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Sociologie du travail 43 (2001) 533−551

© 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés


S0038029601011797/FLA

Quand les règles s’incarnent


L’exemple des indicateurs prégnants

Valérie Boussard*

Résumé – Ce texte entend montrer que l’analyse d’un outil de gestion, ici les indicateurs, permet
d’atteindre une connaissance sociologique fine d’une organisation. Les recherches présentées
mettent en évidence l’existence « d’indicateurs prégnants », résultats d’un processus d’argumen-
tation conduit par des acteurs qui visent à faire accepter une des nombreuses représentations
possibles de l’organisation. Par cette opération, ils légitiment, en les symbolisant et les durcissant,
des règles du jeu, et ainsi un certain ordre social. Ordre social dont la construction ne laisse pas
indifférents d’autres acteurs comme en témoignent les nombreuses « controverses » relatives aux
indicateurs prégnants. En conséquence, et paradoxalement, l’analyse des outils de gestion est pour
le sociologue une voie possible pour aborder son objet : l’action sociale et sa dynamique. © 2001
Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS
régulation / règles / légitimité / organisation / outils de gestion / indicateurs de gestion

Abstract – When rules take a definite shape: The example of “cogent” indicators. Analyz-
ing a managerial tool such as indicators is a way to obtain detailed sociological knowledge about
an organization. Research conducted in Family Allocation Funds and in the French subsidiary of
a firm selling products for mass consumption has brought to light “cogent indicators”, which ensue
from a process of argumentation. The parties involved may use indicators to refer to processes for
constructing the organization and legitimating one of the latter’s many possible images. Through
this sort of political operation, they use indicators to symbolize, formalize and reinforce the rules
of the game and, thereby, a certain social order. The construction of this order is not a cause of
indifference, as can be seen during controversies about the validity of “cogent indicators”.
Consequently and paradoxically, analyzing this managerial tool provides sociologists with a way
to study social action and its momentum. © 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS
regulations / legitimacy / organization / managerial tools / indicators / France

Les outils de gestion, habits neufs de la rationalisation du travail, portent une


logique de contrôle et de maîtrise du fonctionnement des organisations. Parmi eux,
les indicateurs de gestion jouent un rôle essentiel : ils évaluent, sous forme de
chiffres, ratios, statistiques, tableaux de bord, les différentes composantes de
l’organisation pour s’assurer de leur participation correcte à l’objectif général. Ils
analysent les écarts par rapport à cet objectif, fournissent les informations pour la
prise de décision, permettent de simuler les corrections à apporter. Que serait le
management sans eux1 ? Une gestion empirique, « à l’aveugle », « au rétroviseur »,

*Correspondance et tirés à part.


Adresse e-mail : valerie.boussard@printemps.uvsq.fr (V. Boussard).
Laboratoire Printemps, université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 47, boulevard Vauban, 78047
Guyancourt cedex, France.
1
« Formuler et, si possible, chiffrer des objectifs, puis mesurer les performances réalisées dans
l’accomplissement des ces objectifs, voilà bien la finalité de tout outil de gestion » (Lorino, 1991, p. 1).
534 V. Boussard

risquée assurément. C’est dire que les indicateurs de gestion portent les désirs d’une
régulation fine des organisations. Celles-ci une fois correctement modélisées peuvent
être régulées : les influences de la cybernétique ne sont pas étrangères au fondement
du « management par les chiffres » (Geneen, 1984).
Cet esprit régulateur s’attache au fonctionnement technique des organisations.
Nous sommes ici dans le cadre d’une modélisation qui rend compte de manière
quantifiée des paramètres qu’elle relie. Les résultats d’une entreprise sont décrits et
régulés en fonction de variables chiffrées : volumes, coûts, marges, endettement.
Pourtant, après plusieurs recherches centrées sur les indicateurs de gestion
(Boussard, 1999)2, cette régulation technique nous est apparue cacher une autre
régulation, plus forte et plus complexe. En effet, nous avons pu montrer que certains
indicateurs de gestion structurent la vie de l’organisation, les discours et les pratiques
de ses acteurs. Ces indicateurs que nous avons appelés indicateurs prégnants mettent
en scène, en les symbolisant, des règles sociales légitimes. Ils permettent aux règles
de prendre corps, d’être visibles. Ils jouent le rôle d’étendards avec lesquels une
organisation ou des groupes d’acteurs revendiquent et assoient leurs positions. Les
indicateurs de gestion seraient dans cet esprit essentiellement liés à une régulation
sociale des organisations.
Ainsi, aussi étrange que cela puisse paraître au sociologue, passer par les objets
que sont les indicateurs permettrait de mieux saisir l’action sociale dans une
organisation. Nous voudrions montrer qu’on peut les considérer comme un code
dans lequel sont données à lire les règles informelles et leurs justifications. Nous
analyserons pour cela la construction de ces dernières à travers les processus de
création et d’entretien d’indicateurs prégnants.

1. Les indicateurs : objets de régulation technique


ou de régulation sociale ?
Dire que les indicateurs de gestion portent autre chose qu’une logique de
régulation technique n’est pas nouveau. Un certain nombre de travaux montrent que
l’information transportée par les indicateurs concerne moins des données techniques
qu’un savoir social. En effet, à la lumière des travaux sur la rationalité des décisions
(Lindblom, 1959 ; March et Simon, 1958 ; March, 1991), il apparaît que les choix
des individus ne découlent pas directement des informations qu’ils ont à leur
disposition. Dans ce contexte de rationalité limitée, les indicateurs, en tant que
collecte d’informations, auraient une utilisation beaucoup plus symbolique. Pour
Martha S. Feldmann et James G. March (Feldmann et March, 1991), les indicateurs
sont utilisés parce qu’ils s’inscrivent dans un contexte normatif, celui pour un
individu de devoir démontrer sa compétence et sa légitimité. Dans cette perspective,
les indicateurs ne sont pas utilisés pour fournir une aide directe à la décision, mais
comme base d’interprétation des faits, pour donner son sens à une décision.

2
Cette thèse de doctorat s’est appuyée sur quatre monographies. Pour des raisons de clarté de l’exposé, deux
seulement seront exposées ici.
Quand les règles s’incarnent : l’exemple des indicateurs prégnants 535

Plus centrés sur les indicateurs que sur l’usage qui en est fait, d’autres travaux
montrent que les indicateurs encadrent l’action des individus parce qu’ils imposent
des catégories de pensée et de jugement, des attendus et des normes.
Un certain nombre d’auteurs anglo-saxons, reprenant des perspectives construc-
tivistes, soulignent que les indicateurs mettent en scène et reproduisent des visions
de l’organisation. Selon Ian Colville (Colville, 1981), la modélisation de l’activité
que proposent les systèmes d’indicateurs s’impose en fait comme un découpage de
la réalité, une vision du monde et conséquemment fait la part entre l’acceptable et
l’inacceptable, la normalité et la déviance, le vrai et le faux, etc. Ils visent à ordonner
la réalité. Pour Brian Bloomfield et Theo Vurdubakis (Bloomfield et Vurdubakis,
1997) et Janine Nahapiet (Nahapiet, 1988), les indicateurs disent ce que l’organisa-
tion est, ils instituent et légitiment des « versions » de l’organisation de ses activités
et de ses acteurs.
L’approche, en France, de la théorie des conventions fournit des conclusions très
proches. La notion d’investissement de forme développée par Laurent Thévenot
(Thévenot, 1985), appliquée aux indicateurs, met en évidence qu’ils sont des mises
en forme de la réalité, visant la reproduction et la stabilité des actions et des
comportements dans une direction donnée. Ainsi, les indicateurs (Servais, 1997) ou
les statistiques (Desrosières, 1993) encadrent les interprétations en instrumentant des
catégories de perception et de découpage de la réalité.
D’autres résultats issus de recherches en gestion (Berry, 1983 ; Moisdon, 1997)
montrent que les indicateurs portent des savoirs sur l’organisation : ils délivrent un
message sur l’organisation, les relations entre les acteurs, leurs positions réciproques,
leurs rôles, leurs obligations, leurs ressources. Ces représentations de l’organisation
qui apparaissent derrière les indicateurs sont techniques mais aussi et surtout
sociales.
Les travaux que nous venons de rappeler, s’ils rendent compte d’une grande
divergence dans les outils d’analyse théorique, ont en commun de réévaluer la
conception traditionnelle des indicateurs : s’ils interviennent bien sur l’orientation du
comportement des acteurs, ce n’est plus en tant que simples signaux, déclencheurs
d’une décision optimisée de la part d’acteurs rationnels. Ils agissent sur les acteurs
parce qu’ils véhiculent une représentation de l’organisation, de ses activités et de ses
acteurs. Ils donnent une définition de l’organisation, ils fournissent un cadre de
perception des problèmes et de leur résolution. Ils sont donc à voir comme des
normes, des conventions, des cadres, des schèmes cognitifs, plus que comme de
simples chiffres, graphiques ou tableaux de bord. Ils expriment autant une règle
concernant le fonctionnement social de l’organisation qu’une règle relative à sa
modélisation technique.
Les travaux que nous avons examinés jusqu’ici s’arrêtent à cette conclusion : les
indicateurs construisent la réalité. Mais il nous semble qu’ils négligent une
conséquence fondamentale de cette affirmation, car ils évacuent une réflexion
politique sur les acteurs. En effet, si l’on postule que les indicateurs construisent une
représentation de la réalité, alors il faut aussi envisager la dynamique sociale qu’ils
entraînent. La théorie constructiviste de Peter Berger et Thomas Luckman (Berger et
536 V. Boussard

Luckman, 1966) affirme qu’une représentation de la réalité n’est pas neutre. Elle est
défendue et légitimée par certains acteurs, critiquée et déstabilisée par d’autres. Les
indicateurs pourraient être, dans cette perspective, l’enjeu d’acteurs qui se serviraient
d’eux pour construire, instituer et légitimer leur propre version de l’organisation. Et
nous pouvons aussi penser que d’autres acteurs, « hérétiques », s’opposent à ces
indicateurs institués, cherchant à les invalider pour construire une vision différente
de la réalité.
Nous nous proposons, à travers l’étude de deux exemples empiriques, de montrer
qu’il est nécessaire de réintroduire cette dimension politique pour saisir le phéno-
mène sociologique que sont les indicateurs. Nous allons voir en effet que ces derniers
sont l’objet de discussions, voire d’oppositions entre les acteurs. Celles-ci mettent en
évidence que certains indicateurs, plus que d’autres, incarnent les règles sociales
d’une organisation. Ils jouent un rôle majeur dans un processus d’argumentation
visant à convaincre de la légitimité de ces règles. Et celle-ci ayant par nature des
conséquences non négligeables pour les acteurs, ces indicateurs doivent être vus
comme le résultat et l’enjeu de la régulation sociale dans les organisations.

2. Des organisations et des indicateurs


Les deux exemples que nous allons exposer sont volontairement radicalement
opposés. Le premier concerne des Caf (caisses d’Allocations familiales) (Boussard,
1998). Le deuxième est une filiale française d’un groupe international commercia-
lisant des produits de grande consommation. C’est une entreprise située sur un
marché à fort potentiel mais très concurrentiel. Ses missions et activités sont très
fortement liées à la logique des actionnaires, alors que celles des Caf sont liées à des
enjeux et des choix politiques. Ses différences sont significatives car elles pourraient
avoir une influence sur l’utilisation des indicateurs de gestion. On imagine volontiers
des indicateurs très rationnels, proches des enjeux financiers dans un cas, et de
l’autre des indicateurs déconnectés des réalités pratiques, au cœur de cercles vicieux
bureaucratiques. Pourtant, dans les deux cas, on retrouve les mêmes conclusions : les
indicateurs, en plus de leur utilisation technique ont un rôle de régulation sociale. La
nature des enjeux qui gouvernent la mise en œuvre des systèmes de gestion ne
semble pas avoir d’influence sur le degré d’apparition de ce rôle de régulation
sociale.
Les Caf assurent deux missions différentes par l’intermédiaire de deux entités
distinctes : la « Gestion administrative » assure le versement des prestations fami-
liales, « l’Action sociale » organise la distribution d’aides sociales diverses. Le
personnel, essentiellement féminin, avec une forte ancienneté, est concentré sur des
niveaux employés et agents de maîtrise (80 % des effectifs). Cette situation est
particulièrement vraie pour la Gestion administrative. La majorité de son personnel
appartient au service « Prestations » : ce service traite les dossiers des allocataires,
afin de déclencher des paiements. C’est l’activité de « liquidation des dossiers ».
Autour du service Prestations, sont positionnés des services supports : notamment
services généraux, service informatique et agence comptable. Cette dernière a une
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particularité : en son sein se trouve une entité, le service « Vérification », chargé de


vérifier le travail des agents liquidateurs.
À l’Action sociale, on trouve d’autres profils de personnel, avec un nombre
important de travailleurs sociaux. L’Action sociale a une activité moins standardisée
que la Gestion administrative, dans la mesure où l’aide attribuée est toujours
personnalisée. À l’opposé, l’activité de la Gestion administrative, notamment au
service Prestations, s’apparente à un travail taylorien, caractérisé par certains de
« travail comme à l’usine ». Les agents de l’Action sociale revendiquent très
nettement leurs différences par rapport à la situation des agents de Gestion
administrative : la dimension relationnelle de leur travail est privilégiée et vécue
comme le cœur d’une mission sociale.
Pourtant, malgré cette hiérarchie implicite dans l’intérêt du travail, c’est le service
Prestations qui apparaît survalorisé. Les agents liquidateurs font de leur activité de
production de dossier une activité noble en s’attribuant le rôle de « cœur » de la Caf.
Ils disent être le service qui justifie toute l’existence de la caisse. Cette affirmation
est paradoxale dans la mesure où l’évolution récente des Caf (diversification des
allocations, précarisation croissante des allocataires, ouverture sur le public...) tend
à transformer ce rôle de production au profit d’un rôle plus relationnel. Mais ce rôle
relationnel n’est pas accepté par les agents liquidateurs qui préfèrent se raccrocher au
rôle de producteur. Toutes les activités qui ne permettent pas directement la
production (services support), qui la ralentissent (service Vérification) ou qui
amplifient leur rôle relationnel (Action sociale) sont dénigrées dans un même
mouvement.
La société Carredas est la filiale française d’un groupe multinational. Elle est
chargée de la commercialisation de produits de grande consommation, produits dont
elle sous-traite la fabrication. C’est une petite structure (100 personnes), comptant
essentiellement des cadres (80 % de l’effectif), jeunes et à l’ancienneté faible. Depuis
sa création relativement récente, la société croit régulièrement tant en résultats
financiers, qu’en effectifs.
Elle est, de manière tout à fait traditionnelle dans ce secteur, organisée par métier :
service financier (comptabilité et contrôle de gestion), service marketing, service
commercial, service conception (adaptation des produits à la demande française).
Contrairement aux Caf, la notion d’appartenance à un groupe professionnel, ou à une
activité n’est pas pertinente pour rendre compte des relations informelles. Deux
catégories d’employés seulement se distinguent : les « happy few » et les autres. Les
happy few sont ces quelques personnes dont on sait qu’elles ont « réussi » et qui font
maintenant partie de la « famille des golden-boys Carredas ». Cette réussite se traduit
par une progression de carrière très rapide et la participation à un comité informel
orientant la stratégie et les décisions courantes. Les happy few sont proches de la
direction générale et leur avis compte. Tout nouvel arrivé cherche à faire partie de ce
groupe, sans forcément y parvenir. Mais il est alors marqué négativement. Si
l’étiquetage est trop fort, il peut même, par un processus graduel de désaveu et de
rejet, perdre très rapidement son emploi.
538 V. Boussard

Pourtant, ce n’est pas la procédure officielle d’évaluation individuelle qui décide


de cette catégorisation. À côté de ces procédures rationnelles, sur la base d’entretiens
individuels systématiques, se jouent d’autres pratiques d’évaluation, beaucoup plus
informelles mais marquant considérablement le comportement des acteurs. Pour
obtenir augmentations, promotions ou opportunités diverses, il faut avant toute chose
travailler son image : il faut la faire coller aux attentes actuelles du directeur général
et de quelques personnes influentes : être positif, dynamique, dévoué. Les acteurs
passent leur temps à essayer de construire leur image. Ils cherchent à se montrer, à
se faire valoir, à s’intégrer à un réseau au sein duquel ils peuvent espérer diffuser et
entretenir cette précieuse réputation. Pourtant, cette dernière est très instable : chaque
acteur en même temps qu’il travaille à sa propre image, travaille aussi à détruire celle
d’un autre acteur concurrent. La participation aux happy few est précaire.
Dans les deux organisations, nous avons pu faire le même constat concernant les
indicateurs de gestion. Sur le papier, ceux-ci sont pléthoriques et variés. Des tableaux
de bord divers, des liasses statistiques, des bilans mensuels ou annuels sont établis,
suivis et commentés. Cependant, notre mode d’investigation3 nous a permis de
mettre à jour un phénomène invisible sur le papier. Nous avons réalisé des entretiens
non directifs, à partir d’une consigne très générale et non centrée sur les indicateurs.
Ces entretiens permettaient d’aborder la représentation de l’activité effectuée et la
manière dont cette dernière était prise en compte et jugée4. Notre objectif était de
voir comment les indicateurs relevés sur le papier apparaissaient dans les discours
tout en saisissant les différentes représentations (de soi, de l’organisation, des autres).
Nous cherchions ainsi à analyser l’existence d’un lien entre indicateurs et représen-
tation de l’organisation5.
Les entretiens (et observations) ont mis en évidence l’inexistence dans les discours
des acteurs des nombreux indicateurs disponibles. La grande majorité des indicateurs
existants sur le papier, et régulièrement suivis, ne sont jamais cités spontanément par
les acteurs pour rendre compte de leur situation de travail. Interrogés sur ces mêmes
indicateurs, les acteurs semblent les considérer comme des éléments annexes à leur
propre activité, une présence qu’ils finissent par ne même plus remarquer. Cette

3
Nous avons mené la recherche dans deux Caf de taille différente (respectivement 200 et 700 personnes) et
aux caractéristiques différentes (localisation, allocataires, recrutement). Carredas, quant à elle, est une
entreprise de 100 personnes. Dans les trois cas nous avons eu une double démarche : obtenir de manière
objective une compréhension globale de la production, des flux et de l’utilisation des indicateurs et saisir la
réalité sociale de ces derniers. Le premier objectif a nécessité une analyse systématique de tous les documents
concrets produits (tableaux de bord, bilans annuels, rapports d’activité) et l’interview de personnes clefs dans
ce système. Le deuxième objectif a été approché au moyen d’entretiens (respectivement 32 et 34 pour les Caf
et 30 pour Carredas) et d’observations sur un mode ethnographique des activités de travail (pour les Caf
seulement) et d’interactions diverses (réunions, rencontres informelles...). En outre, dans la première Caf, une
expérimentation de réorganisation d’une unité de liquidateurs a été observée.
4
Compte tenu des contextes de recherche différents, il n’a pas été possible d’utiliser la même consigne à
chaque fois. Nous avons choisi des consignes générales, sans référence directe aux indicateurs, et renvoyant à
la manière dont peut être jugée l’activité ou la participation de chacun. Dans les Caf nous avons utilisé les
consignes « Parlez-moi de votre travail » (liquidateurs, techniciens...) et « Quel est votre rôle dans une Caf »
(cadres, agents de direction...). Pour Carredas, nous avons utilisé, selon les cas, « Qu’est-ce qu’un bon travail »
ou « Qu’est-ce qu’évoque le terme évaluation de la performance ».
5
Pour compléter sur ce point les entretiens, les observations ont été particulièrement utiles pour saisir ce qui
n’était pas verbalisé en situation formelle, mais opérant au quotidien.
Quand les règles s’incarnent : l’exemple des indicateurs prégnants 539

absence de vie, cette inertie, les oppose à un tout autre type d’indicateurs. Dans
chacune des organisations, un ou deux indicateurs envahissent totalement et
spontanément les discours des acteurs. Les acteurs s’y réfèrent pour parler de leur
activité, même si l’indicateur ne la concerne pas directement. Les acteurs se
plaignent de l’indicateur ou le défendent. En bref, ils ne peuvent s’empêcher de
prendre position par rapport à lui. Ces indicateurs apparaissent de trois façons : soit
sous leur forme brute (le stock, le taux de croissance), soit sous leur forme chiffrée
(on est à zéro, on a dépassé les 15 %...), soit sous la forme de la représentation de
l’organisation qu’ils suggèrent (« on est des producteurs », « le développement de
l’entreprise c’est le succès de chacun »).
Toute l’expérience de travail des acteurs, telle qu’elle est livrée au chercheur,
semble structurée autour de cet indicateur ou de la représentation de l’organisation
qu’il suggère. Nous avons qualifié ces indicateurs spécifiques « d’indicateurs
prégnants » dans la mesure où ils semblent imprégner totalement l’organisation dans
laquelle ils sont utilisés. Ils se démarquent des autres indicateurs, les indicateurs
« inertes », qui eux n’ont pas de vie dans l’organisation. Ce ne sont que des chiffres,
couchés sur du papier, peut-être même en couleur, mais que les acteurs n’enrôlent
pas pour exprimer leur situation de travail.
La particularité des indicateurs prégnants est de n’être relative qu’à une activité
spécifique de l’organisation, et pourtant d’irradier dans toute l’organisation. Dans les
Caf, l’indicateur prégnant est le « stock-retard » : c’est une mesure du retard dans le
traitement des dossiers par les liquidateurs. Pourtant, il dépasse le simple service
Prestations. Nous l’avons retrouvé dans les entretiens d’assistante sociale, d’infor-
maticiens, de vérificateurs. Chez Carredas, nous avons rencontré un couple d’indi-
cateurs prégnants. Le premier est le taux de croissance annuel du bénéfice. C’est un
indicateur extrêmement agrégé utilisé par la direction générale pour rendre compte
aux actionnaires. Cet indicateur n’est pas disponible pour les acteurs, sauf annuel-
lement lors d’un discours du directeur général. Pourtant, il est très présent dans tous
les discours, même dans ceux d’acteurs très éloignés d’une vision financière de
l’entreprise (concepteurs de produit, maquettistes...). Le deuxième indicateur a une
autre caractéristique : il n’est pas chiffré et reste une donnée informelle. Il s’agit de
l’image de chaque acteur, repérée selon des critères simples : bonne, mauvaise, en
hausse, en baisse, inexistante. Cet indicateur d’image n’est autre qu’une divulgation
transformée des résultats des évaluations individuelles annuelles6. L’existence de
cette procédure officielle permet de légitimer un discours sur la cote des individus.
Mais cette appréciation de l’image, n’est qu’indirectement fondée sur ces résultats.
Son élaboration est beaucoup plus informelle. L’absence d’ancrage sur une donnée
chiffrée et officielle n’empêche pas cet indicateur d’être lui aussi partagé et
structurant pour les acteurs.
Les indicateurs prégnants rencontrés ont une autre spécificité, ils sont extrême-
ment réducteurs. S’ils apparaissent dans les discours des acteurs, c’est parce que ces

6
Ces évaluations des « performances individuelles » font l’objet d’une procédure uniformisée au niveau du
groupe : chaque fin d’année les employés sont notés en fonction de critères qualitatifs communs et de l’atteinte
d’objectifs individuels négociés en début d’année.
540 V. Boussard

derniers ont compris que la représentation de l’organisation qu’ils sous-tendent est la


seule reconnue. Ils agissent comme des repères pour dire ce qu’est l’organisation : ils
résument la situation, en fournissent un abrégé7 en gommant tous les autres éléments.
Avec le stock-retard, les Caf sont vues essentiellement comme des lieux de
production, focalisant l’attention sur le travail de traitement des dossiers. Cette
représentation est reliée à un rôle attendu des Caf : verser aux allocataires, sans les
faire attendre, leurs allocations : « Les gens veulent être payés tout de suite, ils ne
vivent que de nous » (un agent liquidateur). Elle s’inscrit ici dans une mission de
service public aux enjeux d’égalité des citoyens et de solidarité. Pourtant, elle oublie
les autres formes de travail et de mission (aide sociale, conformité à la réglemen-
tation, qualité de service aux allocataires) : « Le service social, c’est un travail où on
doit être souple. On ne doit pas traiter les dossiers à la minute comme aux
Prestations. C’est extra-légal. Il faut savoir entendre, écouter, comprendre » (une
assistante sociale).
Avec le couple taux de croissance et cote des acteurs, Carredas est présentée
comme un univers devant être en croissance pour que chacun puisse, à travers ses
qualités individuelles en tirer profit : « Les gens vont se faire un ego très fort. Il y a
des gens qui ont des ascensions fulgurantes donc ils ont un problème de repères.
Comme c’est un monde merveilleux, où tout est bleu, les gens n’auront pas de freins
pour se réaliser... Il y a un côté naturel aux choses, qu’il n’y a pas ailleurs. C’est un
univers global où il n’y a pas de heurts. On a toujours plus 20 % de croissance par
an. Ce n’est même pas concevable de ne pas faire le budget. Donc tout va toujours
bien » (un cadre). Cette représentation masque d’autres conceptions : l’entreprise
comme lieu de prouesse collective, comme maximisation du profit pour les
actionnaires, etc. : « On passe plus de temps à faire de la politique qu’à exécuter le
travail. L’intérêt des personnes est protégé, mais pas l’intérêt de l’entreprise » (un
employé).

2.1. Indicateur et représentation de l’organisation


Finalement, la prégnance de l’indicateur révèle aussi la prégnance d’une repré-
sentation spécifique de l’organisation. Cette représentation agit comme une référence
dans l’organisation, référence autour de laquelle s’organisent les discours et les
comportements des acteurs. Tous les acteurs ne soutiennent pas l’indicateur et la
représentation liée, mais leur insistance à vouloir se positionner par rapport à eux est
un gage évident de leur importance dans l’organisation.
Ce positionnement des acteurs se marque dans un sens par des critiques de
l’indicateur, de l’autre par des justifications. Dans les Caf, certaines critiques
viennent des liquidateurs eux-mêmes qui refusent l’idée que leur activité ne soit
évaluée que sur leur capacité de production. Ils défendent l’idée d’un travail plus
qualitatif qui n’est pas toujours compatible avec la productivité : « Quand on passe
5 heures sur un dossier difficile, ça ne se voit pas dans les chiffres » (un agent
liquidateur). D’autres critiques, plus homogènes, viennent de services extérieurs à la

7
Terme que nous empruntons au document de Michel Berry (Berry, 1983).
Quand les règles s’incarnent : l’exemple des indicateurs prégnants 541

liquidation qui rejettent toute idée de productivité. Pour eux, faire de la quantité, ce
n’est pas faire du bon travail, et le bon travail, lui, ne se mesure pas en comptant les
actions effectuées (agents de l’Action sociale), les pannes réparées (informaticiens),
le nombre d’enquêtes effectuées (contrôleurs). À l’opposé de ces critiques, on trouve
de nombreuses justifications de l’indicateur de stock. Celles-ci sont portées par les
liquidateurs, leur encadrement, et les directions dont les arguments sont toujours
portés par la même logique. L’indicateur de stock est pour eux la seule manière de
rendre compte du fonctionnement d’une Caf, car il permet de s’assurer que tous les
allocataires sont servis rapidement : « Tous les jours j’ai des chiffres à suivre
(stock-retard). C’est pour essayer d’analyser les problèmes et de résorber les retards.
Normalement tous les allocataires doivent être servis de la même façon et en même
temps » (un cadre Prestations). Or, compte tenu de l’extrême précarité de certains
allocataires, de la très forte dépendance des allocataires à leur Caf, le devoir de
rapidité est plus que jamais de rigueur, et le seul réellement important. En outre, au
moindre retard, les allocataires se manifestent par courrier ou par téléphone, ce qui
accentue d’autant plus la charge de travail. L’idée principale est donc que « faire de
la quantité, c’est faire de la qualité » (un directeur).
Chez Carredas, les critiques comme les justifications des indicateurs prégnants
proviennent d’acteurs disséminés dans l’organisation. En outre, les critiques sont
timides, jamais officielles ou publiques. Elles sont toujours confiées sous le sceau du
secret, par des acteurs inquiets que de telles révélations puissent mettre leur
intégration dans l’organisation en danger. Le taux de croissance est très peu critiqué.
Il est accepté par tous avec comme justification son caractère incontournable : il est
imposé par les actionnaires et derrière eux par le marché. Pour exister, il faut croître.
Si Carredas ne réalise pas sur ce point les objectifs qui lui sont demandés, c’est toute
l’entreprise qui court le risque de disparaître sur simple décision des actionnaires.
Des exemples de précédents au sein du groupe, peu nombreux mais marquants,
viennent à l’appui d’une telle argumentation, dont au final personne ne doute ou ne
veut douter. Finalement à travers cet indicateur prégnant, c’est la représentation
d’une organisation dont le succès peut être attribué (et rétribué) à chacun qui
s’impose. Chacun se sent valorisé par les résultats d’un groupe reconnu comme
performant, et chacun espère tirer parti (financièrement, socialement et symbolique-
ment) de l’ascension de l’entreprise. Personne ne remet en question les règles
informelles et taboues que cela entraîne (horaires à rallonge, exigence de résultats
accrue, stress permanent) : « On est quand même dans une bonne société, où les
gens, même employés, ont des salaires convenables... C’est une société qui marche,
qui rapporte de l’argent et où les gens sont bien payés » (un employé).
C’est en fait essentiellement sur l’indicateur d’image que portent les critiques.
Certains acteurs arguent qu’avec une telle référence, ce sont les compétences
relationnelles ou diplomatiques, plus que les compétences de « métier » qui sont
valorisées : « Quand on me dit « je crois que le DG t’aime bien », ça va me faire
plaisir, mais je préférerais qu’on me dise « ta collection est bien ». Il y a là un
mélange des genres » (un cadre, concepteur de produits). Un tel système, parce qu’il
ne prend pas en compte les besoins réels de l’entreprise peut être néfaste à terme
542 V. Boussard

pour ses propres performances. Les acteurs ayant une bonne image sont en fait des
acteurs qui font illusion grâce à leurs compétences relationnelles : ils ne maîtrisent
pas d’autres savoir-faire que l’art de se mettre en valeur : « c’est un système où les
gens se battent, jouent au coq ou au paon devant leur supérieur [...] mais pendant
qu’on essaie d’épater la galerie, on ne fait pas son travail » (un cadre). À l’inverse,
d’autres acteurs défendent ce système : puisque vendre des produits de grande
consommation, c’est séduire les consommateurs, alors il est normal que les acteurs
soient jugés sur leur capacité à valoriser leur propre image, à séduire en interne.
C’est un gage du succès de l’entreprise. Mais, fait singulier, ceux qui justifient
l’indicateur d’image sont parfaitement en accord avec la logique de l’évaluation
officieuse : ils en maîtrisent en effet parfaitement les règles, maîtrise dont ils ont déjà
pu profiter ou sur laquelle ils comptent dans l’avenir.
On l’aura compris, les acteurs critiques sont ceux qui ne peuvent tirer profit de ce
que l’indicateur prégnant suggère comme règles de comportement. Comme le
constate cet employé, c’est sur le partage de la croissance que les acteurs divergent :
« Il y aura toujours ceux qui font des efforts pour rentrer dans le moule et ceux qui
restent sur la touche. »
La découverte des indicateurs prégnants nous amène à reconnaître que dans
chaque organisation, une représentation spécifique s’impose. Mais la mise en
évidence des critiques et des justifications des indicateurs prégnants montre aussi que
cette légitimité de la représentation est sujette à débat. Certains acteurs cherchent à
l’invalider en attaquant la pertinence de l’indicateur prégnant. À travers ce refus,
c’est la légitimité d’une autre représentation qu’ils voudraient faire reconnaître. En
parallèle, d’autres acteurs défendent la représentation instituée. Ils construisent des
systèmes de justification pour maintenir sa légitimité en soutenant l’indicateur
prégnant.

3. Une forme d’argumentation


Les indicateurs jouent un rôle fondamental dans ce processus. Ils servent
d’arguments au moyen desquels les acteurs cherchent à convaincre de la légitimité
d’une représentation de l’organisation. En effet, entraîner l’adhésion d’un auditoire
nécessite pour un orateur de prendre pour prémisses des thèses déjà admises
(Perelman, 1977). Les indicateurs de gestion ont cette caractéristique d’apparaître à
première vue comme neutres. Ils abusent les acteurs grâce au manteau de la science.
Qui donc peut oser critiquer des chiffres ? Partir des indicateurs, c’est donc plus
facilement convaincre de la pertinence de la représentation de l’organisation. Par
ailleurs l’argumentation, grâce au recours aux indicateurs, prend l’apparence pour les
acteurs d’une démonstration. Invoquer des chiffres, c’est sembler adopter une
logique formelle dont le résultat s’impose comme la vérité. C’est ce qu’a découvert
ce cadre de Caf, dans l’incapacité de fournir les fameux indicateurs de production de
son activité : l’Action sociale. « On voudrait avoir des chiffres pour les partager avec
des... étrangers (au service), peut-être pour changer les représentations qu’ils ont de
notre service [...]. Tout le monde se fout de notre travail. Les gens de la Gestion
Quand les règles s’incarnent : l’exemple des indicateurs prégnants 543

administrative (Prestations) nous mettent en boîte, pour eux on est « l’inaction


sociale » (un cadre Action sociale).
Ce cadre n’a pour seule solution que le recours à l’argumentation. Malheureuse-
ment, celle-ci a un caractère non contraignant : « On entend souvent dire « qu’est-ce
que vous faites sur le terrain ? » On a si peu de chiffres que c’est l’incompréhen-
sion » (un cadre Action sociale).
Les indicateurs prégnants s’appuient dans chacune des deux organisations sur le
principe de la modélisation et de la quantification d’un événement : la rapidité de
service se mesure au stock-retard, la croissance d’une entreprise se mesure au taux
de croissance de son résultat net. Cette modélisation, tellement évidente a priori,
vient donner de la consistance à une autre prémisse, nettement plus contestable :
pour les Caf, tous les allocataires veulent la rapidité ; pour Carredas, la santé de
l’entreprise est basée sur sa croissance. Et grâce à un syllogisme, la prémisse
quantifiée croise, en l’étayant, l’autre prémisse pour donner ces vérités : le
stock-retard est garant de la mission des Caf, le taux de croissance est garant de la
survie de l’entreprise. Par cette opération, l’indicateur utilisé entame sa première
marche vers la prégnance et la représentation qu’il exprime, son premier pas vers la
légitimité.
Mais l’on peut avec un regard extérieur et neutre démontrer l’illusion qui se cache
derrière ce raisonnement et renverser la soi-disant démonstration. Dans les Caf, la
prémisse concernant les exigences des allocataires peut être remise en question. Les
allocataires des Caf n’attendent pas que de la rapidité, mais surtout de l’attention. Ils
se manifestent auprès de la Caf pour des problèmes de compréhension, d’erreurs ou
de besoins relationnels plus que pour des problèmes de délais de paiement (Dubois,
1996). En outre, même la prémisse quantifiée peut se déconstruire : le délai de
paiement ne se mesure pas qu’au stock-retard du service prestations. Le délai de
paiement est la somme du stock-retard et des délais informatiques et comptables. Il
ne représente souvent que quelques jours sur 2 ou 3 semaines. Ainsi, la journée de
délai gagnée aux yeux des liquidateurs en passant de 4 jours à 3 jours de retard est
marginale aux yeux des allocataires qui, de toute façon, doivent attendre 3 semaines
un paiement. Pourtant, cette prise de conscience est rarement faite, les acteurs
s’arrêtant devant l’évidence de l’indicateur de stock. Le résultat du syllogisme est
donc accepté sans même en tester la validité.
Pour Carredas, on peut revenir également sur les deux prémisses : l’indicateur de
croissance du résultat net semble évident, car relié au fonctionnement financier des
marchés boursiers. Pourtant, on peut dire aussi qu’il ne permet pas de « piloter » le
fonctionnement de l’organisation et de déceler ses potentialités ou ses défauts. Il agit
comme un rétroviseur : que dit-il de la performance des différents secteurs, des
perspectives de développement à long terme ? La modélisation proposée n’est pas
forcément la plus pertinente. En outre, dans d’autres entreprises, toutes aussi liées au
marché boursier, ce sont d’autres indicateurs que des indicateurs financiers qui
peuvent être prégnants : chiffre d’affaires, production... L’appréciation de la santé
d’une entreprise par les actionnaires peut se construire autrement que sur un
544 V. Boussard

indicateur de croissance du résultat net. Il n’y a pas systématiquement de lien direct


entre ce que veulent les actionnaires et ce qui est prégnant dans l’organisation.
3.1. Indicateurs prégnants, indicateurs inertes
Grâce au syllogisme fondé sur une prémisse quantifiée, un indicateur a toutes les
qualités pour devenir prégnant. Il ne lui manque plus qu’à être utilisé, mis en scène,
pour acquérir sa consistance finale. Pour utiliser les concepts de la sociologie des
sciences, nous pourrions dire que l’indicateur entame alors un processus d’enrôle-
ment et d’intéressement (Callon, 1986). Certains acteurs vont s’en emparer,
convaincre, trouver des alliés, jusqu’à ce que le raisonnement, aidé en cela par le
syllogisme, imprègne l’organisation au point de devenir la vérité ambiante. Propagé
au départ par quelques acteurs, il envahit progressivement les discours. « Moi les
statistiques (stock-retard) ne me gênent pas, que mon état soit bon ou mauvais, parce
que j’ai l’impression d’avoir bien fait mon travail [...] j’ai perdu du temps, mais les
allocataires ont compris » (un technicien Prestations, spécialisé sur l’Allocation de
soutien familial). Même si cet acteur se défend de faire attention au stock-retard,
cette défense est par elle-même un aveu : le stock-retard est important pour
l’organisation.
Et c’est souvent avec un sentiment de culpabilité, de malaise, d’incompréhension
que les acteurs livrent leur sentiment sur l’indicateur prégnant : « Moi, je ne
comprends plus. Je ne sais plus très bien ce qu’il faut faire. Y’a un non sens : on me
dit que mon module c’est super pour les projets Qualité qu’on a, mais on n’est pas
reconnus parce qu’on n’est pas à 2 jours de retard » (un cadre Prestations). En effet,
une fois l’indicateur prégnant dans toutes les bouches, qui oserait, sans malaise,
déconstruire le raisonnement qui le fonde ?
C’est l’ensemble de ces deux opérations, syllogisme et enrôlement, qui crée
l’indicateur prégnant. Sans elles, un chiffre ne peut devenir prégnant, il reste inerte :
il ne dit rien et ne porte pas de représentation. Ainsi, ce dont se plaignait le cadre de
l’Action sociale cité précédemment, ce n’est pas de ne pas avoir d’indicateurs, mais
plutôt de ne pas pouvoir les rendre prégnants : « On a des statistiques quantitatives :
fournir le nombre de personnes reçues. Mais cette unité contact n’est pas très
éloquente » (un cadre Action sociale). Cet indicateur qui ne parle pas, est un
indicateur inerte. Il n’est d’aucune utilité dans une organisation où la prégnance est
accordée au stock-retard.
Néanmoins, si l’enrôlement est absolument nécessaire à la construction (et au
maintien) de la prégnance, cette dernière peut apparemment se passer du syllogisme.
En effet, comme nous l’avons vu le deuxième indicateur prégnant de Carredas ne
correspond pas à un chiffre. La cote ou image de chaque acteur, si elle est prétendue
mesurable, n’en reste pas moins qualitative (bonne, en chute, mauvaise). Elle ne
repose donc pas comme les deux précédents indicateurs sur une démonstration
(même fallacieuse), mais sur une simple argumentation : « Évaluer sur l’image est
juste, car vendre de l’image est le métier de l’entreprise ». Parce qu’elle n’est qu’une
argumentation, contestable par nature (ce qui n’est pas le cas d’une démonstration),
l’indicateur d’image a moins de force que l’indicateur de croissance. Nous l’avons
vu ce dernier n’est pas remis en cause, alors que l’indicateur d’image prête plus le
Quand les règles s’incarnent : l’exemple des indicateurs prégnants 545

flanc aux critiques. Il ne semble pas s’appuyer sur un raisonnement « dur », mais sur
une entreprise de conviction. Le propre de l’argumentation est qu’elle se déroule
dans le temps : une situation est toujours susceptible d’intervenir qui en modifiera le
résultat. Il faut donc l’entretenir : « Une argumentation n’est jamais tout à fait
suffisante : d’où l’intérêt de la répétition, de l’insistance qui dans une démonstration
sont sans utilité. Il n’est jamais inutile de la renforcer, de trouver d’autres
arguments » (Perelman, 1970, p. 44). Les indicateurs reposant sur l’argumentation
nécessitent donc des processus d’enrôlement et d’intéressement plus forts.
Que ce soit chez Carredas ou dans les Caf, ces processus sont d’autant plus aisés,
que les indicateurs sont suivis par les directions. Le directeur général de Carredas
(faiseur de carrière) est réputé prêter attention à l’image des acteurs. Les cadres
financiers de Carredas suivent le taux de croissance pour en rendre compte aux
actionnaires. Les acteurs ne sont informés des résultats qu’une fois par an mais cette
communication a lieu lors d’une « grande messe ». La Cnaf (caisse nationale
d’Allocations familiales) est connue pour demander les résultats de chaque caisse en
termes de stock-retard. Les directions des Caf organisent un recueil systématique du
stock-retard, par unité, modules, groupes, pour le consolider au niveau de la caisse.
Nous sommes ici en présence d’un argument d’autorité : puisque c’est suivi, c’est
juste. Les indicateurs ne seraient sans doute jamais devenus prégnants sans cet appui
sur la hiérarchie.
Pourtant, il convient de nuancer ce point. Les directions suivent quantité
d’indicateurs, pas seulement ceux mentionnés. La transformation de cet intérêt des
directions en affirmation de la pertinence indubitable des indicateurs n’est possible
que par un effet d’interprétation de la logique des directions. Et cette interprétation
se construit sur des croyances, des constructions phantasmatiques très loin de la
réalité. Pour preuve, la carte de France des Caf, réalisée mensuellement par la Cnaf,
à partir de laquelle chaque caisse serait repérée comme bonne ou mauvaise. À
entendre les différents acteurs, une espèce de big brother, quelque part à la Cnaf
observait des points sur une carte se mettre au rouge ou au vert. Après enquête, il
s’est avéré que ce suivi était entièrement imaginaire. La carte de France se résumait
à un long tableau, sans couleurs ni clignotants et bien plus inoffensif qu’annoncé (la
réputation des caisses ne se construit pas sur ce simple chiffre). Pour Carredas, des
rumeurs circulaient sur des filiales du groupe fermées du jour au lendemain par la
volonté des actionnaires. Mais là encore, il s’agissait d’une reconstruction des faits
car les noms, les époques et les événements ne correspondaient pas d’un entretien à
l’autre.
Ainsi, si le suivi par la direction est une condition de la prégnance de l’indicateur,
cela ne veut pas dire que le suivi soit effectif. Il est très largement interprété et
reconstruit, comme en apporte la preuve les événements intervenus dans une des
deux Caf : sur la base des constats de suivis phantasmatiques du stock-retard, le
directeur a annoncé haut et fort qu’il ne s’intéresserait plus à ce dernier. Le suivi
quotidien et hebdomadaire a été arrêté. Un des groupes avait même, dans le cadre de
l’expérimentation d’une organisation spécifique, le droit de dépasser très largement
le stock traditionnellement considéré comme correct. Après quelques mois, il s’est
546 V. Boussard

avéré que la prégnance n’avait pas disparu : des suivis officieux étaient réalisés par
les groupes de liquidateurs eux-mêmes, l’observation des armoires et de leur niveau
physique de dossiers restait le critère d’évaluation des liquidateurs entre eux,
l’angoisse des agents de maîtrise portait toujours sur le stock et bien sûr l’ensemble
de la caisse prenait encore position sur la production de chaque service.

3.2. Représentations incarnées, représentations durcies ?


Comment expliquer cette résistance de la prégnance ? Quelles sont les caracté-
ristiques des indicateurs sur lesquelles peuvent s’appuyer les acteurs pour réussir
dans le temps enrôlement et intéressement ? La réponse semble venir de la capacité
des indicateurs à incarner, objectiver des représentations, à équiper les situations
sociales8. Ils permettent de faire percevoir sous forme d’objet concret, imagé, solide,
des phénomènes et des débats abstraits. Ces objets prennent leur place en les rendant
plus maniables, plus accessibles aux raisonnements humains. Les acteurs peuvent
s’en servir pour construire leurs discours, leurs raisonnements et leurs argumenta-
tions. En outre, les indicateurs expriment de manière brève et simple une réalité
beaucoup plus complexe : ils condensent et cristallisent des concepts, des valeurs et
des normes, des justifications de ces derniers. Ils capturent une réalité et la
reproduisent, sans qu’il soit besoin à chaque fois de la rappeler dans son intégralité :
« on est à 2 jours », « ils ne produisent pas », « on est dans le moule », « la
croissance est à deux chiffres ». Ainsi, les indicateurs symbolisent une représentation
de l’organisation et ses légitimations. Ils l’ancrent dans la réalité en la rendant
visible, accessible et compréhensible aux acteurs. Et cet ancrage lui assure alors une
plus grande stabilité. Nos recherches le montrent : même si des critiques des
indicateurs prégnants existent, elles triomphent difficilement. La force symbolique
de l’indicateur prégnant semble rendre plus difficile sa propre contestation. Les
résultats semblent devenir autonomes, indépendants des raisonnements qui les
fondent. Finalement, les indicateurs prégnants donnent plus de consistance et de
résistance à des représentations de l’organisation qui sans eux seraient vite balayées
par une argumentation contradictoire.

4. Légitimité de la représentation et légitimité des règles


L’indicateur prégnant sous-tend une définition de la réalité, qui par la même
occasion devient légitime. Et nous avons vu l’insistance des acteurs à convaincre, à
travers eux, de cette dernière. Les processus observés nous semblent à ce titre n’être
autres que des entreprises de légitimation, au sens que leur donnent P. Berger et
T. Luckman (Berger et Luckman, 1966). Et l’on ne peut comprendre ces dernières,
sans voir que ce qui se joue derrière la légitimité d’une représentation de
l’organisation, c’est la légitimité des règles sociales qu’elles permettent. En effet,
introduire une définition de la réalité, c’est aussi attribuer des définitions des acteurs

8
Expression que nous reprenons à L. Thévenot (Thévenot, 1985).
Quand les règles s’incarnent : l’exemple des indicateurs prégnants 547

et des comportements possibles dans cette réalité. Par exemple, affirmer la mission
d’une organisation, c’est distribuer des rôles différenciés aux acteurs et apporter des
règles sur leurs relations, leur hiérarchisation ou leurs obligations. Ainsi, toute
représentation de la réalité, et plus précisément de l’organisation, porte en elle des
règles sociales qui lui sont attachées.
Mais si cette représentation et ces règles sont légitimes, elles sont alors lourdes de
conséquences car elles sont vues comme « devant valoir » (Weber, 1921). On
comprend alors mieux l’intérêt que les acteurs peuvent trouver dans la défense ou le
refus de la légitimité d’un univers. Si les règles sont légitimes, elles fixent les acteurs
dans des rôles et des comportements conformes aux attentes. Pour l’exprimer comme
Erhard Friedberg (Friedberg, 1993), les règles répartissent des ressources et des
contraintes différentes entre les acteurs. Or, cette répartition ne les laisse pas
indifférents car elle structure les échanges de manière plus ou moins favorable à leurs
intérêts. Les règles pertinentes, qui découlent de la manière dont une situation ou un
problème sont définis, ne sont donc pas neutres pour les acteurs. D’où pour
E. Friedberg, l’intérêt de penser la manière dont ceux-ci conduisent une « structu-
ration politique des champs », c’est-à-dire cherchent à imposer une définition
commune de la situation et ainsi des ressources et des contraintes pertinentes.
On retrouve une conception similaire chez Norbert Alter (Alter, 1993) pour qui les
conflits observés autour de la défense d’une conception de l’organisation, trahissent
les conflits autour de l’invention des règles du jeu légitimes. Et à travers elle, ce sont
des enjeux de pouvoir, d’autonomie et d’influence que l’on peut déceler.
Analysées de cette manière, les argumentations fondées sur les indicateurs
s’éclairent différemment. Derrière les conflits sur la prégnance d’un indicateur, il
faudrait en fait voir des jeux d’acteurs autour de la maîtrise des règles dans
l’organisation.
L’utilisation de l’indicateur de stock dans les Caf permet de mettre en œuvre une
représentation productiviste de l’organisation. Celle-ci est à l’avantage des agents
liquidateurs qui s’assurent par là une valorisation de leur rôle : ils peuvent soutenir
être le cœur de la caisse, se considérer comme indispensables et dénigrer9 les autres
acteurs : « Nous sommes de petits niveaux, mais c’est nous qui faisons tourner la
boîte », « On est le maillon de la chaîne : si on s’arrête de travailler, il y aurait des
problèmes », « On est la base. Le dossier il existe par nous, nous le créons » (des
agents liquidateurs). Ils développent grâce à cette représentation une véritable
identité collective de « producteurs » : celle-ci assure une cohésion de leur groupe et
une reconnaissance implicite par les autres acteurs. En outre, cette représentation
productiviste les autorise à inverser les rapports de pouvoir avec les vérificateurs. En
effet, ces derniers maîtrisent théoriquement une zone d’incertitude cruciale, celle de
pouvoir juger les liquidateurs. Pourtant celle-ci n’est pas mise en œuvre, car non
pertinente. Les vérificateurs ne peuvent se permettre de remarques dans ce domaine
car ils savent que c’est la production qui prime. Ils ont à ce titre particulièrement bien
intériorisé les normes portées par l’indicateur de stock : « Je suis obligée de défendre

9
« L’Action sociale, c’est la danseuse de l’institution. »
548 V. Boussard

la Liquidation : avec leurs conditions de travail, je ne vois pas comment ils


pourraient ne pas faire d’erreurs. Nous on les dérange... Si on fait beaucoup d’arrêts
les cadres ne sont pas contents, alors on essaie de ne pas pinailler », « On est mal
ressentis dans le sens où nous on n’est pas productifs, alors que pour eux, le travail
s’entasse. On est ressentis comme des flics » (des agents vérificateurs).
Les critiques de l’indicateur de stock, en essayant d’imposer une conception
« déviante » de la réalité, cherchent à inverser les rapports sociaux ainsi établis. Les
agents de l’Action sociale n’ayant aucun moyen de voir leur rôle reconnu invalident
la représentation prégnante pour faire accepter la spécificité du travail social : « Ici,
même si la communication dure 1 heure (référence au suivi du stock-retard), si le
dossier peut-être résolu à la fin, c’est différent [...]. On est un service public au
service des familles (référence à une représentation relationnelle du travail et non
productiviste) » (une technicienne Action sociale). Il en est de même pour les autres
acteurs (vérificateurs par exemple), insatisfaits des règles du jeu de l’organisation.
Dans le cas de Carredas, le couple d’indicateurs prégnants rend lui aussi légitimes
des règles à l’avantage seulement de certains acteurs. Le taux de croissance,
indicateur exprimant les résultats financiers de l’entreprise, montre que la perfor-
mance de l’entreprise n’est pas à attribuer à un groupe professionnel plutôt qu’à un
autre. Pourtant, 80 % du chiffre d’affaires est réalisé par les commerciaux d’une des
sous-activités. Mais la défense du taux de croissance permet de faire oublier leur rôle
prépondérant. Il renvoie bien à une conception d’une organisation dans laquelle tout
le monde aurait ses chances. Il est entretenu, comme l’indicateur d’image, par des
acteurs dispersés dans l’organisation, ayant comme point commun de tirer parti des
règles de comportement et d’évaluation individuelle : « Ici, le côté besogneux ne sert
à rien. Le côté technique ne sert à rien... Le critère important c’est d’avoir des alliés,
d’avoir des bons points chez quelques personnes » (un cadre financier).
Les indicateurs prégnants renforcent la justification de comportements d’acteurs
positifs, dynamiques, tendus vers la croissance. Ils permettent d’écarter de l’accès
aux positions de happy few les acteurs qui ne correspondent pas à ces principes.
Ainsi, le couple d’indicateurs et ses diverses justifications reproduisent très exacte-
ment les rapports de force à l’œuvre dans l’organisation. C’est ce dont témoigne ce
concepteur de produit, à l’écart des jeux politiques par choix de se centrer sur ses
compétences de métier mais qui voit les mouvements de carrière se faire sans lui :
« J’ai une conscience professionnelle qui me torture : si je ne fais pas bien mon
boulot, j’en suis malade. Donc c’est très confortable pour la boîte d’avoir quelqu’un
comme moi... mais ceci dit, des fois je me demande si j’ai de la valeur en fin de
compte, si objectivement j’ai de la valeur. Je suis gardé, mais tellement peu reconnu :
cette conscience torturante, qu’est-ce qu’elle a comme valeur ? Je n’en sais rien. »
L’indicateur d’image est critiqué parce qu’il peut « laisser sur la touche », mais les
facilités d’exclusion radicale de l’entreprise minimisent l’officialisation de ces
conceptions hérétiques. Le taux de croissance n’est pas critiqué car finalement
l’ensemble des acteurs en tire un bénéfice minimal. Il leur semble être le gage d’un
univers en croissance capable d’assurer à tous un minimum d’avantages (emploi
intéressant, valorisant, à un salaire supérieur au marché). Ces éléments font oublier
Quand les règles s’incarnent : l’exemple des indicateurs prégnants 549

à certains acteurs qu’ils peuvent aussi les désavantager en occultant leur participation
essentielle à l’activité.

5. Un processus circulaire ?
Jusqu’à présent nous avons dit que les indicateurs prégnants permettent, en
structurant les règles du jeu d’une organisation, de créer des acteurs forts. Mais nous
avions montré auparavant, que pour devenir prégnant, un indicateur devait être
enrôlé. Cet enrôlement pour être réussi ne réclame-t-il pas dès le départ des acteurs
forts, s’appuyant sur leur situation de travail ou leur situation relationnelle ? Nous
découvrons ici une circularité qui n’a rien de rhétorique : c’est parce qu’il y a des
acteurs forts, qu’il peut y avoir un indicateur prégnant, mais à son tour l’indicateur
prégnant vient en aide aux acteurs forts : il consolide leurs ressources, minimise leurs
contraintes et cantonne les autres acteurs à être les éternels perdants d’un jeu dont ils
n’ont pas choisi les règles. Peut-on dans ces conditions trouver le début du cercle ?
Y a-t-il eu d’abord des acteurs forts ou des règles du jeu légitimes ?
Il ne paraît pas raisonnable de s’enfermer dans pareille question, au demeurant
insoluble de par sa logique même. Nous voudrions plutôt montrer que ce principe de
circularité est au cœur d’une conception constructiviste des organisations. Nous
prendrons pour ce faire le cas des Caf, et de ce que nous connaissons de leur histoire.
Bien entendu il ne s’agit ici que d’émettre des hypothèses car nos observations dans
les Caf ont eu lieu à une période de prégnance du stock-retard déjà installée.
La reconstitution des processus liés à la prégnance des indicateurs, fait apparaître
deux moments : celui où des acteurs s’appuient sur un certain nombre de ressources
existantes pour transformer un indicateur en indicateur prégnant, et celui où devenant
forts grâce à lui, ils s’assurent de la consolidation de la prégnance.
Premier moment : dans une institution qui avait adopté, au sortir de la guerre, les
principes d’une organisation productive (taylorisation importante des activités), les
liquidateurs dans les Caf avaient un rôle central : ils étaient les producteurs au sein
d’une usine. Mais ces acteurs étaient-ils pour autant des acteurs forts ? Certainement
pas, à en juger par le pouvoir de contrôle exercé par le service Vérification,
l’impossibilité de développer la moindre expertise rare. On peut imaginer qu’ils aient
trouvé alors un moyen commode de renverser cette situation, en tirant parti de leur
situation de producteurs. C’est certainement là qu’intervient l’indicateur de stock-
retard, depuis longtemps suivi par les directions, dans un esprit de rationalisation
taylorienne. La modélisation utilisée est : le bon fonctionnement d’un système
productif se mesure au nombre de pièces fabriquées. L’autre prémisse qu’elle
renforce est : une Caf est une unité de production (« usine »). L’argumentation
utilisée devient : le bon fonctionnement d’une Caf se mesure au nombre de dossiers
traités (ou non traités). Rajoutons à cela que les promotions étaient accordées aux
meilleurs techniciens, c’est-à-dire pour les directions de l’époque aux plus rapides
(on trouve ici les traces d’un indicateur de production fort, mais était-il déjà
prégnant ?). Tous les ingrédients sont là pour que l’indicateur soit enrôlé efficace
550 V. Boussard

ment : la direction de chaque Caf porte un intérêt au stock, les agents de maîtrise et
les cadres évaluent les agents à l’aune d’un critère qu’ils ont eux-mêmes intériorisé,
les agents liquidateurs trouvent dans le suivi des stocks la justification de leur
présence. Le processus opérant, on se retrouve alors avec simultanément des acteurs
forts et un indicateur prégnant, ces deux éléments s’étayant mutuellement.
Deuxième moment : avec le bouleversement du paysage économique et social
(précarité croissante, missions sociales des Caf plus importantes – RMI –), les règles
du jeu semblent en passe de changer : c’est la qualité du service qui est demandée
alors que dans le même temps elle est de plus en plus difficile à appréhender
(qu’est-ce que c’est que la qualité du service public ?) et à rendre (plus d’allocataires
fragiles...). Que risque de devenir dans ces conditions la position des liquidateurs,
s’ils ne cherchent pas à stabiliser des règles du jeu qui leur paraissent sécurisantes ?
Les arguments anciens (« une Caf est une usine ») ne tenant plus seuls face à la
nouvelle situation, d’autres justifications sont trouvées (« la qualité, c’est la
quantité »). C’est ce processus de défense de la prégnance que nous avons pu
observer.
Ces deux moments du cercle qui lie acteurs forts et indicateurs prégnants nous
montrent surtout que les ressources et les contraintes propres à une organisation ne
sont jamais complètement objectives. Elles sont appréhendées, réinterprétées par les
acteurs (comme dans les Caf, l’intérêt porté par les directions pour la production).
Elles sont, finalement, essentiellement construites par les acteurs qui se construisent
alors eux-mêmes.

6. Au cœur de la régulation sociale


Les indicateurs prégnants sont une formalisation des règles sociales d’une
organisation. Ils présentent un type de règles à cheval entre la règle formelle et la
règle informelle. La première, concrète parce qu’écrite, n’est parfois que l’illusion
qu’elle donne d’elle-même. Elle peut être sans force. La seconde, sans trace
concrète, est souvent bien plus active. La règle incarnée dans un objet symbolique en
est un intermédiaire : en la formalisant, les acteurs cherchent à la rendre plus
opérante, mais ils savent aussi que cette force n’est que momentanée si elle n’est pas
entretenue. La légitimité de la règle s’appuie donc sur une argumentation dont
l’indicateur est une forme. Observer ce type d’objets, c’est donc bien saisir la
régulation sociale et ses complexités. Derrière l’apparence neutre et technique d’un
objet, on peut lire des processus sociaux. Et ce avec une facilité d’autant plus grande
qu’ils sont en fait des étendards.

Références
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Quand les règles s’incarnent : l’exemple des indicateurs prégnants 551

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