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Boussard-2001-Quand Les Règles Sincarnent
Boussard-2001-Quand Les Règles Sincarnent
Valérie Boussard*
Résumé – Ce texte entend montrer que l’analyse d’un outil de gestion, ici les indicateurs, permet
d’atteindre une connaissance sociologique fine d’une organisation. Les recherches présentées
mettent en évidence l’existence « d’indicateurs prégnants », résultats d’un processus d’argumen-
tation conduit par des acteurs qui visent à faire accepter une des nombreuses représentations
possibles de l’organisation. Par cette opération, ils légitiment, en les symbolisant et les durcissant,
des règles du jeu, et ainsi un certain ordre social. Ordre social dont la construction ne laisse pas
indifférents d’autres acteurs comme en témoignent les nombreuses « controverses » relatives aux
indicateurs prégnants. En conséquence, et paradoxalement, l’analyse des outils de gestion est pour
le sociologue une voie possible pour aborder son objet : l’action sociale et sa dynamique. © 2001
Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS
régulation / règles / légitimité / organisation / outils de gestion / indicateurs de gestion
Abstract – When rules take a definite shape: The example of “cogent” indicators. Analyz-
ing a managerial tool such as indicators is a way to obtain detailed sociological knowledge about
an organization. Research conducted in Family Allocation Funds and in the French subsidiary of
a firm selling products for mass consumption has brought to light “cogent indicators”, which ensue
from a process of argumentation. The parties involved may use indicators to refer to processes for
constructing the organization and legitimating one of the latter’s many possible images. Through
this sort of political operation, they use indicators to symbolize, formalize and reinforce the rules
of the game and, thereby, a certain social order. The construction of this order is not a cause of
indifference, as can be seen during controversies about the validity of “cogent indicators”.
Consequently and paradoxically, analyzing this managerial tool provides sociologists with a way
to study social action and its momentum. © 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS
regulations / legitimacy / organization / managerial tools / indicators / France
risquée assurément. C’est dire que les indicateurs de gestion portent les désirs d’une
régulation fine des organisations. Celles-ci une fois correctement modélisées peuvent
être régulées : les influences de la cybernétique ne sont pas étrangères au fondement
du « management par les chiffres » (Geneen, 1984).
Cet esprit régulateur s’attache au fonctionnement technique des organisations.
Nous sommes ici dans le cadre d’une modélisation qui rend compte de manière
quantifiée des paramètres qu’elle relie. Les résultats d’une entreprise sont décrits et
régulés en fonction de variables chiffrées : volumes, coûts, marges, endettement.
Pourtant, après plusieurs recherches centrées sur les indicateurs de gestion
(Boussard, 1999)2, cette régulation technique nous est apparue cacher une autre
régulation, plus forte et plus complexe. En effet, nous avons pu montrer que certains
indicateurs de gestion structurent la vie de l’organisation, les discours et les pratiques
de ses acteurs. Ces indicateurs que nous avons appelés indicateurs prégnants mettent
en scène, en les symbolisant, des règles sociales légitimes. Ils permettent aux règles
de prendre corps, d’être visibles. Ils jouent le rôle d’étendards avec lesquels une
organisation ou des groupes d’acteurs revendiquent et assoient leurs positions. Les
indicateurs de gestion seraient dans cet esprit essentiellement liés à une régulation
sociale des organisations.
Ainsi, aussi étrange que cela puisse paraître au sociologue, passer par les objets
que sont les indicateurs permettrait de mieux saisir l’action sociale dans une
organisation. Nous voudrions montrer qu’on peut les considérer comme un code
dans lequel sont données à lire les règles informelles et leurs justifications. Nous
analyserons pour cela la construction de ces dernières à travers les processus de
création et d’entretien d’indicateurs prégnants.
2
Cette thèse de doctorat s’est appuyée sur quatre monographies. Pour des raisons de clarté de l’exposé, deux
seulement seront exposées ici.
Quand les règles s’incarnent : l’exemple des indicateurs prégnants 535
Plus centrés sur les indicateurs que sur l’usage qui en est fait, d’autres travaux
montrent que les indicateurs encadrent l’action des individus parce qu’ils imposent
des catégories de pensée et de jugement, des attendus et des normes.
Un certain nombre d’auteurs anglo-saxons, reprenant des perspectives construc-
tivistes, soulignent que les indicateurs mettent en scène et reproduisent des visions
de l’organisation. Selon Ian Colville (Colville, 1981), la modélisation de l’activité
que proposent les systèmes d’indicateurs s’impose en fait comme un découpage de
la réalité, une vision du monde et conséquemment fait la part entre l’acceptable et
l’inacceptable, la normalité et la déviance, le vrai et le faux, etc. Ils visent à ordonner
la réalité. Pour Brian Bloomfield et Theo Vurdubakis (Bloomfield et Vurdubakis,
1997) et Janine Nahapiet (Nahapiet, 1988), les indicateurs disent ce que l’organisa-
tion est, ils instituent et légitiment des « versions » de l’organisation de ses activités
et de ses acteurs.
L’approche, en France, de la théorie des conventions fournit des conclusions très
proches. La notion d’investissement de forme développée par Laurent Thévenot
(Thévenot, 1985), appliquée aux indicateurs, met en évidence qu’ils sont des mises
en forme de la réalité, visant la reproduction et la stabilité des actions et des
comportements dans une direction donnée. Ainsi, les indicateurs (Servais, 1997) ou
les statistiques (Desrosières, 1993) encadrent les interprétations en instrumentant des
catégories de perception et de découpage de la réalité.
D’autres résultats issus de recherches en gestion (Berry, 1983 ; Moisdon, 1997)
montrent que les indicateurs portent des savoirs sur l’organisation : ils délivrent un
message sur l’organisation, les relations entre les acteurs, leurs positions réciproques,
leurs rôles, leurs obligations, leurs ressources. Ces représentations de l’organisation
qui apparaissent derrière les indicateurs sont techniques mais aussi et surtout
sociales.
Les travaux que nous venons de rappeler, s’ils rendent compte d’une grande
divergence dans les outils d’analyse théorique, ont en commun de réévaluer la
conception traditionnelle des indicateurs : s’ils interviennent bien sur l’orientation du
comportement des acteurs, ce n’est plus en tant que simples signaux, déclencheurs
d’une décision optimisée de la part d’acteurs rationnels. Ils agissent sur les acteurs
parce qu’ils véhiculent une représentation de l’organisation, de ses activités et de ses
acteurs. Ils donnent une définition de l’organisation, ils fournissent un cadre de
perception des problèmes et de leur résolution. Ils sont donc à voir comme des
normes, des conventions, des cadres, des schèmes cognitifs, plus que comme de
simples chiffres, graphiques ou tableaux de bord. Ils expriment autant une règle
concernant le fonctionnement social de l’organisation qu’une règle relative à sa
modélisation technique.
Les travaux que nous avons examinés jusqu’ici s’arrêtent à cette conclusion : les
indicateurs construisent la réalité. Mais il nous semble qu’ils négligent une
conséquence fondamentale de cette affirmation, car ils évacuent une réflexion
politique sur les acteurs. En effet, si l’on postule que les indicateurs construisent une
représentation de la réalité, alors il faut aussi envisager la dynamique sociale qu’ils
entraînent. La théorie constructiviste de Peter Berger et Thomas Luckman (Berger et
536 V. Boussard
Luckman, 1966) affirme qu’une représentation de la réalité n’est pas neutre. Elle est
défendue et légitimée par certains acteurs, critiquée et déstabilisée par d’autres. Les
indicateurs pourraient être, dans cette perspective, l’enjeu d’acteurs qui se serviraient
d’eux pour construire, instituer et légitimer leur propre version de l’organisation. Et
nous pouvons aussi penser que d’autres acteurs, « hérétiques », s’opposent à ces
indicateurs institués, cherchant à les invalider pour construire une vision différente
de la réalité.
Nous nous proposons, à travers l’étude de deux exemples empiriques, de montrer
qu’il est nécessaire de réintroduire cette dimension politique pour saisir le phéno-
mène sociologique que sont les indicateurs. Nous allons voir en effet que ces derniers
sont l’objet de discussions, voire d’oppositions entre les acteurs. Celles-ci mettent en
évidence que certains indicateurs, plus que d’autres, incarnent les règles sociales
d’une organisation. Ils jouent un rôle majeur dans un processus d’argumentation
visant à convaincre de la légitimité de ces règles. Et celle-ci ayant par nature des
conséquences non négligeables pour les acteurs, ces indicateurs doivent être vus
comme le résultat et l’enjeu de la régulation sociale dans les organisations.
3
Nous avons mené la recherche dans deux Caf de taille différente (respectivement 200 et 700 personnes) et
aux caractéristiques différentes (localisation, allocataires, recrutement). Carredas, quant à elle, est une
entreprise de 100 personnes. Dans les trois cas nous avons eu une double démarche : obtenir de manière
objective une compréhension globale de la production, des flux et de l’utilisation des indicateurs et saisir la
réalité sociale de ces derniers. Le premier objectif a nécessité une analyse systématique de tous les documents
concrets produits (tableaux de bord, bilans annuels, rapports d’activité) et l’interview de personnes clefs dans
ce système. Le deuxième objectif a été approché au moyen d’entretiens (respectivement 32 et 34 pour les Caf
et 30 pour Carredas) et d’observations sur un mode ethnographique des activités de travail (pour les Caf
seulement) et d’interactions diverses (réunions, rencontres informelles...). En outre, dans la première Caf, une
expérimentation de réorganisation d’une unité de liquidateurs a été observée.
4
Compte tenu des contextes de recherche différents, il n’a pas été possible d’utiliser la même consigne à
chaque fois. Nous avons choisi des consignes générales, sans référence directe aux indicateurs, et renvoyant à
la manière dont peut être jugée l’activité ou la participation de chacun. Dans les Caf nous avons utilisé les
consignes « Parlez-moi de votre travail » (liquidateurs, techniciens...) et « Quel est votre rôle dans une Caf »
(cadres, agents de direction...). Pour Carredas, nous avons utilisé, selon les cas, « Qu’est-ce qu’un bon travail »
ou « Qu’est-ce qu’évoque le terme évaluation de la performance ».
5
Pour compléter sur ce point les entretiens, les observations ont été particulièrement utiles pour saisir ce qui
n’était pas verbalisé en situation formelle, mais opérant au quotidien.
Quand les règles s’incarnent : l’exemple des indicateurs prégnants 539
absence de vie, cette inertie, les oppose à un tout autre type d’indicateurs. Dans
chacune des organisations, un ou deux indicateurs envahissent totalement et
spontanément les discours des acteurs. Les acteurs s’y réfèrent pour parler de leur
activité, même si l’indicateur ne la concerne pas directement. Les acteurs se
plaignent de l’indicateur ou le défendent. En bref, ils ne peuvent s’empêcher de
prendre position par rapport à lui. Ces indicateurs apparaissent de trois façons : soit
sous leur forme brute (le stock, le taux de croissance), soit sous leur forme chiffrée
(on est à zéro, on a dépassé les 15 %...), soit sous la forme de la représentation de
l’organisation qu’ils suggèrent (« on est des producteurs », « le développement de
l’entreprise c’est le succès de chacun »).
Toute l’expérience de travail des acteurs, telle qu’elle est livrée au chercheur,
semble structurée autour de cet indicateur ou de la représentation de l’organisation
qu’il suggère. Nous avons qualifié ces indicateurs spécifiques « d’indicateurs
prégnants » dans la mesure où ils semblent imprégner totalement l’organisation dans
laquelle ils sont utilisés. Ils se démarquent des autres indicateurs, les indicateurs
« inertes », qui eux n’ont pas de vie dans l’organisation. Ce ne sont que des chiffres,
couchés sur du papier, peut-être même en couleur, mais que les acteurs n’enrôlent
pas pour exprimer leur situation de travail.
La particularité des indicateurs prégnants est de n’être relative qu’à une activité
spécifique de l’organisation, et pourtant d’irradier dans toute l’organisation. Dans les
Caf, l’indicateur prégnant est le « stock-retard » : c’est une mesure du retard dans le
traitement des dossiers par les liquidateurs. Pourtant, il dépasse le simple service
Prestations. Nous l’avons retrouvé dans les entretiens d’assistante sociale, d’infor-
maticiens, de vérificateurs. Chez Carredas, nous avons rencontré un couple d’indi-
cateurs prégnants. Le premier est le taux de croissance annuel du bénéfice. C’est un
indicateur extrêmement agrégé utilisé par la direction générale pour rendre compte
aux actionnaires. Cet indicateur n’est pas disponible pour les acteurs, sauf annuel-
lement lors d’un discours du directeur général. Pourtant, il est très présent dans tous
les discours, même dans ceux d’acteurs très éloignés d’une vision financière de
l’entreprise (concepteurs de produit, maquettistes...). Le deuxième indicateur a une
autre caractéristique : il n’est pas chiffré et reste une donnée informelle. Il s’agit de
l’image de chaque acteur, repérée selon des critères simples : bonne, mauvaise, en
hausse, en baisse, inexistante. Cet indicateur d’image n’est autre qu’une divulgation
transformée des résultats des évaluations individuelles annuelles6. L’existence de
cette procédure officielle permet de légitimer un discours sur la cote des individus.
Mais cette appréciation de l’image, n’est qu’indirectement fondée sur ces résultats.
Son élaboration est beaucoup plus informelle. L’absence d’ancrage sur une donnée
chiffrée et officielle n’empêche pas cet indicateur d’être lui aussi partagé et
structurant pour les acteurs.
Les indicateurs prégnants rencontrés ont une autre spécificité, ils sont extrême-
ment réducteurs. S’ils apparaissent dans les discours des acteurs, c’est parce que ces
6
Ces évaluations des « performances individuelles » font l’objet d’une procédure uniformisée au niveau du
groupe : chaque fin d’année les employés sont notés en fonction de critères qualitatifs communs et de l’atteinte
d’objectifs individuels négociés en début d’année.
540 V. Boussard
7
Terme que nous empruntons au document de Michel Berry (Berry, 1983).
Quand les règles s’incarnent : l’exemple des indicateurs prégnants 541
liquidation qui rejettent toute idée de productivité. Pour eux, faire de la quantité, ce
n’est pas faire du bon travail, et le bon travail, lui, ne se mesure pas en comptant les
actions effectuées (agents de l’Action sociale), les pannes réparées (informaticiens),
le nombre d’enquêtes effectuées (contrôleurs). À l’opposé de ces critiques, on trouve
de nombreuses justifications de l’indicateur de stock. Celles-ci sont portées par les
liquidateurs, leur encadrement, et les directions dont les arguments sont toujours
portés par la même logique. L’indicateur de stock est pour eux la seule manière de
rendre compte du fonctionnement d’une Caf, car il permet de s’assurer que tous les
allocataires sont servis rapidement : « Tous les jours j’ai des chiffres à suivre
(stock-retard). C’est pour essayer d’analyser les problèmes et de résorber les retards.
Normalement tous les allocataires doivent être servis de la même façon et en même
temps » (un cadre Prestations). Or, compte tenu de l’extrême précarité de certains
allocataires, de la très forte dépendance des allocataires à leur Caf, le devoir de
rapidité est plus que jamais de rigueur, et le seul réellement important. En outre, au
moindre retard, les allocataires se manifestent par courrier ou par téléphone, ce qui
accentue d’autant plus la charge de travail. L’idée principale est donc que « faire de
la quantité, c’est faire de la qualité » (un directeur).
Chez Carredas, les critiques comme les justifications des indicateurs prégnants
proviennent d’acteurs disséminés dans l’organisation. En outre, les critiques sont
timides, jamais officielles ou publiques. Elles sont toujours confiées sous le sceau du
secret, par des acteurs inquiets que de telles révélations puissent mettre leur
intégration dans l’organisation en danger. Le taux de croissance est très peu critiqué.
Il est accepté par tous avec comme justification son caractère incontournable : il est
imposé par les actionnaires et derrière eux par le marché. Pour exister, il faut croître.
Si Carredas ne réalise pas sur ce point les objectifs qui lui sont demandés, c’est toute
l’entreprise qui court le risque de disparaître sur simple décision des actionnaires.
Des exemples de précédents au sein du groupe, peu nombreux mais marquants,
viennent à l’appui d’une telle argumentation, dont au final personne ne doute ou ne
veut douter. Finalement à travers cet indicateur prégnant, c’est la représentation
d’une organisation dont le succès peut être attribué (et rétribué) à chacun qui
s’impose. Chacun se sent valorisé par les résultats d’un groupe reconnu comme
performant, et chacun espère tirer parti (financièrement, socialement et symbolique-
ment) de l’ascension de l’entreprise. Personne ne remet en question les règles
informelles et taboues que cela entraîne (horaires à rallonge, exigence de résultats
accrue, stress permanent) : « On est quand même dans une bonne société, où les
gens, même employés, ont des salaires convenables... C’est une société qui marche,
qui rapporte de l’argent et où les gens sont bien payés » (un employé).
C’est en fait essentiellement sur l’indicateur d’image que portent les critiques.
Certains acteurs arguent qu’avec une telle référence, ce sont les compétences
relationnelles ou diplomatiques, plus que les compétences de « métier » qui sont
valorisées : « Quand on me dit « je crois que le DG t’aime bien », ça va me faire
plaisir, mais je préférerais qu’on me dise « ta collection est bien ». Il y a là un
mélange des genres » (un cadre, concepteur de produits). Un tel système, parce qu’il
ne prend pas en compte les besoins réels de l’entreprise peut être néfaste à terme
542 V. Boussard
pour ses propres performances. Les acteurs ayant une bonne image sont en fait des
acteurs qui font illusion grâce à leurs compétences relationnelles : ils ne maîtrisent
pas d’autres savoir-faire que l’art de se mettre en valeur : « c’est un système où les
gens se battent, jouent au coq ou au paon devant leur supérieur [...] mais pendant
qu’on essaie d’épater la galerie, on ne fait pas son travail » (un cadre). À l’inverse,
d’autres acteurs défendent ce système : puisque vendre des produits de grande
consommation, c’est séduire les consommateurs, alors il est normal que les acteurs
soient jugés sur leur capacité à valoriser leur propre image, à séduire en interne.
C’est un gage du succès de l’entreprise. Mais, fait singulier, ceux qui justifient
l’indicateur d’image sont parfaitement en accord avec la logique de l’évaluation
officieuse : ils en maîtrisent en effet parfaitement les règles, maîtrise dont ils ont déjà
pu profiter ou sur laquelle ils comptent dans l’avenir.
On l’aura compris, les acteurs critiques sont ceux qui ne peuvent tirer profit de ce
que l’indicateur prégnant suggère comme règles de comportement. Comme le
constate cet employé, c’est sur le partage de la croissance que les acteurs divergent :
« Il y aura toujours ceux qui font des efforts pour rentrer dans le moule et ceux qui
restent sur la touche. »
La découverte des indicateurs prégnants nous amène à reconnaître que dans
chaque organisation, une représentation spécifique s’impose. Mais la mise en
évidence des critiques et des justifications des indicateurs prégnants montre aussi que
cette légitimité de la représentation est sujette à débat. Certains acteurs cherchent à
l’invalider en attaquant la pertinence de l’indicateur prégnant. À travers ce refus,
c’est la légitimité d’une autre représentation qu’ils voudraient faire reconnaître. En
parallèle, d’autres acteurs défendent la représentation instituée. Ils construisent des
systèmes de justification pour maintenir sa légitimité en soutenant l’indicateur
prégnant.
flanc aux critiques. Il ne semble pas s’appuyer sur un raisonnement « dur », mais sur
une entreprise de conviction. Le propre de l’argumentation est qu’elle se déroule
dans le temps : une situation est toujours susceptible d’intervenir qui en modifiera le
résultat. Il faut donc l’entretenir : « Une argumentation n’est jamais tout à fait
suffisante : d’où l’intérêt de la répétition, de l’insistance qui dans une démonstration
sont sans utilité. Il n’est jamais inutile de la renforcer, de trouver d’autres
arguments » (Perelman, 1970, p. 44). Les indicateurs reposant sur l’argumentation
nécessitent donc des processus d’enrôlement et d’intéressement plus forts.
Que ce soit chez Carredas ou dans les Caf, ces processus sont d’autant plus aisés,
que les indicateurs sont suivis par les directions. Le directeur général de Carredas
(faiseur de carrière) est réputé prêter attention à l’image des acteurs. Les cadres
financiers de Carredas suivent le taux de croissance pour en rendre compte aux
actionnaires. Les acteurs ne sont informés des résultats qu’une fois par an mais cette
communication a lieu lors d’une « grande messe ». La Cnaf (caisse nationale
d’Allocations familiales) est connue pour demander les résultats de chaque caisse en
termes de stock-retard. Les directions des Caf organisent un recueil systématique du
stock-retard, par unité, modules, groupes, pour le consolider au niveau de la caisse.
Nous sommes ici en présence d’un argument d’autorité : puisque c’est suivi, c’est
juste. Les indicateurs ne seraient sans doute jamais devenus prégnants sans cet appui
sur la hiérarchie.
Pourtant, il convient de nuancer ce point. Les directions suivent quantité
d’indicateurs, pas seulement ceux mentionnés. La transformation de cet intérêt des
directions en affirmation de la pertinence indubitable des indicateurs n’est possible
que par un effet d’interprétation de la logique des directions. Et cette interprétation
se construit sur des croyances, des constructions phantasmatiques très loin de la
réalité. Pour preuve, la carte de France des Caf, réalisée mensuellement par la Cnaf,
à partir de laquelle chaque caisse serait repérée comme bonne ou mauvaise. À
entendre les différents acteurs, une espèce de big brother, quelque part à la Cnaf
observait des points sur une carte se mettre au rouge ou au vert. Après enquête, il
s’est avéré que ce suivi était entièrement imaginaire. La carte de France se résumait
à un long tableau, sans couleurs ni clignotants et bien plus inoffensif qu’annoncé (la
réputation des caisses ne se construit pas sur ce simple chiffre). Pour Carredas, des
rumeurs circulaient sur des filiales du groupe fermées du jour au lendemain par la
volonté des actionnaires. Mais là encore, il s’agissait d’une reconstruction des faits
car les noms, les époques et les événements ne correspondaient pas d’un entretien à
l’autre.
Ainsi, si le suivi par la direction est une condition de la prégnance de l’indicateur,
cela ne veut pas dire que le suivi soit effectif. Il est très largement interprété et
reconstruit, comme en apporte la preuve les événements intervenus dans une des
deux Caf : sur la base des constats de suivis phantasmatiques du stock-retard, le
directeur a annoncé haut et fort qu’il ne s’intéresserait plus à ce dernier. Le suivi
quotidien et hebdomadaire a été arrêté. Un des groupes avait même, dans le cadre de
l’expérimentation d’une organisation spécifique, le droit de dépasser très largement
le stock traditionnellement considéré comme correct. Après quelques mois, il s’est
546 V. Boussard
avéré que la prégnance n’avait pas disparu : des suivis officieux étaient réalisés par
les groupes de liquidateurs eux-mêmes, l’observation des armoires et de leur niveau
physique de dossiers restait le critère d’évaluation des liquidateurs entre eux,
l’angoisse des agents de maîtrise portait toujours sur le stock et bien sûr l’ensemble
de la caisse prenait encore position sur la production de chaque service.
8
Expression que nous reprenons à L. Thévenot (Thévenot, 1985).
Quand les règles s’incarnent : l’exemple des indicateurs prégnants 547
et des comportements possibles dans cette réalité. Par exemple, affirmer la mission
d’une organisation, c’est distribuer des rôles différenciés aux acteurs et apporter des
règles sur leurs relations, leur hiérarchisation ou leurs obligations. Ainsi, toute
représentation de la réalité, et plus précisément de l’organisation, porte en elle des
règles sociales qui lui sont attachées.
Mais si cette représentation et ces règles sont légitimes, elles sont alors lourdes de
conséquences car elles sont vues comme « devant valoir » (Weber, 1921). On
comprend alors mieux l’intérêt que les acteurs peuvent trouver dans la défense ou le
refus de la légitimité d’un univers. Si les règles sont légitimes, elles fixent les acteurs
dans des rôles et des comportements conformes aux attentes. Pour l’exprimer comme
Erhard Friedberg (Friedberg, 1993), les règles répartissent des ressources et des
contraintes différentes entre les acteurs. Or, cette répartition ne les laisse pas
indifférents car elle structure les échanges de manière plus ou moins favorable à leurs
intérêts. Les règles pertinentes, qui découlent de la manière dont une situation ou un
problème sont définis, ne sont donc pas neutres pour les acteurs. D’où pour
E. Friedberg, l’intérêt de penser la manière dont ceux-ci conduisent une « structu-
ration politique des champs », c’est-à-dire cherchent à imposer une définition
commune de la situation et ainsi des ressources et des contraintes pertinentes.
On retrouve une conception similaire chez Norbert Alter (Alter, 1993) pour qui les
conflits observés autour de la défense d’une conception de l’organisation, trahissent
les conflits autour de l’invention des règles du jeu légitimes. Et à travers elle, ce sont
des enjeux de pouvoir, d’autonomie et d’influence que l’on peut déceler.
Analysées de cette manière, les argumentations fondées sur les indicateurs
s’éclairent différemment. Derrière les conflits sur la prégnance d’un indicateur, il
faudrait en fait voir des jeux d’acteurs autour de la maîtrise des règles dans
l’organisation.
L’utilisation de l’indicateur de stock dans les Caf permet de mettre en œuvre une
représentation productiviste de l’organisation. Celle-ci est à l’avantage des agents
liquidateurs qui s’assurent par là une valorisation de leur rôle : ils peuvent soutenir
être le cœur de la caisse, se considérer comme indispensables et dénigrer9 les autres
acteurs : « Nous sommes de petits niveaux, mais c’est nous qui faisons tourner la
boîte », « On est le maillon de la chaîne : si on s’arrête de travailler, il y aurait des
problèmes », « On est la base. Le dossier il existe par nous, nous le créons » (des
agents liquidateurs). Ils développent grâce à cette représentation une véritable
identité collective de « producteurs » : celle-ci assure une cohésion de leur groupe et
une reconnaissance implicite par les autres acteurs. En outre, cette représentation
productiviste les autorise à inverser les rapports de pouvoir avec les vérificateurs. En
effet, ces derniers maîtrisent théoriquement une zone d’incertitude cruciale, celle de
pouvoir juger les liquidateurs. Pourtant celle-ci n’est pas mise en œuvre, car non
pertinente. Les vérificateurs ne peuvent se permettre de remarques dans ce domaine
car ils savent que c’est la production qui prime. Ils ont à ce titre particulièrement bien
intériorisé les normes portées par l’indicateur de stock : « Je suis obligée de défendre
9
« L’Action sociale, c’est la danseuse de l’institution. »
548 V. Boussard
à certains acteurs qu’ils peuvent aussi les désavantager en occultant leur participation
essentielle à l’activité.
5. Un processus circulaire ?
Jusqu’à présent nous avons dit que les indicateurs prégnants permettent, en
structurant les règles du jeu d’une organisation, de créer des acteurs forts. Mais nous
avions montré auparavant, que pour devenir prégnant, un indicateur devait être
enrôlé. Cet enrôlement pour être réussi ne réclame-t-il pas dès le départ des acteurs
forts, s’appuyant sur leur situation de travail ou leur situation relationnelle ? Nous
découvrons ici une circularité qui n’a rien de rhétorique : c’est parce qu’il y a des
acteurs forts, qu’il peut y avoir un indicateur prégnant, mais à son tour l’indicateur
prégnant vient en aide aux acteurs forts : il consolide leurs ressources, minimise leurs
contraintes et cantonne les autres acteurs à être les éternels perdants d’un jeu dont ils
n’ont pas choisi les règles. Peut-on dans ces conditions trouver le début du cercle ?
Y a-t-il eu d’abord des acteurs forts ou des règles du jeu légitimes ?
Il ne paraît pas raisonnable de s’enfermer dans pareille question, au demeurant
insoluble de par sa logique même. Nous voudrions plutôt montrer que ce principe de
circularité est au cœur d’une conception constructiviste des organisations. Nous
prendrons pour ce faire le cas des Caf, et de ce que nous connaissons de leur histoire.
Bien entendu il ne s’agit ici que d’émettre des hypothèses car nos observations dans
les Caf ont eu lieu à une période de prégnance du stock-retard déjà installée.
La reconstitution des processus liés à la prégnance des indicateurs, fait apparaître
deux moments : celui où des acteurs s’appuient sur un certain nombre de ressources
existantes pour transformer un indicateur en indicateur prégnant, et celui où devenant
forts grâce à lui, ils s’assurent de la consolidation de la prégnance.
Premier moment : dans une institution qui avait adopté, au sortir de la guerre, les
principes d’une organisation productive (taylorisation importante des activités), les
liquidateurs dans les Caf avaient un rôle central : ils étaient les producteurs au sein
d’une usine. Mais ces acteurs étaient-ils pour autant des acteurs forts ? Certainement
pas, à en juger par le pouvoir de contrôle exercé par le service Vérification,
l’impossibilité de développer la moindre expertise rare. On peut imaginer qu’ils aient
trouvé alors un moyen commode de renverser cette situation, en tirant parti de leur
situation de producteurs. C’est certainement là qu’intervient l’indicateur de stock-
retard, depuis longtemps suivi par les directions, dans un esprit de rationalisation
taylorienne. La modélisation utilisée est : le bon fonctionnement d’un système
productif se mesure au nombre de pièces fabriquées. L’autre prémisse qu’elle
renforce est : une Caf est une unité de production (« usine »). L’argumentation
utilisée devient : le bon fonctionnement d’une Caf se mesure au nombre de dossiers
traités (ou non traités). Rajoutons à cela que les promotions étaient accordées aux
meilleurs techniciens, c’est-à-dire pour les directions de l’époque aux plus rapides
(on trouve ici les traces d’un indicateur de production fort, mais était-il déjà
prégnant ?). Tous les ingrédients sont là pour que l’indicateur soit enrôlé efficace
550 V. Boussard
ment : la direction de chaque Caf porte un intérêt au stock, les agents de maîtrise et
les cadres évaluent les agents à l’aune d’un critère qu’ils ont eux-mêmes intériorisé,
les agents liquidateurs trouvent dans le suivi des stocks la justification de leur
présence. Le processus opérant, on se retrouve alors avec simultanément des acteurs
forts et un indicateur prégnant, ces deux éléments s’étayant mutuellement.
Deuxième moment : avec le bouleversement du paysage économique et social
(précarité croissante, missions sociales des Caf plus importantes – RMI –), les règles
du jeu semblent en passe de changer : c’est la qualité du service qui est demandée
alors que dans le même temps elle est de plus en plus difficile à appréhender
(qu’est-ce que c’est que la qualité du service public ?) et à rendre (plus d’allocataires
fragiles...). Que risque de devenir dans ces conditions la position des liquidateurs,
s’ils ne cherchent pas à stabiliser des règles du jeu qui leur paraissent sécurisantes ?
Les arguments anciens (« une Caf est une usine ») ne tenant plus seuls face à la
nouvelle situation, d’autres justifications sont trouvées (« la qualité, c’est la
quantité »). C’est ce processus de défense de la prégnance que nous avons pu
observer.
Ces deux moments du cercle qui lie acteurs forts et indicateurs prégnants nous
montrent surtout que les ressources et les contraintes propres à une organisation ne
sont jamais complètement objectives. Elles sont appréhendées, réinterprétées par les
acteurs (comme dans les Caf, l’intérêt porté par les directions pour la production).
Elles sont, finalement, essentiellement construites par les acteurs qui se construisent
alors eux-mêmes.
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