu’il rend possibles dans leur nouveauté, leur initiative, leur re-
commencement. À dire vrai, tout le roman de Thomas Mann est clairement construit en
fonction d’une structure leitmotivique, alliant répétitions et variations, et dont le
principe est directement repris au théâtre lyrique de Richard Wagner : articuler la reprise
de schéma universel et ses modifications singulières, de telle manière que la modification
soit d’emblée signifiante et la répétition toujours déjà porteuse d’une signification
nouvelle. En l’occurrence, la structure leitmotivique articule le temps inventif de l’action
et l’éternité du schéma mythique. Dans une très brillante étude de la tétralogie de Joseph,
Raphaël Célis a bien montré que le problème de l’articulation du temps mythique et du
temps historique se concentre sur le thème de la mimèsis , mais aussi, dès lors, que
l'imitation ne peut être comprise chez Thomas Mann comme « une aliénation ou une
confiscation de l’irréductible singularité de l’homme26 ». Thomas Mann nous donne à voir
l’acte singulier de la subjectivité comme étant la reprise, dans sa différence même, des
types généraux, des lois ancestrales fixées dans des narrations mythiques. Les histoires
que l’on se raconte dans les « beaux entretiens », telles les histoires de Jacob, disent au
fond ce qu’est tout homme, en quoi tout homme est semblable aux autres, en quoi il est
toujours une répétition de l’humanité la plus générale. Mais en même temps, les
variations que réalise Joseph et qu’exige Jacob dans sa très grande détresse révèlent que
ces histoires ouvrent un infini champ des possibles. Les histoires mythiques
n’apparaissent dès lors pas comme définissant un cadre immuable et parfaitement
délimité de l’humanité, mais déjà comme une perspective de singularisation de leurs
vécus-types. Ne devrait-on pas dire que le puits du passé est insondable ? Cette question
donne à entendre que ce champ, dans son infinitude, laisse la place à l’innovation des
concrétisations individuelles, à leur dimension événementielle qui atteste d’un véritable
rapport de possibilisation transcendantale entre le schéma mythique et ses variations
historiques, l’insondabilité du premier garantissant l’innovation des secondes. En somme,
la tétralogie de Thomas Mann pourrait bien dessiner les conditions dans lesquelles une
narration close sur elle-même comme peut l’être la forme mythique exige son propre
70

dépassement dans l’aventure historique et comment, à l’inverse, cette action héroïque


d’un nouveau commencement (l’aventure de Joseph) exige cependant une strate
profondément enfouie qui rend cette action partageable. Le mythe garantit au temps
historique une cohérence, et même plus précisément une cohérence partageable par
l’ensemble des hommes. Reprenant à notre compte une terminologie forgée par le
philosophe (phénoménologue) Oskar Becker, nous dirions volontiers que, pour Thomas
Mann, nous ne sommes jetés (la Geworfenheit heideggérienne) dans l’histoire que parce
que nous sommes d’abord portés (Getragenheit), portés par les conditions universelles de
notre humanité.
20 L’histoire de Joseph, née du jeu de variation avec le mythe est celle d'une progressive
individualisation, d’une subjectivisation des possibles et de l'action, au point que son
élection, d’abord présentée comme d’ordre théologique, se laïcise progressivement :
Joseph, apprenant la finitude tout en conservant la puissance de sa subjectivité, se voue à
une activité humaniste. L’accomplissement de soi passera par le service de l’humanité et
de son progrès. Il est vrai que le motif théologique même de son action le portait à agir :
le dieu qu’il voulait représenté n’était pas celui du présent, mais celui des plans d’avenir,
celui qui n'est pas « un dieu momifié d'une durée sans promesse, mais le Dieu du futur 27 ».
L’apprentissage de sa finitude et de son être partagé le confirmera dans cette voie au
point de faire progressivement de son élection une œuvre pour l’humanité bien plus
directement qu'une œuvre pour Dieu, notamment en aidant l’Égypte, où il est devenu le
haut conseiller de Pharaon, à se préparer à la disette et à surmonter celle-ci. Ce qui fera
dire à Joseph, lorsqu'il aura retrouvé ses frères : « [...] votre frère n’est pas un héros de
Dieu ni un messager porteur du salut spirituel, mais tout uniment un économiste [...] 28. »
Joseph a su comprendre son existence et son action comme une variation des narrations
mythiques, mais il s’en affranchit pour se vouer au progrès de l'humanité : « La
métaphysique de Thomas Mann cesse finalement d’être une métaphysique : elle devient
une simple praxis humaine 29. » C’est pourquoi le dernier grand monologue de Joseph
affirmera : « Et c’est le futur qui m’intéresse30 ». Joseph est dans l’œuvre de Thomas Mann
le sujet qui permet de penser l’articulation du mythe et de l’histoire dans le souci de
dégager les conditions de possibilité d’un travail infini pour le progrès de l’humanité,
dans l’action et la raison – dans une perspective téléologique, donc.
21 La tétralogie de Joseph est sans doute l’œuvre de Thomas Mann qui va le plus loin dans
l’ironie, prenant tous les risques d’une histoire figée, en l’occurrence dans une forme
mythique, pour mener l’art du roman à une véritable ouverture téléologique. L’ironie
semble ici se dépasser dans une forme plus directement parodique, qui met en évidence
des formes épuisées, déjà étrangères au mode vivant de la création, sans prétendre de
prime abord y échapper soi-même. À tel point que l’auteur laisse clairement voir que, si
son récit s’inspire, non seulement de l’Ancien Testament lui-même, mais aussi de récits
post-testamentaires produits par de premiers commentateurs de la Bible – les midrash –, il
est très probable que la tétralogie de Joseph puisse être lue elle-même comme un simple
commentaire encore plus éloigné de « l’histoire, pour reprendre une formule chère à
Thomas Mann, telle qu’elle s’est racontée elle-même » – un midrash de midrash, en
définitive. L’artifice parodique force à prendre pleinement en considération le sens et la
fonction de la fixité narrative à l’œuvre dans l’éternité mythique racontée et répétée, afin
de montrer comment sa fonction transcendantale est pourtant d’ouvrir la faille de
l’histoire et de sa téléologie, comment, au lieu même de l’action, s’ouvre l’horizon infini
de l’avenir. L’œuvre de Thomas Mann prend le risque de la répétition, de la clôture, pour
71

mieux la dépasser, la laisser traverser par une lame de fond, celle de la praxis, qui en naît
et s’en affranchit pour une part, s’y articule pour une autre.

***

22 Pour Thomas Mann, le roman raconte une histoire pour en relancer d’autres, mais il
risque à tout moment de se figer dans une forme narrative trop sûre d’elle-même, comme
si l’image du réel ainsi articulée tendait à le forclore. L’ironie pratiquée dans la tétralogie
de Joseph jusqu’à la parodie est la brisure qui vient lézarder l’édifice mythique pour laisser
naître la subjectivité critique posant son action dans l’horizon d'un monde à construire.
Comme si l’œuvre romanesque devait être suffisamment consciente d’elle-même, dans un
effort de mise en abyme, pour libérer les véritables potentialités progressistes de la
narration (Thomas Mann lui-même utilise plusieurs fois le terme « progressiste » dans
son Journal). Le roman doit se briser pour être à la hauteur de sa tâche. Dans son Journal du
Docteur Faustus, Thomas Mann avoue l’inquiétude qui a toujours été la sienne d’avoir
conçu une œuvre de « pâle traditionalisme » à côté « de l’avant-gardisme excentrique de
Joyce31 ». Mais s’il cite à la suite l’un des commentateurs de Joyce, Harry Levin, pour
lequel « Ulysse est un roman pour mettre un terme à tous les romans 32 », c’est pour
soutenir aussitôt qu’« on pourrait sans doute en dire autant de La montagne magique, de
Joseph et du Docteur Faust us33 ». Et d’ajouter que la vraie question « est de savoir si, dans le
domaine romanesque, ne doit plus être considéré que ce qui n’est plus un roman34. »
23 Cette dérision du roman chez Thomas Mann définit sa véritable teneur épistémique. La
connaissance romanesque est d’abord conscience de soi, sur le mode ironique et
parodique, de manière à briser ses puissances déterminantes de fixation d’une histoire, et
à se garder de l'abstraction d’un langage narratif qui appellerait en retour son
dépassement dans l’irraison (comme le montre Les Buddenbrook ). Mais dès lors, cette
conscience de soi ménageant une nouvelle ouverture à quelque chose comme une
téléologie de l’histoire requérant la subjectivité libre, critique et agissante, le roman
devient connaissance de la praxis, et donc connaissance pratique, connaissance en acte et
de l’acte.
24 Félix Krull, pour sa part, apparaît alors comme « une réplique ironique de la silhouette de
Joseph35 » – pour reprendre les termes de Lukacs. Krull aura la beauté de Joseph, il sera un
sujet brillant, parcourant le monde à la manière de son illustre prédécesseur, mais sans
que son action ne construise rien ni ne prenne pied dans la réalité – ne crée aucun avenir.
Comme un avertissement à toutes les fascinations subjectivistes esthétisantes, Thomas
Mann montre en Krull l’image inversée de la subjectivité de Joseph. Le libre jeu
esthétisant qu’incarne Krull dans son infécond immobilisme en vient à restaurer
l’artificialité de Thomas Buddenbrook avec tout le profit et le leurre d’une subjectivité
émancipée, mais sans que l’action n’ouvre concrètement d’horizon historique. Les
mémoires de Krull renvoient dès lors en contrepoint à la puissance humaniste de Joseph.
La dernière œuvre de Thomas Mann évoque elle-même Joseph comme sa seule solution.
25 Nous commencions en évoquant la crainte de Kant que le roman ne se mêle par trop de
l'histoire des origines, et la figeant dans une imagination auto-satisfaite, en vienne à
paralyser la téléologie de l’histoire. Thomas Mann lui a répondu dans la première page
des Histoires de Jacob – un roman, donc : « Plus profondément on fouille, plus on s’enfonce
à tâtons dans le monde souterrain du passé, et plus les origines de l’homme, de son
histoire, de ses mœurs, se révèlent indéchiffrables et reculent dans le gouffre sans fond,
72

se dérobant à notre sonde, bien que nous en déroulions la corde toujours à nouveau,
toujours plus loin, dans l’infini des âges. [...] car l’insondable se joue de nos recherches ».
Dans la tétralogie, Thomas Mann nous montre que la recherche infinie des origines, et qui
se sait infinie, n’a d’autre but que d’en ouvrir les narrations à la téléologie d’une histoire
faite par des hommes devenus sujets. L’art romanesque de Thomas Mann est
connaissance du possible, de ses possibles, et ne peut conduire le critique qu’à conclure
en ces termes, renversant la première phrase de Joseph : « Immense est l’horizon de
l’histoire à venir, ne devrait-on pas dire qu’il est insondable ? ».

NOTES
1. E. KANT, « Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine », dans Opuscules sur l’histoire, trad.
franç. de S. Piobetta, Paris, Flammarion, 1990, p. 145.
2. Th. MANN, « Déception », dans Déception et autres nouvelles, suivi de Fiorenza, trad. franç. de L.
Servicen, Paris, Le livre de Poche, 1995, p. 9.
3. ID., p. 9-10.
4. ID., p. 10-11.
5. ID., p. 11.
6. H. MAYER, Thomas Mann, trad. franç. de L. Férec et V. Le Vot, Paris, PUF, 1994, p. 514.
7. Th. MANN, Les confessions du chevalier d’industrie Félix Krull, trad. franç. de L. Servicen, Paris,
Albin Michel, 1991, p. 5859.
8. G. LUKACS, Thomas Mann, trad. franç. de P. Laveau, Paris, Maspero, 1967, p. 173.
9. Th. MANN, Les Buddenbrook. Le déclin d’une famille, trad. franç. de G. Bianquis, Seuil, Paris, 1981,
p. 147.
10. Cf. W. SHAKESPEARE, Hamlet, trad. franç. de Y. Bonnefoy, Paris, Mercure de France, 1988, p. 46
(Acte I, scène V).
11. H. MAYER, op. cit., p. 61.
12. Les Buddenbrook, p. 454.
13. ID., p. 434.
14. Th. MANN, Briefe, III, 12, 7 janvier 1948. Cité par St. MOSES, Une affinité littéraire : le “Titan” de
Jean-Paul et le “Docteur Faustus” de Thomas Mann, Paris, Klincksieck, 1972, p. 102.
15. Les Buddenbrook, p. 247.
16. ID., p. 525.
17. Cf. J. COCTEAU , « Le coq et l’arlequin », dans Jean Cocteau entre Picasso et Radiguet, Hermann,
Paris, 1967, p. 52.
18. Th. MANN, Joseph et ses frères. Tome 1 : Les histoires de Jacob, trad. franç. de L. Servicen, Paris,
Gallimard, 1992, p. 7.
19. H. MAYER, op. cit., p. 219.
20. Les histoires de Jacob, p. 116.
21. ID., p. 296.
22. ID., p. 298.
23. H. MAYER, op. cit., p. 224.
73

24. Th. MANN, Joseph et ses frères. Tome 2 : Le jeune Joseph , trad. franç. de L. Servicen, Paris,
Gallimard, 1989, p. 243.
25. ID., p. 246-247.
26. R. CÉLIS, Schématisme biblique et figures de l'action. La prospection mytho-poétique dans « Joseph et
ses frères » de Thomas Mann, dans Gh. FLORIVAL (sous la direction de), Études d'anthropologie
philosophique IV, Louvain/Paris, Peeters/Vrin, 1991, p. 59.
27. Th. MANN, Joseph et ses frères. Tome 3 : Joseph en Égypte , trad. franç. de L. Servicen, Paris,
Gallimard, 1991, p. 408.
28. Th. MANN, Joseph et ses frères. Tome 4 : Joseph le nourricier, trad. franç. de L. Servicen, Paris,
Gallimard, 1987, p. 362.
29. H. MAYER, op. cit., p. 239.
30. Joseph le Nourricier, p. 479.
31. Th. MANN, Le journal du Docteur Faustus, trad. franç. de L. Servicen, Paris, Plon, s.d., p. 87.
32. Cité par Th. MANN, ID., p. 88.
33. Ibidem.
34. Ibidem.
35. G. LUKACS, op. cit., p. 126.

AUTEUR
LAURENT VAN EYNDE
Facultés universitaires Saint-Louis
74

Blanchot créateur de mythes


Sylvain Santi

Ni proprement religieux, ni proprement littéraire


1 De La Communauté inavouable un mot s’est étrangement absenté, alors même que tout
appelait sa présence. Un mot s’est effacé qui demeure néanmoins secrètement et
discrètement présent dans un autre qui lentement s’est substitué à lui : le mot mythe a
cédé sa place légitime aux côtés du mot communauté à celui de littérature. Cette
substitution est l’aboutissement d’une relation complexe qui, à ses débuts, loin de les
opposer, faisait du mythe le but et l’accomplissement de la littérature. On a peu interrogé
le début de cette histoire, préférant souvent analyser comment, chez Blanchot, le mythe
disparaît, risquant de fait de se priver d’une réflexion qui aide sans doute à la
compréhension du sens de cet effacement.
2 Notre intention ici est d’approcher Blanchot au moment où il réfléchit à la possible
création d’un mythe nouveau via la littérature, de l’approcher bien avant qu’il ne songe
même à en finir avec le mythe ou à l’interrompre, pour reprendre l’expression équivoque
de Jean-Luc Nancy1, avant qu’il ne s’efforce d’accomplir ce que Philippe Lacoue-Labarthe
a nommé une « démythologisation2 ». Il s’agira plus exactement pour nous de
comprendre, ou plutôt de commencer à le faire, comment Blanchot a envisagé dans Faux
pas les processus d’une telle création, et de voir comment ces processus influent à la fois
sur sa conception du roman et de la création poétique. Il sera donc question ici d’un
Blanchot daté, d’un moment de sa pensée isolé, d’un moment que nous coupons
volontairement du mouvement d’ensemble de l’œuvre dans lequel il est pris, en résistant
à la tentation d’instaurer un dialogue avec d’autres textes que ceux où est abordée pour la
première fois la question du mythe, cela pour éviter d’effacer la singularité de ce premier
moment en lui appliquant la logique parfaite d’un autre. Cette coupure est pour nous
momentanée mais nécessaire. Elle n’a d’autre but que de nous faire entendre ce que
disent ces premiers textes, de leur ménager un temps de parole en vue de l’instauration
du dialogue le plus complet d’un texte à l’autre.
3 Dans Faux pas, Blanchot montre comment, pour lui, il est réservé à l’analyse seule la
possibilité de dégager une structure du mythe qui sinon ne peut pas même être pressentie
75

ou devinée. Cette structure, aussi rigoureuse et élaborée soit-elle, demeure néanmoins


arbitraire : quelque chose dans le mythe résiste à l’analyse et s’y dérobe
irrémédiablement. Ce noyau de résistance place le mythe sous le signe d’une irréductible
ambiguïté et lui confère un caractère extraordinaire dont les superlatifs viennent
souligner la force impressionnante et singulière : l’ambiguïté du mouvement qui, par
exemple, conduit Phèdre vers son tragique destin rend celui-ci « plus extraordinaire que
tout autre3 ». Les vérités mythologiques qui ne se dévoilent jamais sans cesser d’être
voilées ont une puissance toute puissante qu’aucune autre vérité ne semble en mesure
d’égaler.
4 Ces quelques considérations suffisent à donner une idée de la complexité du mythe tel
que le voit alors Blanchot. C’est que pour lui le mythe est fait de multiples strates dont la
traversée de chacune conduit vers toujours plus de profondeur, vers une profondeur sans
fond qui se creuse et s’approfondit à mesure qu’elle est explorée. La première strate du
mythe se prête à une lecture de surface qui permet d’appréhender une première fois la
vérité qu’il véhicule à la lumière rassurante d’une réalité banale et quotidienne : ainsi,
Phèdre chemine vers l’abîme pour éprouver un amour déraisonnable au regard de la
morale conventionnelle. Simple tragédie sentimentale, en somme. Mais cette première
interprétation, pour possible et légitime qu’elle soit, ne résiste pas à la poussée de
l’inexplicable qui bouleverse cette lecture de surface, fait surgir des monstres menaçants
et la puissance sacrée des dieux au cœur même de la réalité quotidienne. Ce monde
mythologique qui se superpose au monde de la tragédie sentimentale est à son tour
soutenu par un troisième monde qui nous plonge au cœur même du mythe, un monde
« dont il est jusqu’à un certain point absurde de vouloir faire apparaître la réalité,
puisqu’il est absolument lié à ce qui ne se manifeste pas4 ». Faire apparaître ce qui est
absolument lié à ce qui ne peut pas être pris sur le fait, ne se découvre pas et renvoie à
une réalité dont le mode d’être n’est pas l’apparaître, n’est absurde que jusqu’à un certain
point, un point où peut-être ce qui n’apparaît pas apparaît en tant qu’il n’apparaît pas, ce
qui se tient en retrait se donne sans cesser de se retirer.
5 L’exploration de la profondeur sans fond du mythe engage Phèdre, et nous avec elle, dans
une errance « autour d’énigmes que nous ne pouvons appréhender qu’en nous perdant ».
Saisir l’énigme par l’esprit a pour condition ou pour effet, la phrase de Blanchot joue sur
cette ambiguïté, de se perdre. Quoi qu’il en soit, celui qui saisit le sens de l’énigme est
d’une certaine façon dessaisi de soi : emporté par le sens que l’énigme tenait jusqu’alors
caché, il s’égare dans une errance qui, on le sent, n’est pas sans danger et peut entraîner
sa propre ruine.
6 Thierry Maulnier, en approfondissant un premier « très beau livre sur Racine5 » par une
Lecture de Phèdre, et qui dans « l’investigation de ce monde » des profondeurs « a été plus
loin qu’aucun autre » avant lui, a su, selon Blanchot, assumer et affronter cette nécessaire
perte : en montrant comment Phèdre se tient sous le coup d'une double fatalité qui vient
à la fois de la passion de sa mère Pasiphaé et du désir ardent de justice de son père Minos ;
en montrant comment la fureur du désir, aussi bien que son rêve de candeur et son
amour de la pureté, l’enchaînent fatalement à son crime en la forçant « à être coupable
pour s’unir complètement à l’innocence », Maulnier nous donne accès à « un monde
beaucoup plus souterrain que celui des dieux et des enfers6 ».
7 Qui est alors Thierry Maulnier ? A l’évidence, ce n’est pas un simple commentateur ou un
lecteur brillant. Maulnier qui déchiffre les énigmes, initie les lecteurs, les fait passer dans
un autre monde, apparaît plutôt comme une sorte de prêtre. Tout se passe en effet
76

comme si le mythe conférait un statut singulier à qui sait entendre et formuler sa vérité.
Le pouvoir du prêtre Maulnier ne relève cependant d’aucune magie, d’aucune force
surnaturelle : seule sa raison le guide, seules ses remarques nous conduisent vers ce que
Blanchot nomme à l’aide d’une formule étrange le « mythe dont tous les autres ne sont
que des figures7 ».
8 Loin d'instaurer un conflit entre muthos et logos, la position adoptée par Blanchot établit
donc entre eux une collaboration étroite au sein de laquelle la raison ne conteste pas la
puissance souveraine de la vérité mythologique mais aide au contraire à sa divulgation. Il
existe ainsi entre l’analyse rationnelle et la vérité véhiculée par le mythe une interaction
des plus subtiles : d'une part, la vérité mythologique, offerte sous forme d’énigme, a
besoin de la raison pour être pleinement entendue ; d’autre part, le déchiffrement opéré
par la raison n’entraîne pas la caducité du langage mythique mais semble plutôt le
revivifier, renouveler ses forces. Autrement dit, la lecture allégorique du mythe mise en
œuvre par Blanchot n’est jamais qu’une étape dans le déploiement de la force de sa
vérité : la résolution de l’énigme et la divulgation du sens latent du mythe ne
sanctionnent pas une sortie hors de la sphère mythique mais entraînent une plongée en
son cœur même. Si le mythe a bien une visée explicative, il ne se limite en rien à elle et,
pour emprunter une formule à Paul Ricœur, Blanchot reconnaît à l’évidence que « la
fonction fabulatrice [...] a valeur prémonitoire et exploratoire à l’égard de quelque
dimension de la vérité qui ne s’identifie pas avec la vérité scientifique8 ».
9 Cette valeur, Blanchot l’exprime à l'aide d’un couple de mots, c’est-à dire à l’aide de deux
termes unis par « une relation très forte, qui ne laisse à aucun d’eux de valeur autonome 9
» : le jour et la nuit. La clarté du jour renvoie d’abord à la viabilité et à l’allégresse de la
vie. La lumière innocente du jour éclaire un monde qui s’édifie hors de la nuit et qui n’a
rien à cacher, un monde où règnent le possible et l’action, le projet et le désir d’aboutir et
de réussir. À l’inverse, la nuit teintée d’angoisses donne le vertige. Nuit de l’origine dans
laquelle on se perd, la nuit est une passion à laquelle on succombe toujours malgré soi,
une passion coupable et incompréhensible qui détourne de l’action et du possible, rejette
les valeurs qui leur sont liées comme la réussite ou la victoire. La nuit est marquée par la
mort, l’anéantissement, la ruine : il existe entre elle et le jour un incessant conflit dans
lequel le jour est toujours sous sa menace. La nuit, poison maudit, est la maladie du jour,
ce qui décompose sa lumière, tache son innocence et impose la cruauté de l’ombre à la
douceur de sa clarté. Scandale qui offense le jour, étrangère aux possibilités humaines, la
nuit s’avère toute puissante face aux manifestations du jour : une fois, par exemple,
qu’Hyppolite « a croisé la malédiction nocturne [...] ni son petit amour, son grand amour
pour Aricie, ni ses vertus, ni sa bonne renommée [...] ne peuvent le défendre10 » ; quant à
Phèdre, gagnée par la passion de la nuit, elle « peut bien se retirer dans les ténèbres pour
rendre au jour sa clarté, [...] le jour qu’elle laisse derrière elle est un jour dévasté, un jour
vide11 ». Pour le jour enfin, le crime suprême consiste à vouloir révéler le secret de la nuit,
à dévoiler « le mystère même12 » en voulant, à l’instar de Phèdre, « “communiquer”
l’incommunicable » sans voir que cette tentative irrecevable pour le jour trahit toujours
celui ou celle qui désirait communiquer – Phèdre ne révèle finalement rien si ce n’est sa
propre faute.
10 La dimension nocturne du mythe souligne qu’il n’est pas seulement énigmatique, mais
qu’il est aussi mystérieux13 et que, pour Blanchot, il ne suffit pas, comme l’affirmait
Durkheim, d’« écarter le voile dont l’imagination mythologique les a recouvertes14 » pour
que les réalités qui seront plus tard les objets de la réflexion apparaissent telles qu’elles
77

sont. Dans la mesure où il considère que résoudre l’énigme approfondit le mystère,


Blanchot ne suit qu’en partie les conceptions qui définissent le mythe comme la matrice
de la pensée rationnelle, ou plutôt il les suit suffisamment pour leur faire faux bond de
manière spectaculaire en affirmant le retour du mythe au moment où l’élucidation
rationnelle devrait logiquement y mettre fin, suggérant par là que le mythe est la tache
aveugle de cette élucidation. Ainsi, il ne se contente pas d’affirmer que le secret de la nuit
est le cœur de chaque mythe particulier, mais il ajoute, ce qui complique singulièrement
son propos, que la passion de la nuit est elle-même un mythe, laissant peut-être entendre
par là que cette passion est une sorte de matrice sémantique, de noyau symbolique qui
déclenche et engendre des récits mythiques.
11 Phèdre éprouve en effet « le plus ancien des pressentiments nocturnes15 » : elle sent que
« son destin est de se perdre avec ce qui devrait la sauver », qu’elle se perd parce qu’elle
est liée « à ce qui donne la vie ». Le mythe de Phèdre, comme tout mythe, est un récit des
origines, en l’occurrence celles d’un destin tragique qui conduit à la mort. Cependant, le
dévoilement des origines ne permet pas dans ce cas précis de maîtriser, ni même
d’apprivoiser, ce qui est dévoilé puisque Blanchot ne cesse de rappeler la souveraineté des
forces nocturnes qui se sont emparées de Phèdre. De fait, la puissance sacrée qui saisit
celui qui “vit” ce mythe l’entraîne dans une sorte de mort que Blanchot décèle dans le
silence de Racine après l’écriture de la tragédie : « [...] Phèdre est là pour rappeler la
signification du silence et pour avouer, en même temps que sa propre ruine, l’effacement
de l’esprit qui a voulu se servir d’elle pour comprendre la nuit. Tandis qu’elle se perd dans
une mort presque paisible à force de dépasser les tourments des malheurs ordinaires, il
est naturel qu’elle semble entraîner avec elle celui qui a touché le mystère de ce qui ne
peut se dévoiler et qui dorénavant ne pourra en représenter au monde que l’incognito
silencieux16. »
12 Le silence de Racine présente secrètement au jour le mystère de la nuit. En voulant
comprendre l’énigmatique passion de Phèdre, Racine a été conduit vers la nuit mythique
auquel chaque mythe tente de donner une figure ; il a touché ce qui pour le jour demeure
secret et caché, autrement dit ce qui ne se dévoile que dans le mythe ou, et la précision
est de taille, dans la littérature. Car c’est bien ce glissement implicite de l'un à l’autre qui
sous-tend toute l’approche de Blanchot, laquelle semble assez peu soucieuse d’opérer une
nette distinction entre le mythe ethno-religieux et le mythe littéraire. En 1984, Philippe
Sellier, dans un article de Littérature17, proposait en effet de différencier ces deux mythes
à l’aide de plusieurs critères que Pierre Brunei résume de la manière suivante dans son
introduction au Dictionnaire des mythes littéraires de 1988 : « Après avoir défini le mythe
ethno-religieux comme un récit fondateur, anonyme et collectif, qui fait baigner le
présent dans le passé et est tenu pour vrai, dont la logique est celle de l’imaginaire et qui
fait apparaître à l’analyse de fortes oppositions structurales, [Philippe Sellier] fait
observer que certaines caractéristiques disparaissent, que d’autres en revanche
demeurent quand on passe du mythe au mythe littéraire. Celles qui disparaissent sont les
trois premières : le mythe littéraire ne fonde ni n’instaure plus rien ; les œuvres qui
l’illustrent sont en principe signées ; et évidemment le mythe littéraire n’est pas tenu
pour vrai. Mais “la langue – comme si souvent – a enregistré une réelle parenté, en
désignant d’un même substantif le mythe religieux et le mythe littéraire”. Leurs
caractères communs sont la saturation symbolique, l’organisation serrée (plus serrée
qu’on ne l’a dit dans le cas du mythe littéraire), l’éclairage métaphysique18. »
78

13 Dans l’approche qu’en fait Blanchot, il semble qu’il importe assez peu de différencier ce
qui serait la source ethno-religieuse du mythe de Phèdre19 de la forme littéraire que lui
donne Racine tant il apparaît que pour lui la continuité de l’un à l’autre est plus forte que
n’importe quelle rupture. Que Racine signe l’œuvre qui illustre ce mythe, que ce mythe ne
soit pas tenu pour vrai par ses lecteurs, cela n’entame en rien son caractère sacré et
religieux, ni d’ailleurs, et là la position de Blanchot s’écarte de ce que décrit Sellier, sa
capacité à fonder et à instaurer ce qui apparaît comme une première ébauche d’une
communauté inavouable, d’une communauté que Blanchot ne nomme pas mais qui
s’esquisse presque malgré lui dès lors que les initiés qui ont résolu l’énigme du mythe
touchent du même coup un mystère qui les plonge au cœur d’une nuit où ils acceptent de
se perdre, de s’effacer, à l’instar de Racine, dans un « incognito silencieux ». Ainsi, loin de
considérer, comme ont pu le faire par exemple Denis de Rougemont ou parfois Claude
Lévi-Strauss, que la littérature dévalue ou dégrade la force du mythe, Blanchot fait en
sorte que se transmette de l’un à l’autre le mystère sacré de la nuit, confère à la
littérature ce qu'il considère comme la puissance souveraine du mythe, et ne s’inscrit pas
dans « le procès généalogique déjà fait par Nietzsche » qui estimait que « la littérarisation
et la théâtralisation du mythe dans l’Antiquité, en particulier dans la tragédie, correspond
[aient] à une rationalisation apollinienne, qui va de pair avec une perte du sens
existentiel et cosmique du mythe religieux archaïque20 ».
14 Cette continuité entre le mythe et la littérature relève d’une parenté profonde et
nécessaire que Blanchot suggère parfois au détour d’une phrase comme au début de
l’article qu'il consacre au mythe de Sisyphe où il écrit : « Un écrivain pour qui écrire est
autant un instrument d’expression qu’un moyen de méditation est conduit vers les plus
anciens mythes. Il faut toujours rêver sur Prométhée, sur Orphée ; et on peut aussi
s’intéresser à Sisyphe21. » L’écrivain ne décide pas de s’intéresser aux mythes, l’écriture le
conduit vers eux dans un mouvement où la méditation se prolonge dans le rêve sur ce qui
nous vient du plus lointain et du plus ancien. La fonction d’un tel rêve, Blanchot l’énonce
clairement dans une étude qu’il consacre à Léon-Paul Fargue : rêver sur les thèmes
mythiques, et notamment ceux du début et de la fin du monde, ouvre à la poésie la voie
d’un univers bouleversé et bouleversant et lui permet de pénétrer dans la nuit où Phèdre
se perd. Blanchot fait alors à sa manière un constat que Jean-Jacques Wunenburger
résume en ces termes : « Les images mythiques induisent en fait, chez l’écrivain ou le
plasticien, un climat créatif, une dynamique opérative, parce que les mythes ouvrent par
eux-mêmes un espace de création22. »
15 Cependant, pour Blanchot, la limite de la poésie de Fargue est de n’avoir pas su ou voulu
s’abandonner sans compter à la nuit, de s’être contentée de déambulations nocturnes
sans quitter définitivement le jour pour, au contraire, ramener au cœur de sa lumière un
certain trouble, une certaine étrangeté susceptible d'en mieux faire goûter le pittoresque.
La limite constatée par Blanchot s’avère néanmoins toute relative puisqu’il considère
dans le même temps que les œuvres de Fargue réunissent toutes les conditions pour
réaliser ce qu’il appelle « une création mythique pure23 » : « Absence d’objet anecdotique,
animation persévérante des thèmes du rêve, ivresse métaphorique qui se donne à la fois
comme la méthode et la fin de l’art24. » L’image ouvre à la poésie la voie du mythe à partir
du moment où est libéré son pouvoir de s’arracher du monde diurne pour construire « un
monde nouveau ». Là où la réflexion sur Phèdre nous révélait le chemin à suivre par le
lecteur pour pénétrer dans le monde mythique, l’analyse de la poésie de Fargue nous
montre donc comment ce monde se crée et se construit : c’est par l’ivresse des images qui
79

s’empare de l’écrivain que la création et la connaissance du monde mythique sont


rendues possibles. Celui qui écrit et qui s’enivre d’images se trouve alors proche des
possédés, des oracles ou des prophètes qui, tels les Thraces qui s’enivrent pour célébrer
Dionysos, communiquent et communient, grâce à l’ivresse, avec l’autre monde, le monde
sacré dont ils rapportent les paroles.
16 Ainsi, l’émergence du monde sacré a lieu au terme d’un cheminement que Blanchot prend
la peine de baliser soigneusement : les grands thèmes mythiques donnent lieu à une
rêverie qui produit des images qui, à leur tour, créent ce qu’il nomme une « image unique
25 » ou encore une « figure finale26 ». La façon dont le rêve, la poésie et le mythe sont ici

articulés n’est pas sans rappeler en plus d'un point la poétique de la rêverie que
Bachelard devait proposer quelques années plus tard. Bachelard, en considérant, déjà
dans L’Eau et les rêves, qu’« une expérience onirique27 » est provoquée par le réel avant de
nous offrir « un spectacle conscient », situe la rêverie avant la connaissance et à l’origine
du mythe. Dans le mythe, la rêverie se concrétise et se structure : d’un plan purement
individuel, le rêveur passe à un plan collectif. En partant de ce schéma, Zoé Samaras se
demande si « la pensée mythique n’est pas également le fondement de la rêverie qui, à
son tour, s’érige en forme originaire du mythe dans la littérature28 ». Dans cette
perspective, « la notion bipolaire “rêverie-mythe” évolue, dit-elle, en notion ternaire –
rêverie-mythe-poésie – et la création collective orale se métamorphose en création
individuelle écrite ». Dans ce passage du mythe au mythe littéraire, dans cette
transformation du mythe en poème, le rêve consiste à partir « à la recherche des images
premières qui dorment dans notre psyché » afin de les éveiller et d’écrire de la poésie.
Blanchot, on l'a vu, affirme aussi que le rêve sur les grands thèmes mythiques nourrit la
poésie mais, différence notoire, il précise que ce rêve crée du mythe à partir d’elle.
Autrement dit, c’est précisément parce qu’il ne souscrit pas à l’idée que « le mythe ne
devient créatif qu’en faisant l’objet d’une démythologisation » qu’il peut faire en sorte
que mythe et littérature se rejoignent et que la littérature bénéficie de la force créatrice
du mythe sans perdre ou altérer sa dimension sacrée. En affirmant un devenir mythique
de la poésie, en plaçant le mythe à l’horizon d’une poésie qui ne se réalise pleinement
qu’au moment où elle devient mythique en pénétrant sans retenue dans la nuit, Blanchot
postule en fait que le mythe peut générer des créations sans cesser d’être religieux et
n’admet pas que cette capacité de création ne soit possible qu’à partir du moment où
« l’espace mythique devient un espace de jeu, libère ses possibles, accède à une sorte de
désacralisation » qui permet ainsi de sortir de la stérile répétition du même impliquée par
le caractère cérémoniel du sacré.
17 Alors que le mythe ethno-religieux, en expliquant le cosmos, le fait du même coup
exister, surgir, apparaître, le mythe tel que le voit Blanchot révèle bien un monde, mais
un monde qui rentre en conflit avec le monde prosaïque et quotidien pour le bouleverser,
le contester, et s’imposer comme le seul monde assez bouleversant. Ce déplacement subtil
d’un caractère fondamental du mythe est à l’origine d'une différence importante entre
Blanchot et Bachelard. Chacun à leur manière ils reconnaissent que l’image poétique est,
comme le dit Bachelard, « le germe d’un monde, le germe d’un univers imaginé devant la
rêverie d’un poète29 ». Mais, quand Blanchot affirme que les images « recherchent les
pensées de la nuit30 », Bachelard ne cesse de souligner le caractère merveilleux et
enchanteur d’une image qui se présente comme « un accroissement de conscience, une
augmentation de lumière, un renforcement de la cohérence psychique31 » qui nous ouvre
à « un monde qui est notre monde32 », un monde beau auquel, grâce à elle, nous avons
80

confiance33 et dont nous savons alors « habiter le bonheur 34 ». Autrement dit, là où chez
Bachelard on devine un monde homogène que l’émerveillement de l’image étend et
accroît, on pressent chez Blanchot la coexistence paradoxale de deux toutes irréductibles
l’un à l’autre. Pour Bachelard, l'image est une lumière qui rend plus intense la lumière du
jour ; pour Blanchot, au contraire, l’image n’est pas un accroissement de la lumière mais
un glissement d’un monde à l’autre qui s’apparente à un retour de la nuit au cœur du
jour, à un retour de la nuit de l’origine et à un retour à cette origine. L’image est
pleinement poétique, c’est-à-dire mythique, quand elle opère ce passage.

Mythe et création
18 En passant du mythe ethno-religieux à la création d’un mythe par la littérature Blanchot
fait deux opérations : la première est une opération de transposition qui consiste à
conférer à la littérature la dimension religieuse du mythe (le commentateur est un prêtre,
l’écrivain un oracle, l’image une ivresse rituelle, la poésie un approfondissement du
mystère) ; la deuxième, qui est en fait le moyen de la première, est une opération de
subversion qui vise à détourner certaines caractéristiques du mythe : à l’explication se
substitue le mystère, à la légitimation de l’ordre du monde son bouleversement et sa
contestation menaçante. Reste désormais à réfléchir plus longuement sur la création de
ce mythe qui semble résister aux catégories désignées par la mythocritique35.
19 Dans une élude où il envisage ce qu’il nomme les « prolégomènes à une mythologie du lac
36
», Pierre Brunei décrit un parcours qui conduit de l’image au mythe où apparaissent
trois éléments distincts : les images du lac, notamment abondantes chez les romantiques ;
puis le lac comme une image, que Brunei retrouve par exemple dans un texte de Thomas
de Quincey où la forme du lac de Derwent Water est comparée à un cerf-volant ; l’image
du lac qui enfin rejoint le mythe, ce rapprochement résultant de ce que Valéry37 nomme
une libération de l’image et que Brunei, pour plus de précision, préfère désigner comme
une libération de l’imagination de l'image38. Le parcours proposé par Brunei va nous
permettre de mieux appréhender la singularité de celui que Blanchot propose. Pour
l’auteur de Faux pas, il s’agit aussi bien d’aller de l’image au mythe que du mythe à
l’image, puisque, comme on l’a vu, c’est bien la rêverie sur les grands thèmes mythiques
qui enclenche la production des images. Que l’on retrouve des mythèmes dans les images
alors produites, cela est très probable, mais Blanchot n’en dit rien, l’essentiel n’étant sans
doute pas là pour lui. Tout se passe en fait comme si la production foisonnante des images
re-mythisait le mythe, non en répétant le mythe ancien ou en lui redonnant une force
mythique nouvelle, mais en extrayant plutôt de ce mythe ce qui permettra la création
pure d’un mythe nouveau défini comme le couronnement et le terme du déchaînement
des images : des thèmes mythiques anciens à la création des mythes nouveaux, l’image
véhicule le pouvoir propre du mythe qui, on le sait, est un pouvoir de la nuit. Reste à
savoir comment s’opère ce passage, c’est-à-dire à analyser plus en détail la création
poétique telle que Blanchot l’appréhende à partir des textes de Fargue. L’essentiel de son
analyse est consigné dans un paragraphe sur lequel il nous faut maintenant nous arrêter :
« La manière dont Léon-Paul Fargue tire de ces thèmes, par le seul emploi des images,
l'enchantement qu’il poursuit n’est pas moins caractéristique que l’obstination avec
laquelle il s’y attache. Ce que l’on connaît le mieux chez l’auteur d’Espaces, c’est la
prodigieuse possibilité de créer des images et le vertige bien réglé avec lequel il s’y
abandonne. Son œuvre est toute commandée par les secrètes lois d’attraction des mots. Il
81

l’a transformée en un théâtre pur où les métaphores donnent le spectacle du drame de


leur composition, où elles s’appellent et se repoussent sans souci des objets qu’elles
comparent et représentent, où la vraisemblance dépend de l’enchaînement harmonieux
des mots et non pas de leur signification. Les images lui obéissent, et elles se déroulent
comme une succession de formes rêvées que nulle dialectique secrète n’oriente. On dirait
une conscience singulièrement active qui produit avec jubilation toutes sortes de figures,
de paroles, de noms dont aucun ne la remplit et qu’elle tire d’elle même par une
substitution infinie. Les mots affirment dans l’ouragan joyeux où ils se rencontrent leur
pouvoir créateur, ne dirigeant pas seulement la composition de chaque récit, mais
s’engendrant eux-mêmes selon des lois qu’ils semblent seuls connaître. Certaines pièces
dépendent d’un instinct verbal extravagant et mystérieux dont l’exercice est la seule
justification et qui donne l’impression de ne jamais réussir à se libérer complètement.
L’image unique qui pourrait vraiment délivrer cet instinct est le fantôme qu’il poursuit
vainement39 ».
20 A en croire Blanchot, les créations poétiques de Fargue résultent d’un subtil équilibre
entre la maîtrise et un certain abandon de soi : la création est un « vertige » qui demeure
« bien réglé ». Si, à l’évidence, la création relève ici pour une part d’un automatisme, cet
automatisme ne saurait être trop hâtivement confondu avec celui qui se trouve au
fondement du surréalisme. Tout d’abord, il n’est nullement question chez Fargue d’un
refus délibéré de toute finalité morale, esthétique ou pratique, mais surtout son écriture
se démarque d’une écriture automatique qui se présente comme un cogito sans sujet, un
cogito qui, pour reprendre une analyse de Laurent Jenny, plus qu’au cogito cartésien, fait
songer à l’expérience phénoménologique, et plus précisément à une suspension du
jugement phénoménologique qui aurait fait « avec désinvolture un saut par dessus les
méditations rigoureuses que la phénoménologie requiert pour amener cette expérience
au langage40 » pour se faire immédiatement langage. En 1945, dans son premier article
important sur le mouvement surréaliste, Blanchot reconnaît une véritable plénitude
poétique à l’écriture automatique mais la vide presque aussitôt de tout contenu : « En
levant les contraintes de la réflexion, écrit-il, je permets à ma conscience immédiate de
faire irruption dans le langage, à ce vide de se remplir et à ce silence de s’exprimer 41. »
L’écriture automatique est un murmure qui « ne parle pas vraiment42 ». Personne ne parle
dans cette parole dont aucune instance n’est responsable. Et c’est précisément en ce point
que la création poétique qui se réalise dans le mythe se sépare de l’automatisme
surréaliste qui s’avère « inconvertible en œuvre » à partir du moment où seule parle en
lui la pensée en personne, « la pensée promue sujet de parole mais du coup dépourvue de
sujet dans tous les sens du terme, a-subjective et privée de propos ». Car il importe avant
tout de faire œuvre (i.e. créer un mythe), et Blanchot n’en est pas encore ici à faire le
choix de l’inspiration contre l’œuvre comme il le fera quelques années plus tard dans
L’Espace littéraire en méditant sur le mythe d’Orphée. Parce qu’il faut une œuvre il faut la
présence d’une instance responsable et le créateur de mythe, que Fargue, rappelons-le, ne
parvient pas à être selon Blanchot, se rapproche du rêveur de rêverie évoqué par
Bachelard qui « au centre de son moi rêveur, [peut] formuler un cogito43 » : « [...] la rêverie
est une activité onirique dans laquelle une lueur de conscience subsiste. Le rêveur de
rêverie est présent à sa rêverie. Même quand la rêverie donne l’impression d’une fuite
hors du réel, hors du temps et du lieu, le rêveur de la rêverie sait que c’est lui qui
s’absente – lui, en chair et en os, qui devient un “esprit”, un fantôme du passé ou du
voyage. »
82

21 Quand Bachelard écrit un peu plus loin que le poète « garde assez distinctement la
conscience de rêver pour dominer la tâche d’écrire sa rêverie44 », il offre sans doute une
possibilité de comprendre comment Blanchot tente de concilier une faculté de préserver
l’« animation persévérante des thèmes du rêve » dans l’œuvre et de maintenir dans le
même temps les conditions nécessaires à l’avènement d’une œuvre.
22 Cependant, la proximité de ce que décrit Blanchot avec le modèle proposé par Bachelard
demeure toute relative. En aucun cas, par exemple, le créateur de mythe ne se fait rêveur
de mot au sens où pouvait l’entendre l’auteur de La Poétique de la rêverie. Il s’agit moins en
effet de rêver à partir de la matière d'un mot que d’une certaine façon de laisser rêver les
mots ou, plus justement peut-être, de savoir se laisser gouverner par leurs « secrètes lois
d’attraction ». En rêvant sur les grands thèmes mythiques, en laissant venir à lui les
images de ce rêve, le poète se laisse diriger « par l’enchaînement harmonieux des mots et
non pas de leur signification ». Aucune préméditation, de quelque nature qu’elle soit, ne
préside plus à la création de l’image qui naît entièrement de cet enchaînement aux
rouages secrets. Le « pouvoir créateur » des mots libère l’image dont la qualité ne dépend
plus que de l’harmonie d’un enchaînement que le poète, et c’est là, on le devine, toute sa
force, sait déclencher et suivre sans plus intervenir. Le jeu des mots n’est en rien gratuit
puisque les images qu'il produit ne se soustraient pas à un souci de « vraisemblance » et
de crédibilité. Dans cette perspective, l’image ne relève d’aucune rencontre fortuite mais
obéit au contraire à des lois que les mots seuls semblent connaître. Le rêve du poète est à
l’écoute d’une logique secrète de la chaîne des signifiants qui, non seulement, engendre
des images et produit de la vraisemblance à partir de ses propres lois, mais dirige
également la composition des récits. Le poète est celui qui retrouve instinctivement ces
lois enfouies au plus profond du langage, et ce qui fait de lui un grand poète c’est sa
capacité à libérer pleinement cet instinct en couronnant la profusion des images qu’il
libère d’une image ultime, d’une image qui, condensant toute la force des grands thèmes
mythiques rêvés, sera mythe à son tour et chemin vers la nuit. Dans la perspective qui est
celle de Blanchot, si le mythe possède bien un pouvoir créateur, ce n’est pas d’abord au
sens où il mettrait à disposition du poète « une grammaire générative d’histoires, de[s]
paysages, qu’il lui reste[rait] à assembler dans une certaine langue45 ». Les archétypes, les
schèmes, les symboles qui sous-tendent le mythe demeurent sans doute « disponibles
pour de nouvelles liaisons, de nouvelles manifestations », mais le pouvoir créateur du
mythe tient avant tout à sa mystérieuse capacité à retrouver et à libérer une création
verbale enfouie au plus profond du langage et qui fait poète celui qui sait s’en faire la
voix.
23 Cependant, il n’est pas que la poésie qui ait le mythe pour horizon, en témoigne le titre
programmatique de l’article que Blanchot consacre à Hyacinthe, roman d’Henri Bosco :
« La naissance d’un mythe ». Le roman de Bosco offre à Blanchot la possibilité de réfléchir
à la fois sur le procès et le produit d’une telle naissance qui équivaut pour lui à
l’accomplissement du roman : l’effort de Bosco pour « recréer un mythe » est, dit-il,
« dans un sens [...] par excellence celui du romancier » et, ajoute-t-il, « tout doit aboutir à
une invention mythologique ; il n’y a d’œuvre que là où s’ouvre la source des images
révélatrices ». Bien entendu, l’affirmation de la dimension mythique du roman n’est pas
propre à Blanchot, il suffit par exemple pour s’en convaincre de se souvenir des analyses
de Pierre Grimai qui, comme on le sait, soutiennent que les premiers romans grecs
viennent à la suite d’une tradition de contes populaires et aident « le lecteur à plonger
dans l’épaisseur de l’expérience de la vie, au même titre que les mythes archaïques 46 ». Ce
83

qui fait en revanche la singularité de Blanchot c’est que la dimension mythique du roman
ne ressortit aucunement pour lui à « une transfiguration positive de certains contenus
mythiques », opération qui assure généralement le passage du mythe à la littérature et
garantit du même coup sa pérennisation. À partir du moment où rien d’autre ne rend le
roman mythique que son inscription dans la parfaite continuité qui existe du mythe à la
littérature, laquelle est assurée par la transmission du caractère sacré du premier au
deuxième, toute autre opération qui pourrait réactiver le mythe grâce au roman est, si ce
n’est insignifiante, au moins secondaire pour Blanchot. Et puisque qu’une telle continuité
a notamment pour conséquence de rendre caduque la notion de mythe littéraire, les
analyses de Blanchot resteront logiquement étrangères aux transformations retenues la
plupart du temps pour rendre compte du passage du mythe traditionnel au mythe
littéraire47.
24 Qu’est-ce alors qu’un roman mythique pour Blanchot ? et qu’est-ce qu’un tel roman peut
nous apprendre sur le devenir mythique de la littérature que la réflexion sur la poésie de
Fargue laissait dans l’ombre ? Tout d’abord, la notion de roman mythique évoquée à
propos du roman de Bosco implique une rupture avec les conventions romanesques et
suppose l’invention, ou du moins l’ébauche, d’une forme nouvelle. Un tel roman se
caractérise par un refus catégorique de tout psychologisme dans la mesure où tout ce qui
louche à l’homme renvoie essentiellement à « de grandes réalités que l’on atteint par un
tragique effort contre soi-même ». Le romancier écrit au prix d’un effort contre soi, d’une
sortie de soi, qui « nous entraîne sur le chemin des lois que nous ignorons ». L’histoire
cède alors le pas aux descriptions, à des « descriptions abstraites » dans le cas de l’œuvre
de Bosco, qualificatif qui, à l’évidence, ne laisse pas Blanchot indifférent puisqu’il en fait
une sorte de critère pour mesurer la force de l’œuvre qu’il évoque. Ce qui gêne en fait
Blanchot à la lecture de Hyacinthe, c’est le caractère « composite48 » d’une œuvre où l’on
retrouve pêle-mêle des éléments transposés de la mythologie des Templiers, des éléments
« empruntés aux révélations magiques de l’Orient et à des réminiscences de la tradition
biblique49 ». Le livre de Bosco perd de sa force chaque fois que son auteur, au lieu de
suivre son « imagination personnelle », préfère emprunter les chemins décrits par les
mythes auxquels il choisit de se référer et préfère donner, du même coup, une
signification aux personnages qu’il évoque et aux choses qu’il décrit, signification qui
« les réduit à l’existence d’une mince figure ». Autrement dit, plus le roman de Bosco
transpose des éléments mythiques et moins il est un mythe ; plus au contraire il se sépare
de ces éléments et plus il en est un. Cette séparation est un premier pas en direction de
l’abstraction valorisée par Blanchot qui consiste essentiellement à dépouiller la chose de
son caractère concret, non pour aller vers sa notion pure, mais pour lui trouver plutôt ce
qu’il nomme un « équivalent mental ». C’est ce que fait le personnage principal de
Hyacinthe quand, à force de vivre auprès d’étangs cachés au milieu des bois et de les
contempler, il finit par pénétrer « dans un monde fluvial purement abstrait, avec lequel il
n’a aucun contact et qui lui donne, cependant, le sentiment d’une transfiguration pleine
de douceur ». Il nous entraîne alors dans « une sorte de paysage intellectuel » où toutes
les choses nous apparaissent « mer veilleusement claires et totalement insaisissables » ; il
nous plonge dans « l’univers des formes abstraites où nous av[ons] vraiment l’impression
de toucher l’ordre des choses profondes ».
25 Ce sont de telles équivalences mentales, que Blanchot appelle des images, que Bosco
aurait dû tirer le mythe qu’il cherchait. De fait, l’œuvre du romancier se rapproche de son
accomplissement mythique chaque fois qu’elle s’impose comme une « initiation
84

intellectuelle » et se caractérise par la « puissance abstraite qu’elle donne aux paysages et


aux êtres » ; chaque fois qu’elle retire aux choses « l’aspect physique sous lequel nous
avions l’habitude de les voir, et nous les découvre [telles qu’elles] sont, sites de l’esprit
pur, champs où la lumière est intelligible, régions bizarrement conscientes du regard qui
les contemple et de la pensée qui les pénètre » : « Ce qui est propre à Bosco, c’est qu’il a
essayé de saisir le mythe dans sa valeur pure, alors qu’il est encore détaché du monde et
qu’il se sert simplement des hommes et des choses comme de figures pour le refléter. Les
êtres qui vont et viennent ne sont que des métaphores obéissant aux lois de la
connaissance métaphorique. Ils sont à la recherche de l’image unique dont ils sont le
reflet lointain. Ils tentent de retrouver par une suite rigoureuse d’expériences le sens
rayonnant qui est leur véritable vie. À cet égard, on ne peut dire que Bosco ait
complètement réussi dans l’entreprise qu’il s’était donné, car trop de souvenirs, de
réminiscences, de desseins a priori l’ont empêché de suivre le cours de l’image et
d’avancer par les seuls progrès de la métaphore. Pour s’engager plus profondément dans
le chemin qu’il s’était tracé, il lui a manqué le sens des paroles solitaires qui, comme le dit
Holderlin, sont le mémorial des légendes sacrées50. »
26 Il y a dans les propos de Blanchot comme une sorte de mythe du mythe, mythe de
l’origine du mythe, de ces temps reculés où les premiers mythes se formulèrent, où le
mythe dérivait des rêveries des hommes, où sa pureté était de n’être fait d’aucune
transposition, d’aucun agglomérat d’éléments mythiques. Tout se passe comme si
Blanchot donnait pour but et fonction au roman de retrouver ces temps mythiques. Dans
le cas du roman, et à la différence de celui de la création poétique décrite à partir de
l’œuvre de Fargue, la création du mythe ne part plus d’une rêverie sur les grands thèmes
mythiques, mais d’une présence aux choses les plus simples et les plus concrètes : un
étang, le feu, l’arbre, la maison, les marais... L’écrivain, rêveur solitaire, semble alors
rejoindre une figure mythique, implicite dans le texte de Blanchot, celle du créateur des
origines, du créateur de mythe rêvant dans un monde lointain, immémorial, aux origines
de notre monde. De la rêverie solitaire naît l’abstraction qui mène aux images dont il faut
suivre le cours et le progrès pour arriver enfin au mythe, à la valeur pure du mythe qui
reflète le monde comme un pur paysage intellectuel et donne l’impression de vivre « dans
un esprit ».

NOTES
1. Cf. J.-L. NANCY, Fin du colloque, dans Chr. BIDENT & P. VILAR (sous la direction de), Maurice
Blanchot. Récits critiques, Tours, Éditions Farrago, 2003, p. 631-635.
2. Cf. Ph. LACOUE-LABARTHE, Agonie terminée, agonie interminable, dans ID., p. 448-449.
3. M. BLANCHOT, « Le mythe de Phèdre », Faux pas (1943, renouvelé en 1971), Paris, Gallimard,
1997, p. 80 (Pour plus de précisions sur la publication de Faux pas nous renvoyons à Chr. BIDENT,
Maurice Blanchot. Partenaire invisible, Seyssel, Champ Vallon, 1998, p. 224-228).
4. ID., p. 81.
5. ID., p. 79.
6. ID., p. 82.
85

7. Remarquons par ailleurs que Blanchot lui-même apparaît à son tour comme une sorte de
prêtre à partir du moment où son commentaire vient à la suite de celui de Maulnier, le prolonge
et nous permet ainsi d’appréhender un peu plus encore la vérité du mythe.
8. Cf. P. RICŒUR, « L’interprétation philosophique », Encyclopaedia Universalis.
9. G. GENETTE, Figures II, Paris, Éditions du Seuil, 1969, p. 102.
10. M. BLANCHOT, Faux pas, op. cit., p. 83.
11. ID., p. 83-84.
12. ID., p. 84.
13. A cet égard, il serait sans doute intéressant de comparer la manière dont Blanchot articule le
mythe et le mystère aux analyses proposées par André Jolies et commentées notamment par
Pierre Brunei au début de son livre Mythocritique. Théorie et parcours (Pierre Brunei rappelle par
exemple : « [...] C’est précisément du mystère que va naître le mythe. La disposition mentale
favorable au mythe est l’humeur interrogeante. Je me trouve devant quelque chose que je ne
comprends pas, dont aucune théorie ne m’explique la cause. Je cherche donc un autre type
d'explication, sans le secours ni de la raison ni de l’expérience scientifique. Je crée une cause ». P.
BRUNEL, Mythocritique. Théorie et parcours. Paris, PUF, p. 18).
14. E. DURKHEIM , Les Formes élémentaires de la pensée religieuse, Paris, 1910, p. 613. (Cité par M.
DETIENNE, L’Invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981, p. 196).
15. M. BLANCHOT, Faux pas, op. cit., p. 83.
16. ID., p. 85.
17. Ph. SELLIER, « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », Littérature, 1984.
18. P. BRUNEL (sous la direction de), Dictionnaire des mythes littéraires, Éditions du Rocher, 1988,
p. 12-13.
19. Concernant le mythe de Phèdre, il faut cependant préciser que pour Bernard Beugnot « les
sources littéraires sont fondatrices et premières par rapport aux sources mythographiques ou
archéologiques. De l’obscurité des origines surgit en effet le drame euripidéen, terme probable
d’une évolution qui nous échappe, mais point de départ réel de ce qu’est pour nous le mythe de
Phèdre ». (Dictionnaire des mythes littéraires, op. cit., p. 1110).
20. J.-J. WUNENBURGER, Création artistique et mythique, dans D. CHAUVIN, A. SIGANOS & Ph. WALTER
(sous la direction de), Questions de mythocritique. Dictionnaire, Paris, Éditions Imago, 2005, p. 75.
21. M. BLANCHOT, « Le mythe de Sisyphe », Faux pas, op. cit., p. 65.
22. J.-J. WUNENBURGER, op. cit., p. 70. Wunenburger précise que « la fascination de l’artiste pour le
mythe peut se comprendre comme une attirance vers l'originel, comme un mouvement par
lequel il assiste, voire il participe, à la naissance d’un monde. Placer une activité de création dans
le sillage d'un récit mythique, c’est se mettre en condition privilégiée pour créer » (ID., p. 71).
23. M. BLANCHOT, « Léon-Paul Fargue et la création poétique », Faux pas, op. cit., p. 172.
24. ID., p. 172-173.
25. ID., p. 172.
26. ID., p. 173.
27. G. BACHELARD, L’Eau et les rêves, Paris, José Corti, 1942, p. 6.
28. Z. SAMARAS, Rêverie et Mythe, dans Questions de mythocritique. Dictionnaire, op. cit., 2005, p. 296.
29. G. BACHELARD, La Poétique de la rêverie (1960), Paris, PUF, 1968 (quatrième édition), p. 3.
30. M. BLANCHOT, « Léon-Paul Fargue et la création poétique », Faux pas, op. cit., p. 172.
31. G. BACHELARD, La Poétique de la rêverie, op. cit., p. 5.
32. ID., p. 8.
33. Cf. ID., p. 12.
34. ID., p. 20.
35. On l’a vu, ce mythe ne correspond pas exactement au mythe littéraire défini par Brunei,
comme il ne correspond pas davantage au mythe littérarisé évoqué par Siganos. (Cf. A. SIGANOS,
86

Définitions du mythe, dans Questions de mythocritique. Dictionnaire, op. cit., p. 85-101, et A. SIGANOS, Le
Minotaure et son mythe, PUF, 1993).
36. Cf. P. BRUNEL, Mythocritique. Théorie et parcours, op. cit., p. 98-111.
37. Cf. P. VALÉRY, Œuvres t. I, Paris, Gallimard, 1957, p. 962-963 (cité par Pierre Brunel).
38. En analysant les images de lac chez Goethe et Stendhal, Brunei montre comment les deux
écrivains retrouvent un mythème du mythe du lac, « une composante obligée, un élément
structural correspondant à la manière dont le lac semble avoir toujours été appréhendé par les
hommes. C’est une eau qui dort, mais qui peut se réveiller » (P. BRUNEL, Mythocritique. Théorie et
parcours, op. cit., p. 109).
39. M. BLANCHOT, « Léon-Paul Fargue et la création poétique », Faux pas, op. cit., p. 172.
40. L. JENNY, Blanchot théoricien du surréalisme, dans M. MURAT (sous la direction de), André Breton,
Paris, Editions de l’Herne, 1998, p. 407.
41. M. BLANCHOT, « Quelques réflexions sur le surréalisme » (Paris, L’Arche, 1945), repris dans La
Part du feu. (Cf. M. BLANCHOT, La Part du feu (1949), Paris, Gallimard, 1997, p. 90-103).
42. L. JENNY, Blanchot théoricien du surréalisme, op. cit., p. 408.
43. G. BACHELARD, La Poétique de la rêverie, op. cit., p. 129.
44. ID., p. 137.
45. J.-J. WUNENBURGER, op. cit., p. 74.
46. ID., p. 76.
47. Cf. J.-J. WUNENBURGER, op. cit., p. 76-79.
48. M. BLANCHOT, « La naissance d’un mythe », Faux pas, op. cit., p. 221.
49. ID., p. 221-222.
50. ID., p. 222-223.

AUTEUR
SYLVAIN SANTI
Université de Savoie
87

Figures
88

Thème gémellaire et mythe de


fondation, à Rome et ailleurs
Alain Meurant

1 De tous les mythes qu’ont tissés les cultures qui habitent l’humanité, ceux qui ont été
taillés autour du thème de la gémellité sont particulièrement remarquables : par leur
vaste aire de dispersion d’abord, par un taux élevé de fréquence ensuite. Si le réseau qu’ils
forment se caractérise par sa densité et ses amples ramifications, c’est qu’en l’espèce
l’imagination ne s’est pas emparée d’un sujet pour le coder en fonction de ses besoins ou
de ses attentes, elle s’est au contraire cristallisée autour d’une donnée matérielle
engendrée par le processus qui est à la base même de la survie de toute espèce : la
procréation. La gémellité est en effet un phénomène physique, biologique, cellulaire
auquel ont nécessairement dû être confrontées, à un moment ou à un autre de leur
existence, toutes les civilisations qu’a connues notre planète. La fascination qu’il a
exercée sur elles se mesure à l’aune du malaise que la rencontre de jumeaux, et plus
encore de jumeaux univitellins (ou « vrais » jumeaux), inspire à l’homme d’aujourd’hui
alors que sont bien connus les mécanismes cellulaires régissant le phénomène.
2 Pour estimer la force, permanente et profonde, qui enracine solidement ces rêveries
gémellaires à l’esprit des hommes, il suffit par exemple de mesurer la place que leur
réservent, toutes époques et tous courants confondus, des rayons d’œuvres littéraires,
même quand celles-ci ne les activent que sous la forme affadie des doubles. Ce n’est
évidemment pas ici le lieu de livrer un décompte intégral de ces projections mentales.
Mais s’il fallait à tout prix se convaincre du large essaimage d’un thème dont le succès a
fait un classique, nous dirions – en admettant volontiers l’arbitraire d’un tel choix que
son exploitation s’échelonne de Plaute à Shakespeare, de Molière à Thomas Mann, de
Georges Sand à Michel Tournier et d’Alexandre Dumas à Maude Frère. Par ailleurs, au
niveau des productions mythologiques, folkloriques et cultu(r)elles, nombre
d’attestations récoltées chez les peuples les plus variés et les plus éloignés dans le temps
et dans l’espace témoignent de la vitalité des images dérivées du motif gémellaire. On
peut suivre leurs traces du Proche-Orient à l’ouest du continent américain, de la savane
africaine aux puissants contreforts des canyons américains, sans parler de celles qui
s’éloignent jusqu’au Japon ou chez les Inuits. Parce qu’elle confine au surnaturel, cette
89

part de l’investigation gémellaire offre assez de prise à la puissante alchimie du symbole,


ce voltigeur rompu à l’habile stratégie du mythe.
3 Pour ce qui nous concerne, c’est par une de ses manifestations les plus célèbres, sinon
peut-être la plus fameuse, qu’a été abordée l’étude de cette thématique, à savoir la
légende de Romulus et Rémus, les fabuleux fondateurs de Rome. Néanmoins, celle-ci
constituera encore le point de départ de ces quelques pages dans la mesure où elle associe
des jumeaux à un épisode de fondation, ce qui est précisément le sujet de notre propos.
4 Les premiers spécialistes de la question (fin XIXe/début XXe) ont voulu voir dans ce binôme
gémellaire lié aux débuts de Rome une pure construction littéraire, forgée à partir
d’éléments grecs ou locaux, que ceux-ci aient été ou non combinés, amalgamés, fusionnés.
D’autres ont préféré l’associer à un substrat historique. Au fil du temps, la gémellité
greffée à Romulus et Rémus fut donc soupçonnée d'être une production légendaire censée
illustrer tan tôt le consulat républicain, tantôt l’alliance romano-sabine (puis romano-
capouane), tantôt le passage d’une économie de type pastoral à un régime agricole, tantôt
l’union de communautés logées sur des mamelons opposés du Palatin quand ce n’étaient
pas les conflits sociaux mettant aux prises patriciens et plébéiens.
5 Le principal défaut de ces deux types d’approche est de travailler en vase clos, de
s’enfermer en milieu gréco-romain. Un autre canal de la recherche contemporaine
considère en effet que le motif gémellaire, transpose, à sa façon, un motif folklorique
universel. Malheureusement, pour fonder ce point de vue, ses adeptes se contentent
habituellement d’évoquer quelques généralités, voire un florilège de banalités, de
renvoyer à une poignée d’ouvrages, toujours les mêmes d’ailleurs, souvent parus entre le
début du siècle et le milieu des années trente1. Des travaux plus récents existent bien.
Mais, dans la plupart des cas, ces études ne s’intéressent qu’au traitement réservé au
mythologème gémellaire en contexte indo-européen. En fait, elles l’intègrent souvent
dans des schémas structurels – comme l’architecture trifonctionnelle de Georges Dumézil
– sans que le support qu’ils recouvrent soit préalablement défini avec tout le soin requis.
6 Dès lors ces trois écoles – l’approche littéraire, la recherche d’un fondement historique et
le recours au cliché folklorique – pèchent par la même faute de méthode : chacune aborde
le thème gémellaire comme un tout, un fait acquis, qu’elles utilisent sans l’avoir vraiment
sondé en profondeur. En fait, les lectures qu’elles égrènent s’engagent (et ceci est
important) sans que leur point de départ – la notion même de gémellité – ait fait l’objet
d'une discussion serrée, sans qu’il ait été pourvu d’une définition précise.
7 Les raisons de ce choix sautent aux yeux de qui tente de combler cette lacune. Une des
principales difficultés rencontrées tient d’abord aux différents cas de figures
qu’empruntent le phénomène gémellaire : ses représentants peuvent être monozygotes et
dizygotes, soit être issus de la fécondation d’un seul œuf par un seul spermatozoïde (les
« vrais jumeaux » encore appelés jumeaux uniovulaires, homozygotes ou univitellins),
soit être issus de deux œufs différents (les « faux jumeaux », encore appelés jumeaux
biovulaires, hétérozygotes ou bivitellins). Dans le premier cas, l’ovocyte se clivant en
deux, donne naissance à deux enfants porteurs du même patrimoine génétique, dans le
second il y a double ovulation, chaque ovocyte ayant été fécondé par un spermatozoïde
donne naissance à des enfants se ressemblant autant que chaque frère et sœur. Mais le
problème se complique encore quand on sait qu’un couple de jumeaux monozygotes ne se
développe pas nécessairement dans une poche amniotique simple, que ses membres ne
sont pas nécessairement pourvus d’un seul placenta. Dans le courant des années 30, les
découvertes de von Verschuer, Lassen et Blatz ont montré que dans un cas sur quatre les
90

jumeaux monozygotes disposent de placentas séparés. Il faut donc distinguer les


grossesses gémellaires monozygotes dichoriales (placenta et poche amniotique séparés),
monochoriales diamniotiques (placenta commun mais poches amniotiques séparées) et
monochoriales monoamniotiques (placenta et poches amniotiques communs), cette
dernière catégorie étant la seule à pouvoir, intrinsèquement revendiquer le label de
« vraie » gémellité. Par ailleurs, celle-ci peut comprendre des paires masculines et
féminines. Pour ne pas dilater exagérément les dimensions de la documentation à
consulter, l’enquête dont je résume ici les résultats que détaillent mes travaux antérieurs2
s’est resserrée autour du type gémellaire mis en scène par la légende de fondation
romaine, soit les paires de jumeaux identiques de sexe masculin.
8 Ce petit développement suffira à souligner l’importance des obstacles qui jalonnent toute
étude du phénomène gémellaire qui, outre l’embryologie, entre dans le champ d’activités
de domaine aussi vastes et divers que la biologie, la médecine, la psychologie,
l’ethnologie, la sociologie, le droit, la littérature comparée, la mythologie, l’histoire des
religions, etc. Pour corser le tout, l’étude scientifique des jumeaux a donné naissance,
en 1952, à une discipline scientifique autonome, la « gémellologie », dont les bases furent
jetées par l’Italien Luigi Gedda.
9 Dans ces conditions, seule une démarche d'inspiration interdisciplinaire peut espérer
rendre une vision synthétique du concept de gémellité. Y recourir amène pourtant le
chercheur à se retrouver dans une position bien inconfortable. C’est que la plupart des
domaines à consulter forment, pour reprendre ici une notion empruntée à Gérard Fourez,
une succession de « boîtes noires », c’est-à-dire de spécialités souvent très éloignées d’un
spécialiste des origines de Rome. Faute des connaissances requises, il risque de s’y égarer
rapidement et même d’y perdre pied.
10 Dès lors surgissent d’importantes questions pratiques : faut-il ouvrir toutes ces « boîtes
noires », dans quel ordre ? jusqu’où ? par laquelle commencer ? La situation se complique
encore quand on sait qu’aux catégories gémellaires évoquées tout à l’heure s’ajoute
encore celle qui distingue gémellités effective et imaginaire. Il est donc naturellement
impossible d’étudier dans le détail ce que disent de toutes ces séries gémellaires les
savoirs dont le concours doit être sollicité. Il faut donc faire des choix. Le premier, dicté
par la nature même de la légende de fondation romaine, est, comme indiqué ci-dessus, de
ne prendre en compte que les paires de vrais jumeaux de sexe masculin. Le second est
d'aller à l’essentiel sans vouloir se perdre dans les méandres ou le maquis de toutes les
disciplines citées, mais en tentant de mettre l’accent sur ce que chacune est susceptible
d’apporter à ce dossier au format ainsi réduit.
11 Au bout du compte, il me semble possible de montrer que la gémellité des Martigenae, les
fils de Mars, s’ancre au cœur de trois cercles concentriques. Le plus lointain est celui
formé par un schéma gémellaire universel qui rassemble une série de topiques
qu’affichent habituellement les contes gémellaires, quelle que soit la latitude où ils voient
le jour. Cela ne signifie pas que chaque récit inspiré par la gémellité mobilise tous ces
principes généraux, mais que c’est dans ce recueil de propriétés que puise leur
construction. En voici l’essentiel :
1. l’ambiguïté que suscite l’apparition de jumeaux, lesquels inquiètent souvent, émerveillent
parfois, déroutent toujours ;
2. leur vocation d’être, en fonction de cette première constante, tantôt perçus comme un bien
(un gage d'abondance), tantôt comme un mal (présage de cataclysmes ou de dérèglements
sociaux). Selon les cas, ils sont honorés ou mis à mort ;
91

3. la fertilité qu’ils symbolisent biologiquement ;


4. le recours à une onomastique spécifique (appellations duelles : Dioscures grecs, Alcis
germains, Dieva deli lettons, Bana ba Tilo du Mozambique) ou noms basés sur l’assonance :
Sem et Chem, Ferrutius et Ferrutio, Sintram et Beltram, Huz et Buz, Halfdan le Blanc et
Halfdan le Noir. Autrement dit, l’onomastique gémellaire emprunte beaucoup à la similitude
physiologique qu’il lui revient de scinder ou d’atténuer ;
5. le recours à l’expédient de la double paternité. Pour les Anciens, si un même accouchement
libère simultanément deux enfants, c’est que la parturiente a été fécondée par deux hommes
ou qu’elle s’est unie à son mari en cours de grossesse. En vérité, ce singulier phénomène
peut prendre deux aspects différents : ainsi parle-t-on de « superfécondation » pour
indiquer qu'un second œuf, pondu en même temps que le premier fut fécondé quelques
jours plus tard et de « superfétation » lorsqu’une femme enceinte voit sa ponte suivante se
muer elle aussi en zygote. Si ces deux explications ignorent le fait que deux ovules puissent
être fécondés simultanément, c’est que les Anciens estimaient que le sperme à l’origine de
ces fécondations ne peut appartenir au même au homme : la double naissance implique ainsi
une double paternité. Voilà pourquoi la gémellité a été longtemps associée à l’adultère avec
des conséquences tragiques pour la mère concernée : celle-ci peut-être publiquement battue
par son conjoint ou couverte de quolibets méprisants (comme chez les Indiens Salivas de
l’Orénoque3) ou être frappée d’exil temporaire ou définitif (châtiment d’application chez les
Barongas de l’est du Transvaal ou les Kwakiutls de Vancouver 4), sinon exécutée (c’est le cas
chez les Fingos d’Afrique du Sud5). Ces quelques exemples ont été tirés de folklores dispersés
aux quatre coins du globe pour mieux souligner l’universalité des pratiques incriminées.
Ajoutons que certains types d’exclusion peuvent prendre la forme de la réclusion qui frappe
Rhéa Silvia, la mère des jumeaux romains, une fois connu le caractère exceptionnel des êtres
dont elle accouche6. Au plan mythique, cette paternité additionnelle est imputée à
l'intervention d’un démon, d’un ennemi, d’un sorcier, d’un animal ou d’une divinité 7. Dans
ce dernier cas, l’un des jumeaux, considéré comme l’enfant du dieu passe pour être immortel
alors qu’à son frère, issu d’un géniteur commun, est réservée l’éphémère trajectoire de la
condition humaine (que l’on songe au cas des Dioscures ou d’Héraklès et d’Iphiklès). Il existe
néanmoins des exceptions à ce schéma classique : ainsi, à Albe, Romulus et Rémus, naissent
des œuvres du seul Mars ;
6. la liaison des jumeaux aux sphères du pouvoir et, en règle générale, au domaine de la
royauté et à l’épisode de la fondation dont dérive cette forme de gouvernement ;
7. la panoplie d’emblèmes que génère la gémellité : cela va des piliers symétriques à la
manifestation de phénomènes célestes en passant par la liaison à certains animaux (le
cheval surtout et des poissons comme le saumon).

12 Pour être complet, sans chercher à plus se disperser, ce bref relevé se doit encore de
signaler en vrac l’existence d’un chapelet de services secondaires généralement reconnus
aux jumeaux légendaires, lesquels passent aussi bien pour jouer aux gardiens des portes
ou aux hôtes, aux médecins ou aux auxiliaires militaires, aux messagers divins ou aux
devins, voire aux protecteurs du commerce et des signes monétaires.
13 Le cercle intermédiaire est celui de la version indo-européenne du mythologème
gémellaire : outre les constantes universelles qu’elle respecte à sa façon, celle-ci se
caractérise surtout par sa localisation dans la troisième fonction dumézilienne. L’étude
interne des modules gémellaires relevant de ce secteur donne corps à une terminologie
tirée de la légende des Dioscures : l’un des jumeaux, celui qui est immortel car né d'un
dieu, se trouve connoté au bœuf, affecté à la première fonction et dit de « type Pollux » ;
son frère mortel, parce que né de gènes humains, se voit associé au cheval, annexé à la
92

deuxième fonction et dit de « type Castor ». Souvent, le second est destiné à s’effacer au
profit du premier.
14 Le troisième cercle enfin, celui de la gémellité proprement romaine, montre comment ce
modèle indo-européen fut adapté sur les bords du Tibre : là, le réalisme ambiant a fait
tomber dans l’histoire des origines de Rome un schéma que d’autres traditions indo-
européennes appliquent souvent (mais pas exclusivement) à des dieux. De plus, les rôles
se sont inversés et c’est Romulus (le jumeau au cheval) qui survit à Rémus (le jumeau au
bœuf).
15 Une précision encore. La gémellité on l’a dit, surprend invariablement le milieu où elle
apparaît. Ce signe d’exception contribue aussi à distinguer du commun des mortels des
êtres promis à un grand avenir : ancêtre d’une nation, fondateur de cité ou promoteur
d'une technique spécifique. À ce titre, il s’intègre parfaitement dans ce qu’on appelle
communément la geste du héros. Et ce sont justement les attaches qui lient la gémellité
légendaire, mythique ou cultu(r)elle aux mythes de fondation et, par delà ceux-ci, aux
sphères du pouvoir dont nous nous préoccuperons maintenant.
16 S’il est un temps fort que connaît la légende des jumeaux romains, c’est bien la dispute
qui éclate au moment de savoir lequel d’entre eux donnerait son nom à la ville qui
s’élèvera à l’endroit « où ils avaient été abandonnées et élevés »8. Leur similitude est si
forte, si complète, leur ressemblance si marquée – on se rappellera que contrairement à la
majorité de légendes gémellaires, leur naissance n’est pas allouée à une paternité duelle
mais imputée à un géniteur unique, le dieu Mars – que même les dieux consultés pour les
départager hésiteront avant de sacrer Romulus : comme s’ils ne pouvaient reconnaître
leur favori, ils envoient d’abord six vautours à Rémus, puis le double de volatiles à
Romulus9.
17 La fonction de fondateur que se disputent les fils de Rhéa Silvia les propulse dans le
cénacle des ancêtres exemplaires soumis à la fameuse polysémie de l’hubris grecque 10. Le
thème des jumeaux bâtisseurs de cité est d’ailleurs fréquent en mythologie, souvent
couplé avec celui du premier meurtre. En Mésopotamie, les jumeaux sont ainsi mis en
connexion avec la cuisson des briques et les opérations de construction. La Grèce leur
reconnaît aussi cette fonction de maîtres-maçons : on y voit le musicien Zéthos aider son
frère Amphion à ceinturer Thèbes de murailles ou Otos et Éphialtès, les Aloades fils de
Poséidion et d’Éphimédie, ériger Alion et Ascra. Cette qualité est également concédée à
des jumeaux gaulois : Momoros/Moroso et Atepomaros, déterminent l’emplacement de la
future Lyon ; d’autres, nommés Ségovèse et Bellovèse, fondent Milan. Elle apparaît aussi
dans le monde biblique11 : ainsi voit-on les dioscures de Mambré jouer un rôle dans la
destruction de Sodome ou Jacob et Ésaü briguer l’honneur de gérer la glorieuse destinée
du peuple de Dieu. Enfin aux îles Caroline (archipel de l’Océanie) Olochipa et Olochopa
sont censés avoir dressé des monuments mégalithiques dont subsistent d’imposants
vestiges. Toutefois, le motif peut tout aussi bien s’inverser et muer les jumeaux en
destructeurs de cités : Pausanias signale que la prise et la destruction de Las, un village de
Lacédémone, est imputée aux Dioscures12 et nombreuses sont les cités dont Héraklès sape
les fondements. Le thème peut prendre plus d’ampleur encore et voir les jumeaux élevés
au rang de créateurs d’univers : de nombreuses cosmogonies en placent certains à
l’origine du monde, de l’humanité ou d’une partie d’entre elle (tel est le cas des bessons
que se donnent pour grands ancêtres les Kaingang du Brésil, de Hömanihikö et
Mianikötïbo honorés par les Cubeo de Guyane intérieure ou de Tamusi et Yolokantamulu
chers aux Calinas, tribu caraïbe vivant sur la côte septentrionale de Guyane). Comme le
93

dit Bernard Juillerat : « La réitération rituelle de l’origine du monde prend donc la forme
d’une naissance qui, pour figurer la perfection primordiale, ne peut être que gémellaire13
. » En ce sens, les jumeaux s’apparentent au dema, terme de la langue des Marid-anim de
Nouvelle-Guinée qui désigne l’ensemble des êtres du temps primordial et les créatures
divines qui y figurent. Loin d’être exhaustive, cette série de parallèles empêche de
ramener la collusion entre gémellité et exercice du pouvoir à une simple rencontre de
circonstance14.
18 Qui plus est, l’ethnologie contemporaine confirme la permanence de ces affinités : des
traces en subsistent chez une peuplade bantoue, les Alur, chez les Moundang tchadiens ou
chez les Swazi d’Afrique australe. Ces témoignages certifient la solidité des liens – sans
doute fort anciens – qui unissent royauté et gémellité (ou le pouvoir au sens large du
terme). Il faut dire que les fondateurs sont pour la plupart des êtres hors-normes, des
figures d’exception qui échappent au commun des mortels. Signe singulier par excellence
(même et peut-être surtout s’il est connoté à la notion de dualité), le label gémellaire
affecte souvent des personnages mythiques capable de transgresser un ordre ancien pour
ouvrir une ère nouvelle. Selon L. Lévi-Makarius, l’émoi qu’éveille, dans les sociétés
traditionnelles, une naissance gémellaire menace les nouveau-nés de la flétrissure qui
frappe souvent un écoulement sanguin, surtout quand il est connoté à l’expression de la
violence. Au même titre que les menstrues féminines, les sanglants épanchements qui
accompagnent un accouchement génèrent donc la capacité de s’apparenter à une
souillure dont l’intensité redouble en cas de naissance plurielle : « Parmi tous les
humains, les enfants de naissance impure (et donc plus particulièrement les jumeaux) sont les
seuls à recevoir, de naissance, les pouvoirs magiques. Cela suffirait à qualifier les jumeaux
pour le rôle de héros mythiques, mais il y a plus : cette naissance les destine au rôle qui
est le sujet privilégié des mythologies, le rôle de l’audacieux qui, méprisant les dangers,
violant les interdits, défie les divinités et leur arrache des biens qui feront le bonheur des
hommes (Prométhée). C’est le mythe archétypal, vraisemblablement la souche de tous les
autres mythes15 », ou du moins, de toute naissance anormale. C’est assez dire quels
pouvoirs particuliers, magiques et bénéfiques à la communauté (dont le roi a pour
mission de veiller au bien-être) ces civilisations dites « primitives » affectent aux
jumeaux, que ceux-ci appartiennent à la légende ou à la réalité. Il est donc parfaitement
compréhensible qu’au fil du temps leur portrait se soit enrichi de symboles connotant
richesse et prospérité. Le jugement qu’édicte Georges Dumézil sur la question s’inscrit
clairement dans cet ordre d’idée : « On conçoit l’importance du concept de gémellité au
niveau de l’abondance, de la vitalité, de la fécondité : par une convenance naturelle, chez
un grand nombre de peuples, la naissance de jumeaux est signe et gage de tout cela 16. »
19 Considérée sous cet angle, l'anomalie gémellaire s’augmente par ricochet de la noble
tâche impartie à tout héros civilisateur : la nécessité d’inaugurer des temps nouveaux,
positive compensation à la lente dissolution d’un ordre antérieur ; (r)évolution que
ponctue souvent l'intronisation de la culture au sein d’un univers sauvage. En rupture
avec les lois du cycle vital, les bessons s’avèrent donc compétents pour sonner le glas d’un
régime périmé, régénérer les forces qu’est censée contrôler une royauté, ou défier le
courroux céleste au meilleur service du genre humain. En l’occurrence, leur action
primordiale, souvent agonistique quand elle se concentre sur le pouvoir, s’incorpore sans
conteste aux mythes d’origine que décortique M. Éliade avec un art consommé. Celte
rivalité qui scinde la cellule gémellaire au point de transformer ses membres en rivaux
convoitant une fonction indivisible est au cœur de la légende de Romulus et Rémus : alors
94

que ceux-ci avaient tout partagé pendant leur jeunesse, la cupido regni les dresse l’un
contre l’autre au moment de décider qui coiffera la couronne romaine, et cet
embrasement des désirs a d’autant plus de force, que rien ne permet de distinguer les
prétendants, pas même la référence à leur père, puisque – comme on l’a dit – celui-ci est
un dieu unique. Mars dans les versions classiques de la légende ou une divinité du foyer
dans la variante rapportée par Promathion17.
20 Une incursion dans le passé culturel du Bénin méridional nous permettra, en disant
quelques mots des rois du Danxomè d’évoquer un lointain parallèle (dans le temps comme
dans l’espace) de la situation romaine. Alors que cette royauté africaine est héréditaire et
passe, par ordre de progéniture, de mâle en mâle, un prescrit religieux imposa, après les
deux premiers règnes que connut ce royaume, la présence d’une reine aux côtés du roi. Le
pouvoir échut alors à un certain Akaba qui avait une sœur jumelle. Et la religion locale
recommande de traiter les jumeaux sur un pied d’égalité. La sœur d’Akaba régna donc en
même temps que lui, mais avec une autorité très réduite. Toutefois, placer les jumeaux
sur le même plan revenait à doter leur descendances de droits héréditaires sur la
souveraineté, ce qui provoquerait à terme le partage du royaume naissant. Akaba comprit
le danger et désigna aussitôt pour héritier son frère cadet en annonçant cette sentence
empreinte de sagesse : « deux ne peuvent pas dominer en même temps ».
21 En vérité, il n’y a pas de solution idéale pour trancher ce type de différend très courant
dans les récits gémellaires. Il y a d’abord les paires qui se déchirent et qui se querellent
déjà dans le ventre de leur mère pour être les seuls à occuper cet espace privilégié. Chez
les Iroquois, Awenhai, s’étant unie au Chef du Ciel, donna le jour à une fille qui connut
une croissance exceptionnelle. Celle-ci épousa à son tour un homme doté de franges sur
les bras et les jambes, lequel déposa une flèche sur le ventre de son épouse et disparut. Et
durant sa grossesse, la fille d’Awenhai entendait les jumeaux qu’elle avait conçus se
disputer dans son ventre. Il y a aussi les paires dont les éléments se séparent parce qu’ils
ont compris que vivre à proximité l’un de l’autre accentuait les risques de dissension.
Seules deux mesures préventives, quasiment prophylactiques, permettent d’endiguer
cette fureur aveugle : supprimer l’un des jumeaux royaux à la naissance (sinon les deux)
ou instaurer une distance géographique qui préserve les rivaux potentiels de tout contact
direct. La sagesse prime alors sur la rigueur. Adeptes de cette solution, les jumeaux grecs
Éole et Boéotos décider de se quitter au meilleur de leurs intérêts18. En Égypte, Agénor
prend seul l’initiative de passer en Syrie, laissant Bélos à la cour de leur grand-père
Épaphos. Par un curieux effet du hasard, l’affrontement gémellaire dont la manœuvre les
dispense se fixe sur la seule dépendance de Bélos. Comment rendre compte de ces
régimes différents ? Comment justifier que des jumeaux gagnés tant par l’ivresse du
pouvoir que par une rivalité sanglante prennent place dans la descendance d’un
souverain, prémunis des mêmes tares par l'éloignement de son frère ? Sans doute parce
que la décision de partir revient à Agénor dont l’attitude dynamique tranche sur l’apathie
de Bélos qui se borne à entériner la volonté de son frère19. Épargnées à la lignée de celui
qui préfère l’exil au pouvoir, les vicissitudes du destin gémellaire infectent les relations
des descendants de celui qui demeure sur place (on retrouve le même schéma dans la
rivalité qui oppose Nélée à Pélias pour le sceptre d’Iolcos en Thessalie : le premier se
retirera pour régner sur la Messénie). Le seul moyen de parvenir à la stabilité est donc de
renoncer au pouvoir en tant qu’objet de désir20.
22 Mais la séparation n’est pas l’unique remède. On voit ainsi Amphion et Zéthos régner de
concert sur Thèbes qu’ils avaient sertie de murailles. La royauté commune est aussi
95

exercée par les héros arcadiens Lycastos et Parrhasios. On dit même que Castor et Pollux
eurent l’occasion de régner quelque temps sur Sparte (dont on sait que la royauté
historique elle-même était d’essence duelle).

***

23 Au moment de conclure, que retenir des étapes franchies au cours de ce bref périple ?
Avant tout, l’épaisseur et la solidité des entraves qui lient le mythologème gémellaire au
thème de la souveraineté et au creuset des fondations. Les entrelacs que tresse ce subtil
réseau de connexions traversent les frontières du temps et de l’espace, comme les
cultures et les traditions qui s’y succèdent.
24 Quelles causes assigner à une telle convergence et à l’essaimage qui disperse ses
fréquentes productions ? Elles sont évidemment multiples. Mais s’il fallait n’en épingler
qu’une, pour les qualités fédératrices qu’elle manifeste, ce serait la marginalité, cette
source d’équivoque qui frappe, pour mieux les réunir, gémeaux et souverains.
25 En effet, aux yeux du mythe, du folklore, des codes culturels et des règles sociales
trempées de vertus ancestrales, les jumeaux s’avèrent dépositaires de pouvoirs
contrastés, quasi antithétiques (à la fois vecteurs de bienfaits et de la violence la plus
noire) qui, peu ou prou, relèvent des attributs royaux. C’est pourquoi les êtres confondus
par la gémellité ou élevés à la royauté se noient dans des flots d’ambivalence qui les rend
étranges, voire étrangers, au monde qui les entoure. De ce point de vue, rois et jumeaux
sont donnés pour des êtres-frontières que leur insertion dans des épisodes de fondation
projette à des seuils de rupture, c’est-à-dire à ces moments auroraux où s’accomplit le
passage salutaire d’un ordre ancien à des temps nouveaux.
26 Cette chaîne de motifs, où peuvent s’ajouter d’autres maillons21, explique sans doute que
la légende de Romulus et Rémus dont est parti cet exposé a piqué depuis plus de vingt-
cinq siècles la curiosité de ses lecteurs et qu’elle intriguera longtemps encore ses
herméneutes.

NOTES
1. À titre d’échantillons et sans souci d’exhaustivité, citons les travaux de S. EITREM, Die göttlichen
Zwillinge bei den Griechen, Christiana, 1902, 124 p. (Videnskabsselskabets Skrifter, 2. Historisk-filos.
Klass., 1902, 2) ; The Dioscuri in the Christian Legends, Londres, 1903, 64 p. ; The Cult of the Heavenly
Twins, Cambridge, 1906, 160 p. et 7 pl. ; J.R. HARRIS, Boargenes , Cambridge, 1913, 424 p. ; FR.
CHAPOUTHIER, Les Dioscures au services d’une déesse. Étude d’une iconographie, Paris, 1935, 382 p.
(BÉFAR, 137) ou A.H. KRAPPE, Mythologie universelle, Paris, 1930, 453 p. (Bibliothèque scientifique,
62).
2. A. MEURANT, « La gémellité de Romulus et Rémus : thème archaïque ou donnée tardive ? », RPh,
t. 71, 1997 [1999], p. 281-290 ; Les Paliques, dieux jumeaux siciliens, Louvain-la-Neuve, 1998, 123 p.
(Bibliothèque des Cahiers de l’Institut de Linguistique de Louvain, 96. Antiquité) ; « La valeur du
thème gémellaire associé aux origines de Tibur », RBPh , t. 76, 1998, p. 37-73 ; « Les jumeaux
96

mythiques de Pérouse », dans Latomus, t. 58, 1999, p. 269-275 ; « L’idée de gémellité aux origines
de Rome », dans LEC, t. 67, 1999, p. 199-210 ; L'idée de gémellité dans la légende des origines de Rome,
Bruxelles, 2000, 335 p. (Académie royale de Belgique. Mémoires de la Classe des Lettres, collection
in-8°, 3e série, t. 24) ; Romolo e Remo, gemelli primordiali : aspetti di un tratto leggendario di grande
rilevanza, dans A. CARANDINI-R. CAPPELLI (sous la direction de), Roma, Romolo, Remo e la fondazione
della città. Roma, Museo Nazionale Romano. Terme di Diocleziano. 28 giugno-29 ottobre 2000, Rome-Milan,
2000, p. 33-38 (Ministero per i Beni e le Attività culturali. Soprintendenza Archeologica di Roma) ;
« Romulus, jumeau et roi : aux racines du modèle héroïque », RBPh, t. 78, 2000 [2001], p. 61-88 ;
« La gémellité des Paliques : aspects politiques d’une légende », Ollodagos, t. 16, 2002, p. 255-266.
3. Fr. LEPAGE, Les jumeaux. Enquête, Paris, 1980, p. 267 (Collection « Réponses »).
4. F. LEROY, Les jumeaux dans tous leurs états, Bruxelles, 1995, p. 37-40 (Sciences, Éthiques, Sociétés).
5. ID., p. 38.
6. Liv., I, 4, 3 ; D.H., I, 79, 2 (où se côtoient la mise à mort et la mise sous écrou). Chez Plut., Rom.,
3, 4, renfermement est antérieur au moment de l’enfantement.
7. F. LEROY, op. cit., p. 24.
8. Liv., I, 6, 3 : « in iis locis ubi expositi ubique educati erant ».
9. Liv., I, 7, 11 : « duplex numerus ».
10. H. ARENDT, La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, Paris, 1972, p. 214-222 (Idées,
263).
11. Gn, 18-19.
12. Strab., VIII, 5, 3.
13. B. JUILLERAT, Les bases de l’organisation sociale chez les Mouktélé (Nord Cameroun). Structures
lignagères et mariage, Paris, 1971, p. 200-220 (Mémoires de l’Institut d’Ethnologie, 8).
14. Pour approfondir cette thématique, on renverra par exemple A. ADLER, « Les jumeaux sont
rois », L’Homme, t. 13, 1973, p. 167-192 ; L. DE HEUSCH, Rois nés d’un cœur de vache. Mythes et rites
bantous II, Paris, 1982, p. 244306 (Les essais, 218) ou A. MEURANT, Romulus, jumeau et roi, op. cit.,
p. 61-88.
15. L. LÉVI-MAKARIUS, Le sacré et la violation des interdits, Paris, 1974, p. 96 (Sciences de l’homme).
16. G. DUMÉZIL, La religion romaine archaïque (avec un appendice sur la religion des Étrusques), Paris,
1974, p. 263 (Bibliothèque historique Payot).
17. Promathion (= FGrH 817 F 1), apud Plut., Rom., 2, 4-8.
18. Hyg., Fab., 186.
19. Apoll., II, 1, 4.
20. Voir sur l'ensemble de cette problématique. Cl. VOISENAT, « La rivalité, la séparation et la
mort. Destinées gémellaires dans la mythologie grecque », L’Homme, t. 38, 1988, p. 96-97.
21. Que détaille A. MEURANT, « D’Albe-la-Longue au “pomerium” : Romulus et Rémus sur la
route », Latomus, t. 62, 2003, p. 517-542.

AUTEUR
ALAIN MEURANT
Université catholique de Louvain
97

Le mythe de l'eau mortifère dans La


Belle Meunière de Wilhelm Müller
Ernst Leonardy

1 Le propos de ma contribution consiste à illustrer un des usages importants que fait du


mythe la littérature moderne – j’entends par là la littérature européenne depuis la fin du
XVIIIe siècle. En effet, elle se sert du mythe pour articuler l’inconscient. En ayant recours à
la stratégie du « discours mythique » avec tout ce qu’il semble contenir d’irrationnel et de
pré-rationnel, le poète tente de capter et d’articuler certains messages qui proviennent
des zones de l’indicible et de l’innommable en nous.
2 Pour ce faire, le poète des époques préromantique et romantique se sert de préférence du
mythe dit « nordique » dont les savants de l’époque crurent découvrir des traces dans des
traditions populaires. Celles-ci retinrent d’abord l’attention des érudits et collectionneurs
britanniques (comme Percy et, dans une moindre mesure, Macpherson) et allemands
(Herder et plus tard les frères Grimm). Dans l’ignorance de traditions similaires dans les
cultures populaires romanes et slaves, nombreux furent ceux qui crurent avoir à faire à
des restes de « mythologie nordique » qu’ils opposèrent à la « mythologie classique ».
Comme on le sait, la rencontre avec les vieux chants populaires a insufflé une nouvelle vie
à la poésie tant anglaise qu’allemande dès la moitié du 18e siècle. Le poète moderne
emprunte la matière archaïque qui respire l’air de temps pré-rationalistes ; il se sert du
ton ancien comme d’un masque. Pour transmettre les matières de la « mythologie
nordique à leurs contemporains, les auteurs de la fin du XVIIIe siècle et du romantisme ont
recours de préférence au genre de la ballade (dans l’acception que prend ce terme dans
les littératures germaniques). Une des principales raisons pour la préférence accordée par
les poètes de cette époque au « mythe nordique » réside dans le fait que le mythe
classique, par une interprétation rationaliste et moralisante séculaire, avait perdu toute
l’horreur du mysterium tremens, tout caractère numineux propre à beaucoup de mythes
anciens.
98

Le numineux
3 Pour le fondement théorique de ce travail, je me réfère au philosophe allemand Hans
Blumenberg et à son étude Arbeit am Mythos1. Dans son modèle d’évolution culturelle,
l'auteur attribue au mythe une place charnière entre l’expérience d’un monde
radicalement inexplicable et menaçant et celui d’un monde maîtrisé et manipulable.
Avant qu’il n’invente le mythe, l’homme était livré à ce que Blumenberg appelle
« l’absolutisme de la réalité », c'est-à-dire la suprématie absolue du radicalement Autre 2
qu’étaient pour lui le monde et la nature. Pour conjurer la terreur que lui inspire
l’« absolutisme de la réalité », l’homme primitif invente des histoires. En donnant ainsi un
nom à l’inconnu menaçant, il l’identifie et lui donne pour ainsi dire une face
reconnaissable. Ce nom, cette histoire permettra également de reconnaître cet inconnu
chaque fois qu’il se représente dans des circonstances différentes. On pourrait également
dire que dans ces histoires, le sujet mobilise ses facultés d’imagination contre les dangers
qui le guettent. Donner un nom aux forces inconnues qui nous entourent et déterminent
notre vie : c’est la première étape qui nous conduit à la maîtrise de la réalité. Blumenberg
cite Franz Rosenzweig qui parle de « l’irruption du nom dans le chaos de ce qui ne porte
pas de nom3 ». Plus tard, les histoires contenues dans le mythe cédèrent la place aux
concepts et notions abstraites (pour les désigner, Blumenberg emploie le terme
« dogmatisme ») et aux formules, instruments autrement efficaces dans la conquête de la
réalité. Aux yeux de Blumenberg, il paraît donc vain d’opposer le mythos au logos, parce
que l’un comme l’autre sont des instruments de lutte dans le combat que l’homme mène
contre l’« absolutisme de la réalité ».
4 Une autre notion va encore nous aider à éclaircir certains aspects du mythe que nous
tenterons d’analyser ici : c’est la catégorie du numineux, telle qu’elle a été définie par le
théologien allemand Rudolph Otto en 1917. Selon le Grand Robert, il s’agit du « sacré,
conçu comme catégorie spécifique de l’expérience humaine, distincte aussi bien de la
sphère éthique que de la sphère religieuse ». Le numineux se manifeste comme «
mysterium tremendum et fascinosum » (le terme « fascinants » se retrouve également), tantôt
sous des traits effrayants, tantôt sous des formes attrayantes. Blumenberg rapproche le
numineux à la frayeur causée par l’« absolutisme de la réalité ». Mais tandis que celle-ci
s’étend à la totalité du monde et de la nature, le numineux qui produit la même
impression d’horreur et provoque le même sentiment d’impuissance totale chez l’homme,
est limité à certains domaines – Blumenberg parle d’« enclaves » – bien spécifiques 4.
5 Dans le cadre de mon analyse, je relève un aspect particulièrement important du
numineux : l’homme ne saurait supporter sa vue. Celui qui voit Dieu doit mourir. Dans la
grande majorité des apparitions d’anges rapportées par le Nouveau Testament, les
messagers célestes exhortent les hommes à qui ils apparaissent d’être sans crainte. La
même règle se retrouve dans les textes littéraires. Dans la tragédie de Goethe, Faust, qui
avait évoqué le Génie de la Terre, s’écroule quand l’Esprit se montre sous une forme
visible. À la fin de l’Ondine de Fouqué, l’héroïne resurgit de son élément, l’eau, et,
conformément à la loi des esprits, réapparaît sur terre pour tuer son mari infidèle,
Huldbrandt. Celui-ci la supplie : « Ne me rends pas fou d’épouvante à l’heure de ma mort.
Si tu caches un visage effrayant derrière ton voile, reste voilée, et donne-moi la mort sans
que je te voie5. » On comprend dès lors que les puissances numineuses évitent
d’apparaître sous leur vraie forme ; elles se masquent la face ou changent fréquemment
99

d’apparence. Si leurs intentions à l’égard de l’homme sont malveillantes, elles tentent de


l’abuser ou du moins de l’effrayer. Dans le seul quatrième chapitre de l’Ondine, Kühleborn,
l’oncle d’Ondine et comme celle-ci génie de l’élément de l’eau, nargue le chevalier
Huldbrandt en prenant successivement les formes d’« une chose noire dans les branches
d’un chêne élevé », d’un « ruisseau aux reflets argentés », d’un « gnome » bizarre, d’un
visage tout blanc aux traits indistincts qui tantôt se métamorphosent en écume blanche,
tantôt paraissent faire partie d’un corps blanc gigantesque6.

Origine du cycle de Wilhelm Müller


6 Après avoir esquissé les grandes lignes d’une interprétation « mythique » du cycle de
Wilhelm Müller, il faut analyser le texte des poèmes qui constituent ce cycle. À première
vue, aucun lien ne semble exister entre ces textes et les considérations qui précèdent.
Dans sa version complète, il parut pour la première fois en 1820, dans le premier recueil
de poèmes publié par l’auteur : Sieben und siebzig Gedichte aus den hinterlassenen Papieren
eines reisenden Waldhomisten, édité chez Georg Christian Ackermann à Dessau (Michel-
François Demet, traducteur des Lieder de Schubert de Dietrich Fischer-Dieskau, propose le
titre français Poèmes trouvés dans les papiers légués par un corniste ambulant [p. 240]). Le
cycle complet de Wilhelm Müller comporte 25 poèmes. Franz Schubert en retint 20 ; il
renonça entre autres au prologue et à l’épilogue. Comme le signalent les éditeurs des
œuvres de Müller7, l’origine du cycle remonte à l’automne de l’année 1816. Un groupe de
jeunes Berlinois avait organisé une soirée musicale sous le thème de La Belle Meunière. Ce
jeu de société consistait à raconter l’histoire d’amour de la belle meunière et du
compagnon meunier sous forme de Lieder, chacun des participants jouant le rôle d’un des
personnages. La belle meunière, courtisée par un gentilhomme, un garçon jardinier, un
compagnon meunier et un chasseur, accorde finalement ses faveurs à ce dernier, Ne
parvenant pas à surmonter le désespoir dans lequel l’avait plongé cette déception
amoureuse, le compagnon meunier se suicide en se jetant à l’eau. Son rôle était joué par
Wilhelm Müller lui-même, comme son nom l’y prédestinait (le mot allemand « Müller »
signifie en effet « meunier »). L’œuvre est le produit d'un travail collectif ; les différents
membres du cercle y avaient contribué, qui en écrivant des textes, qui en les mettant en
musique. Le compositeur Berger publia ces Lieder en 1818 sous le titre Die schöne Müllerin
(La Belle Meunière). L’instrument d’accompagnement pour exécuter ce « jeu de société
musical » (ce sous-titre fut choisi par Berger) était le pianoforte. Entre 1816 et 1820,
Wilhelm Müller réécrivit la totalité des poèmes qui composent actuellement le cycle. C’est
cette version et non pas l’œuvre collective des jeunes Berlinois qu’utilisa Franz Schubert
pour sa composition.

Le mythe de la belle meunière


7 Le motif de la belle meunière infidèle fait partie de la très riche collection de motifs que
les poètes préromantiques et romantiques puisèrent dans les traditions populaires et
folkloriques pour les réintroduire dans la littérature de leur temps. Il est même porteur
d’éléments mythiques, ce qui explique l’infidélité notoire de la belle meunière. Grâce aux
travaux du folkloriste Werner Danckert, nous savons que le moulin (à eau) était, dans
l’imagination populaire, un endroit privilégié pour la mise en scène de brigandages,
d’assassinats, d’apparitions de fantômes et surtout d’aventures érotiques8. Dans les chants
100

populaires de toute l’Europe occidentale, moulin et adultère sont des motifs étroitement
associés.
En revenant du moulin
J’ai perdu mon chemin
8 Ainsi chante une jeune fille dans une vieille chanson populaire française. Il arrive que le
ton soit beaucoup plus cru :
Robin a fait cela à la meunière
Là sur l’échelle au moulin
9 Le fait qu’un célèbre bal parisien porte le nom « Moulin Rouge » n’est pas étranger à ce
contexte.
10 Dans la Rome antique, les boulangeries et plus encore les moulins, étaient considérés
comme des lieux de prostitution. « Les prostituées séjournent d’habitude dans les
moulins », écrit Paulus Diaconus. Au VIe siècle, une loi du roi anglo-saxon Ethelbert fixe à
50 shillings l’amende à payer pour une relation sexuelle avec une servante du roi. Si cela
se passe dans un moulin, la somme est réduite de moitié. Werner Danckert croit déceler le
noyau mythique de ces légendes populaires dans le mystère du blé et du pain. Broyer le
grain et le moudre sont des actions qui symbolisent des rites de passage. Au grain moulu
correspond la mort symbolique, au pain la nouvelle naissance.
11 La vieille littérature populaire a retenu de tout cela le motif de la belle meunière infidèle.
Il sera repris par Goethe, Brentano, Eichendorff, Wilhelm Müller et d’autres.

La structure du cycle
12 Pour la structure de son cycle qui unit une série de petits poèmes de forme différente et
en fait une histoire d’amour, une espèce de « petit roman », Müller se laisse inspirer par
Goethe. Celui-ci avait écrit en 1797 quatre ballades9 traitant du sujet de la belle meunière,
de sa trahison et de ses regrets : Der Edelknabe und die Müllerin ; Der Junggesell und der
Miihlbach ; Der Müllerin Verrat (terminé en 1798) et Der Müllerin Reue. Comme l’indique déjà
la suite des titres, les quatre poèmes racontent une seule histoire. Dans une lettre du 31
août 1797 adressée à Schiller, Goethe parle de son intention d’insuffler une nouvelle vie
au vieux genre poétique qu’il appelle « Gespräche in Liedern » (dialogues sous forme de «
Lieder »). Une lettre envoyée deux semaines plus tard au même destinataire spécifie que
les trois poèmes (déjà terminés) constituent dans leur ensemble « un petit roman10 ».
Dans son étude Über die neueste lyrische Poesie der Deutschen, consacrée surtout à l’œuvre de
Ludwig Uhland et de Justinus Kerner, Wilhelm Müller relève la préférence des poètes
contemporains pour les genres mixtes ; un des exemples cités est d’ailleurs Der Junggesell
und der Mühlbach de Goethe : « On combine des ballades aux Lieder composés dans les
formes les plus diverses, pour en faire des romans lyriques, ou, si l’on veut, des drames
lyriques et des monodrames11. » Par cette phrase, Müller ne fait que décrire les principes
de base qui sont à l’origine de ses propres cycles lyriques. Le cycle de la belle meunière
peut se lire de deux façons : soit comme roman romantique et hyper-sentimental, soit
comme récit mythique qui met en scène la force par laquelle le compagnon meunier est
attiré irrésistiblement vers la mort.
101

Le « petit roman » sentimental


13 À première lecture, le cycle se présente comme la triste histoire d’un compagnon
meunier. Ayant pris congé de son ancien maître, il poursuit son tour dans l’espoir
d’accéder lui aussi à la maîtrise. Un cours d'eau le guide vers un autre moulin dont le
maître meunier l’accepte comme compagnon. Il tombe rapidement amoureux de la fille
du meunier. D’abord réservée, celle-ci finit par céder à ses avances Mais pas pour
longtemps. Bientôt elle se lasse de la cour que lui fait le compagnon très sentimental et un
peu naïf pour jeter son dévolu sur le chasseur à l’uniforme vert et aux allures viriles. Le
malheureux compagnon est incapable de surmonter le désespoir que lui cause cette
trahison. Il se suicidera en se noyant dans l’étang à côté du moulin. Présenté ainsi, le cycle
de Müller ne saurait séduire le lecteur de notre temps. Le chagrin d’amour du compagnon
nous paraît exagéré et excessif ; le cycle témoigne de la sentimentalité hypertrophique
d’un certain romantisme de faible valeur esthétique.
14 Le principal but esthétique que s’était assigné Wilhelm Müller en écrivant ce cycle était
de créer de la poésie dans la tradition des vieilles chansons populaires. D’une façon très
approximative, le terme « vieux » s’appliquait à la littérature populaire précédant la
Renaissance. Par « populaire », il faut entendre la littérature (plus souvent : l’orature) des
gens simples, opposée à celle de l’élite cultivée de l’aristocratie et de la bourgeoisie. Elle
se distinguait de cette dernière par ses origines antérieures à l’époque rationaliste et ne
portait pas encore la marque du canon classique de provenance antique. Dès le milieu du
XVIIIe siècle, le terme « populaire » désigne également l’héritage national propre à chaque
peuple. Dans le cadre d’une esthétique anti-classiciste, la vieille poésie populaire est
réévaluée à la même époque, surtout en Grande-Bretagne et en Allemagne. Cessant d’être
l’objet du mépris des intellectuels, elle est proposée comme exemple et modèle d’une
expression artistique naturelle et authentique. Des anthologies de chansons populaires
comme Des Knaben Wunderhorn, éditée par Arnim et Brentano en 1806 et 1808 ont une
influence comparable à celle des arts poétiques ; sans elles, la poésie lyrique allemande du
XIXe siècle ne saurait être comprise, ni dans ses formes d’expression, ni dans ses motifs et
images récurrents12. Les poèmes de Goethe, Brentano, Eichendorff et Mörike n’en sont
que les témoignages les plus brillants. Le lecteur aura sans doute compris que le « mythe
nordique » dont il a été question plus haut a été transmis aux littératures anglaise et
allemande par la même voie de la tradition populaire13.
15 Pour donner à son cycle La Belle Meunière le cachet de la poésie populaire traditionnelle,
Wilhelm Müller se sert surtout de la figure du compagnon meunier et il s’en sert comme
d’un masque. Cela concerne autant la forme que le fond. Le ton populaire et la mentalité
naïve qu’affecte le poète en mettant ses paroles dans la bouche du compagnon meunier
font du moi lyrique du cycle (qu’est le compagnon) un rôle dont les paroles, les pensées et
les sentiments sont si différents de ceux de l’auteur que ne le sont ceux des personnages
d’une pièce de théâtre de ceux de l’auteur de la pièce. Dans son étude consacrée à la
poésie allemande récente, Wilhelm Müller analyse l’usage que fait de cette technique
poétique Ludwig Uhland : en empruntant le ton de la vieille poésie populaire, le poète
moderne se déguise en homme du peuple. Il cache ses pensées et ses émotions sous un
masque14. Ainsi il se montre dans la poésie d’Uhland, tantôt sous les traits d’un
compagnon en voyage, tantôt sous ceux d’un chasseur, d’un berger, d’un soldat monté ou
d’un fantassin15. Et Wilhelm Millier de constater que le costume populaire confère à cette
102

poésie (« à leur ton lyrique ») un accent simple et naturel16. Reste à savoir si cette
combinaison entre deux formes de conscience, celle du poète moderne et celle de
l’homme du peuple telle qu’elle nous est transmise par la littérature populaire des siècles
passés est possible ou s’il s’agit de mondes incompatibles. La sentimentalité moderne
dont est empreint le petit « roman en vers » se situe de toute façon aux antipodes des
réalités du vieux monde artisanal. Un maître-meunier de l’époque n’aurait jamais toléré
que le cadet parmi les compagnons fasse la cour d’une façon si assidue à sa fille unique. En
règle générale, il aurait volontiers accordé la main de celle-ci à l’aîné des compagnons qui
connaissait le mieux l’entreprise familiale et dont l’autorité était incontestée parmi les
autres compagnons et garçons. Ainsi, l’avenir du moulin sera assuré. Cet exemple illustre
à quel point le poète Wilhelm Millier ignorait la psychologie sociale propre à ce monde
artisanal. Le langage du compagnon meunier n’est pas non plus courant dans le monde
qu’il fréquente. Impatient de communiquer son amour de la belle meunière au monde
entier, il chante : « Aux brises du matin j’aimerais l’insuffler, / J’aimerais le susurrer au
bosquet frissonnant ; / puissent les corolles des fleurs l’irradier ! / Que les parfums le
portent jusqu’à elle !17. » On ne peut pas dire que ce message corresponde aux règles de
communication sociale courante entre meuniers. Cependant, d’assez nombreux passages
imitent un langage simple et naïf et ressemblent aux yeux du poète à la langue du peuple :
« Petites fleurs, comme vous êtes / toutes pâles et fanées ! / Petites (leurs, pourquoi
toutes / êtes-vous si mouillées ?18. » Un autre exemple : « Ah, vert ! Toi, la mauvaise
couleur, / qu’as-tu à me regarder sans cesse, / fière, hardie, riant de ma douleur, / moi,
pauvre meunier blanc ?19. »
16 En guise de conclusion, nous pouvons dire que le costume populaire dont s’est vêtu le
poète n’est pas taillé sur mesure ; derrière le masque du compagnon meunier se profile
l’intellectuel moderne et le poète romantique. Le fait que le compagnon meunier et le
jardinier, distincts encore dans le « jeu de société musical » de 1816, ne forment plus
qu’un seul personnage dans le cycle lyrique est très symptomatique. Car le jardinier et le
chasseur représentent deux formes d’existence masculine tout à fait opposées : l’un
cultive des fleurs dont il prend soin ; l’autre traque et tue des animaux. A la tendresse et
douce sensibilité de l’un correspond la virilité entreprenante de l’autre. Les timides
approches du compagnon meunier resteront vaines, l’attitude conquérante du chasseur
sera récompensée. D’ailleurs le compagnon meunier cède sa place au rival sans la
moindre velléité d’une lutte pour garder pour lui l’être aimé. Il se sent d’avance perdu et
se comporte comme un perdant. Ceci ne suffit pas pour expliquer son geste suicidaire, à
moins qu’il voie dans cet échec amoureux la confirmation définitive de son rôle d’éternel
perdant, de son incapacité de s’imposer dans la vie aux autres hommes, dotés d’une
constitution plus robuste que lui. Il connaît sa nature fragile et délicate ; cependant on
dirait qu’il considère sa faiblesse et sa vulnérabilité comme le prix à payer pour ses
qualités. On est tenté de penser que cette opposition reflète aux yeux du poète celle de
l’artiste romantique confronté à son environnement social. Cette hypothèse est
corroborée quand le compagnon meunier oppose l’image du chasseur « rentrant
gaiement avec son butin20 » à la sienne : « il se taille [...] une flûte de roseau/et joue pour
les enfants des chansons et des rondes21 ».
103

Le mythe de l’eau mortifère


17 A regarder de près, le texte de Müller incite encore à une seconde lecture dans laquelle le
pauvre compagnon meunier apparaît comme un homme en proie à une crise de
mélancolie dont l’évolution l’emportera dans la mort par suicide ; cette mélancolie est
présentée de façon mythifiée et personnalisée sous la forme de l’eau. Contrairement à
l’usage général, l’entité mythique n’est pas pourvue ici d’un corps féminin ou de certains
éléments de celui-ci, comme c’est le cas chez les sirènes, les nymphes et leurs consœurs
germaniques, les nixes, Ondine, la Lorelei et tant d’autres. Elle garde la forme de
l’élément fluide, tout en étant animée des sentiments d’une femme. Les mythèmes dont se
compose ce mythe sont les mêmes que ceux des autres mythes cités : eau chant séducteur
provenant d’une femme d’origine mythique – séduction d’un homme mortel – mort par
noyade de l’« amant des sirènes ».
18 Dans cette seconde lecture, l’eau en tant que puissance mythique et numineuse devient le
« personnage » principal. Elle a jeté son dévolu sur le compagnon, elle guide ses pas vers
l’endroit où elle l’attend dans son « lit » (dans le triple sens de « lit d’un cours d’eau »,
« lit nuptial » et « lit de mort »). Suivant les lois qui régissent le monde de beaucoup de
génies d’eau, le beau mortel, pour s’unir au génie qui l’aime doit au préalable franchir le
seuil de la mort. Dans le contexte de la Belle meunière de Müller, cela revient à dire que
l’eau doit convaincre le compagnon meunier à la rejoindre dans son élément, c'est-à-dire
se suicider par noyade. Dans cette seconde version du « petit roman » le rôle de la belle
meunière change radicalement et perd beaucoup de son importance. Légère et
inconsciente, infidèle par « vocation mythique » (en tant que meunière), elle devient,
sans le savoir ni le vouloir, une alliée précieuse de l’eau dans le plan que celle-ci a conçu
pour pouvoir posséder l’homme qu’elle aime. C’est à la belle meunière qu’il incombe de
plonger le malheureux compagnon, sous l’attentive surveillance de l’eau, dans une
tristesse et un désespoir de plus en plus profonds jusqu’au point du non retour, la
décision de se suicider.
19 Cette seconde lecture trouve sa légitimation dans une lecture très littérale du texte. En
effet, le cycle, ou plutôt : ce que Schubert en a retenu, compte en tout 438 vers dont 102
sont consacrés au dialogue entre le compagnon et le ruisseau ; aux 57 vers dits par le
compagnon meunier répondent 45 vers du ruisseau. C’est dire l’importance capitale de ce
dialogue, ne serait-ce qu’au point de vue quantitatif. Le dialogue entre le compagnon et le
ruisseau est – pour ainsi dire – court-circuité par un énorme malentendu. Le compagnon
parle au ruisseau, comme si cet élément de la nature était une compagne de jeu ou une
confidente maternelle. Il ne peut comprendre qu’il est entré en rapport avec une force
numineuse pour qui « l’aimer » veut dire « l’engloutir » ou « se l’incorporer » : « Le ciel
tout entier semblait / sombrer dans le ruisseau, / et voulait m’entraîner avec lui / dans
les profondeurs de l’eau. // Par-dessus les nuages et les étoiles, / le ruisseau s’écoulait
gaiement / et m’appelait par sa musique, par son chant : suis-moi, mon ami, suis-moi ! 22. »
Des passages comme celui-ci, où le compagnon meunier semble saisir au moins
intuitivement le danger qui le menace, sont exceptionnels. Ce n’est que par instants qu’il
se rend compte de l’étrange pouvoir d’envoûtement dont l’eau dispose : « Je ne sais ce qui
me prit / [...] / mais il me fallut le suivre23. » A ces moments, il est également sensible à
l’appel érotique qui émane de l’eau : « A force de murmurer, /tu as égaré mes sens. //
Mais que dis-je, est-ce bien un murmure ? Ce ne peut en être un : / ce sont plutôt les nixes
104

/ qui chantent au fond de l’eau24. » Mais ce n’est qu’à titre occasionnel que le compagnon
succombe à cette tentation et qu’il entend les voix qui l’appellent des profondeurs dans la
mort. Il s’adresse plus souvent à l’eau comme à la complice qui l’aide à gagner l’amour de
la belle meunière. Le ruisseau lui a montré le chemin le conduisant à elle. « Allons voir la
meunière ! / Voilà le sens de ton chant. / N’est-ce pas ? L’ai-je compris ? 25. » Une des
trouvailles les plus habiles du poète consiste à faire demander le compagnon au ruisseau
si la meunière l'aime : « Ô ruisselet de mon amour, / comme tu es silencieux aujourd’hui 26
! » Ce silence exprime les souffrances d’une amante jalouse, à qui l’homme qu’elle aime
pose la question si sa rivale l’aime réellement. La lutte entre les deux concurrentes si
inégales se soldera par la victoire de l’eau, non sans l’aide de la belle meunière. L’eau (en
tant que puissance numineuse) sait que le chagrin et les souffrances causés par son
malheur d’amour pousseront le compagnon à se suicider. Celui-ci, fragile et labile de
caractère, tombera de plus en plus sous l’emprise de la mélancolie. Il s’isole de la
compagnie des hommes pour verser ses larmes près de l’eau. La belle meunière, quant à
elle, n’aime pas les hommes qui pleurent beaucoup. Dans le lied « Pluie de larmes », les
deux amoureux regardent leur reflet dans l’eau. Il est brouillé par les larmes qui tombent
des yeux du compagnon. À ce moment, la belle meunière met brusquement fin à leur
rencontre : « Il va pleuvoir, / Adieu, je rentre à la maison27. » Le compagnon devient la
proie d’une véritable obsession du suicide : « Creusez ma tombe dans le gazon, recouvrez-
moi d'herbe verte : / mon trésor aime bien le vert28. » « Et des fleurs aussi / reposent dans
ma tombe29. » Une seule fois, l’idée lui vient de quitter ce lieu maudit : « Je voudrais m’en
aller au loin, / partir par le vaste monde30 » ; mais il ne parvient pas de mobiliser en lui
l’énergie nécessaire pour mettre en œuvre son projet. En cherchant la proximité
consolante de l’eau, il connaît le danger qui le menace : « Ah, mon cher petit ruisseau, / tu
me veux tant de bien ; / [...] / Ah, au fond, là est le frais repos !/Ah, mon cher petit
ruisseau/chante encore et toujours31. » Dans le dernier lied du cycle l’eau chante une
berceuse au meunier noyé : « Voyageur fatigué, tu es arrivé / [...] / repose auprès de moi 32
. » Mais le lecteur se méfie de cette amante non-humaine qui affecte les airs d’une mère
tendre. N’est-ce pas plutôt un monstre qui étreint a sa victime jusqu’à ce que celle-ci en
meure.
20 Dans cette seconde lecture, nous l’avons déjà dit, le mythe de l’eau apparaît comme une
variante du mythe des sirènes, ces êtres au corps féminin qui vivent dans l’eau et qui
cherchent la perte des hommes qui les écoutent. Dans le sous-groupe dont fait partie La
Belle Meunière, ces femmes aquatiques agissent par amour des hommes qu’elles séduisent.
Certaines légendes parlent de somptueux palais sous-marins où les nymphes gardent
comme époux les hommes qui ont suivi leur appel33. Le dernier Lied de La Belle Meunière,
la « Berceuse du ruisseau » pourrait faire allusion à cette tradition : « Je vais te faire un lit
frais, / une couche moelleuse, / dans la petite chambre de cristal bleu34. »
21 Dans sa magistrale étude L'eau et la mort35, Jean Libis parle d’une façon détaillée de « ce
qu’on pourrait appeler, d’un terme générique, le Désir de l’Eau36 ». D'une façon générale,
il considère que le « glissement de l’idée de la mort vers des équivalences aquatiques [...]
est un des éléments [...] qui semble autoriser à chercher du côté de l’eau une manière
privilégiée d’imaginer la mort37. » Le désir de l’eau est d’abord et surtout un « désir de
dissolution38 » de l’individu séparé. Le sixième et dernier chapitre de l’étude de Libis porte
le titre « Érotique de l’eau ». L’auteur y attire l’attention sur « la tendance mythologico-
imaginaire à faire de l’eau une substance dotée d’attributs féminins39 ». Dans ce cadre, il
faut situer l’impulsion directement mortifère que peut revêtir le désir de l’eau, à savoir la
105

noyade volontairement perpétrée40. Plus loin dans son étude, l’auteur parle
d’« ophélisation », c'est-à-dire du « fantasme d’une mort volontaire par réintégration,
absorption et osmose41 ». Libis fait appel ici aux thèses de Sandor Ferenczi sur la nature
régressive de notre conduite sexuelle. Selon le neurologue hongrois, un des premiers
disciples de Freud, le coït permet au pénis « un retour – en partie fantasmatique, en
partie réel – dans le sein maternel42 ». « Selon notre hypothèse, le coït, dans son essence,
n’est pas autre chose que la délivrance de l’individu d’une tension pénible et,
simultanément, la satisfaction de l’instinct de retour à la mère et à l’océan ancêtre de
toutes les mères43 ». Et Ferenczi de se poser la question « si le traumatisme des
mammifères pensants que nous sommes ne résiderait pas dans le passage d’une existence
primordiale aquatique à un mode d’existence terrestre et aérobie44 ». Toute existence
terrestre pourrait être ainsi la suite d’un processus catastrophique d’assèchement.

La pulsion de mort
22 Dans la littérature moderne, la séduction des sirènes est représentée par le miroir des
états d’âme successifs de leurs victimes. Ces textes retracent l’évolution intérieure, le
processus psychologique vécu par ceux qui succombent au chant et aux charmes des
tentatrices aux intentions meurtrières. Celles-ci ne sont pas sondables par l’intuition
psychologique ; leur nature non-humaine et leurs qualités numineuses les rendent
imperméables à chaque tentative humaine de les comprendre. La même règle vaut pour le
cycle de Wilhelm Millier. La crise fatale que traverse le compagnon meunier suit une
courbe psychologique aisément retraçable. Son amour pour la belle meunière le remplit
d’abord d’une joie exubérante. Dans une seconde phase d’évolution, son incertitude quant
aux vrais sentiments que l'amante nourrit à son égard le met tour à tour dans un état
d’euphorie et de dépression. Quand il prend conscience de l’existence d’un rival, il lui
cède le terrain sans la moindre résistance. Il se laisse maintenant submerger par le
torrent de sa mélancolie qui l'entraîne vers sa fin tragique. Le poids de son existence et la
souffrance qu’elle lui impose deviennent de plus en plus insupportables pour lui.
L’agressivité qu’il avait manifestée – de façon bien timide il est vrai – (dans le lied 14 « Le
chasseur » et le lied 15 : « Jalousie et fierté ») s’introvertit en pulsion autodestructrice et
obsession suicidaire. Des fantasmes masochistes hantent son imagination. Dans un poème
que Schubert n’a pas mis en musique et qui porte le titre « Erster Schmerz, letzter Scherz. »
(« Première douleur, dernière plaisanterie ») le compagnon qui se trouve tôt le matin
devant la fenêtre de la chambre où dort sa bien-aimée est torturé à l’idée que le chasseur
la serre dans ses bras. Son imagination prospective prend un tour morbide quand il pense
aux fleurs qui garniront sa tombe : « Vous, toutes les fleurs qu’elle me donna, / que l’on
vous dépose / avec moi dans la tombe45. »
23 L’état dépressif du compagnon meunier qui le mène jusqu’au suicide peut également être
interprété comme une des formes de ce que Freud définit comme « pulsion de mort ». On
le sait, ce concept n’apparaît que tardivement dans l’œuvre du fondateur de la
psychanalyse : le manuscrit de l’« essai » Au delà du principe de plaisir ne fut achevé
qu’en 1919. La théorie de la « pulsion de mort » consiste pour l’essentiel dans la
transposition au domaine du psychisme d’une des lois fondamentales qui détermine
l’évolution d’un organisme biologique. Eros s’oppose à Thanatos. Dès sa naissance, tout
organisme commence à se décomposer. Claude Bernard résume le résultat de ses études
physiologiques dans la formule paradoxale « La vie, c’est la mort46 ». Dans la pulsion de
106

mort, Freud voit même un principe aux dimensions cosmologiques. En effet, il établit un
lien entre elle et le second principe de thermodynamique (principe de Carnot) qui postule
qu’une machine thermique ne peut fonctionner sans chute de température, c’est-à-dire
sans transmission de chaleur d’une source chaude sur une source froide. C’est le principe
de la dégradation irréversible d’énergie. Celle-ci correspond à une augmentation tout
aussi irréversible d’énergie non-disponible désignée par le terme d’entropie47.
24 Puisque la « pulsion de mort » fait ainsi partie d’une loi universelle qui est à l’œuvre dans
tout l’univers, Hans Blumenberg parle d’un « mythe total » (Totalmythos48). Il faut
cependant ajouter à ce bref exposé la restriction importante formulée par André Green :
« Pour ce qui concerne la pulsion de mort, remarquons qu’aucun des systèmes théoriques
post-freudiens ne reprend à son compte la lettre de la théorie freudienne49. » Pour le
psychanalyste, ce n’est évidemment pas la biologie qui compte, et encore moins le
« mythe global » : « Il ne s’agit pas, sur un plan psychanalytique, d’un principe biologique
démontrable, mais plutôt d’une aspiration psychique fonda mentale50. » « Nous entendons
par Thanatos une pulsion instinctuelle obstinée et constante tendant à un état de paix
déjà éprouvé : un effort visant à se débarrasser de ce qui est ressenti comme une
perturbation ou comme maintenant celle-ci51. » Les auteurs s’empressent d’ailleurs
d’ajouter que la mort n’est qu’une forme particulière de cet état de paix, mais nullement
la seule. Quant à lui, Freud oppose la pulsion de vie (qu’il appelle Eros ou pulsion
d'amour) aux pulsions de mort, appelées par lui Thanatos. Pentti Ikonen et Eero Rechardt,
que nous avons déjà cités, écrivent : « La principale source de perturbation de la paix
intérieure est Eros52. » Dans Au-delà du principe de plaisir, Freud compare cet état de
profonde paix intérieure qui tente de réduire à son minimum toute tension énergétique
au Nirvâna.
25 Deux autres constatations nous permettent d’affirmer que le compagnon meunier agit
sous l’influence de la pulsion de mort quand il se suicide. Dans l’étude que nous venons de
citer, on peut lire : « L’agression et la dépression sont deux représentations différentes de
Thanatos, souvent interchangeables mais cherchant toutes deux à atteindre le même état
de paix déjà ressenti53. » De plus, un très large accord existe entre freudiens pour
considérer que, dans ses aspects agressifs et destructeurs, la pulsion de mort est
initialement tournée vers l’intérieur et secondairement déviée vers l’extérieur dans
l’agression contre les objets54. Ceci indépendamment du fait que la pulsion de mort peut
être à la fois stabilisante et destructrice. Son action sur le compagnon meunier est
radicalement destructrice et aboutit dans le suicide. S’il fuit dans la mort, c’est pour y
trouver la paix. Dans le dernier lied du cycle de Schubert, l’eau et la mort apparaissent
comme forces rédemptrices. L’eau berce le compagnon mort comme une mère le fait avec
son enfant. Après ses souffrances, elle lui promet le repos et se charge d’écarter tout
souvenir de ce qui Ta blessé : elle couvrira de ses bruissements les sons du cor de chasse
et empêchera la belle meunière de s’approcher de la passerelle du moulin. Elle chante au
compagnon noyé : « Apaise en dormant tes joies et tes peines55. »

La fabrication poétique du mythe


26 Nous avons déjà attiré l’attention sur les liens qui unissent le désir de mort au motif
littéraire de l’eau érotisée. Nous avons également mentionné que c’est la théorie
psychanalytique de Sandor Ferenczi qui présente la synthèse la plus étonnante entre
Eros, Thanatos et Thalassa. Tout désir sexuel « serait désir de réintégration 56 » dans une
107

existence antérieure qui est celle au sein de la mère et, plus radicalement encore, « celle
de la grande Mer maternelle et originelle57 ». Cette régression implique la dissolution
comme individu. Il nous reste à examiner par quels artifices poétiques Wilhelm Müller
construit un mythe à partir du « désir de mort ». Pour le poète moderne qu’est Müller, le
traitement littéraire des mythes s’opère sous de nouvelles conditions. Le poète
romantique avait sans doute l’intuition de l’existence de l’inconscient ; mais ce que nous
considérons actuellement comme processus pathologique qui trouve son origine dans le
psychisme de l’individu devait être pour lui l’effet de causes inconnues. Le rôle joué par
l’infidélité de la belle meunière paraît certes primordial dans le déroulement de la
catastrophe ; mais c’est l’eau, dangereuse pour les sujets mélancoliques, qui devient le
principal objet de la mythisation. Une seconde particularité distingue le poète
romantique de ses prédécesseurs : il revendique le titre de créateur de mythes et ne se
contente pas d’adapter les vieux mythes existant déjà. La plupart des poètes romantiques
allemands considèrent le mythe comme produit de l’imagination, de la « fantaisie »
propre à tous les hommes, comme l’avait déjà fait K. Ph. Moritz au XVIIIe siècle. Selon
Friedrich Schlegel, mythologie et poésie forment un couple un et indivisible58.
27 Rien n’empêche dès lors le poète moderne de créer à son tour des mythes nouveaux.
Erwin Solger n’avait-il pas dit du Heinrich von Ofterdingen de Novalis qu’il était un vrai
mythe. Ce qui le distinguait d’autres mythes, c’était le seul fait qu’il n’avait pas été créé
par l’esprit de toute une nation, mais celui d’un seul homme59. Pour créer son mythe,
Müller procède par la combinaison de matériaux anciens de provenance diverse. D’une
part, le lecteur peut facilement faire le lien avec des mythes connus comme celui des
sirènes ou ceux qui mettent en scène des génies de l’eau. D'autre part, le poète évite
soigneusement d’attribuer un corps féminin à la puissance mythique et obtient ainsi un
étonnant effet de remythisation. Car tout en restant de l’eau pour ainsi dire « naturelle »,
l’eau qui fait tourner les roues du moulin, cet élément cache aussi un présence
insaisissable et sournoise, une voix qui parle sans qu’un visage n’apparaisse. Quand elle se
précipite de la forêt vers le moulin, elle fait penser à une jeune fille joyeuse qui invite son
amant à la suivre ; la berceuse qu’elle chante comme une mère tendre ne fait pas oublier
que son comportement à l’égard du compagnon meunier est celui d’un prédateur vis-à-vis
de sa proie. Ses brusques changements de rôle – pour ne pas dire d’identité – font penser
aux métamorphoses si caractéristiques pour les manifestations du numineux. En guidant
le compagnon vers son destin et en influençant à son insu ses états d’âme, elle exerce sur
lui un pouvoir terrifiant : c’est elle qui attire sa victime vers le lieu de sa mort ; c’est elle
qui profite de l’infidélité de la belle meunière, en planifiant pour ainsi dire le tour fatal
que va prendre la déception amoureuse. La façon dont le compagnon meunier est ainsi
téléguidé par une puissance mystérieuse et insaisissable annonce sans doute la
découverte ultérieure de l’inconscient. Dans son ignorance bien explicable, le poète
semble localiser dans la nature extérieure l’origine des forces qui aspirent le compagnon
vers la mort. Dans le cycle de Müller, la nature est peuplée de forces hostiles à l’homme –
ce qui n’arrive que rarement chez les romantiques. Sous les apparences de l’eau se cache
une force insaisissable ; par certaines de ces manifestations, elle rappelle un être humain ;
mais elle agit aussi de façon cruelle et inhumaine et parfois, elle se présente comme
puissance surhumaine. En compatissant au sort du compagnon meunier, le lecteur fait
l’expérience anticipative de sa propre mort. Celle-ci est essentiellement irrationnelle et
tabouisée comme elle le fut rarement à des époques antérieures. L’art du poète en fait une
expérience de type numineux, une des rares qui subsistent encore.
108

NOTES
1. H. BLUMENBERG, Arbeit am Mythos, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1990 (5e édition).
2. ID., p. 28.
3. ID., p. 22.
4. ID., p. 20.
5. Fr. de la MOTTE-FOUQUÉ, « Ondine », trad. franç. de J. Tord, dans Les Romantiques allemands, Paris,
Gallimard, 1963, p. 1434.
6. ID., p. 1364-1367.
7. L’édition la plus récente date de 1994 et porte le titre W. MÜLLER, Werke, Tagebücher, Briefe,
édité par Μ. V. Leistner, Berlin, Gatza,, 1994. Je me réfère au volume Gedichte I, XXII-XXIII et 284s.
pour les commentaires. Le texte du cycle se trouve dans le même volume, p. 40-65.
8. W. DANCKERT, Unehrliche Leute. Die verfehmten Berufe, Bern und München, Francke, 1963. Les
citations qui suivent sont extraites du chapitre consacré aux meuniers, p. 125-145.
9. On peut les qualifier également de « romances » : comme la plupart des théoriciens allemands
de son temps, Goethe ne fait pas de distinction claire entre ces deux sous-genres lyriques.
10. Cf. J. W. GOETHE, Berliner Ausgabe. Poetische Werke. Gedichte und Singspiele I, Berlin, Aufbau-
Verlag, 1965, p. 808.
11. W. MÜLLER, Werke, Tagebücher, Briefe, op. cit., vol. 4, Schriften zur Literatur, p. 300. Ma traduction.
12. Wilhelm Miiller parle de la « régénération de la poésie allemande » grâce à son contact avec
la vieille poésie populaire : W. MÜLLER, « Über die neueste lyrische Poesie der Deutschen. Ludwig
Uhland und Justinus Kerner », Werke, Tagebücher, Briefe..., op. cit., vol. 4 : Schriften zur Literatur,
p. 303.
13. La classification d’un mythe parmi les « mythes nordiques » suscite souvent de grandes
réserves ; dans de nombreux cas, le terme « nordique » n’est que synonyme d’« anticlassique ». À
l’époque de Müller l’étude comparée des mythes et mythologies connaît ses premiers succès
éclatants, mais ses résultats sont peu répandus. Ainsi, Wilhelm Müller s’étonne que la
« superstition nordique » dont traite la ballade Lenore de Gottfried August Bürger se retrouve
dans une chanson populaire rédigée en grec moderne : « Bürgers “Lenore” und ein
neugriechisches Volkslied », Werke, Tagebücher, Briefe..., op. cit., vol. 4 : Schriften zur Literatur,
p. 291-296. En fait, il s’agit du mythe largement répandu du revenant qui vient chercher sa bien-
aimée pour l’emmener avec lui dans la tombe.
14. W. MÜLLER, « Über die neueste lyrische Poesie der Deutschen... », op. cit., p. 306 : « Der Dichter
erscheint mit seinem eigenen Herzen maskiert. »
15. ID., p. 311.
16. ID., p. 311.
17. Je cite le texte français de la Belle Meunière dans la traduction de François Ferlan. Il est repris
dans la brochure accompagnant la Fischer-Dieskau Edition chez Deutsche Grammophon : Franz
Schubert, Die schöne Müllerin / Lieder, Jorg Demus-Gerald Moore, Piano-463 504-2. L’extrait cité se
trouve à la page 16.
18. ID., p. 28. Les fleurs sont mouillées par les larmes que le compagnon meunier a versées par
chagrin d’amour.
19. Ibidem. La version allemande du premier de ces vers, « Ach, Griin, du böse Farbe du », avec la
répétition du pronom-apostrophe « Du », est caractéristique pour le langage parlé aux enfants. Le
jeu virtuose et complexe avec le symbolisme de la couleur « vert » forme un contraste avec le
109

style de la poésie populaire. La dernière strophe de la chanson citée commence par les vers « Oh,
défais de ton front / ce ruban vert, si vert » (Ibidem). À l’origine, ce ruban vert avait servi à
attacher la guitare du compagnon au mur de sa chambre. À sa demande insistante, il en avait fait
cadeau à la belle meunière, en croyant qu’elle voulait désormais porter le ruban comme signe de
son amour constant. En réalité, la belle meunière veut se signaler avec son ruban à l’attention du
chasseur ; en portant « sa » couleur, elle lui montre son intérêt pour sa personne. Avant que le
compagnon meunier donne la main à la belle meunière pour lui dire définitivement adieu, il
l’implore d’enlever ce signe de sa trahison.
20. ID., p. 26.
21. Ibidem.
22. ID., p. 20 ; le texte allemand parle de « compagnon » et non pas de « mon ami ».
23. ID., p. 12 ; « le » renvoie au ruisseau.
24. Ibidem.
25. ID., p. 14.
26. ID., p. 16.
27. ID., p. 22.
28. ID., p. 26.
29. ID., p. 30.
30. ID., p. 26.
31. ID., p. 32.
32. Ibidem.
33. P. SÉBILLOT, Le folklore de France. Tome deuxième : La mer et les eaux douces, Paris, Maisonneuve,
1968 (réimpression de l’édition 1905), p. 36.
34. W. MÜLLER, La belle meunière..., op. cit., p. 32.
35. Dijon, Figures libres / EUD, 1993.
36. ID., p. 32.
37. ID., p. 29.
38. ID., p. 52 – en italique dans le texte original.
39. ID., P. 229.
40. Cf. ID., p. 230.
41. ID., p. 263.
42. S. FERENCZI, La psychanalyse des origines de la vie sexuelle, Paris, Petite Bibliothèque Payot, p. 73,
cité d’après ID., p. 241.
43. S. FERENCZI, op. cit., p. 100, cité d’après ID., p. 242.
44. ID., p. 241.
45. W. MÜLLER, La Belle Meunière..., op. cit., p. 28.
46. H. BLUMENBERG, Arbeit am Mythos, op. cit., p. 103-104. Voir aussi ID., p. 99-108.
47. URL: http://pespmel.vub.ac.be/ENTRTHER.hlml21. Apr. 2002. Je remercie mon excellent
collègue Karl Peiffer pour m’avoir fourni ce renseignement.
48. H. BLUMENBERG, Arbeit am Mythos, op. cit., p. 103.
49. A. GREEN, Pulsion de mort, narcissisme négatif, fonction désobjectivante, dans La pulsion de mort.
Premier symposium de la Fédération européenne de psychanalyse (Marseille, 1984) [...], Paris, PUF,
1986, p. 50.
50. E. RECHARDT, Les destins de la pulsion de mort, dans ID., p. 39.
51. P. IKONEN et E. RECHARDT, Agression, destruction et pulsion de mort dans les écrits de Freud, dans Les
Pulsions. Amour et faim, vie et mort [...] Les grandes découvertes de la psychanalyse, s.l., Tchou,
1980, p. 160.
52. P. IKONEN et E. RECHARDT, Les vicissitudes de Thanatos, dans Les Pulsions, op. cit., p. 178.
53. ID., p. 181.
110

54. Cf. C. YORKE, La pulsion de mort. Position personnelle, dans La pulsion de mort..., op. cit., p. 78.
55. F. SCHUBERT, Die schone Müllerin..., op. cit., p. 34.
56. J. LIBIS, L’eau et la mort, op. cit., p. 240.
57. ID., p. 242.
58. Fr. SCHLEGEL, « Rede über die Mythologie », Kritische Friedrich-Schlegel-Ausgabe, vol. 2,
Charakteristiken und Kritiken I (1796-1801). Édité par H. Eichler, München / Paderborn / Wien,
Schöningh, 1967, p. 313.
59. E. SOLGER, Nachgelassene Schriften und Briefwechsel, Leipzig, Brockhaus, 1826, vol. 1, p. 95.

AUTEUR
ERNST LEONARDY
Facultés universitaires Saint-Louis – UCL
111

Mythe et ironie : image de la Grande


Guerre en Sainte Farce
Avec un appendice : « L’ironie des choses » de Hugo von Hofmannsthal

Pierre Schoentjes

Nous venons d’assister à la mort des héros. C’est un


simple débat avec la mort. Il n’y en a pas d’autre. Vu de
haut, nous pourrons en tirer toutes les images que nous
voudrons. On peut faire de ça une chanson de Rolland
avec la plus grande facilité. La vérité est ailleurs, la
vérité est dans les très petits sentiments. Au milieu de ce
glorieux tumulte, la vérité est dans de petites choses
sales et basses1.
La guerre, entre mile misères, nous a fait éprouver celle
de vivre parfois avec des gens qu’au temps de paix nous
eussions soigneusement éloignés de notre chemin2.
1 Pour celui qui aborde la question des rapports entre mythe et ironie de façon intuitive, la
question apparaît relativement facile à résoudre. De même que, dans l’esprit d’une grande
partie du public, poésie et ironie sont inconciliables en raison du fait que le poétique
recherche la fusion tandis que l’ironie exploite le principe inverse, celui de la scission ou
de la fragmentation, mythe et ironie apparaissent en effet à première vue comme des
notions s’excluant l’une l’autre.
2 La métaphore et l’antithèse ont la réputation de ne pas faire bon ménage dans un poème
parce que les qualités de l'une semblent exclure celles de l’autre : soit la poésie sera
bonne et l’ironie sera mauvaise, soit l’ironie sera bonne et la poésie sera mauvaise.
3 De prime abord, le rapport entre mythe et ironie semble parallèle : alors que le mythe se
déroule dans un « hors lieu » et un « hors temps » qui lui permet de raconter une histoire
qui est de tous les temps et de tous les lieux, l'ironie s’enracine dans un temps et un
espace déterminés, qui seuls peuvent lui fournir les réalités concrètes entre lesquelles
tisser son réseau de rapports contradictoires. Plus donc le mythe sera ironique moins il
sera mythique, plus l'ironie sera « mythique » moins elle sera ironique.
112

4 La poésie et le mythe seraient ainsi des modes littéraires qui exploitent et suggèrent
l’unique, ce qui expliquerait d’ailleurs pourquoi ils s’accordent souvent
harmonieusement. L’ironie, de son côté, serait ce mode qui demande et favorise le
multiple. Cette première approche est évidemment réductrice ; en premier lieu déjà parce
qu’elle méconnaît une distinction essentielle qui s’opère à l’intérieur de l’ironie : la
différence entre l’ironie verbale et l’ironie de situation.
5 Rappelons donc pour mémoire la distinction qui s’opère entre ces deux types d’ironies.
L’ironie verbale est cette ironie qui joue sur la langue au moyen de jugements de valeurs
dissimulés, et que les dictionnaires cherchent à définir lorsqu’ils disent que c’est une
plaisanterie qui consiste à dire le contraire de ce qu’on veut faire comprendre. L’ironie de
situation renvoie pour sa part à une disposition particulière des faits qui repose sur un jeu
de symétrie et de renversement, définie dans les dictionnaires par le truchement de cette
moquerie du destin qu’est l’ironie du sort.
6 On sait que nous nommons aujourd'hui ironie du sort ce que la Poétique (9, 52a 1-11 ; 11,
52a 22-28) d’Aristote connaît sous le terme de peripeteia, le « coup de théâtre ». Or c’est
aujourd’hui un mythe, celui d’Œdipe, popularisé au XX e siècle à travers les travaux de
Freud avant d’être ironisé par Alain Robbe-Grillet cinquante ans plus tard dans Les
Gommes et plus récemment dans La Reprise, qui sert habituellement de paradigme. Voilà
déjà qui rapproche mythe et ironie, du moins une forme particulière de celle-ci. On
trouve en effet dans le mythe tel qu’il se donne à lire par exemple dans la tragédie Œdipe
Roi de Sophocle des renversements ironiques qui ont valeur de paradigme au même titre
que le voleur volé. Ainsi, lorsque Œdipe quitte la cour de Corinthe pour échapper à la
prédiction de l’oracle, il ne fait rien d’autre que se jeter dans le malheur qu’il espérait
fuir, puisque le sort malveillant a mis sur sa route son véritable père, qu’il tuera. Cet
assassinat libérant le trône, Œdipe deviendra juge et roi ou, plus exactement, juge et
assassin. C’est l’aveugle Tirésias qui « voyait » plus loin que Œdipe et le renversement
ironique s’opérera jusqu’au bout : Œdipe se crèvera les yeux et deviendra un mendiant
aveugle.
7 Il est intéressant de noter ici que le terme ironie du sort suggère spontanément des
connotations de malheur, l'homme apparaissant dans beaucoup de situations comme la
victime d'un sort indifférent quand il n’est pas ouvertement malveillant. L’anecdote du
meurtrier de Mytis écrasé par la statue de celui qu’il avait assassiné, rappelée par
Aristote, illustrait dès la première analyse de la peripeteia cette assimilation au
dramatique ou au tragique que la postérité n’a fait que confirmer. Rien n’oblige en réalité
à concevoir l’ironie de situation dans ce sens : l'arroseur arrosé correspond à la même
structure fondamentale et, s’il met lui aussi en scène une « victime », c’est sur un mode
beaucoup plus réjouissant. Les connotations se sont développées dans ce sens
essentiellement parce que l’ironie du sort a souvent été pensée comme une justice des
dieux, de Dieu : le hubris sera abaissé, celui qui recourt à l’épée périra par l’épée.
8 Ainsi donc, à la nature souriante de l’ironie verbale, que la tradition souligne en utilisant
des mots comme raillerie ou plaisanterie s’oppose la nature sombre de l’ironie du sort.
L’homme qui fait de l’ironie est joyeux, autant qu’est accablé l’homme victime d’un
ironiste supérieur, quel que soit le nom – dieu, sort, hasard qu’on lui donne. Le rapport
entre ces deux types d’ironie et les sentiments qui les accompagnent semble avoir passé
longtemps inaperçu ; cela n’étonnera guère quand on sait les difficultés qui se posent à
saisir dans un même concept l'ironie verbale et l'ironie de situation, ce dernier
phénomène n’étant connu avant le XVIIe que sous le nom de péripétie.
113

9 Il appartient à Hugo von Hofmannsthal d’avoir au lendemain de la première guerre


mondiale cherché à expliquer dans quelle mesure l’ironie verbale, et le plaisir qui
l’accompagne, peut constituer une réponse à un malheur attribué à l'ironie du sort. Il l’a
fait dans un texte qui s’articule autour d’un grand mythe, celui qui porte précisément une
part importante de responsabilité dans le déclenchement de la Grande Guerre : le mythe
du héros. Hofmannsthal (1874-1929) est sans doute une des figures les plus marquantes
du tournant du siècle en Autriche. Il fut d’abord un prodige de la poésie. S’il est
probablement l’auteur qui illustre le mieux le raffinement viennois d’avant 1914, il ne
mérite pourtant pas les reproches d’esthétisme ou de décadentisme qui lui sont souvent
adressés. Dès ses premières œuvres, il démonte en effet avec humour les ressorts de
l’esthétique fin-de-siècle ; en outre, son lyrisme, jamais gratuit, souligne toujours les
valeurs de fidélité et d’engagement.
10 Romaniste de formation – il a consacré une thèse à Victor Hugo et promis à une carrière
universitaire, il abandonne cependant cette voie toute tracée pour se consacrer à la
littérature. Après une crise existentielle, que marque la Lettre à Lord Chandos (1902), il se
consacrera essentiellement au théâtre et s’illustrera rapidement comme librettiste de
Richard Strauss.
11 C’est après la première guerre mondiale que Hofmannsthal écrira ses meilleures pièces –
Le difficile (1920) puis L’incorruptible (1923) – et L’ironie des choses, publié à Vienne dans la
Neue Freie Presse du 27 mars 1921, permet de comprendre à quelle nécessité correspond
pour lui l’écriture de comédies. Hofmannsthal voit en effet dans la guerre le lieu par
excellence de l’ironie et, passant de la vie à la littérature, il retrouve ce lieu dans la
comédie. Il lui apparaît que la guerre et la comédie multiplient et complexifient à l’infini
les relations, de sorte que l’une comme l’autre finissent inévitablement par rapprocher ce
qui n’aurait jamais dû se rencontrer.
12 Le thème de la fatalité de la vie est important chez Hofmannsthal et il apparaît déjà avant
guerre dans Le Conte de la 672e nuit (1895), publié au moment précis où le romancier anglais
Thomas Hardy donnait avec Jude l’obscur un des romans qui font à l’ironie du sort la plus
grande place. Mais alors que l’auteur des Petites ironies de la vie (1894) faisait vivre l’ironie
dans des œuvres de fiction, où elle participait du drame intime des personnages,
Hofmannsthal choisira d’en proposer l’analyse sous la forme d'un essai, et en lui donnant
une dimension qui dépasse l’individu pour toucher l'Histoire. Son point de départ est
double ; il est d’abord dans une phrase de Novalis : « Après une guerre malheureuse, il
convient d’écrire des comédies », dans le constat, ensuite, que « l’essence de la comédie,
c’est l’ironie, et il n’y a rien de tel que perdre une guerre pour nous faire comprendre
l’ironie qui régit toutes les choses en ce monde. » Ce petit texte, dont on trouvera ci-après
la première traduction française, développe une longue sortie dans laquelle chaque
événement est ironisé à un niveau supérieur par un autre. En ouverture, l’ironie épingle
le mythe du héros : « La véritable comédie place ses individus dans un réseau de relations
avec le monde mille fois ramifiées ; elle confronte chaque individu et chaque chose à
chaque autre individu et à chaque autre chose et envisage ainsi tout sous le rapport de
l’ironie. C’est cela également que fait la guerre, qui nous a tous touchés, et dont l’ombre
ne nous a pas encore quittés et ne nous quittera peut-être pas avant vingt ans encore. La
guerre met tout en rapport avec tout, l’apparemment grand avec l’apparemment petit,
elle place un nouveau maître au-dessus de l’ancien qui se fait dominer à son tour, elle
associe l’héroïque au mécanique, le pathétique au financier, et ainsi de suite sans fin. »
114

13 D’ironie en ironie, Hofmannsthal aboutit à envisager, on le lira, une ironie suprême qui
domine le monde et dont la formule joue sur l’oxymore « soleil noir » : c’est le pouvoir du
charbon, qui est lumière minéralisée.
14 Ce qui nous intéressera ici c’est de voir comment la littérature qui prend pour thème la
Grande Guerre ironise sur le mythe du héros et quelles sont les images et les stratégies
narratives qu’elle met en place dans ce contexte. Avec la défaite d’août 1914 et surtout
avec l’expérience de la guerre des tranchées, l’image de l’héroïsme traditionnel devient
brutalement obsolète. Or, ce mythe est peut-être un des plus puissants de la littérature
occidentale, populaire aussi bien que savante. Le mythe du héros avait d’ailleurs été porté
jusque dans les années qui précédèrent immédiatement la première guerre mondiale tant
par la grande littérature romantique, fascinée par la figure de Napoléon, que par la moins
importante littérature nationaliste et revancharde, née de la défaite de 1870. La guerre
de 1914-1918 change fondamentalement le contexte ; comme le note avec force
Hofmannsthal : « Au début de la guerre le héros qui voulait rester debout et s’élancer à
l’attaque fut ironisé par le terrassier, qui possédait une pelle et se terrait dans les
tranchées ! »
15 À s’en fier aux titres des œuvres, Drieu La Rochelle est peut-être l’auteur chez qui l’on
retrouve le plus explicitement la trace de cette réalité qu’analyse Hofmannsthal puisqu'il
choisit d’intituler un recueil de récits de guerre La comédie de Charleroi (1934), du nom du
premier texte qui le compose. Mais les apparences sont trompeuses : c’est en effet par
dépit que Drieu se sert du terme de « comédie », il s’agit en effet pour lui de souligner
simultanément la nature dérisoire des combats en Belgique au début de la guerre et le
ridicule de la commémoration de cette bataille à laquelle se rend le secrétaire-narrateur
en compagnie de sa patronne, Mme Pragen. C’est bien malgré lui que le narrateur, qui à la
veille de la guerre s’attendait encore à jouer un rôle héroïque, a été obligé de tenir sa
place dans ce qui a l’issue de la guerre lui apparaît comme une comédie. Loin de rendre le
narrateur sensible à l’ironie, le portrait du héros en termite ne lui inspire qu’un
sentiment d’humiliation : « La guerre aujourd’hui, c’est d’être couché, vautré, aplati.
Autrefois, la guerre, c’était des hommes debout. La guerre aujourd’hui, ce sont toutes les
postures de la honte3 ».
16 Dans Les poilus, dont les meilleurs pages font penser à Céline en raison de leur verve, Louis
Delteil soutient que le soldat n’a aucun goût pour les travaux de terrassement : « La ruse,
la trappe, ça ne lui dit rien qui vaille. Ce n’est pas un homme d’affaire, ni un calculateur,
ni un manucure, le Poilu ; c’est un soldat. Son rôle, n’est-ce pas, c’est de se battre. Ce qu’il
aime, c’est l’ennemi visible et palpable, en chair et en os. Son outil à lui, ce n’est pas la
pelle-bêche ; c’est la baïonnette4. »
17 Mais ici déjà, dans la manière dont le cliché de l’attaque à l’arme blanche est mis en
évidence de manière un peu trop ostentatoire, le lecteur peut se montrer suspicieux et
douter de la sincérité de l’auteur. L’image du soldat de 1914-1918 attaquant baïonnette au
canon relève d’ailleurs d’un mythe que Jean Norton Cru s’est employé à dégonfler
plaisamment mais néanmoins avec la dernière des énergies. Il rappelle que « l’usage était
de mettre baïonnette au canon au départ de l’attaque : ce n’est pas une raison pour
l’appeler une attaque à la baïonnette, plutôt qu'une attaque en molletières5. » Les
hésitations du lecteur des Poilus trouveront d’ailleurs à se nourrir trente pages plus loin
dans le roman d’une remarque qui fait pencher la balance dans le sens de l’ironie : « Les
Tranchées. Là règne un homme qu’on appelle le Paysan. Les Tranchées, c’est affaire de
115

remueurs de terre, c’est affaire de paysans. C’est l’installation de la guerre à la campagne,


dans un décor de travaux et de saisons. Les Tranchées, c’est le retour à la Terre 6. »
18 Il est intéressant de noter comment Delteil joue ici avec les implicites et enchaîne lui
aussi les ironies bout à bout, car s’il est ironique que le soldat se transforme en paysan, il
est au moins aussi ironique que ce soldat-citoyen soit en réalité effectivement un paysan.
On sait en effet que ce furent les populations rurales qui fournirent l’essentiel de l’armée
de la Grande Guerre, certainement après que les ouvriers eurent été rappelés à l’arrière
pour être mis au travail dans l’industrie de guerre. Cette première double ironie mise en
place par Delteil s’accompagne d’ailleurs d’une seconde. Le retour à la terre évoqué en fin
de citation doit en effet non seulement se lire comme une allusion au retour au travail
agricole, mais aussi et surtout, à ce retour à la terre que Gide considérait comme le seul
véritable : la mort, omniprésente dans l'univers des tranchées.
19 On voit bien à travers ces exemples comment des auteurs qui se servent tous d’une même
opposition, celle du soldat héroïque et du modeste remueur de terre, qu’il soit terrassier
ou paysan, peuvent être (in)sensibles à des degrés très divers à la question de l’ironie.
Ernst Maria Remarque exploitera quant à lui l’ironie de départ de Hofmannsthal dans un
sens différent encore lorsqu’il note : « A vrai dire, la baïonnette a perdu de son
importance. Il est maintenant de mode chez certains d’aller à l’assaut simplement avec
des grenades et une pelle. La pelle bien aiguisée est une arme plus commode et beaucoup
plus utile [...]7. »
20 Ce n’est plus ici le métier de soldat qui est tiré ironiquement vers celui de terrassier, c’est
l’outil de ce dernier qui, loin de s’avérer dérisoire, se transforme en une arme plus
efficace que la légendaire baïonnette Rosalie.
21 S’il n’était nul besoin de longs développements ni d’un grand nombre d’exemples pour
affirmer que Hofmannsthal n’est pas le seul à avoir fait vaciller le mythe du héros au
lendemain de la première guerre mondiale, on ne peut qu’être frappé par le fait
qu’indépendamment les uns des autres, un très grand nombre d’auteurs ont eu recours
dans ce contexte à une même image forte : celle du soldat terrassier. Son succès
s’explique bien évidemment parce qu’elle résume de façon très marquante une ironie à
laquelle tous ont été sensibles. On la retrouve d’ailleurs bien au-delà de cette image
spécifique. Afin d'en prendre la pleine mesure nous observerons maintenant quelques
exemples saillants de la manière dont cette ironie est mise en scène par les auteurs.
22 La première ironie de la guerre, c’est peut-être d’avoir surgi alors que personne n’y
croyait vraiment, provoquée par un incident – l’assassinat de l’archiduc François-
Ferdinand – dont personne ne prévoyait les conséquences et menée par des hommes qui
pour la plupart manifestaient la veille encore un désir de paix sincère. En effet, même
ceux qui jusque dans les derniers jours de juillet refusaient la guerre de toutes leurs
forces – socialistes d’abord, mais chrétiens aussi – partirent début août sans rechigner, en
justifiant un départ contraire à leurs principes comme un engagement dans une guerre
qui devrait mettre une fin à toutes les guerres. Roland Dorgelès observe ce zèle ambigu
jusque chez certains officiers : « “Pour les coups de main, par exemple, demandait-il avec
des yeux qui pétillaient d’avance, on doit choisir des risque-tout, des têtes brûlées. Cela
ne doit pas manquer parmi vos camarades ? De vrais héros. Comme dans les livres...” Il
me semblait cocasse, ce pacifiste acharné qui réclamait de l’épopée8. »
23 L’homme s’engage parce que la guerre qu’il va mener sera la « der des ders », « the war to
end all wars ». Ce paradoxe sera épinglé avec une grande lucidité par Élie Faure. Le critique
116

d’art a quarante ans lorsqu’il apprend à connaître la réalité des combats. Il note : « Et on
le voit [l’homme], par une de ces ironies épouvantables qui feraient croire en Dieu, se
précipiter dans la guerre à seule fin de la tuer9. » La guerre est placée dès le départ sous le
signe de l’ironie, malgré les apparences d’une ironie « qui ferait croire en Dieu » il n’y a
dans son esprit, nous le verrons explicitement d’ici peu, ni ordre ni justice inhérente au
monde. Aucun dieu, aucun hasard n’est là pour venger le poilu comme était vengé Mytis
dans l’exemple d’Aristote.
24 La préparation militaire du soldat était peut-être insuffisante mais il ne fait aucun doute
que son imaginaire n’était certainement pas préparé à une guerre à la fois moderne par
les nouvelles armes qui firent leur apparition sur le champ de bataille et préhistorique
par les conditions de vie que les soldats connurent dans les tranchées. Si le combattant
appartenait à cette jeunesse qu’Agathon avait interrogé sur ses valeurs, on peut supposer
qu’il avait été nourri de littérature héroïque et pouvait croire à la valeur régénératrice de
la guerre. Les khâgneux connaissaient leurs classiques, Homère et Virgile en tête. Le
mythe du héros était bien vivant chez des hommes comme Drieu et Barrès bien sûr, mais
Apollinaire, comme on sait, n’y était pas non plus tout à fait insensible. Or, qu’ils fussent
reçu par les mitrailleuses allemandes ou qu’ils dussent se terrer dans les tranchées, la
prise de contact avec la réalité des combats a mis à mal les clichés. Comme le note Jules
Romains dans les Hommes de bonne volonté : « La guerre jouait aux guerriers le mauvais
tour de ne pas ressembler à l’image qu’ils avaient emportée d’elle10. »
25 Alors que le mythe du héros donnait un sens au sacrifice, l’expérience concrète de la
guerre moderne semble ôter aux événements vécus toute signification. Ainsi, dès les
premières pages du Voyage au bout de la nuit, Céline note : « Jamais je ne m’étais senti aussi
inutile parmi toutes ces balles et les lumières de ce soleil. Une immense, universelle
moquerie11 ». La guerre est placée sous le signe d’une ironie universelle indifférente au
sort des combattants. La nature accueillante, à laquelle Céline fait allusion ici lorsqu’il
évoque les jeux de lumières, est un décor qui invite au bonheur mais ce qui s’y déroule est
promesse de mort. L’Éducation héroïque devant Verdun de Arnold Zweig, pour prendre un
exemple dans le camp allemand, témoigne de façon semblable de la manière dont beauté
de la nature et douleur de la vie des tranchées contrastent : « Et le vent d’été passait et
repassait, balayant la poussière des attaques, séchait la sueur des combattants qui, les
yeux fixes et les mâchoires serrées, se hissaient hors des abris – le vent d’été emportait
ironiquement les gémissements des blessés, le dernier souffle des mourants 12. »
26 À des degrés divers la révolte est sensible dans les passages que nous venons de lire. C’est
encore le cas lorsque tel personnage de Jules Romains, surpris par la singularité de
certains noms de lieu, réfléchit sur le sens de ces toponymes tantôt charmants, tantôt
burlesques : « Dommage que tant de fantaisie vous fût prodiguée en de pareilles heures ;
comme si l’on apportait un plein panier de cerises à un homme secoué de fièvre, ou
comme si l'on jetait des confetti sur un enterrement13. »
27 Malgré le côté souriant de l’observation, la réalité observée dans Les Hommes de bonne
volonté est la même que chez Céline ou Zweig : les circonstances et l’action sont mal
assorties.
28 La mise en scène de l’ironie du sort dans un contexte de guerre laisse rarement
indifférent et il est exceptionnel de trouver un auteur qui prenne ses distances avec les
événements pour atteindre une forme de résignation philosophique. Jean Schlumberger
n’en est peut-être pas très éloigné dans son trop peu connu Au bivouac. Ce récit est d’un
grand détachement et s’efforce d’atteindre le général de la guerre au-delà du particulier
117

d’une expérience qui pourrait être de tous les temps. Il note : « Ainsi va la vie, mon ami ;
des milliers d’hommes se précipitent comme un torrent, foulent les cultures, piétinent,
massacrent ; on croit qu’où ils sont passés rien ne subsiste de vivant ; mais le soir même,
les petits peuples des bêtes n’en savent déjà plus14 rien. »
29 C’est toutefois Élie Faure qui exprime le mieux la sensibilité nouvelle qui naîtra de
l’expérience de la guerre ; en effet, il termine La Sainte Face par ce qui est une adhésion
explicite à l’ironie qu’il épinglait, faire la guerre avec l’espoir d’obtenir une paix
éternelle ; « Moi qui ne crois qu’au règne de la vie indifférente et sans objet que l’homme
traverse en artiste en lui donnant sa forme fugitive, je me sens près de tous ceux-là qui
sont morts pour qu’arrive le règne définitif de la foi qui les animait. Je souhaite qu’un
avenir vienne où l’homme n’aura pas besoin de casser des os et de piétiner des cervelles
pour faire aux générations lointaines un squelette et un esprit. Eux l’ont cru. Ils ont
modelé du futur une statue imaginaire à qui leur passion a prêté une beauté impérissable.
Le Christ n’est pas moins grand parce que sa mort n’a donné à la terre ni la justice ni la
paix15. »
30 Considéré dans l’ensemble, rien n’est cependant plus éloigné de l’esprit de la plupart des
auteurs que le relativisme : certains d’entre eux attribuent même à l’ironie désabusée de
la fin du XIXe et du début du XXe – disons, pour user d'un raccourci, celle d’Anatole France
– une part de responsabilité dans le déclenchement de la guerre. Romain Rolland écrit
ainsi que la guerre, qu’il exècre pourtant, venge néanmoins sa génération « des années de
scepticisme, de veulerie jouisseuse où nous avons grandi16 ». Dans Thomas l’imposteur ,
Cocteau rejoint cette position lorsqu’il fustige les « intelligences médiocres, faites du coup
d’œil et d’ironie17 ». Alain n’est pas moins sévère pour « la petite troupe des bien parlants
qui refusent le pouvoir ; mais ceux-là s’égarent de doctrine en doctrine, souvent jusqu’à la
dangereuse ironie qui nie tout et accepte tout18. »
31 Mais s’il est une ironie qu’Alain rejette, il en est clairement une autre qu’il soutient très
fortement, fût-ce sans la nommer explicitement : c’est celle de Socrate. Mars ou la guerre
jugée met en place une nouvelle maïeutique, dans laquelle l’ironie occupe une fois encore
la position centrale. Même s’il ne la désigne pas sous ce nom, préférant rattacher sa
démarche à ses origines terriennes, c’est l’ironie socratique qu’Alain envisage lorsqu’il
écrit dans ses Souvenirs de Guerre : « Je n’apporte point de références dans la conversation,
ni non plus dans mes écrits. Je veux bien avoir l’air d’ignorer, et cela me conduit même à
oublier que je sais ; ce qui fait que, même à ceux qui me connaissent un peu, je parais au-
dessous de ce qu’ils attendent ; et souvent ils se jettent sur moi comme sur une proie
facile. Il n’y a que quelques amis et un bon nombre d’élèves qui aient appris à connaître
cette sorte de ruse redoutable. Cette ruse m’est naturelle ; car je fais la bête aussi bien
avec moi-même ; c’est ma manière de refuser le premier moment de l’intelligence ; cela
me donne du champs et une prise neuve ; et, bref, je m’attends d’avantage que de
l’invention présente ; j’y galope, et je triomphe toujours. Il n’y a que le militaire qui sache
arrêter tout nette cette sorte de sédition si bien armée. Et cela ne m’humilie pas du tout.
Mais je vois dans ce moyen, toujours employé, souvent bien caché, sensible à moi comme
par un instinct, la source unique des injustice de tout genre. C’est pourquoi il faut tuer
d’abord, en soi-même et en tout homme, le colonel, qui est celui qui parle le premier.
Telle est cette autre guerre que j’appelle paix19. »
32 L’homme qui est revenu des tranchées, pour avoir goûté l’ironie du sort, est revenu avec
des certitudes, la première d’entre elles étant certainement de ne plus vouloir faire la
guerre. Certains cependant, comme ici Alain, chercheront à surmonter cette aversion
118

bien naturelle mais dictée par l’émotion et les sentiments, pour privilégier une réflexion
qui rend ses droits à la raison.
33 Lors du commentaire des exemples cités jusqu’à présent, nous avons différé d’attirer
l’attention sur l’idée de justice – ou d’injustice qui allait de pair avec la mise en scène de
l’ironie du sort. Or, il s’agit là d’un élément capital : l’agencement particulier des faits que
l’ironie réalise diffère de la plupart des autres structures narratives en ceci qu’elle est
couramment l’expression d’un jugement. À la différence de la construction linéaire, par
exemple, qui se développe simplement vers un climax, la structure ironique relève de
l’axiologie. Drieu regrette de voir le soldat se transformer en terrassier, Céline n’accepte
pas de mourir alors que le soleil invite à la vie, Romains rejette les noms de lieux
incongrus... À chaque fois, l’attente naturelle est détrompée : quand la guerre est là, le
monde ne tient pas ses promesses et cela est perçu comme une injustice, l’homme
ressentant le dénouement comme une violence qui lui est faite. On peut le lire dans un
texte où Roland Dorgelès met en scène des soldats qui se portent volontaires pour remplir
une mission lorsqu’ils apprennent que le lieu où ils doivent se rendre se nomme le
« Cabaret de la belle femme », l’endroit donnant d’ailleurs son nom tant à la nouvelle
qu’au recueil dans lequel il figure. Ils se mettent en marche, portés par les promesses de
ce nom. Arrivés sur place, les hommes constatent cependant combien leurs espoirs
étaient illusoires ; il n’y a là qu’un amas de ruines : « Les vieilles bouteilles étaient
dessous, la belle femme aussi, peut-être...20. »
34 Nomen est omen... Seulement, la guerre bouscule l’ordre normal des choses. Rien n’est
respecté, tout est perverti : les lois de la vie – le père meurt avant son fils, celles de
l’harmonie – la beauté de la nature est synonyme de joie, comme celles de la morale – la
vertu sera récompensée et le vice puni. Jean et Jérôme Tharaud s’indignent ainsi de la
mort d’une brave vieille qui les héberge dans sa modeste mais proprette maison : « il y
avait à côté un affreux ménage d’ivrognes, remplis de cris et de disputes ; et il semblait
naturel que si un malheur arrivait à ce pâté de maisons, la Providence ne pouvait pas
moins faire que d’épargner la vieille en sacrifiant les ivrognes. Mais quelle ombre de
raison, quelle justice espérer d’une Providence qui s’exprime par le moyen d’un
canonnier allemand ? L’obus épargna les ivrognes et tomba juste chez ma vieille21. »
35 L’ironie du sort est là, dans une mise en scène qui ne respecte pas les conventions
habituelles. Lorsque Dieu confond la Providence et l’Ironie, rien ne permet plus de le
distinguer du Diable. Au début de son célèbre pamphlet pacifiste Au-dessus de la mêlée,
Romain Rolland note plus généralement l’ironie diabolique qui se dégage de la vue de
deux camps qui invoquent chacun Dieu à leurs côtés : « Chaque bulletin de victoire des
armées allemandes, autrichiennes ou russes, remercie le maréchal Dieu22 ». La France
républicaine, échappant ici seule au ridicule. Victime de l’ironie, il reste à l’homme la
possibilité de retourner l’ironie et de s’adonner, comme le suggère Hofmannsthal, à la
comédie. Philippe Barrès, le fils du père Lorrain et belliqueux, a déjà confusément entrevu
cette possibilité dans le commentaire qu’il consacre à une anecdote tirée de l’expérience
des tranchées : « Revenu dans sa tranchée, Alain s’arrête : sur le parapet, quelqu’un a
planté une baïonnette, et emmanché dessus, en champignon, un long crâne blanc qui rit à
la lune. Sur l’os frontal deux mots sont tracés au crayon-encre : Vive Paname ! Elle vous
fait horreur, cette plaisanterie de quelque apache brave ? Je ne saurais dire combien elle
touche Alain. Blasphème qui mérite d’attirer la foudre du ciel ? Mais le ciel mérite bien
quelque ironie des hommes. Dans son audace, ce cri tout nu, sans foi mystique, sans autre
étai que le courage, c’est quand même un Sursum corda23. »
119

36 On ne retrouve bien évidemment ici aucune trace de la désillusion qui caractérise


Hofmannsthal, c’est en vainqueur que l’auteur parle, mais Barrès manifeste cependant
une même sensibilité : le Ciel mérite d’être payé de la monnaie de sa pièce. La comédie a
droit de cité lorsque l’ironie a régné sur le monde.
37 Tous les auteurs qui ont écrit des romans centrés sur l’expérience des tranchées ont été
confrontés à un même problème : comment raconter une histoire, qui suppose une
intrigue qui se développe et des personnages agissants, alors que la tranchée est un lieu
où le soldat est passif, où l’ennui domine. De là que beaucoup de fictions prennent la
forme de série de tableaux : il suffit de relire la table des matières des plus connues de ces
œuvres pour voir qu’entre ces romans et les recueils de nouvelles, signés parfois des
mêmes auteurs, l’écart n’est pas si grand. La différence réside principalement dans le fait
que les romans mettent en scène les mêmes personnages à travers les différents épisodes
dont ils se composent.
38 La fidélité à l’expérience de la guerre prive donc le romancier de la possibilité d’écrire un
roman qui connaîtrait un développement aboutissant à un véritable climax. Les intrigues
amoureuses n’offrent que des possibilités limitées, par manque de personnel féminin.
Même l’attaque, vers laquelle plusieurs romans construisent une tension, n’est jamais
qu’un petit climax puisque tout de suite après les combats les personnages retombent
dans les monotones travaux des tranchées. Quant à l’armistice, si elle est souvent
évoquée, elle ne constitue que rarement le point d’orgue d’un ouvrage.
39 L’ironie du renversement – celle qu’exploite fréquemment le mythe –, offre alors une
possibilité d’organiser le roman selon d’autres principes. On le comprendra mieux en
suivant un motif dans un grand roman des tranchées : Le Feu de Henri Barbusse. Un motif
discret, celui de la lettre, nous permettra de prendre toute la mesure du procédé. Biquet,
un des soldats de l’escouade, reçoit une lettre du pays : « Il me montre un passage de la
missive maternelle : “Quand tu recevras ma lettre, épèle-t-il, tu seras sans doute dans la
boue et le froid, à n’avoir rien, privé de tout, mon pauvre Eugène...” Il rit. Il y a dix jours
qu’elle a marqué ça. Elle y est pas du tout ! On n’a pas froid, pisqu’i fait beau depuis ce
matin. On n’est pas malheureux, pisqu’on a une chambre où boulotter. On a eu des
misères, mais on est bien maintenant24. »
40 Comme tant d’autres, Bicquet va se faire tuer... Deux cent pages plus loin dans le roman,
nous voyons comment ses camarades prennent réception d’une lettre postée par Bicquet
avant sa mort, mais qui n’a pu être délivrée, l’adresse ayant « fichu l’camp » :
« L’enveloppe, exposée sans doute à la pluie sur le dessus du paquet, s’est lavée, et sur le
papier séché et effrité on ne peut plus lire l’adresse parmi les moirures d’eau violacée.
Seule a subsisté, lisible dans l’angle, l’adresse de l’expéditeur... Je tire doucement la
lettre :
41 “Ma chère maman...”
42 – Ah, je me rappelle !...
43 Bicquet, qui gît en plein air, dans cette tranchée où nous faisons en ce moment la pause, a
écrit cette lettre il n’y a pas longtemps, au cantonnement de Gauchin-L’Abbé, par un
après-midi flamboyant et splendide, en réponse à une lettre de sa mère, dont les alarmes
tombaient à faux et l’avaient fait rire... “Tu crois que je suis au froid, à la pluie, au danger.
Pas du tout, au contraire. C’est fini tout ça. Il fait chaud, on sue et on n’a rien à faire qu’à
se balader au soleil. J’ai bien ri de ta lettre...” Je replace dans l’enveloppe abîmée et fragile
cette lettre qui, si le hasard n’avait pas évité cette nouvelle ironie des choses, aurait été
120

lue par la vieille paysanne au moment où le corps de son fils n’est plus, dans le froid et la
tempête, qu’un peu de cendre mouillée qui filtre et coule comme une source sombre sur
le talus de la tranchée25. »
44 Les lettres ne s’accordent jamais aux circonstances et le jeu de renversements successifs
que l’auteur leur fait subir lui permet de rappeler l’« ironie des choses » explicitement
soulignée par son personnage-narrateur. Mais dans ce passage le plus important n’est pas
dit et reste à découvrir. La description de la félicité – il fait beau et il n’y a rien à faire,
écrit Biquet à sa mère – est en effet bien fausse si, comme le fait le narrateur, on l’attribue
au cadavre de Biquet. À un niveau supérieur, cependant, elle est vraie. Car comment
imaginer que les quelques phrases que Barbusse fait écrire à son personnage soient tout à
fait innocentes. Les circonstances qu’elles évoquent valent certes pour la période de repos
évoquée au chapitre v, « L’asile », mais elles caractérisent aussi, et vraisemblablement
d’abord, une félicité qui n’appartient qu’au paradis. Par une ironie supérieure les propos
de Biquet deviennent vrais dès lors qu’on les attribue non plus à son corps pourrissant
dans l’enfer des tranchées mais à son esprit qui aurait rejoint le paradis céleste, où il
goûte un bonheur parfait !
45 On notera que Dorgelès avait utilisé exactement le même procédé dans un chapitre
destiné initialement à faire partie des Croix de bois, mais qu’il en exclura pour le publier
ultérieurement dans Le Cabaret de la belle femme. « Permissionnaires », la dernière nouvelle
du recueil, met en scène un très jeune soldat, Lagny, qui s’inquiète pour sa femme,
hospitalisée : « Il y a un mois, la pauvre fille, quelque ouvrière d'usine, est tombée malade,
et elle envoie de l’hôpital des lettres malhabiles où elle n’arrive pas à expliquer ce qu’elle
a26 ». Lagny obtient une permission et écrit à sa femme pour lui annoncer son arrivée en
fin de semaine : « Ce qu’elle va être contente, en recevant mon mot... Je lui ai dit que
c’était sûr, que dimanche nous serions réunis » (p. 226). Seulement les permissions sont
retirées et Lagny, qui devait partir le vendredi, est toujours au front le dimanche, plus
tourmenté que jamais car il n’a reçu aucune nouvelle de sa femme depuis une semaine.
Une torpille le tue le jour même ; mais le souvenir de sa mort hantera un de ses
camarades : « Est-il moins triste à présent ? Sait-il pourquoi elle n’écrirait plus jamais, la
pauvre fille morte la veille à l’hôpital ? Et quelle Fatalité l’inspirait quand il lui écrivait,
l’autre jour : “Dimanche, nous serons réunis...” » (p. 248).
46 Une fois encore une ironie supérieure vient donner un sens, ou une apparence de sens, à
une ironie qui avait créé un désordre. L’ironie c’est d’abord le règne de l’aléatoire et de
l’injustice mais dans sa quête d’un sens l’homme peut aussi être tenté d’y voir une justice
supérieure. « C’est la vérité des choses qui est folle27 » dira un Zouave de Barbusse : c’est
là une sagesse avec laquelle l’homme blanc en tous cas ne semble pas pouvoir se concilier.
47 Nous avons focalisé ici notre regard sur le motif des lettres mais il serait possible aussi de
suivre dans Le Feu un des thèmes principaux, celui de l’opposition entre Eros et Thanatos,
à travers les différents renversements ironiques que Barbusse met en pace. L’intrigue
amoureuse est avant tout charnelle : Lamuse désire ardemment Eudoxie mais la jeune
femme se refuse à lui. Un jour pourtant elle se donnera, mais, ironiquement, c’est alors
Lamuse qui la repousse. C’est en effet à l’état de cadavre, alors qu’il creuse une sape, qu’il
retrouve la femme qu’il a tant désirée, « J’ai revu Eudoxie... [...] Elle était pourrie. » : « “Tu
saisis la position. J’étais obligé de la soutenir d’un bras comme je pouvais, et de travailler
de l’autre. Elle essayait de me tomber dessus de tout son poids. Mon vieux, elle voulait
m’embrasser, j’voulais pas, c’était affreux. Elle avait l’air de me dire : ‘Tu voulais
m’embrasser, eh bien, viens, viens donc ! Elle avait sur le... elle avait là, attaché, un reste
121

de bouquet de fleurs, qu’était pourri aussi et, à mon nez, c’bouquet fouettait comme le
cadavre d’une petite bête. Il a fallu la prendre dans mes bras, et tous les deux, tourner
doucement pour la faire tomber de l’autre côté. C’était si étroit, si pressé, qu’en tournant,
à un moment, j’l’ai serrée contre ma poitrine sans le vouloir, de toute ma force mon
vieux, comme je l’aurais serrée autrefois, si elle avait voulu... [...]” Il se retourne sur le
ventre, ferme ses poings et s’endort, la face enfoncée dans la terre, en son espèce de rêve
d’amour et de pourriture28. »
48 C’est l’ironie qui agence le récit : la chaire qu’Eudoxie offre finalement est celle de son
cadavre. Le grotesque, poussé ici jusque dans l’horreur, est au bout de l’expérience des
tranchées. Si ces exemples montrent bien que l’ironie peut jouer localement comme
principe structurant de la fiction, ils permettent simultanément de vérifier le bien-fondé
de la position de Hofmannsthal sur le rapport entre guerre, ironie et comédie.
49 Aucun des ouvrages qui prennent la Grande Guerre pour décor, et qui se lisent encore
aujourd’hui, ne relèvent cependant à strictement parler de la comédie. Néanmoins,
certains indices témoignent ponctuellement d’une pratique qui lui doit beaucoup. On
peut ainsi se montrer attentif à un motif passé largement inaperçu dans ce qui constitue
peut-être le plus célèbre d’entre eux : Les croix de bois de Roland Dorgelès. La fin du texte
peut surprendre le lecteur par l’accent mis sur le rire qui, sans être absent dans le roman,
n’occupe pas une place si visible qu’il justifierait un rappel en clôture d’ouvrage : « [...]
devant la mort même, je vous ai entendus rire : jamais pleurer. Etait-ce votre âme, mes
pauvres gars, que cette blague divine qui vous faisait plus forts. Pour raconter votre
longue misère, j’ai voulu rire, rire de votre rire. [...] Reconnaîtrez-vous votre joie, mes
camarades ? C’était le bon temps, puisqu’il vous voyait vivants... On a bien ri, au repos,
entre deux marches accablantes, on a bien ri pour un gourbi solide, on a bien ri pour une
nuit de répit, une blague lancée, un brin de chanson... Un copain de moins, c’était vite
oublié, et l’on riait quand même ; mais leur souvenir, avec le temps, s’est creusé plus
profond ; comme un acide qui mord... Et maintenant, arrivé à la dernière étape, il me
vient un remords d’avoir osé rire de vos peines, comme si j’avais taillé un pipeau dans les
bois de vos croix29. »
50 On notera que cette page débute par le rappel explicite de l’ironie du sort, dans lequel
Hofmannsthal voyait l’élément déclencheur qui invitait à l’écriture de comédies. Elle se
termine par une image à travers laquelle l’auteur définit son entreprise et résume
visuellement son roman : « Un pipeau taillé dans les croix de vos bois ». De l’ironie du sort
à la comédie, celle de la joie du rire et de la musique du pipeau le lien est ici, sinon affirmé
comme chez Hofmannsthal, du moins suggéré.
51 Mais dans le cas de Dorgelès cette affirmation oblige à un retour sur le texte : en effet, le
lecteur qui termine Les Croix de bois comprend mal les scrupules dont l'auteur fait état à la
dernière page du roman ; la douleur et la compassion ayant dans cette œuvre
certainement dominé la joie et l’insouciance. Il suffit pour s’en assurer de suivre l’image
qui donne au roman son titre pour s’en assurer. Le motif de la croix revient à peu près
toutes les vingt pages30, et encore n’est là qu’un seul des motifs qui renvoient à la mort.
52 Le pipeau est plus discret que la croix et la joie à laquelle il renvoie – l’image du pipeau
lui-même n’apparaissant guère – est peut-être le mieux observée à travers un motif qu’on
ne s’attend pas à retrouver dans un roman de guerre : celui des dimanches de fête, celui
des noces, du mardi gras et des fêtes foraines. La guerre, comme les dimanches, est
chômée : hors de leurs devoirs de combattant, elle libère les hommes des contraintes
habituelles. De là d’ailleurs aussi que chez de nombreux auteurs surgissent
122

ponctuellement des associations entre la guerre et l’enfance, celle des vacances et des
jeux.
53 Dès les premières pages de son roman, Dorgelès décrit une scène qui appartient à un
autre univers que celui de la guerre : « “J’vas m’habiller en poule et toi en homme, tu
piges, face d’âne”. Le temps de déchirer quelques corsages dans des essayages
malheureux, et ils purent s’admirer dans la glace, transformés en mariés de mardi gras.
Quand ils parurent dans la cour, bras dessus, bras dessous, ce fut une courte stupéfaction,
puis une clameur les salua. “Vive la noce” ! beugla le premier Fouillard. Les autres
braillèrent plus fort, et l’escouade hurlant de joie entoura les deux chienlits » (p. 11).
54 Nous sommes ici au début de la guerre et les soldats, qui se souviennent encore de la
caserne, affirment encore sans arrière-pensées : « On s’amuse au moins au front » (p. 13).
Mais ce genre d’image perdurera même lorsque les soldats auront pris conscience de la
réalité de la guerre et seront bien engagés dans les combats. Ainsi, moins de vingt pages
plus loin, et alors même que Dorgelès vient de faire apparaître pour la première fois le
motif des croix de bois sur les lieux où « un régiment entier avait dû tomber », il évoque
un bombardement à travers l’image d’une nuit populaire de 14 juillet. Si les ciels de
bombardement, avec leurs fusants et leurs éclairs, sont régulièrement comparés à des
feux d’artifice ce cliché soulignant une fois de plus l'importance de l’imaginaire de
l’enfance, il est plus surprenant de constater que les effets des obus eux aussi se voient
rapprochés avec les fêtes populaires : « Au milieu de la grande rue, une ferme qui brûlait
mettait au-dessus des toits démantelés un rouge brutal de fête foraine, et l’on était
surpris de ne pas entendre les orgues. Des lapins enflammés traversèrent les rangs,
comme de petites torches vivantes. Puis, entre deux murs près de crouler, on vit courir,
dans la buée rouge de l’incendie, des ombres muettes qui portaient des seaux31. »
55 La scène elle-même est à proprement parler hallucinante, mais son horreur n’a pas
empêché que surgisse l’image de la fête foraine, avec un pipeau démesurément grandi
aux dimensions d’un tuyau d'orgue de manège. À l’évidence, l’image de la fête foraine est
plus intéressante que l’évocation de la parodie de noce : en effet, elle permet non
seulement d’enrichir la vision des jeux de lumières et de sons plus impressionnants, mais
elle permet surtout d’introduire une notion capitale, celle du hasard. C’est ce que
Dorgelès fera explicitement lorsqu'il décrira le pilonnage des lignes allemandes : « Quand
une salve bien pointée donnait sur la tranchée ses quatre coup de pic, arrachant une
gerbe de terre, de pierres et de madriers, un cri d’admiration montait, une clameur ravie
de feu d’artifice. Dans le vacarme, on entendait plus que ce rire heureux, ce rire honnête,
comme su nous avions jugé l’effet de balles à massacre, sur les têtes de bois d’une noce
villageoise. Parfois un cri dominait le tumulte.
56 – Visez, les gars, un poilu qui saute, hurlait Vairon avec des gestes désarticulés. [...]
57 Gesticulant dans la cohue, Sulphart braillait sa joie.
58 – Qui n’a pas gagné va gager ! C’est à la chance et à l’idée du joueur... Allons, pressons-
nous, qui n’a pas sa plaque, six pour deux sous.
59 Il agitait d’une main des numéros imaginaires, comme un marchand forain, beuglement
couvraient le vacarme. [...]
60 – Boum. Le monsieur a gagné un superbe poulet d’Inde. Allons, au suivant ! Risquons-
nous. Au petit bonheur la chance... »32.
61 La destinée qui frappe « Un jour, quelqu’un frappe : “Pan ! Pan !” C’est la vie. [...] Et crève
bonhomme33 » est présentée sous les traits d’une loterie dans un texte qui se plaît à
123

multiplier les allusions aux réjouissances populaires, ainsi encore en évoquant tel
« retour de foire, saisissant et bouffon34 » dans des circonstances qui ne se prêtent
aucunement à la joie. Dorgelès n’est d’ailleurs pas le seul auteur à se servir de l’image des
loteries des fêtes foraines, mais à la différence par exemple de Giono qui la fait surgir
dans le Grand Troupeau : « J’ai vu ce fils de pute qui poussait sa roulante en plein milieu de
la route avec un feu comme un phare, je t’ai dit : “Tu vas voir qu’on va gagner la
montre...”35 », et qui accentue le tragique à travers la dérision, Dorgelès met toujours
l’accent sur le plaisir que procurent ces divertissements populaires.
62 En effet, la joie qu’éprouvent les soldats est sincère. Un défilé organisé au lendemain
d’une attaque sanglante, qui s’est terminée par la prise dérisoire d’un village, suffit à faire
oublier les souffrances et la mort : « La musique sonore nous saoulait, semblant nous
emporter dans un dimanche en fête ; on avançait, l’ardeur aux reins, opposant à ces
armes notre orgueil de mâles vainqueurs. Allons, il y aura toujours des guerres, toujours,
toujours...36. »
63 Les soldats marchent au son de la musique militaire : le fifre ici n’est plus celui des bals
populaires, c’est celui qui accompagne le tambour. Mais le constat est le même : la
musique et la joie sont là. Dans la dernière ligne de l’extrait, isolée par l’auteur pour lui
donner la plus grande visibilité, le pessimisme résigné de Dorgelès trouve sa formulation
peut-être la plus explicite du roman. Et ce n’est pas un hasard si celui-ci trouve à
s’exprimer dans un contexte qui, évoquant les réjouissances populaires, met l’accent sur
le bonheur. Dorgelès est sans illusions parce que dans la guerre l’homme verra toujours la
fête foraine.
64 La musique militaire a la même fonction que les récits héroïques. Parlant du genre épique
et de son pouvoir agissant, Alain avait reconnu la force du modèle héroïque. Mais, tout en
reconnaissant que l’héroïsation était une façon de surmonter la peur, il avait aussi
mesuré avec une grande lucidité les dangers : « L’entraînement épique n’est qu’une
réaction contre la peur, qui surmonte, il est vrai, la peur, mais crée en même temps, et de
toutes pièces, le plus formidable péril humain. Qui a bien compris cela donnera plus de
prix à ce vieil esprit frondeur que la fable a toujours ressuscité contre l’épopée. Et la
grande guerre ne pouvait manquer de faire surgir une œuvre digne de Rabelais, de La
Fontaine et de Voltaire par la raillerie insolente37. »
65 La conclusion à laquelle Alain aboutit ici rejoint celle de Hofmannsthal mais il semble que
la conséquence du raisonnement ne se vérifie pas dans la production littéraire. Les grands
classiques de la littérature de guerre en France – Barbusse, Dorgelès, Genevoix – pas plus
qu’en Allemagne – Remarque, Jünger, Zweig – ne peuvent passer pour des grandes fables
comiques dignes des modèles évoqués. On a pu s’en rendre compte d’ailleurs à travers la
lecture des passages analysés jusqu’à présent qui, s’ils montraient bien l’importance de
l’ironie comme thème et comme principe de structure, et même son rapport ponctuel à la
comédie, ne ressortissaient en définitive ni de la fable ni de la comédie. Il est convenu
d’écrire que seule la littérature tchèque, avec l’extraordinaire Brave soldat Chveïk
(1921-1923) de Hasek, a donné naissance à une grande comédie portant sur la Grande
Guerre.
66 Cette réussite littéraire est sans équivalent véritable en France mais il existe cependant
un texte peu connu : Les mémoires d’un rat de Pierre Chaîne, qui permet de vérifier la
pertinence de la conclusion à laquelle Alain aboutissait par la seule force de déduction.
Pour être méconnu, ce texte n’en mérite cependant pas moins d’être classé, du point de
vue de la fable comique du moins, aux côtés de Rabelais, de La Fontaine et de Voltaire.
124

67 Usant du procédé de défamiliarisation propre à l’ironie, Pierre Chaîne met en scène un rat
de tranchée qui observe de son point de vue d’animal la réalité des premières lignes. A la
façon du regard des Persans de Montesquieu sur Paris, cette perspective particulière
change tout : ainsi, « la zone de sécurité correspondait pour nous à la zone dangereuse
qui s’étendait entre les deux tranchées adverses38 ». Ferdinand rat est policé, c’est un
beau parleur usant de périphrases bourgeoises, et il est convaincu de son utilité – « Grâce
à nous, le poilu ne dort jamais que d’un œil39 ». Partant, il se montre assez imbu de sa
personne – « Joffre, lui-même, ne nous a-t-il pas rendu un éclatant hommage en
s’assimilant à l’un de nous quand il a proclamé : “Je les grignote” ?40 ». Après avoir
raconté sa jeunesse et ses amours dans une ambiance de félicité – même si sa « queue est
mise à prix41 » – il en arrive à l’événement central de son existence : sa capture. Alors qu’il
craint un fin peu glorieuse, un colonel suggère de le garder en vie afin qu’il serve
« d’avertisseur en cas d’attaque par les gaz42 ». Dès lors le rat est adopté par les hommes
et en particulier par Juvenet, son propriétaire, qui lui peint sur le corps l’uniforme bleu
clair : « j’étais soldat ! il me sembla que je devenais un autre rat ! Je n’éprouvais plus
qu’une pitié arrogante pour les vulgaires rongeurs dont la vie ou la mort importait peu au
salut de la patrie43. »
68 Si tout au long de sa captivité devenue rapidement volontaire notre rat philosophe
s’interroge avec une grande liberté sur la conduite des opérations militaires ou le
problème de la mort en temps de guerre, son propos central vise surtout à dénoncer les
clichés du genre épique et les mensonges du mythe du héros. C’est même à une entreprise
de démolition systématique qu’il se livre. Les propos qu’il tient dans le dernier
paragraphe de ses mémoires en témoignent de façon éloquente. Rendu à la vie civile par
suite d’une blessure dont Juvenet se trouve affligé, il regarde la guerre, du point de vue de
l’arrière, c’est-à-dire à distance : « Maintenant que j’assiste à la guerre de plus loin, je
partage avec mes collègues l’opinion que la conduite en est molle et décousue. Il nous faut
des offensives largement conçues et opiniâtrement exécutées jusqu’au résultat décisif.
Avec tous les tués qu’on a égrenés dans les offensives partielles quel résultat n’aurait-on
pas obtenu, en les faisant massacrer d’un seul coup. Il faut être dans la tranchée pour ne
pas saisir toute la justesse de ce raisonnement. Trop de timidité, trop de discours, trop
d’hésitations, trop de retards ! Nous voulons des actes ! Et nous ferons les sacrifices
nécessaires !44. »
69 On trouve à l’explicit du texte le pastiche du ton héroïque que le rat narrateur avait
ouvertement rejeté lorsqu’au début de ses Mémoires, il brossait l’ambition de son projet.
Ferdinand avait promis à ses lecteurs de ne pas verser dans le genre épique, dont les
journaux étaient à ses yeux les relais modernes : « On ne trouvera pas sous ma plume
l’héroïsme souriant et bavard des “récits du front”, ni les blessés qui refusent de se faire
évacuer, ni les mutilés impatients de retourner au feu, ni les morts qui veulent rester
debout45 ».
70 Cette position, faut-il le rappeler, est exceptionnelle à une époque où la plupart des
auteurs et même, voire surtout, les plus grands sacrifiaient volontiers au mythe du héros.
Ferdinand rat s’en prend à tous les auteurs – épiques ou naturalistes, une distinction qui
ne double pas nécessairement celle qui oppose les nationalistes aux pacifistes – qui se
complaisent « dans l’étalage ou plus exactement dans l’étal d’une répugnante boucherie.
Ce ne sont que ventres ouverts, tripes au soleil, cervelles jaillissantes, cadavres
grouillants et autres horreurs » : « À quoi bon ces descriptions malsaines puisqu’elles
n’ont pas le pouvoir de supprimer les guerres ? Ces tableaux sont douloureux s’ils
125

évoquent en nous des visions vécues. Ils sont inutiles s’ils s’adressent à l'imagination des
curieux : rien ne pourra jamais donner la sensation d’un champ de bataille à celui qui n’en
a pas vu. Avant cette guerre, il existait déjà sur ce sujet des descriptions réalistes et ceux
qui les avaient lues ont été surpris par la réalité. Mais ce qu’on peut reprocher de plus
grave à ces terribles évocations c’est qu’elles sont psychologiquement fausses. Nos
impressions ne sont pas proportionnées à l’horreur des images que nous percevons.
L’intensité des émotions provoquées en nous par les mêmes objets varie tellement selon
notre état d’esprit ! Un brancard anonyme recouvert d’une toile, si on le rencontre quand
on monte en ligne dans un mauvais coin, frappe davantage l’imagination que les débris
humain sur lesquels on piétine à la relève alors que chacun trouve dans sa propre
existence un motif suffisant d’optimisme46 ».
71 Notons ici que la mise en scène de l’horreur par la littérature a donné force à un mythe
dont l’importance ira grandissant pendant le XX e siècle, celui de la victime innocente, du
bouc émissaire. Par ce biais, le mythe du héros subit une modification fondamentale :
l’héroïsme actif traditionnel, celui dont fait preuve un homme qui recherche activement
le danger et agit en conséquence, perdra de son poids au profit d’un héroïsme que faute
d’un terme plus approprié on nommera passif, celui d’une victime qui subit.
72 Avec sa fable qui met en scène un rat soldat et philosophe, Pierre Chaîne fait évidemment
œuvre de moraliste. Mais l’ironie qu’il déploie lui permet de dénoncer ce que la guerre
comporte de ridicule et d’absurde sans être lourde ment moralisateur. Céline ne fera rien
d’autre : dès le début du Voyage au bout de la nuit c’est en comédie qu'il mettra en scène la
guerre. L'entrée en scène du cavalier à pied « le casque à la main [...] comme un chapeau
melon » relève déjà du drame bourgeois : « Il avait l’air de la saluer, lui, ce cavalier à pied,
la guerre, en entrant47 ». La conversation entre cet homme et le colonel est tout à fait
digne de Molière :
« Le maréchal des logis Barousse vient d’être tué, mon colonel, qu’il dit tout d’un
trait.
– Et alors ?
– Il a été tué en allant chercher le fourgon à pain sur la route des Étrapes, mon
colonel !
– Et alors.
– Il a éclaté par un obus !
– Et alors, nom de Dieu !
– Et voilà ! Mon colonel...
– C’est tout ?
– Oui, c’est tout, mon colonel.
– Et le pain ? demanda le colonel.
Ce fut la fin de ce dialogue parce que je me souviens bien qu’il a eu le temps de dire
tout juste : “Et le pain ?” Et puis ce fut tout. Après cela, rien que du feu et puis du
bruit avec48. »
73 « Et alors ? », relayé par « Et le pain ? » vient prendre ici la place du célèbre « Et
Tartuffe ? ». Lorsque Céline évoque les effets produits par l’obus qui vient de tomber sur
le groupe, il montrera alors les deux antagonistes ironiquement unis dans la mort : « (Le
colonel) était mort. Je ne le vis plus, tout d’abord. C’est qu’il avait été déporté sur le talus,
allongé sur le flanc par l’explosion et projeté jusque dans les bras du cavalier à pied, le
messager, fini lui aussi. Ils s’embrassaient tous les deux pour le moment et pour toujours,
mais le cavalier n’avait plus de tête, rien qu’une ouverture au-dessus du cou, avec du sang
dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite. Le colonel avait
126

son ventre ouvert, il en faisait une sale grimace. Ça avait dû lui faire du mal ce coup-là au
moment où c’est arrivé. Tant pis pour lui !49. »
74 La comédie se fait amère avec la dernière remarque mais par la nature de ses images
Céline évite l’écueil de la vision naturaliste des cadavres que critiquait si violemment
Pierre Chaîne. Le sang qui mijote « en glouglous comme de la confiture dans la marmite »
est ironique par choix : elle crée une distance qui permet de montrer l’horreur sans
tomber dans le voyeurisme.
75 L’ironie, la comédie, peuvent ainsi être une forme de réponse à l’ironie du sort. Elie Faure,
qui, on s’en souvient, a intitulé La Sainte Face son livre consacré à l’expérience de la
première guerre mondiale, avait envisagé un titre différent. Dans un dialogue imaginaire
avec un lecteur, il s’explique : « Pourquoi n’avez-vous pas intitulé ces impressions La
Sainte Farce ? après tout, si c’est Dieu qui s’amuse, ce titre-là convenait. Surtout si la
guerre ne relève pas des saints et des farceurs. » « C’eût été du goût de Shakespeare, et j’y
ai songé. Mais j’ai faibli... Il y en a trop qui meurent, trop qui pleurent 50. »
76 Les scrupules qui l’ont retenu rejoignent les propos tenus par Dorgelès à la dernière ligne
de son roman lorsqu’il exprime ses regrets d’avoir « taillé un pipeau dans le bois de vos
croix ». « Sainte farce » ou « pipeaux en bois de croix », ses formules sont autant
d’oxymores qui rejoignent celle de Hofmannsthal : ils pointent simultanément sur l’ironie
du sort que la guerre exacerbe et sur l’ironie verbale d’un discours sur la guerre.
77 Au terme de ce parcours on ne peut que rappeler la place centrale que l’ironie occupe
chez les auteurs qui, ayant fait l'expérience de la Grande Guerre ont ensuite choisi de la
prendre pour thème de leurs œuvres. S’il était permis de conclure en s’interrogeant sur la
raison qui explique la fréquence de l’ironie dans ces textes, au-delà de sa valeur
stylistique ou structurant que nous avons déjà largement commentée, il faudrait sans
doute se tourner vers la situation de l’écrivain. Celle-ci est en effet paradoxale : sa
position par rapport à la guerre se caractérise simultanément par une adhésion et par un
rejet. Adhésion d’abord parce que lors de la mobilisation la plupart d’entre eux sont partis
confiants. Adhésion encore, et malgré tout, à la vie dans les tranchées, aux joies et à la
camaraderie, ce dont témoigne sans ambiguïté une formule récurrente, toujours
identique malgré des variations de détail : « Je n’aime pas la guerre mais j’aime ceux qui
la font ». Mais lorsque le soldat s’est fait écrivain, et fréquemment écrivain pacifiste, sa
position par rapport à la guerre a changé radicalement : elle se caractérise dorénavant
pour l’essentiel par le rejet. Un grand nombre d’auteurs, même ceux qui se montrent
sceptiques sur le pouvoir des lettres, écrivent avec l’espoir sincère que leurs écrits
permettront à l’humanité d’échapper à une nouvelle guerre.
78 Dans ces circonstances, seule l'ironie, qui permet l’expression simultanée de l’adhésion et
du rejet, permet d’offrir une issue au paradoxe et il n’est donc pas étonnant que tant
d’auteurs se soient engagés dans cette voie.
127

ANNEXES

APPENDICE : Hugo van Hofmannsthal, « L’ironie des


choses » 51

C’était longtemps avant la guerre que je lus la remarque suivante dans les Fragments de
Novalis : « Après une guerre malheureuse, il convient d’écrire des comédies. » Cette
observation étonnamment laconique m’apparut assez étrange à l’époque, mais je la
comprends mieux aujourd’hui. L’essence de la comédie, c’est l’ironie, et il n’y a rien de tel
que perdre une guerre pour nous faire comprendre l'ironie qui régit toutes les choses en
ce monde. La tragédie investit son héros, l’individu, de dignité artistique, et l’érige en
demi-dieu placé au-dessus des contingences bourgeoises. Dès lors que la tragédie
s’éloigne ne fût-ce que d’un demi-pouce de cette tradition inconsciente mais inéluctable,
elle entre dans la sphère de la comédie. Une pièce comme Hamlet montre combien les
deux sont proches ; Hamlet même est un prince et un héros mais l'ironie des
circonstances et l’auto-ironie dans l’esprit du héros rongent sa substance comme les
rayons de soleil entament un bonhomme de neige. Une tragédie bourgeoise est une
absurdité totale parce que le milieu bourgeois est un monde conditionné par les
conventions sociales et que la tragédie doit nécessairement se dérouler dans un monde où
il n’y a pas de conventions sociales. La véritable comédie place ses individus dans un
réseau de relations avec le monde mille fois ramifiées ; elle confronte chaque individu et
chaque chose à chaque autre individu et à chaque autre chose et envisage ainsi tout sous
le rapport de l’ironie. C’est cela également que fait la guerre, qui nous a tous touchés, et
dont l’ombre ne nous a pas encore quittés et ne nous quittera peut-être pas avant vingt
ans encore. La guerre met tout en rapport avec tout, l’apparemment grand avec
l’apparemment petit, elle place un nouveau maître au-dessus de l’ancien qui se fait
dominer à son tour, elle associe l’héroïque au mécanique, le pathétique au financier, et
ainsi de suite sans fin. Au début de la guerre le héros qui voulait rester debout et s’élancer
à l’attaque fut ironisé par le terrassier, qui possédait une pelle et se terrait dans les
tranchées. A la même époque l’individu fut ironisé par la masse, jusqu’à en perdre sa
confiance en lui-même ; et non seulement l’individu, mais la masse organisée elle-même -
le bataillon, le régiment, le corps d’armée- fut ironisée par une masse toujours plus
grande et toujours plus informe. A son tour cette masse combattante, ce colosse horrible
et terrifiant, fut ironisé par quelque chose qui la poussait de l’avant, quelque chose de
difficile à nommer – appelons-le l’esprit des nations. Mais le moment vint où ces choses
gigantesques se trouvèrent ironisées par l’omnipotence momentanée de quelques
individus qui parvinrent à s’emparer des guides grâce auxquelles cette entité
incontrôlable put être dominée, fût-ce brièvement. Mais au même instant ces quelques
dirigeants furent eux-mêmes victimes des courants croisés de la plus puissante et la plus
dévastatrice des ironies : l’ironie des contrastes entre les slogans qu’ils avaient aux lèvres
et l’enchevêtrement de réalités obstinées qu’ils devaient affronter – l’ironie de l’outil
contre la main qui croit le diriger, l’ironie des milliers de détails ancrés dans la réalité et
128

qui s’opposent aux synthèses précipitées et volontiers fausses. Simultanément vint


cependant le moment où au sein de ces ensembles gigantesques le concept de nation fut
ironisé par la notion de classe sociale. Vint alors le temps du charbon et des mineurs : ce
grand ensemble que nous nommons civilisation européenne, dans laquelle la matière
dissimule le spirituel et le spirituel le matériel, tout cet ensemble fut ironisé jusqu’au
ridicule par une seule matière, la lumière du soleil sous forme minérale. Cette matière
non seulement contrôle, et donc ironise, toutes les classes sociales, mais toutes les classes
sociales à leur tour, et certainement la classe des travailleurs, furent ironisées par une
tranche spécifique de cette classe : les mineurs, qui ont avec cette matière dont tout
dépend, une relation émaillée d’une ironie inouïe, car eux-mêmes sont réduits
précisément par la matière qu’ils manipulent à une condition proche de l’esclavage. Dans
la bataille pour l'âme du mineur – qui soudain était devenu le maître de la situation – les
slogans de nation et de classe sociale se sont à leur tour ironisés à l’extrême d’autant que
le mineur est irrémédiablement, et davantage que d’autres ouvriers, lié à un paysage. De
même s’ironisèrent dans cette lutte ces forces supérieures que sont la géographie et
l'histoire, et dont l’ironie capricieuse surgit par moments dans tous ces événements. Il y a
une source d’ironie inépuisable dans le fait que dans tous les pays vaincus – c’est-à-dire
une bonne moitié de l’Europe – l’argent avait perdu sa valeur par rapport aux biens,
même les plus modestes comme le pain ou le drap ; que la « matière de Satan », pour
laquelle on avait l’habitude de tout sacrifier puisqu’elle permettait de tout acheter, ne
permettait plus d’acheter quoi que ce fût ; que dans de nombreuses régions, on en est
revenu au vieux système du troc, et que dans le contexte de ces changements les
privilèges du travail intellectuel ont disparu et qu'un directeur de collège gagne à peu
près autant qu’un apprenti chez un marchand forain et qu’un secrétaire d’État gagne un
peu moins qu’un chauffeur.
Nous nous trouvons en plein milieu d’une véritable comédie – ou plus exactement, sous le
coup d’une ironie si universelle qu’aucune comédie ne l’a jamais mise en scène, à
l’exception de la comédie d’Aristophane. Elle aussi est née d’une guerre des plus
malheureuses et qui allait sceller le sort de la patrie de l’auteur. Il est clair que cette
puissance ironique des choses est particulièrement ressentie par les vaincus. Le bandeau
tombe des yeux de celui qui est arrivé à l’aboutissement amer d’un événement ; il y voit
clair et parvient à voir au-delà des choses, presque comme quelqu’un qui serait décédé.
Nos poètes d’il y a un siècle avaient pleine conscience de ces choses ; ce n’était que
naturel : ils avaient dû vivre les années tumultueuses de la Révolution française et des
guerres napoléoniennes, comme nous devons traverser la crise actuelle. C’est pour cette
raison qu’ils firent de l’ironie l’élément fondateur de leur attitude envers la vie et l’art et
lui donnèrent le nom d’« ironie romantique ». Ils estimaient que l’homme n’avait pas le
droit de se laisser sombrer trop profondément dans la tristesse et soutenaient que même
dans l’adversité il devait être capable de regarder le côté risible du malheur. Ils désiraient
que l’on puisse considérer la vie comme une « géniale et belle illusion » ou comme un
« spectacle merveilleux » et affirmaient que celui qui faisait autrement était incapable de
saisir le sens de l’univers. Ils s’élevèrent au-dessus de leur époque où, comme dans la
nôtre, une fois la tempête apaisée, se mélangeaient l’amer et l’insipide, pour atteindre
une liberté spirituelle si grande qu’elle pourrait à nos yeux presque passer pour une
ivresse. Aujourd’hui nous sommes un peu mieux armés pour comprendre cette mentalité
que ne l’étaient les générations intermédiaires et nous lisons avec étonnement les mots
129

qu’ils inscrivirent en lettres de feu sur la voûte obscure d’un ciel sans étoiles : Le Seigneur
est Esprit, là où est l’Esprit du Seigneur, là est la Liberté.

NOTES
1. J. GIONO, Écrits pacifistes, Paris, Gallimard, 1978, p. 283-284.
2. D. THÉVENIN (pseud. de G. DUHAMEL), Civilisation 1914-1917, Paris, Mercure de France, 1918, p. 71.
3. DRIEU LA ROCHELLE, La Comédie de Charleroi, Paris, Gallimard, 1934, p. 27.
4. L. DELTEIL, Les poilus, Paris, Grasset, 1987, p. 55.
5. J. NORTON CRU, Témoins, Paris, Allia, 1997, p. 66.
6. L. DELTRIL, op. cit., p. 91.
7. E. M. REMARQUE, A l’Ouest rien de nouveau, Paris, Stock, 1929, p. 112.
8. R. DORGELÈS, Le cabaret de la belle femme, Paris, Albin Michel, 1928, p. 80.
9. É. FAURE, La Sainte Face, Paris, La Jeune Parque, 1965, p. 71.
10. J. ROMAINS, Les hommes de bonnes volontés, Paris, Flammarion, 1954, t. III, p. 10.
11. L.-F. CÉLINE, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1981, p. 12.
12. A. ZWEIG, Education héroïque devant Verdun, Paris, Omnibus, 1994, p. 721.
13. J. ROMAINS, op. cit., p. 236. Notons d’ailleurs en passant que l’ironie a joué son rôle dans la
dénomination de certaines réalités propres à la guerre. Le nom de « poilus », d’usage surtout à
l’arrière et que les soldats n’appréciaient pas nécessairement, est considéré d’habitude sous un
angle sérieux : le développement important du système pileux des combattants étant considéré à
l’époque comme un signe de virilité. Il se pourrait cependant aussi que ce terme ait une origine
ironique, c’est ce que suggère Henri-Frédéric Blanc : « On nous appelait “poilus” parce que nous
étions trop gamins pour avoir du poil » (Le dernier survivant de Quatorze, Monaco, Éditions du
Rocher, 1999, p. 11). L’autre terme d’usage pour désigner les soldats de l'infanterie les « biffins »,
est lui incontestablement ironique puisqu’à travers l’allusion aux uniformes disparates voire aux
haillons de ces soldats, il renvoie aux chiffonniers.
14. J. SCHLUMBERGER, Au bivouac, Paris, Gallimard, 1959, p. 246.
15. É. FAURE, op. cit., p. 324-325.
16. R. ROLLAND, Au-dessus de la mêlée, Paris, Ollendorff, 1919, p. 21.
17. J. COCTEAU, Thomas l’imposteur, Paris, Gallimard, 1980, p. 67.
18. ALAIN, Souvenirs de guerre, Paris, Hartman, 1937, p. 231.
19. ID., p. 185.
20. R. DORGELÈS, op. cit., p. 25.
21. J. et J. THARAUD, Une relève, Paris, Émile Paul, 1919, p. 75.
22. R. ROLLAND, op. cit., p. 29.
23. Ph. BARRÈS, La guerre à vingt ans, Paris, 1924, p. 139.
24. H. BARBUSSE, Le Feu. Journal d’une escouade, Paris, Flammarion, 1965, p. 107.
25. ID., p. 300-301
26. R. DORGELÈS, op. cit., p. 226.
27. H. BARBUSSE, op. cit. p. 309.
28. ID., p. 220.
29. R. DORGELÈS, op. cit., p. 251.
30. On suivra le motif en particulier à travers les pages suivantes : 28, 77, 93, 110, 119, 143, 147,
160, 169, 196, 203, 250-251.
31. ID., p. 29
32. ID., p. 36.
130

33. ID., p. 171.


34. ID., p. 76.
35. J. GIONO, Le Grand troupeau, Paris, Gallimard, 1972, p. 110.
36. R. DORGELÈS, op. cit., p. 175.
37. ALAIN, Mars ou la guerre jugée, Paris, Gallimard, 1995, p. 210.
38. P. CHAÎNE, Les Mémoires d’un rat, Paris, L’Œuvre, 1917, p. 16.
39. ID., p. 9.
40. Ibidem.
41. ID., p.22.
42. D., p. 38.
43. ID., p. 45.
44. ID., p. 126.
45. ID., p. 10.
46. ID., p. 11-13.
47. L.F. CÉLINE, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1981, p. 16.
48. ID., p. 16-17.
49. ID., p. 17.
50. É. FAURE, La Sainte Face, Paris, La Jeune Parque, 1965, p. 169.
51. H. VAN HOFMANNSTHAL, « L’ironie des choses », dans Gesammelte Werke : Prosa , Francfort,
Fischer, 1966, t. 4, p. 4044. Notre traduction.

AUTEUR
PIERRE SCHOENTJES
Universiteit Gent
131

Le mythe chez Michel de


Ghelderode : subversion et
recréation grotesques
Isabelle Ost

1 Depuis la plus haute Antiquité, semble-t-il, les récits que l’on appelait « muthos » ont été
frappés, par certains, d’un discrédit infamant. Fables, fictions, absurdités, mensonges, ou
même stupidités, aucun mot ne paraît assez dur pour qualifier la violence que le mythe
fait à la vérité. « Scandaleux », s’écrient les Xénophane, les Polycrate, et autres Thucydide
– tandis que Platon bannit définitivement de sa cité idéale ces illusions dangereuses qui
flattent passions et désirs sauvages. Et Marcel Detienne d’ajouter : « figure adverse de l’
eunomie revendiquée par Polycrate, le mythe connote la révolution1. »
2 Qui dit révolution dit « faire un tour complet ». C’est bien le sens d’un sous-titre comme
« subversion et recréation grotesques » : après l’indispensable phase de crise et de remise
en jeu des formes littéraires, la fondation de nouvelles lois enracinées dans cette
déformation essentielle. Or ce type de révolution correspond à celui que le dramaturge
belge Michel de Ghelderode s’est proposé de faire subir aux deux grands mythes
modernes de Faust et de don Juan. Grâce à une plume audacieuse et subversive,
Ghelderode va retrouver la trace de cette tradition, liée au mythe, du scandale et de la
tromperie. Cette fois, cependant, le scandale ne portera plus sur le contenu, fabulateur et
séditieux, des mythes en question – qui, au XXI e siècle, dénoncerait la fiction comme
scandaleuse en tant que fiction ? – mais bien sur le jeu intertextuel de parodie des
canevas classiques. Une sorte de scandale au second degré donc, ou de « métascandale ».
3 Jeu intertextuel, ou plutôt, pour reprendre un terme de Gérard Genette, jeu
« hypertextuel ». Dans son ouvrage Palimpsestes, Genette explore les multiples facettes de
ces pratiques hypertextuel les que l’on appelle toutes, pour aller vite, « parodies ».
Ludique ou sérieuse, la parodie se fera tour à tour « travestissement burlesque » ou
« transposition » : protéiforme, elle exploitera une gamme de tons variés – voire
hétéroclites, à condition qu’ils se retrouvent entremêlés dans une même œuvre. C’est,
n’en doutons pas, le programme que va nous proposer Ghelderode : une parodie grotesque,
132

soit un mélange dont le caractère bigarré, poussé à l’extrême, étonne, intrigue, dérange –
ou scandalise. Notons encore, avant de nous attaquer aux deux pièces en question, que le
Petit Robert avait prévu cette éventualité : à la définition, citée par Genette, de la parodie
comme « imitation burlesque », le dictionnaire ajoute cette seconde définition, sous la
mention « sens figuré » : « contrefaçon grotesque2 ». C’est donc bien dans un sens figuré,
comme « littérature au second degré » – et nous retrouvons ici notre « métascandale » –
que la récupération moderne de deux mythes classiques sera placée sous le signe
déformant du grotesque.
4 « Né dans la solitude, j’ai grandi dans la solitude comme dans une boule de verre, comme
un personnage de Bosch dans sa bulle3 », confiera Michel de Ghelderode. Cadet de famille,
il aurait connu, d’après ses propres dires, une enfance de peur et d’isolement. Terrifié par
son père, et plus tard, culpabilisé par ses professeurs, les « Messieurs-prêtres », comme il
les surnomme, surprotégé par sa mère, tenu à l’écart par ses camarades de classe, l’enfant
s’est toujours senti entouré d’une présence hostile et menaçante, même au milieu des
siens. Ce sentiment d’aliénation permanente, « sentiment tragique de la vie », nous le
retrouverons disséminé dans la quasi-totalité de son œuvre – soit environ quatre-vingt
pièces de théâtre et quelques recueils de nouvelles. La vie de Ghelderode, de fait, s’est
édifiée sur la peur : peur de l’autre, peur de la femme, hantise du péché, obsession de la
mort. Face à la froide réalité du monde, l’univers imaginaire de l’auteur s’est
constamment nourri de son angoisse, et d’autre part, la fiction a contribué à entretenir
celle-ci. Cependant, malgré tout cela, le théâtre de Ghelderode reste marqué d’une
indélébile empreinte rabelaisienne. Sensibilisé par sa mère au folklore flamand, à ces
légendes de petites filles miraculées qui s’éveillent dans leur cercueil, ou encore à ces
croyances en des objets, bénéfiques ou maléfiques, qui prennent vie, Ghelderode est resté
fasciné par ces superstitions qui plongent leurs racines dans un inconscient collectif,
cette culture populaire dont Bakhtine disait qu’elle est le fondement du carnavalesque.
5 C’est pourquoi Ghelderode est et restera avant tout l’auteur d’un théâtre comique, un
théâtre de la farce, qui prend le public à parti et l’inclut dans la représentation ; un
théâtre populaire, nourri de ce folklore ancestral et bercé de magie ; un théâtre qui
plonge ses racines dans la culture carnavalesque comme renversement du monde, comme
un vaste mouvement pris entre rabaissement et régénération, englobant la foule, le
peuple, l’univers tout entier. Cette dramaturgie foisonnante, colorée, pittoresque,
encombrée de décors abracadabrants, de bric-à-brac, meublée de gestes, de grimaces, de
mimiques, de cris et de pantomimes en tout genre, cette dramaturgie parle aux sens
qu’elle requiert entièrement. Ainsi pouvons-nous découvrir le Ghelderode bien connu des
chapiteaux de cirque, le Ghelderode des clowns, des masques et des marionnettes – ces
petites poupées de bois qui sont à la source de toute sa dramaturgie – le Ghelderode du
rire gras et joyeux, du rire qui est l’écho d’une Flandre aperçue en songe, du rire énorme
et libérateur qui fait vaciller la société sur ses fondements. Mais à côté de ce premier
Ghelderode – ou, plus exactement, au-delà de lui – il en existe un autre, celui de la
solitude et des larmes. Cet écrivain-là compose à l’écart du monde, plongé dans une
obscurité grâce à laquelle il entrevoit, derrière ses terreurs personnelles, les angoisses les
plus vieilles du genre humain. Obsédé par la mort et le néant, le non-être et la dissolution,
il est hanté par la peur des foules impitoyables, la crainte des étrangers, paralysé par la
phobie de l’autre tout-puissant qui briserait les frontières de l’individu pour l’envahir.
Fasciné par la laideur et l’horreur, par la méchanceté et la cruauté sans fard, il dérive peu
à peu vers un vide mortifère qui engloutit tout, le langage et l’être, sa volonté, sa liberté
133

dont il a été dessaisi par quelque puissance obscure et malfaisante. Cet auteur-là renoue
avec une conscience tragique séculaire latente à travers les âges, qui ne demande qu’à
refaire surface, sporadiquement, sous une forme ou une autre.
6 Ghelderode incarne donc ces deux écrivains à la fois : maître du comique et du
carnavalesque, il est aussi et simultanément le rédempteur d’une douleur d’être toute
tragique. C’est en quoi son œuvre dramatique nous semble, de part en part, grotesque.
Quoique difficile à définir, et même dérangeante, parce qu’elle renverse les schémas de
pensée traditionnels, cette esthétique peut être comprise comme la fusion du comique et
du tragique – fusion générée par leur ancrage commun dans la finitude de l’être humain,
source de la fondamentale impossibilité à atteindre un absolu, face auquel l’homme vient
se briser, ou dont il doit faire son deuil. Au-delà des apparences contradictoires et des
éléments inconciliables, des écrivains comme Ghelderode vont donc rechercher les liens
essentiels entre comique et tragique, ces deux genres fondateurs, afin de les entrelacer, et
même davantage, de les pervertir l’un par l’autre. Il en résulte un mélange étrange,
difficile à cerner, le grotesque, qui fera pencher la balance tantôt vers le côté comique,
tantôt vers le côté tragique – sans que l’on ne puisse jamais se départir jamais de l’autre.
Rien n’échappe, dans le grotesque ghelderodien, à cette loi tyrannique de l’ambivalence,
grâce à laquelle se déploie l’extraordinaire force créatrice de cette dialectique.
7 C’est cette étonnant exploitation du grotesque qui va donc animer le théâtre de
Ghelderode d’un souffle puissant, presque prométhéen, d’une inspiration qui renverse les
innovations timides et balaie les tentatives médiocres. Aussi ses deux réécritures – ses
parodies – des mythes de Faust et don Juan feront-elles table rase des fioritures
surannées, sans cesser pour autant de poser, à leur façon, les questions fondamentales
auxquelles les multiples variantes, à travers l’histoire littéraire, ont toujours cherché à
répondre. À l’instar d’une poignée d’autres écrivains, Ghelderode s’embarque, dès 1926,
dans l’aventure de la déconstruction des mythes. Avec La mort du docteur Faust d’abord,
l’une de ses premières créations importantes. Sous-titrée « tragédie pour music-hall », la
pièce nous entraîne, dès le prologue, dans une époustouflante mascarade qui fera se
rencontrer deux époques, le XVI e et le XX e siècle, et deux Faust, l’acteur et le « vrai » –
mais y a-t-il seulement un « vrai » Faust ? Dans la Taverne des Quatre Saisons, au milieu
du vacarme de spots publicitaires radiophoniques et des cris de la foule grégaire,
médusée devant les tours de passepasse de Diamotoruscant – le diable de service
métamorphosé en histrion – un Faust égaré et une petite servante prénommée
Marguerite assistent à leur propre drame, représenté sur scène. Deuxième épisode, le
décor change : près de la façade illuminée d’un cinéma que le crieur publique vante de ses
hurlements racoleurs, Faust séduit Marguerite dans un hôtel crasseux avant de
l’abandonner à son sort, avec la complicité du Diable, complètement désabusé. Au
troisième et dernier épisode, tout se précipite : tandis qu’au dehors la foule glapit en
chœur devant le cadavre de la jeune fille qui s’est jetée sous un tram, dans la chambre du
savant docteur se querellent les deux Faust, l’acteur et l’autre, traqués par la police. Être
ou ne pas être Faust, c’est bien la question… À laquelle nous ne recevrons, pour toute
réponse, que la mort de l’un et le suicide de l’autre.
8 Dédiée par Ghelderode à Charlie Chaplin, la pièce Don Juan ou les amants chimériques reste
dans le même ton. Par un soir de carnaval pluvieux débarque dans un bar plus que
douteux – « temple de la beauté » qui se révélera plutôt palais des horreurs – un don Juan
de pacotille dans un costume sali et miteux. Obnubilé par sa prétendue « légende », il se
fera un devoir de séduire les prostituées locales et de faire la glorieuse conquête de la
134

divine Olympia, le tout sous l’œil jaloux des habitués de l’endroit. Si toutefois quelques
malheureux grains de poudre sont parvenus à nos yeux, ils vont se dissiper rapidement :
don Juan s’avère n’être qu’un petit bourgeois en vadrouille prénommé François-René –
notons l’allusion moqueuse à Châteaubriand – tandis que la déesse du lupanar, un
mannequin articulé, derrière lequel se cache une septuagénaire squelettique et
cardiaque. Enfin, lorsque, dans une étreinte un peu trop passionnée, elle rend son dernier
souffle, et que don Juan s’apprête à quitter les lieux, portefeuille de la défunte en poche,
surgit le « Petit Homme vert », substitut du Commandeur, pour condamner don Juan –
certes pas à la punition des Cieux, mais à partager sa syphilis. Et le rideau de retomber sur
cette sentence : « le carnaval est terminé !… »
9 Avec Ghelderode, nous sommes donc, vous l’aurez compris, à mille lieues des Faust
goethéens et des don Juan moliéresques. Inclassables, ces deux pièces échappent aux
distinctions traditionnelles, créant un genre insolite et dérangeant. La raison en est tout
d’abord cette étonnante intrusion d’une masse d’éléments carnavalesques qui parasitent
la tragédie classique. Pour Michel Otten, Don Juan ou les amants chimériques, comme La mort
du docteur Faust, sont toutes deux à placer définitivement dans le registre du grotesque-
comique : alors que, dans Don Juan, « l’ensemble des péripéties se déroulent comme un jeu
burlesque, un jeu qui obéit aux lois ambiguës du monde carnavalesque4 », avec le Faust
ghelderodien « tout le poids du sérieux, du pathétique, s’allège dans l’humour, se défait,
se dénoue, dans un immense éclat de rire carnavalesque.[…] Toute la pièce est ainsi
construite sur un désamorçage permanent du sérieux par le burlesque, le clownesque, le
grotesque, bref par l’esprit joyeusement irrévérencieux du music-hall5. » Effectivement,
on ne peut nier que Ghelderode se soit proposé d’effectuer, dans les deux pièces, ce que
Camille Poupeye, son grand ami, a appelé la « libération du théâtre par le burlesque surgi
du music-hall6 ». Genre étonnamment novateur – pour l’époque du moins – inspiré du
futurisme de Marinetti et de ses violents manifestes, le music-hall renouvelle la tragédie
par son inspiration joyeusement irrévérencieuse, clownesque et grotesque. Véritable
apologie du progrès technique et de l’électricité, de la révolte et de la vitesse, le futurisme
tel qu’il s’est développé dans le music-hall déroute par son culte de la surprise et de
l’irrationnel. En 1913, Marinetti, profondément dégoûté par le théâtre pensif et inactif de
son époque, prône la mise à mort de la vieille tragédie qu’il faut ridiculiser une fois pour
toutes. « Bien entendu », commente M. Otten, « cette destruction des valeurs, cette mise à
mort du théâtre lui-même n’ont rien de tragique puisqu’elles s’opèrent dans le cadre d’un
spectacle empreint de la nouvelle esthétique et des nouvelles valeurs que veut
promouvoir le futurisme. Tout se joue en effet dans le style du music-hall, style hilarant
où dominent la surprise, le dynamisme, la vie exaltée, l’oubli joyeux du passé, l’invention
libre, l’irrationnel et l’absurde (que les futuristes appellent la physicofolie)7. »
10 Que l’esthétique du music-hall soit ainsi un puissant allié du carnavalesque, qui opère la
régénération par la destruction de l’ancien, dans un joyeux éclat de rire et de dynamisme,
voilà qui ne pourrait être mis en cause. C’est ainsi que dans les deux pièces, nous assistons
à une succession de péripéties, de retournements de situation, de coups de théâtre qui
s’enchaînent à un rythme essoufflant, contrastant de façon frappante avec le caractère
bavard et statique des tragédies classiques. Ne sommes-nous pas témoins, dans Don Juan
par exemple, de diverses scènes de séduction – voire de viol – de beuveries, d’un suicide
manqué, d’une crise cardiaque en direct ? Quant à la dramaturgie de Faust , elle est
construite, à plusieurs endroits, sur la simultanéité des actions : tantôt c’est à la tragédie
sur scène que nous avons droit, en même temps que la séduction de Marguerite par Faust
135

dans le public ; tantôt, ne sachant où tourner le regard, nous sommes confrontés


simultanément au drame de la rencontre des deux Faust, ainsi qu’aux scènes de rue
bouffonnes – des gendarmes qui passent armés de sabres de bois, en faisant « trois pas en
avant et deux en arrière » ; un pompier « au casque empanaché », des militaires
semblables aux « soldats de bois peint », des juges « aux têtes de forçats », un bourreau
brandissant sa hache, le tout déambulant « avec des mouvements de ballet », suivi par la
masse stupide et versatile8. Directement inspiré par le futurisme, Ghelderode fait
également preuve d’une fascination pour les récentes inventions techniques qui
apportent aux deux pièces une touche d’agressivité moderne : les automates articulés, les
ampoules colorées, le phonographe, les enseignes lumineuses, les haut-parleurs, les
tramways, et surtout le cinéma, qui hypnotise la foule par ses inscriptions et slogans
lapidaires, du type : « La malheureuse, au comble du désespoir, s’est jetée sous un
tramway d’où on l’a retirée en vingt-trois morceaux… morte !9. » A d’autres moments,
dans l’éclairage trouble de la Taverne des Quatre Saisons, Diamotoruscant se livre à une
série de tours de prestidigitation, semblables aux effets spéciaux de nos films, tandis que
l’acteur chargé d’interpréter le rôle du diable s’écrie à la foule captivée : « Du chiqué !
C’est un monsieur qui veut se faire remarquer ! Un artiste de musichall !10 ». Enfin,
paroxysme de la rapidité, du vacarme et de la violence, cette séquence extraite encore de
La mort du docteur Faust, dans l’ambiance de fin du monde qui règne dans la taverne :
« Obscurité soudaine. Divers réflecteurs. La comète rouge passe encore. Vent. Grêle.
Sifflets. Fusions. Bolides. Orage. Eclairs. Feux. Salves. Pièces d’artifice. Silence. Ténèbres à
nouveau. Une enseigne lumineuse apparaît dans l’espace : UNIVERS A VENDRE OU A
LOUER11 ». Didascalie sans doute difficile à exploiter à la lettre pour un metteur en scène,
mais combien révélatrice de l’esprit « explosif » de l’époque…
11 Cependant, si l’esthétique du music-hall contribue incontestablement à donner aux deux
pièces leur caractère drôle et enlevé, leur allure de tohubohu et de charivari à vous
couper le souffle, il n’en reste pas moins que quelques détails intrigants, voire effrayants,
y ont été semés à dessein par Fauteur. Ces éléments, sortant du cadre du carnavalesque,
ne relèvent pas pour autant du véritable genre tragique : comment, en effet, pourrait-on
trouver au sein d’une tragédie une description propre à susciter l’écœurement, du genre
de celle du Petit Homme vert : « il arrache le mouchoir qui cache sa face : une surface
grise et spongieuse, percée d’yeux chassieux, sans nez, et la bouche devenue une plaie
saignante12 ». C’est qu’il n’est pas question ici de tragique, mais de grotesque-tragique ; à
savoir d’inquiétante étrangeté, d’un engouement pour la laideur, l’horreur et la cruauté,
pour la déchéance des corps. Ainsi l’action se déroule-t-elle principalement dans une
atmosphère crépusculaire, une pénombre propice au surgissement d’éléments bizarres et
irréels : comment distinguer l’illusion de la vérité lorsque tout se passe dans l’ambiance
un peu magique et étrange du sommeil, dans cette zone trouble où perception et
imagination ne font plus qu’un ? En outre, le drame de Don Juan consacre la négation
absolue de toute beauté : une fois les voiles de la divine Olympia arrachés, son visage se
révèle « masque cadavérique, raviné, replâtré, mais dont la lividité est couverte de taches
violettes. La bouche est un trou noir. Les yeux, dans un cerne profond, restent vitreux et
coulants. Et la gorge dégagée est un coup de vieil oiseau de proie déplumé. […] Don Juan
veut ramener les voiles sur ce masque et, comble d’horreur, la chevelure flamboyante
d’Olympia roule sur le sol. Et la perruque tombée, il voit que la femme a le crâne chauve.
Cette fois un rire aigre jaillit, l’horreur confinant au comique13. » Ainsi Ghelderode se plaît
à mettre en scène cette déchéance du corps, à jouer avec cette horreur sacrée du théâtre
classique pour la monstruosité physique. Toutefois il y a pire encore : derrière ces
136

masques répugnants ne se dissimule aucun visage véritable, mais un vide absolu. Lorsque
don Juan, épouvanté, interroge le Petit Homme vert, qui vient de dévoiler sa figure
atrocement mutilée : « Hein ?… C’est un masque, ça ? », celui-ci répond « C’est ma figure,
ça ! » – et l’autre de reprendre : « mais… vous n’en n’avez plus ! Au secours ?…14. » Du
reste, la métamorphose des deux mythes fera également correspondre à cette déréliction
et désagrégation des formes une déchéance morale : non content de célébrer la mort de la
beauté, Ghelderode refuse à ses protagonistes toute grandeur d’âme. Leur aspect piteux
va de pair avec la bassesse d’un don Juan volant un portefeuille, la cruauté d’un Faust
abandonnant à la rue une Marguerite à peine conquise. Définitivement, les héros ne sont
plus ce qu’ils étaient…
12 Ainsi, aux pitreries et mascarades du music-hall se mêlent insidieusement quelques
détails qui contredisent la joyeuse gaieté carnavalesque et confèrent à l’œuvre une
dimension angoissante ou perturbante. Du reste – et Genette le soulignait déjà – loin
d’adopter de façon univoque le ton burlesque, la parodie – toute parodie qu’elle est – peut
conserver une certaine valeur tragique. Qu’en est-il, en effet, du poids tragique des
grands mythes de Faust et don Juan chez Michel de Ghelderode ? Assurément, la tragédie,
bousculée par le rythme frénétique du music-hall et rongée par une nébuleuse d’éléments
d’une étrangeté inquiétante, risque fort d’en perdre son masque hiératique et sublime.
Récupérée par le grotesque, la chute tragique prend un visage tout autre : visage
grimaçant, sarcastique, contracté. Chez Ghelderode, de fait, la tragédie n’est jamais pure :
« pervertie », « contaminée », « souillée », « avilie », sont les termes qui viennent à
l’esprit lorsque nous considérons ses avatars dans ce théâtre. C’est que le rire et l’ironie
vont sans répit « désamorcer » le tragique, le subvertir intégralement. Prenons Faust,
pour commencer. Voici la première description que Ghelderode en donne : « Faust, dans
son costume classique. On ne pourra un instant le croire réel. Et s’il paraît vivant, c’est
qu’il joue mal. […] Faust déclamera et exagérera tous ses gestes. Sa voix sera forcée. Il doit
apparaître aux spectateurs comme un clown auquel a été confié un rôle de tragédien15. »
Faust, donc, se trompe de déguisement : mal dissimulé par le vieux manteau sévère du
docteur savant transparaît le costume bariolé du bouffon. Dès son entrée en scène, celui-
ci donne le ton de la symphonie : au premier monologue – chez Goethe empreint d’un
accent sombre et tragique – Ghelderode substitue une gesticulation pathétique, dont il
ressort que, si le savant éprouve un mal de vivre, c’est bien plutôt par ennui et dégoût de
lui-même que par volonté de briser le cadre étroit de la finitude humaine. « Je suis
infiniment ridicule, petit, mesquin. Et, au fond, je ne souffre pas comme il faudrait ! En
vérité, je ne suis pas à ma place, ni dans mon costume, ni dans mon époque ! 16. » En outre,
tandis qu’une série d’exclamations, d’un prosaïsme insolite, ponctuent le discours – du
type « S’il pleut, ça fera du bien aux légumes » ou « Ma mère, pourquoi fîtes-vous si
maladroitement l’amour ? » – d’autres remarques, désabusées et amères, dénoncent
l’illusion théâtrale : « c’est de la littérature. L’humanité crève de littérature », ou encore
« comme un acteur, Faust. […] Depuis des heures, tu récites un rôle17. »
13 Dès lors, la machine infernale, qui anéantira le drame classique, est mise en marche :
engoncé dans un costume de théâtre trop grand pour lui, notre Faust ne s’en sortira pas
indemne. Rien n’échappe à la souillure grotesque : ni la passion pour Marguerite, qui
tourne ici au désir vicieux d’un vieil homme pour une jeune fille qu’il abandonne aussitôt
– « Il y a la petite qui fait du scandale, qui veut que je l’épouse18 » ; ni le pacte passé avec
Méphisto, dérisoire, et peut-être non-avenu, car somme toute il n’est pas certain que
Faust possède une âme à échanger ; ni, enfin, le suicide pitoyable du héros raté, résultat
137

d’un quiproquo. En d’autres termes, le titre de la pièce – La mort du docteur Faust – renvoie,
en fin de compte, aussi bien à son décès qu’à sa mort en temps que personnage noble,
sublime, tragique. Ou peut-être à la mort de la tragédie en tant que telle, pour reprendre
un titre de G. Steiner. Car Faust n’est certes pas la seule victime de cette déchéance : la
foule, par exemple, ersatz de chœur antique, de par ses aboiements grégaires, son
manque total de recul – de cet esprit critique qui fait le propre des chœurs eschyléens –
contribue à ruiner définitivement toute tentative de grandeur. Seul Diamotoruscant,
malgré son côté « artiste de rue » peu digne de sa condition diabolique, échappe
quelquefois au coup de fouet grotesque : victime d’une malédiction divine, exilé du
Paradis, il cache une âme tourmentée : « J’ai de l’idéal, moi ! Beaucoup trop », « Je ne puis
ni faiblir, ni mourir, ni espérer ! Tout m’est défendu ! Il m’est interdit d’aimer ou de
haïr », ou encore cette curieuse sentence : « Les diables, ce sont des incompris19. »
14 Décrit comme « blond, frisé, maigre, petit, blafard, nerveux20 », don Juan, alias Fançois-
René, a lui aussi endossé un rôle qui pèse trop lourd sur ses maigres épaules. Mais il
faudra bien qu’on y croie, à sa légende, et qu’on le prenne pour ce qu’il n’est pas, puisque,
comme dit le Bonimenteur, « c’est carnaval et c’est l’heure des méprises21 ». Méprise
constante, en effet, entre le comique et le tragique, les rires et les larmes qu’on ne
parvient plus à distinguer : « Pleurent-elles ou rient-elles ? », se demande don Juan. Puis il
ajoute : « C’est la même chose…22 ». Méprise, à nouveau, entre la pitrerie et le dramatique,
le clown et le tragédien : « Fais-toi la tête du jeune premier tragique », lui souffle le
Bonimenteur, tandis que don Juan sanglote piteusement « avec cette incroyable sincérité
et cette spontanéité des clowns23. » Méprise enfin entre le jeu et la réalité, le théâtre et la
vie. Mais Juan, dans ses instants de lucidité, se sait, comme Faust, pathétique, et se
dénonce comme tel : « Assez ! C’est idiot ! […] Je suis ridicule. Je sais qu’on peut l’être. Je
me dégoûte… Mauvais acteur. Simulateur. Tu n’es rien. Il y a la vie, mon cher, la vie qui te
fait peur24. » De même que Faust avait mis fin à ses jours, don Juan, de fait, s’enfuira à
toutes jambes, « avec des gestes de fou », lorsque tombera sa condamnation : piégé par le
guet-apens de cette fausse tragédie, ce « drame-farce pour music-hall », il en sort
meurtri, amoindri et non grandi, misérable et non sublime.
15 Force est donc de constater qu’à chaque point de rupture où le personnage est prêt à
tomber dans l’abîme du tragique – brisé mais triomphant à la fois – le processus se
bloque, s’inverse, la grandeur s’effrite, et le protagoniste nous rappelle qu’il n’est en fin
de compte rien moins qu’un bouffon dont on se moque. Ces éclats de rire, relayés par des
foules étouffantes ou des comparses cruels, blessent le héros et renforcent son angoisse :
agressif plutôt que joyeux, ce rire avilit le personnage, qui subitement se retrouve livré à
son impuissance, au vide béant de son être. Une seule arme lui reste : celle de l’ironie, des
plaisanteries dirigées contre lui-même qui dénoncent railleusement la tragédie que l’on
se jouait, lèvent le masque des grands acteurs antiques, derrière lequel apparaît une
figure contractée par l’inquiétude. Avec une certaine jubilation, Faust et don Juan se
démystifient, dégonflés comme des baudruches crevées. Sans cesse ils se cherchent, se
remettent en question, aggravent leurs tourments : car, à trop contempler sa propre
image, on finit par la perdre tout à fait.
16 Effectivement, Faust et don Juan s’égarent, pris au piège dans le miroir aux alouettes :
tous deux subissent de plein fouet une crise identitaire à laquelle ils ne peuvent trouver
de solution. Dans La mort du docteur Faust, Ghelderode exploite au maximum une recette
typiquement grotesque, le procédé du double. Non seulement Faust, mais aussi le Diable
et Marguerite, se voient singés par un acteur chargé d’interpréter leur propre rôle, une
138

ombre qui se colle à eux pour orienter leurs actes vers le dérisoire ou le burlesque. Dans
ces reflets diffractés, condamnant à jamais toute possibilité de quête d’une image idéale
de soi, les identités se déforment et éclatent. Faust se trouve bien entendu être la
première victime de ce procédé aussi machiavélique que farcesque. « La réalité est que
j’existe », explique-t-il, « mais il est singulier que par instants je me le dise. Est-ce que
j’existe, après tout ? Le fait de me le dire, de m’en persuader ne le prouve pas ! 25. » C’est
pourquoi, confronté à son double, l’acteur qui interprète au XX e siècle son rôle, il donne
l’impression de ne plus être que la périphérie imaginaire d’une sphère – or la sphère,
emblème de la perfection et de la symétrie, devient ici le symbole de l’ambivalence tragi-
comique et de la perte d’identité liée à celle-ci : Faust possède une surface mais pas de
contenu, l’existence mais pas l’essence. « Je ne suis rien et ne puis devenir autre chose »
s’exclame-t-il, conscient de cette carence intérieure ; et plus loin : « Dis-moi donc où est
Faust ? Où commence-t-il, où finit-il ? C’est une fiction ?26. » De surcroît, la pantomime à
laquelle se livrent les deux Faust, aussi ridicule que désespérée, sera prolongée après leur
mort, lorsque l’illustre disciple Cretinus, endossant le costume de son maître, reprend son
rôle auprès d’une Marguerite inerte ; de sorte que le spectateur, complètement égaré lui
aussi, en retire l’impression d’un mécanisme sans fin qui offrirait du Faust classique, celui
qu’il connaît bien, un portrait chaque fois plus déformé et inadéquat comme dans ces
palais de glaces des fêtes foraines où l’image du badaud déconcerté se reflète à l’infini,
toujours plus floue et plus lointaine.
17 Don Juan, quant à lui, est atteint d’une schizophrénie inévitable pour qui se perd dans le
jeu des masques qu’il s’est construit. Si l’adoption d’un masque et d’un costume peut
quelquefois permettre une liberté absolue, la possibilité d’être ce que l’on veut – « Tu fis
bien de t’affubler de cette défroque », fait observer le Bonimenteur. « Masqué, tu es vrai.
Ne montre jamais ton visage, si tant est que les hommes de ton espèce en ont un ! 27 » –, si
donc il suffit de paraître pour être, alors n’importe qui peut prendre le rôle de don Juan.
Lorsque, en effet, les trois comparses endosseront à leur tour le costume du Séducteur, le
pauvre François-René s’avérera incapable de réfuter cette vérité selon laquelle la
multiplication des masques et déguisements demeure le seul et unique principe
d’existence et de réalité. D’où son désarroi complet, et l’impossibilité totale devant
laquelle il se trouve de quitter un rôle devenu contraignant, une légende à laquelle il faut
à tout prix faire honneur ; celle-ci, d’ailleurs, régit désormais le comportement de son
individualité vide, délestée de toute personnalité propre. De fait, on s’en souvient, don
Juan est par essence un acteur : il lui faut évoluer sous le regard scandalisé des autres.
Celui de Molière, par exemple, nécessite la présence constante d’un Sganarelle outré,
l’interpellation continuelle du Ciel, témoin de ses actes. Don Juan ne peut exister sans être
sous les yeux du public, acteur par excellence, ravalant tous les autres personnages à
l’exception du Commandeur – au rôle de spectateurs impuissants. Le don Juan de
Ghelderode prend lui aussi conscience de cette réalité : « Je n’existe pas si je suis seul ! »
dit-il28. Pour être, il a également besoin du regard d’autrui. Cependant, ce regard, chez
Ghelderode, se diffracte en une série d’interprétations divergentes, qui réduisent le
personnage à l’indétermination radicale, de sorte qu’il pourrait, en fin de compte, être
assimilé à la case vide d’un jeu de taquin, qui, en se déplaçant, fait se mouvoir les autres
cases, sans jamais être comblée elle-même. Acteur dans un theatrum mundi qui n’évolue
sous le regard d’aucune transcendance, don Juan est constitué d’une série de masques
tour à tour prétentieux, arrogant, sûr de lui, ou encore timide, lâche, misérable, doutant
de lui-même – masques derrière lesquels ne se cache aucune vérité du personnage29 : soit
personne n’est don Juan, soit tout le monde peut l’être – ce qui revient au même.
139

18 Tournés en dérision, incapables de donner une image claire de leur être, Faust et don
Juan nous apparaissent dès lors comme de simples marionnettes, des poupées de bois
dont les fils seraient actionnés par la main vindicative d’une Moira lointaine, aux voies
impénétrables. Pauvres fantoches, ils gesticulent tous deux pour combler le vide
ontologique de leurs actes, pour se duper eux-mêmes. C’est pourquoi ni l’un ni l’autre ne
pourrait être pris au sérieux dans son costume de tragédien : « Et moi, pareil à un
tragédien… », murmure don Juan. Mais il ajoute aussitôt « Oui, à mon insu. Le drame est
dans cette ignorance de moi-même30. Comment, pourtant, pourrait-on concevoir un héros
de tragédie qui s’ignore lui-même ? Le tragique n’exige-t-il pas, en effet, une conscience
de soi entière et unitaire ? Or l’écriture de Ghelderode fissure celle-ci, fait éclater
l’individualité de ses personnages ; la distorsion que le grotesque fait subir au tragique les
plonge dans le gouffre d’une crise identitaire dont ils ne peuvent sortir.
19 Quoique posée d’une manière fortement originale par Ghelderode, cette interrogation sur
l’identité n’a certes jamais cessé de travailler les deux mythes qui nous occupent. Au
contraire, elle s’est toujours trouvée étroitement mêlée à la question temporelle.
Incarnations d’un type de négation radicale de la finitude humaine, don Juan et Faust
refusent la première des lois naturelles et sociales, le règne que Chronos impose aux
mortels. Don Juan n’est-il pas, en effet, cet éternel prisonnier de l’instant, du chaires,
enchaîné dès lors à l’immanence pure comme à la satisfaction immédiate de son désir ?
D’où le thème récurent, dans toutes les grandes versions de don Juan, de la promesse
rompue : pour qui bannit l’avenir au nom du présent, l’idée même de promesse n’a
aucune signification. Aussi don Juan nous apparaît-il à la fois comme un héros exalté et
déchu, comme l’emblème d’une énergie sans borne – tel un Phénix, il renaît après chaque
conquête, capable de s’auto-normer entièrement – mais aussi d’un échec retentissant :
cette soif de jouissance signifie également l’impossibilité de l’avenir et la négation de
toute transcendance. Pris dans le cercle d’une frénésie de la répétition, de l’éternel retour
nietzschéen, le Séducteur est par essence un personnage musical, puisque, pour
Kierkegaard – lui aussi auteur d’un Journal du Séducteur – la musique n’existe que dans une
succession de moments, complice de l’immédiat – immédiation même dans sa fascinante
profusion. Héros sans passé ni futur, victime du temps, lui dont la vie n’est qu’une
addition de moments, don Juan n’est pas un individu mais la puissance d’un thème
musical, qui chante la cyclique, absolue et éternelle sacralisation de l’instant.
20 Jumeau mythique de don Juan, Faust se débat lui aussi avec les limites d’une condition
humaine qu’il s’agit sans cesse de franchir, afin de se dépasser continûment, d’être
toujours « au-devant de soi ». « Si je dis à l’instant qui passe : “Arrête-toi tu es si beau” […
], alors que s’ouvre mon tombeau. […] Que l’aiguille retombe à l’heure du trépas et que le
temps pour moi s’anéantisse31 » : tels sont les termes du pacte passé avec Méphisto, par
lequel le savant Docteur se révèle tiraillé entre une aspiration à l’éternité et une soif de
jouissance du chairos semblable à celle du Séducteur. Prisonnier de Chronos, il prétend, à
l’instar de don Juan, rompre avec cette ligne du temps humain faite d’une dialectique
d’instants et de durée – dialectique féconde bien que destinée à s’achever dans la mort.
21 Réunis dans un même défi lancé aux lois temporelles, nos personnages mythiques, don
Juan et Faust, ont ainsi à supporter le poids des chaînes de leur existence. Pris dans le
cercle du temps, ils sont, du même coup, enfermés tous deux dans la répétition
continuelle de leur être ; désireux de conquérir une liberté absolue, une autonomie
radicale, ils s’avèrent pourtant incapables de changement, inaccessibles à l’altération,
prisonniers de leur moi – d’où la signification de cette éternelle jeunesse. Puisque le
140

temps n’a pour eux que le sens d’une continuelle reprise du même, leur identité ne peut
être affectée par lui : ils échappent ainsi à l’Histoire. A contrario, Ghelderode nous dépeint
un Faust et un don Juan constamment ballottés entre différentes époques, égarés dans le
tourbillon de l’Histoire. Tandis qu’un petit bourgeois s’efforce de jouer un rôle impossible
à tenir dans une époque où la beauté a été totalement occultée par la laideur, la grandeur
par la lâcheté, Faust, lui, voyage entre deux siècles, le sien et le nôtre, aussi insatisfait
qu’inadapté dans chacun d’eux. Ghelderode court-circuite le processus temporel,
s’amusant au jeu des anachronismes, afin de mieux exprimer la terrible impuissance de
ses personnages – personnages égarés dans le flux d’un temps qui non seulement se
présente comme un chaos des époques, mais connaît en outre une étonnante
accélération. Battue au rythme échevelé du music-hall, la mesure est trop rapide pour
nous héros : de ce tempo frénétique, enchaînement sans trêve des actions, précipitation
des événements, ils ne possèdent aucune maîtrise. De plus, loin de provoquer eux-mêmes
cette accélération, comme les Faust et don Juan classiques, dont la volonté de puissance
entraîne la précipitation temporelle, ils ont perdu toute opérativité sur un réel qui les
dépasse complètement. Exact reflet de leur problème identitaire, tel est leur rapport au
temps : de même que leur personnalité nous était apparue totalement fluctuante, soumise
aux caprices des déguisements, masques et dédoublements, leur emprise sur le
déroulement d’un temps bouleversé, frénétique, où les époques s’entrechoquent et se
confondent, s’avère elle aussi réduite à rien. A l’inverse de leurs prédécesseurs, dont
l’incapacité à sortir d’un temps qui n’est que répétition d’une succession d’instants
répondait à un enfermement de leur identité invariante, les deux personnages mythiques
de Ghelderode, soumis à l’incertitude constante, se débattent dans le tourbillon du temps
comme ils errent dans leur être.
22 Dès lors, le trépas que leur réserve le dramaturge s’inscrira également dans cette logique.
Aux grands don Juan, amnésiques sans histoire, génies de l’instant, s’opposait
ontologiquement la figure du Commandeur, incarnation de l’éternité glacée de la mort.
Face à l’homme de vent, l’homme de pierre, fantôme du passé, négation de la dynamique
donjuanesque. Convié au banquet, don Juan est invité à se précipiter dans
l’anéantissement, figé dans l’éternité par une poignée de main. De façon symétrique, le
Faust goethéen tombe abattu à la seconde où il prononce les paroles interdites, celles qui
suspendraient la course précipitée du temps, la violence de l’auto-dépassement continuel.
Sortant de la spirale de l’instant, il plonge, comme don Juan, dans une éternité d’Enfers –
avant d’être finalement sauvé par l’amour divin. Pour tous deux, la mort, véritablement
tragique, signifie l’inversion de leur rythme propre et la défaite de leur défi lancé aux lois
qu’impose Chronos aux humains. Qu’en est-il pour des protagonistes ghelderodiens ?
Victimes du jeu cruel de la chronologie, mal campés dans leur rôle respectif, ils ne
pourront prétendre à pareille mort. Tandis que Faust se tire une balle dans la poitrine,
pensant ainsi se débarrasser du double qui le hante, anéantissant en fait son propre moi
disloqué, don Juan ne parvient pas même à trouver le courage de ce geste. Ridiculisé par
un faux suicide, il finira face à un Commandeur défiguré par la syphilis – maladie que lui-
même contractera bientôt : pourquoi plongerait-il dans l’éternité du trépas, lui qui s’est
avéré incapable de la séduction répétée, du défi de l’instantané ? Pour cet avorton, la
lente décrépitude de la maladie servira de châtiment, comme un écho de sa déchéance en
tant que héros mythique.
23 A cette déchéance correspond de surcroît celle du langage comme instrument de
communication. Dans La mort du docteur Faust, les personnages évoluent dans un monde
141

pollué par un perpétuel brouillage linguistique : haut-parleurs qui hurlent à tue-tête,


émissions radio qui assourdissent de leur bruit de fond. En outre, au cours du troisième
épisode, celui de la confrontation entre le docteur et son double comédien, il semble que
les mots aient perdu toute faculté de transmettre un sens précis : le malentendu règne en
maître, chacun restant sur une longueur d’ondes différente, cloisonné dans son propre
drame. Avec Don Juan ou les amants chimériques , l’échec langagier s’accentue encore :
lorsque le dénommé Beni-Bouftout, l’un des comparses de don Juan, passe sans transition
du « petit nègre » au français châtié, après avoir déclamé une tirade sans queue ni tête en
« anglais de cuisine », nous comprenons déjà que le langage, s’il acquiert certes une
valeur festive, proprement carnavalesque, perdra en contrepartie sa prétention à
traduire une quelconque réalité stable. Bien entendu, don Juan lui-même ne peut
échapper à cette déchéance du symbolique : à cet égard, le contraste par rapport à ses
ancêtres mythiques est frappant. Don Juan n’a-t-il pas toujours été ce grand rebelle à
l’ordre du temps, à la loi morale, ainsi qu’à l’ordre du langage ? Chez Molière, l’opposition
très marquée entre don Juan et Sganarelle met en lumière ce refus catégorique du
Séducteur d’un langage qui admettrait l’approximation, la transparence toute relative des
mots, un langage basé sur un manque commun de savoir, un pari sur la bonne foi de
l’autre. C’est précisément à cette sorte de contrat social, via le langage commun de
l’échange, que le domestique espère ramener son maître ; mais c’est cette parole,
entachée d’inexactitudes, de tâtonnements, qui fonde la collectivité, que don Juan défie. À
un Sganarelle de plus en plus interdit qui lui demande : « Mais encore faut-il croire
quelque chose dans le monde : qu’est-ce donc que vous croyez ? », don Juan répondra :
« Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit 32 ».
Or le don Juan ghelderodien s’est non seulement coupé totalement de ce rapport de défi
au langage – comme du défi à la loi – mais encore il va jusqu’à porter à l’extrême le
manque de précision de la langue, son incapacité à traduire une vérité certaine, pour
tomber dans un bavardage absurde. « Si j’ai cessé d’être muet, dira l’un de ses camarades,
devant un don Juan qui n’est mort qu’à demi, c’est qu’il me faut faire ton éloge funèbre, ô
supérieur bavard ! J’ai eu comme toi l’amour des mots, foi dans les mots, et mes lèvres ont
empoisonné bien des âmes. […] Je t’enviais. Tu parlais astucieusement, et parfois tu disais
quelque chose33. » À l’extrême opposé du héros classique, rebelle à un langage
proprement humain, don Juan le petit bourgeois, alias François-René, s’est fait le
champion de ce langage désordonné, chaotique, vague évocation d’un référent désormais
absent. À travers ses hésitations, ses bafouillages, les mots reflètent sa personnalité
incohérente, son identité éparse. Seul compte le bruit du signifiant, tandis que le vide
sonore du bavardage prétend – en vain – combler celui, combien angoissant, du silence.
24 Quoique profondément subversifs, ces deux mythes refaçonnés par Ghelderode
conservent donc, on le voit, un lien étroit avec leur origine. Sans cesse, les questions
fondamentales sur l’humain – l’identité, le temps, la mort, le langage – sont reposées par
le mythe, questions auxquelles Ghelderode tente d’apporter des réponses nouvelles : ses
mythes à lui ne renoncent pas à la prétention d’interroger le monde, de creuser le sens
afin de découvrir une vérité autre. Cet autre visage du vrai, c’est celui que met en avant,
non plus le tragique, ou la comédie, mais le grotesque, comme dynamique qui opère la
fusion de ces deux genres. Par là, le grotesque permet lui aussi de travailler ces
interrogations essentielles, ces questions que le mythe nous a toujours adressées d’une
façon qui lui est propre : grâce à ce ton blasphématoire, qui ne se contente plus de
juxtaposer les éléments contraires, mais les confond, brisant ainsi les catégories
traditionnelles – au contraire d’un Molière, par exemple, qui sépare clairement les
142

registres, de sorte que la comédie peut s’achever en tragédie, sans que dom Juan lui-
même n’ait transigé en rien sur son refus définitif de la finitude humaine.
25 Chez Ghelderode, par contre, la fusion est complète : quelle idée peut-on garder, en
définitive, de « tragédies pour music-hall » comme celles de Don Juan et de Faust ? Le jeu
est tellement complexe que l’on ne sait si des ruines de la tragédie jaillit un rire vrai,
carnavalesque, ou le rire, combien plus grinçant, propre au grotesque. D’une part, un
sentiment de parodie burlesque, un comique irrésistible qui naît des multiples gags, tours
de magie, jeux de clowns, pantomimes, gesticulations, parades, apparitions de
personnages absurdes, effets pathétiques court-circuités et autres pitreries de ce genre.
Mais d’autre part, la farce laisse en bouche un goût amer : la plaisanterie est cruelle, la
dérision cinglante. Et si M. Otten voit dans cette parodie « une clownerie désopilante 34 »,
il reconnaît néanmoins le côté tragique des deux pièces, l’ambivalence du grotesque.
« Nous jouons, acteurs talentueux, le drame, et la comédie aussi ! », annonce
Diamotoruscant, tandis que la foule s’écrie, dans un même bêlement grégaire : « quelle
farce ! Quelle tragédie ?35 »…
26 S’il n’est donc plus question de tragédie au sens classique, il reste désormais le grotesque,
plus douloureux sans doute que le tragique ; plus douloureux, parce qu’il interroge les
fondements mêmes de l’être humain sans parvenir à trouver des certitudes qui ne
rebondiraient plus sur d’autres questions, tel le jeu infini des dédoublements de
personnages. Ici le mythe, loin de résoudre les contradictions, les durcit au contraire.
C’en est fait, désormais, de l’unité traditionnelle – essentielle pour le tragique – de
l’homme et de son destin. Aliénés dans un monde qui est et n’est pas le leur, cloués dans
un rôle qu’ils n’ont pas choisi, dans un costume souvent trop grand pour eux, les
personnages éprouvent le sentiment d’être eux-mêmes et quelqu’un d’autre à la fois. Or le
tragique se nourrit de valeurs claires, d’un choix délibéré à partir de la totalité des
possibles humains, ce qui exige une image du moi lucide et non fragmentaire. Avec
Ghelderode, cette exigence est devenue impossible : comment maintenir le tragique
lorsque la question n’est plus shakespearienne – être ou ne pas être ? – mais sombre dans
des interrogations floues – être ou paraître, paraître ou ne pas être ? De cette perpétuelle
instabilité, cette fusion impie avec le comique, la tragédie sort défigurée, méconnaissable.
27 Mais d’où vient cette distorsion fondamentale que lui fait subir le grotesque ? Si l’on
accepte l’hypothèse de Nietzsche, selon laquelle à l’origine de la tragédie il y aurait cette
tension forte entre deux divinités opposées, Apollon et Dionysos ; et si l’on accepte la
parenté étroite entre ce dernier et le chœur, noyau de la tragédie antique, ainsi que
l’union au sein de ce chœur entre le sublime qui maîtrise l’horreur et le comique qui
défoule de l’absurde36, alors il faut entrevoir, entre grotesque et dionysiaque, une
proximité essentielle. Car Dionysos, c’est aussi cet absent présent par excellence, cette
incarnation de « l’être entre » – entre être et non être, comme le rappelle Heidegger celui
dont le symbole est un masque de furie, duquel on ne peut dire, comme pour les
personnages de Ghelderode, s’il cache un visage authentique. Si le grotesque défigure le
tragique, c’est donc parce qu’il fait subir à l’équilibre parfait entre les deux divinités une
distorsion fonda mentale : ce que nous pourrions appeler une inflation du pôle
dionysiaque. Le tragique qui sombre dans le grotesque, c’est en effet l’harmonie entre
apollinien et dionysiaque rompue, la balance qui penche du côté de Dionysos.
28 Semblables au dieu Dionysos, en effet, ce dieu démembré enfant par les Titans, que
déchire la souffrance de l’individuation qui marque la séparation d’avec l’unité originelle,
ainsi souffrent les vieux héros mythiques de Ghelderode, arrachés eux aussi à leur être
143

propre, noyés dans l’exaltation outrancière de l’irrationnel et l’ivresse de


l’anéantissement, le « n’être rien » de Silène. Il s’est avéré impossible, au début du XX e
siècle, dans le mythe tel que Ghelderode le conçoit, de s’évader de ces jeux de miroirs
déformants qui multiplient les apparences trompeuses, jusqu’à ce que le paraître prenne
le pas sur l’être au point de le dissoudre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de vérité authentique
ni de référent ultime. Ainsi, aux questions essentielles que les mythes de don Juan et
Faust n’ont cessé de nous adresser, il ne sera plus possible désormais d’apporter une
réponse univoque : tel est, en dernière analyse, le sens profond de cette subversion et de
cette recréation, cette révolution que la parodie ghelderodienne fait subir aux mythes, tel
est le secret que nous dévoile cette défiguration grotesque des fondements de notre
imaginaire littéraire, face à laquelle nous ne pouvons que nous exclamer, avec Faust : « Je
n’y comprends rien ! Voici que les drames font rire !37 »

NOTES
1. M. DETIENNE, « Epistémologie des mythes », Encyclopaedia Universalis, Paris, 1996, t. 15, p. 1050.
2. G. GENETTE, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 31.
3. M. de GHELDERODE, Les Entretiens d’Ostende, L’Arche, 1956, p. 10.
4. Μ. OTTEN, Le jeu carnavalesque dans Don Juan ou les amants chimériques, dans Μ. BEYEN et alii
(sous la direction de), Michel de Ghelderode et le théâtre contemporain , actes du Congrès
international de Gènes (novembre 1978), Bruxelles, Société internationale des études sur Michel
de Ghelderode, 1980, p. 215.
5. M. OTTEN, Faust selon Ghelderode. De la tragédie au music-hall, dans G.-A. BERTOZZI (SOUS la
o
direction de), Berenice. Letteratura francese contemporanea, Roma, Lucarini, 1988, n 23-24, p. 156 et
141.
6. Voir la préface de Camille Poupeye à l’édition de 1926 de La mort du docteur Faust : M. de
GHELDERODE, th. V, p. 210 et 221. Toutes les notes qui indiquent les références d’extraits de ce
texte ou de Don Juan ou les amants chimériques renvoient au Théâtre , Gallimard, 1950 à 1982,
tome IV pour don Juan et v pour Faust.
7. M. OTTEN, « Faust selon Ghelderode. De la tragédie au music-hall », op. cit., p. 144.
8. Cf. La mort du docteur Faust, p. 266 à 270.
9. ID., p. 276.
10. ID., p. 225.
11. ID., p. 228.
12. Don Juan ou les amants chimériques, p. 96.
13. ID., p. 93 et 94.
14. ID., p. 96 et 97.
15. La mort du docteur Faust, p. 214.
16. ID., p. 215.
17. ID., p. 215 à 219.
18. ID., p. 254.
19. ID., p. 248 à 251.
20. Don Juan ou les amants chimériques, p. 33.
144

21. ID., p. 34.


22. ID., p. 79.
23. ID., p. 74 et 69.
24. ID., p. 81.
25. La mort du docteur Faust, p. 218.
26. ID., p. 217 et 281.
27. Don Juan ou les amants chimériques, p. 34.
28. ID., p. 71.
29. Voir à ce propos l’interprétation que Pierre Piret donne du personnage de Pantagleize. Cf. P.
PIRET, « Lecture », Pantagleize, Bruxelles, éditions Labor, 1998.
30. Don Juan ou les amants chimériques, p. 76.
31. J. W. GOETHE, Faust I, trad. franç. de J. Malaplate, Paris, Garnier-Flammarion, 1988, p. 79.
32. MOLIÈRE, Don Juan ou le festin de pierre, Paris, Librairie Larousse, 1965, p. 63. Voir aussi à ce sujet
l’ouvrage d’Henry REY-FLAUD, L’éloge du rien. Pourquoi l’obsessionnel et le pervers échouent là où
l’hystérique réussit, Paris, Seuil, 1996.
33. Don Juan ou les amants chimériques, p. 86.
34. M. OTTEN, Le jeu carnavalesque dans Don Juan ou les amants chimériques, op. cit., p. 215.
35. La mort du docteur Faust, p. 256 et 244.
36. Nous nous référons ici à cet extrait de La naissance de la tragédie : « Or c’est ici, dans cet
extrême danger qui menace la volonté, que survient l’art, tel un magicien qui sauve et qui guérit.
Car lui seul est à même de plier ce dégoût pour l’horreur et l’absurdité de l’existence à se
transformer en représentations capables de rendre la vie possible : je veux parler du sublime, où
l’art dompte et maîtrise l’horreur, et du comique, où l’art permet au dégoût de l’absurde de se
décharger. Le chœur satyrique du dithyrambe est l’acte salvateur de l’art grec. Car, au contact de
ce monde médiateur des compagnons du dieu, s’évanouissaient tous ces accès de dégoût que nous
venons d’évoquer ». (Fr. NIETZSCHE, « La naissance de la tragédie », Œuvres complètes, trad. franç.
de Ph. Lacoue-Labarthe, Paris, Gallimard, 2000, p. 46).
37. La mort du docteur Faust, p. 250.

AUTEUR
ISABELLE OST
FNRS – Université catholique de Louvain
145

Apocalypse et création chez


Jean Cocteau
David Gullentops

1 Le dernier livre du Nouveau Testament intitulé l’Apocalypse et attribué généralement à Jean


l’Évangéliste1 s’adresse aux chrétiens du premier siècle persécutés sous l’empereur
Domitien. Si ce texte a connu par la suite de plus vastes destinées, en particulier durant
les époques les plus troubles de l’histoire (les guerres féodales, les guerres de religion, la
Grande Guerre, la guerre atomique, la guerre du Vietnam...) et si la tradition d’évocation
ainsi fondée a fini par l’élever au rang de mythe, c’est parce que son récit et ses symboles
sont susceptibles d’être appliqués à des situations nouvelles et ouvertes sur un avenir non
fixé. Pris dans son sens étymologique, le mythe de l’apocalypse véhicule en effet, outre
l’acception première de fin du monde imminente, l’idée de révélation d’un monde
nouveau. Il n’est donc pas étonnant, si l’on s’en tient au XX e siècle, que les artistes, et non
des moins importants, aient fait appel dans leurs créations à l’ambivalence de son
message. Évoquons le superbe ouvrage mis en œuvre par l’éditeur d’art Joseph Foret
en 1958-1961 et réunissant sous le titre L’Apocalypse, outre le texte de Jean l’Évangéliste en
plusieurs langues, vingt et une peintures originales de Buffet, Dali, Fini, Foujita, Mathieu,
Trémois et Zadkine et sept manuscrits autographes de Cioran, Cocteau, Daniel-Rops,
Giono, Guitton, Junger et Jean Rostand, textes à leur tour illustrés par une gravure ou un
dessin de Cocteau, Lersy, Fuchs, Trémois et Ciry. Songeons également aux dessins de
l’apocalypse de Giorgio de Chirico, au Livre de l’Apocalypse de Salvador Dali, au Quatuor pour
la fin du temps d’Olivier Messiaen, au Septième Sceau d’Ingmar Bergman et à Apocalypse Now
de Francis Ford Coppola. La présence de Jean Cocteau dans cet inventaire n’est pas
toutefois le fruit du hasard. Comme nous allons le voir, le mythe de l’apocalypse non
seulement anime, surtout au cours des dernières années de sa vie, une très grande partie
de son œuvre protéiforme, mais s’intègre aussi à deux principes de sa création : le rôle de
l’oracle et le déni de la réalité.
146

Le concept de mythe
2 Avant de passer à l’étude de l’apocalypse chez Cocteau, il importe d’analyser le concept de
mythe sous l’angle théorique de ses prémisses et de ses implications pour l’analyse. En
premier lieu, le mythe renvoie toujours à une tradition. De la même façon que le récit
même de l’Apocalypse s’insère dans un courant littéraire important, celui des
innombrables apocalypses composées du second siècle avant jusqu’au second siècle après
notre ère2, le mythe même existe par et dans ses versions multiples et successives.
Lorsqu’un artiste a recours au mythe, il en sélectionne plus rarement une version précise
et unitaire qu’un paradigme de valeurs, appelés mythèmes, qui retracent ensemble
l’évolution entière du mythe. Dans le cas de Cocteau, l’évocation de l’apocalypse suppose
donc la reprise des traits spécifiques du récit du Nouveau Testament, mais aussi la présence
des caractéristiques issues de ses réactualisations picturales, telles que les gravures de
Dürer, les tableaux de Velazquez et du Gréco, ou de ses réactualisations littéraires les plus
célèbres, comme La Divine Comédie de Dante.
3 En second lieu, le mythe se fait valoir par ses potentialités d’évocation et d’expression. En
sa qualité de « récit fabuleux, transmis par la tradition, qui met en scène des êtres
incarnant sous une forme symbolique des forces de la nature, des aspects de la condition
humaine3 », il mobilise l’attention et stimule la réflexion créatrice. En incarnant tout le
réseau des présupposés du mythe, chaque mythème offre donc à l’artiste qui le
sélectionne et au lecteur qui le reconnaît un mode d’accès direct à l’œuvre. Néanmoins,
une fois réactualisé, le mythème permet, autant à l’artiste qui s’exprime qu’au lecteur qui
s’investit, de développer et de préciser l’agencement et le parcours cognitifs de cette
œuvre. Dans cette perspective intertextuelle, dès que le mythe est importé dans la
création, il fonctionne essentiellement, non pas en la sous-tendant, mais en participant de
concert à l’élaboration de son sens. Son action ne se restreint pas à sa transposition et à
son adaptation dans un nouveau corpus artistique, mais vise à différencier et à renforcer
le retentissement des modes d’expression du texte.

L’apocalypse chez Jean Cocteau


4 Si de très nombreux créateurs au XX e siècle ont été attirés par le mythe de l’apocalypse,
rares sont ceux qui, comme Cocteau, l’ont fait bénéficier d’une telle fréquence et d’une
telle diversité de traitements. Très souvent même, le mythe est soumis à une double mise
en œuvre créatrice, lorsque l’artiste se préoccupe lui-même des différents modes
d’expression ou lorsqu’il compose un texte susceptible d’inspirer un autre créateur. Dans
son sens le plus restreint, celui de la fin du monde, l’apocalypse fait son apparition dans
Le Cap de Bonne-Espérance (1918). Rien d’étonnant à cela puisqu’il s’agit d’un recueil
relatant l’expérience pénible, voir sordide de la « Grande Guerre » telle que Cocteau l’a
vécue. On pourrait rétorquer que le mythe n’est présent qu’à travers quelques
occurrences, comme au début du poème « Géorgiques funèbres » :
Un jour peut-être ayant recul
on chantera la grande guerre
moi Jean
j’ai mangé le livre
sur une borne
Reims Jeanne Patmos
147

moi Jean j’ai vu Reims détruite


et de loin elle fumait
comme une torche (OPC4, 38)
5 si ce n’était que ce passage constitue à l’origine l’incipit de la première version du Cap qui,
suivant un mode d’écriture classique, inscrit l’évocation de la guerre qui va suivre dans la
droite lignée du livre de Patmos : « Ainsi je chantais avant la grande guerre, / Et moi,
Jean, j’ai vu la grande guerre, / Et j’ai mangé le livre à Reims comme le livre de Patmos » (
OPC, 85).
6 Dans son sens eschatologique le plus ambivalent et le plus large, celui de la révélation
d’un monde nouveau, le mythe de l’apocalypse ressurgit bien plus tard, dans Le Chiffre sept
(1952)5. Ce long poème de 98 strophes (2 fois 7 fois 7) rend compte par son ton à la fois
moralisant et désabusé, autant du scepticisme profond qui anime le poète dans ses
relations avec le monde extérieur, que de sa résolution définitive de se retirer seul dans
son propre univers. Vers la fin du texte, le poème fournit une évocation assez fidèle de
l’apocalypse, où prime le conflit avec le monde hellénique et romain6 :
Le septième ange qui sonnait de la trompette.
Lança ses foudres d’or sur le char d’Apollon.
[...]
Et le char du soleil se fracassait au sol.
Il y eut là quelques minutes étonnantes
Où les îles sombraient, où tonnaient les volcans,
Où l’ange assassinait les bêtes et les plantes,
Les soldats des Césars endormis dans les camps.
Les femmes des soldats avortaient sur leur couche,
La peur fuyait la mort, la mort frappait la peur.
Alors l’ange se tut en s’essuyant la bouche
Devant un monde vide et frappé de stupeur. (OPC, 734)
7 La séquence est immédiatement accompagnée d’une morale inspirée d’un ouvrage
d’immanuel Valikovsky traduit en français sous le titre Mondes en collisions (1951). Selon
cet astronome amateur, les cataclysmes de l’apocalypse pouvaient être expliqués par le
passage d’une comète géante qui en frôlant notre planète en a sensiblement ralenti la
rotation et déclenché entre autres des pluies de pétrole, puis qui a occasionné sept siècles
plus tard bien d’autres catastrophes prises par les prophètes comme des signes du ciel 7.
Cocteau en conclut à l’existence de cycles successifs sur terre : « Pourquoi s’en faire ? Du
jour au lendemain nous pouvons être pris dans la queue d’une comète. La terre basculera
sur son axe. Il pleuvra naphte et bitume. Et se terminera notre cycle et en commencera un
autre. Vivons notre cycle sans orgueil » (PD I8, 204). De là cette leçon assez fataliste et
inattendue, dans la mesure où Cocteau se range, non parmi ceux qui survivront à
l’apocalypse, mais parmi ceux qui la subiront :
Voilà comment en nous se peut rompre une artère,
Voilà comment en nous un cycle s’interrompt.
La trompette a sonné, l’ange n’a qu’à se taire.
Ce que l’ange a défait d’autres le referont. (OPC, 734)
8 Si le récit du Nouveau Testament est réactivé un peu plus loin dans le texte, le ton badin de
la séquence sert toutefois à contraster avec la « fanfare de mise à mort » du dernier vers,
qui constitue d’ailleurs l’un des premiers titres du recueil et à nouveau exprime de façon
paradoxale la joie d’assister à la fin du monde :
C’est une curieuse histoire que la Bible
Raconte. Savez-vous ce qui vous pend au nez ?
148

Savez-vous, sentez-vous, qu’il n’est pas impossible


De revivre ce jour dont vous vous étonnez.
Et que cet ange cueille encore notre orange9
Et la morde et sonnant de sa trompette d’or,
Reprenne sa musique et ce beau travail d’ange,
Sa fanfare de mise à mort. (OPC, 735)
9 Le locuteur s’érige en prophète, conjure d’adopter un mode d’existence plus intègre et
maudit ceux qui ne veulent pas écouter son conseil. L’imminence de la fin est prédite,
selon lui, par l’apparition d’une soucoupe volante qui fonctionne comme substitut et
dernier avatar du feu du ciel :
C’est alors dans le ciel orageux [...]
[...] que nous vîmes un disque
Arriver de Patmos et du livre de Jean.
Il volait à toute vitesse et en silence
Environné d’un éclair de magnésium.
[...]
[...] Ce disque effectuait des courbes
Et disparut silencieusement vers l’est.
Écœuré par le roc, les offrandes, les marbres,
Il se vidait d’un feu comme on jette du lest.
Ce feu vert s’allongeait sur l’isthme de Corinthe.
Nous le vîmes s’évanouir pendant que cet
Objet incompréhensible, né de la crainte,
S’en retournait à la source du chiffre sept. (OPC, 737)
10 Insensible à ce présage, l’être humain persiste dans sa décadence et s’attire les foudres
divines, jusqu’à sa disparition et à la mise en place d’un monde « neuf » :
L’homme épris de sa haine, enfiévré de se battre
Sous ce chiffre qui fait et qui défait les rois,
À sa glèbe attaché, fidèle au chiffre quatre,
Accumulait la colère du chiffre trois.
L’accumulait (par une mauvaise habitude
D’alchimistes courbés sur son triangle noir).
Dans le triangle un œil espionnait leur étude
Et cet œil les voyait qu’ils ne pouvaient pas voir.
Sept colonnes de feu de meurtre et de fumée
Firent le reste. Un aigle en avait pondu l’œuf.
La triade détruite, aussitôt reformée.
Les observe au milieu de son triangle neuf. (OPC, 738)
11 Signalons que la rédaction du Chiffre Sept a lieu au moment même de la composition d’un
oratorio intitulé Patmos. C’est à la demande du compositeur Paul Hindemith que Cocteau
se lance dans ce projet - vraisemblablement vers la fin mai 1952 (PD I, 198 et RUBELI, 101) –
pour lequel il détermine lui-même le sujet et le style. Après avoir refusé les thèmes de
Don Quichotte ou de Don Juan proposés par le compositeur et qu’il juge « trop épuisés par
des chefs-d’œuvre », il opte lui-même pour l’apocalypse qui, d’après lui, « n’est pas un
chef-d’œuvre. C’est mieux et c’est inépuisable » (PD I, 201). Il communique sa décision à
Hindemith le 31 mai 1952 dans une lettre où figure en marge d’un dessin représentant un
ange sonnant de la trompette le texte suivant : « [...] J’ai déjà beaucoup préparé notre
travail - il y aura les 7 trompettes - et les sauterelles à tête d’homme - et la guerre des
anges et la grande putain Babylone et tout ce qui peut permettre à Paul de soulever une
tempête de musique. [...] » (voir RUBELI, 104). Pour le sujet, il se fonde aussi sur l’ouvrage
de Valikovsky (PD I, 204), tout en veillant à ne pas se « laisser aller à une sorte d’oratorio
149

plus ou moins scientifique ». C’est pourquoi il importe de « [c]onserver le style de


L’Apocalypse, les anges, les épées dans la bouche, les chevaux à tête de lion, des sauterelles
à visage d’homme et couronnées d’or, la grande putain Babylone, etc. » (PD I, 207). En
d’autres mots, le mythe de l’apocalypse constitue déjà pour Cocteau un cadre de référence
externe plutôt que le sujet véritable de l’œuvre.
12 À l’origine, Cocteau conçoit de faire chanter les chœurs en allemand et de laisser
déclamer les récitatifs en allemand et en français et rédige, d’une part, une série de textes
en vers assez sommaires destinés à être traduits en allemand, d’autre part, des textes
français qu’il récitera lui-même (ID., 205). Composées lors de son voyage en Grèce, les
ébauches sont dictées et dactylographiées début août 1952 (ID., 302), puis retravaillées,
corrigées et envoyées à Hindemith début septembre 1952 (ID., 334). Le compositeur
remercie Cocteau du « poème » quelques jours plus tard, (ID., 337), et s’engage à « trouver
le fil conducteur » à partir du « matériel » fourni (ID., 343). Pour diverses raisons exposées
par Alfred Rubeli, Hindemith laissera cependant tomber le projet. Lors de l’élaboration
même du livret en juillet 1952, le compositeur avait déjà exprimé son inquiétude : « Je ne
peux pas imaginer recréer l’atmosphère de l’Apocalypse sans insister fortement sur
l’aspect dogmatique-chrétien. Si cet élément est exclu, on lui enlève sa substance
essentielle. Si on le maintient, j’éprouverais une grande inquiétude à composer cette
œuvre. L’idée seule de prophétie ne me paraît pas suffisante. Bien sûr, on peut l’actualiser
par le moyen de bombes atomiques, etc., et établir une cohérence artistique avec des
“chiffres”, mais s’il n’existe pas de but moral dans la prophétie, tout cela ne serait que de
l’ornement » (RUBELI, 102). Cocteau ne semble pas toutefois mesurer le problème évoqué
par Hindemith, puisqu’il lui répond laconiquement : « N’ayez aucune inquiétude... Je
dédogmatise les choses... » (Ibidem). En novembre 1952, resté sans nouvelles, Cocteau
relance le compositeur qui charge son épouse de répondre qu’il ne peut donner des
détails plus précis sur le livret souhaité et qu’il conseille au poète de noter « tout ce qui
[lui] advient, opéra, bouffe, séria, tragédie, comédie, moderne, histoire... pourvu que cela
vive... » (ID., 104). Finalement, au retour en Europe de Hindemith au printemps 1953, la
collaboration avec Cocteau semble avoir été définitivement interrompue sous le prétexte
d’une commande de l’Unesco pour la composition de la cantate Ite angeli veloces sur un
texte de Paul Claudel (ID., 105). Une dizaine d’années plus tard, c’est au jeune compositeur
Yves Claoué que Cocteau confiera son oratorio pour le mettre en musique10. La création
mondiale de Patmos aura lieu le 3 mai 1962 dans la chapelle du château de Versailles avec
l’orchestre philharmonique de la RTF, sous la direction d’André Girard.
13 Il ne subsiste à la BHVP11 que la couverture du manuscrit de l’oratorio dessinée par
Cocteau et représentant un poisson12, ainsi que des ébauches de textes plus ou moins
complètes, à l’image de cet incipit, où la création de l’oratorio est présentée,
conformément à l’un des mythèmes de l’apocalypse (10,8-10,11), comme le résultat rituel
ou initiatique de l’ingestion d’un livre sous la conduite d’un guide :
Récitatif (après orchestre)
Et Jean décida de se rendre à Patmos et
d’écrire sous la dictée d’un ange et de
manger le livre.
Chant
Jean décida de voyager
Dans une île où vivent les anges
Ce n’est pas les gens qu’on y mange
Mais les livres y sont mangés
150

14 ou à l’image de cette fin de l’oratorio, où, une fois initié, Jean Cocteau peut à son tour
guider Hindemith dans l’ingestion du livre et dans la création musicale :
Récitatif
Car Jean était revenu de son voyage.
À Hindemith il raconta son voyage. Il avait mangé le livre et
recopié le livre. Et Hindemith mangea le livre.
Et un ange apparut et dit : « Faites un oratorio »
Jean Cocteau, 5 septembre, 1952, Santo Sospir
15 Lors de sa composition, l’oratorio semble avoir donné naissance à bien d’autres textes 13,
comme ce poème inédit intitulé « Patmos » qui a appartenu à une version préliminaire du
recueil Appogiatures (1953) 14. Les derniers vers reprennent en effet littéralement la
thématique du premier chant (cf. supra), mais y ajoutent une donnée essentielle
concernant les « mœurs des anges » et sur laquelle nous reviendrons plus loin :
Les points cardinaux tendirent des linges
non sans laisser voir une ombre à travers
leur terrible neige ou verre
dépoli : la trompette de l’ange.
Un éclairage d’usine malgré l’éclipse
Criait aux aveugles : C’était écrit.
On reconnaissait de l’Apocalypse
La trompette faite en forme de cri.
Ce n’était pas drôle, pas drôle
du tout, ces îles qui se noient
Et pareils les hommes aux noix
Que des mains furieuses gaulent.
L’Histoire assise éclate
de rire en déchirant le livre
d’images sur lequel les mots à suivre
se lisent en or sur fond d’écarlate
Voilà dans l’île sauvage de Jean
Ce que nous apprîmes des mœurs des anges
On n’y mange pas les gens
Et ce sont les livres qu’on mange ». (ms. BHVP)
16 Signalons aussi le poème suivant, repris dans l’en marge d’Appogiatures mais faisant en
réalité partie des ébauches de l’oratorio, comme en témoignent la réactualisation assez
réaliste, voire optimiste de l’apocalypse et le renvoi à Bach, l’un des musiciens favoris de
Hindemith (voir PD I, 389) :
Voici la trompette de l’ange
Démolir les murs orgueilleux
Et voici que le ciel se venge
D’être vaincu par les faux dieux
Bacchus et ses danseurs ivres
Les faunes avinés de Pan
Sont mis en fuite par des cuivres
Trop sévères pour leurs tympans
Car de Bach au jazz le silence
Revêt ses terribles atours
Son grand corps athlétique avance
Vêtu d’orgues et de tambours
Son audace qui nous réveille
Marchant librement à travers
La paresse de nos oreilles
Tourne le silence à l’envers
151

L’ange gonfle ses belles joues


Ce qui sonnait et charmait
Alors que sa musique joue
Ne nous bercera plus jamais
Notre cœur qui n’est plus esclave
Des clairs de lune sur un lac
Veut battre sur les rythmes graves
Que le jazz hérita de Bach. (OPC, 820-1)
17 Il appert à nouveau que le mythe de l’apocalypse est sélectionné comme une sorte de
motif musical à partir duquel le poète a le loisir de développer son propre imaginaire.
Après la théorie de la comète et l’hypothèse des soucoupes volantes, le mythe réapproprié
permet en effet de clamer désormais la suprématie à venir des rythmes du jazz, sur la
base d’une relation primordiale aux yeux de Cocteau avec la musique de Bach. Bien
entendu, la structure sémiotique ambivalente du mythe reste prégnante, dans la mesure
où une situation donnée est supposée devenir critique, puis disparaître à jamais et de
façon pour le moins radicale, pour donner naissance à une nouvelle réalité. C’est aussi ce
qu’illustre le poème « C’est maintenant... » (OPC, 935) qui appartient à une version
préliminaire du recueil Clair-obscur (1954). Si l’apocalypse y est convoquée pour souligner
le danger des armes nucléaires, il ne s’agit pas seulement pour Cocteau d’évoquer la
disparition imminente de la terre et de se conformer au caractère foncièrement tragique
du mythe, mais surtout d’accepter l’avènement d’un autre cycle, d’une autre époque et
d’une autre esthétique :
C’est maintenant de vous oracle électronique
Que la vérité sort.
D’après votre cerveau de métal l’Amérique
Interroge le sort.
Aigles où dormez-vous, où dormez-vous colombes ?
Le métal vous répond.
Et dit s’il faut lancer ou détruire les bombes
Que la machine pond.
Si ce cerveau travaille un jour à notre place,
Vienne une autre beauté.
Nous la regarderons, mais derrière la glace
De notre éternité.
18 Enfin, l’oratorio a également donné lieu à la composition du poème « Alors
apparurent... », dont le manuscrit et les dessins originaux ont été reproduits en fac-similé
dans L’Apocalypse de Joseph Foret (1961). Les états antérieurs de ce manuscrit présents
dans l’oratorio soulignent cependant davantage la nécessité du passage indispensable
d’un cycle à un autre et insistent sur la décadence de l’homme en reproduisant de façon
bien plus étendue son langage vocalique inarticulé15. L’état définit du texte-image
reproduit dans l’ouvrage de Foret constitue, somme toute, un ensemble beaucoup plus
disparate. Remarquons dans les dessins le motif du poisson - également présent sur la
couverture de l’oratorio et caractéristique de cette période de création - qui contraste
toutefois avec le motif de la pipe d’opium rappelant plutôt la production graphique des
années 1930. Quant au texte même16, il fait à nouveau état des soucoupes volantes, mais
illustre surtout la thématique de la chute :
Alors apparurent dans le ciel des hommes et selon le vol en triangle des grues sept
grands disques d’un métal qui pense et ces disques pensaient et volaient
silencieusement et ils étaient faits du même métal que la trompette des anges mais
ce métal avait pris forme de disques et il pensait et lorsque ces disques avaient
survolé le désordre des hommes ils décrivaient une courbe et le zéro les
152

engloutissait dans sa bouche


Et les hommes surent que ces disques de métal les visitaient les jugeaient et que les
temps étaient proches
Et les hommes ne surent plus ni lire
ni écrire
Et il y eut une langue nouvelle qui ne signifiait pas
mais les uns la parlaient cependant mieux que les autres et les uns haïssaient les
autres
parce qu’ils la parlaient mieux
Et ils en firent une troisième langue signifiante
pour l’insulte
et pour le trafic
aéio ieao aieoioio ieiaiéao oa oa aoio oéiaiaio ieia ieao io io io io aéiaeio ieia ieao ie ie
ie io aoia ieao
Et l’ange lut la lettre et la lettre disait : ils auront tous la tête en bas et comme ils
tomberont ils croiront qu’ils volent et peu importe qu’ils visitent les mondes car les
mondes ne voudront plus d’eux
19 La thématique de la chute est développée plus amplement dans Le Requiem (1962).
Signalons au passage que ce recueil porte plus d’une trace de l’intertexte de l’apocalypse,
serait-ce dans sa composition définitive, puisque ce vaste poème est subdivisé en sept
périodes, mais aussi dans sa composition préliminaire, puisqu’il semble avoir été conçu
sur la base de la tripartition originelle du récit. Rappelons en effet que l’apocalypse se
présente également comme une action dramatique qui permet d’évoluer du bas (l’abîme),
en passant au centre (la terre qui résonne aux noms de Jérusalem, Patmos, Éphèse, Rome
et Harmagédon), vers le haut (le ciel ou le paradis) et, dans le cas échéant, en sens inverse.
Or le manuscrit du Requiem porte les traces de la tripartition de l’action dramatique, ce
dont fait preuve la mention d’une troisième et dernière partie du recueil qui s’intitulait à
l’origine « Le Ciel » (voir OPC, 1808).
20 Pour en venir à la thématique de la chute, on pourrait supposer que son évocation permet
de rappeler l’un des traits caractéristiques du mythe, à savoir le combat entre Michaël et
le Dragon et la précipation finale du Dragon et de ses anges du haut du ciel vers la terre
(12,7-12,9). En réalité, l’image des anges guerriers qui sont conduits par Lucifer et sont
finalement précipités dans l’abîme par l’autre « limaille de fer » est relayée par la
métaphore de l’écroulement d’un « temple érotique formé par des géants nus » sous
l’ordre de « l’architecte des Enfers ». Pour Cocteau, la damnation et la chute de l’ange
(Lucifer, Icare, Radiguet) correspondent depuis toujours à la condamnation de
l’homosexualité, en conformité d’ailleurs avec la condamnation, dans l’Apocalypse, de la
dépravation (21,8) et de la fornication (2,21) :
Irrésistiblement s’aimante
Une limaille de fer
Prompte à se grouper pour suivre
N’importe quel souffle de cuivre
[...]
Et l’on vit l’étoile Absinthe
Accompagner dans sa chute
Celle du prince Lucifer
Et l’autre limaille de fer
Vouloir regrouper ses troupes
[...]
Quelque part en de faux cieux
Un temple érotique formé
Par des géants nus s’écroule
153

Et de roche en roche se perd


Au fond des gorges profondes
Bestiales musculatures
Herculéennes d’une équipe
Que déguisait en colonnes
L’architecte des Enfers
Ce sont eux voyez ce sont eux
Criaient des voix de fin du monde
Et leur innombrable avalanche
Nouant ses membres houleux
Par une chute sans fin
Punissait le temple feint. (OPC, 1038-39)
21 Le Requiem retranspose ensuite assez fidèlement quelques motifs caractéristiques de
l’apocalypse, comme la « grande putain Babylone », « l’étoile Absinthe », « l’aigle », le
« septième jour », et quelques épisodes marquants du mythe, tels que les « sauterelles »
exterminant tout « sauf l’herbe » et « les hommes porteurs du sceau » (9,3-9,4),
l’empoisonnement des eaux par « l’étoile Absinthe » (8,11), ou encore la déperdition de
« Babylone » (19,1-19,2) (voir OPC, 1108-1110). Toutefois, ce qui prime en définitive est la
disparition finale de l’univers au terme de son cycle :
Alors dans un faux jour d’éclipse
Apparurent des cavaliers
Sur leurs bêtes d’apocalypse
Et vinrent des espèces d’anges
Ayant forme de boucliers
Afin que notre peur en une autre se change
Et le monde inventait des armes
Et la paix s’appelait la peur
Et par un déluge des larmes
Finirait ce calme trompeur
[...] (OPC, 1115)
22 Disparition finale de l’univers auquel le locuteur ne peut ni ne veut se soustraire puisqu’il
est obligé de suivre son destin – être « riche de ce qu’on [lui] ôte » –, sa nature – « manger
le fruit défendu » – et d’accepter sa mise à l’écart, ses déceptions, sa chute « de toit en
toit » et son exil devenant son propre paradis :
Paradis j’en avais assez
Ta clairvoyance m’a chassé
Beauté faite d’une côte
Je suis riche de ce qu’on m’ôte
C’est pourquoi Paradis j’ai dû
Manger le fruit défendu
Pour que le glaive de l’archange
En un vagabond me change
Qu’un bonheur vierge de progrès
Se métamorphose en regrets
Que j’ose fautes si hautes
Qu’elles cessent d’être fautes
Et qu’enfin de toit en toit
Mon exil devienne toi. (OPC, 1117)
23 Si Cocteau aspire à une résurrection grâce à l’apocalypse, il entend par conséquent la
réaliser, non en tant que membre d’une catégorie préétablie d’élus, mais en tant
qu’individu sortant du lot, suivant son sort fatidique et par l’intermédiaire de sa propre
création. En témoigne le poème inédit suivant au titre significatif « Blason final », où
154

triomphent de la décadence et de la destruction de l’univers trois animaux particuliers :


le lion, représentant dans l’Apocalypse le Christ qui « a vaincu [...] et ouvrira le livre et ses
sept sceaux » (Apocal. 5.5), l’ours, symbolisant les forces vitales de l’existence, mais
surtout le coq, qui met en relief le symbolisme solaire de lumière et de résurrection du
personnage du Christ, mais aussi, en tant que figure emblématique du poète, de Cocteau
lui-même :
Les sept anges sonnèrent de la trompette
Et le grand navire sombra.
Et ce navire était pareil à une île
(L’île atroce du docteur Moreau)17
Docteurs et professeurs étaient les capitaines
Ils s’appelaient Caligari, Plume, Goudron18.
D’un sang chirurgical l’eau devint rouge
Et sur cette morte mer rouge
Les drapeaux de pirate ne flottaient plus.
Alors oriflammes des navires du libre vent apparurent.
Et le lion, l’ours, le coq,
Ornaient leurs proues, (ms. BHVP)
24 La résurrection finale de Cocteau en tant que poète constitue également le sujet de son
dernier film Le Testament d’Orphée (1959). Autant l’œuvre poétique, graphique que l’œuvre
cinématographique véhiculent par conséquent la nouvelle version de l’apocalypse. Or,
d’après la cohérence des productions créatrices de Cocteau, il serait étonnant de
découvrir une variante sans la présence de son modèle. C’est ce que confirme une analyse
plus détaillée du film qui commence par mettre en évidence une analogie frappante sur le
plan de l’ancrage spatial et de la portée symbolique des deux récits : tout comme saint
Jean est condamné au travail des carrières dans l’îlot de Patmos et envoie son livre aux
églises d’Asie, Cocteau a choisi délibérément et non par hasard comme décor de sa mise
en scène les carrières des Baux-de-Provence pour livrer son message aux générations
futures. Autre fait étonnant, lorsque le poète transforme la phrase liminaire de son film
« Son nom était Jean. Il n’était pas la lumière mais il parut pour rendre témoignage à la
lumière » en « Son nom était Jean, il n’était pas l’ombre mais il parut pour rendre
témoignage à l’ombre19 », il adapte la citation extraite du début de l’évangile selon saint
Jean au ton et à la teneur de sa propre version de l’apocalypse.

Conclusion
25 Dans son œuvre, Jean Cocteau soumet le mythe de l’apocalypse à plusieurs procédés
d’intégration. Il pratique tout d’abord la reprise de mythèmes, ce qui explique la présence
de certains éléments symboliques comme le nombre 7, de quelques étapes cruciales du
récit comme l’ingestion du livre, ou encore de traits formels tels que le « et » biblique, les
formules répétitives au passé simple, les images emphatiques ou surdéterminées.
Parallèlement, il s’évertue à réinvestir le mythe de ses propres mythèmes, par l’entremise
entre autres de la théorie des cycles, des soucoupes volantes, du jazz et de l’emblème
coctalien du coq. Enfin, il intègre et adapte le mythe aux principes de sa propre création,
puisqu’à l’exclusion à venir de celui qui ne porte pas le « sceau » divin, le poète se sachant
condamné à l’avance réagit en s’exilant volontairement au sein de son propre univers.
26 Dans un texte de présentation de l’oratorio Patmos, Cocteau précise aussi ce qui relie le
mythe à la création. Il résume d’abord la trame du récit : « Patmos c’est l’île où saint Jean
155

mange “le livre” et ce livre lui donne des visions d’où nous viennent les énigmes de
l’Apocalypse ». Il livre ensuite son interprétation : « Notre Oratorio est une paraphrase de
l’Apocalypse où les dangers de notre époque apparaissent. Ils s’y mélangent20 ». En
d’autres mots, l’évocation de l’apocalypse constitue bien une amorce ou une étape
intermédiaire de la création et sert essentiellement de pré-texte. Sa reprise et sa
réactualisation sont motivées par l’intention de vivre et de gérer bien au-delà du mythe,
et de faire ressortir et faire ressentir par l’intermédiaire de la création, une réalité de
l’existence dont les issues possibles ne sont ou ne seront jamais satisfaisantes. Au travers
de sa version de l’apocalypse, Cocteau entend certes souligner la souffrance
psychologique et existentielle des individus qui subissent l’exclusion, mais n’avoue-t-il
pas également que le déni de la réalité que permet la création ne soulage que
partiellement et temporairement des malheurs et des misères observables dans le monde.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie
COCTEAU J., Le Foyer des artistes, Paris, Plon, 1947.

COCTEAU J., Journal d’an inconnu, Paris, Grasset, 1953.

COCTEAU J., Le Passé défini, tome 1, 1951-1952, Paris, Gallimard, 1989.

COCTEAU J., Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, 1999.

MUSSIES G., The Morphology of Koine Greek as Used in the Apocalypse of St. John, Leiden, Brill, 1971.

RAMIREZ Fr. et ROLOT Chr., Jean Cocteau. L’œil architecte, Paris, ACR Édition, 2000.

RIMBAUD A., Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, 1972.

RUBELI A., « Paul Hindemith et Jean Cocteau », dans Hommage à Paul Hindemith, Yverdon, Éditions
de la Revue musicale de Suisse romande, s.d., pp. 99-106.

TOUZOT J., Jean Cocteau, Lyon, La Manufacture, 1989.

NOTES
1. D’après Gérard Mussies, les divergences linguistiques et stylistiques que l’on peut constater
entre, d’une part, l’Évangile et les Épîtres de saint Jean, d’autre part, l’Apocalypse , tendent à
indiquer que ces textes n’ont pas été rédigés par le même auteur (MUSSIES 1971, 352).
2. L’Apocalypse emprunte ainsi nombre de thèmes, d’images et de citations aux livres de Daniel et
d’Ézéchiel.
3. D’après la définition donnée dans le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française
de Paul Robert, tome IV.
4. L’abréviation OPC désigne les Œuvres poétiques complètes de Jean COCTEAU (voir COCTEAU 1999).
156

5. En réalité, la toute première occurrence du mythe de l’Apocalypse dans son sens double de
« fin du monde » et de début d’un « âge nouveau » se découvre dans un article de Cocteau paru le
15 mars 1938 dans le journal Ce Soir et repris sous le titre « La fin des prophéties » dans Le Foyer
des artistes (1947). D’après ce texte, l’intérêt du poète pour le récit biblique aurait été suscité par
O.W. de L. Milosz qui avait délaissé la poésie pour se consacrer à « l’étude occulte de
l’Apocalypse » (COCTEAU 1947, 94-96).
6. Dans L’Apocalypse, Apollon est appelé « l’ange de l’Abîme » (9, 11), de même que Rome est
présentée comme la « grande Babylone » ou la « grande Prostituée » (17, 1-17, 2), l’image de la
prostitution recouvrant dans l’Ancien Testament l’idôlatrie.
7. Pour cet ouvrage de Valikovsky, voir la notice de Pierre Chanel (COCTEAU 1989, 206).
8. L’abréviation PD I désigne le journal du poète intitulé Le Passé défini (voir COCTEAU 1989).
9. L’« orange » désigne ici le monde.
10. Pour une étude plus détaillée de la collaboration avec Hindemith et Claoué et pour le texte de
Patmos, voir notre contribution « Patmos », un oratorio inédit de Jean Cocteau et Yves Claoué, dans D.
GULLENTOPS et M. HAINE (sous la direction de), Jean Cocteau. Textes et musique, Sprimont, Mardaga,
2005, p. 77-104.
11. L’abréviation BHVP renvoie aux documents conservés dans le fonds Cocteau de la
Bibliothèque historique de la ville de Paris.
12. Le poisson est un symbole christologique associé au baptême, à l’eucharistie et à la
résurrection à venir et confirmerait dès lors le message optimiste de l’apocalypse coctalienne.
Peut-être aussi fait-il tout simplement allusion au fait que l’oratorio a été composé lors d’une
croisière en bateau dans les îles grecques (14-25 juin 1952). En effet, Cocteau entend terminer « à
Patmos le texte de L’Apocalypse » (PD I, 211), Patmos où finalement il ne se rendra pas (COCTEAU
1953, 233).
13. Signalons aussi un dessin intitulé Ange de l’apocalypse, étude pour le projet d’oratorio avec le
compositeur Paul Hindemith, 1953 (TOUZOT, 1989, ill.).
14. Découvert tout récemment, ce texte remplace donc le poème « Patmos » qui figure
actuellement dans l’en marge d’Appogiatures (OPC, 820-1) et que nous donnons sur la page
suivante. C’est d’après une indication de pagination bien particulière que ce manuscrit a pu être
identifié et réinséré dans son ensemble d’origine.
15. Ce langage inarticulé, également présent dans Le Cap de Bonne-Espérance (OPC, 31-32), s’inspire
peut-être du poème « Bruxelles » de Rimbaud, qui évoque ainsi le bruit d’un pensionnat de
fillettes : « Quelles / Troupes d’oiseaux ! ô iaio, iaio !... » (Rimbaud 1972, 82).
16. Le texte du manuscrit est différent du poème transcrit à la page 205 du même ouvrage. Nous
avons privilégié la version manuscrite du poème, sans ponctuation, avec une disposition et un
espacement des propositions plus logique et une variation plus grande dans le langage vocalique
grâce aux « e » aigus, et surtout avec mention de la date exacte de composition : 1961.
17. D’après le roman de l’écrivain Georges WELLS, L’île du docteur Moreau, publié en 1896, qui fait le
récit d’expériences médicales tentées sur des animaux afin de leur donner une apparence
humaine.
18. Personnages inspirés du film expressionniste allemand de Robert WIENE, Le Cabinet du docteur
Caligari (1919), et du conte d’Edgar Allan POE, « Le système du Docteur Goudron et du Professeur
Plume », extrait des Histoires grotesques et sérieuses (1840).
19. Présente dans l’esquisse du projet, puis adaptée dans le texte du découpage dactylographié
qui a servi au tournage, cette phrase que le poète devait dire en voix-off au début du film n’a
finalement pas été retenue dans le projet final (voir RAMIREZ et ROLOT, 2000, 211).
20. « Naissance de Patmos », texte de présentation de Jean Cocteau repris dans la brochure de la
création mondiale de l’oratorio à la chapelle du château de Versailles le 3 mai 1962 (BHVP).
157

AUTEUR
DAVID GULLENTOPS
Vrije Universiteit Brussel
158

Dionysos et le diable. L’héritage de


Nietzsche dans Le Docteur Faustus de
Thomas Mann
Raphaël Célis

1 La littérature secondaire sur le Docteur Faustus de Thomas Mann est d’une telle abondance
que ce n’est pas sans quelque hésitation que l’auteur de ces lignes s’est finalement décidé
à publier, avec toute la modestie qui s’impose, une contribution supplémentaire à
l’interprétation de cette somme quasi démesurée, où la profondeur métaphysique de
l’écrivain allemand le dispute à son érudition sans borne, et où toute la tradition
germanique, depuis le Moyen Âge jusqu’au début du XXe siècle est repensée dans toute sa
complexité, ses contradictions, ses impasses, mais aussi ses promesses. Lorsque l’on se
penche sur le journal qu’il a lui-même publié, en 1949, et où il nous livre la chronique des
années consacrées à la rédaction de cette œuvre1, l’on ne peut manquer d’être pris de
vertige. Le nombre des influences et des références citées, qui forment un véritable
kaléidoscope, ne peut que défier le commentateur le plus averti, et l’on se trouve bien
évidemment contraint de privilégier, parmi tous ces renvois, un certain nombre de
données qui, mises en rapport en fonction de leur cohérence architecturale, permettent
d’éclairer l’ouvrage d’une manière nécessairement lacunaire et discutable. Thomas Mann
ne s’était d’ailleurs pas privé de déclarer, un peu avant sa mort, que la réception de ce
roman, qui lui a coûté non seulement un travail titanesque, mais aussi une souffrance
mettant en danger sa propre santé, était entachée de nombreux malentendus, tout en se
gardant bien de livrer lui-même une clef de lecture univoque qui aurait permis de mettre
fin aux distorsions infligées à ses intentions les plus chères.
2 Si l’on parcourt le journal susmentionné de manière synthétique, l’on est frappé
néanmoins par un certain nombre de leitmotiv : tout d’abord l’intérêt constant qu’y
témoigne l’auteur pour toutes les informations qui lui parvenaient au sujet de la guerre
qui opposait son pays au reste du monde « civilisé » et la condamnation sans équivoque
qu’il réitère à de nombreuses reprises contre son peuple, accusée d’avoir cédé à la
tentation d’un retour au culte de forces archaïques, « chthoniennes » comme il aime à les
qualifier, et dont il décèle dans ce texte, comme dans d’autres, publiés à sa suite, les
159

prémisses dans la philosophie allemande du XIXe siècle, dans sa théologie, et dans la


conviction injustifiée de son élection pour sauver l’Occident de sa décadence – thème que
l’on retrouve par exemple dans les ouvrages d’un Oswald Spengler2 ou d’un Ludwig
Klages, explicitement influencés par l’héritage de Nietzsche, et que l’on ne peut, sans
mauvaise foi, considérer comme des esprits médiocres. De même, dans son essai sur
Nietzsche, publié deux années plus tôt, l’on ne peut manquer de percevoir les liens
évidents que notre auteur fait apparaître entre ce qu’il dénonce comme l’erreur la plus
tragique de ce philosophe – à savoir son esthétisme qui prétend se substituer à la morale
d’inspiration judéo-chrétienne – et la récupération fondamentale à laquelle son œuvre a
prêté le flanc dans les années qui ont précédées la seconde guerre mondiale et qui a servi
d’alibi à l’idéologie nazie3.« Prenez donc Nietzsche, celui qui fut bien à l’origine des
productions philosophiques les plus colorées ou des écrits lyriques ou critiques de notre
siècle, écrit-il dans son discours en hommage au septantième anniversaire de son frère
Heinrich4. Où peut-on trouver de manière plus claire la fatalité qui domine les voies
empruntées par les esprits allemands, la tendance à succomber à un abîme intellectuel,
en marge duquel s’éteint tout sentiment de responsabilité de la pensée pour ses
conséquences dans la réalité humaine effective ? Sur le plan personnel, il était une nature
délicate, compliquée et disposée à la souffrance, étrangère à toute brutalité et de toute
forme de santé primaire – une nature christique, sinon au sens religieux, du moins au
sens constitutionnel du terme5 ». Ce jugement, qui par ailleurs n’est pas exempt de
nuances, est évidemment bien connu de tous ceux et celles qui ont pratiqué Thomas
Mann avec un minimum de curiosité et de rigueur. Toutefois, de telles évidences ne
rendent nullement compte de la relation complexe, et hautement paradoxale en
apparence, que l’auteur du Docteur Faustus, entretenait avec ce philosophe, ni de la
compréhension plus personnelle qu’il en avait acquise, laquelle ne transparaît que çà et là
dans ses écrits, et qui ne peut se vérifier dans son Faust, tout à fait atypique, où le nom de
Nietzsche n’apparaît d’ailleurs pas une seule fois, que si l’on examine de près la manière
dont les tensions dramatiques qui ont sous-tendu l’existence de celui-ci est reflétée, avec
une acuité hors du commun, dans la figure ambiguë de son héros, le compositeur Adrian
Leverkühn6. Ainsi que Thomas Mann le reconnaît explicitement, « Nietzsche est tellement
présent dans ce roman que celui-ci fut précisément appelé un roman sur Nietzsche7 ».
3 Mais comprendre ce personnage, tout comme sa relation particulière à la musique, n’est
possible que si on le conçoit, non pas tant comme un type psychologique – ce qu’il arrive
parfois à Thomas Mann de faire lorsqu’il s’agit de Nietzsche lui-même – que comme un
artiste en proie aux affres de la création et aux forces antagonistes qui traversent la
culture de son époque. À cet égard, le diagnostic de notre auteur est sans complaisance :
dans le tableau qu’il dresse du protestantisme libéral qui s’est développé tout au long du
XIXe siècle, et qui sous l’impulsion de Kant, a réduit la personne du Christ au paradigme de
l’homme parfaitement moral, c’est-à-dire infailliblement rationnel, il s’en prend
vigoureusement à cette forme d’idéalisme qui a séparé l’esprit de la vie, en formalisant le
premier et en réduisant la seconde, immanquablement incarnée et exposée aux
sollicitations de la sensibilité, à ses inclinations « pathologiques », c’est-à-dire platement
intéressées, selon l’expression devenue canonique du maître de Königsberg. Ce qui n’a pas
empêché cette moralisation extrême de l’esprit, qui se proposait de dompter la « bête »
en l’homme, de se pervertir en une morale du devoir, où le contenu de celui-ci devenait
indifférent, et où seule la forme de la relation à une loi supposée universelle, et formulée
dans les termes ambigus de cet impératif – « agis de telle sorte que la maxime de ton
160

action soit érigée par ta volonté en loi universelle de la nature » – peut prétendre au rang
de critère de la morale. Il n’est pas étonnant, fait remarquer Thomas Mann, que cette
Raison pure – affranchie de toute motivation empirique, y compris du désir d’aider son
prochain ou de venir à son secours – ait pu être si facilement transplantée de la sphère
éthérée où elle fut conçue dans le domaine trivial et combien impur du devoir du soldat
envers une autorité qui elle aussi demandait le sacrifice de la vie au nom d’une exigence
supérieure à laquelle tout individu devait inconditionnellement se soumettre8. Certes,
l’héritage kantien a connu bien des réformes, pareilles à celle de Schleiermacher, qui
réhabilite le « sentiment » par lequel l’être humain éprouve sa dépendance à l’égard du
Créateur et qui permet à la religion de se distinguer de la morale strictement rationnelle
ou des spéculations métaphysiques. Il n’empêche que la foi prenait alors son centre de
gravité dans l’individualité et que le Christ, plutôt que d’être le messager de Dieu et le
rédempteur qui, après sa Passion, fit don à ses fidèles de la surabondance de l’Esprit saint,
devenait à nouveau l’archétype de l’être-homme censé devenir un modèle de
comportement et non ce médiateur qui dispensait aux humains la paix et la joie divine. Le
programme du libéralisme théologique d’un Wilhem Herrmann, dont Thomas Mann
répercute les idées à travers les propos, évidemment déformés par la fiction, qu’il fait
tenir au maître en théologie d’Adrian Leverkühn, le professeur Kumpf, est en effet
paradigmatique à ce propos. Les convictions théologiques de ce prêcheur peu orthodoxe
n’ont plus rien à voir avec l’enseignement d’un Erasme ou d’un Aloïs Emmanuel
Bidermann par exemple, qui soumet la religion aux lois immanentes de la conscience
humaine et nie que celle-ci puisse prendre en considération quelque chose de supra-
humain. Ce n’est point le doute humaniste posé sur le dogme qui fonde sa démarche,
mais, tout à l’inverse, « le doute religieux en la confiance que mérite la pensée9 ». Voilà
qui « ne gênait pas sa foi aveugle dans les révélations et ne l’empêchait pas d’être avec le
diable sur un pied très familier, encore, note ironiquement l’auteur, que naturellement
leurs rapports fussent très tendus10 ». L’intention de Thomas Mann ne transparaît encore
que fort timidement dans ce chapitre, bien qu’il s’avère évident, si l’on se rapporte aux
commentaires de son narrateur, le philologue Zeitblom épris de lettres classiques, que ce
personnage « antipharisien, antidermatique, mais aussi anti-métaphysicien, orienté vers
l’éthique et la théorie de la connaissance, héraut de la personnalité fondé sur l’éthique »
qui renoue sans crier gare avec le thème du mal sous sa forme archaïsante, populaire et
débonnaire, où celui-ci est incarné par « le Malin qui tend précisément ses plus
redoutables embûches sous le couvert de la raison », ait été introduit dans un but précis :
celui de montrer que l’abandon ou la relativisation des dogmes les plus définitoires du
Christianisme, parmi lesquels il faut au moins compter l’Incarnation, la Pentecôte et la
Rédemption (fût-elle opérée ici-bas ou dans l’au-delà), privait celui-ci de toute incitation
en une foi joyeuse (en une bonne nouvelle), non seulement en Dieu, mais en la possibilité
de la bonté de l’homme et de sa sanctification. La pensée, son attribut essentiel et sa
faculté de jugement, soumises à une suspicion sournoise et abyssale, puisque présumés
diaboliques, n’avaient plus qu’à abdiquer en faveur d’un discours où les aspects les plus
sombres de la religion pouvaient être manipulés de la pire des façons, comme dans
l’anathème, l’exorcisme et l’imprécation, et infantiliser les hommes qui ne pouvaient y
opposer une résistance intellectuelle adéquate. Un autre personnage est d’ailleurs
introduit pour conduire la description de ce tableau théologique à ses plus radicales
extrémités : celui du privatdocent Eberhardt Schleppfuss qui, au nom de la psychologie,
se fait l’apologue déclaré du Moyen Age chrétien, de l’Inquisition, de la chasse aux
sorcières, et d’une démonologie débridée où incubes et succubes se disputent l’accès à
161

l’âme humaine déjà affaiblie par le péché originel. Certes, le trait est peut-être forcé. Mais
la leçon qui se dégage de cette fiction n’est peut-être pas sans rapport avec notre propre
époque, où la plupart des citoyens des États-Unis, le peuple occidental le plus
« chrétiennement » religieux si l’on en croit les sociologues, sont davantage convaincus
de la nécessité de combattre les incarnations de Satan par de nouvelles croisades
meurtrières que de mettre en œuvre leur foi dans leur capacité à faire le bien, à
surmonter le cynisme qui hante la bonne conscience des nantis et à travailler à
l’édification d’un monde plus charitable. Et elle était certainement d’application dans les
années trente, en ces années où Thomas Mann, témoin du triomphe enivrant du nazisme,
énonçait le diagnostic suivant : « Aucune rechute ne précipitera jamais le christianisme à
un niveau moral plus bas que celui auquel l’humanité l’a aujourd’hui précipité en
entendant l’élever. Dans le meilleur des cas, il ne peut être que dépassé. Mais ceux qui se
livrent de manière éhontée à la propagande de son déclin ne me paraissent pas prendre
un tel chemin. Goethe a dit une fois à Eckermann : “L’esprit humain n’atteindra jamais la
hauteur de vue et la culture morale du christianisme, tel qu’il brille et illumine dans les
Évangiles”. De nos jours, certains écrivains révolutionnaires, en vogue dans la littérature
populaire, encouragés par leurs connaissances superficielles, s’imaginent en avoir fini
avec le christianisme. Voilà une attitude qui ne vient pas en son temps car […] le
christianisme n’a jamais été aussi nécessaire comme correctif moral qu’à l’époque qui est
la nôtre11 ». Mais comment un tel correctif peut-il prendre forme, s’il doit simultanément
dépasser les institutions, universitaires comprises, qui en ont progressivement corrompu
l’intuition originaire ? Peut-on se contenter de sa version laïcisée, initiée par le kantisme,
et qui en réduit la substance à une éthique où l’on se doit avant tout d’être vertueux dans
les « petites choses », ou à cette morale que Nietzsche a dénoncée à bon droit, parce
qu’elle dévalorisait la vie au nom de l’esprit ? Pour Thomas Mann, certainement non, lui
qui déclarait en 1931, « que l’opposition entre le sentiment religieux et la morale, c’est-à-
dire le monde du devoir, constitue mon champ d’expérience spirituel le plus personnel 12
». Pour comprendre cette antinomie apparente que Thomas Mann établit entre la
vocation pédagogique et éthique du christianisme, dont il se réclame en 1937, et la
vocation de celui-ci à rendre l’humain sensible au mystère insondable et insigne de son
existence, mystère qui est « esprit vivant » dont ni la connaissance ni la moralité ne
peuvent déchiffrer ou codifier les lois une fois pour toutes, il n’est pas inutile de renvoyer
à cette réflexion si clairvoyante que Hegel, en sa jeunesse, avait déjà énoncée en ces
termes : « Parmi toutes les formes de la religion chrétienne qui se sont développées dans
le cours fatal du temps, l’on retrouve à chaque fois ce caractère fondamental d’une
opposition au sein même du divin, un caractère fondamental qui s’avère présent dans la
conscience mais qui ne peut jamais l’être dans la vie. L’on y trouve d’une part les unions
extatiques du visionnaire qui renonce à toute la diversité de la vie, même à la plus pure,
celle dans laquelle l’esprit jouit de lui-même, pour n’avoir plus conscience que de Dieu, et
qui par conséquent ne peut supprimer l’opposition de celui-ci à la personnalité que dans
la mort, et d’autre part la réalité de la conscience la plus diversifiée qui s’unit avec le
destin du monde, même lorsqu’il s’agit d’opposer Dieu à ce destin. Tantôt donc cette
opposition éprouvée dans toutes les actions et manifestations de la vie, qui se trouve
justifiée dans le sentiment de la servitude et du néant ultime de cette opposition – comme
dans l’église catholique –, soit l’opposition avec Dieu dans de pures pensées plus ou moins
pieuses, comme dans l’église protestante, tantôt l’opposition d’un Dieu haineux contre la
vie conçue comme une infamie et comme un crime qui fait pièce à l’opposition d’un Être
bon et de la vie avec ses joies comprises comme des réalités entièrement reçues de lui
162

comme des présents et des bienfaits dont il serait l’auteur, comme une pure réalité où
vient alors se dégrader la forme spirituelle qui planait au-dessus d’elle dans l’idée d’un
homme divin, des prophètes etc. (chez les adeptes de la conception historique objective) :
entre ces deux extrêmes que sont la conscience différenciée et la conscience amoindrie de
l’amitié, de la haine ou de l’indifférence à l’égard du monde, entre ces deux extrêmes qui
se situent dans l’opposition de Dieu et du monde, du divin et de la vie, l’Église chrétienne
n’a cessé d’osciller. Or, il va à l’encontre de son caractère fondamental de trouver le repos
dans une beauté vivante impersonnelle ; et c’est son destin que l’Église et l’État, le culte et
la vie, la piété et la vertu, l’action divine et l’action dans le monde ne puissent jamais se
fondre en une seule réalité13. »
4 Tout à la fois sanctification du monde de la vie et distanciation conflictuelle avec celui-ci,
tel est le paradoxe constitutif du christianisme. C’est ce paradoxe qui le rend fécond,
puisqu’il peut tout uniment donner son aval à toute entreprise culturelle qui vénère ce
qui en l’homme est « absolu » et apparenté à une réalité divine toujours en excès par
rapport aux limites de son jugement, et s’ériger en instance critique des comportements
qui idolâtrent l’une ou l’autre de ses dimensions ou productions, que ce soit la race, le
peuple, le sexe, la technique, l’art ou la loi morale elle-même, lorsque celle-ci est
oublieuse de sa dimension humaine et finie. L’on comprend dès lors que Thomas Mann
n’ait pu que donner raison à Nietzsche dans son combat contre les « contempteurs de la
vie » qui, comme l’exprime Hegel, ne nourrissent que haine et indifférence à l’égard du
monde, et cela a fortiori lorsque de tels sentiments n’étaient même plus contrebalancés
par une foi authentique en la promesse d’une rédemption. La fameuse formule de
Nietzsche « Dieu est mort », lorsqu’on la situe dans son contexte, ne laisse entendre
aucun accent joyeux, aucune tonalité jubilatoire, mais un effroi et une angoisse non
simulée. Et si Nietzsche s’est acharné néanmoins à vilipender le christianisme, c’est parce
qu’il pouvait y déceler les prémisses de son auto-destruction, du scepticisme inavoué qui
le minait depuis l’aube de la modernité, laissant ainsi les hommes désemparés face au
nihilisme que la perte de toute référence sacrée ne pouvait manquer d’engendrer. En un
certain sens, les réflexions extrêmement sévères sur le statut « hybride » de la théologie,
que Thomas Mann s’autorise à nous confier, par l’intermédiaire du sage et bienveillant
Serenus Zeitblom, auraient pu être écrites par Nietzsche lui-même, si celui-ci avait été
plus conscient de ce paradoxe inhérent au christianisme que Hegel avait souligné, et qui
lui aurait permis de trouver en celui-ci les ressources nécessaires à son plaidoyer pour la
vie. Mais lisons plutôt le texte de Thomas Mann auquel nous avons fait allusion : « Sous sa
forme conservatrice, en se cramponnant à la révélation et à l’exégèse traditionnelle, la
théologie a cherché à “sauver” parmi les éléments de la religion selon la Bible ce qui
pouvait être sauvé ; et par ailleurs elle a accepté libéralement la méthode historico-
critique profane, et “abandonné” à l’exégèse scientifique l’essentiel de sa substance, la foi
dans les miracles, d’importantes parties de la christologie, la résurrection charnelle de
Jésus, que sais-je encore ? Mais quelle science est celle-là, qui entretient avec la raison un
rapport si précaire, si plein de contrainte et risque à tout moment de sombrer dans les
compromis qu’elle conclut ? À mon sens, la “théologie libérale” est comme un nègre
blanc, une contradictio in adjecto. Avec son adhésion à la culture et son désir de s’adapter
aux concepts de la société bourgeoise, elle ravale le principe religieux à une fonction
humaine et affadit l’anagogie et le paradoxe inhérents au génie religieux pour en faire
une éthique du progrès. L’élément religieux ne peut s’intégrer en entier dans la simple
éthique et ici la pensée scientifique et la pensée théologique proprement dites se scindent
à nouveau. La supériorité scientifique de la théologie libérale, dit-on à présent, est
163

assurément indéniable, mais sa position théologique est faible car à son moralisme et à
son humanisme fait défaut la perception du caractère démoniaque de l’existence
humaine. Elle est, ajoute-t-on, érudite mais superficielle, et au fond la tradition
conservatrice a davantage préservé la véritable notion de la nature humaine et du
tragique de la vie ; ce pourquoi elle entretient avec la culture un rapport plus profond,
plus significatif que l’idéologie bourgeoise progressiste14. » Certes, il ne s’agit pas de
déduire d’une telle citation que Thomas Mann eût épousé les positions du piétisme15 ou
des intégristes catholiques – même si curieusement le narrateur Zeitblom est bien de
tradition romaine. Ce catholicisme n’est pas à comprendre ici au sens d’une adhésion à
une Église qui s’autoproclame la seule légitime, mais au sens étymologique du terme :
comme un parti pris pour le tout universel que doivent former la vie et l’esprit. Si le
protestantisme est ici convoqué en contrepoint, avec une certaine injustice envers son
inspiration première16, c’est à travers ses représentants les plus corrosifs, ceux qui,
prenant Luther à témoin, ont opposé la « foi authentique » à toute forme d’amour du
monde et à toute espèce de crédit accordé aux œuvres humaines créées en hommage à la
beauté et à la bonté de la création. À l’encontre de cette dévaluation, lancinante dans le
christianisme depuis ses origines, de la vie mortelle et de tout ce qui en elle est vulnérable
et éphémère, Thomas Mann fait sien ce précepte de Nietzsche : « Le péché contre la terre
est le plus mortel des péchés. Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre. Ne
vous ensevelissez pas la tête dans le sable des choses célestes, mais tenez-la bien haute,
comme des têtes terrestres, qui donnent un sens à la terre. Que votre amour généreux,
que votre savoir, serve à donner un sens à la terre17. » C’est pour rendre ce précepte
effectif qu’à cette période de sa vie, notre auteur s’est rallié, contre Nietzsche lui-même,
aux idéaux de la démocratie (que ce dernier méprisait) et aux convictions, issues des
Lumières, que l’éducation à la recherche loyale de la vérité à la quête assidue du sens de
la justice constituaient le meilleur antidote pour prévenir des catastrophes semblables à
celles que vécurent l’Europe et le monde, suite à la prise du pouvoir de Hitler en
Allemagne.
5 Néanmoins, ce que notre auteur se risque à dire dans ces lignes mérite certainement
d’être pesé et soupesé. Car ce texte fait écho à la dénonciation de ce compromis que
Nietzsche jugeait haïssable par dessus tout : celui de la religion et du socratisme,
responsable selon lui de la disparition du genre tragique dans la Grèce ancienne, ainsi que
de la religion, l’une des plus sublimes que l’humanité ait inventée, qui lui servait
d’arrière-fond, la religion des dieux olympiens. De même, Nietzsche fut particulièrement
tôt dans sa carrière d’écrivain irrité par l’optimisme de ces « philistins » comme David
Strauss qui prétendait concilier l’esprit voltairien à l’authentique message des Évangiles
et contribuer ainsi à la véritable édification de l’État allemand et se revendiquer, à ce
même titre, de l’héritage de Lessing18. Ce qu’il rejette avec un flair infaillible chez cet
auteur paradigmatique de l’époque, c’est « ce nouvel évangile qui se donne pour le
résultat péniblement acquis d’incessantes études d’histoire et de sciences de la nature »,
faisant fi des antinomies kantiennes qui limitaient l’usage de la science à l’expérience,
pour se fondre dans un hégélianisme mou où la présence du mal dans le monde, loin de
susciter l’ironie tragique d’un Schopenhauer, jugée malsaine, n’est que l’occasion d’un
bien plus grand qu’accompagne la jubilation des espaces célestes. Mais le véritable angle
d’attaque de Nietzsche a pour cible la nouvelle réforme par laquelle David Strauss
s’assigne pour mission d’assainir le christianisme : « Ainsi l’ascétisme et l’abnégation des
anachorètes et des saints d’autrefois passeront pour une forme de mal aux cheveux, et
Jésus pour un exalté qui, de nos jours, n’aurait pas échappé à l’asile d’aliénés. L’histoire de
164

la résurrection de Jésus sera qualifiée de “mystification historique”19 ». La réfutation de


ces thèses prétendument plus conformes au progrès rationnel de l’humanité fait montre
d’arguments que Thomas Mann n’aurait pas désavoué : « Un honnête naturaliste croit à la
légalité inconditionnelle de l’univers mais se garde d’exprimer quoi que ce soit au sujet de
la valeur intellectuelle ou morale de ces lois20 », ce dont la perspicacité d’un Kant nous
avait au moins averti. Mais en supposant même que cet auteur soit en droit de conférer
au mécanisme une valeur métaphysique, c’eût été de la plus élémentaire honnêteté que
de dire : « Je vous ai délivré d’un Dieu secourable et compatissant, l’univers n’est qu’un
mécanisme impitoyable, prenez garde qu’il ne vous brise21 ». Or, tel est bien le véritable
contenu de cette « nouvelle foi » qui, précise Nietzsche, n’est qu’une concession ironique
à l’usage linguistique. À la lecture de L’ancienne et la nouvelle foi (1872) de cet hégélien de
gauche qu’était David Strauss, qui fut à l’initiative d’autres critiques radicales du
christianisme, comme celle de Bruno Bauer ou de Ludwig Feuerbach, animés par la
prétention de le convertir en une forme d’humanisme agnostique et généreux, à la portée
de tout un chacun, Nietzsche est en même temps pris d’un sombre pressentiment : « Et si
cette confession d’un philistinisme misérable, sans espoir et profondément misérable,
était l’expression de ces milliers de “nous” dont parle Strauss ? Et si ces “nous” étaient à
leur tour les pères de la prochaine génération ? Ce sont là d’horribles présages pour
quiconque souhaite aider la génération montante à conquérir ce que le présent ne
possède pas – une véritable culture allemande. Il semble que le sol soit couvert de cendre,
toutes les étoiles obscurcies ; les arbres morts, les champs dévastés, tout lui crie : monde
stérile ! monde perdu ! Il n’y aura plus ici de printemps. Cette génération sentira alors ce
que le jeune Goethe a senti en jetant les yeux sur la triste atmosphère athée du Système
de la nature : le livre lui parut si gris, si morne, qu’il eut de la peine à en supporter la
présence et qu’il en eut le frisson comme s’il voyait un fantôme22. L’avenir lui a
malheureusement donné raison. La désolation et une perplexité sans issue, dont la
musique et la littérature allemandes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle n’ont pas
manqué, à quelques exceptions près, de donner toute la mesure à nos oreilles,
encourageront chez les plus vulnérables de ces générations déboussolées la quête d’ersatz
à une édification spirituelle digne de ce nom, qu’elle soit religieuse ou non. La recette la
plus prisée, celle du nationalisme et de la crispation identitaire, était déjà esquissée par
Strauss lui-même : « Nous irons, et il faut aller, du côté où les petits drapeaux flottent
gaiement au vent, gaiement, c’est-à-dire de la joie la plus spirituelle et la plus sublime 23. »
6 Mais cette gaieté sera-t-elle si légère que semble l’annoncer ce militant tortueux d’une
religion nouvelle ? La nostalgie qu’éprouvent les assoiffés d’infini, auxquels Nietzsche
appartient, leur amour des lointains, leur attente eschatologique d’un suprême
accomplissement, ces aspirations se satisferont-elles du constat du progrès de l’humanité
dans les registres du savoir et de l’artifice ? Ce serait là, comme le suggère Thomas Mann
dans le texte cité plus haut, faire preuve d’une connaissance superficielle de l’âme
humaine. Non seulement l’homme a besoin de se consacrer à quelque chose qui l’élève
par-delà l’appréciation narcissique de sa puissance, mais il en a d’autant plus
impérieusement besoin que gît aussi en lui la tentation, que le vide spirituel ne fait
qu’accentuer, de se replier sur cette puissance, de l’idolâtrer et de la déchaîner de
manière orgiaque – tentation que Thomas Mann fait découler du fond démoniaque latent
en tout être humain. Refouler le démoniaque, c’est peut-être la manière la plus sûre de
préparer son retour sous des formes immaîtrisables. Le nommer, au contraire, et
l’identifier, selon la formule par laquelle Goethe avait qualifié Méphistophélès « d’esprit
qui toujours nie », c’est-à-dire qui systématiquement discrédite et dévalue ce qui devrait
165

être objet de vénération ou tout au moins de respect, l’assumer honnêtement comme une
part potentielle de notre nature, c’est sans conteste l’un des services les plus précieux que
la religion peut offrir à l’humanité. Or, l’optimisme ranci qui au XIXe siècle se targuait de
prendre le relais de l’Aufklärung n’a fait au contraire qu’occulter cette part d’ombre, cette
noirceur, qui en l’être humain ne peut être désamorcée que par un Idéal auquel il puisse
non seulement adhérer, en libérant en lui les forces aimantes et affirmatives (par
opposition aux forces réactives et au ressentiment), mais dans lequel il puisse aussi
espérer. Et l’espérance, à la différence du simple désir, exige que l’on puisse se soutenir
d’un tiers, d’une puissance autre que celle de son propre ego, et dans le sens religieux du
terme, l’espérance ne s’adresse qu’à une instance divine avec laquelle, comme le dit
l’expression consacrée, nous puissions « communier en esprit ».
7 Nietzsche était-il au clair sur cette question ? Oui en un sens, puisque aucun philosophe
n’a combattu avec tant d’ardeur « l’esprit de vengeance » qui est un autre nom pour le
ressentiment. Oui également, pour cette raison que toute sa pensée fût orientée par la
recherche d’une source à laquelle puiser les forces nécessaires à l’affirmation
inconditionnelle d’un « saint oui » à la vie. Mais vers quoi sa recherche s’est-elle
engagée ? Nous le savons : vers le dionysiaque, vers l’instinct, vers ces forces archaïques
et indifférenciées qui sous-tendent le principium individuationis. Puisque le christianisme
qu’il a connu, lui paraissait exsangue, et que les églises étaient devenues pour lui les
tombeaux de la divinité, en place d’être ces lieux où une communauté pouvait attester de
sa présence vivante et agissante, il n’avait d’autre choix, pour frayer une route vers
l’avenir, que d’opérer un retour en arrière, vers ce temps mythique de la tragédie
hellénique qu’il interpréta à sa manière. Mais en choisissant cette sagesse tragique
comme paradigme susceptible de restaurer le pouvoir de l’humanité à se projeter vers le
futur, il privilégiait unilatéralement l’esthétique du peuple grec, le peuple de l’art par
excellence selon le mot de Hegel. Et à cette esthétique, qui en théorie se compose d’un
alliage subtil entre le principe apollinien et le principe dionysiaque il octroyait le droit, au
nom du « bon goût24 », de décider de la morale proprement dite et de condamner les
vertus spécifiquement chrétiennes qu’il jugeait abâtardies par une tradition vingt fois
séculaire, et devenues trop débiles pour insuffler l’élan nécessaire à la création d’une
culture nouvelle. Seule une élite, pensait-il, était d’ailleurs en mesure de se charger d’une
pareille tâche, une aristocratie capable de s’imposer aux masses et de les sortir de
l’ornière du nihilisme et du désespoir. Certes, Thomas Mann manque peut-être de
nuances lorsqu’il prend au sérieux l’outrance avec laquelle Nietzsche exprimait parfois
son mépris pour les masses : « Nietzsche ne sait rien des masses et ne veut rien savoir
d’elles. “Que le diable les emporte, dit-il, et les statistiques” »25. D’où le privilège que le
philosophe accorde à ces personnalités d’exception qu’il compare aux étoiles, et dont la
hauteur de vue les transporte dans une contemporanéité quasi intemporelle,
surplombant de fort loin la fourmilière historique. Et Thomas Mann, d’en conclure :
« Pour Nietzsche, le but de l’humanité ne réside point en sa fin, mais dans ses exemplaires
les plus élevés. Là gît son individualisme : un génie esthétique et un culte du héros, hérité
de Schopenhauer, allant de pair avec la conviction que le bonheur est hors d’atteinte et
que la seule chose possible et digne de l’homme est une trajectoire de vie héroïque 26. »
Que Nietzsche se soit comporté en individualiste, qu’il ait même refusé d’être le porte-
drapeau de quelque mouvement philosophique que ce soit (ce que ses épigones font
d’ailleurs mine d’ignorer), qu’il ait cultivé l’héroïsme du dépassement de soi et qu’il l’ait
admiré chez d’autres, c’est là une vérité dont toute son œuvre ne peut que nous
convaincre, quoique l’on puisse douter que cet héroïsme ait suffi à engendrer quelque
166

chose comme un « hymne à la joie27. » Néanmoins, il n’est pas si certain qu’il se soit
désintéressé des affaires humaines, du cours de l’histoire et de son caractère fatal, et dont
il avait prédit les conséquences les plus dramatiques pour les générations qui le
suivraient. Mais là où Thomas Mann touche néanmoins à quelque chose de juste, c’est à la
surévaluation de l’esthétique28 à laquelle Nietzsche a succombé en enfant tardif du
Romantisme29, au rôle d’illusionniste que celui-ci assignait à l’artiste en lui demandant de
maquiller la vérité pour la rendre supportable, étant entendu que cette vérité ne pouvait
être qu’effroyable et contraire à la volonté de vivre. De ce primat de l’esthétique découlait
nécessairement la déconsidération du sens commun, de l’exercice du jugement mesuré et
soucieux de justice, des valeurs civiques telles que la solidarité, le bien commun et le
souci de rendre à chacun ce qui lui revient. Les vertus aristocratiques, telle la générosité,
la magnanimité, mais aussi la cruauté et l’intransigeance procédaient à ses yeux « du
grand style » et promettaient par ailleurs d’être plus efficaces pour la sauvegarde de ce
qui comptait le plus pour lui : le triomphe du plaisir de vivre sur la souffrance, son envers.
L’on comprend dès lors toute l’ambiguïté qui a marqué la relation de Thomas Mann à ce
philosophe : « Il ne fait aucun doute, écrit-il, que l’influence spirituelle et stylistique de
Nietzsche se donne déjà à connaître dans mes premiers essais en prose. Lorsque j’en viens
à parler de mes relations à ce complexe enchanteur, il me faut cependant reconduire
aussitôt à leurs conditions et à leurs limites personnelles. La rencontre émouvante avec
l’œuvre de Nietzsche fut pour moi déterminante au plus haut degré ; mais aucune force
d’édification n’est en mesure d’altérer notre substance, de faire de ce que nous sommes
autre chose que ce que nous sommes. Goethe a affirmé que l’on doit être quelque chose,
pour pouvoir faire quelque chose. A fortiori, faut-il être quelque chose, lorsqu’il s’agit
d’apprendre quelque chose au sens le plus élevé du terme. L’intégration organique et la
transmutation que l’ethos et l’art de Nietzsche ont provoquées en moi furent
accompagnées dès le tout début par la contradiction et la distance. À vingt ans déjà, je
n’avais que mépris pour la mode et l’effet de rengaine dont jouissait ce philosophe,
associé à une pure et simple “Renaissance”, au culte du surhomme, à l’esthétisme à la
César Borgia, à l’esprit “grande gueule” qui se réclamait à la fois du sang et de la beauté, à
la manière dont ces stéréotypes sévissaient autrefois auprès des grands comme des plus
petits. Je comprenais le caractère relatif de “l’immoralisme de ce grand moraliste” ;
lorsque je contemplais le spectacle de sa haine du christianisme, je voyais aussi son
amour fraternel pour Pascal, et je comprenais que cette haine avait un sens moral et non
point psychologique – une différence qui me paraissait vérifiée par son combat, dont les
enjeux relevaient d’une critique de la culture et de l’époque, contre Richard Wagner, celui
qu’il a chéri le plus jusqu’à sa mort. En un mot, je considérais Nietzsche avant tout comme
celui qui s’était surmonté lui-même ; je ne le prenais jamais au mot et ne croyais presque
rien de ce qu’il disait. Et c’est précisément pour cette raison que mon amour pour lui
visait ce qu’il y avait en lui de plus profond, sa nature à la fois passionnée et double.
Devais-je le prendre au sérieux, lorsqu’il prêchait l’hédonisme en art ? Lorsqu’il jouait
Bizet contre Wagner ? Qu’était à mes yeux ce philosophème de la puissance et celui de la
“brute bonde” ? À peine un prétexte. Son exaltation de la vie au détriment de l’esprit, qui
eut dans la pensée allemande des conséquences si fatales, je n’avais qu’une possibilité de
me les assimiler : comme ironie. Il est vrai que la “brute blonde” hante aussi mes poèmes
de jeunesse, mais elle est quasi dépouillée de tout caractère bestial et il n’est resté de
cette “blondeur” que son association avec l’absence d’esprit – objet d’une ironie érotique
et d’une approbation conservatrice auxquelles l’esprit, comme Nietzsche le savait, ne
sacrifiait au fond que fort peu. La transformation personnelle que Nietzsche provoqua en
167

moi fut d’accroître le sentiment de ma citoyenneté. Cette prise de conscience de la


citoyenneté m’apparut et m’apparaît encore aujourd’hui plus profonde et plus subtile que
cette ivresse héroïque-esthétique que Nietzsche avait par ailleurs lui-même enflammée.
Mon expérience de Nietzsche fut au fondement d’une période conservatrice de ma
pensée, dont je me suis détaché pendant la première guerre mondiale ; en même temps,
elle m’a permis de résister contre les incitations de ce romantisme de mauvais aloi qui
émanent d’une évaluation inhumaine des relations entre l’esprit et la vie, et qui fait
aujourd’hui florès de multiples façons30. »
8 Thomas Mann, l’artiste citoyen et bourgeois, en débat constant avec son époque, et
Nietzsche le solitaire, ayant rompu tous les ponts avec la société, voilà ce qui, à première
vue, pourrait suffire à motiver l’écart, tant au niveau du style que de la conscience qu’ils
avaient de leur vocation, entre l’écrivain et le philosophe. Mais l’urbanité du premier,
effectivement entouré par une famille, recevant sans cesse d’éminents amis, artistes,
érudits et savants, et invité maintes fois pendant la deuxième guerre par les autorités
politiques de son pays d’accueil, suffisait-elle à le protéger de la solitude à laquelle était
exposé le second ? Les choses ne sont pas si simples : le texte cité nous le dit bien.
Nietzsche fut en effet contraint d’affronter seul les séismes qui secouaient déjà l’édifice de
la société bourgeoise de son époque, dans ses strates les plus profondes. Se surmonter lui-
même, disait-il. Mais cela signifiait-il autre chose que de passer outre la tentation
romantique qui considérait l’art comme l’ultime organon de rédemption du monde
chrétien que le rationalisme virulent du XVIIIe siècle avait déjà abrasé, et cela, sans céder
non plus à la posture facile, et aujourd’hui encore fort en vogue, qui consiste à se
proclamer héritier des Lumières, anglaises, écossaises ou françaises et à crier haut et fort
son adhésion à la démocratie, aux valeurs libérales ou sociales-démocrates ? Oui, Thomas
Mann a raison de voir en cet homme un permanent défi pour lui-même, et par là même
un frère de Pascal en proie aux affres que lui inspirait la découverte de l’infinité de
l’univers, mais aussi en un certain sens, constitutionnel dit-il, un frère de Jésus lui-même,
buvant jusqu’à la lie la coupe de sa Passion consentie pour dévoiler le visage infiniment
miséricordieux de son Père, et auquel Nietzsche lui-même avouera son lien de parenté en
signant ses dernières lettres par cet oxymore : « Dionysos ou le Crucifié ».
9 Cette double personnalité, le compositeur fictif Adrian Leverkühn l’incarne de manière
éminente. Pour ce qui concerne le chapitre relatif à son urbanité, ce froid célibataire ne
tolérait en effet dans son entourage que des personnages ironiques et désœuvrés, tel
Rüdiger Schildknapp, ce « gentleman » qui pratique la dérision à tout propos, qu’il
s’agisse des choses les plus nobles comme des plus viles, et qui ne peut s’abandonner au
rire qu’au prix d’une mise en abîme sans frein de tout ce qui, au goût des gens ordinaires,
constitue le sel même de l’existence. La persiflage d’Adrian lui-même au sujet de ce qu’il
nommait « la chaleur d’étable » que dégagent selon ses propres mots toute effusion
affective, toute marque d’amour ou de proximité fraternelle, l’exposait à ce danger que
Mallarmé dénonçait dans son poème Le Cygne, à savoir à « la blanche agonie d’un hiver
infécond31 ». Or, l’émergence d’un tel danger n’est pas seulement à mettre au compte de
dispositions psychologiques morbides ou d’une incapacité constitutionnelle à aimer –
encore que celle-ci soit à prendre en considération au titre de symptôme. Elle est liée à
cette épreuve que l’artiste doit aujourd’hui nécessairement surmonter dans la solitude de
son travail d’invention32, et qui lui est infligée par une culture où la réflexivité, la
conceptualité pure et la maîtrise technique de la nature, en passe de pouvoir la simuler à
la perfection, constituent autant d’écueils pour la création, menacée de paralysie. L’esprit
168

lui-même n’est-il d’ailleurs pas déconstruit à la manière d’une mécanique ? Au XXIe siècle
où des biologistes, qui se prétendent également philosophes, comme Henri Atlan,
déclarent tout de go que toute frontière entre le vivant et le non-vivant est désormais
abolie et que la pensée pourra être bientôt entièrement produite par les ordinateurs, la
naturalisation de l’esprit est devenue davantage qu’une hypothèse. Or, à l’époque où se
déroule l’existence fictive d’Adrian, les prémisses de ce type d’idéologie étaient déjà bien
établies, que ce soit sur fond de positivisme et de néo-darwinisme (Nietzsche était un
fervent lecteur de Darwin), ou que ce soit sur fond de matérialisme historique ou
d’eschatologie scientifique annonciatrice de progrès. Au vrai, de telles prémisses,
Nietzsche les avait déjà perçues à l’œuvre dans le prométhéisme moderne qui, selon son
expression, « fait triompher la méthode sur la connaissance elle-même » et qui vise, en
suivant la pente d’une sorte de cartésianisme débridé, à ne plus tenir pour « réel » que le
spectre de l’univers réduit à ses formules et à ses équations. Bien qu’il ait tenu les
sciences en haute estime, il savait que celles-ci ne pouvaient assigner aucun but à la vie,
et qu’elles ne pouvaient, en dépit de leur anthropomorphisme, être porteuses de leur
propre sens. « Il ne peut s’agir d’anéantir la science, écrit-il, mais de la maîtriser 33. » Et
cette maîtrise, c’est à l’art qu’il incombe de l’assumer34. Mais le monde de l’art
échapperait-il au destin qui fut celui de la physique, de la thermodynamique, ou d’autres
sciences assujetties aux règles combinatoires des mathématiques ? Cela n’est guère
assuré. Hegel avait déjà prédit que l’art comme belle apparence (converti par Nietzsche
en volonté d’illusion consciente d’elle-même) devrait un jour capituler en faveur du
concept ou, pour le moins, n’en être plus que l’auxiliaire. Et si l’art, comme l’affirme
Nietzsche, doit renoncer à sa prétention à la vérité, si son héroïsme consiste à jeter en
toute lucidité un voile sur celle-ci, peut-il prétendre à autre chose qu’à une présentation
ludique, ironique, parodique, mais par là même mimétique, du savoir scientifique lui-
même ? Des artistes comme Andy Warhol ou Xénakis permettent d’en douter, même s’ils
furent nombreux aussi à s’efforcer de déjouer cette forme d’asservissement à la technique
calculatoire.
10 Or, toute la problématique des premiers chapitres du Docteur Faustus tourne autour des
effets produits par cette objectivation de l’ordre caché de l’art. Pour Adrian Leverkühn
aussi, cet ordre une fois démasqué parce qu’objectivé, n’apparaît plus que comme une
tromperie ou comme un habile montage. Mais, à l’inverse de Nietzsche, il ne peut s’en
accommoder. L’on peut citer à cet égard les passages où le compositeur confie ses
convictions au narrateur : « L’apparence et le jeu se heurtent à la conscience de l’art. L’art
veut cesser d’être une apparence et un jeu, il veut devenir une connaissance lucide35. » Ce
qui motive le rejet de cette liberté qui renonce à toute clairvoyance métaphysique est
expliqué par cette réflexion de Zeitblom : « la liberté n’est en définitive qu’un autre terme
pour désigner la subjectivité ; et un jour cette dernière se lasse d’elle-même, l’instant
vient où elle désespère de sa faculté créatrice et cherche abri et sécurité dans l’objectif. La
liberté incline toujours à un revirement dialectique. Elle apprend très vite à se connaître
dans la captivité, elle s’accomplit en se pliant à l’ordre, à la loi, à la contrainte, au système
36

11 Et c’est pourquoi, Adrian nourrit cette aspiration à la création d’une œuvre qui ne sacrifie
pas la nécessité à la nouveauté, mais qui soit la mise à découvert de quelque chose qui ait
trait à la réalité ultime du monde : « Nous aurions besoin d’un maître, dit-il, qui nous
impose un système, un magister enseignant l’objectivité et l’organisation, assez génial
cependant pour concilier la rénovation, voire l’archaïsme, avec l’esprit révolutionnaire »
169

37 . Là donc où Nietzsche voulait faire triompher la subjectivité, en ce qu’elle a de plus


inconscient et d’instinctif, sur l’esprit d’abstraction, Adrian souhaite au contraire, du
moins à ses débuts, dissoudre cette subjectivité dans un ordre impersonnel et totalitaire
qui ne laisserait plus rien hors de soi, ni à l’arbitraire du sentiment ni au hasard de la
fantaisie. Et pourtant, en dernière analyse, ces positions extrêmes sont vouées à se
confondre. Si Nietzsche convoque les forces cosmiques du dionysiaque, qui sont
condensées dans la vitalité sauvage du Moi qu’il s’agit d’affranchir pour conduire à
l’ivresse, Adrian n’a guère d’autres ressources lorsqu’il conclut son pacte avec le diable.
Voici en effet ce que lui objecte ce dernier : « Ta présomption réclamait l’élémentaire et
tu croyais l’atteindre sous la forme la mieux adaptée pour toi, là où en tant que sortilège
algébrique elle se marie avec une sage concordance calculée, tout en s’insurgeant
hardiment contre la raison et la platitude. Mais ne savions-nous pas que tu es trop
intelligent et froid et chaste pour l’élémentaire, ne savions-nous pas que tu t’en irriterais
et t’ennuierais lamentablement, avec ton intelligence honteuse d’elle-même ? Adonc,
nous avons diligemment agencé un traquenard pour que tu te jettes dans nos bras… pour
te faire acquérir l’illumination, l’aphrodisiaque du cerveau que réclamaient si
désespérément ton corps, ton âme et ton intellect38 » Et le tyran des enfers de convoquer
le musicien avec qui Adrian souhaite rivaliser, le plus grand des musiciens romantiques :
« Prends les carnets d’ébauche de Beethoven. Aucune conception thématique ne demeure
telle que Dieu l’a donnée. Il la transforme et ajoute en marge : Meilleur. Dans ce meilleur
nullement enthousiaste, s’exprime une mince confiance en l’inspiration de Dieu, un
mince respect à son égard. Une inspiration vraiment ineffable, ravissante, libérée du
doute et pleine de ferveur, une inspiration qui ne vous laisse aucun choix, aucune
alternative d’amélioration et d’amendement, où tout est accueilli comme une
bienheureuse dictée… cette inspiration-là n’est pas possible avec Dieu qui laisse trop de
latitude à la raison, elle n’est possible qu’avec le diable, le vrai seigneur de l’enthousiasme
39

12 Mais qui est donc ce diable dont le profil semble émaner d’une gravure de Durer ou d’une
prédication de Luther ? Est-il seulement la condensation de tout ce que l’âme humaine
contient en elle de destructeur, de cruel et de haineux – en un mot : le Mal ? Oui, en un
certain sens, et Adrian n’est pas dupe de sa parenté avec le diable ainsi compris lorsqu’il
déclare : « Crois-tu donc à un génie qui n’ait rien de commun avec les enfers ? Non datur.
L’artiste est frère du criminel et du dément40. » Mais le Mal est aussi vécu par l’artiste, une
fois atteint l’âge de sa maturité, comme un malheur, comme la souffrance fatale infligée à
sa subjectivité, que la solitude confine dans ses plus ultimes retranchements. Si toute
grâce divine, si toute faveur du Ciel, si toute alliance avec un Esprit rédempteur sont à
jamais effacées de son horizon, d’où peut bien provenir l’injonction à surmonter la
pesanteur mortifère d’un univers qui ne semble plus obéir qu’à une mécanique aveugle,
absurde, insensée et où l’être humain, emporté par le vertige pascalien entre l’infiniment
grand et l’infiniment petit, fait figure d’insecte misérable et impuissant ? Où l’artiste
peut-il encore puiser l’élan pour transformer la matière en la symphonie d’un monde
nouveau, d’un monde transfiguré par une bénédiction, d’un monde où l’homme ne soit
pas condamné à n’être pour lui-même qu’une passion inutile ? Et cette question n’est-elle
pas aussi celle qui se pose inéluctablement à Thomas Mann lui-même, confronté à
l’horreur qui, sans plus épargner personne, dévaste l’histoire mondiale à son époque ? Le
lecteur pressé croira pouvoir identifier le stimulant recherché dans l’espèce de gnose
néo-médiévale que pratique le compositeur, et dont les preuves à conviction sont
représentées par le carré magique qui surplombe son piano, par le cryptogramme du nom
170

d’Esmeralda (la prostituée dont le souvenir honteux hante la mémoire d’Adrian) qui sous-
tend certaines de ses œuvres comme un chiffre secret, ou encore par son pythagorisme
plus ou moins déclaré et par sa pratique d’un vieil allemand qui s’apparente à celui d’un
Paracelse ou de quelque autre alchimiste. Et il aura partiellement raison, puisque la part
du diable est incontestablement associée par l’écrivain à cette régression vers la magie,
vers un savoir qui confine à la sorcellerie ou à la science occulte des ressorts ultimes de la
création, laquelle ne peut inspirer qu’une forme d’art histrionique, dont la jouissance se
confond avec l’ivresse tragique d’une liberté qui se joue, en se moquant, d’un ordre de la
réalité que le commun des mortels ne fait que subir sans pouvoir l’accepter. Et le soin
avec lequel Thomas Mann s’efforce de rendre vraisemblable cette régression, qui coïncide
avec une présomption dont la seule issue est la folie, n’est pas étrangère à la régression
dont est victime le peuple allemand dans les années où il rédige ce roman. Et, sur un
mode, bien entendu, singulier, cet amalgame de régression et de présomption fait aussi
écho à la démence qui frappa Nietzsche de mutisme et d’effondrement, sous l’effet d’une
inflation démesurée de ce qu’il appelait sa « volonté de puissance ». Néanmoins, la
présence du diable n’épuise pas son sens dans cette seule convocation des forces
irrationnelles de l’âme humaine. Car si tel était le cas, le roman de Thomas Mann ne
pourrait rivaliser avec le Faust de Goethe où ce dernier, comme le souligne Laurent van
Eynde, « a réussi à en faire naître une subjectivité libre, qui recommence l’histoire de
l’humanité tout entière pour la prendre en charge41. » Le défi auquel Adrian Leverkühn
doit répondre est fondamentalement le même : il lui faut également prendre en charge
l’histoire de l’humanité telle qu’elle s’impose à lui, et dont un des caractères spécifiques,
inscrit de manière ineffaçable dans la modernité finissante, réside dans l’interdit qui pèse
sur la création d’une œuvre au sens classique du terme. Lorsque celui-ci déclare vouloir
effacer la neuvième symphonie de Beethoven, avec son hymne à la joie, ce n’est pas
seulement sous l’effet d’une inclination à renouer avec la barbarie et l’état primitif de
l’humanité, mais c’est aussi parce qu’il découvre, en faisant le deuil de son neveu
Népomuk qui symbolisait pour lui toute la bonté et l’innocence de l’être humain, que la
barbarie s’est déjà emparée de son époque et que celle-ci condamnait irrémédiablement
la subjectivité concrète, celle qui est faite de chair et de sang, mais aussi celle que
tourmente le désir d’infini, à l’anéantissement. Mais en quoi consiste exactement cette
barbarie ? Nous en avons nommé l’arrière-plan théologique par lequel la divinité était
réduite à transcendance abstraite et au statut de garant d’une moralité qui se confondait
de plus en plus avec un catéchisme de civisme bien-pensant. Sur le plan philosophique
cependant, l’absence de toute dogmatique positive, pareille à celle que l’on trouve encore
fortement affirmée chez Luther, pour qui la confiance en la grâce divine effective et
agissante et en un Esprit libre défiant tout calcul spéculatif était le socle inébranlable de
toute théologie chrétienne digne de ce nom, cette absence, disions-nous, s’accompagnait
d’une auto-position volontariste de la subjectivité qui se sédimentait aussitôt en une
structure transcendantale abstraite, supposée fonder la culture dans ses réalisations les
plus hautes. Une telle structure, à la fois éthique et cognitive, propose certes à l’être
humain des buts « intéressants », comme la recherche scientifique et des tâches utiles à la
collectivité. Mais l’homme peut-il vendre son âme pour la seule obtention de missions
« intéressantes » qui peuvent être remplies par des êtres interchangeables et qui font
l’impasse sur ce qu’un tel homme nourrit comme aspiration secrète : être appelé à
quelque chose qui puisse justifier la contingence de son existence et lui octroyer quelque
dignité, par-delà l’austère ascèse du devoir dont le caractère formel mutile sa nature et
tout ce qui en lui se révolte contre le totalitarisme du « mundus intelligibilis » kantien ?
171

Même un philosophe comme Hegel, qui n’était pas dupe des apories auxquelles le culte du
« nur Begriff » (du pur concept), imputé aux penseurs idéalistes de son temps, n’a pu
surmonter ce primat indiscuté de la théorie où la subjectivité singulière se devait de se
soumettre à la transparence ultime d’une conscience qui ne laissait plus rien en dehors
d’elle – le fameux « savoir absolu ». Or, ce qui se tramait ainsi dans les sphères de la
théologie et de la philosophie, le plus souvent inaccessible au commun des mortels, ne
pouvait plus contrer, en raison même de sa prétention à réconcilier l’homme une fois
pour toutes avec la rationalité qui gouverne l’histoire, la désolation qui sévissait toujours
plus cruellement, non seulement à l’intérieur de la culture allemande, mais à l’échelon de
l’Europe tout entière : le règne d’une rationalité de plus en plus étrangère au monde de la
vie, où la subjectivité était sommée de se dédoubler, en la part qui revenait en ultime
instance à son intériorité et celle par laquelle il se devait de s’objectiver en autant de
rôles et de fonctions. La civilisation qui s’est construite sur de telles bases avait donné
toutes les preuves de son échec, au moment où Thomas Mann écrivait le Docteur Faustus.
Elle avait engendré la mobilisation meurtrière des masses dans des guerres absurdes qui
n’avaient profité qu’au seul le progrès technique, laissant béante la question de savoir à
quel idéal l’homme devait se consacrer. Le spectacle de ce monde dévasté où, comme le
disait déjà Valéry, « le savoir et le devoir devenaient suspects42 » ne pouvait qu’engendrer
le désespoir. Un désespoir qui ne battait pas seulement en brèche l’eschatologie optimiste
des Lumières et de leurs descendants, mais qui brisait au plus profond de chaque homme
quelque peu sensible au caractère insensé de son destin, l’élan primitif en la fiabilité de
son propre pouvoir. En un certain sens, le diable qui interpelle Adrian Leverkühn, et dans
la figure duquel se miroite celle du philosophe Theodor Wiesengrund Adorno, avait
raison : « Un inexorable impératif de la densité rejette le superflu, nie la phrase, s’insurge
contre l’ornement, se dresse contre l’extension dans le temps, la forme vitale de l’œuvre.
Œuvre, temps et apparence font un. Réunis ils prêtent à la critique. Celle-ci ne supporte
plus l’illusion et le jeu, la fiction, la glorification personnelle de la forme, qui censure les
passions et la douleur humaine, distribue les rôles, les transpose en images. On ne peut se
fier désormais qu’à ce qui n’est pas fictif, pas déjà joué, l’expression point déguisée et
point transfigurée de la douleur dans l’instant de sa réalité. Son impuissance et sa
détresse sont enracinées au point qu’il n’est plus permis de se livrer avec elles au jeu des
apparences43. » Ces paroles font d’ailleurs écho à l’aphorisme 27 du Livre du philosophe de
Nietzsche : « Le philosophe doit reconnaître ce qui fait besoin et l’artiste doit le créer. Le
philosophe doit sympathiser le plus profondément avec la douleur universelle : comme
les anciens philosophes grecs, chacun exprime une détresse : là, dans cette déchirure, il
insère son système. Il construit son monde dans cette déchirure44. » Cet aphorisme, qui
témoigne encore de la proximité que Nietzsche entretenait, malgré lui, avec
Schopenhauer, plaide en faveur de sa lucidité : à une époque comme la nôtre, il est trop
tôt pour la prophétie de Zarathoustra qui exigeait que l’homme, atteint par la gangrène
du nihilisme, puisse se surmonter et annoncer une nouvelle aurore. Le temps est plutôt
celui de la plainte, de l’expression du désespoir, de sa reconnaissance loyale de laquelle,
peut-être, pourra sourdre une conversion authentique. Et lorsque l’on médite les pages de
Thomas Mann consacrées au dernier Oratorio de son compositeur, le Chant de Douleur du
Docteur Faustus, l’on ne peut manquer de se rappeler ces paroles de Luther. Pour ce
dernier, lorsque l’homme est confronté au paysage désertique de l’enfer et aux tourments
indicibles que traverse la création, il n’y a qu’un seul remède : « Tourne-toi donc vers
l’image céleste du Christ qui, par amour pour toi, est descendu en enfer et a été
abandonné de Dieu comme un homme, damné pour l’éternité, lui qui a dit sur la croix :
172

Eli, Eli, lama asabthani ! Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné45. » Car c’est
bien de cet abandon, dont nous parle cette œuvre sublime, un peu à la façon dont la
statue de Zadkine, Monument pour une ville détruite, érigée à Rotterdam, fait entendre, fût-
ce cette fois de manière muette, le cri d’une créature à la fois déformée et rongée dans sa
chair par le feu des bombes, et suppliant le ciel de répondre de l’incompréhensible
abandon où elle se trouve dans la plus extrême agonie.
13 « Leverkühn, affirmait Thomas Mann lui-même, est pour ainsi dire une figure idéale, un
“héros de notre temps”, un homme qui prend sur lui la souffrance de l’époque46. » S’il a
besoin du diable, c’est-à-dire de « cette illumination, de cet aphrodisiaque du cerveau que
réclamaient si désespérément son corps, son âme et son intellect47 », c’est précisément
parce qu’il en avait « désespérément » besoin, parce que l’ordre du monde tel qu’il
s’imposait implacablement à lui, même et y compris dans sa transposition musicale, ne
laissait plus entrevoir aucune issue vers l’avenir, aucune motivation à aimer, si ce n’est
d’un amour douloureux, ce que l’homme était devenu. Lorsque Adrian s’avoue contredit
dans son élan créateur par le sentiment en apparence inexplicable que « presque toutes
les choses lui font l’effet d’être leur propre parodie, que tous les moyens et les artifices de
l’art ne sont bons aujourd’hui qu’à la parodie48 », il découvre en même temps que la
culture de son temps, qui a porté la réflexivité à son plus haut degré d’accomplissement,
par la forclusion de tout ce qui en elle pourrait porter la marque de l’élémentaire, de
toute forme de naïveté, de toute franchise première à l’égard de la vie, se confond avec la
barbarie, le chaos et le déchaînement de toutes les forces destructrices lovées au plus
profond de l’âme humaine. Car le véritable enfer n’est point l’absence d’ordre, mais au
contraire la construction d’un univers totalitaire, impersonnel et froid, celui d’un État
monstrueux49 qui piétine dans la boue tout ce que la subjectivité singulière peut endurer,
signifier et manifester comme émanant de sa vulnérabilité fondamentale. Dans un régime
totalitaire, en effet, toute revendication du droit de l’individualité à l’existence est en
effet proscrite, ainsi qu’Hannah Arendt l’a souligné dans son étude, devenue
incontournable, sur la parenté des systèmes staliniens et nazis50. Dans ces systèmes
hautement élaborés, dont la structure est construite « en oignon », et où toute institution
a pour finalité prioritaire de surveiller toutes les autres, de sorte que l’idéologie
dominante puisse faire fi de toutes les lois et de tous les droits, « les êtres humains, du
seul fait qu’ils sont capables de penser, sont suspects par définition ; et une conduite
exemplaire ne met jamais à l’abri du soupçon51 ». Se réclamant d’une moralité présumée
commune à tous, ils font donc peser une culpabilité sans appel sur chacun, sur tout être
qui pourrait élever une objection contre le sort qui lui est tôt ou tard réservé ; celui d’un
être-pour-la-mort. La damnation est donc le principe ultime de ce type de société et le
ressort secret de la fascination qu’elle exerce sur ceux et celles qu’elle mobilise. Oui, le
programme de Hitler était radical à ce point, et Thomas Mann en témoigne par ces mots ;
« Il s’agissait d’abjurer tout attendrissement, œuvre de l’âge bourgeois, de modeler
l’humanité à l’intention d’époques dures et sinistres, dédaigneuses du sentiment humain,
pour préparer une ère de grandes guerres et de révolutions qui nous ramèneraient sans
doute bien loin en arrière de la civilisation chrétienne du Moyen Âge et ressusciterait
plutôt la sombre époque antérieure, consécutive à l’effondrement de la culture antique52
. » Et la coïncidence de ce programme avec l’enfer, est attestée à plusieurs reprises, tant
par la récurrence du thème de la torture infligée dans l’ivresse à toute âme qui lui était
exposée – « Un despotisme infâme, voué dès le début au néant, avait transformé
l’Allemagne en une cave de torture53 », écrit notre auteur – que par sa similitude avec la
description que le diable lui-même ébauche à propos de son royaume : « Il faut, mon bon,
173

se contenter de symboles si l’on parle des enfers, car là, tout est aboli – non seulement le
mot qualificatif mais absolument tout – c’est même la principale caractéristique de
l’endroit et aussi ce qui en général peut en être dit ; et ce que le nouvel arrivant y apprend
tout de suite. Au début il ne peut ni ne le veut comprendre, avec ses sens pour ainsi dire
sains ; la raison l’en empêche ou une limitation quelconque de son intellect, bref cela lui
semble incroyable, incroyable jusqu’à en blêmir, incroyable encore qu’à tout un chacun,
en guise d’accueil, il soit immédiatement signifié sous une forme laconique et
péremptoire qu’ici “tout est aboli”, toute compassion, toute grâce, tout ménagement,
jusqu’au dernier vestige de pitié pour l’imploration suppliante et incrédule : “En vérité,
vous ne pouvez pas, vous ne pouvez tout de même pas faire cela à une âme ?” Si, cela se
fait, cela arrive, et sans que le mot puisse demander raison, cela se passe dans la cave
toute sonore d’échos, très profondément au-dessous de l’ouïe de Dieu, et pour l’éternité54

14 Or, tant dans l’Apocalypse, œuvre musicale tardive d’Adrian, que dans son dernier
Oratorio, Le Chant de Douleur du Docteur Faustus, c’est bien ce monde-là, qui est encore en
partie le nôtre, qui se donne à entendre. Les passages lyriques de la première, « qui
arracheraient des larmes à de plus endurcis que moi, tant ils semblent implorer
instamment que leur soit accordée une âme55 », et qui éveillent « l’idée de l’au-delà, de la
métamorphose au sens mystique, de la transfiguration56 » forment le contrepoint des
passages orchestraux vocalisés où le compositeur efface toute frontière entre l’homme et
la matière, puisant ses ressources dans une virtuosité technique qui confine à l’horreur,
et dont la « perfection » n’est pas sans rappeler les camps d’extermination où chaque
injonction aboyée est amplifiée de manière rythmique, à une allure rapide, par des
« effets de haut-parleur » qui convertissent les voix en glapissements sardoniques,
marquant toute vie du sceau tout à la fois hilare et dérisoire d’une identité sans faille.
Dans l’Oratorio, où se répète pourtant cette indéfectible compénétration du chœur
enfantin des anges et du rire de la géhenne, la subjectivité de l’auteur s’exprime cette fois
sans ambiguïté. Il ne s’agit plus de se complaire ou de se délecter de ce chaos discipliné à
l’extrême57, si tant est qu’une telle ambiguïté ait pu être fermement reprochée aux
œuvres antérieures. Non, cette fois, c’est l’humanité pleine et entière qui s’exprime, une
humanité qui certes ne peut s’affirmer que par la voie du négatif, de la révolte et de la
plainte, face à la désolation qu’elle a elle-même engendrée, face à cette déréliction qui
risque, comme l’histoire l’a hélas démontré, de la faire aspirer à se confondre avec les
forces vitales les plus dépourvues de pensée, et donc aussi de sensibilité, dans un état
d’irresponsabilité absolue. Après avoir vécu l’agonie insoutenable de son neveu Népomuk,
l’étrange envoyé du pays des elfes, dont l’incarnation symbolisait à ses yeux « l’apparition
de l’enfant sur terre, un être descendu du ciel 58 », et dont la mort ne pouvait évoquer que
la Passion du Crucifié, la négation scandaleuse de tout ce qu’il y a de beau, de noble et de
désirable sur cette terre, Adrian Leverkühn sait à présent que même l’ironie la plus
subtile, que même l’ivresse d’un intellect échauffé par l’instinct, ne pourra plus le
réconcilier avec ce monde qu’il avait cru pouvoir sublimer et transfigurer par son art.
Celui-ci s’acquitte, dans cette dernière composition, de la tâche plus humble, mais aussi
combien plus difficile, de prêter une voix à l’existence mutilée, et de la faire retentir
comme un plaidoyer digne du chant d’Orphée, comme un écho à la plainte déchirante du
Christ en croix que Luther demandait de méditer au plus profond du désespoir59. Voici
comment Thomas Mann, évoquant au passage les madrigaux de Monteverdi, donne une
telle plainte à penser : « Pendant ces années, nous, enfants de la geôle, nous rêvions d’un
hymne de joie, de Fidelio, de la Neuvième symphonie pour célébrer la fête de l’aube,
174

l’affranchissement de l’Allemagne, sa délivrance par elle-même. À présent, seul celui-là


sera chanté du fond de notre âme : la plainte du fils de l’enfer, la plus terrible plainte
humaine et divine qui, partant du sujet mais s’élargissant toujours davantage et en
quelque sorte s’emparant du cosmos, ait jamais été entonnée sur terre.
15 Plainte ! plainte ! Un De Profondis que mon zèle affectueux trouve sans égal. Car, du point
de vue créateur, celui de la musique comme de la perfection personnelle, n’existe-t-il pas
un rapport allègre, hautement triomphal, entre elle et l’effroyable don de la
compensation et de la rançon ? N’est-ce pas la « percée » dont nous parlions entre nous
quand nous débattions du destin de l’art, de sa situation et de son heure, chaque fois qu’il
était question d’un problème, d’une possibilité paradoxale ? N’est-ce pas le regain – je ne
voudrais pas dire et je le dis pourtant pour être précis – la reconstruction de l’expression,
la suprême et la plus profonde manifestation du sentiment sur le plan intellectuel, avec
une rigueur de la forme qui devait être atteinte pour que cette transmutation de la
froideur calculatrice en harmonie expressive de l’âme, cette chaleur du cœur de la
créature qui se confie, pût devenir une réalité ? […]. En effet, la plainte – et il s’agit ici
d’une plainte incessante, inépuisablement soutenue, avec la plus douloureuse attitude
d’un Ecce Homo – la plainte est l’expression même. On peut dire hardiment que toute
expression est en définitive une plainte, comme la musique dès qu’elle se comprend en
tant que mode d’expression, au début de son histoire moderne, se mue en plainte et en
“lasciatemi morire”, en lamentation d’Ariane, en chant de douleur des nymphes, repris
en écho. […]. L’écho, la restitution de la parole humaine comme d’un son de la nature, sa
révélation en tant que son de la nature, est essentiellement une plainte, le douloureux
“hélas” de la nature devant l’homme et son effort de communiquer son isolement, comme
inversement, la plainte des nymphes s’apparente à l’écho. Dans la dernière et la plus
haute création de Leverkühn, l’écho, ce dessin favori de l’art baroque, est fréquemment
employé et produit une impression d’indicible mélancolie. […] Une plainte démesurée
comme celle-ci est, dis-je, forcément une œuvre d’expression, et donc une œuvre de
libération, de même que la musique primitive avec laquelle elle renoue pardessus les
siècles, voulait être la volonté de s’exprimer. Sauf que le processus dialectique par quoi
s’accomplit, au degré de développement auquel atteint cette œuvre, le passage de la plus
stricte rigueur à la libre langue de la passion, la liberté issue de l’esclavage, est infiniment
plus compliqué, semble infiniment plus émouvant et plus merveilleux dans sa logique
qu’au temps des madrigalistes60 »
16 L’influence d’Adorno l’emporte ici, et incontestablement, sur celle de Nietzsche, jusqu’et
y compris dans l’hésitation du romancier à concéder une valeur rédemptrice à cette
œuvre d’Adrian. Thomas Mann le reconnaît lui-même explicitement dans le récit qui a
trait à cette période précise de sa rédaction61. Mais pourquoi une telle intransigeance ? Si
l’art pour notre auteur ne peut se désolidariser de l’éthique, ni même au fond, de la
religion, comme en témoigne déjà, et comme pour faire pièce à ce sombre récit, les trois
volumes de Joseph et ses frères62, il ne peut non plus être question pour lui, dans le cours
des siècles où le monde est embrasé par les feux de la mort, de « danser » ou de célébrer
les lendemains qui chantent, comme le prescrivait l’auteur du Ainsi parlait Zarathoustra.
L’esthète en nous répliquerait peut-être qu’une œuvre d’art se doit d’être intempestive et
de se déployer dans une autre sphère que celles des événements qui, somme toute, sont
condamnés à chuter un jour dans les oubliettes de l’histoire. Et l’on trouve en effet chez
Nietzsche cette idée que les véritables créateurs de tous les temps sont contemporains
dans l’éternité. Mais est-ce à dire qu’ils soient autorisés à déserter la scène où se joue le
175

sort du commun des mortels ? Nous avons entendu Thomas Mann déclarer, au début de
notre texte, que l’effet qu’exerça sur lui la lecture de Nietzsche fut exactement l’inverse
d’une telle attitude et qu’il consista plutôt à « accroître le sentiment de sa citoyenneté ».
Or, comment un tel sentiment pouvait-il devenir effectif au sortir de la deuxième guerre
mondiale ? Il fallait marquer le pas, s’arrêter pour comprendre, et s’interroger sur les
sources les plus lointaines, et les plus insoupçonnées de cette déchéance vertigineuse
dans la barbarie. Il fallait avertir, prévenir toute récidive et faire signe, avec d’infinies
précautions, vers un éventuel remède. Dans le cours de cette enquête, qu’il serait
prétentieux de vouloir résumer ici, Nietzsche joue un rôle privilégié. Thomas Mann a
pressenti en lui un précurseur, un esprit averti des dangers que le pacte entre la nostalgie
romantique d’une communauté fusionnelle et une volonté de puissance pervertie par la
confusion faustienne entre la science et la magie, faisait peser sur les nations
occidentales. Tout comme lui, il considérait l’étude de la pensée grecque et romaine et
celle des belles lettres comme une propédeutique absolument indispensable à l’édification
de notre culture63, essentiellement pour cette raison que la pensée hellénique nous
enseigne que tout principe spirituel, de quelque religion qu’il provienne, se doit de
fortifier la foi et l’enthousiasme consenti à l’accomplissement des œuvres immanentes à
ce monde, et non d’en proclamer a priori l’irrémédiable vanité. C’est d’ailleurs
essentiellement sur ce point qu’il s’oppose à Luther, bien plus que sur la croyance que
celui-ci nourrissait en l’existence d’une réalité diabolique, que le nazisme avait remis à
l’ordre du jour, au moins sous la forme d’une potentialité humaine qu’il était devenu
impossible de nier. Mais Nietzsche est une figure de Janus. Dans son combat contre
l’ascétisme chrétien, qui sacrifie la vie au nom d’un esprit réduit à l’état de spectre, il a
appelé de tous ses vœux, en invoquant Dionysos, la libération des instincts et des pulsions
en leur état le plus fruste et le plus indifférencié, en l’état où elles se trouvent dans un
inconscient où vie et mort, création et destruction, amour et cruauté, désir et violence
sont intimement confondus. Dionysos ainsi nommé devait donc être réfuté64. Mais il ne
pouvait l’être que par une figure mythique censée le contenir et le dépasser, selon la
formule consacrée de Hegel. Et cette figure n’est autre que le diable, en son sens
éminemment chrétien, cet esprit qui nie la libre dispensation d’un Esprit qui à la fois
transit l’âme humaine et en excède les limites et dont la vertu est de confirmer et de
« sanctifier » la dimension de cette âme appelée à la bonté, à la compassion, à l’infini
respect de cette vie, que l’ivresse dionysiaque se propose follement de transmuer en leur
contraire, soupçonnant ces dispositions au don et au pardon de n’être que les reliquats
d’un égoïsme honteux, assorti de la dénégation « de la volupté qui accompagne toujours
notre propre enfer65 ». Mais le diable a sur Dionysos un considérable avantage : c’est que
la dénégation ainsi posée n’est explicitement pour lui que le pendant de toute
authentique piété, que le prétexte destiné à faire douter l’homme de sa vocation à
vénérer en lui même l’étincelle divine66. Dans une très large mesure, Adrian Leverkühn
est le héros de la littérature européenne qui rejoue l’équivoque dramatique du culte
dionysiaque, en la déplaçant sur le terrain qu’elle était censée ruiner une fois pour toute,
celui du christianisme, pour la traverser sur un mode tout aussi prophétique que son
modèle, et par la pratique d’un art que Nietzsche con sidérait lui-même comme le seul à
pouvoir déverrouiller les portes de l’avenir, c’est-à-dire la musique. Une question
demeure cependant, celle que nous avions évoquée à l’endroit du caractère « contextuel »
de ce drame : cette dialectique négative, pour parler comme Adorno, est-elle encore
d’actualité ?
176

17 Le demi-siècle qui a suivi l’après-guerre nous a appris à nous méfier de l’euphorie qui
s’est manifestée presque aussitôt en Occident, quand bien même celle-ci aurait aussi
engendré des conséquences positives. Les génocides les plus atroces n’ont cessé de se
multiplier. La teneur, attisée par un désespoir vengeur, d’une nature foncièrement
opposée à ce désespoir qui adresse à ce qu’il y a de plus divin en l’homme une ultime
requête, s’étend progressivement à toute la planète. L’empire d’outre-atlantique qui a
contribué à terrasser le nazisme, et dont l’actuel président pourrait faire douter des
thèses anthropologiques consacrées à la supériorité de l’homo sapiens, s’arroge à présent
le droit de déclarer « satanique » tout ce qui s’oppose à sa domination sans partage,
jugeant décadentes la prudence et le scepticisme du vieux continent à l’endroit de ses
aventures belliqueuses. Qu’est-ce que ce puritanisme, foncièrement hypocrite, qui
s’adonne avec une parfaite bonne conscience au pillage du patrimoine naturel des
peuples les plus pauvres, en soutenant urbi et orbi tous les potentats qui les maintiennent
dans un état de misère et d’inculture, sinon cette perversion du christianisme, pétrie de
haine et de ressentiment et qui a conduit un penseur comme Nietzsche à le dénoncer
comme porteur du blasphème le plus radical que l’on puisse infliger à notre condition
terrestre ? Et qu’est-ce que ce christianisme pervers peut bien opposer à cet islam
archaïsant qui fait sombrer presque un tiers de la planète dans une état de mythomanie
non moins mortifère que celui dans lequel l’Allemagne avait plongé en ressuscitant les
divinités du Walhalla ? Autant de questions, formulées à la hâte, pour nous inviter à
penser que nous n’en avons pas fini avec nos plus anciens démons, et que la réforme
tellement attendue du christianisme, qu’une méditation approfondie de Nietzsche a au
moins le mérite d’exiger dans l’urgence, n’a pas encore véritablement commencé. Thomas
Mann était peut-être encore trop optimiste lorsqu’il écrivait en 1926 : « Dans la vie
comme dans la littérature, ce qui émerge et qui est déjà plus ou moins là, n’aura guère à
faire avec une conception chrétienne du monde, du moins avec celle qui se présente
immédiatement : cette production possèdera sa propre piété, une piété nouvelle, qui ne
pourra être nommée chrétienne que dans la mesure où la religiosité occidentale fera
toujours à nouveau triompher le principe spirituel sur le principe matériel67 ». L’art seul
peut-être, celui qui se défend de tout esthétisme, de toute licence à produire l’illusion,
sans égard pour l’état d’aliénation éthique et politique, et donc spirituelle en ce sens, est
en droit de revendiquer cette « piété nouvelle ». Un art dont Gustav Mahler et Alban Berg,
bien plus que celui d’Arnold Schönberg avec lequel Thomas Mann déclarait n’avoir
aucune affinité68, ont initié la voie. Sur ce privilège de la musique, notre auteur semble
donc tomber d’accord avec Nietzsche.
18 Celui-ci écrivait entre autres : « “Je brûle de trouver un maître dans l’art des sons”, disait
un jour un novateur à son disciple, “un maître qui apprendrait mes pensées et qui les
traduirait ensuite en son langage : je toucherais mieux l’oreille et le cœur des hommes.
Avec les sons on peut séduire les hommes, leur faire accepter toute erreur, toute vérité :
car qui réfuterait un son” »69. Et ces mots de Thomas Mann disent ce que cette aspi ration,
typique de l’âme allemande, pouvait contenir d’essentiel : « Nul plus que lui n’a aimé la
musique. Ce fut un musicien. Aucun art n’était aussi proche de son cœur, tous les autres
reculaient derrière celui-ci. Il y prenait part en connaisseur, il établissait une distinction
entre les visuels et les auditifs, et se rangeait parmi ces derniers. […]. La parole et la
musique constituaient le champ de ses expériences, de ses aventures amoureuses et
exploratrices, et de sa création. Sa langue même est musique et dénote une finesse de
l’ouïe intérieure, une maîtrise du sens et de la cadence, du tempo, du rythme et du
177

discours, en apparence spontanée, dont on n’avait jamais eu d’exemple dans la prose


allemande et peut-être dans la prose européenne. Le phénomène Nietzsche, ce
phénomène du philosophe lyrique de la connaissance, ne marque pas seulement l’affinité
et l’intime appartenance de la critique et du lyrisme, il montre aussi (d’une manière
géniale, personnelle, qui continue à exercer une influence créatrice) la parenté la plus
singulière et l’unité intime de la critique et de la musique. Or critique signifie analyse et
verdict ; et ce fut à la musique que se rattachèrent les plus hauts verdicts de son esprit et
de son âme, de sa conscience prophétique souveraine70. » Certes, cet éloge est assorti de
réserves, lesquelles ont trait à ce qui fascinait le philosophe dans ce « chant séducteur de
la mort » que contient aussi un certain lyrisme romantique71. Ces réserves peuvent être
discutées. Mais ce qui ne peut l’être, en revanche, c’est la tentative titanesque par laquelle
le romancier s’est efforcé de prolonger ce travail critique, à même l’expression lyrique, de
lui faire écho en profondeur, sans céder à la facilité d’une réhabilitation naïve de sa
dimension religieuse, mais en exaltant, au contraire, chez son héros, le compositeur
Adrian Leverkühn, ce que celui-ci avait hérité de son maître véritable, Ludwig von
Beethoven, et qui consistait dans cet ultime et fier retournement de la pensée, dans cette
bravade héroïque, sublimée en un ultime geste de tendresse envers la créature, dans cet
esprit chevaleresque que la méfiance envers toute promesse de divine béatitude n’a
cependant pas empêcher de consentir à « donner la réplique, consciente et voulue, du
“Veillez avec moi” de Gethsémani72. »

NOTES
1. Th. MANN, Die Entstehung des Doktor Faustus (1949), dans Gesammelte Werke, Band XI, Frankfurt
am Main, S. Fischer Verlag, p. 145-301,
2. Voir à ce sujet : Th. MANN, Über die Lehre Spenglers, dans Gesammelte Werke, Band X, p. 172-179.
3. « Le national-socialisme fut appelé par l’un de ceux qui l’a expérimenté “la révolution du
nihilisme” et il l’était, mélangé à une croyance sinistre dans l’inhumain, dans l’irrationnel, au
culte chtonien, à la terre, au peuple, au sang, au passé et à la mort » (Th. MANN, Meine Zeit, dans
Gesammelte Werke, Band XI, p. 315).
4. Th. MANN, Ansprache zu Heinrich Manns siebzigstem Geburtstag, dans Gesammelte Werke, Band XIII,
p. 852-857.
5. ID., p. 854-855.
6. L’on reconnaîtra aisément dans les propos tenus par Adrian Leverkühn, à l’aube de sa carrière
de compositeur, des réminiscences incontestablement nietzschéennes, dont une part essentielle
peut être résumée dans ces mots : « M’est avis qu’il est un peu trop question de culture à notre
époque pour qu’elle soit véritablement une époque de culture, ne crois-tu pas ?… La naïveté,
l’ingénuité, l’aisance naturelle, me semblent être le premier critère de la disposition d’esprit que
nous désignons par ce nom. Ce qui nous fait défaut, c’est précisément la naïveté, et ce manque,
s’il m’est permis d’en parler, nous frustre d’une barbarie colorée, parfaitement conciliable avec la
culture, avec une très haute culture. Je veux dire : notre échelon est celui de la civilisation, état
fort louable sans contredit, mais on ne saurait douter qu’il nous faudra devenir beaucoup plus
barbares pour être à nouveau capables de culture. Technique et confort. Avec cela, on parle de
178

culture, mais on ne l’a point. » (Th. MANN, Doktor Faustus, Leben des deutschen Tonsetzers erzahlt von
einem Freude, dans Gesammelte Werke, Band. VI, p. 83 ; trad. de L. Servicen, Le Docteur Faustus. La vie
du compositeur allemand Adrian Leverkühn racontée par un ami, Paris, Albin Michel, 1950, p. 78).
7. Th. MANN, Die Entstehung des Doktor Faustus, Roman eines Romans, op. cit., p. 166.
8. Th. MANN, Deutschland und die Demokratie, dans Gesammelte Werke, Band XIII, p. 579.
9. Th. MANN, Der Doktor Faustus, op. cit., p. 130 ; trad., p. 123
10. Ibidem.
11. Th. MANN, Der lebendige Geist, 1937, dans Gesammelte Werke, Band XIII, p. 348.
12. Th. MANN, Fragment über das Religiöse, 1931, dans Gesammelte Werke, Band XI, p. 424.
13. Hegel theologische Jugendschriften, 1797-1799, éd. Nohl, Tübingen, 1907, trad. de J. Martin,
L’esprit du christianisme et son destin, Paris, Vrin, 1971, p. 125.
14. Th. MANN, Der Doktor Faustus, op. cit., p. 122 ; trad. p. 115.
15. Évoquant la haine de Luther et de ses partisans contre les études classiques, parce que source
de rebellion spirituelle, Zeitblom évoque également la rébellion interne qui eût lieu au sein du
protestantisme lui-même, à savoir le piétisme, sursaut de l’arbitraire subjectif opposé à la prise
de position objective… Le piétisme conçu comme « une résurrection réformatrice de la religion
déclinante, tombée dans l’indifférence générale ». Et il commente : « Les gens comme moi
peuvent se demander si vraiment, du point de vue culturel, il convient de saluer ces sauvetages
in extremis, toujours renouvelés, d’une moribonde au bord de la tombe, ou si les réformateurs ne
doivent pas plutôt être considérés comme des rétrogrades, des messagers du malheur. En effet,
nul doute que les torrents de sang et les atroces mutilations de leur chair que s’infligèrent les
hommes, leur eussent été épargnés si Martin Luther n’avait pas restauré l’Église » (Th. MANN, Der
Doktor Faustus, op. cit., p. 119-120 ; trad., p. 112-113). Ce verdict semble ne plus permettre aucune
concession à la théologie luthérienne. Pourtant, ainsi que nous allons le voir, le rapport de
Thomas Mann à celle-ci est certainement plus complexe.
16. La question qui consiste à se demander – mais je ne suis pas théologien – si l’on peut trouver
un motif sérieux dans l’œuvre de Luther pour lui prêter une croyance naïve en l’existence de
Lucifer sous la forme d’une entité personnelle autonome a certes été longuement discutée. Mais
la pensée que Thomas Mann emprunte au grand réformateur et qui seule nous importe est celle-
ci : c’est que le diable est toujours invoqué par lui, non comme étant la cause externe de la
turpitude et de l’immoralité des hommes (qui sont plutôt à mettre au compte de leur peccabilité
originelle), mais comme celui qui incite à douter de la bonté infinie de Dieu, qui mine la
confiance en la parole du Christ, lequel au fond n’exige que cette confiance pour dispenser la
rédemption. Le diable n’est donc rien d’autre que cette voix qui en nous fait davantage crédit à
notre dignité présumée qu’à la générosité de Dieu, dont le Christ a témoigné de multiples façons,
et de manière éminente dans sa Passion. Le diable en ce sens n’est qu’un nom pour la maladie la
plus mortelle de l’âme : l’incrédulité envers la fervente mansuétude de l’amour (cf. M. LUTHER, Des
bonnes œuvres, Paris, Gallimard, 1999, p. 483 et s.). Par ailleurs, l’on sait avec quelle énergie
indignée Luther avait mis en garde ses contemporains contre toutes les spéculations des
philosophes ou des hommes d’Église à propos de la prédestination. Celles-ci étaient jugées
« diaboliques », à ses yeux, parce qu’elles aboutissaient toujours à « rationner », d’une manière
ou d’une autre, l’infinie miséricorde divine. Thomas Mann, pour sa part, partage au fond la même
révolte lorsque, par la voix du narrateur, Serenus Zeitblom, il critique en ces termes une œuvre
d’Adrian Leverkühn où celui-ci met en musique les tercets les plus effroyables de L’Enfer de
Dante : « Adrian avait choisi les effroyables et durs tercets de la malédiction qui pèse sur
l’innocence et l’ignorance, ces tercets où le poète demande des comptes à l’incompréhensible
justice qui voue à l’enfer les bons et les purs dont le seul crime fut de n’avoir pas reçu le baptême.
Il avait trouvé le moyen d’exprimer le foudroyante réponse en des accents qui traduisaient
l’impuissance des bons devant l’Essence de Bonté, la Source de Justice qui ne peut détourner
179

d’elle-même rien de ce que notre entendement serait tenté d’appeler injuste. Cette négation de
l’humain au nom d’une prédestination absolue, impensable, me révoltait » (Th. MANN, Der Doktor
Faustus, op. cit., p. 216 ; trad., p. 208).
17. Fr. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. de M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 1968, p. 43.
18. Fr. NIETZSCHE, Unzeitgemassige Betrachtungen (1873), édition bilingue et traduction de G.
Bianquis, Paris, Montaigne, 1964, p. 17-195. « Comment, mes braves philistins, vous pourriez
penser sans honte à ce Lessing qui s’est brisé justement contre votre apathie, dans sa lutte contre
vos ridicules soliveaux, contre vos grotesques idoles, contre l’état piteux de vos théâtres, de vos
savants, de vos théologiens, sans oser une seule fois risquer l’essor immortel pour lequel il était
né ? Et que ressentez-vous en pensant à Winckelmann qui, pour nettoyer son regard de vos
grotesques inepties, a dû avoir recours aux jésuites, et dont la honteuse apostasie a été un
déshonneur non pour lui mais pour vous ? Pouvez-vous prononcer sans rougir le nom de
Schiller… Vous aviez là un jouet magnifique, un jouet divin et vous l’avez brisé. Et si vous aviez
réussi à éliminer de sa vie misérable et traquée l’amitié de Goethe, il n’aurait tenu qu’à vous de le
faire mourir plus vite encore. Vous n’avez favorisé l’œuvre d’aucun de vos grands génies, et à
présent vous voulez ériger en dogme qu’il ne faut en favoriser aucune…C’est en dépit de vous
qu’ils ont créé leurs œuvres, c’est contre vous qu’ils ont mené leurs attaques, et c’est à cause de
vous qu’ils sont tombés trop tôt, sans avoir achevé leur tâche, brisés et assommés dans la lutte. Et
il vous serait permis maintenant, tamquam re bene gesta, de faire l’éloge de ces hommes-là ? » (
op. cit., p. 71). Il est à noter que ces « grands génies » auxquels Nietzsche fait ici allusion sont
ceux-là mêmes auxquels Thomas Mann est resté le plus fidèle dans la tradition allemande. Et là
où Nietzsche se montre le plus féroce envers son adversaire, c’est sur les considérations
moralisantes de celui-ci portant sur les œuvres musicales d’Haydn, de Beethoven et de Mozart.
19. ID., p. 93.
20. ID., p. 99-101.
21. ID., p. 105.
22. ID., p. 107.
23. ID., p. 191.
24. « C’est notre goût qui, maintenant, décide contre le christianisme, ce ne sont plus nos
arguments » (Fr. NIETZSCHE, Le Gai Savoir, trad. de A. Vialatte, Paris, Gallimard, 1950, p. 175).
25. Th. MANN, Nietzsche’s Philosophie im Lichte unserer Erfahrung, 1947, dans Gesammelte Werke, Band
IX, p. 690.
26. Ibidem.
27. « Tout ce qui est “dansant” dans son comportement, note Thomas Mann, n’est que velléité et
au plus haut point désagréable » (ID., p. 693).
28. À titre d’exemple, cette citation du Philosophenbuch : « N’a de valeur pour nous que l’échelle
esthétique : ce qui est grand a droit à l’histoire, non pas à l’histoire iconique mais à la peinture
historique créatrice, stimulante » (Fr. NIETZSCHE, Dus Philosophenbuch, Le Livre du Philosophe,
édition bilingue, trad. A. K. Marietti, Paris, Aubier Flammarion, 1969, p. 57).
29. Nietzsche définit lui-même le romantisme par une dualité : « Qu’est-ce que le romantisme ?
Tout art, toute philosophie peuvent être considérées comme des remèdes de la vie, adjuvants de
sa croissance ou baumes de ses combats : ils postulent toujours et souffrance et souffrants. Mais
ces derniers sont de deux sortes : pour les uns la souffrance provient d’une surabondance de vie ;
ils réclament un art dionysiaque, et veulent, concrète ou abstraite, une vision tragique de la vie ;
les autres souffrent au contraire d’un appauvrissement de cette vie ; ils demandent à l’art et à la
connaissance le repos, le silence, la mer d’huile, l’oubli de soi […]. C’est au double besoin de ces
derniers que tout romantisme répond dans les arts et la connaissance » (Fr. NIETZSCHE, Le Gai
Savoir, trad. A. Vialatte, Paris, Gallimard, 1950, p. 342). Thomas Mann fait déjà usage de cette
typologie nietzschéenne du romantisme dans les Buddenbrooks, où il associe le piétisme et son
180

pendant philosophique, les remèdes préconisés par Schopenhauer pour restaurer une sérénité
compromise par les tourments métaphysiques engendrés par l’incertitude du salut, à la seconde
attitude décrite en ces lignes, ainsi qu’en témoigne ce texte : « Il me semble que ce sont ceux qui
ont trop longtemps observé la complication des choses intérieures pour ne pas exiger des choses
extérieures une qualité tout au moins : la simplicité. Peu importe que l’on gravisse vaillamment
les montagnes ou que l’on demeure tranquillement couché sur la grève, au bord de la mer. Mais
je connais le regard dont on admire les unes et celui que l’on accorde à l’autre. Les yeux assurés,
présomptueux, heureux, pleins d’esprit d’entreprise, de fermeté, du courage de vivre, errent de
cime en cime ; mais pour rêver devant la vaste étendue marine qui roule en flots avec un
fatalisme mystique et gourd, il faut le regard d’un homme désillusionné et averti qui a au moins
une fois plongé dans la tristesse des complications inextricables ; c’est toute la différence entre la
santé et la maladie. On grimpe hardiment parmi la merveilleuse diversité des formes accidentées,
hérissées, ravinées, pour mettre à l’épreuve sa force vitale encore intacte. Mais on aime à se
reposer devant la vaste uniformité du monde extérieur quand on est las de toutes les
complications extérieures » (Th. MANN, Buddenbrooks, Verfall einer Familie, dans Gesammelte Werke,
Band. I, p. 672 ; traduction de G. Bianquis, Les Buddenbrook, Le déclin d’une famille, Paris, Fayard,
1965, p. 574).
30. Th. MANN, On Myself 1940, dans Gesammelte Werke, Band XIII, p. 143-144.
31. Ce persiflage, Serenus Zeitblom s’en offusque à l’écoute des bancs d’essais d’Adrian
Leverkühn, comme dans ce morceau intitulé Fête du Printemps, accusant le compositeur
d’éprouver une joie mauvaise à railler tout à la fois le monde et le médium par excellence qu’est
la musique, censée en dévoiler la trame secrète du premier : « La raillerie forme l’essence de ce
portrait orchestral de l’univers, d’une durée d’environ trente minutes. Elle ne confirme que trop
ma précédente assertion : s’occuper du démesuré, de l’extra-humain, n’apporte aucun aliment à
la ferveur. Il y a là une causticité satanique, des laudes fallacieuses de lutin qui non seulement
semblent viser la terrifiante horlogerie de l’univers, mais aussi le médium en lequel cet univers
se reflète et même se répète : la musique, le cosmos des sens. » (Th. MANN, Der Doktor Faustus, op.
cit., p. 366 ; trad. p. 351).
32. Cette solitude du créateur, Nietzsche l’a décrite en des termes auxquels Thomas Mann, en
dépit de sa civilité, aurait souscrit : « Redoutable solitude du dernier philosophe ! La nature le
méduse, des vautours planent au-dessus de lui. Et il crie à la nature : donne l’oubli ! oublier ! –
Non, il supporte la souffrance comme Titan – jusqu’à ce que le pardon lui soit accordé dans l’art
tragique suprême. » (Fr. NIETZSCHE, Le livre du philosophe, op. cit., § 85, p. 99).
33. ID., p. 47.
34. « La maîtrise de l’instinct de la connaissance – si elle est favorable à une religion ? ou à une
civilisation artistique, cela doit maintenant se montrer ; je me tiens du second côté » (ID., p. 53).
Et de préciser un peu plus loin : « Il ne nous est pas possible de produire à nouveau une lignée de
philosophes telle que le fit la Grèce au temps de la tragédie. C’est l’art seul qui accomplit
désormais leur tâche. Un tel système n’est plus possible que comme art. Du point de vue actuel
une période entière de la philosophie grecque tombe aussi dans le domaine de l’art » (ID., p. 55).
35. Th. MANN, Der Doktor Faustus, op. cit., p. 242 ; trad. p. 232.
36. ID., p. 253 ; trad., p. 244.
37. ID., p. 252 ; trad., p. 243.
38. ID., p. 331 ; trad., p. 319.
39. ID., p. 317 ; trad., p. 305.
40. ID., p. 315 ; trad., p. 304.
41. L. VAN EYNDE, « Joseph et Leverkühn : figures de Faust dans l’œuvre de Thomas Mann », dans
Fr. OST et L. VAN EYNDE (sous la direction de), Faust ou les frontières du savoir, Publications des
Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2002, p. 162.
181

42. P. VALÉRY, La Crise de l’Esprit, dans Œuvres I, Paris, Gallimard, 1957, p. 989.
43. Th. MANN, Der Doktor Faustus, op. cit., p. 309 ; trad., p. 321.
44. Fr. NIETZSCHE, Le livre du philosophe, § 27, op. cit., p. 47.
45. M. LUTHER, op. cit., p. 260. L’on pourrait citer nombre d’autres passages où le désespoir,
pourtant identifié par Luther à une tentation diabolique, constitue l’amorce d’un nouvel accès à
la compréhension authentique de notre humanité. Ainsi ces quelques mots, qui peuvent être
entendus comme la transposition religieuse de l’infinie détresse d’Adrian devant les souffrances
de son neveu Népomuk, appelé par lui « l’enfant divin » : « Ceux-là méditent bien la passion du
Christ qui, en le contemplant, sont pris d’effroi au plus profond de leur coeur, et dont la
conscience sombre dans le désespoir. L’effroi doit te saisir quand tu vois l’altière colère de Dieu et
son inébranlable sévérité à l’égard du péché et du pécheur : même pour l’amour de son Fils
unique et bienaimé, il n’a pas voulu acquitter les pécheurs ; il a fallu que le Fils paie pour eux la
lourde sanction, comme il le dit par la bouche d’Isaïe, chapitre LIII : « Je l’ai frappé à cause des
péchés de mon peuple ». Qu’adviendra-t-il au pécheur si l’enfant bien-aimé est frappé de la
sorte ? Il faut qu’il y ait là une exigence indicible, insupportable, si une personne si
démesurément élevée doit la compenser, souffrir et mourir à cause d’elle ; si tu te rends compte
au plus profond de toi-même que c’est le Fils de Dieu, la sagesse éternelle du Père, qui souffre lui-
même le châtiment, alors tu seras vraiment saisi d’effroi, et plus tu y penseras, plus l’effroi sera
profond » (M. LUTHER, Œuvres, op. cit., p. 222).
46. Th. MANN, Die Entstehung des Doktor Faustus, op. cit., p. 203.
47. Th. MANN, Der Doktor Faustus, op. cit., p. 331 ; trad., p. 319.
48. ID., p. 180 ; trad., p. 171.
49. ID., p. 668 ; trad., p. 634.
50. H. ARENDT, Les origines du totalitarisme. Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972.
51. ID., p. 163
52. ID., p. 492 ; trad., p. 468.
53. ID., p. 637-638 ; trad., p. 605.
54. Th. MANN, Der Doktor Faustus, op. cit., p. 326-327 ; trad., p. 315.
55. ID., p. 501 ; trad., p. 477.
56. ID., p. 502 ; trad., p. 478.
57. Le narrateur précise en effet de façon très claire la nature du chemin parcouru par son ami :
« La dernière œuvre de Leverkühn n’a pas grand-chose en commun avec celle de ses trente ans.
Elle est d’un style plus pur, d’un ton plus sombre dans l’ensemble et exempte de parodie. Sans
être plus conservatrice dans sa régression vers le passé, elle est plus douce, plus mélodieuse, plus
contrepointique que poly phonique » (Th. MANN, Der Doktor Faustus, op. cit., p. 648 ; trad., p. 615).
Et cette œuvre de maturité est également lavée de tout soupçon d’archaïsme grossier : « L’œuvre
présente les moments les plus expressifs de la musique en général qui se puisse imaginer : non
point, on le conçoit, comme une imitation mécanique et une régression vers le passé, mais
comme un très conscient recours à tous les moyens usités dans l’histoire de la musique depuis le
commencement des âges » (ID., p. 647 ; trad., p. 614).
58. ID., p. 619 ; trad., p. 587.
59. Voir note 15.
60. ID., p. 643-644 ; trad., p. 611-612.
61. C’est entre autres dans cette réflexion finale que l’on reconnaît les accents de la Dialectique
négative et de ce qui, en elle, prolonge encore le messianisme juif : « Mais il convient de songer à
un autre et ultime, vraiment ultime renversement de la pensée et d’y songer en y mettant son
cœur, un renversement qui à la fin de cette œuvre, de cette plainte infinie, effleure l’âme
doucement, par-delà la raison, au moyen d’une formule informulée, accordée à la seule musique.
[…] Il résonne comme la lamentation de Dieu devant la chute de sa création à l’abîme, comme un
182

soucieux “je n’ai pas voulu cela” du Créateur. Ici, à mon avis, vers la fin, les sommets extrêmes de
la tristesse sont atteints, le suprême désespoir se fait jour, et, j’hésite à le dire, on offenserait
l’intransigeance de l’œuvre, son inguérissable douleur, en insinuant que dans sa dernière note
elle offre une consolation autre que celle de l’expression et du pouvoir d’élever sa plainte – bref,
le fait qu’à la créature, une voix fut du moins donnée pour exhaler sa douleur. Non, ce sombre
poème tonal n’admet jusqu’à la fin nulle consolation, nulle conciliation, nulle transfiguration.
Mais peut-être qui sait ? ce paradoxe artistique qui de la structure rigoureuse a fait jaillir
l’expression – l’expression en tant que plainte – peut-être correspond-il au paradoxe religieux
selon lequel, au fond de la plus profonde perdition, l’espoir peut germer – fût-ce comme une
interrogation à peine perceptible ? Un espoir par-delà le désespoir, la transcendance du
désespoir, non point son reniement, mais le miracle qui dépasse la foi » (Th. MANN, Der Doktor
Faustus, op. cit., p. 650-651 ; trad., p. 617-618). Thomas Mann, commentant lui-même ce chapitre
de son roman, ne reconnaît pas seulement sa dette envers Adorno pour ce qui concerne ses
propos relatifs à la théorie de la musique (les conférences de Kretzschmar entre autres, le maître
d’Adrian Leverkühn en la matière), mais il reconnaît également que le messianisme du texte cité,
celui qui préside au renversement dialectique à l’œuvre dans le dernier Oratorio de son
compositeur, lui fut essentiellement inspiré par ce philosophe. Il relate entre autres qu’à la
lecture de ces pages où se joue le dénouement de son roman, Adorno lui aurait adressé des
critiques qui l’ont convaincu de remanier son manuscrit ; « J’avais été trop optimiste, trop
généreux, trop direct, j’avais laissé luire trop de lumière, et m’étais trop lourdement engagé en
faveur de la consolation. Le lendemain matin, je me suis décidé à retoucher en profondeur la
page et demie ou deux incriminées et je leur donnai la forme précautionneuse qu’elles ont à
présent, et trouvai seulement alors les formules telles que “la transcendance du désespoir”, “le
miracle qui surgit au-delà de la foi” et le mot versifié et souvent cité, qui ponctue en cadence
presque toutes les discussions de ce livre, et qui opère l’inversion de sens par lequel les accents
de tristesse se muent en “lumière dans la nuit” » (Th. MANN, Die Entstehung des Doktor Faustus, op.
cit, p. 294)
62. Th. MANN, Joseph und seine Brüder, dans Gesammelte Werke, Band IV et V. Traduction de L.
Servicen, Paris, Gallimard, 1933, 1936, 1938, 1948.
63. Cette profession de foi est, bien entendu, énoncée par le narrateur Serenus Zeitblom. Mais
elle apparaît très tôt dans l’œuvre de Thomas Mann. Songeons à l’aïeul des Buddenbrook, qui
déjà se lamentait sur le caractère étriqué de la formation réservée aux élites du début du XIXe
siècle : « Et voilà que les écoles professionnelles, et les écoles techniques, et les écoles de
commerce vous sortent de terre comme des champignons ; quant au lycée, aux humanités,
sornettes que tout cela, vous dit-on ; et le monde entier ne voit plus que mines… industrie… et
gros bénéfices. Tout cela est bel et bon ! Mais, d’un autre point de vue, tout cela est un peu niais à
la longue, n’est-ce pas ? » (Th. MANN, Buddenhrooks, op. cit., p. 30 ; trad., p. 30). Eh oui ! Et le
problème est d’autant plus sérieux que cette niaiserie, qui prétend servir un idéal pratique,
lequel faisait la sourde oreille à toute question relative à sa propre utilité à la vie, a fait le lit du
nihilisme le plus dévastateur, ainsi que Nietzsche l’avait diagnostiqué.
64. S’il doit l’être, c’est évidemment en ce qu’il recèle, malgré lui peut-être, de diabolique, et dont
la clairvoyance de Nietzsche n’a pas suffisamment mesuré la portée dévastatrice. Emmanuel
Lévinas dit à ce propos, dans une interview donnée au Nouvel Observateur, en janvier 1988 : « Le
diabolique ne se contente pas de la condition de malin que la sagesse populaire lui prête et dont
les malices, toutes ruses, sont usées et prévisibles dans une culture adulte. Le diabolique est
intelligent. Il s’infiltre où il veut. Pour le refuser, il faut d’abord le réfuter. Il faut un effort
intellectuel pour le reconnaître. Qui peut s’en vanter ? Que voulez-vous, le diabolique donne à
penser. »
65. Fr. NIETZSCHE, Le Gai Savoir, § 338, op. cit., p. 277. Et ce philosophe d’ajouter : « Eh oui ! il y a
sans doute une secrète séduction jusque dans ces façons d’éveiller la pitié et dans tous ces appels
183

à l’aide ; notre voie passe trop loin de l’amour et de la gratitude d’autrui ; ce n’est pas sans plaisir
que nous lui échappons, ainsi qu’à notre conscience la plus individuelle, afin de nous réfugier
dans la conscience des autres et dans l’aimable sanctuaire de la “religion de la pitié” » (ID.,
p. 278-279).
66. Le personnage du diable qui apparaît à Leverkühn comme étant son double se présente
d’ailleurs comme l’envers de la disposition religieuse de ce dernier, et avoue par là même faire la
paire avec la divinité qu’il dénigre : « Tu n’es pas surpris, j’espère, que le Malin te parle de
religion ? Par la mort dieu ! Qui d’autre, je voudrais le savoir, pourrait aujourd’hui t’en
entretenir ? Tout de même pas le théologien libéral ? Alors que je suis le seul à en assurer la
conservation ? À qui reconnaîtras-tu une existence théologique, sinon à moi ? Et comment
mènerait-on une existence théologique sans moi ? La religion est de toute évidence mon élément
plus qu’aucun domaine de la culture bourgeoise. Depuis que la culture s’est détachée du culte et
s’est fait culte elle-même, elle n’est plus qu’un déchet, et au bout de cinq cents ans à peine, le
monde est aussi las et rassasié d’elle que si, salvia veniat, il l’avait avalée avec une cuiller de
fer… » (Th. MANN, Der Doktor Faustus, op. cit., p. 324-325 ; trad., p. 313).
67. Th. MANN, Dichtung und Christentum, 1926, op. cit., p. 315.
68. « Les pensées de Schönberg et la version ad hoc que j’en ai proposée étaient à ce point
éloignées les unes des autres que, abstraction faite de toute faute de style, citer son nom dans
mon texte apparaissait presque à mes yeux comme le fait d’un malade. » (Th. MANN, Die
Entstehung des Doktor Faustus, op. cit., p. 168).
69. Fr. NIETZSCHE, Le Gai Savoir, § 106, op. cit., p. 149.
70. Thomas Mann, Vorspruch zu einer musikalischen Nietzsche-Feier, dans Gesammelte Werke, Band X,
p. 181 ; traduction de L. Servicen, Prologue à une commémoration musicale de Nietzsche (1924), dans
L’Artiste et la société, Paris, Gras set, 1973, p. 147-148.
71. L’on trouve des traces de cette fascination dans ce paragraphe du Gai Savoir qui convenait très
probablement à Wagner, mais qui s’intitule aussi, de manière significative, De la vanité des artistes :
« Voici un musicien qui surpasse tous les autres dans l’art de trouver des accents pour exprimer
les souffrances de l’âme, ses oppressions et ses martyres, pour prêter langue à la désolation
muette. Nul ne l’égale s’il s’agit de rendre la couleur d’une fin d’automne, le bonheur
indiciblement émouvant d’une dernière, toute dernière et tout éphémère jouissance ; il sait
l’accent qui traduira ces minuits secrets et inquiétants de l’âme où la cause et l’effet semblent
s’être disjoints, où chaque instant peut faire naître quelque chose du néant ; nul ne l’égale pour
puiser tout au fond du bonheur humain, dans les coupes déjà vidées, en quelque sorte, là où les
gouttes les plus acides, les plus amères, ont fini par se confondre avec les plus douces […]. Il est
l’Orphée de la misère intime, car dans son domaine il dépasse tous les autres, et il a annexé à l’art
mainte chose qui jusqu’à lui avait paru inexprimable, et même indigne de cet art, mainte chose
surtout, que la parole semblait ne pouvoir qu’effaroucher et non saisir… » (Le Gai Savoir, § 87, op.
cit., p. 126-127).
72. Th. MANN, Der Doktor Faustus, op. cit., p. 650 ; trad., p. 616617.

AUTEUR
RAPHAËL CÉLIS
Université de Lausanne

Vous aimerez peut-être aussi