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Alfred Adler (La connaissance de l'homme)

"Se connaître et se comprendre soi-même,


telle est la condition primordiale du bonheur."

Tout comme le dit, non sans une certaine ironie, Descartes, le jugement est la chose la mieux
partagée, chez l’homme. On peut bien dire à quelqu’un qu’il manque de mémoire, mais il est
impossible de lui dire qu’il manque de jugement; ce serait une grave offense. Aussi bien le traiter
de sot.

Pour Adler, à la manière du conseil que donna Socrate, la connaissance de soi est absolument
fondamentale pour parvenir au bonheur. On pourrait, en quelque sorte, dire qu’il faut connaître
l’Homme en nous. Mais il y a un problème: c’est la double ignorance : penser que nous savons,
alors qu’en fait nous ne savons pas que nous ne savons. "(D’aucuns), bien que n'ayant pas fait
d'études, se tiennent pour des connaisseurs d'hommes; il s'en trouve (beaucoup) qui éprouveraient
au premier abord un sentiment de contrariété, si on voulait les inciter à faire des progrès dans leur
connaissance de l'homme."

Il nous faut, pour pouvoir se connaître, avoir reconnu la valeur des hommes. Ce qui veut dire que
l’on y parvient "soit par l'expérience de (notre) propre détresse d'âme, soit en sympathisant avec
celle d'autrui". Cette forme de savoir, "cette science exige de la modestie, (car il nous faut exclure
et combattre nos) connaissances prématurées ou superflues".
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Mais il y a bien un obstacle supplémentaire qui se présente : on a beau se connaître, mais il faut
aussi savoir ou avoir le courage de se transformer lorsque nous sommes fautifs ou dans l’erreur.

Le connaisseur

Dans certaines circonstances nous éprouvons une forme de responsabilité : celle de vouloir
changer autrui. "Changer un individu, l'entreprise n'est donc pas des plus aisées; il y faut apporter
de la circonspection et de la patience, il faut avant tout écarter toute vanité personnelle, car autrui
n'a nullement l'obligation de servir à nous faire valoir."

"Il n'est pas douteux que les gens se comporteraient bien mieux les uns envers les autres, qu'ils se
rapprocheraient beaucoup plus, s'ils se comprenaient davantage." Pour Adler ce serait tout de
même un des meilleurs moyens de ne pas se tromper mutuellement.

Mais que nous faut-il connaître au juste? "Il (nous) faut avoir la capacité de reconnaître tout ce
qu'il y a d'inconscient dans l'existence, tous les déguisements, dissimulations, masques, ruses,
malices, afin d'y rendre attentifs ceux qui y sont exposés, et de venir à leur aide", et aussi de nous
en prémunir nous-mêmes. Il en va de soi que nous ne pourrons y parvenir en instaurant que des
principes théoriques. Il nous faut constamment revenir à l’observation des faits. "Nous ne
pouvons vivifier vraiment cette science qu'en pénétrant dans la vie et en y examinant et
appliquant les principes acquis." Il faut dire que notre éducation nous a communiqué fort peu de
connaissances à ce sujet. "Il n'existe, d'ailleurs, pour la culture de la connaissance de l'homme,
aucune tradition. Pas de doctrine, dans ce domaine; on en est encore au même point où se trouvait
la chimie quand elle se réduisait à l'alchimie."

Pour l’auteur, le type d’individu le plus à même de parvenir à découvrir et à connaître l’homme
est le pécheur repentant. "Celui qui, ou bien était présent dans tous les égarements de la vie
psychique et s'en est libéré, ou bien en est passé à proximité." Ainsi pour que Socrate devienne un
grand connaisseur d’hommes, il fallut qu’il se trompât souvent pour prendre conscience qu’il ne
savait pas ou qu’il ne savait que trop peu de choses. Le meilleur connaisseur de l’homme sera
celui qui aura traversé toutes les passions. "Si nous nous demandons d'où cela vient, il faut
reconnaître qu'un homme qui s'est élevé au-dessus des difficultés de la vie, en s'arrachant aux
bourbiers, qui a trouvé la force de rejeter tout cela derrière soi et de s'élever en y échappant, sera
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nécessairement celui qui connaîtra le mieux aussi bien les bons que les mauvais côtés de
l'existence."

Il semble donc que soit imparti un devoir, une mission à ceux qui auront cherché et trouvé la
connaissance de l’homme; soit celle qui "consiste à briser les cadres où (les) hommes sont
enfermés, pour autant que ces cadres s'avèrent non appropriés à la vie; il faut leur ôter la fausse
perspective qui les fait errer dans l'existence, et leur en présenter une autre, plus adéquate à la vie
collective et aux possibilités de bonheur que peut comporter leurs existences".

L’âme et la vie psychique

L’âme, qui ne peut être attribuée qu’aux animaux supérieurs, se caractérise par le mouvement.
Seuls les êtres se mouvant possèdent les caractéristiques de la volonté. C’est-à-dire la capacité
d’interagir sur les événements et les situations qui leur sont offerts pour assumer leur perpétuation
et leur survie. Ce qui nous porte à dire que l’âme agit selon des buts. Chez l’homme, la richesse
de la vie psychique et de l’esprit introduit un objectif tout à fait particulier. Selon les différents
points de vue, la finalité de la vie se résume en contentement, en joie ou en béatitude.

Mais d’une certaine manière l’homme est "un être inférieur. Mais cette infériorité qui lui est
inhérente, dont il prend conscience en un sentiment de limitation et d'insécurité, agit comme un
charme stimulant, pour découvrir une voie où réaliser l'adaptation à cette vie, où prendre soin de
se créer des situations dans lesquelles apparaîtront égalisés (désactivés) les désavantages de la
position humaine dans la nature". Cette infériorité, il la surmonte par l’association, la vie
commune de groupe et l’esprit de solidarité. "Seule la vie collective permet à l'homme, par une
sorte de division du travail, d'affronter des tâches où l'individu isolé aurait fatalement succombé.
Seule la division du travail (est) en état de procurer à l'homme des armes offensives et défensives
et d'une manière générale tous les biens dont il (a) besoin pour se maintenir et que nous
comprenons aujourd'hui dans la notion de la culture." "Il n'y a dans l'histoire de la culture
humaine aucune forme de vie qui ne serait menée socialement. Nulle part des hommes n'ont paru
autrement qu'en société."

"Le genre humain, lui aussi, sert à ce but de l'association; de là vient que l'organe psychique de
l'homme soit tout pénétré des conditions d'une (vie collective)." L’homme "n'est pas assez fort
pour pouvoir vivre seul. Il ne saurait offrir à la nature qu'une résistance minime; il a besoin d'une
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plus grande masse de secours pour assurer sa subsistance, pour s'entretenir".

C’est ici qu’apparaît la fonction du psychisme. "Seul l'organe psychique pouvait apporter un
secours vraiment rapide, remplaçant ce qui manquait à l'homme comme valeur organique." "(…)
La société jouait aussi un rôle essentiel, il fallait que, dès le début, l'organe psychique comptât
avec les conditions de la collectivité. Toutes ses capacités se sont développées sur une base
portant en soi le trait d'une vie sociale."

La vie en société permise que se développa le langage et la logique, comme processus de


compréhension générale. "La pensée logique n'est possible que si elle dispose du langage, qui
seul, en permettant la formation de notions, nous met en mesure d'admettre des distinctions et
d'établir des conceptions qui ne soient pas propriété privée, mais bien commun." "Nous arrivons
ainsi à reconnaître que les notions de raison, de logique, d'éthique et d'esthétique n'ont pu prendre
naissance que dans une vie collective des hommes, mais qu'en même temps elles sont les moyens
de liaison destinés à protéger la culture contre toute décadence."

Les problèmes et obstacles à la condition de l’homme

On peut dire qu’un des premiers sentiments de l’enfant est le sentiment d’infériorité par rapport
au monde ambiant des adultes. Adler traite brièvement de cette question dans le chapitre
Compensation du sentiment d’infériorité, tendance à se faire-valoir et à la supériorité. Parce que
l’enfant veut être apprécié, il tentera de trouver des moyens d’être reconnu et valorisé. "Dès les
premières années de l'enfance, (se manifeste) le désir de se pousser au premier rang, d'obliger
l'attention des parents à se porter sur vous. Tels sont les premiers indices de cette impulsion
ouverte à être appréciée, estime, qui se développe sous l'influence du sentiment d'infériorité et qui
amène l'enfant à se fixer un but où il apparaîtra supérieur à son milieu ambiant." En quelque sorte,
ce sentiment d’infériorité aura comme corrélat de nous familiariser avec la notion de but et
d’objectif. "La faculté psychique de tendre à un but n'est donc pas la simple forme de nos
considérations ; elle est ainsi un fait fondamental." Il y a toutefois un problème qui se pose. Celui
de la puissance. "Quant à savoir comment l'impulsion à la puissance, ce mal le plus lancinant
pour la culture humaine, peut être affronté et activement retourné de la manière la plus profitable,
la difficulté provient de ce qu'à l'époque où cette tendance apparaît, il est malaisé de s'entendre
avec l'enfant. Bien plus tard seulement on pourra commencer à produire de la clarté et à intervenir
dans un développement défectueux, pour l'améliorer. Cependant la coexistence avec l'enfant offre
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déjà la possibilité d'agir en ce sens, si l'on s'applique à développer le sentiment de communion


humaine, présent en chaque enfant, de telle sorte que l'impulsion à la puissance ne risque plus de
prédominer." Cette impulsion à la puissance, les enfants la vivent avec une certaine culpabilité ou
du moins tentent-ils de la dissimuler. " Ils la dissimulent et c'est secrètement qu'ils cherchent à la
mettre en œuvre, sous le couvert de leur bonne volonté et de leurs sentiments affectueux. Ils
évitent avec pudeur d'être surpris sur le fait. L'impérieuse soif de puissance non contrariée, qui
s'efforce d'aller redoublant, produit des désordres dans le développement de la vie psychique
enfantine, en sorte qu'exacerbée, la volonté de conquérir sécurité et pouvoir peut faire dégénérer
le courage en effronterie, l'obéissance en sournoiserie et la tendresse en une ruse destinée à faire
céder les autres, à obtenir d'eux obéissance et soumission; tous les traits du caractère sont ainsi
susceptibles d'adjoindre à leur nature ouvertement manifestée un appoint d'astucieuse poursuite
de la supériorité."

Il est certain que l’enfant doit se sortir de son sentiment d’infériorité, sinon il mésusera du
penchant à surutiliser la puissance. L’éducation devient ainsi une façon de l’aider à sortir de son
insécurité, en lui permettant d’acquérir des savoir-faire utiles et pratiques et de lui permettre
d’avoir une optique de considération pour autrui. "Ainsi se réalisera l'issue, la compensation, que
l'enfant cherche pour son sentiment d'infériorité."

Si le sujet ne trouve pas à résoudre son sentiment d’infériorité, il se produira une surcompensation
maladive. "Tels sont avant tout la vanité, l'orgueil et, une impulsion à surpasser les autres à tout
prix, ce qui peut aussi se présenter de telle sorte que les intéressés, sans tendre eux-mêmes
toujours plus haut, se contentent de l'abaissement d'un autre. La distance, la grande différence
entre eux et autrui, leur importe alors par-dessus tout. Au demeurant, la position ainsi prise envers
la vie ne trouble pas seulement l'entourage; elle laisse au sujet lui-même une impression
désagréable, puisqu'elle le pénètre tellement des ombres de la vie qu'il ne saurait voir éclore
aucune joie authentique." Il en résultera que l’enfant commencera très tôt à manifester "une
conception pessimiste du monde".

Finalement, vaincre le désir de puissance et le sentiment d’infériorité apparaîtra comme une


mesure qui fera paraître la vie comme valant d'être vécue.

Nous comprendrons aussi que "la faculté psychique de tendre à un but n'est donc pas la simple
forme de nos considérations ; elle est ainsi un fait fondamental".
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La difficulté d’être femme

Avant de parler du problème féminin, il faut tirer les conclusions de ce qui a été dit
précédemment. Premièrement, et ce n’est pas explicitement dit dans l’ouvrage d’Adler, le
sentiment de puissance, inhérent à tout enfant, doit se transformer et se tempérer. Ce sentiment
doit se modifier pour devenir l’obligation d’avoir l’impression d’être en contrôle, bref, d’avoir le
contrôle sur notre propre vie. Évidemment, il ne serait être question d’élargir indûment ce
contrôle pour qu’il s’exerce sur autrui. L’autre devant lui aussi manifester son propre contrôle sur
lui-même. Ceci se comprend aisément, car il n’y a rien de plus déstabilisant que de perdre le
contrôle.

Deuxièmement, il faut mentionner que le sentiment d’infériorité que l’enfant éprouve face aux
adultes qui peuvent plus que l’enfant doit disparaître avec le temps lorsque les moyens de celui-ci
s’affinent et s’augmentent. C’est dire toute l’impossibilité que vit chacun de nous devant des
situations où l’on se retrouve en position d’infériorité. On connaît la suite, la résultante : la
surcompensation. Tout être humain aura dans ce cas précis l’obligation de se révolter.

Et c’est ici qu’apparaît la problématique féminine. Durant l’enfance, les parents auront tendance à
permettre davantage aux garçons. Dans d’autres cas, ils mentionneront que ce n’est pas pareil
pour ton frère. Pire encore, les parents, dans certains cas, feront davantage d’efforts pour que les
garçons en viennent à occuper une place avantageuse dans la vie. Il y a aussi le discours qui invite
les fillettes à être moins combatives et plus passives, plus disciplinées. On prépare ainsi les jeunes
filles à occuper un rôle secondaire lorsqu’elles fonderont un foyer, l’emphase étant mise sur
l’homme, le père. Heureusement, aujourd’hui, ces mauvaises tangentes dans l’éducation des
enfants ne se manifestent plus autant que par le passé. Il n’en demeure pas moins que les fillettes
auront tendance à se révolter lorsqu’elles seront confrontées au sentiment d’infériorité. Certaines
utiliseront, de manière exagérée, la séduction pour reprendre le contrôle sur les hommes, mais
c’est évidemment une impasse, car elle continue et perpétue le sentiment de puissance originelle,
non civilisée.

"L'on doit donc garder présente à l'esprit les difficultés inhérentes au développement psychique
des jeunes filles, pour se convaincre qu'il serait illusoire d'attendre une pleine réconciliation de la
femme avec la vie, avec les réalités de notre civilisation et les formes de notre vie commune,
aussi longtemps que ne lui sera pas garantie l'égalité avec l'autre sexe." "Ce qu'il faut que la
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culture nous procure au plus tôt, ce sont des modes d'éducation féminine, qui produisent une
meilleure réconciliation avec la vie."

Pour permettre que les tensions soient minimes entre hommes et femmes au sein du couple et
dans la famille, il faut donc que les deux individus aient le contrôle sur leur vie et qu’aucune des
deux personnes ne manifeste un sentiment de supériorité aux dépens de l’infériorité de l’autre, de
sa perte de contrôle. Car "la marque caractéristique d'une réconciliation, d'une égalisation des
deux sexes n'est autre que l'esprit de camaraderie".

Le besoin de supériorité

Parmi les affections constantes, le besoin, le désir et l’objectif, de se sentir supérieur sont constant
et universel chez l’homme normalement constitué. Mais c’est une question de degré, car ce
sentiment ne doit pas dégénérer et finir en despote désir de supériorité face et contre autrui. Ainsi
nous éprouvons un sentiment de supériorité quand nous nous avons un plein contrôle de soi alors
que d’autres êtres, des proches perdent le contrôle. Le sentiment de communion aidant, dans les
situations avec nos proches et nos intimes lorsque l’on constate que l’autre est en détresse parce
qu’il perd le contrôle, il nous vient tout naturellement le réflexe d’aider cet être aimé à reprendre
le contrôle de sa vie.

Il ne serait pas indu et exagéré de considérer que le principal ingrédient contribuant au bonheur
est le sentiment de supériorité, qui est une forme de fierté d’être arrivée où nous sommes.

Cette conclusion à laquelle j’arrive est toute personnelle, car il semble que pour Adler le
sentiment de supériorité est néfaste et entrave le sentiment de communion. "Finalement nous
sommes arrivés - et ce fut notre seconde norme pour juger un caractère - à constater que les forces
dont le sentiment de communion humaine est le plus fortement exposé à subir l'action hostile,
sont des mouvements exprimant l'impulsion à la puissance et à la supériorité."

Je crois, pour ma part que la volonté de puissance est saine si elle ne devient pas prédominante.
Autrement dit, l’empathie et le sentiment de communion peuvent coexister avec le sentiment de
supériorité.

Mais sa position n’est pas si claire. Il dit ainsi que "les différences entre les individus sont
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conditionnées par l'intensité du sentiment de communion humaine et de la tendance à la


puissance, facteurs qui s'influencent mutuellement". Il semblerait que pour lui le sentiment de
communion doit corriger le sentiment de supériorité. Pour ma part, je crois que le sentiment de
puissance est inévitable et pas nécessairement néfaste. Redisons-le c’est une question de degré.

Ses propos sur la vanité nous ouvrent une certaine piste. "Aussitôt que prédomine la tendance à se
faire valoir, elle provoque dans la vie psychique une tension accrue, en sorte que l'individu
conçoit plus nettement son but qui lui vaudra puissance et supériorité, et qu'il s'applique à
l'atteindre par des mouvements renforcés. Sa vie devient comme l'attente d'un grand triomphe. Un
tel homme ne peut que perdre le sens de l'objectivité, du réel, puisqu'il perd le contact avec la vie
et se préoccupe continuellement de savoir quelle impression il produit sur les autres, ce que les
autres pensent de lui."

Dans ce cas précis, une nuance s’impose. Il n’est sans doute pas néfaste d’aspirer à la
reconnaissance des pairs, à savoir ce que vaut notre travail selon le jugement de nos pairs
compétents dans le domaine. Par contre, le désir de célébrité devient maladif et négatif puisqu’il
vise la célébrité narcissique et la tendance immature à vouloir savoir quelle impression nous
suscitons chez les autres.

"Lorsqu'elle dépasse un certain niveau, la vanité devient extrêmement dangereuse.


Indépendamment du fait qu'elle contraint l'individu à se dispenser en une variété d'entreprises
inutiles visant plus au paraître qu'à l'être, qu'elle le porte à penser avant tout à soi, à ne tenir
compte tout au plus que du jugement des autres sur sa personne, sa vanité lui fait aisément perdre
le contact avec la réalité. Il se meut sans comprendre les relations humaines, sans cohésion avec
la vie; il oublie ce que la vie réclame de lui, et ce qu'il aurait à faire, à donner, en sa qualité
d'homme. Plus qu'aucun autre vice, la vanité est susceptible de détourner l'individu de son libre
développement, car il se demande toujours si finalement apparaît pour lui un avantage."

Pour masquer et embellir la vanité, on peut faire appel à l’ambition et mentionner que rien de
grand n’aurait pu s’accomplir sans elle. Mais c’est un sophisme. "Une objection courante se
réfère aux grandes réalisations que l'humanité n'aurait pu mettre sur pied si elle avait ignoré
l'ambition. Fausse apparence, fausse perspective. Aucun individu n'étant dépourvu de toute
vanité, chacun possède aussi quelque pointe d'ambition. Mais ce n'est certainement pas cela qui
peut donner la direction et conférer au sujet la force d'accomplir d'utiles productions. Celles-ci ne
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sauraient procéder que du sentiment de communion humaine. Une œuvre de génie n'est pas
possible si, d'une manière ou d'une autre, la communion humaine n'a été prise en considération."
Encore ici l’on constate que pour Adler priment la noblesse et l’efficace du sentiment de
communion.

Il était donc important de terminer avec la vanité, puisqu’elle est si fréquente et si nuisible que "le
développement hypertrophié de l'ambition et de la vanité fait obstacle au progrès régulier de
l'individu, contrarie ou même rend impossible le développement du sentiment de communion
humaine".
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Le sens de la vie

La question du sens de la vie est sinon une des plus importantes, du moins comme elle nous
intéresse tous autant que nous sommes, on est en droit d’affirmer qu’elle est la réflexion par
excellence. Comme nous sommes partis de l’ouvrage d’Adler, La connaissance de l’homme, on
doit maintenant compléter et terminer ses observations par son testament, Le sens de la vie. Bien
qu’un peu décevant, ce texte nous offre des pistes pour méditer et comprendre ce sur quoi doit
s’appuyer l’homme pour espérer être heureux. Comme d’habitude, mon interprétation de cet
ouvrage sera très libre. Aussi j’y mettrai quelques observations personnelles.

Pour commencer, posons-nous la question suivante : y a-t-il un sens à la vie? Pour pouvoir y
répondre, il faut nuancer quelque peu. Comme certains l’ont mentionné, il se pourrait que la vie
soit absurde. Car si on cherche des raisons ou une seule raison qui explique le phénomène de la
vie humaine, nous sommes obligés d’avouer, que hormis le discours de la religion et certaines
philosophies, la vie n’a pas de véritable finalité rationnelle. Il existe certes des règles comme
l’instinct de reproduction et la sélection des caractères les mieux adaptés à la vie terrestre, mais
cela ne nous fournit aucun appui pour déterminer la finalité entendue comme sens. Il nous faut
donc introduire une distinction précieuse. S’il y a un sens, il se pourrait qu’il se divise en sens
personnel et en sens collectif, social.

Commençons par le sens personnel ou plutôt expérientiel. Qu’est-ce qui dans la vie d’un homme
procure une sensation, une expérience vécue, assez forte pour devenir signifiante de plénitude?
Contrairement à ce que pourraient prétendre certains philosophes, ce n’est pas une manifestation
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de raison, mais c’est plutôt des épisodes de sensations qui permettent une forme de réconciliation
avec le monde, notre vie et nos attentes ou nos espérances. Cette sensation, cette expérience
fondamentale est évidemment la joie. On se trompe souvent lorsque l’on dit que l’on n’est pas
heureux. Il faudrait peut-être, sans doute, s’avouer que nous sommes en fait que trop peu souvent
joyeux. Lorsque nous employons l’expression la recherche du bonheur, c’est pour caractériser un
ensemble d’états dans lesquels nous ne sommes pas inquiets, préoccupés et contrariés. Et il y a
deux moments ou phénomènes où cela se produit : la douce tranquillité de l’esprit et la joie. S’il
existe un sens à la vie, c’est donc dans le fait qu’il faut espérer être le plus souvent et le plus
longtemps possible sous l’emprise de la joie. Voilà en quelque sorte pour le sens personnel de la
vie. Il faut maintenant trouver un point de liaison qui nous attache à la collectivité.

Ici ce sera Adler qui va nous aider à comprendre. De manière assez expéditive, il nous propose
trois dimensions pour répondre à la question. C’est la société, la profession et l’amour.
Recommençons dès le début. Tout enfant est confronté à son sentiment de faiblesse et
d’infériorité. Petit nous ne pouvons pas tout ce que peut l’adulte. Il y aura donc frustration dans
un premier temps. Mais au fil de l’apprentissage et de l’âge, l’enfant prendra normalement de
l’assurance et de la satisfaction de pouvoir réaliser des choses qui lui étaient impossibles hier. Il
devra donc quitter son sentiment d’infériorité à condition qu’il se débarrasse du phantasme de
toute puissance. On connaît l’attrait qu’exercent les super héros sur la vie infantile. D’une part il
comprendra qu’il ne peut pas tout ce qu’il désire, et d'autre part qu’il existe une vie commune, à
laquelle il doit se conformer : le respect, le partage, les devoirs et les obligations. Bref le fameux
principe de réalité chez Freud. Une fois tout ceci intégré il pourra concevoir qu’il est une
personne unique et qui a de la valeur. Si ce n’est pas le cas, il continuera à nourrir son sentiment
d’infériorité qui se surcompensera probablement par un complexe de supériorité : il voudra
écraser les autres. Dans le cas où tout a bien fonctionné, quels seront les paramètres qui
renforceront son sentiment de valeur, la bonne estime de soi? Ce sera la réalisation des trois
dimensions déjà formulées. -La société: il nous faut manifester de l’empathie, de la sympathie, de
l’entraide, de l’écoute, de la solidarité, autrement dit de l’assistance. Adler va jusqu’à parler de
sentiment de communion avec l’espèce humaine. -La profession : étant donné la division du
travail, notre rôle est d’accomplir des tâches qui profiteront à la société, qui l’enrichiront. Il faut
donc tenter de s’épanouir tout en travaillant pour donner un sens à notre vie active. -L’amour : le
véritable amour entre deux êtres se manifeste avec de la camaraderie pour dédramatiser et
dépassionner la relation.
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Ainsi, comme il a été mentionné, dès l’introduction, il y a deux façons de traiter la question du
sens de la vie. La première, personnelle, est une série d’expériences vécues sous la forme de la
joie. La seconde, collective, est le sentiment d’avoir de la valeur personnellement et au sein de la
société, en manifestant notre union sous forme de communion, en trouvant notre vocation dans le
travail et en vivant l’amour serein.
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Castoriadis

Pour Cornélius Castoriadis, à presque toutes les époques et dans presque la totalité des premières
civilisations, les sociétés se sont instituées à partir de la clôture du sens hérité, et non pas grâce à
l’interrogation, qui, elle, se manifestera plus tard dans l’histoire. L’homme étant un être qui a
besoin de sens pour agir et pour fonder sa collectivité sur des règles et des coutumes, en premier
lieu, et par la suite sur des lois et une constitution, il en résulte que c’est prioritairement sur le
passé des héros fondateurs et sur les règles qu’ont laissé les sages que se fonderont les
institutions. Dans ce cas précis, l’homme n’est pas autonome, puisqu’une grande part de sa
conduite et de ses activités lui viennent du passé et de l’héritage des grands textes : la Bible, le
Coran, etc.

La plus grande partie de l’histoire et de la préhistoire se déroule ainsi sous le registre de


l’hétéronomie. Castoriadis emploie l’expression de la clôture du sens, puisque le sens nous vient
de codes qui indique aux hommes la presque totalité de leurs activités et aussi ce à quoi ils
doivent penser à propos des dieux et du sacré. En quelque sorte, le terme indique que le sens n’est
pas recherché par la réflexion libre et délibérative. La coutume est la coutume et la loi est la loi ;
il n’y a rien à y redire.

Par contre, arrivera un moment dans l’histoire (la Grèce au 7ième siècle avant J.-C.) où naîtront
simultanément la politique et la philosophie. Il se produit alors la rupture de la clôture et l’auto-
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instauration du sens par la réflexion et la confrontation des positions des individus. La faculté qui
permet cette activité révolutionnaire est l’imaginaire radical. Loin de donner uniquement de la
fiction et du récit mythique, l’imagination permet de concevoir une organisation sociale qui
permettra aux individus de vivre avec une relative autonomie. L’organisation politique tendra, à
ce moment, à inclure la capacité qu’a le citoyen à examiner certaines activités, certains
événements et à y apporter une solution qui manifeste le pouvoir rationnel de détermination.
Cette forme de gouvernance, on le sait, donnera lieu à la démocratie athénienne. Forme unique et
institution particulière qui encouragent l’autonomie des citoyens.

Pour ce qui en est de la naissance de la philosophie, qui s’est affranchie de la pensée mythique,
elle commence avec la question : que dois-je penser ? "Mais dire : que dois-je penser ?, c’est ipso
facto mettre en cause et en question les représentations instituées et héritées de la collectivité, de
la tribu, et ouvrir la voie à une interrogation interminable." Cette activité de la pensée mènera à
l’autonomie. Qu’est- ce que cette autonomie ? : se donner à soi-même ses règles et ses lois. Et
évidemment, faire de même avec les lois sociales et les institutions; chaque homme ayant le
pouvoir et la possibilité d’observer les lois et de les remettre en question tout en en proposant
d’autres plus légitimes.

Démocratie et autonomie

La démocratie que nous connaissons n’est plus la démocratie athénienne. En quoi est-elle si
différente ? Il faut faire, pour y répondre, une distinction sémantique. Il y a l’épistémè (la science,
la connaissance), la tekhnè (la technique, le savoir-faire des différents métiers) et la doxa
(l’opinion). Tout dépend, dès lors, des différents métiers et activités. Si l’on veut construire un
bateau ou des bâtiments, on choisira (élira) celui ou ceux qui possèdent le savoir-faire et la
technique pour mener à bien ces entreprises. S’il est question de guerre, les citoyens éliront celui
qui semble le plus doué en stratégie militaire: Périclès, par exemple. Par contre, pour certaines
fonctions (magistrats) qui ne demandent pas d’expertise, mais plutôt du jugement, les Athéniens
tiraient au sort pour savoir qui occuperait ce poste pour un certain temps prédéfini. Dans ces
fonctions particulières, les individus auront alors à convaincre leurs concitoyens qui, eux, auront à
juger selon leurs opinions. Et c’est justement ce qui encourage l’autonomie de la raison et l’auto-
institution des lois. (Il faut ajouter que ce qui légitimise le principe de la majorité, lors de
votations, est l’exacte équivalence de toutes les opinions; chacune se valant.) En d’autres mots, la
politique, pour une large part était, pour les Athéniens, affaire d’opinions, et non d’expertise. Il
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pouvait en être ainsi dans une société où les membres avaient la possibilité de prendre le temps de
délibérer, puisque la grande partie des activités productives étaient le lot des esclaves. Pour nous,
ce n’est plus le cas. Les citoyens n’ayant plus le temps pour se livrer à la politique, nous sommes
donc dans une démocratie représentative, et non plus dans une démocratie directe.

Par contre, "il faut remarquer que le premier qui ose se présenter avec des prétentions à une
épistémè politique est évidemment Platon. C’est Platon qui proclame qu’il faut en finir avec cette
aberration que constitue le gouvernement par des hommes qui ne sont que dans la doxa, et confier
la politeis et la conduite des affaires à des possesseurs du vrai savoir, les philosophes."
Malheureusement pour la démocratie, à l’époque de Platon, celle-ci avait déjà dégénéré en une
suite de régimes tous déficients et ne répondant plus à l’autolimitation.

Justement, pour pouvoir fonctionner, la démocratie a besoin de limitations, et les citoyens, se


donnant leurs propres règles, doivent s’autolimiter. "Le problème fondamental de la démocratie
est celui de l’autolimitation, problème directement issu de la perte de toute signification
substantielle : les significations héritées, en étant mises en question, s’ouvrent aux doxai, mais, en
retour, ne peuvent plus indiquer comment et jusqu’où agir." Et "la liberté, c’est l’activité. Elle est
une activité qui en même temps s’autolimite, c’est-à-dire sait qu’elle peut tout faire, mais qu’elle
ne doit pas tout faire."

Il en va de soi que pour Castoriadis la société dans laquelle nous vivons ne parvient plus à
s’autolimiter.
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Praxéologie

L’économiste et "philosophe" Autrichien Ludwig von Mises est l’inventeur d’une science de
l’action qu’il nomme la praxéologie. Celle-ci vient en quelque sorte se greffer sur la découverte
des lois de l’économie. Par ailleurs, "le point de départ de la praxéologie n'est pas un choix
d'axiomes et une décision de méthode quant aux procédures, mais la réflexion sur l'essence de
l'action". Et l’action concerne au premier chef l’individu. Un des principes fondamentaux de
l’agir est qu’il nous faut connaître la causalité des phénomènes et reconnaître que l’on puisse agir
sur les causes, à proprement parler. Qui dit cause dit automatiquement moyen. Pour cette raison la
praxéologie traite, non pas des buts ou de la finalité, mais des moyens qui permettent d’agir
raisonnablement. Elle se distingue de la psychologie qui, elle, tente de découvrir les motivations
personnelles et les ressorts du psychisme.

Nous pouvons donc affirmer que "les sciences aprioristes — logique, mathématique et
praxéologie — tendent à un savoir inconditionnellement valable pour tous les êtres dotés de la
structure logique de l'esprit humain".

Par ailleurs, "Mises souligne le rôle prépondérant de la subjectivité en économie. Il insiste sur
l'importance des opinions subjectives des individus dans la formation des phénomènes sociaux
(et) sur les déséquilibres qui en découlent".
19

Comme on peut s’y attendre, il préconisera le dogme de la non-intervention étatique : "selon


Mises, le marché, non entravé par des interventions étatiques, produit un ordre spontané optimal
qu'aucune organisation ou planification ne saurait atteindre. La "planification individuelle" est
supérieure à toute planification collective".

Le comportement

"La majeure partie du comportement quotidien d'un homme est simple routine. Il accomplit
certains actes sans leur porter spécialement attention. Il fait nombre de choses parce qu'il a été
dressé à les faire pendant son enfance, parce que d'autres gens se comportent de même, et parce
que c'est courant dans son milieu. Il acquiert des habitudes, il développe des réactions réflexes.
Mais il se laisse aller à ces habitudes simplement parce qu'il en agrée les effets. Dès qu'il
s'aperçoit que suivre la route habituelle peut l'entraver dans l'obtention de fins qu'il estime plus
désirables, il modifie son attitude." En cela, il est libre.
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Cet ouvrage qui porte le nom de l’action humaine est lui aussi comme La route de la servitude,
assez décevant, du moins pour ce qui en est de la première partie : la praxéologie. Si la
praxéologie est supposément une science, elle est très pauvre en contenu, pour ne pas dire assez
élémentaire. Les économistes Autrichiens ont sûrement été importants en leur temps comme
économistes, mais il nous faut avouer que lorsqu’ils sortent de leur discipline, soit ils errent, soit
leurs pseudo découvertes ne sont pas concluantes. Par contre, la suite de ce texte volumineux
(plus de mille pages) est plus pertinente. En particulier le début de la deuxième partie. J’y
reviendrai au fil de la lecture.
20

Pierre Kropotkine

Certains auteurs et leurs œuvres sont surestimés. C’est le cas comme nous l’avons précédemment
vu avec Hayek et sa Route de la servitude. L’ouvrage se base sur des prémisses boiteuses,
douteuses, qui manquent de justesse dans leur analyse. À partir de là on se doute bien que les
conclusions sont erronées. La thèse principale, qui est contre-productive, puisqu’elle sème le
doute sur les capacités que manifestent les sociétés à devenir des organisations planifiées,
méconnaît une donnée fondamentale. C’est la suivante: avec la complexification de la vie des
individus au sein des sociétés modernes, chaque citoyen organise sa vie avec un haut degré de
planification. Tout est planifié. Le choix de notre carrière, nos amours, les gens avec qui on se lie,
le moment de fonder un foyer, la période d’arrêt de travail, les vacances, les repas de la semaine,
l’âge de la retraite, etc. Maintenant, si nous nous reportons à la société, nous comprenons, comme
elle est absolument plus complexe que la vie des individus, que le besoin de planification est
essentiel au maintien de son fonctionnement. Pour Hayek, comme nous ne pouvons pas prévoir
les interactions qui vont s’instaurer entre la multitude des individus, des groupes et des
organismes, on ne peut pas se livrer à la planification. Il faut plutôt s’en remettre au simple intérêt
bien compris de l’individualisme, qui par ses efforts va travailler à l’échange marchand de la
société, et par cela même assurer son fonctionnement et sa prospérité. Donc l’analyse de ce
penseur ne va pas vraiment loin.

Nous sommes donc tentés d’utiliser le bref écrit de Kropotkine, La morale anarchiste. Il en va de
soi que ce n’est pas un travail de réflexion des plus connus. Mais il dépasse de loin les propos de
21

La route de la servitude. Et de loin.

Il faut dire que Pierre Kropotkine est un véritable esprit scientifique. Et c’est avec la méthode de
l’observation qu’il va tenter et réussir à découvrir l’origine du sentiment moral. Il nous donne
ainsi une vue pénétrante du véritable fonctionnement de l’organisation humaine.

Sur quoi repose au juste le sentiment moral? Sur deux éléments fondateurs : la sympathie et la
solidarité. Commençons par la sympathie. Dans un premier temps, tout animal évolué ressent de
la peine lorsqu’il voit autrui souffrir. Il se met à sa place grâce à l’imagination, et c’est ce qu’on
appelle l’empathie. Dans un deuxième temps, pour ne pas souffrir plus longuement cette
impression pénible, la sympathie va se manifester, c’est-à-dire la solidarité et la tendance à agir et
à s’impliquer pour modifier la situation, soit par acte ou par la parole, pour aider et réconforter le
souffrant. Kropotkine insiste beaucoup sur le fait que les singes évolués participent à la
souffrance des membres du clan. Et dans plusieurs cas agissent pour se venir en aide les uns les
autres. Cette solidarité et cette entraide, pour reprendre le titre d’un de ses ouvrages, L’entraide,
facteur d’évolution, se pose en antithèse de l’évolutionnisme de Darwin, pour qui la sélection
naturelle provient de la lutte acharnée des individus pour se perpétuer en survivant. Elle contredit
aussi les penseurs bourgeois libéraux qui, pour nous faire accepter le capitalisme, postulent que
c’est l’intérêt personnel qui permet à la société de fonctionner adéquatement. Mais pour être juste
et impartiale, Kropotkine avoue que c’est dans un écrit d’Adam Smith, penseur libéral, que l’on
retrouve une idée qu’il lui emprunte: la sympathie comme fondement moral. Mais Smith ne va
pas assez loin, selon lui, en ne proposant pas aussi la solidarité comme fondement de la société.

Passons maintenant à la rationalisation du sentiment moral. Pour notre auteur le principe


universel, ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fit, est négatif et, selon moi,
débouche sur une morale du ressentiment et de la culpabilité, lorsqu’on ajoute l’idée de
récompense de nos actes, comme le fit le christianisme avec l’existence du paradis. Il faut plutôt
penser ainsi: fait à autrui ce que tu veux qu’il te fasse, en pareille circonstance. Nous avons ainsi
un principe positif dynamique qui incite à agir et à se porter mutuellement en aide. De là
découlent la sympathie et la solidarité, mais cette fois-ci à l’aide d’une maxime rationnelle. On le
voit très bien, c’est d’une extraordinaire cohérence et d’une clarté hors du commun que cette
explication. Des sommes monumentales d’ouvrages ont tenté de fonder, d’expliquer et
d’appliquer une morale valable et efficace, mais c’était pourtant simple de placer l’entraide au
fondement de la moralité, et le mérite en revient à un auteur plus ou moins inconnu, aujourd’hui:
22

Pierre Kropotkine.
23

Les pensées d’un mégalomaniaque

Adolf Hitler était ce qu’on l’on appelle un esprit tordu. Ses discours et son livre, écrit en prison,
Mein Kampf, relèvent du délire maniaque. Mais sur un sujet en particulier il avait bien compris
les ressorts. Au vingtième siècle apparaissent les médias de masse et l’information qui rejoignent
de plus en plus de larges franges de la population. Évidemment, avec l’information apparaît la
manipulation. Bref, la propagande.

"La part de beaucoup la plus forte prise à la "formation" politique, que l’on désigne en ce cas
d’une façon très heureuse par le mot de propagande, incombe à la presse. Elle assume en tout
premier lieu le travail d’"information" et devient alors une sorte d’école pour adultes. Seulement,
cet enseignement n’est pas aux mains de l’État, mais entre les griffes de puissances qui, pour la
plus grande part, sont tout à fait néfastes [..] En quelques jours, la presse sait, d’un ridicule petit
détail, faire une affaire d’État de grosse importance, et inversement, en aussi peu de temps, elle
fait tomber dans l’oubli des problèmes vitaux jusqu’à les rayer complètement de la pensée et du
souvenir du peuple.

C’est ainsi que l’on parvenait en quelques semaines à sortir de façon magique certains noms du
néant, à y attacher par une large publicité des espérances inouïes, à leur créer enfin une popularité
telle qu’un homme de véritable valeur ne peut de sa vie en espérer autant ; des noms qu’un mois
24

auparavant personne n’avait entendu prononcer étaient lancés partout, alors qu’au même moment
des faits anciens et bien connus, relatifs à la vie de l’État ou à la vie publique, étaient enterrés en
pleine santé.

La grande masse d’un peuple se soumet toujours à la puissance de la parole. Et tous les grands
mouvements sont des mouvements populaires, des éruptions volcaniques de passions humaines et
d’états d’âme, soulevées ou bien par la cruelle déesse de la misère ou bien par les torches de la
parole jetée au sein des masses.

Pour les intellectuels, ou tout au moins pour ceux que trop souvent on appelle ainsi, est destinée
non la propagande, mais l’explication scientifique. Quant à la propagande, son contenu est aussi
peu de la science qu’une affiche n’est de l’art, dans la forme où elle est présentée.

Toute propagande doit être populaire et placer son niveau spirituel dans la limite des facultés
d’assimilation du plus borné parmi ceux auxquels elle doit s’adresser. Dans ces conditions, son
niveau spirituel doit être situé d’autant plus bas que la masse des hommes à atteindre est plus
nombreuse.
Donc toute propagande efficace doit se limiter à des points fort peu nombreux et les faire valoir à
coups de formules stéréotypées aussi longtemps qu’il le faudra, pour que le dernier des auditeurs
soit à même de saisir l’idée."
25

Tocqueville

De retour de sa mission aux États-Unis, Tocqueville est convaincu que la démocratie, l’égalité
des conditions, y existe à l’état pur. C’est principalement une égalité de droit : on n’y retrouve
plus de distinctions héréditaires, "c’est-à-dire que chacun peut prétendre à n’importe quel statut
social sans en être empêché par le rang que lui confère sa naissance". Mais la démocratie amène
"l’égalisation des conditions et l’uniformisation des modes de vie". Pour l’individu démocratique,
la vérité se situe au niveau du jugement public. Il "n’a donc que peu d’indépendance
intellectuelle, il est relativement apathique, prompt à se soumettre à la volonté du plus grand
nombre".

C’est à une passion à l’égalité qu’il se livre et aussi à une aspiration au bien-être individuel.
"Disposant d’assez de ressources pour se suffire à lui-même, il a tendance à s’isoler et à se replier
sur la petite société qu’il forme avec ses semblables." Ce qui fait que l’individualisme est une
tendance aux sociétés démocratiques. "L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible, qui
dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables, et à se situer à l’écart avec sa
famille et ses amis; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il
abandonne volontiers la grande société à elle-même." Et plus négativement encore :
l’individualisme est un "amour doux, paisible et tenace de ses intérêts particuliers, qui absorbe
26

peu à peu tous les autres sentiments du cœur et y tarit presque toutes les sources de
l’enthousiasme".

Mais il est vrai que l’égalité a aussi ses limites et ses dangers. Deux conséquences indésirables
peuvent en résulter : "L’une mène directement les hommes à l’indépendance et peut les pousser
jusqu’à l’anarchie, l’autre les conduit par un chemin plus long, plus secret, mais plus sûr, vers la
servitude". La servitude devient "une conséquence objective du processus d’égalisation". Et c’est
par le despotisme que la servitude se réalise sous la forme d’une concentration des richesses
(monopoles) ou par la concentration des pouvoirs étatiques centralisateurs. Comme les individus
ne se mobilisent pas pour occuper les prérogatives du pouvoir, la voie est libre vers l’État
despotique. "L’atomisation des sociétés démocratiques renforce l’apathie des citoyens, et, par une
sorte d’effet boule de neige, à mesure que le pouvoir central se renforce, le sentiment
d’impuissance des citoyens s’étend, ce qui permet un nouvel accroissement de la centralisation."

Pour Tocqueville il y a un moyen de prévenir ce phénomène. C'est la constitution des associations


volontaires civiles ou politiques et des institutions communales.
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Alexis de Tocqueville (Juriste et penseur politique français, 1805-1859)

Sa vie en bref

Aristocrate français né à Paris, en 1805, Alexis de Tocqueville est issu d'une famille ultra-
royaliste partiellement décimée par la Terreur qui suivit la Révolution française de 1789. Pour
cette raison sans doute, il se méfiera toute sa vie des intentions révolutionnaires sans pour autant
verser dans un conservatisme à tout crin. De fait, cette méfiance ne l'empêchera pas d'être un
libéral engagé, lui qui vivait justement à une époque où la France tentait maladroitement de
réfréner la montée des revendications sociales mises de l'avant à la faveur de la Révolution
française. Auparavant, le jeune Tocqueville aura toutefois pris soin de poursuivre ses études en
droit avant d'être nommé juge auditeur en 1827, à Versailles.

L'état de sa société suscite par ailleurs de profonds déchirements chez Tocqueville, le laissant
écartelé entre les traditions familiales et ses sympathies naturelles à l'égard d'un système politique
plus démocratique, à l'image de celui développé par les Américains depuis 1776. Et cette
27

sympathie était d'autant plus importante que ses lectures de Chateaubriand l'avaient convaincu
que la liberté américaine avait plus à voir avec la liberté des Lumières que celle des primitifs
dépeinte par Rousseau. Un voyage d'étude de neuf mois aux États-Unis, voyage qui devait
permettre au juriste qu'il était d'étudier le système carcéral américain considéré par les
philanthropes d'alors comme étant le plus évolué de l'époque, allait d'ailleurs lui permettre de
vérifier de près les thèses de Chateaubriand. En fait, bien davantage un prétexte pour fuir
momentanément son pays où son engagement politique lui vaut quelques inimitiés qu'un véritable
voyage d'étude, il profite de son séjour pour cumuler une importante quantité de notes sur la vie
politique américaine.

De retour de voyage en 1835, il abandonne la magistrature pour rédiger le premier tome de son
célèbre ouvrage De la démocratie en Amérique. Suite au succès de ce livre, Tocqueville est reçu à
l'Académie des sciences morales et politiques en 1838, puis à l'Académie française en 1841. Il
publiera le second tome De la démocratie en Amérique en 1840, de même que l'Ancien Régime et
la Révolution en 1856, ainsi que de nombreux autres textes avant de mourir en 1859, à Cannes.

Sa pensée

Riche et complexe à plusieurs égards, on peut saisir l'essentiel de la pensée de Tocqueville en la


reconstruisant autour d'une grande idée maîtresse et de deux idées secondaires qui lui permettent
de tracer un constat fort juste de la vie politique au sein des démocraties occidentales. Toute
l'œuvre de Tocqueville a pour fonction principale de réfléchir à la manière dont on doit s'y
prendre pour préserver la démocratie en conciliant les forces exogènes et endogènes de la société
civile. De fait, marqué par les ruptures créées par la Révolution française au sein de sa société, il
cherche à en comprendre les origines par l'étude d'une société ayant vécu une telle révolution tout
en évitant ses ruptures. À ce titre, son analyse emprunte tout autant à l'observation qu'à la
réflexion pure.

Une idée maîtresse

Toute l'œuvre de Tocqueville repose sur la foi qu'il a pour le progrès de l'égalité des conditions
entre les êtres humains. Pour cette raison, il est fort critique à l'endroit des tenants de la
Révolution représentant à ses yeux une classe moyenne (petite bourgeoisie mercantile de l'époque
et capitaliste) qui ne songe guère à autre chose qu’à gérer les affaires publiques afin de les faire
28

tourner au seul profit de ses affaires privées comme il le mentionne dans ses Souvenirs. Une telle
volonté aurait en effet beaucoup plus à voir avec une lutte corporatiste qu'avec une véritable
volonté d'affranchir les masses et de construire une société plus égalitaire. Pour cette raison, il se
fait l'analyste du "rapetissement universel" entraîné par l'accession au pouvoir de cette nouvelle
classe sociale.

Deux idées importantes

Cette idée de progrès, fort riche et fort intéressante, n'en reste pas moins assez discutée à l'époque,
tandis qu'elle ne constitue qu'une intuition que Tocqueville doit encore étoffer. Il le fera en
l'appuyant sur deux constats de moindre importance qui complètent la démonstration en lui
donnant les assises empiriques qui lui faisaient jusque-là défaut.

La Providence dans l’histoire

Tocqueville retiendra premièrement comme preuve de ce progrès l'existence d'une Providence qui
commande le sens de l'histoire. Cette dernière jouerait un peu le même rôle que l'historicisme
chez Marx, à savoir une sorte de "loi de la nature" légitimant l'évolution orientée de la
communauté. Ainsi, à défaut d'avoir les mêmes vertus scientifiques que Marx prêtait à
l'historicisme, la Providence n'en constitue pas moins un concept qui aurait pour principale
fonction d'orienter le développement de nos communautés vers un progrès toujours plus grand. Il
s'agit en d'autres termes d'utiliser cette dernière pour donner une assise à la notion de progrès qui
s'appuie dès lors sur une trame providentielle: il est orienté, et cette orientation a pour base les
droits des individus.

Le rôle historique de l’idée d’égalité

Cette volonté de Tocqueville d'ancrer la notion de progrès de l'égalité entre les personnes dans la
réalité sociale n'est toutefois pas encore pleinement assurée par la seule Providence. Il lui manque
une preuve empirique qui lui permette de témoigner de la véracité du concept, ce que d'autres
appelleraient un témoignage de l'histoire. Il prétend trouver cette preuve dans l'évolution des
sociétés occidentales, encore là un peu à la manière de Marx. Ainsi, il soutient qu'il n'est pas de
grand événement depuis 700 ans – la réflexion de Tocqueville se déployant au milieu du XIXe
29

siècle, cela nous ramène à 1250 environ – qui n'ait tourné au profit de l'égalité. Il ne s'agit
toutefois pas d'une égalité des biens au sens où l'entendent les marxistes, mais plutôt d'une égalité
des conditions de vie et des droits des êtres humains qui tendent à se rapprocher du fait de
l'effacement des inégalités face à la loi. Selon Tocqueville, une représentation égalitaire de la
société accélère la mobilité sociale et la circulation des richesses; cette représentation se serait
imposée au cours des siècles. Semblable à tous les autres, chacun aurait par conséquent les
mêmes chances de s'élever. En ce sens, l'analyse de la société américaine développée par
Tocqueville dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, vient essentiellement conforter
l'idée du modèle démocratique posé a priori.

Constat de Tocqueville sur la démocratie

De cette analyse, Tocqueville tire le constat suivant: fondamentalement caractérisé par l'avidité
des êtres humains pour les jouissances matérielles, l'âge démocratique n'aurait plus pour principe
la vertu au sens où l'entendait Montesquieu. Ce principe se serait plutôt transformé en un intérêt
bien entendu qui rectifie les égoïsmes de chacun en les mettant au service de la prospérité
générale. Il en ressort que si l'amour du bien-être suscite une inquiétude constante qui est
entretenue par une égalité virtuelle exacerbant les désirs; les passions envieuses et les rivalités
individuelles favorisent pourtant dans l'ensemble un ordre social parfaitement stable. Ainsi,
travaillées par une agitation superficielle, les sociétés démocratiques sont donc bien moins
menacées par les révolutions que par un conformisme où leur mouvement risque de s'épuiser.

Objet de la réflexion de Tocqueville

Dès lors, le véritable objet d'analyse de Tocqueville se montre au grand jour. Il s'agit de
comprendre comment on peut concilier les exigences des passions égalitaires avec l'impératif
d'une liberté difficile, dangereuse et exigeante, afin de préserver la démocratie de la tyrannie.
Parce que voilà bien le danger qui nous guette selon Tocqueville: une démission de la sphère
politique, dans un renfermement sur soi qui n'est rien d'autre que le triomphe de l'individualisme.
Ainsi, contrairement à Marx, il croit que le danger qui nous guette ne se trouve pas dans
l'exploitation d'une classe sociale par une autre, celle du prolétariat par la bourgeoisie par
exemple, mais bien plus dans le désengagement tout azimut de la sphère politique, toute classe
sociale confondue.
Actualité de Tocqueville
30

Sans voir là une préfiguration de notre société et sans vouloir faire de Tocqueville un prophète
éclairé, on doit tout de même noter les similitudes existant entre ce constat et l'état actuel de nos
sociétés. De plus, Tocqueville croit que c'est dans l'individualisme que la démocratie brise la
chaîne communautaire et met chaque anneau à part, tandis que le retrait de la sphère publique au
profit de la sphère privée laisserait tout le terrain à l'État, qui deviendra rapidement envahissant,
pour s'assurer le maintien de cette égalité. En d'autres termes, trop d'égalité ne serait guère mieux
que pas assez aux dires de Tocqueville puisque ce trop ouvre toute grande la porte au despotisme
et à l'absolutisme de l'État. Ce constat amène par ailleurs Tocqueville à soutenir que l'opinion
publique risque fort de passer d'une instance protectrice face à l'arbitraire de l'État à un instrument
coercitif contraignant au conformisme du nombre en raison de la pression immense exercée par
l'esprit de tous sur l'intelligence de chacun. D'où l'idée que, plus efficacement que tous les
absolutismes du passé, la tyrannie de la majorité étouffera dans son cercle toute diversité des
sentiments et toute disposition à l'action.

Critique du despotisme démocratique

Précisant ensuite la forme que peut revêtir cet absolutisme auquel on s'en remet, par amour de
l'ordre et du souci des affaires publiques, Tocqueville décrira un type inédit de gouvernement
"immense et tutélaire" dont le pouvoir tout à la fois absolu, prévoyant et doux inaugure un
nouveau type d'oppression qui dégrade les êtres humains sans pour autant les tourmenter. Ce qui
a fait dire à plusieurs qu'un tel tableau d'un despotisme démocratique respectueux de la liberté
individuelle dans ses formes extérieures préfigurait nombre d'analyses des sociétés industrielles
modernes massifiées et atomisées tout en étant dominées par un État-Providence aussi prévenant
que dangereux.
31

Simmel

Pour Georg Simmel, dans toutes les formes d’utopie, de La République de Platon à l’idéal d’une
société sans classe, "le conflit (est) considéré comme un mal, un dysfonctionnement qu’il s’agit
d’éliminer au plus vite". Selon lui, c’est une erreur de considérer les choses ainsi. "La situation
conflictuelle n’est pas une maladie de la société, elle n’est pas postérieure à sa constitution, elle
est socialisante dans son ambivalence même." L’agressivité fait donc partie du processus de
socialisation. Et qu’est-ce au juste que la conception du paradis chrétien sinon qu’un monde
soustrait à l’agressivité et à la cruauté.
32

La route de la servitude

Cet ouvrage de Friedrich Hayek, avec son titre racoleur, est assez décevant. Mais c’est quand
même une œuvre importante de par son nombre de rééditions et de traductions. En fait, elle
compte beaucoup dans la seconde moitié du vingtième siècle parce qu’elle a énormément
influencé des décideurs, des gouvernements et, bien entendu, les économistes néo-libéraux et
leurs acolytes sociaux politiques, les néoconservateurs. Prix Nobel de sciences économiques en
1974, "ultra libéral, Hayek montre que seul le marché peut réguler l'économie et justifie ses idées
sur la liberté individuelle par la croyance en l'existence d'un ordre spontané ". "En avril 1947, il
cofonde la Société du Mont Pèlerin, association internationale d'intellectuels désireux de
promouvoir le libéralisme. Il en est président de 1947 à 1961 et y reste très influent jusqu'à sa
mort." Il est aussi l’auteur de la Constitution de la liberté (1960).

On retrouve dans La route de la servitude quelques idées intéressantes. La première en ordre


d’importance est que "l’individualisme est une attitude d’humilité à l’égard du processus
social…" Autrement dit, il faut savoir se modérer lorsque vient le temps d’adopter des mesures
qui visent à transformer ou modifier la société, car les structures sociales sont complexes et
lourdes, et elles peuvent bouleverser bien des aspects de la constitution sociale. La deuxième est
que toute la tradition philosophique, à partir de l’Antiquité latine, nous a laissés comme principe
de la liberté, l’individualisme, et que celui-ci n’est pas nécessairement égoïste. La troisième est
que "l’indépendance, la confiance en soi, le goût du risque, l’aptitude à défendre ses opinions
contre la majorité, la disposition à aider son prochain (assez critiquable) –sont celles sur
lesquelles repose essentiellement la société individualiste." La quatrième et dernière est que
33

l’argent est la plus grande invention qui permet à l’homme, sorti des anciennes sociétés
traditionnelles, de s’émanciper et de se libérer du joug et des contraintes que lui imposaient les
anciennes formes d’organisation. Il faut dire, avec les derniers événements et les ratés du système
financier, que l’argent virtuel se retourne contre la société, en générale. Même si pour d’aucuns
c’est une opportunité de s’enrichir au dépens des travailleurs. À la rigueur l’on pourrait lui allouer
cette dernière proposition, un peu exagérée : "le pouvoir coercitif de l'État transforme toute
question économique ou sociale en question politique".

Paranoïa

Une secte, les libertariens se réclament de ce type d’ouvrage paranoïde. Pour eux, l’État détruit
peu à peu les libertés sacrées, en entrant sur le marché et en modifiant les irritants du libéralisme.
Laissons ce genre de délire de côté et revenons au livre en question. Premièrement, il semblerait
que Hayek ait vécu un véritable traumatisme le jour ou le national-socialisme a pris le pouvoir en
Allemagne. Il prétend que le socialisme était déjà pratiqué avant 1933. Que les sociaux-
démocrates s’étaient introduits partout dans toutes les officines. Il serait plus juste de dire que
c’est avec Bismarck que la société allemande a connu ce que dénonce Hayek, le planisme ou la
planification, pour employer un autre terme. La bureaucratisation et les mesures sociales sont
plutôt le fait du gouvernement prussien. Il suffit de lire Kafka pour avoir une idée de ce qui en
résultait. Deuxièmement, l’auteur pratique des amalgames douteux. Comme celui-ci : "il
considère qu'il n'existe pas de différence de nature, mais seulement de degré entre le
communisme et son imitateur le nazisme". Comme si l’hitlérisme était une forme de socialisme.
C’est davantage d’un capitalisme d’État qu’il s’agit. Mais laissons-lui quand même l’idée que
cela était une forme de société hautement planifiée.

Erreurs d’interprétation

Les courants politiques et économiques qui se réclament de Hayek se trompent énormément sur
certaines idées de l’auteur. Ou bien, c’est de la mauvaise foi, car ils ne veulent pas parler des
mesures sociales qui sont proposées dans La route de la servitude. En voici quelques-unes : "il
n’y a, en effet, aucune raison pour qu’une société ayant atteint un niveau de prospérité comme
celui de la nôtre, ne puisse garantir à tous le premier degré de sécurité, sans mettre par cela notre
liberté en danger". (Ailleurs il parlera, au contraire d’une forme de besoin de sécurité qui mine la
liberté. Il n’apparaît pas toujours clair dans ses démonstrations ou, plutôt, il semble se contredire.)
34

Il poursuit : "il n’y a pas de raisons non plus pour que l’État ne protège les individus contre les
hasards courant de la vie, contre lesquels peu de gens peuvent se garantir eux-mêmes. En
organisant un système complet d’assurance sociale, l’État a une excellente occasion d’intervenir,
quand il s’agit vraiment de risques susceptibles d’être couverts par l’assurance". (Nous l’avons dit
précédemment, c’était une mesure adoptée par Bismarck pour faire échec aux sociodémocrates.)
"Dans les cas de catastrophes naturelles, l’État peut également apporter son aide, sans aucun
inconvénient. Chaque fois que la communauté peut agir pour atténuer les conséquences des
catastrophes contre lesquelles l’individu est impuissant, elle doit le faire." "Il y a enfin un
problème de la plus haute importance, celui de la lutte contre les fluctuations de l’activité
économique et les vagues périodiques de chômage massif qui les accompagnent. C’est bien là un
des plus graves et plus délicats problèmes de notre temps. Sa solution exigerait un effort de
planisme, pris au sens positif, mais elle n’implique pas, ne devrait pas impliquer, le genre de
planisme qui supprimerait le marché." (Il aurait peut-être été en faveur d’une allocation de
citoyenneté universelle, un minimum garanti qui proviendrait des impôts et des taxes. Mais on se
doute qu’il refuserait l’idée d’un salaire minimum, car cela fausserait les lois de l’offre et de la
demande.) Et finalement, "la protection nécessaire contre les fluctuations économiques ne mène
pas au genre de planisme qui constitue une menace pour notre liberté".

On voit bien toute l’obsession de l’auteur envers la planification qui viendrait interférer avec le
marché qui est pour lui une "croyance en l'existence d'un ordre spontané"… On constate avec ces
exemples que les thuriféraires du libéralisme ont bien mal lu Hayek.

Pour ne pas être trop partial dans notre lecture, mentionnons les propositions de l’auteur qui
semble être des critiques assez justifiées. Il y a le fait que des monopoles, comme nous le disions
dans un précédent texte, qui se sont constitué au début du vingtième siècle. "La croissance des
cartels et des syndicats a depuis été encouragée par une politique systématique." Et une des
raisons qui explique cette formation de monopole est évidemment aux yeux de notre auteur la
tendance des États à intervenir dans la vie économique. "Ce fut en Allemagne qu’avec l’aide de
l’État la première grande expérience de planisme scientifique et d’organisation consciente de
l’industrie mena à la création de monopoles géants, qu’on fit passer pour des résultats d’une
croissance organique inévitable(…)." Encore qu’ici Hayek ne semble pas admettre qu’il est dans
la nature des choses économiques que divers secteurs qui demandent des investissements
importants soient poussés à vouloir protéger leurs marchés en contrôlant les prix afin que leurs
opérations soient rentables. Un peu plus loin il évoque ce que Galbraith nomma la
35

technostructure. "Et l’on se convainc de plus en plus que pour faire un planisme efficace, il faut
en retirer la direction aux politiciens, et la confier à des experts, à des fonctionnaires permanents,
ou à des organismes autonomes." Ici Hayek anticipa sur la mise au point du New Deal aux États-
Unis. Rappelons qu’un bureau de planification, avec plus d’un millier de spécialistes se constitua
pour mettre au point les différentes politiques d’intervention économiques de l’État américain. Ce
que l’auteur ne pouvait savoir c’est que cela fut une grande réussite même s’il y eut quelques
erreurs qui furent commises. Mais dans l’ensemble l’interventionnisme eut des résultats
grandement satisfaisants.

Passons au besoin de sécurité qui pousse une multitude de gens à préférer un emploi fixe à
l’aventure de l’investissement et de la création d’entreprises. "Désormais, ce n’est plus
l’indépendance qui situe un homme, mais la sécurité. (…) ce processus a été hâté par un autre
effet de l’enseignement socialiste, à savoir par le dénigrement systématique de toute activité
économique comportant des risques, par l’opprobre moral jeté sur le bénéfice qui paye le risque
(de choisir de faire des affaires) (…). L’école et la presse ont inculqué à notre jeune génération
l’habitude de considérer toute entreprise commerciale comme suspecte, tout profit comme
immoral." Ici on ne peut que lui donner raison. Mais c’est quand même une chance que seulement
une minorité choisit l’entreprenariat, car sinon il y aurait saturation de vendeurs qui feraient
faillite. D’autant plus que pour une bonne quantité de personnes se vouer à l’activité économique
prend trop d’énergie et que la vie ce n’est pas uniquement avoir des employés et faire des profits.

Ailleurs il saisit bien la nature et les objectifs du socialisme. "Le socialisme, dans l’acception
courante du terme, promet non pas une répartition absolument égalitaire, mais une répartition plus
juste et plus équitable que la répartition actuelle. Le but est donc non pas l’égalité dans le sens
absolu, mais une plus grande équité." À partir de là tout semble devenir confus. Hayek est pour
une meilleure répartition de la richesse, mais pas de la manière communiste qui engendre une
forme de totalitarisme. Mais de quelle façon alors ? C’est un mystère puisqu’il préfère que l’État
ne prenne pas une grandeur démesurée.

Que les salaires soient déterminés par l’offre de travail et sa demande, sous forme d’équilibre. On
se doute que pour lui l’État ne doit pas faire du business. C’est bien ici que nos positions
s’opposent puisque c’est la meilleure manière de fournir aux gouvernements des subsides qui
permettront d’offrir des services gratuitement aux citoyens. Chose que l’entreprise privée ne peut
pas faire. À notre sens, lorsque cela est possible, il est avantageux que ce soit l’État qui exploite
36

des secteurs rentables par l’effet de monopole public plutôt que ce soit le fait d’entrepreneurs et
d’actionnaires qui formeront eux aussi des oligopoles avec clientèles captives.

Parmi les bienfaits du commerce notons celui-ci : "La transformation progressive d’un système
rigidement hiérarchique en un régime où l’homme peut au moins essayer de modeler son destin,
où il a l’occasion de connaître plusieurs genres de vie et de choisir entre eux, cette transformation
est étroitement liée au développement". On ne peut pas dire que son analyse n’est pas originale.
Terminons sur les défauts des spécialistes. "L’influence de ces scientifiques-politiciens ne s’est
pas souvent exercée en faveur de la liberté: "l’intolérance de la raison" fréquente chez les
spécialistes, l’impatience caractéristique de l’expert envers les comportements et les actes du non-
initié, le mépris souverain pour tout ce qui n’est pas organisé d’après des schémas scientifiques
par des esprits supérieurs (…)."

Les faussetés

Si on passe maintenant aux propositions critiquables, c’est à un florilège que l’on a droit. "Dans
une société où l’on a le goût de la liberté, on ne trouvera pas beaucoup de monde pour la troquer
volontairement contre la sécurité économique". Comme si on pouvait opposer la sécurité et les
politiques qui la favorisent à la liberté qui serait supérieure. Il faut rappeler que l’on ne peut être
que très difficilement libre lorsque l’on n’a pas le strict nécessaire pour assurer notre subsistance.
Il faut ajouter qu’une société qui préconise la sécurité pour une grande partie de ses membres ne
s’en porte pas plus mal. "L’interdépendance de tous les phénomènes économiques, nous l’avons
vu, ne permet guère d’arrêter le planisme à un point voulu. Une fois le libre jeu du marché
entravé, le dirigeant du plan sera amené à étendre son contrôle jusqu’à ce qui embrasse tout."
C’est évidemment une vue de l’esprit, car la planification en régime capitalisme de libre marché
atteint un point où on ne voit plus l’utilité de poursuivre l’interventionnisme.

Dans la série des propositions qui servent à faire peur par la dramatisation : "la démocratie veut
l’égalité dans la liberté et le socialisme veut l’égalité dans la gêne et dans la servitude". Notons,
par contre, que cette phrase est de Tocqueville. À propos de la concurrence : "dans la
concurrence, la chance joue autant que l’intelligence et la prévoyance". Il faut dire que la
concurrence concerne surtout les petits secteurs à faible capitale. Et lorsqu’il est question de la
grande production de masse et les secteurs lourds, la concurrence est souvent absente. Voici une
autre de ces exagérations : "Comme dans la vie moderne nous sommes dépendants à chaque
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instant, à chaque pas, de la production des autres hommes, le planisme économique implique la
réglementation presque totale de toute notre vie." Encore là, Hayek vivait à une période charnière
où l’Allemagne nazie était un très mauvais exemple de planification.

Pour terminer : "La concurrence peut supporter une certaine dose de réglementation, mais elle ne
saurait être alliée au planisme* (…)". L’avenir nous prouvera sûrement le contraire.

Quelques précisions

Il faut maintenant parler des objectifs du socialisme ou d’une économie plus humaine et plus
respectueuse des besoins.

"Le socialisme se définit au contraire comme la maîtrise exercée par l’ensemble de la société sur
ses propres priorités, auxquelles le calcul économique est désormais subordonné". Qu’entend-on
par priorité ? Il faut prioriser certains besoins comme la santé et l’éducation, car ceux-ci sont la
pierre angulaire qui permet que toutes les autres activités soient assumées avec une certaine
efficacité. Avant de pouvoir travailler dans une société moderne, il faut un certain niveau
d’éducation morale, civique et professionnelle. Le secteur privé ayant tendance à négliger ces
domaines ou a en faire une entreprise générant des profits, il faut absolument un secteur public
qui s’occupe de ses tâches essentielles et primordiales. Ce qui nous amène au fait que
"l’éventuelle supériorité d’un socialisme ne peut résider finalement que dans le rôle dominant
accordé à la logique des besoins".

A contrario il faut mentionner que le capitalisme a une tout autre façon de fonctionner "Sous le
capitalisme, c’est l’exigence de maximisation du profit qui détermine vers quels secteurs
l’économie va porter l’effort d’investissement (…)." Illustrons-le simplement avec un exemple
concret. Le marché des télécommunications a, assez récemment, trouvé un besoin à combler dans
la vente des téléphones cellulaires. On doit dire que ce produit rend certains services aux
consommateurs. Mais celui-ci reste dans la majorité des cas un besoin presque inutile ou devient
un luxe. La maximisation du profit porte les opérateurs à stimuler la demande de ce bien qui
génère, au final, une bonne marge de profit. Mais l’on doit s’avouer que ce sont des ressources
qui pourraient être allouées à autre chose de plus productif ou générateur d’une autre forme de
bien-être. De ce point de vue, on peut dire que le marché est aveugle. Il n’est pas capable de
prioriser les besoins fondamentaux. C’est la raison pour laquelle il y a une place dans l’activité
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humaine pour le socialisme, qui, lui, tente de définir un mieux-être qui ne répond pas à la logique
de la maximisation des profits.

Il faut aussi souligner quelque chose d’important en ce qui a trait au travail. Bien que ce soit pour
nous-mêmes que nous travaillons, il n’en demeure pas moins que nos tâches sont beaucoup plus
valorisantes lorsque nous avons l’impression de participer au bien-être de la société, lorsque nous
avons d’autres buts que personnels. En ce sens, beaucoup de personnes n’accepteraient pas de
travailler à la construction d’automobiles parce qu’ils considèrent que, dans certains cas, il existe
assez de véhicules et que ceux-ci pourraient très bien être limités par le développement du
transport en commun.

Finalement, on peut dire que "le socialisme c’est la transformation du travail", vers un travail plus
humain, plus noble et utile socialement.
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* Le bon planisme serait celui qui n’entrave pas la concurrence.


39

Léopardi

"Je me suis longtemps refusé à tenir pour vrai ce que je vais dire, car compte tenu de la
singularité de ma nature et du fait que l’on tend toujours à juger les autres d’après soi-même, je
n’ai jamais été porté a haïr les hommes, mais au contraire à les aimer. C’est l’expérience qui, non
sans résistance de ma part, a fini par me convaincre; mais je suis sûr que les lecteurs rompus au
commerce des hommes reconnaîtront la justesse de mes propos; tous les autres les trouveront
excessifs, jusqu’au jour où l’expérience, s’ils ont l’occasion de faire réellement l’expérience de la
société humaine, leur ouvrira les yeux à leur tour.

J’affirme que le monde n’est que l’association des coquins contre les gens de bien, des plus vils
contre les plus nobles. Lorsque plusieurs coquins se rencontrent pour la première fois, ils se
reconnaissent sans peine, comme par intuition, et entre eux les liens se nouent aussitôt; si
d’aventure leurs intérêts s’opposent à leur alliance, ils n’en conservent pas moins une vive
sympathie les uns pour les autres et se vouent une mutuelle considération. Quand un coquin passe
un contrat ou engage une affaire avec un individu de son espèce, il agit le plus souvent
loyalement sans songer à le tromper; a-t-il en revanche à traiter avec des honnêtes gens, il leur
manque nécessairement de parole et, s’il y trouve avantage, s’efforce de les perdre. Il lui importe
peu que ses victimes aient assez de cœur pour se venger, puisqu’il espère toujours, comme cela se
vérifie presque à coup sûr, triompher de leur courage par la ruse. J’ai vu plus d’une fois des
hommes d’une couardise extrême, ayant à choisir entre un coquin plus couard encore et un
honnête homme plein de courage, embrasser par lâcheté le parti du coquin; mieux, c’est ce qui
arrive régulièrement aux gens du commun placés en pareille situation, car les voies de l’homme
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de bien sont simples et communes et celles du scélérat multiples et obscures. Or, comme chacun
sait, l’inconnu effraie davantage que le connu et l’on échappe aisément à la vengeance des gens
de cœur, car la peur et la lâcheté suffisent (…) (pour les calmer). Mais ni la peur, ni la lâcheté ne
peuvent garantir des persécutions secrètes, des guets-apens, ni même des coups attendus qui
proviennent d’un ennemi sans scrupule. Si généralement, dans la vie courante, le véritable
courage intimide fort peu, c’est qu’étant dénué de toute imposture, il n’est entouré d’aucun de ces
menaçants apprêts qui rendent les choses réellement terrifiantes; et souvent on ne le prend même
pas au sérieux. Les coquins au contraire se font craindre parce qu’à force d’imposture ils se
voient bien souvent prêter du courage.

Rares sont les coquins qui restent pauvres, car pour ne citer qu’un exemple, si un homme de bien
tombe dans la misère, nul ne vient le secourir et nombreux même sont ceux qui s’en réjouissent;
mais si c’est à un scélérat que cela arrive, toute la ville se lève pour l’aider."
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La richesse et le pouvoir

"Les penseurs grecs s’occupaient bien d’économie (oikos : maison, nomos : ordre), mais pour eux
l’activité économique était seconde, servile, suspecte. Elle était subordonnée à la politique : l’art
d’administrer la cité."

Par contre, le travail agricole était valorisé, puisqu’il permettait d’assurer le nécessaire. Ce qui
posait problème, et était aussi méprisé, c’était de faire de sa vie une entreprise d’enrichissement.
Le citoyen devait se libérer de l’asservissement pour pouvoir accéder à la liberté politique et à la
parole et ainsi se livrer à des activités qui deviennent des fins en soi, plutôt que de se maintenir
dans des activités laborieuses qui ne sont, en fait, que des moyens et n’ont aucune valeur réelle,
puisqu’elles n’apporteront que le superflu. Le minimum d’activités mercantiles, pour le
maximum d’épanouissement humain.

"Au Moyen Âge, dans l’atmosphère chrétienne, l’économie était soumise à la morale; la richesse
matérielle, l’argent, le désir du lucre risquaient d’empêcher l’homme de faire son salut. L’intérêt
du capital, appelé usure, était condamné.

Avec la Réforme et la Renaissance, et surtout avec la formation des États, la richesse devient une
étape nécessaire à l’acquisition du pouvoir." Elle deviendra, par la suite, une obsession.
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La Rhétorique (Aristote)

" La colère s’adresse toujours à un individu ; mais la haine peut être ressentie contre les classes
(la xénophobie, l’homophobie et le racisme).

Le temps peut guérir la colère; la haine est incurable.

La colère est un désir de faire de la peine; la haine est un désir de faire du mal; celui qui est en
colère veut être témoin de cette peine; cela n’importe aucunement à la haine.

Celui qui est en colère ressent de la peine; celui qui hait n’en ressent aucune.

En maintes circonstances, l’homme en colère peut éprouver de la pitié; l’autre jamais; le premier
souhaite que celui qui excite sa colère éprouve en retour de la peine; l’autre, qu’il cesse
d’exister."

La colère serait une émotion, parfois très irrationnelle, mais souvent juste et saine lorsqu’elle a
une véritable cause.

La haine, étant plutôt un sentiment négatif, un ressentiment, s’apparente au mépris de soi


inconscient et redirigé sur un bouc émissaire.
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Propagande

Certaines élites pestent contre la démocratie parce qu’elle entrave parfois leurs projets.

Dans la toute première édition de l’Encyclopoedia of Social Sciences, parue dans les années 30,
le plus prestigieux de ces chercheurs, Harold Laswell, précisait sa pensée sur les rapports des
médias et de la démocratie.

" Il importe surtout, de ne pas succomber au dogmatisme démocratique, c’est-à-dire à cette idée
selon laquelle les gens ordinaires seraient en mesure de déterminer eux-mêmes leurs besoins,
leurs intérêts et qu’ils seraient donc en mesure de choisir par eux-mêmes ce qui leur convient.
Cette idée est complètement fausse. La vérité est plutôt que d’autres doivent décider pour eux.
L’ennui, c’est que nous sommes ici en démocratie et qu’il est impossible de contrôler la populace
par la force. Mais à défaut du recours à la force pour contrôler la populace, on peut parfaitement
bien contrôler par la propagande et la persuasion ".
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Le capitalisme financier

Les deux grands exégètes de l’œuvre de Marx, en particulier du Capital, que furent Rosa
Luxembourg et Lénine peuvent grandement nous aider dans la compréhension des aboutissants
qui résultèrent dans le marxisme et la littérature secondaire. La tentation est parfois grande de
vouloir invalider Lénine en raison de sa vie d’homme politique despotique. Mais ce qu’il faut
admettre et comprendre c’est que ce personnage avait de grandes convictions doublées d’une
bonne érudition. Lorsque, comme c’est son cas, on croit bien saisir la portée des phénomènes
contemporains et de pouvoir agir sur les événements historiques il est tentant de croire que l’on a
raison et qu’il faut être rigide dans l’application des politiques qui visent à la transformation de la
société. Aussi je voudrais revenir sur les analyses judicieuses du capitalisme financier que l’on
retrouve dans la brochure de Lénine, L ‘impérialisme stade suprême du capitalisme.

La grande qualité de ce court ouvrage réside dans l’effort de documentation qui est louable,
puisqu’il puise à une trentaine de sources pour étayer sa thèse. D’entrée de jeu Lénine tient à se
distinguer de la position que prirent ses contemporains dans l’analyse et l’appréciation du
développement du capitalisme à la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième. Selon sa
perspective nous pouvons affirmer avec lui que d’une certaine économie de marché nous sommes
passés au capitalisme dans les années dix-neuf cent.

D’une certaine façon si l’économie respectait la loi de l’offre et de la demande ainsi que le
principe de la diversité des acteurs dans l’offre et la mise en marché des produits ce n’est plus le
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cas au moment où se manifesta la financiarisation de l’économie. La période qui est charnière se


produit en 1900, suite au ralentissement de l’activité économique et à une crise, en quelque sorte.
À partir de cet événement toutes les grandes compagnies, dans les divers secteurs stratégiques
mettent la main sur les petits producteurs et fusionnent en de grands groupes ou cartels.
Corrélativement à ces vastes mouvements de recapitalisation le secteur bancaire fusionne en 4 ou
5 institutions dans chaque pays pour monopoliser des sommes colossales de capitaux prêts à être
investis dans l’entreprise impérialiste et coloniale de l’ouverture et de la domination des marchés
étrangers. Bien sûr ce mouvement ne date pas d’hier, mais son affermissement se produit en
corrélation avec la financiarisation du capitalisme arrivé à un stade supérieur. L’impérialisme
peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Premièrement, l’épuisement des matières premières.
Secondement, par la relative petitesse des marchés intérieurs véritablement solvables. C’est-à-dire
qu’encore au début du vingtième siècle il n’y a pas encore de véritable classe moyenne capable de
consommer assez pour maintenir les marges de profit constantes. Il en résulte troisièmement la
baisse tendancielle du taux de profit à mesure que se développe la concurrence. D’où le
mouvement de fusion. Quatrièmement, la présence d’une couche de parasites rentiers qui exigent
de bénéficier de forts dividendes. Cinquièmement, en vue du positionnement géopolitique des
grandes puissances : Allemagne Angleterre, États-Unis et France, et en moindre mesure le Japon.

Il en ressort des conséquences de l’impérialisme moderne, pour Lénine, que "la guerre de 1914-
1918 a été de part et d'autre une guerre impérialiste (c'est-à-dire une guerre de conquête, de
pillage, de brigandage), une guerre pour le partage du monde, pour la distribution et la
redistribution des colonies, des "zones d'influence" du capital financier ". Et que donc, il en va de
soi que le capitalisme s'est transformé en un système universel d'oppression coloniale et
d'asphyxie financière de l'immense majorité de la population du globe par une poignée de pays
"avancés". Ce qui nous oblige à affirmer que "le capitalisme a assuré une situation privilégiée à
une poignée d'États particulièrement riches et puissants, qui pille le monde entier".

Le système financier

Cette partie de l’analyse est tout à fait actuelle. Parlant des banques et des institutions prêteuses,
tout comme des grands trusts et cartels, voire des oligopoles et monopoles, Lénine avec une
grande justesse fait ressortir l’interconnexion et l’interdépendance des conseils d’administration.
C’est ainsi qu’une banque place ses hommes au sein du conseil des grandes entreprises qu’elles
ont comme clients. On y voit aussi d’anciens politiciens qui viennent faire la liaison avec les
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gouvernements pour s’entendre sur les politiques d’état qui accordent les parts de marché
intérieures aux cartels. Ce qu’on appelle aujourd’hui le lobbying. Un exemple probant nous est
fourni par une compagnie de chemin de fer. Suite à l’échec du développement immobilier
d’envergure par un gros contracteur, la banque saisit la propriété des lots de terrains. Par la suite
elle plaça un homme sur le conseil de la compagnie ferroviaire et un homme la représenta au
gouvernement. Un nouveau réseau se mit en branle pour desservir le nouveau quartier que
formait l’ancien développement immobilier su nommé. La banque fit alors de gros bénéfices en
revendant les terrains avec une forte plus-value.

La concentration

"Le processus de concentration extrêmement rapide de la production dans des entreprises toujours
plus importantes constitue une des caractéristiques les plus marquées du capitalisme." "On voit
par là que la concentration, arrivée à un certain degré de son développement, conduite d'elle-
même, pour ainsi dire, droit au monopole. Car quelques dizaines d'entreprises géantes peuvent
aisément s'entendre, et, d'autre part, la difficulté de la concurrence et la tendance au monopole
naissent précisément de la grandeur des entreprises. Cette transformation de la concurrence en
monopole est un des phénomènes les plus importants - sinon le plus important - de l'économie du
capitalisme moderne."

L’écrit de Lénine fourmille d’informations et de détails de premier ordre. Elle constitue ainsi une
bonne introduction à la compréhension de l’économie moderne. Et pas besoin de dire que
beaucoup d’économistes, s’ils n’étaient pas mus par des préjugés en défaveur du corpus marxiste,
gagneraient à s’ouvrir les yeux sur une réalité très sombre au sein de leur discipline.
47

L’esprit du capitalisme

La grande œuvre du fondateur de la sociologie allemande, L’éthique protestante et l’esprit du


capitalisme pose certains problèmes pour notre compréhension actuelle. Certains chapitres sont
restés comme intacts et lumineux dans leur démonstration, tandis que d’autres, surtout un en
particulier, nous semblent devenus incompréhensibles à force de détails et d’éruditions. Je crois
bien avoir, par ailleurs, trouver une solution à ce problème. Il suffit de lire en parallèle Le
bourgeois de Werner Sombart. J’utiliserai donc ces deux sources pour entrer dans l’esprit du
capitalisme.

J’aimerais commencer par une sorte d’anecdote. Bien avant le travail effectué dans les fabriques,
on recrutait des familles de paysans pour qu’ils viennent chercher le matériel à utiliser pour
confectionner divers articles à la maison, dans l’espoir que de rémunérer le travail à la pièce
permettrait d’augmenter la productivité, la cadence. Ce fut à certains points un échec qui
s’explique assez simplement. Comme les individus n’avaient que des besoins figés, fixes et non
évolutifs, c’est-à-dire que leurs choix de consommation étaient fort limités, ils n’avaient aucun
intérêt à travailler davantage. Si on augmentait le tarif à la pièce, rien n’y faisait non plus, les
gens produisaient moins d’unités, car l’appât du gain et la volonté de s’éreinter au travail ou de se
réaliser n’existaient que très rarement, contrairement à ce qu’on croit aujourd’hui. (La recherche
du gain pur et simple était étrangère à l'économie précapitaliste)
48

Ce qu’il faut comprendre c’est qu’il a fallu un changement radical d’attitude envers le travail, ce
qu’on nomme une forme d’éthique, pour que les gens acceptent de passer davantage de temps et
de mettre beaucoup plus d’effort à la tâche. Ce changement d’attitude demande une modification
d’éthos, une nouvelle éthique, de nouvelles dispositions, bref ce qu’ont appelé Weber et Sombart,
un nouvel esprit du capitalisme. Il y a bien eu finalement une époque précapitaliste et un esprit
particulier de l’homme, disons du Moyen Âge :

" Avant tout, on cherche, autant que possible, à se procurer des aises. Toutes les fois qu'on
pouvait " fêter ", on le faisait. On ne mettait pas plus d'empressement à s'adonner au travail que
l'enfant n'en met à fréquenter l'école : on travaillait lorsqu'on ne pouvait pas faire autrement,
lorsqu'il était vraiment impossible de se soustraire à la besogne. On ne trouve pas trace de
véritable amour pour le travail économique comme tel (avant une certaine époque) "

Il est important de comprendre et d’aller explorer le passé lointain de nos ancêtres afin de
découvrit que l’époque que nous vivons est bien arbitraire, d’y voir que nous nous comportons
d’une certaine manière qui n’est pas uniquement la seule valable. Il faut parfois sortir des
conditions anthropologiques qui sont les nôtres, car elles peuvent être excessives, voire
dangereuses. Elles peuvent nous mener dans une impasse. Pour cette raison j’aimerais parler un
peu du capitalisme et de son histoire.

L’attitude anticapitalisme de l’aristocratie

C’est un secret pour personne que la noblesse n’aimait pas trop se salir les mains ou se mettre
trop longuement à la tâche. Comme elle n’avait pas à se soucier de sa simple subsistance, elle
développa à peu près partout et à toutes les époques une certaine réticence envers le travail
rémunéré. "Le seigneur méprise l'argent. Il est malpropre, comme sont malpropres toutes les
activités à l'aide desquelles on le gagne." "Mener une existence seigneuriale, c'est vivre
pleinement et largement et faire vivre beaucoup d'autres autour de soi; c'est passer ses jours à la
guerre ou à la chasse et ses nuits dans le cercle joyeux de gais compagnons, en jouant aux dés, ou
dans les bras de jolies femmes; c'est bâtir châteaux et églises, déployer une grande magnificence
et beaucoup d'éclat dans les tournois et autres circonstances analogues, étaler un grand luxe, dans
la mesure, souvent même au-delà, des moyens dont on dispose." On est bien loin ici de la figure
austère du bourgeois calculateur.
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Il nous faut traiter rapidement de la consommation statuaire. À l’époque précapitaliste les besoins
sont fixes et statués ou déterminés en fonction du rang social, du groupe dans lequel nous faisons
partie. "Le besoin lui-même ne dépend pas de l'arbitraire de l'individu, il a acquis avec le temps,
au sein des divers groupes sociaux, une certaine forme et une certaine étendue qui ont fini par être
considérées comme fixes et immuables. C'est l'idée de l'entretien conforme à la position sociale,
idée qui avait dominé toute l'économie précapitaliste." Autrement, il ne convient pas à un
individu de basse extraction de surtravaillée pour posséder une distinction comme un vêtement de
luxe, apanage des classes très favorisées. "L'entretien conforme à la position sociale constitue une
des bases de l'édifice philosophique du thomisme: il faut que les rapports entre l'homme et le
monde extérieur soient soumis à une limitation, subordonnés à un critère. Cette mesure n'est autre
que l'entretien conforme à la position sociale." Les classes sociales étant très accentuées au
Moyen Âge, on comprend que ceci entraînait un véritable frein pour le développement de
l’économie en général, car comme il ne serait y avoir d’ascension sociale dans ces conditions, le
besoin de travailler se faisait ainsi peu sentir, puisqu’il s’agissait de posséder le strict nécessaire
en conformité avec la position occupée dans la hiérarchie sociale. Pour que le capitalisme
devienne généralisable, il faut un esprit qui incite au labeur, à la thésaurisation et aussi un prestige
et une incitation à la consommation.

Le bourgeois

Pour mieux saisir ce qu’est l’esprit du capitalisme, il faut jeter un coup d’œil sur l’apparition d’un
personnage important et déterminant, au 14ième siècle, en Italie : le bourgeois. Il sera considéré,
pour la suite de l’analyse, comme étant un type humain doué de qualités psychiques particulières,
plutôt que comme étant "le représentant d'une classe sociale".

Comment faire pour tracer le portrait d’hommes d’un passé si lointain et combien révolu ? C’est
évidemment en utilisant les sources écrites de l’époque. Nous possédons justement un ouvrage du
grand humaniste Léon-Battista Alberti (1404-1472), del governo della famiglia, qui nous donne
un aperçu des préoccupations des hommes du Quattrocento. "On doit à Alberti les célèbres livres
sur le gouvernement de la famille, dans lesquels on trouve déjà tout ce que Defoe et Benjamin
Franklin diront plus tard en anglais. Mais les livres de famille d'Alberti nous sont encore précieux
pour cette autre raison que, d'après ce que nous savons, ils ont déjà été beaucoup admirés et lus
par ses contemporains, qu'ils ont été, dès leur apparition, considérés comme un traité classique
que d'autres pères de famille ont, dans leurs chroniques et mémoires, reproduit soit en totalité,
50

soit en extraits.

Nous sommes donc autorisés à penser que cet ouvrage et bien d’autres encore, qui constituait des
œuvres d’édification et d’instruction reflète une manière de voir générale, celle notamment du
monde des affaires".

Que nous dit ce traité ? En premier lieu il discute de la rationalisation de la conduite économique.
L’homme doit s’occuper de ses affaires, il peut en parler et même se vanter de ses bons coups. Ce
qui est assez inusité chez les gens de fortune, si on se souvient que l’économie au Moyen Age,
chez les couches aisées est une économie de dépenses, où il importait assez peu que l’on dépense
davantage que ce que nous apportaient nos revenus. "Cette recommandation constituait à l'époque
une nouveauté inouïe, du fait que c'était des grands, des riches qui commençaient à penser ainsi.
Qu'un petit portefaix ne songe qu'à ses sous ou qu'un petit boutiquier passe sa vie à chercher à
équilibrer ses recettes et ses dépenses, rien de plus naturel. Mais le riche, le grand! Que l'homme
qui pouvait dépenser autant, sinon plus, que le seigneur de jadis, fasse des problèmes
d'administration économique l'objet de ses réflexions et préoccupations, voilà ce qui était
nouveau, d'une nouveauté inouïe!" D’où le précepte suivant : "que vos dépenses ne dépassent
jamais vos revenus".

Ce qui nous amène à l’esprit d’épargne. Autrement dit, dépenser moins que ce que l’on possède.
Il s’agit de "l'épargne conçue comme une vertu. Le maître de maison économe devient l'idéal des
hommes riches, en tant qu'ils sont devenus bourgeois ". Et on trouve cette jolie maxime : "un sou
épargné me fait plus d'honneur que cent sous dépensés". Ainsi que celle-ci: "redoute, comme un
ennemi mortel, toute dépense superflue"; " autant la prodigalité est mauvaise chose, autant
l'épargne est bonne, utile et digne d'éloges"; "l'épargne ne nuit à personne et est utile à la famille";
"nulle dépense ne doit dépasser la limite de ce qui est absolument nécessaire".

L’économie domestique porte ainsi sur trois choses qui nous appartiennent : notre âme, notre
corps et surtout notre temps. Ce qui anticipe la fameuse phrase de Benjamin Franklin : "le temps,
c’est de l’argent". Ce qui donne comme conseils : "je m'efforce toute la vie de faire des choses
utiles et honorables" ; "je ne me sers de mon corps, de mon âme et de mon temps que d'une façon
rationnelle. Je m'attache à en conserver le plus possible et à en perdre le moins possible" ; "il
s'agit seulement de bien répartir votre temps. Celui qui sait ne pas perdre son temps, peut faire à
peu près tout ce qu'il veut: et celui qui sait bien employer son temps, ne tarde pas à devenir maître
51

de toutes les besognes qu'il doit accomplir".

Tout au long des siècles suivants nous verrons un assez grand nombre de traités du même genre
chez différentes nations. Mais le point culminant du parfait petit bourgeois sera les écrits et
l’attitude de Benjamin Franklin. "Le bon sens et la modération de cet Américain sont tout
simplement stupéfiants. Chez lui tout devient une règle, tout est exactement pesé et mesuré,
chacune de ses actions respire la sagesse économique".

Écoutons-le : "Si tu aimes la vie, ne gaspille pas le temps, car le temps est la substance de la vie...
Que de temps inutile nous dépensons à dormir, sans penser que le renard qui dort n'attrape pas de
poules et qu'on aura encore l'occasion de dormir en toute éternité, une fois au tombeau...". "Mais
si le temps est la plus précieuse des choses, le gaspillage de temps est le plus criminel des
gaspillages... Le temps perdu ne se retrouve pas, et toutes les fois que nous disons que nous avons
le temps, nous nous trompons : le temps dont nous disposons est toujours trop court"

"Toute la sagesse de Franklin se résume dans ces deux mots: application et tempérance ("industry
and frugality"). Il n'y a pas d'autres voies qui conduisent à la richesse. " Ne gaspille ni temps ni
argent; fais de l'un et de l'autre le meilleur emploi possible ". "

Finalement, comme le bourgeois est celui qui conclut des affaires avec son capital amassé, quelle
doit être son attitude en toute chose ? Qu’est-ce qui l’aide à réussir dans sa vie de commerçant, de
négociant ou d’industriel ?

"On doit vivre correctement : telle devient pour le bon commerçant la suprême règle de conduite.
On doit s'abstenir de tout écart, ne se montrer que dans une société convenable; on ne doit être ni
buveur, ni joueur, ni coureur de femmes; on ne doit manquer ni la sainte messe, ni le sermon du
dimanche; bref, on doit se montrer, même dans son attitude extérieure, et cela pour des
convenances commerciales, bon "bourgeois", car cette manière de vivre selon la morale est de
nature à relever et à affermir le crédit de l'homme d'affaires."

L’esprit du capitalisme

Beaucoup de malentendus ont suivi la publication de L’éthique protestante et l’esprit du


capitalisme. La première des erreurs d’interprétation fut de croire que Weber faisait d’écouler la
52

naissance du capitalisme moderne de la Réforme protestante. Il le dit clairement ainsi : "j’ai


qualifié d’absurde la supposition selon laquelle on pourrait faire dériver le système économique
capitaliste de motivations religieuses en général, ou de l’éthique de la profession-vocation propre
à ce que j’ai appelé le protestantisme ascétique (puritanisme)." Par contre, il est plus juste de dire
les choses de cette manière : "l’éthique de la profession-vocation propre à la Réforme a fait partie
sans aucun doute des éléments qui ont favorisé le développement économique", qui se sont en
quelque sorte trouvés à être des "forces motrices de ce développement". Il y a une raison à tout
cela. Le capitalisme a existé à différentes époques de l’histoire. On retrouve un capitalisme
antique comme un capitalisme féodal, selon Weber. Alors que pour Sombart il est préférable de
caractériser les formes de capitalisme qui précédèrent la modernité de précapitalisme, et de dire
qu’à ces époques il manquait l’esprit pour donner toute l’ampleur aux mécanismes de
déploiement économique.

Bref résumé

Pour la religion catholique, à une certaine époque (environ 1200) fut instaurée l’obligation de la
confession. Par cet acte particulier, le croyant avait la possibilité de demander le pardon pour ses
péchés mineurs. Ce qui relâchait la tension que pouvait faire naître la peur d’être réprouvée et
condamnée à l’enfer. Il suffisait dans la vie d’un homme de multiplier les bons actes de vertu
pour parvenir à contrebalancer les actes impies répréhensibles et condamnés par la religion. Pour
ce qui en est du protestantisme, c’est une toute autre histoire. Car quand bien même le croyant
aurait mené une vie presque parfaite selon les préceptes moraux, il n’est aucunement assuré de la
rédemption. La damnation vient frapper toute personne sans raison valable. Dieu décide de
manière arbitraire de la prédestination du croyant. Ce qui à l’origine crée une angoisse certaine.

En d’autres mots : "nous ne pouvons pas savoir si nous sommes prédestinés, nous ne pouvons pas
savoir si après notre mort nous serons sauvés ou damnés. Seul Dieu décide, selon son bon plaisir.
(…) Notre sort ne dépend pas de nos œuvres. C’est-à-dire que ce n’est pas parce que nous
accomplirons de bonnes œuvres, des œuvres de charité, que nous serons sauvés. Dieu décide de
façon gratuite." Comment savoir, sous ces conditions, si "nous avons retenu l’attention de Dieu, si
nous sommes sur la voie de la rédemption ?" La réponse est dans toute l’histoire des idées, une
des plus stupides façons de régler un problème fondamental. C’est par notre réussite économique,
notre enrichissement que Dieu portera attention à nos oeuvres. Ou si on aime mieux : la preuve
53

que Dieu est avec nous et nous a choisis se manifeste par notre réussite monétaire et
entrepreneuriale. Seulement, il y a autre chose qui se surajoute. C’est l’austérité et le contrôle de
soi. Il ne faut pas à mesure de l’enrichissement dépenser inconsidérément. Au contraire, on doit
vivre avec le strict nécessaire et ainsi thésauriser. Économiser pour pouvoir se bâtir un capital qui
pourra être réinvesti dans une nouvelle entreprise ou pour faire augmenter les affaires au sein
d’une entreprise déjà existante. Donc, c’est par notre vocation, profession, métier, avec loyauté et
probité, ardeur et austérité, en produisant un travail de qualité qu’on en vient probablement à être
sur la voie de la rédemption. C’est en quelque sorte l’attitude par excellence qui donna un
nouveau tremplin au développement du capitalisme moderne.
54

L’hypermodernité

Pour Gilles Lipovetsky nous serions passés à une nouvelle époque de l’histoire. Après la
modernité et la postmodernité, nous serions présentement entrés dans une nouvelle ère qui se
nomme, par convention, hyper- modernité. Afin de mieux y voir clair, il nous faut revenir un peu
en arrière.

La modernité

Si l’on suit la périodisation anglo-saxonne, la modernité se divise en trois sous-périodes. La


première, l’époque moderne antérieure commence en 1492, et se termine en 1792. La seconde,
l’époque moderne 1, débute en 1792, et se termine en 1920 avec la signature du traité de
Versailles. Enfin la dernière, l’époque moderne 2, débute en 1920 jusqu’à nos jours. Elle est aussi
appelée l’époque contemporaine. Pour d’autres auteurs, la modernité s’achève quelque part à la
fin des années 50 ou 60, pour donner lieu à la postmodernité.

La modernité se caractérise par un long processus de retrait des conditions socio-économiques qui
avaient court au Moyen Âge. Une quasi-découverte particulière et qui sera destinée à un grand
avenir et qui jouera un rôle fondamental dans le bouleversement des structures de pensée est
l’invention de l’imprimerie. Avec celle-ci l’individu apparaît comme un agent qui peut
maintenant se soustraire de la tradition et de l’interprétation collective et commune des
connaissances. C’est justement à partir de la traduction de la Bible en allemand et à sa diffusion
qu’apparaissent les mouvements de dissidence que furent le luthérianisme et le calvinisme.
55

Désormais l’individu moderne pourra contester la parole sacrée et l’interpréter selon ses
préoccupations et ses besoins. Naîtra alors toute une panoplie de sectes qui tenteront de trouver
un sens dans l’interprétation des Saintes Écritures. Mais surtout qui produiront et élaboreront une
ascèse intramondaine qu’ils utiliseront pour gouverner leur existence comme sujet économique
capitaliste. Ce qui nous amène à un nouvel agent : le bourgeois. Pour Sombart, cette personne est
particulièrement importante, car il est le représentant le plus typique de l’esprit de la modernité,
"en tant que variété humaine, douée d'un certain ensemble de facultés morales et intellectuelles".
Parler du bourgeois, c’est faire "l’histoire morale et intellectuelle de l'homme économique
moderne".

Et ce qui caractérise en dernier lieu la modernité c’est l’émergence des États-nations comme
"espaces géographiques définis et disposant de marchés unifiés de taille adéquate pour la
modernisation économique".

Donc la modernité apporte un certain nombre de changements. Économique, avec le


développement du capitalisme. Politique, avec la formation des États-nations et des empires
coloniaux. Au sein de la religion, suite à la Réforme. Dans la pensée, avec l’humanisme qui
succède lentement à la scolastique. Dans les sciences, avec la promotion de l’observation des faits
et l’empirisme. Et dans les arts, suite à la Renaissance italienne.

Le progrès

Avant l’époque moderne, le futur n’était pas un horizon envisageable. Dans les récits de
l’antiquité, on situait l’âge d’or dans un passé lointain. Et, bien sûr, le présent et le futur étaient
condamnés comme déchéance face aux anciennes conditions de vie idéales. Il est admis que ce
serait le christianisme qui aurait introduit la préoccupation d’un futur sous la forme d’un royaume
des cieux. Ce que l’on nomme eschatologie, c’est l’ensemble des récits portant sur le sort ultime
de l’homme et de son univers. La modernité s’inscrit ainsi dans la continuité de ces récits
puisqu’elle invente l’idée du progrès infini. D’un progrès sécularisé qui offrira aux hommes de
meilleures conditions grâce aux innovations techniques et aux progrès des sciences. Le futur
devient le "lieu du bonheur et la fin des souffrances". L’organe, si on peut dire, qui présidera à
l’instauration de ce monde meilleur serait la Raison, qui crée "les conditions de la paix, de
l’équité et de la justice". Plus tard la Raison deviendra instrumentale et permettra de générer une
maximisation de l’efficacité et du rendement accru. Mais avec les conflits sanglants du 20ième
56

siècle, l’optimisme propre aux Lumières et au scientisme a perdu son caractère positif. Avec
Foucault on en vint à considérer que les techniques modernes de discipline, qui consistaient à
contrôler les hommes, à les normaliser et à les standardiser, si elles avaient réussi à les rendre
plus productifs, avaient néanmoins dressé les individus et, par conséquent, asservit leurs facultés
pour mieux les dépersonnaliser. Sous ce point de vue juste, mais périmé, nous étions tous dévoyés
par la technique et le libéralisme marchand. Ici s’arrête ce constat d’une autre époque, puisque à
quelque part à la fin des années soixante, nous sommes entrés dans une autre période : le
postmodernisme.

La postmodernité

Plusieurs inventions peuvent être considérées comme étant les vecteurs de la postmodernité. Ce
serait, en premier lieu, l’augmentation exponentielle du stockage de l’information par la
découverte des semi-conducteurs. Secondement, ce serait par la modification des moyens de
mettre en marché les produits de consommation standardisés. Après la guerre, l’économie
fonctionnait très différemment du fonctionnement actuel. "C’était l’ère de la production de masse.
Sur chaque grand marché de produits, quelques grands producteurs se partageaient les clients et
pouvaient répercuter les hausses de salaire sur les prix. L’emploi était stable, les inégalités
faibles, le système prévisible." Par la suite, "il y a eu mondialisation parce qu’il y a eu de
nouvelles technologies - de l’information, mais aussi du transport avec les cargos et les
conteneurs. Il y a eu déréglementation parce que de nouvelles industries ont poussé à l’ouverture
pour se faire une place. Au fond, ce sont les nouvelles technologies qui sont à la racine du
changement".

Vient par la suite la publicité. Bien qu’elle se généralise dans les années cinquante, c’est un peu
plus tard que seront appliqués des moyens sophistiqués pour atteindre le consommateur par une
publicité mieux adaptée aux classes d’individus et à leur corde sensible. À partir de ce moment,
c’est vers un hédonisme bien affirmé et sans complexe que s’orientent les techniques de mise en
marché. Pour Gilles Lipovetsky, c’est par "la logique de la séduction, du renouvellement
permanent (…) qu’à émergé le monde postmoderne." C’est donc de la mode qu’il s’agit. Et on se
demande qu’est-ce qu’un phénomène aussi futile vient faire dans cette histoire très sérieuse qui
parle de transformation de l’être humain. Outre le fait que la mode vient diriger notre attitude
devant les produits de consommation, elle met en échec les anciennes tendances qui, elles,
préconisaient la tradition. C’est vers une nouvelle phase du capitalisme que s’oriente la société
57

puisque toute forme de produit devient obsolète lorsqu’une nouvelle ligne de produits apporte un
nouvel attrait ou une nouvelle tendance. Si la modernité avait commencé à orienter l’individu
vers le futur et déconsidérer progressivement le passé et ses traditions ce n’est seulement qu’à
partir de la postmodernité que seront complètement reléguées aux oubliettes les anciennes
grandes structures de sens. Désormais, et c’est justement la signification de l’individualisme,
c’est par la réflexion personnelle que s’oriente les choix et les décisions importantes que doivent
prendre les individus. Ce qui fait que de la morale nous sommes passés à l’éthique. Mais ce n’est
pas sans heurt. Paradoxalement, il coexiste deux logiques à l’ère postmoderne. L’une,
l’individualisme, l’autre "la désagrégation des structures de normalisation" produisent le contrôle
de soi ou l’anomie individuelle, le "surinvestissement prométhéen ou le manque de volonté
totale." Ces deux logiques génèrent des habitudes de vie contradictoire comme la phobie de la
minceur ou l’obsession de la santé tout comme l’opposé, soit l’obésité et des comportements
alimentaires néfastes.

Ce qui veut dire que s’il y a des gains d’autonomie il y a aussi de nouvelles formes de
dépendance. "L’hédonisme postmoderne est bicéphale, déstructurant et irresponsable pour certain
nombre d’individus, prudent et responsable pour la majorité". Il semblerait qu’une libération des
anciennes structures sociales vers plus d’autonomie individuelle et de recours à la raison soit
assez bénéfique pour certains, mais qu’il y aurait d’autres candidats qui souffriraient de l’absence
de contrôle et de la disparition des normes traditionnelles d’encadrement. C’est comme si la
postmodernité avait amené un grand rêve de libération trop ambitieux ou peut-être trop
rapidement.

L’hypermodernité

Il est normal que dans le passage d’une période à une autre qu’il y ait continuité sous certains
rapports et coupure radicale sur d’autres rapports. On pourrait parler de reconfiguration, puisque
certaines contraintes disparaissent pour laisser la place à de nouvelles formes ou structures
sociales. Il en est de même pour les valeurs, certaines s’effacent, d’autres perdurent, comme les
droits de l’homme ou l’égalité.

En ce qui a trait à la consommation, la deuxième phase qui correspondait à la taylorisation


postmoderne a fait place à une troisième période : l’hyperconsommation hypermoderne. Celle-ci
58

fonctionne de moins en moins sur le modèle des affrontements symboliques ou de la


consommation statuaire. On ne consomme plus pour se démarquer et établir notre rang social.
"Chacun consomme pour se faire plaisir plutôt que pour rivaliser avec autrui". "L’époque
contemporaine voit s’affirmer un luxe de type inédit, un luxe émotionnel, expérientiel,
psychologisé, substituant la primauté des sensations intimes à celles de la théâtralité sociale".
D’un Narcisse postmoderne, libertaire et jouisseur, nous sommes passés à l’hyper narcissisme qui
se veut responsable, organisé, performant et flexible. "La responsabilité a remplacé l’utopie
festive et la gestion, la contestation : tout se passe comme si nous ne nous reconnaissions plus que
dans l’éthique et la compétitivité, les régulations sages et la réussite professionnelle". Mais peut-
on vraiment dire que Narcisse est véritablement gestionnaire si on considère que
l’hyperconsommation a détruit le vieux réflexe de l’épargne. C’est plutôt à une généralisation de
l’endettement que l’on assiste. Est-il aussi si performant ? On a qu’à penser au phénomène de
dépression et de fatigue au travail. Est-il responsable ? Dans ce cas-ci, évoquons cette espèce de
schizophrénie dans laquelle certains gestes de consommation exigent le prix le plus bas, qui
enfreint les exigences environnementales et les droits du travail, alors que comme citoyens ils
demandent que soient respectées les règles de l’échange juste.

Durant la période précédente (postmoderne) il existait encore des idéaux de conquête sociale
globale. Ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, ce qui compte c’est la défense des intérêts
corporatistes, tels les pensions de vieillesse et les salaires. On ne croit plus à l’amélioration des
conditions générales. C’est tout le rapport au présent qui a changé avec la précarisation de
l’emploi et la peur du chômage. Devant un avenir incertain, on ne peut être qu’inquiet. Le sujet
hypermoderne est rongé par l’inquiétude et l’insécurité.

Pour certains "la crainte s’est imposée à la jouissance, l’angoisse à la libération". Pour d’autres, je
crois et j’espère que c’est beaucoup mieux.
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Du conflit comme élément fondateur d’une communauté

Il peut paraître paradoxal que le conflit puisse fournir les éléments propices à la cohésion et à
l’esprit communautaire. C’est pourtant ce que proposent certains chercheurs en sciences sociales.
Ils rejettent ainsi "catégoriquement l’idée qu’il soit possible ou même souhaitable que les sociétés
modernes établissent une espèce de consensus autour de la vie droite fondée sur des valeurs ou de
normes éthiques positives communément acceptées". L’idée est surprenante à plus d’un point de
vue, mais chose certaine il faut s’entendre sur l’intensité des conflits et mentionner que certains
conflits de basse intensité et ré solvable aisément se prête bien à la cohésion, alors que d’autres
conflits, de grandes intensités, ont souvent fait voler en éclat les sociétés, pour ne pas dire
ensanglanter certaine période de l’histoire. C’est justement à la politique que revient l’activité
civilisatrice qui consiste à trouver l’entente au sein des conflits. En d’autres mots, "la cohésion
des divers groupes procède de leur pratique politique, non de leur entente sur des principes
fondamentaux". Cette formule est un peu exagérée. Car il y a bien certains principes qui doivent
être partagés. Le principal serait que l’on soit forcé d’admettre la nécessité d’opérer des
accommodements pour arriver à une relative paix sociale. "L’avènement de la démocratie s’est
généralement produit non parce que les gens souhaitaient cette forme de gouvernement, ni parce
qu’un large consensus s’était formé autour de valeurs fondamentales, mais parce que divers
groupes s’étaient longtemps pris à la gorge avant de s’avouer, finalement, incapable d’avoir le
dessus et d’admettre la nécessité d’un accommodement."

Deux types de conflits

Au sein de la société de marché, un grand nombre de conflits porte sur la répartition de richesse
du "produit social entre classes, secteurs ou régions". Ils sont divisibles, puisque chacune des
parties prenantes peut céder une certaine proportion de leurs revendications. Ce sont des conflits
de type "plus ou moins" qui se prêtent bien à la négociation. La fameuse lutte des classes en fait
partie. On parle dans ce cas de possibilité de bricolage.

La deuxième catégorie de conflits est de type "ou-ou", non divisible et "caractéristique des
sociétés déchirées par des rivalités ethniques, linguistiques ou religieuses". Ce sont des conflits
marqués par l’intransigeance et les préjugés.
60

La période d’après-guerre, qui apporta une grande prospérité, était donc propice au règlement des
conflits de type plus ou moins. Depuis peu, on assiste à la résurgence des conflits non divisibles
(ou-ou). Par conséquent, l’idée de départ, qui prétendait que les conflits pouvaient créer de la
cohésion, s’applique surtout aux conflits du premier type (plus ou moins).
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Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie

Si avec la publicité et le marketing on cherche à vendre un produit, avec la propagande les


instances politiques ou les pouvoirs en place tendent à implanter des valeurs et des idées. En fait,
le but visé est de transformer la perception qu’ont les citoyens face à des événements ou à des
personnalités publiques que l’on met en scène pour servir des objectifs précis. Ce sera donc par la
manipulation des informations qui font appel aux émotions et aux sentiments que l’on essaiera,
grâce aux connaissances en psychologie sociale, de faire en sorte que la masse des individus
accepte certains projets par assentiment. Pour Edward Bernays, neveu de Freud, et habile
interprète des découvertes de Gustave Le Bon, sur la psychologie des foules, la manipulation est
souhaitable en démocratie puisque les masses manifestent une certaine cécité qui doit être
corrigée par la propagande de toute sorte.

" La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses
joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social
imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays ". Le pouvoir
de ce gouvernement "s’exerce davantage sous la forme d’interactions coordonnées a posteriori
par la convergence d’intérêts que celle d’un complot savamment organisé". "Le plus souvent, nos
chefs invisibles ne connaissent pas l’identité des autres membres du cabinet très fermé auquel ils
appartiennent"
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The Market Experience

Dans The Market experience, Robert Lane traite de l’institution du marché et de ses effets sur la
somme totale de bonheur humain, délaissant ainsi les marqueurs traditionnels socio-économiques
que sont le PNB par habitant, le taux de chômage, le niveau de scolarisation, l’alphabétisme, etc.
Il sera amené, de cette manière, à prendre en compte l’amour-propre, l’amitié, la satisfaction au
travail, la gratification et, globalement, le bonheur que peuvent ressentir les individus face au
marché et au libéralisme. La question est donc de prendre conscience et d’évaluer quels sont les
effets du marché sur les relations personnelles et sur la dimension psychologique de la
personnalité.

Son analyse se veut avant tout modérée, et il est bien loin de reprocher au marché de "subvertir
toutes les relations humaines ou de miner les fondements éthiques de la société" comme bien des
contempteurs de la modernité et du capitalisme l’ont trop souvent formulé. Pour lui les effets
bénéfiques sur l’amour propre sont indéniables, à condition de posséder un travail gratifiant. Il ne
croit pas non plus aux thèses de la marchandisation des relations humaines ou à la déqualification.

Ce qu’il faut, pour lui, c’est rompre avec la primauté du marché. Par un étrange constat, il croit
que le travail créatif "décroît lorsqu’il est directement rémunéré". Et "il semble ainsi que le
marché ne soit pas capable d’exploiter un certain nombre d’énergies créatrices très précieuses qui
ne se manifesteront qu’à condition de n’être pas suscitées par des gratifications monétaires."

Pour ce qui en est de la dimension complexe du bonheur, de la vie familiale, de l’amitié, de la


maîtrise de notre vie et du sens qu’on lui donne, il semblerait que ceux qui échouent dans ces
domaines soient tentés de compenser sur le marché du travail, en espérant réussir et parvenir par
un moyen détourné à une forme de contentement qui pourrait venir remplacer le bonheur. Le
marché en vient dans ce cas à nous détourner des activités essentielles, en promettant, en faisant
miroiter plus que ce qu’il ne donne réellement. Mais cette course à l’enrichissement monétaire
n’est pourtant pas que néfaste. Keynes disait bien que "la possibilité de gagner de l’argent et de se
constituer une fortune peut canaliser certains penchants dangereux de la nature humaine dans une
voie où ils sont relativement inoffensifs. Faute de pouvoir se satisfaire de cette façon, ces
penchants pourraient trouver une issue dans la cruauté, dans la poursuite effrénée du pouvoir et de
l’autorité personnelle, et dans d’autres formes de l’ambition égotiste". Lane serait peut-être
d’accord avec lui en substance, mais il n’en demeure pas moins que la quête des richesses
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détourne de l’accomplissement du bonheur, de la recherche de la beauté et de la vérité, qui, elles,


ne se nourrissent pas des mêmes ingrédients que l’on retrouve sur le marché.
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La reproduction

L’industrialisation forcée de l’URSS, sous la gouverne de Staline, fut précédée par un débat à
caractère économique, pour tenter de déterminer quelle serait "la bonne politique en matière
d’investissement et de choix industriels ". On en vint ainsi à préconiser l’industrie lourde, la
mécanisation et, bien sûr, l’armement. Tout ceci se fit au détriment de la production des biens de
consommation. Cette préférence pour les biens d’investissement productif remonte au tome 2 du
Capital. Dans son analyse de la reproduction du capital social, Marx opère une distinction entre
reproduction simple et reproduction élargie du capital. Dans la section un (la reproduction
élargie), il considère comme biens d’investissement "les moyens de production destinés par leur
forme à la consommation productive". Alors que dans la section deux (la reproduction simple), il
inclut les "simples moyens de consommation, marchandises destinées par leur forme à la
consommation individuelle de la classe capitaliste et de la classe ouvrière".

Même s’il ne le dit pas explicitement, il apparaît que la reproduction élargie, celle des biens
d’investissement productif, est prioritaire et préférable pour le développement économique, alors
que la simple consommation individuelle contribue peu à l’accroissement de la richesse
économique. Théoriquement, l’idée est valable, mais on sait avec l’expérience, aujourd’hui,
qu’une économie qui ne développe pas l’offre de biens de consommation n’atteindra pas le stade
optimal.

Sauf qu’il y a sûrement un juste milieu à atteindre entre la situation qui fut celle de l’Union
Soviétique, soit la pénurie de biens de consommation ordinaire, et la nôtre, où le gaspillage de la
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production jetable atteint des niveaux sans précédent


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La corruzione

Machiavel employait un terme précis, la corruzione, non pas pour évoquer l’état de corruption, le
népotisme ou toute forme de détournement des richesses au profit d’une minorité, mais il
entendait par ce mot illustrer la dégradation ou la ruine de l’esprit public (nous ajouterions,
aujourd’hui, l’esprit civique). Et de quelle façon la corruzione opère ? Disons que c’est par la
«concentration exclusive de l’effort individuel sur les intérêts personnels».
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Éris

Hésiode, le poète grec, considérait, dans sa Théogonie, l’Éris, la Lutte, comme étant purement
destructrice et éternel facteur de dissension. Mais il corrigea son point de vue dans son ouvrage
suivant. Dans Les travaux et les jours, au tout début du poème, il distingua deux types de lutte :
l’une qui "fait grandir la guerre et les discordes funestes, la méchante !" ; l’autre qui est "bien plus
profitable aux hommes. Elle éveille au travail même l’homme au bras indolent(…) : tout voisin
envie le voisin empressé à faire fortune. Cette lutte-là est bonne aux mortels".
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Deux siècles de rhétorique réactionnaire

À la fin des années quatre-vingt, Albert Hirschman se met à l’écriture d’un livre, dans un premier
temps, sous la forme d’un pamphlet : Deux siècles de rhétorique réactionnaire. Le but principal
était de réagir contre les positions néoconservatrices agressives qui tentaient de miner la politique
économique sociale. Pour les décideurs étatsuniens, il était temps d’en finir avec le
keynésianisme et les politiques interventionnistes. C’est ainsi que toute une panoplie de
chercheurs, avocats intéressés, provenant des officines et des instituts économiques engagèrent
une lutte à finir pour disqualifier tout ce qui s’apparentait de près ou de loin à l’État-providence.

Périodisation

En 1949, le sociologue T.H. Marshall fit une célèbre conférence dans laquelle il distinguait trois
dimensions importantes de la citoyenneté : la dimension civile, la dimension politique et la
dimension sociale. Pour lui, ces conquêtes de la citoyenneté se firent par étapes. Réservant en
gros un siècle pour chacun de ces avancés qui sont ou qui furent des luttes pour instaurer des
droits nouveaux. D’une certaine manière la modernité commence au 18ième siècle avec la
"bataille pour l’instauration des droits civils". Donc la liberté de parole, la liberté de penser, le
libre choix de pratiquer sa religion, l’égalité devant la loi, bref, les droits de l’homme et la
doctrine du droit naturel, tels qu’ils furent conquis durant la révolution américaine et la
Révolution française. La deuxième étape se joue au 19ième siècle et ce sera le droit au suffrage
pour une couche de la société de plus en plus nombreuse, en attendant le suffrage universel. Ce
sont alors l’élaboration des droits politiques, la possibilité de participer à l’exercice du pouvoir.
69

Vient par la suite, au 20ième siècle, l’appropriation des droits sociaux : l’instruction, la santé, la
sécurité et le bien-être économique, l’assurance-chômage et la retraite. On explique, par ailleurs,
cette dernière conquête de l’humanité ainsi : au sortir de la Deuxième Guerre, comme il fallait
soulager de la misère et sortir d’un régime de privation, la priorité fut mise sur la protection
sociale. Il faut dire que le redémarrage rapide de l’économie permit justement de créer assez de
richesse pour qu’elle soit redistribuée.

Il faut ajouter ceci. Comme il fallait s’y attendre, à chacune des trois périodes, les gouvernants et
les possédants qui se trouvaient dans une position relativement confortable s’opposèrent avec
violence à toute forme de réforme en utilisant, et c’est ce qui est vraiment intéressant, toujours les
mêmes arguments. Soit, en fait, pour Hirschman, trois thèses réactionnaires. Il est à noter que ces
luttes entre la conservation des privilèges et entre les réformes se firent avec beaucoup
d’acharnement, de violence et de souffrance, puisqu’il est établi que "les grands progrès de la
civilisation sont des processus qui conduisent presque à leur perte les sociétés où ils se
produisent". Il faut aussi dire que les conservateurs, ceux qui craignent le changement, s’ils
mettent toujours en garde les réformistes du danger que peut produire toute forme d’ambition qui
prétend changer les choses en place, n’ont jamais aucune solution institutionnelle de
remplacement.

Les trois thèses pour disqualifier les tenants des réformes sont les suivantes : 1- L’effet pervers :
"toute action qui vise directement à améliorer un aspect quelconque de l’ordre politique, social ou
économique ne sert qu’à aggraver la situation que l’on cherche à corriger. 2- La thèse de l’inanité:
"toute tentative de transformation de l’ordre social est vaine", rien ne changera. 3- La thèse de la
mise en péril : "le coût de la réforme envisagée est trop élevé, en ce sens qu’elle risque de porter
atteinte à de précieux avantages ou à des droits précédemment acquis".

La thèse de l’effet pervers

L’effet pervers suppose que les structures sociales sont éminemment complexes et que la relative
stabilité atteinte à une certaine époque tient pratiquement du miracle. Ce qui fait que toute action
qui voudrait changer ou améliorer la situation risque de perturber l’état d’équilibre et d’engendrer
des effets contraires à ce qui était voulu au départ. D'une certaine manière, "les mesures destinées
à faire avancer le corps social dans une certaine direction le feront effectivement bouger, mais
dans le sens inverse. L’exemple par excellence étant la Révolution française qui, souhaitant
70

instaurer la Liberté, l’Égalité et la Fraternité, s’est rapidement transformée en son contraire : la


Tyrannie et la Terreur. Évidemment, dans ce cas-ci il ne s’agissait uniquement de réforme, mais
de "reconstruire la société tout entière".

"Cette thèse marque un tournant décisif d’ordre idéologique, le passage des Lumières au
romantisme, de la foi optimiste dans le progrès au pessimisme". C’est l’exact opposé de la main
invisible, en économie, qui venait remplacer le rôle que la Providence jouait dans les sociétés pré
sécularisées. Incidemment, chez Adam Smith des comportements comme l’intérêt personnel, qui
peut paraître répréhensible selon le christianisme, concourent au "bien public en favorisant la
prospérité générale." Pour Edmond Burke, qui réagit fortement devant la Révolution de France,
c’est l’exact opposé : des intentions vertueuses, les réformes sociales, en particulier le droit de
vote, dégénèrent en résultats désastreux. C’est ce même Burke qui écrivit que "le métier de
perruquier ou de chandelier ne peut être pour personne un titre d’honneur –pour ne rien dire
d’occupations plus serviles encore (…). C’est l’État qui est opprimé quand on leur permet (…) de
le gouverner.

Cent ans plus tard (au 19ième siècle), avec les progrès de La psychologie des foules, Gustave Le
Bon prétendra que les foules sont peu aptes au raisonnement, ce qui augure très mal pour la
démocratie basée sur le suffrage étendu. Il dira même "que la démocratie parlementaire, sensible
à la pression constante des intérêts particuliers, pousse à l’augmentation incessante des dépenses
publiques".

Pour ce qui en est des droits sociaux, au 20ième siècle, les économistes, qui ont remplacé la main
invisible par le marché autorégulé, considéreront que "toute mesure prise par les pouvoirs publics
en vue de modifier les rapports de marché, par exemple le niveau des prix et des salaires, apparaît
automatiquement comme une ingérence nuisible dans de bénéfiques mécanismes d’équilibre".

Mais qu’en est-il au juste de cet argument de l’effet pervers ? Est-ce que les conséquences
malheureuses d’une réforme peuvent être reprises en charge et corrigées ? Oui, évidemment. Car
les réformes politiques et sociales sont "un processus répétitif et cumulatif, qui permet
d’incorporer constamment les leçons d’hier dans les décisions d’aujourd’hui. C’est ce processus
d’apprentissage qui fait que les risques d’effets pervers ont de bonnes chances d’être repérés et
réduits, voir éliminés".
71

La thèse de l’inanité

La thèse de l’inanité postule que les structures profondes de l’ordre social restent inchangées quoi
que l’on fasse. S’il y a eu modification ce n’est qu’accessoirement et qu’au niveau de la façade.
Rien n’est en fait changé. Pour cette raison il est évidemment inutile de vouloir réformer ou ré
agencer les fondements qui demeurent toujours intacts. Cette thèse a quelque chose de
démoralisant et de démobilisant. Elle est aussi très efficace pour refroidir l’idéalisme en politique
et l’interventionnisme économique. À la fin du 19ième siècle, Pareto et Mosca diront tous deux à
peu près la même chose. "Toute société, quelle que puisse être son régime politique déclaré est
divisé en deux couches, les gouvernants et les gouvernés ou l’élite et la non-élite." Introduire le
suffrage universel ne change rien à la donne La majorité ne gagne aucun pouvoir réel en
instaurant un régime démocratique parlementaire. En fait, "toute société organisée se compose
d’une énorme majorité qui ne dispose d’aucun pouvoir politique et d’une petite minorité qui
détient tout le pouvoir, à savoir la classe politique". Mosca ira même jusqu’à se moquer des
grands penseurs de la politique (Aristote, Montesquieu, Machiavel) en soulignant que les
distinctions entre les différents régimes politiques sont inutiles, que ce soient démocraties,
monarchies, républiques ou aristocraties, rien ne permet de faire de pareilles nuances inutiles, car
il n’y a que deux classes : les gouvernants et les gouvernés. Poussant encore plus loin le cynisme
il déclarera que ce sont "les amis du député qui le font élire. En tout état de cause, une
candidature est toujours l’œuvre d’un groupe que réunit une visée commune, d’une minorité
organisée qui impose fatalement ses volontés à la majorité désorganisée". Ainsi, "le fondement
juridique ou rationnel de tout système politique qui recourt aux élections pour assurer la
représentation des masses populaires est un mensonge". En voici assez pour ce qui concerne le
système de représentativité. Quand est-il des hommes, des représentants ? " Les tripotages liés à
la manipulation des élections par la classe politique porteraient atteinte à la moralité des candidats
aux mandats électifs, de sorte que les hommes de caractère, découragés, finiraient par se
désintéresser de la chose publique."

La thèse de la mise en péril

Les tenants de la thèse de la mise en péril sont beaucoup moins catégoriques. Ils ne contestent pas
le bien-fondé et la bonne volonté dont fait preuve l’esprit des réformes. Ils croient, par contre,
qu’il ne vaut pas la peine de prendre de chance en modifiant les progrès déjà atteints sous prétexte
de nouveaux progrès sociaux hypothétiques. Pour eux la société aurait atteint un point d’équilibre
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optimal que l’on ne devrait aucunement tenter d’améliorer, car les libertés que l’on possède, nos
droits, pourraient être entravées par l’établissement d’une nouvelle réforme ou d’un projet de
grande envergure.

Pour bien comprendre la nature de cet argument, il faut revenir à l’époque du débat sur
l’élargissement du droit de vote aux couches laborieuses, en Angleterre. En 1832, un projet de
réforme vit le jour qui accordait le droit de vote à tout chef de famille occupant des locaux
urbains d’une valeur imposable minimale de dix livres sterling. Ce qui privait de droit de vote 90
pour cent des hommes. Ce n’était donc que la partie la plus aisée des classes moyennes
(industriels, commerçants, membre de professions libérales) qui se trouvait concerner par ce
projet timoré. Ce fut donc de nouveaux droits pour une infime catégorie d’individus. C’est l’étape
suivante qui posa un réel problème. Les aristocrates et les bourgeois craignaient qu’en donnant le
droit de vote aux déshérités, aux pauvres et aux travailleurs salariés ils risqueraient de perdre
leurs privilèges de propriétaires possédants. Ils voyaient les choses ainsi. "Le pillage des riches
consécutif au suffrage universel violerait en soi une (ancienne) liberté fondamentale (établie), le
droit de propriété." Ils s’imaginaient qu’une réforme établissant de nouveaux droits risquerait de
mettre en péril les anciennes libertés, chèrement acquises.

On comprend assez bien où veulent en venir les tenants de la thèse de la mise en péril. La société
est dans un état d’équilibre optimal que l’on ne doit aucunement tenter de réformer. Car dans
cette situation, la richesse est distribuée en leur faveur, et c’est bien ainsi. Surtout, ne changeons
aucunement les choses.

L’autosubvertion et les 3 thèses progressistes

Arrivé à ce stade des recherches et de l’ouvrage de Hirschman se produit une tangente dans sa
réflexion. L’ouvrage fut conçu, au départ, pour étayer et critiquer les positions néoconservatrices
réactionnaires. Mais il appert, dès lors, que les trois thèses peuvent être retournées et renversées.
Ce qui nous donne les trois arguments progressistes. À l’incompatibilité qui caractérise la thèse
de la mise en péril, les progressistes opposeront l’idée d’un soutien réciproque. Et du danger de
l’action et du changement on passe au méfait de l’immobilisme. Ce qui donne ceci :

"(Thèse réactionnaire (l’effet pervers)) L’action envisagée aura des conséquences désastreuses.////
(Progressiste) Renoncer à l’action envisagée aura des conséquences désastreuses.
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(Thèse réactionnaire (mise en péril)) La nouvelle réforme mettra en péril la précédente ////
(Progressiste) La nouvelle réforme et l’ancienne se renforceront l’une l’autre.

(Thèse réactionnaire (inanité)) L’action envisagée a pour objet de modifier des structures
fondamentales permanentes (ou lois) de l’ordre social; elle sera donc totalement inopérante et
vaine. ////(Progressiste) L’action envisagée s’appuie sur de puissantes forces historiques qui sont
déjà à l’œuvre; il sera donc totalement vain de s’y opposer."

Pour Hirschman, ces trois couples de thèses ne sont que des positions extrêmes, des cas limites
qu’il faut tempérer. Pour lui ce sont des rhétoriques de l’intransigeance. Elles sont donc
antidémocratiques.

Au contraire, "une démocratie affirme sa légitimité dans la mesure où ses décisions sont
déterminées par une discussion complète et publique entre ses principaux groupes, organes ou
représentants. Par discussion il faut entendre dans ce contexte un processus de formation
d’opinion : le principe en est que les participants n’ont pas, au départ, de position définitive et
qu’ils sont disposés à procéder à un échange de vues constructif, c’est-à-dire à modifier
éventuellement leurs opinions initiales à la lumière des arguments des autres participants et aussi
de tout élément d’appréciation nouveau apporté par le débat".
74

Le bonheur

Il semblerait que ce serait faire montre d’une grande sagesse que de s’avouer que le bonheur est
"rebelle à toute quête directe", et qu’il ne serait accessible que comme sous-produit de certaines
activités comme la pratique de la vertu, par exemple.
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La défection et la prise de parole

Que ce soit comme membres d’organisations, comme citoyens, consommateurs, époux ou


épouses, nous adhérons à des relations sous certaines conditions que d’aucuns appellent
contractuelles. Dès que surgit un problème quelconque, qui tarde à se résoudre, il y a deux
possibilités qui s’offrent à l’individu qui se sent léser ou injustement traiter : la défection ou la
prise de parole. Si on prend l’exemple du consommateur fidèle à un produit ou à un service, il
suffit que l’on ait l’impression de ne plus en avoir pour son argent pour que nous cessions
automatiquement de vouloir conclure un marché. C’est alors la défection qui s’exprime en allant
à la recherche d’un produit autre, compétitif ou supérieur. Mais il y a l’autre possibilité. La prise
de parole. Celle-ci consiste "à se plaindre ou à orchestrer la plainte ou la protestation : elle est le
moyen le plus direct de récupérer la qualité qui s’est dégradée ". À la différence de la défection,
qui est un acte exclusivement privé, "mais aussi typiquement silencieux", et ne nécessitant aucune
concertation, la prise de parole "est coûteuse en termes d’efforts et de temps". "De surcroît. Pour
être efficace, la prise de parole requiert souvent une action collective et s’expose ainsi à toutes les
difficultés bien connues d’organisation, de représentation et de comportement de cavalier seul"
(les gens préfèrent agir par eux-mêmes pour une multitude de raisons, comme celle de l’orgueil,
qui est de ne pas vouloir admettre que l’on est en difficulté). Comme la défection "n’exige aucune
coordination avec d’autres" et aucune recherche de l’entente et du compromis, il en résulte la
thèse suivante : "la possibilité de faire défection risque(…) d’empêcher l’art de la prise de parole
d’atteindre son plein développement". Et "plus la pression s’échappe par la défection, moins elle
nourrit la prise de parole".

Exemples

"Ainsi comme il est aisé de se défaire de ses actions à la bourse, il est difficile aux actionnaires
d’avoir une véritable influence sur la direction d’une entreprise en élevant la voix ; lorsqu’il est
facile de se dégager d’un mariage par le divorce, on fera moins d’efforts pour arranger les choses
par la "voice", c’est-à-dire par la communication et des tentatives de conciliation."

Il existe bien d’autres situations où s’applique le modèle de défection et de prise de parole. Le


domaine de la politique en est un complexe. Car il est aussi aisé, dans ce cas précis, d’élaborer
une critique constructive que de faire défection. Mais on soupçonne, qu’étant donné la lourdeur et
l’inertie qui caractérisent les partis politiques, que la défection est beaucoup plus fréquente. On a
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qu’à penser avec quelle facilité un candidat peut passer d’une formation à l’autre, sans trop renier
ses principes de base et ses positions sur différents dossiers. La remise en question du programme
politique d’un parti, de sa plateforme, n’étant presque toujours que cosmétique, et le fait que ce
soit, en fait, un exercice risqué, encourage donc à la dissidence et à la fuite vers d’autres horizons.
Il est bien connu que les structures de toutes sortes sont très difficiles à faire évoluer.
77

Sur la télévision

La télévision occupe une place importante, au point d’être devenue le loisir par excellence.
Comme certains écoutent jusqu’à huit heures de télévision par jour, -et on se demande où
prennent-ils le temps pour s’immobiliser aussi longtemps devant le petit écran-, il faut avouer que
ce sédentarisme passif est plutôt inquiétant. Ce qui inquiète encore plus c’est le type d’émission
qu’écoute la moyenne des téléspectateurs: émissions de variétés, journaux télévisés à sensation et
spectaculaires, film plébiscité par le "box office", canaux à téléromans, sports, et bien d’autres
divertissements qui sont loin de fournir les outils essentiels aux citoyens, afin qu’ils comprennent
le monde dans sa complexité et qu’ils puissent bénéficier d’une culture autre que la culture de
masse.

Si dans un premier temps la télévision, étant en grande majorité financée par les gouvernements,
avait un but assez noble, soit de montrer aux gens ce qui est digne d’intérêt, de leur faire assister
aux différents domaines de la création, tout en étant ludique, ce n’est malheureusement plus le
cas, aujourd’hui. La recherche des cotes d’écoute, pour pouvoir financer les dépenses
qu’occasionnent l’exploitation du média télévisuel, grâce aux contrats de publicité, pousse les
78

diffuseurs à fournir du temps d’antenne qui sera à même de captiver, d’intriguer, de divertir une
masse de gens qui demande que leurs champs d’intérêt soient représentés à l’écran. Il est évident
que ce champ d’intérêt est assez pauvre finalement. Que veulent les gens au juste ? De l’inédit, du
nouveau, du spectaculaire, de "l’human interest" (pour pouvoir entretenir la fibre morale et la
sympathie occasionnelle et virtuelle). Et les médias, en général, ont bien compris ce qui passionne
la majorité des auditoires légèrement incultes. Ils fournissent donc ce que les gens attendent. Il
n’est plus question de former les populations ou de leur faire voir ce qui devrait et pourrait les
intéresser. Il suffit de les divertir et d’occuper leur temps de loisir qui devrait normalement être
constitué de la lecture de journaux ou de livres importants, riches en information ou en formation.

Nous sommes en présence d’un cercle auto générateur qui ne fonctionne pas. Car il faut éduquer
et former les individus pour qu’ils soient à même de découvrir ce qu’ils aiment et ce qui est digne
d’intérêt. Sinon chaque personne sera reléguée dans le degré zéro de l’humanité : le sommeil, la
nourriture, le travail, les loisirs de divertissement futile ou de consommation.

Il faut faire découvrir aux populations légèrement ignares l’obligation de travailler à autre chose
que leur travail, leur revenu, leur niveau de vie ou leur consommation.

Il vaut la peine de travailler et de s’investir dans la formation, dans la découverte, dans la création
ou dans quoi que ce soit qui permet que le cerveau fonctionne, un peu. Juste un peu, c’est déjà
beaucoup.

L’info spectacle

"Si le téléspectateur est de plus en plus attentif au traitement d’informations particulières par les
journaux télévisés, il s’interroge rarement sur la structure même de cette émission. Or, pour Pierre
Mellet, la forme est ici le fond : conçu comme un rite, le déroulement du journal télévisé est une
pédagogie en soi, une propagande à part entière qui nous enseigne la soumission au monde que
l’on nous montre et que l’on nous apprend, mais que l’on souhaite nous empêcher de comprendre
et de penser."

Cette assertion semble grandement exagérée, mais elle mérite d’être analysée.

Qui au juste souhaite nous empêcher de comprendre et de penser ? C’est une question
79

embarrassante. Parce que, en fait ce ne sont pas des personnes qui manipuleraient la forme de
l’information, mais ce serait plutôt la logique structurelle et organisationnelle du médium
télévisuel qui tendrait à occulter certaines choses. Une des caractéristiques propres aux télés
journaux c’est la fragmentation des nouvelles et son caractère évident qui en découle, le manque
d’analyse. Ce que l’on nous montre n’est qu’un fragment, qu’une parcelle d’un phénomène plus
global qui ne sera jamais explicité et démontré. Pour cette raison précise, il est donc bien vrai que
l’on nous cache ce qui se passe réellement et qu’on se voit empêcher de penser le monde dans sa
complexité.

"Il n’y a rien à comprendre, le "journalisme" ne s’applique désormais plus à nous apprendre le
monde. Le présentateur ne donne pas de clé, il ne déchiffre rien, il dit ce qui est. Ce n’est pas une
"vision " de l’actualité qui nous est présentée, mais bien l’Actualité." Dans cet ordre d’idées, on
mentionne que le journalisme, à la télévision, montre des "news" et pratiquement jamais de
"views". Les "views" étant des points de vue ou des analyses. Étant donné le manque de
hiérarchisation entre les différentes nouvelles et la disparition de l’ordre des priorités, on voit
maintenant apparaître, en ouverture des télés journaux, des faits divers ou des résultats sportifs,
bref ce qui est de l’anecdote alors que celle-ci devrait toujours être reléguée en fin d’émission,
afin de conserver la priorité pour les questions sensibles et importantes pour les citoyens. "Les
sujets ne semblent choisis que pour leur insignifiance quasi générale, ou leur semblant
d’insignifiance. Tout y est mélangé, l’amour et la haine, les rires et les pleurs, l’empathie se mêle
au pathos, les images spectaculaires ou risibles aux drames pathétiques, et l’omniprésence de la
fatalité nous rappelle toujours la prédominance de la mort sur la vie." Il va de soi que c’est
davantage aux spectateurs à sensation que l’on s’adresse de plus en plus.

Analyse du champ télévisuel

Si on en croit le philosophe Berkeley, être c’est être perçu ou vu. Et c’est ce que l’on doit avoir à
l’esprit si on veut se faire une idée du rôle et de l’importance que joue, aujourd’hui, la télévision.
Nous pourrions, sans trop exagérer, prétendre que le médium télévisuel est devenu "l’arbitre de
l’accès à l’existence sociale et politique". C’est si vrai que la consécration pour un journaliste de
la presse radiophonique ou écrite est devenue le fait de pouvoir être cité ou invité à la télévision.

Pour pouvoir saisir l’ampleur du phénomène, il faut introduire la théorie des champs.
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La télévision est un vaste champ qui se divise en plusieurs branches : l’information, les variétés,
les téléséries, les émissions de services publiques, etc. Au sein de ces secteurs, on rencontre des
artisans qui occupent une place précise en raison de leur travail, de leur talent ou de leur
popularité. Évidemment, rien n’est à tout jamais fixe. Il y a les valeurs montantes, les valeurs
stables ou en déclin.

Ce qu’il faut comprendre avec la télévision c’est que c’est au final un champ englobant qui
recouvre une multitude de sous-champs. Par exemple, lors d’une émission culturelle, on peut voir
se côtoyer des romanciers, des réalisateurs, des essayistes, des intellectuels ou des musiciens. Il
va de soi que ce type d’émission va nous donner un aperçu des créateurs qui dominent leur champ
respectif. On nous montrera donc la plupart du temps ceux qui ont déjà relativement bien réussi
par la vente de leurs produits culturels. Pour les autres, c’est dommage, mais l’obligation des
cotes d’écoute ne permet aucunement qu’ils soient présentés à la télévision, du moins pas au sein
des émissions qui sont le plus écoutées. Ainsi, la pression de l’audimat va grandement décider de
qui est un romancier, et pour quelle raison.

Pour bien comprendre de quoi il s’agit, il faut introduire la distinction entre l’hétéronomie et
l’autonomie. Un acteur est dit autonome lorsqu’il a bien réussi dans son champ et qu’il est
apprécié par ses pairs. Plus la réussite de notoriété est grande plus l’auteur pourra continuer à
créer sans avoir l’obligation de la consécration extérieure qui se concrétise par le fait de faire
partie de la liste des meilleurs vendeurs. Autrement dit, l’hétéronomie, le fait de devoir obtenir la
reconnaissance prioritairement à l’extérieur du champ des collègues, le fait d’être en quelque
sorte une forme de raté ou un supposé créateur, auteur de seconde importance, poussera l’individu
à écrire selon les goûts et le niveau culturel du grand public. Bien entendu l’hétéronomie
s’applique à tous les champs. Ainsi, un essayiste ou un sociologue patenté peut très bien faire un
succès de librairie, mais être peu considéré par ses pairs, en raison de son manque de
professionnalisme, par le fait qu’il ne possède pas la méthodologie adéquatement ou qu’il manque
de précision dans l’élaboration de ses concepts.

La télévision vient donc jouer un grand rôle dans l’octroi de la renommée instantanée et
fabriquée, dans le fait d’indiquer ce qui vaut la peine d’être lu, vu ou entendu. Dans ce sens les
représentants de l’autonomie, ceux qui ont su bâtir une œuvre lente et complexe ne pourront pas
vraiment se voir inviter à parler de leur création, de leur travail en cinq minutes, tout en
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divertissant le spectateur. La télévision permet ainsi d’abaisser le droit d’entrée dans une
profession. Et n’importe qui ou presque peut prétendre être un écrivain ou un artiste, avec un
minimum de talent, qui est souvent infime. Il suffit trop souvent que de posséder et profiter d’une
bonne campagne de marketing et de visibilité.

Parmi les influences qu’exerce la télévision sur les autres champs, il y a celui du télé journal. La
forme qu’a prise, avec les années, le traitement des nouvelles, c’est-à-dire l’ordre d’apparition des
sujets, qui sont souvent constitués de faits divers spectaculaires, influe sur la presse écrite et
radiophonique dite sérieuse. Même les meilleurs journaux doivent maintenant appliquer les
formules télévisuelles à leurs enquêtes ou au traitement de l’ordre des sujets.

"Le champ journalistique agit, en tant que champ, sur les autres champs. Autrement dit, un champ
lui-même de plus en plus dominé par la logique commerciale impose de plus en plus ses
contraintes aux autres univers. À travers la pression de l’audimat, le poids de l’économie s’exerce
sur la télévision, et, à travers le poids de la télévision sur le journalisme, il s’exerce sur les autres
journaux, même sur les plus "purs", et sur les journalistes, qui, peu à peu, se laissent imposer des
problèmes de télévision".

Le télé journal

On retrouve divers procédés de rhétorique au sein des journaux télévisés du soir. Comme c’est le
moment de faire le point sur la journée, évidemment pleine de fatalité, riche en événements
extraordinaires et marquants, on y retrouve une forte charge de dramatisation.
Celle-ci s’exprime par :

"-L’accusation. Elle est constante, et généralement dite par les témoins. Ce qui permet de faire
croire au journaliste qu’il a donné à voir un avis, et qu’il a donc rendu un regard objectif de la
situation. Un incendie ravage une maison, et ce sont les pompiers qui auraient dû arriver plus tôt.
Un violeur est sorti de prison parce qu’il avait droit à une remise de peine, et c’est la justice qui
dysfonctionne. Un gouvernement refuse de se plier aux injonctions occidentales, et c’est une
dictature, un pays sous-développé où la stupidité se mêle à la barbarie, où la censure bâillonne
tous les opposants, qui sont eux nécessairement d’accord avec le point de vue des occidentaux
mais ne peuvent pas le dire. Il s’agit toujours de trouver quelqu’un à vouer aux gémonies pour
rappeler ce qui est " bien " et ce qui est "mal", et où l’on retrouve toute la sémantique chrétienne
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du "pardon", de la "déchéance", etc.

- L’hagiographie. Comme à la messe, le journal télévisé a ses saints à mettre en avant. C’est le
portrait de quelqu’un qui a "réussi", soit qu’il vienne de mourir, soit qu’il ait "tout gagné", soit
qu’il se soit "fait tout seul", etc. C’est le prisme de l’exception qui édicte le modèle à suivre en
suscitant admiration et respect. "Voilà ce que vous n’êtes pas, que vous devriez être, mais ne
pourrez jamais devenir, et que vous devez donc adorer", nous répète le journal télévisé en
permanence.

-L’anecdote. Elle se trouve au début de chaque sujet. Tout part du fait particulier, du fait divers
du jour, et s’étend vers le problème plus vaste qu’il semble contenir en lui-même, ou que les
journalistes font mine de croire qu’il contient. Tout part du fait particulier pour se prolonger,
comme si ce dernier détenait en lui toutes les causes et toutes les conséquences qui ont fondé la
situation plus générale qu’il est censé démontrer.

- La fatalité, elle, berce l’ensemble du journal télévisé. Les événements arrivent par un malheur
contingent, un hasard distrait qui touche malencontreusement toujours les mêmes (personnes,
pays…). C’est une lamentation constante : " si les pompiers étaient arrivés plus tôt ", " si le
violeur n’était pas sorti de prison ", " si l’Afrique n’était pas un continent pauvre et corrompu ",
etc. Elle est la base de toute religion puisqu’elle permet de ne rien avoir jamais à justifier, et
rappelle le devoir de soumission face à la transcendance, puisque nous sommes toujours
"dépassés". La fatalité revient sonner en permanence comme une condamnation, et ajoute avec
dépit (mais pas toujours) : "c’est comme ça". Le système se régule tout seul et est "le meilleur des
systèmes possibles", l’homme est un être "mauvais" et passe son temps à "chuter" et à "rechuter"
malgré toutes les tentatives de lui "pardonner". Le pauvre est responsable de sa situation parce
qu’il est trop fainéant pour chercher des solutions et les mettre en application alors même qu’on
les lui donne, etc. C’est un soupir constant, un appel permanent à l’impuissance et à la soumission
face à la souffrance. Le monde va et nous n’y pouvons rien…"

Les idées reçues

Le credo libéral de la concurrence qui encourage la diversité, s’il se vérifie parfois dans certains
domaines, est bien loin de s’appliquer dans l’univers médiatique. Le fait d’être soumis aux
mêmes contraintes de rentabilité, aux mêmes annonceurs tend à uniformiser et à homogénéiser le
83

contenu de diffusion. Tout comme "nous disons beaucoup moins de choses originales que nous le
croyons" les entreprises et les organes de presse tendent à utiliser abondamment les clichés et les
idées reçues. Mais ce n’est rien en comparaison avec les procédés qui sont utilisés à la télévision.
Pour retenir et ne pas perdre l’attention de téléspectateur, qui est volatile et peu concentré, la
rigueur dans les démonstrations et l’argumentation n’est pas possible pour un média qui s’adresse
à un sujet qui recherche la détente et le divertissement. En ce qui concerne l’information, comme
elle se produit dans l’immédiat et dans l’urgence, la conception platonicienne se vérifie. Sur
l’agora, sur la place publique il est presque impossible de penser, de réfléchir, car la réflexion
exige du temps pour s’élaborer. Les idées reçues seront donc d’un grand secours pour débattre.
Elle encourage la crispation des diverses positions, de manière statique et contre-productive.

"Quand vous émettez une idée reçue, c’est comme si c’était fait ; le problème est résolu. La
communication est instantanée, parce que, en un sens, elle n’est pas. Ou elle n’est qu’apparente.
L’échange de lieux communs est une communication sans autre contenu que le fait même de la
communication. Les lieux communs, qui jouent un rôle énorme dans la conversation quotidienne,
ont cette vertu que tout le monde peut les recevoir et les recevoir instantanément : par leur
banalité, ils sont communs à l’émetteur et au récepteur. À l’opposé, la pensée est, par définition
subversive ; elle doit commencer par démonter les idées reçues et elle doit ensuite démontrer."
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Pierre Bourdieu – Sur la télévision (extraits)

"Les faits divers ont pour effet de faire le vide politique, de dépolitiser et de réduire la vie du
monde à l’anecdote et au ragot (…) en retenant l’attention sur des événements sans conséquences
politiques, que l’on dramatise pour en tirer les leçons ou pour les transformer en problèmes de
société."

"(…) c’est une certaine vision de l’information, jusque-là reléguée dans les journaux dits à
sensation, voués aux sports et aux faits divers, qui tend à s’imposer à l’ensemble du champ
journalistique."

" (…) le journal télévisé, qui convient à tout le monde, qui confirme des choses déjà connues, et
surtout qui laisse intactes les structures mentales."
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" (…) l’illusion du "jamais vu" (il y a des sociologues qui adorent ça, ça fait très chic, surtout à la
télévision, d’annoncer des phénomènes inouïs, des révolutions) et celle du "toujours ainsi" (qui
est plutôt le fait des sociologues conservateurs : "rien de nouveau sous le soleil, il y aura toujours
des dominants et des dominés, des riches et des pauvres… ")."

"C’est une des raisons qui font que les journalistes sont parfois dangereux : n’étant pas toujours
très cultivés, ils s’étonnent de choses pas très étonnantes et ne s’étonnent pas de choses
renversantes…L’histoire est indispensable pour nous, sociologue."

"(…) la télévision fait courir un danger très grand aux différentes sphères de la production
culturelle, art, littérature science, philosophie, droit (…) ; elle fait courir un danger non moins
grand à la vie politique et à la démocratie."

"Dans les années 50, la télévision était à peine présente dans le champ journalistique ; lorsqu’on
parlait de journalisme, on pensait à peine à la télévision. Les gens de télévision étaient
doublement dominés : du fait notamment qu’on les suspectait d’être dépendants à l’égard des
pouvoirs politiques, ils étaient dominés du point de vue culturel, symbolique, du point de vue du
prestige, et ils étaient aussi dominés économiquement dans la mesure où ils étaient dépendants
des subventions de l’État et donc beaucoup moins efficients, puissants."

" (…) la temporalité même de la pratique journalistique qui, en obligeant à vivre et à penser au
jour le jour et à valoriser une information en fonction de son actualité, favorise une sorte
d’amnésie permanente."

"La télévision régie par l’audimat contribue à faire peser sur le consommateur supposé libre et
éclairé les contraintes du marché, qui n’ont rien de l’expression d’une opinion collective éclairée,
rationnelle, d’une raison publique."
85

L’apprentissage au sein des conflits

Les sociétés que l’on nomme pluralistes, parce que démocratiques, produisent des inégalités et
des injustices. Les inégalités sont dites tolérables si elles n’excèdent pas un certain niveau
raisonnable. Par contre, les injustices sont tout à fait intolérables et doivent être énergiquement
combattues. Ce qui nous amène à la délicate question de la résolution des conflits.

Il semblerait qu’il soit tout à fait indu de vouloir à tout prix faire disparaître ou empêcher les
conflits, car ils sont auto générateurs, dans le sens où ils créent des situations qui permettent
justement l’apprentissage du règlement des conflits. "On n’a pas assez remarqué que les sociétés
pluralistes de marché sont particulièrement aptes à puiser des forces dans les conflits mêmes
qu’elles engendrent. En même temps que des richesses nouvelles, elles ne cessent de produire des
formes inédites d’inégalités –personnelles, sectorielles et régionales. Celles-ci font naître de
nouvelles revendications en matière de réforme et de justice, des exigences qu’il faut traiter et
qui, étant sujettes au compromis, laissent un résidu positif : l’expérience de la vie dans une
société qui apprend à régler ses conflits."
86

Albert O. Hirschman

Hirschman donne comme titre à un de ces derniers recueils de textes cette proposition ambitieuse:
Un certain penchant à l’auto subversion. Ce qui apparaît être de prime abord un programme de
nature politique se révèle être beaucoup plus modeste, car il entend par l’auto subversion le fait
d’être capable de remettre en question nos anciennes hypothèses, et ce, même si elles semblent
fonctionner. Qu’est-ce qu’il y a de si extraordinaire dans le fait de se remettre ainsi en question ?
En fait, il est fort rare de voir un chercheur ou un théoricien reconsidérer en totalité son travail.
Dans un premier temps, il tentera de sauver son hypothèse en expliquant que l’exception
confirme la règle. Par la suite, il nuancera peut-être un peu son point de vue, mais rarement il
changera complètement son hypothèse, étant donné que son travail de recherche et de
composition, d’élaboration, lui a coûté énormément d’effort et de temps.

Dans ce recueil, Hirschman va donc tenter de revisiter ses hypothèses, qui sont toutes d’une
grande richesse et très opérationnelles. Je tenterai d’en exposer quelques-unes.
87

Nature et forme de l’économie

Pratiquement tous les discours servent des intérêts plus ou moins cachés. Et certains ont la
prétention d’incarner l’objectivité et la scientificité. Ce qui est le cas, bien entendu, de
l’économie.

Voyons donc ce qui se cache sous l’économie.

Il est difficile pour nous de relire les économistes qui ont écrit avant la moitié du 19ième siècle,
pour une raison précise. À cette époque on considérait que le développement économique
débouchait sur un jeu à somme nul. Ce que les uns gagnaient, les autres le perdaient. Autrement
dit, on considérait qu’il y avait les pays à matières premières et les pays qui se consacraient à la
fabrication de produits manufacturés. Les uns ne devant pas interférer dans cette division des
tâches en essayant de produire les mêmes produits qu’à l’étranger. La raison en était que l’on
croyait que les débouchés pour écouler les produits étaient limités. Il était presque impossible de
se douter que le marché des besoins était infini, à condition de susciter ces besoins. C’est ainsi
qu’Adam Smith considérait qu’il n’y avait pas d’avenir raisonnable et (souhaitable) pour les
babioles et pour les inventions dérisoires comme le coupe-ongles et le cure-dents. De fait, c’est
justement à ce sujet que les économistes de son époque se trompaient. Ils étaient incapables de se
douter que l’exploitation des biens de luxe pourrait devenir rentable, parce qu’une forte quantité
d’individus pourrait se les procurer. Leurs erreurs sont compréhensibles et explicables, car même,
plus tard, pour Marx, en raison de la baisse tendancielle du taux de profit, il n’y avait rien qui
permettait de conclure à une augmentation des salaires sur le long terme. Donc l’idée de création
de richesse entretenue par une demande solvable, qui, avec le temps, augmente son niveau de vie
et sa consommation, ne pouvait pas vraiment germer dans la tête des premiers économistes.

Justement. Où en sommes-nous aujourd’hui avec la question de la création de la richesse et de la


croissance économique ? C’est qu’il ne faut pas oublier que le principal message que promeuvent
les économistes, c’est celui, prétendument, de la redistribution des gains de productivité sur
l’ensemble des travailleurs. Et sur la société tout entière, après coup.

Si les trente années glorieuses du capitalisme, au sortir de la Seconde Guerre, ont permis une
considérable augmentation du niveau de vie, il se peut fortement que ce ne soit plus le cas. Au
contraire, le mécanisme de redistribution de la richesse n’opère plus depuis plus d’une décennie.
88

On assiste plutôt au captage de la richesse par une minorité oligarchique qui maîtrise et contrôle
entièrement les processus de la répartition de la richesse. Cette minorité, pour pouvoir conserver
leur privilège, tente, par tous les moyens, de continuer à avancer l’argument du développement
économique pour légitimer leur pillage éhonté du profit que génèrent les exécutants (travailleurs).

Le discours sur la création de la richesse fut un discours scientifique valable, avec chiffre à
l’appui, durant le vingtième siècle, mais n’a plus de validité présentement.

Mais pour quelle raison ?

Pour le découvrir, il faut revenir aux écrits de Tornstein Veblen.

Veblen dans la Théorie de la classe de loisir se pose en opposition aux économistes actuels. Il ne
croit pas, comme certains le pensent, que "les hommes disposent de ressources rares pour des
besoins illimités". Au contraire, il prétend que les besoins essentiels sont facilement comblables
par l’industrie, et que, donc, le développement de l’économie encourage des besoins de luxe qui
s’explique par la propension qu’ont les êtres humains à vouloir se distinguer à tout prix.

"Une partie de la production de biens répond aux fins utiles et satisfait des besoins concrets de
l’existence. Mais le niveau de production nécessaire à ces fins utiles est assez aisément atteint. Et,
à partir de ce niveau, le surcroît de production est suscité par le désir d’étaler ses richesses afin de
se distinguer d’autrui. Cela nourrit une consommation ostentatoire et un gaspillage généralisé."

Le discours sur la création de la richesse permet donc aux classes possédantes et hyper riches de
continuer à se distinguer en étalant leur richesse.

Pour Veblen "se comparer à autrui pour le rabaisser (…) c’est un des traits les plus indélébiles de
la nature humaine." "Si l’on met à part l’instinct de conservation, c’est sans doute dans la
tendance à l’émulation qu’il faut voir le plus puissant, le plus constamment actif, le plus
infatigable des moteurs de la vie économique proprement dite".

"La possession de la richesse devient donc un moyen de différenciation. Son objet essentiel
n’étant pas de répondre à un besoin matériel, mais d’assurer une distinction provocante,
89

autrement dit d’exhiber les signes d’un statut de (supériorité)".

Il faut comprendre que les dominants-possédants et les hyper riches sont prêts à tout pour
conserver les moyens de se distinguer par leur immense étalage de richesse. Ils ont même prévu
de provoquer des attentats pour pouvoir, par la suite, instaurer un totalitarisme doux, qui sera à
même, le temps voulu, de mater les opposants et les plus pauvres par des moyens policiers et
l’enfermement, si protestation il y a.

Pour ce qui en ait des classes moyennes, ils ont à cœur le confort* et la sécurité, davantage que la
liberté. Ce que prévoient les grands artisans-stratèges, c’est que si la majorité de la population
conserve une certaine proportion de son standard de vie, elle sera à même d’accepter les pires
mesures de sécurité et de répression de la délinquance et du paupérisme.
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* C’est une thèse farfelue, mais je propose que l’on considère que c’est à partir de la
démocratisation du magnétoscope que date la véritable ère du confort. À partir de ce moment,
l’individu peut se passer de l’altérité. Il n’est plus nécessaire, dès lors de sortir et d’affronter
l’inconfort de se retrouver avec d’autres individus, ou encore de se plier à l’horaire de diffusion
de son divertissement préféré. L’ouverture sur le monde devient possible selon les modalités de
l’individu, alors qu’auparavant elle se faisait collectivement. Le lien est alors rompu entre
l’individu et la société. Car dans les moments de représentation et de festivité, il n’est plus
nécessaire pour l’individu de maintenir le lien social. Le sacré disparaît donc, puisque le sacré est,
avant tout, la manifestation de l’unicité et de l’extraordinaire partagé par la collectivité. Mais
c’est aussi autre chose le sacré. C’est la prise en considération que la communauté est supérieure
à l’individu. Qu’elle le transcende, en quelque sorte.
90

Opinions

Dans les régimes démocratiques contemporains, il est préférable que les citoyens puissent se faire
une opinion personnelle sur une quantité notable d’enjeux qui concerne la société ou plus
directement à propos des questions qui procèdent de leur propre intérêt. Mais il y a une autre
raison qui plaide en faveur de l’obligation de se forger nos propres opinions. C’est celle qui a trait
à l’identité. Une personne qui n’a pas d’opinions est souvent considérée comme étant sans
caractère et fade. D’autant plus que pour avoir une certaine forme d’autonomie il faut pouvoir
user de discernement, de jugement et de délibération, et c’est justement à quoi peut servir le
processus de formation de l’opinion. Mais il faut ici considérer l’opinion dans sa forme la plus
pure, c’est-à-dire comme étant le résultat d’une démarche personnelle intense qui nous permet de
prendre position sur une série de phénomènes sociaux qui concernent l’activité citoyenne et qui se
hisse au niveau des enjeux communs.

Certains économistes considèrent actuellement que ce n’est pas uniquement la consommation de


biens et de services qui permet à une société d’atteindre une forme de satisfaction, mais qu’il y
aurait aussi d’autres paramètres comme le fait de pouvoir disposer d’un "air relativement pur,
d’avoir le sentiment de faire partie d’une communauté, et de bénéficier d’un climat de sécurité et
de confiance au sein des nations et entre elles." Si l’on veut poursuivre ce raisonnement de
l’économie dite raffinée, il faut admettre que pour faire partie d’une communauté il faut mettre en
commun nos intérêts, et cette particularité ne peut se faire qu’en participant aux échanges et aux
débats qui nous concernent comme collectivité. Par ailleurs, pour "John Rawls (…) l’amour-
propre (vraisemblablement fondé sur l’identité, le caractère et le fait d’avoir des opinions) peut
être compté parmi les biens primaires qu’une société bien ordonnée doit fournir à ses citoyens."
On est évidemment en droit de se demander quel est le lien entre l’amour-propre et le fait d’avoir
des opinions. C’est celui-ci: "n’avoir point d’opinions équivaut à perdre son individualité, sa
personnalité, son identité, son caractère, son moi. Et qui n’a pas de moi ne saurait guère avoir
d’amour-propre ou de respect de soi."

Mais il y a plus encore. Pour Wilhelm von Humbold "l’individualité et l’originalité sont sur quoi
repose, en dernière instance, toute la grandeur de l’homme, ce vers quoi il faut sans cesse aller."
Et bien entendu une partie de notre originalité provient du fait que l’on "possède" des idées. Et les
opinions, même si elles sont des formes d’idées en raccourci, doivent être "professées avec foi" et
détermination.
91

Toutefois, il ne faut pas que nos opinions soient complètement arrêtées et figées. "Pour qu’une
démocratie fonctionne bien et perdure, il est capital que les opinions ne soient pas pleinement
formées avant le processus de délibération." Donc "Une façon d’acquérir des opinions (…) est de
ne leur donner de forme définie qu’après une intense confrontation avec d’autres points de vue,
autrement dit qu’après s’être soumis au processus de la délibération démocratique." Cette
condition, les meilleurs régimes démocratiques doivent en faire la promotion, en éduquant leurs
citoyens dans le sens d’un désir profond de vouloir participer à la chose publique. "Il apparaît
donc que l’intérêt public a un système démocratique converge à merveille avec l’intérêt privé à
des opinions formées de manière à renforcer le respect de soi."
92

Pierre Bourdieu

Il y a, il y a eu et il y aura peu d’hommes comme Pierre Bourdieu. Rarement l’on rencontre un


homme talentueux de cette ampleur, aussi élaboré et aussi efficace. À le suivre tout au long de sa
carrière, on a l’impression qu’il a réussi à aborder pratiquement tous les sujets pertinents. À en
saisir l’essentiel. Ou du moins ce qui méritait d’être mis à jour et d’être porté à l’attention.

Aucune sociologie n’est aussi stimulante que celle que pratiquait Pierre Bourdieu. Parce qu’elle
est actuelle et qu’elle prétend être libératrice, sa façon de concevoir les structures et les faits
sociaux permet de comprendre la psychologie humaine. Et ce, pour une raison particulière.

Les structures sociales et leurs organisations sont autant extérieures qu’intérieures à l’être
humain. Si nous ne respections plus les schémas comportementaux appris, instantanément la
société s’effondrerait et n’aurait plus de raison d’être. Il nous faut donc prendre conscience de
l’importance des mécanismes de socialisation pour pouvoir découvrir à quel point nous sommes
des personnes qui sommes agies. C’est justement ce à quoi nous invite la sociologie
bourdieusienne.

La sociologie illisible

Il a deux explications qui permettent d’établir le constat, que la sociologie est une discipline, une
93

science incompréhensible. La première c’est que ceux qui devraient la comprendre, et qui en
bénéficieraient n’ont pas l’outillage conceptuel pour pouvoir saisir qu’ils sont dans une situation
de domination, et que donc ils ne pourront pas lutter efficacement pour sortir de cette situation
aliénante. La deuxième, elle, est le fait de personnes ayant la capacité de saisir les concepts, mais
qui n’ont aucun intérêt à se voir tel qu’ils sont : des dominants. Leur domination n’est pas celle de
grands prédateurs, mais seulement celle de ceux qui se prélassent sous l’abondance de leurs
privilèges de classe, de caste, de relation et d’éducation. Ils n’ont aucun intérêt à se voir
démasquer, et ainsi découvrir que ce qui fait leur bonheur est une usurpation de privilèges
consentis socialement à des individus qui ont su et pu faire leur place au soleil, en ayant profité
d’une bonne éducation, de la fréquentation de bonnes écoles, de l’argent, de l’appui familial et de
toute autres formes d’appui important socialement. Bourdieu remet en question ainsi, par cette
forme d’analyse, tout le système éducatif en prouvant, preuve à l’appui, que statistiquement
parlant la réussite naît de certaines conditions optimales. Que la réussite sociale est tributaire de
facteurs environnementaux qui font en sorte que le mérite personnel, l’excellence et la réussite
dépendent rarement et véritablement de la seule personne. Et que par conséquent ceux qui ne
bénéficieront pas de tous ces appuis à la formation et à la maturation ne pourront pas, même s’ils
faisaient davantage d’efforts, se voir allouer les premières places. Les premières places seront
toujours et ont toujours été consenties en majorité aux fils d’individus qui ont su prendre de
bonnes positions dans la hiérarchie sociale.

Quelques précisions

Bourdieu s’est abondamment interrogé sur les conditions de pratique de la sociologie, et de


manière plus globale sur les pratiques en général de la recherche dans les sciences sociales. Il
mentionne dans sa conférence "Le sociologue en question" que "la recherche c’est peut-être l’art
de se créer des difficultés fécondes –et d’en créer aux autres. Là où il y avait des choses simples,
on fait apparaître des problèmes." En ce qui concerne l’objet de la sociologie, sa manière de
choisir et de se créer des problématiques, Bourdieu considère que "les sciences sociales doivent
conquérir tout ce qu’elles disent contre les idées reçues que véhicule le langage ordinaire." Et il
faut utiliser pour cela des mots forgés qui pourront protéger le chercheur "contre les projections
naïves du sens commun."

Pour ce qui en est de déterminer si la sociologie est neutre, à savoir si elle sert les pouvoirs en
place, il nous faut considérer qu’ "une bonne partie de ceux qui se désignent comme sociologues
94

ou économistes sont des ingénieurs sociaux qui ont pour fonction de fournir des recettes aux
dirigeants des entreprises privées et des administrateurs." Qu’en fait, "les gouvernants ont
aujourd’hui besoin d’une science capable de rationaliser la domination, capable à la fois de
renforcer les mécanismes qui l’assurent et de la légitimer."

Dans cette perspective le pouvoir doit "une part de son efficacité à la méconnaissance des
mécanismes qui le fondent". "Demander à la sociologie de servir à quelque chose, c’est toujours
une manière de lui demander de servir le pouvoir. Alors que sa fonction scientifique est de
comprendre le monde social, à commencer par le pouvoir".

A contrario la sociologie comme la pratiquait Pierre Bourdieu est un champ de lutte et un


dévoilement de force entre différents groupes sociaux. Finalement, "peut-être que la seule
fonction de la sociologie est-elle de faire voir les limites de la connaissance du monde social et de
rendre ainsi difficile toute forme de prophétisme. Prophétisme dont faisait preuve les philosophies
de l’histoire".

L’habitus

On peut considérer l’habitus comme étant le résultat de l’intériorisation des structures sociales
extérieures. Elle provient de nos premières expériences, en premier lieu, et est complétée, par la
suite, par l’apprentissage des mécanismes de la société, durant notre vie d’adulte. "Bourdieu
définit alors la notion, plus précisément que ne l'avait fait Norbert Elias, comme un "système de
dispositions durables et transposables". Dispositions, c'est-à-dire des inclinaisons à percevoir,
sentir, faire et penser d'une certaine manière, intériorisées et incorporées, le plus souvent de
manière non consciente, par chaque individu, du fait de ses conditions objectives d'existence et de
sa trajectoire sociale." Elles sont dites durables parce qu’elles tendent à résister au changement et
à la moindre modification. Dans La Distinction nous avons un exemple d’habitus de classe. Dans
son rapport à la nourriture, le bourgeois privilégie la forme sur le contenu. C'est-à-dire qu’il va
plus ou moins attacher de l’importance à la manière dont on présente un repas, la disposition des
mets et leur agencement esthétique. Pour ce qui est du repas pris par les classes populaires, c’est
le primat de la fonction de nourriture substantielle qui prime et non la disposition.

"L'habitus est constitué de "principes générateurs", ce qui fait qu’il est amené à apporter de
multiples réponses aux diverses situations rencontrées, à partir d'un ensemble limité de schémas
95

d'action et de pensée. Ainsi, il reproduit plutôt quand il est confronté à des situations habituelles
et il peut être conduit à innover quand il se trouve face à des situations inédites."

Les champs

Les champs sont à l’opposé des habitus. Ils constituent l’extériorisation de l’intériorité. Les
institutions y sont ainsi considérées "comme des configurations de relations entre des acteurs
individuels et collectifs." Les individus deviennent des agents qui apportent leur capital et qui
sont aussi agis par les structures relationnelles auxquelles les confrontent les divers champs. On
doit dire qu’il n’y a pas uniquement que le capital économique, ou que celui-ci prime, comme
dans la conception marxienne de la société. Car, au contraire il faut considérer le capital culturel
(les intellectuels et les artistes), le capital social, le capital politique, etc. Au sein de chaque
champ, il existe une "distribution inégale des ressources". Ce qui explique qu’il y aura une forme
de lutte pour la reconnaissance et pour l’augmentation du capital alloué. "Chaque champ est
marqué par des relations de concurrence entre ses agents". Dans ce cas précis, on peut même
parler de marché, dans lequel il y a des mécanismes d’offre et de demande. Il n’existerait donc
pas uniquement qu’une domination économique, puisque "l'espace social est composé d'une
pluralité de champs autonomes, définissant chacun des modes spécifiques de domination".

La faiblesse des dominés

Dans ce qu’on l’on appelle le néo-libéralisme, une doctrine qui englobe tous les faits sociaux, ce
qui constitue sa force de frappe, sa capacité de se légitimer, d’offrir une vision du monde, c’est sa
production théorique, sa schématisation des relations entre individus. C’est un corpus unitaire
communicable qui permet l’accord des spécialistes. Et que donc que chaque intervenant, avocat
intéressé à servir les possédants et leur mécanisme de domination peuvent ânonner sous forme de
vulgates ou d’évangiles au sein d’un corpus de données* qui corrobore leurs hypothèses. Il en
résulte un consentement, un accord sur le fonctionnement de la théorie légitimant la domination
de ceux qui possèdent le capital. Devant ce rouleau compresseur médiatique et universitaire de
spécialistes qui répètent constamment la même compréhension des rapports sociaux économiques
que reste-t-il aux dominés ? Rien. Sinon l’œuvre de personnes comme Marx ou Bourdieu, qui
n’ont eu de cesse de dévoiler les rapports de dominations et leurs mécanismes de perpétuation.
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Le self made man

Avec le triomphe du capitalisme est revenue l’idéologie de l’homme étant capable de se créer
seul. Le désenchantement et l’invalidation des anciennes théories qui insistaient sur les structures
sociales et sur le primat du collectif sur l’individuel, permettent aujourd’hui de promouvoir la
réussite personnelle, et surtout de n’avoir aucune culpabilité à être un assoiffé de pouvoir, de
réussite et d’argent. Il n’y a pas de mal à faire de l’argent, et ce peu importe si elle est illégitime,
abusive ou escroquée. C’est le bonheur qui compte. Et le bonheur, il faut se le procurer, de
n’importe quelle façon. Ce message et toute la parade des stars millionnaires servent de modèle et
d’envie aux gens ordinaires qui veulent eux aussi rivaliser dans l’étalage de leur réussite et de
leurs succès par une consommation ostentatoire. Dans la Distinction, Bourdieu considérait que le
mode de vie et de consommation des classes privilégiées et supérieures influait grandement sur
celui des classes inférieures, qui voyaient dans cette forme de parade la preuve de la réussite, et
pour cette raison les imitaient.

Donc, le capitalisme et l’économie de marché n’ont pas encore connu leur heure de gloire. Le
meilleur reste à venir. Une population planétaire à la recherche du bonheur made in USA.
Standardisé et fabriqué de toute part par des publicistes et des vedettes qui règnent et régneront à
l’avenir sur l’imaginaire des consommateurs.
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*La puissance d’analyse de Bourdieu se manifeste constamment. Et surtout dans ce cas-ci. Il


mentionne que ce qui a désarmé et laissé pantois les ouvriers et les travailleurs en général, c’est la
mathématisation de l’économie. Lire des rapports financiers, des statistiques, des pronostiques et
des bilans donnent un complexe d’infériorité aux travailleurs qui n’y comprennent rien. Ils n’ont
dès lors aucune possibilité d’argumenter ou de faire valoir leur position. Ou même de se défendre.

Ce fut donc un des objectifs de Bourdieu que de donner un appareillage conceptuel aux dominés.
De se penser tels qu’ils sont, et de comprendre réellement leur situation. De pouvoir réagir et
d’affronter leurs dominants sur le terrain de la théorie et des conceptions.
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Citations

"Si le sociologue a un rôle, ce serait plutôt de donner des armes que de donner des leçons."
97

Pour Bourdieu les règles, les normes et les structures sont héritées et historiques, donc
modifiables et améliorables. Ce qui fait que "le sociologisme, c’est-à-dire la tentation de
transformer des lois ou des régularités historiques en lois éternelles" est une faute majeure lorsque
vient le temps de rendre raison des processus sociaux.

Il faut que les possédants-dominants justifient leur position dans la hiérarchie de la distribution
des biens. "Le racisme de l’intelligence est ce par quoi les dominants visent à produire une
théodicée de leur propre privilège, comme disait Weber, c’est-à-dire une justification de l’ordre
social qu’ils dominent. Il est ce qui fait que les dominants se sentent justifiés d’exister comme
dominants ; qu’ils se sentent d’une essence supérieure."

"La difficulté particulière de la sociologie vient de ce qu’elle enseigne des choses que tout le
monde sait d’une certaine façon, mais qu’on ne veut pas savoir ou qu’on ne peut pas savoir parce
que la loi du système est de les cacher."

Étant donné que la sociologie est une science qui étudie les rapports sociaux, et que ces mêmes
rapports peuvent être hautement connotés par l’émotion et par les comportements dits moraux, il
est tout à fait normal qu’il y ait certaines confusions. "Mais la principale source de malentendu
réside dans le fait que, d’ordinaire, on ne parle presque jamais du monde social pour dire ce qu’il
est, mais presque toujours pour dire ce qu’il devrait être. Le discours sur le monde social est
presque toujours performatif : il enferme des souhaits, des exhortations, des reproches, des ordres,
etc. Il s’ensuit que le discours du sociologue, bien qu’il s’efforce d’être constatif, a toutes les
chances d’être reçu comme performatif."

La sociologie libératrice comme la conçoit Bourdieu permet de prendre conscience, pour tous
ceux qui sont des dominés, que leur statut n’est pas nécessairement naturel ou encore le fruit de
leur incompétence. Loin de là. Leur comportement leur a été inculqué et renforcé par leur statut
dans la hiérarchie sociale. Leur statut de dominé et d’inférieur qui leur a été imparti dans leur
cheminement vers leur qualification et leur rôle n’est pas figé. Au contraire, il peut être remis en
question et modifié. "En fait, il ne s’agit pas d’enfermer les agents sociaux dans un être social
originel traité comme un destin, une nature, mais de leur offrir la possibilité d’assumer leur
habitus sans culpabilité ni souffrance." Et de pouvoir en sortir.
98

"Les dominés sont abandonnés à leurs seules armes; ils sont absolument dépourvus d’armes de
défenses collectives pour affronter les dominants et leurs psychanalystes du pauvre."

C’est en connaissant les règles de la société, ces fameuses lois, que l’on peut enfin regagner notre
liberté. En en prenant conscience. Et en agissant en sorte que cesse la domination. "Contrairement
aux apparences, c’est en élevant le degré de nécessité perçue et en donnant une meilleure
connaissance des lois du monde social, que la science sociale donne plus de liberté. Tout progrès
dans la connaissance de la nécessité est un progrès dans la liberté possible."

"La loi sociale est une loi historique, qui se perpétue aussi longtemps qu’on la laisse jouer, c’est-
à-dire aussi longtemps que ceux qu’elle sert (parfois à leur insu) sont en mesure de perpétuer les
conditions de son efficacité."

"Au contraire, les dominés ont partie liée avec la découverte de la loi en tant que telle, c’est-à-dire
en tant que loi historique, qui peut être abolie si viennent à être abolies les conditions de son
fonctionnement. La connaissance de la loi leur donne une chance, une possibilité qui n’existe pas
aussi longtemps que la loi est inconnue et qu’elle s’exerce à l’insu de ceux qui la subissent. Bref,
de même qu’elle dénaturalise, la sociologie défatalise."

"La sociologie révèle que l’idée d’opinion personnelle (comme l’idée de goût personnel) est une
illusion. S’il est vrai que l’idée d’opinion personnelle elle-même est socialement déterminée,
qu’elle est un produit de l’histoire reproduite par l’éducation, que nos opinions sont déterminées,
il vaut mieux le savoir; et si nous avons une chance d’avoir des opinions personnelles, c’est peut-
être à condition de savoir que nos opinions ne sont pas telles spontanément."
99

Civilisation et télé-réalité

"C’est la tradition qui cimentait autrefois la collectivité


et constituait le lien social. Nous lui avons substitué
trois ingrédients –l’État moderne, le consumérisme et
la culture médiatique- dont nous vérifions, aujourd’hui,
la fondamentale insuffisance. Aucun des trois n’est en
mesure de conjurer le désarroi ambiant. L’homme
occidental se sent parvenu au terme d’une émancipation
qui lui assure un surcroît de liberté, mais le laisse cruellement
orphelin. En vérité, on ne fait pas revivre ce que l’histoire
a dissous, on ne réinvente pas les infinies broderies
de l’appartenance que le temps a détricotées."

L’univers médiatique, loin d’être insignifiant, projette et induit une certaine idée de l’homme. Il
représente et met en scène les aspirations, les désirs et les préoccupations du moment, et nous
tisse un portrait très élaboré de la constitution d’une civilisation. À ce jour, aucun autre
phénomène que la télé-réalité ne nous avait fourni autant de matières riches en analyse. Si ce type
de spectacle, vide en contenu, fascine une partie de l’auditoire en mal de sensation, il doit bien
exister des raisons qui justifient un tel intérêt.

La disparition de la tradition

La modernité se décrit, avant tout, comme étant une tentative d’accueillir le présent dans son
incessant recommencement et dans sa faculté à faire émerger la nouveauté* et l’innovation. Pour
se faire, le passé, la tradition et l’héritage doivent être disqualifiés et n’avoir plus aucune
influence marquante dans l’esprit des individus. La religion, les mythes, les grands et les petits
récits, qui fournissaient des réponses et des solutions aux grandes questions auxquelles l’homme
se pose, ne doivent plus avoir de sens, ni être communiqués ou enseignés. Le passé et ses
traditions, étant vécus, aujourd’hui, comme un poids à assumer, un héritage inutile qui vient
freiner la jouissance du moment présent, disparaissent du champ des préoccupations. La vie est
vécue, dans ces conditions, sous le mode de l’éphémère et du renouvellement constant. Et dans
cette optique, la consommation devient la principale activité qui permet de vivre dans
l’instantanéité des désirs et dans leur assouvissement devenu irrépressible. Ce besoin
100

incontrôlable de consommer suppose que le citoyen, en Occident, et bientôt partout où se


développe l’économie de marché, est profondément insatisfait. Le consumérisme devient donc
une solution face à la solitude, aux frustrations vécues au travail, à la fatigue et au fait que l’on se
lasse de tout. Les publicistes l’ont bien compris, et parmi les cordes sensibles que la publicité fait
vibrer, la réalisation personnelle en est une importante, puisqu’elle permet de compenser le
manque de contentement et l’absence de satisfaction que devrait générer habituellement une vie
épanouissante. Pour se réaliser, il faut avoir l’impression de se sentir important. La distinction
devient ainsi la manière la plus appropriée de se singulariser. Les marques de prestige et les
griffes fournissent aux consommateurs la possibilité de combler ses besoins particuliers qui
donnent un surplus d’assurance et font croire à une plus grande réalisation personnelle. Le sacré
ayant été complètement évacué, il faut bien poser des actes signifiants. C’est justement ce que la
consommation permet. Elle prend toutes les apparences d’un rituel qui redonne du sens à nos
actes quotidiens.

Les pièges de l’autonomie

Si autrefois les normes, les règles et la morale provenaient d’instances externes à l’individu, ce
que l’on appelle l’hétéronomie, il nous faut constater que la modernité, elle, a instauré une
tendance à préconiser et à insister sur l’autonomie du sujet. Se donner ses propres normes est
certainement moins contraignant que de se les faire imposer, mais cela pose un problème si
cesdites normes ne prennent pas en considération le lien qui nous unit avec autrui. Pour certains
penseurs, le sujet serait devenu despotique, "imbu de sa nouveauté, de sa supposée originalité, et,
dédaigneux du passé, il n’aurait plus le désir de tenir le monde en communauté". Ce qui fait que
"nous n’habitons plus un monde commun". Ce qui résulte en une fragmentation sociale, en un
repli des individus sur leur jouissance personnelle.

La raison qui explique cette dérive vers la réalisation personnelle, à tout prix, nous la retrouvons
dans la tendance qu’instaurent les nouvelles valeurs d’authenticité et de spontanéité. Car ce sont
des valeurs qui inaugurent une nouvelle manière d’être au monde. Une façon toute particulière de
s’auto créer, de se construire par soi-même, à partir de rien, à partir d’aucune donnée historique et
culturelle, qui, elle, ne doit pas venir interférer.

Pour être authentique, il faut nécessairement que l’individu se centre sur ses particularités qui lui
sont propres, qu’il les mettent en valeur. Dans cette entreprise, il faut que chacun puisse
101

s’affranchir des manifestations qui sont trop impersonnelles et trop communes. Les derniers
programmes d’éducation, en Occident, ont beaucoup insisté sur l’autonomie et la créativité
personnelle. Au détriment de l’enseignement des œuvres ancestrales et des ouvrages dits
classiques. On supposait que l’étudiant pouvait se comprendre et comprendre le monde qui
l’entourait uniquement en puisant en lui les ressources de son inspiration et en encourageant sa
faculté d’observation et de réflexion. Mais nous pouvons constater que cette démarche douteuse a
mené à un complet fiasco. C’est à une méconnaissance profonde que puisait cette conception de
l’éducation. Car il y a un primat que l’on doit toujours avoir à l’esprit. C’est par l’imitation que
nous pouvons apprendre et acquérir des connaissances et des compétences. Que si nous ne nous
familiarisons pas avec les ouvrages qui ont été écrits auparavant, nous nous condamnons à la
répétition et la banalité d’analyse faible et primaire. Loin d’être originale, c’est à une régression
des connaissances que nous nous exposons.

Bien au contraire, c’est par l’apprentissage par imitation que l’on parvient à intégrer l’ensemble
des connaissances. Par la suite, seulement, il nous est possible d’innover ou d’ajouter une donnée
ou un détail déterminant, ou encore de parvenir à révolutionner une discipline.

La fin de la culture

Ce que l’on retrouve au travers des nouveaux créneaux médiatiques, comme la télé-réalité, se
définit par une dramatique ignorance et parfaite inculture de la part des protagonistes. Et ce qui
est le plus choquant, c’est que les individus qui participent à l’expérience du jeu de la séduction
ou de l’apprentissage du chant et de la musique ne souffrent d’aucun complexe face à leur
insipide stupidité et leur pure imbécillité. Dans le Nouveau Monde médiatique, qui est le miroir
de la société, le sujet, l’individu, n’a plus aucune autre préoccupation que lui-même, et son
principal objectif est de se mettre en valeur, pour arriver à séduire ou à manipuler l’autre, dans le
but d’obtenir que ses désirs se réalisent. Nous assistons au triomphe de l’ignoble et mesquin
égoïsme. Pour la première fois, nous avons devant nous un individu, qui malgré sa complète
vacuité et son insignifiance profonde, croit à son originalité. Se prétend être unique et intéressant.
Autrefois, pour pouvoir se produire devant un auditoire ou pour être écouté au sein d’une tribu, il
fallait avoir fait l’expérience et la preuve de son savoir, qui avait été communiqué par le lent et
patient apprentissage auprès des savants et des sages, qui eux avaient aussi fait le travail de
formation. Désormais n’importe qui peut prétendre être digne d’intérêt. Autrefois la parole était
sacrée. Du moins, il existait un certain respect pour ceux qui avaient travaillé toute leur vie pour
102

mettre en forme un discours logique et signifiant. On ne pouvait pas comparer le premier venu et
en mal d’être écouté à celui qui avait, avec le temps, prouvé la force de son raisonnement. Il
existait une certaine hiérarchie qui permettait de ne pas tout confondre, et de bien établir les
degrés de qualité et d’excellence. Tout ceci s’est évanoui et a disparu. Nous voici entrer dans
l’univers de l’opinion. Comme si n’importe qui pouvait être à même de juger de n’importe quoi.
Le patient travail de formation et de réflexion n’étant plus valorisé et encouragé, on s’imagine
que la pensée naît à partir de rien dans l’esprit des gens qui n’ont malheureusement pas de temps
à consacrer à la recherche et à la réflexion.

Bien au contraire, la véritable pensée fonctionne par accumulation, par succession de couches qui
se superposent, par le mûrissement de pratique et de constantes reprises. Pour prétendre saisir un
sujet, il faut avoir tourné autour plusieurs fois, et ce, même si cela n’est pas fécond, au début,
dans les premières tentatives. Il faut recommencer et savoir patienter.
----------------------------------------------------

* Pour être réceptif à la nouveauté, il faut que ce qui est advenu précédemment soit sans cesse
périmé et désuet. Ce qui faisait sens auparavant doit perdre sa validité pour faire place à de
nouvelles significations et de nouveaux produits qui eux seront à leur tour déconsidérés. Il y a
donc deux modalités : la tradition et la nouveauté. Incompatible. Chacun excluant l’autre. La
nouveauté invalidant la tradition, et la tradition étant fermée à toutes sortes de modifications. Dès
que l’on passe à une civilisation qui n’encourage que le changement, l’innovation et la nouveauté,
la civilisation précédente, qui s’appuyait sur la tradition, se trouve disqualifiée. Et ainsi
disparaissent les raisons qui incitaient à prendre en considération le travail accompli dans le passé
et l’héritage de multiples générations qui ont mené un travail de recherches et de questionnements
sur les grands enjeux qui concernent l’être humain.
103

La beauté

"Chercher et choisir un géniteur correspond


pour la femme à ce qu’on appelle : un shopping
de gènes."

Dans un texte précédent, j’ai mentionné, d’une certaine manière, que la poursuite de la richesse et
du pouvoir, pour les hommes, s’expliquait, en partie, par le besoin d’échanger des services
sexuels avec des femmes, de préférence, belles. J’aimerais maintenant poursuivre cette réflexion
dérangeante, si c’en est une, en répondant à la question suivante : " Pourquoi les femmes des
riches sont belles ". Je tenterais donc de faire une brève introduction de l’ouvrage de Philippe
Gouillou.

La sociobiologie et la psychologie évolutionniste

En 1975, Edward O. Wilson publia Sociobiology : A new synthesis. Son travail consista à
relancer le vieux débat de l’acquis versus l’inné, d’une manière scientifique. En se basant sur les
deux ouvrages de Darwin, qui popularisèrent la sélection naturelle et la sélection sexuelle, il
postula que la majorité des comportements humains s’expliquaient à partir de schémas innés et
instinctifs; donc en insistant sur le bagage génétique de l’espèce humaine. À la fin des années 80,
une nouvelle branche d’étude vint se greffer à la sociobiologie : la psychologie évolutionniste.
Celle-ci apporta deux nouveaux éléments. Elle prétendit, d’une part, que "le cerveau est constitué
de (…) processus spécialisés et que la sélection naturelle s’est principalement opérée à une
époque qui était différente de celle que nous vivons". Cette époque était différente de la nôtre du
fait que la lutte pour la survie orientait fondamentalement les comportements humains. "En
d’autres termes que notre cerveau a été optimisé pour un monde qui n’existe plus." Il en va de soi
qu’après avoir tenté d’établir que les comportements humains s’expliquent par la génétique,
l’étape suivante est de démontrer "comment nous sommes programmés dans nos choix
amoureux".

Mythes

La psychologie, durant le dernier siècle, a tendu à considérer qu’il y avait une égalité entre les
hommes et les femmes, et que nos rôles nous étaient socialement assignés. Elle prétendit aussi
104

que nous possédions une grande liberté face à l’instinct, aux caractéristiques génétiques et aux
comportements innés. Ces deux considérations sont, bien entendu, rejetées par la psychologie
évolutionniste. Ce serait même, pour celle-ci, deux idées reçues, voir deux mythes modernes.

La différence des sexes

La femme a une intelligence verbale plus développée que l’homme. "Elle comprend mieux les
différents sens d’une phrase" et possède, en général, un vocabulaire plus élaboré. Aussi elle
éprouve davantage le besoin de parler. Elle a dix fois moins de chance de bégayer que l’homme.
Elle comprend mieux les relations entre les gens et elle sait rapidement "qui cherche à séduire
qui". Elle comprend aussi mieux les relations affectives. Mais il faut mentionner que l’on
retrouve aussi des hommes d’une grande sensibilité, qui font preuve d’intuition, d’écoute et
d’empathie.

Tabula rasa

Le deuxième mythe qui correspond à la supposée liberté humaine face à l’inné provient des écrits
de John Locke, au 17iéme siècle. Ce philosophe anglais considérait que le cerveau était une table
vide, vierge, qui se remplissait, tout au long de sa formation, par l’éducation l’instruction et la
culture. Au début du vingtième siècle, on considérait donc comme étant négligeable la part de
l’inné dans le comportement. Avec Freud, surtout, on en vint à croire que l’être humain était le
résultat de ses expériences passées, plus ou moins traumatisantes, et qui pouvaient être guéri par
la parole et la conscientisation de ce qui faisait problème. Le béhaviorisme, pour sa part, ne
considéra que deux comportements innés : "la recherche de gratification et la fuite des punitions".

Tout ceci fut remis en question, car on considère présentement que l’influence génétique serait
d’environ 50%, celle de la formation par les pairs (le groupe) de 40% et celle des parents de 10%.
"En d’autres termes, l’éducation et les hasards de la vie peuvent détruire un potentiel, le
restreindre, ou au contraire permettre de l’exploiter, éventuellement l’orienter, mais pas le
développer".

La pire des excuses

Étant donné la durée de gestation et l’intensité des soins à prodiguer à un nouveau-né,


105

l’enfantement et la femme deviennent des "denrées " inestimables. "Ce qui est rare est cher et
justifie une compétition extrême entre les hommes" qui voudront propager leurs gènes au
maximum pour optimiser leur pouvoir d’engendrer. Ainsi, on excuse facilement la tendance chez
certains mâles à préconiser la multitude des partenaires, où le seul obstacle, qui est majeur, est la
capacité d’entretenir les mères et les nombreux enfants. Le désir d’amasser des richesses devient
ainsi compréhensible. Et la question de la beauté des femmes s’explique par le fait qu’elle serait
un gage, une assurance d’avoir une progéniture saine et de qualité.

Mais qu’entend-on au juste par la beauté ? Ce serait en fait une question de symétrie. Un visage
symétrique serait plus agréable à regarder et ferait naître de meilleurs sentiments envers la
personne douée de beauté.

"Toute marque d’asymétrie est un signe d’une croissance difficile, c’est-à-dire que le niveau de
symétrie mesure précisément la qualité des gènes et de l’environnement qui ont contrôlé la
croissance. On a d’ailleurs trouvé une relation positive entre la symétrie du visage et le QI : les
deux seraient liés."
106

Retour sur l’Être

L’Être est, de toute éternité, mais n’existe pas. Ce qui existe ce sont les étant qui peuplent
l’univers et qui font partie du Devenir. L’univers en entier est un vaste Étant qui est inclus dans
l’étendue, qui elle est une manifestation quasi physique de l’Éternité. L’autre manifestation de
l’Éternité est représentée par la pensée, et ce qui en est enfanté. Ainsi les lois de la physique et les
mathématiques sont vraies dans le passé, dans le présent et dans le futur; même s’il arrivait qu’un
jour les êtres humains disparaissent. Le Temps est une manifestation du Devenir, voir sont
explicitation. La négation du Temps est l’Éternité qui trône de manière sereine au-dessus des
vivants, et qui prend parfois l’appellation de Dieu omniprésent, omniscient et omnipotent,
puisqu’il est en puissance et non en acte. Dieu est l’Éternité qui ne saurait exister parce que
n’étant pas un étant ni l’Étant (l’univers). Dieu est, simplement
107

Ce que veulent les hommes

"Il est toujours bon d'exposer ses révoltes


afin qu'elles ne restent pas à l'état de
frustrations inexprimées, frustrations qui
ne manquent pas, finalement, de sourdre
en prenant des formes violentes et antisociales."

Il est beaucoup trop facile d’accuser les hommes de n’avoir aucun scrupule dans leur recherche
du pouvoir et leur envie de contrôler. Comme si les bons sentiments n’étaient que l’apanage du
beau sexe. C’est méconnaître profondément les réelles motivations qui animent les hommes, et
ce, à travers les siècles.

"Les féministes de base, qui ne se sont jamais penchées sur la psychologie masculine, pensent que
les hommes sont naturellement avides de statuts et de richesses. C'est là une grave erreur, qui
procède de leur stupide envie envers la réussite masculine. En vérité (comme l'a noté Tolstoï dans
deux passages-clés d'Anna Karénine et de Guerre et Paix) l'homme s'accommode parfaitement du
dénuement, et la vie d'homme des bois nomade lui sied autant que celle de PDG qui surfe entre
les cabines d'avions, les conseils d'administration assommants, les maîtresses prédatrices et les
pontages coronariens. Si l'homme recherche les statuts et la richesse, c'est pour avoir accès aux
femmes, avec lesquelles il peut échanger ces richesses contre des services sexuels, mais surtout,
et c'est beaucoup plus important, contre le droit à la paternité, c'est-à-dire celui de fonder une
lignée et une assurance raisonnable qu'il puisse investir dans l'avenir d'enfants qui sont réellement
les siens."

Une société qui se féminise

Il est admis aujourd’hui que la remise en question de la masculinité a de graves répercussions


dans l’éducation des jeunes garçons. On nie le fait que les garçons sont plus enclins durant
l’enfance à manifester de l’agitation et un moindre intérêt pour le monde des sentiments et de la
sensiblerie. Aussi l’on préconise le même type d’éducation pour les deux sexes, ce qui est très
néfaste, évidemment, pour les garçons. Cette forme d’éducation repose sur des postulats qui nient
la masculinité. Les discours sociaux normalisateurs proposent ainsi une idéologie et des lois
cohérentes.
108

"L'idéologie: elle est fondée sur la déshumanisation des hommes, ce qui entraîne la disparition de
leurs droits civiques. On peut invoquer la négation de la paternité ("les femmes et leurs enfants"),
les généralisations grossières ("tous les hommes sont des violeurs"), la prolifération des théories
biologiques fumeuses sur l'inutilité, l'obsolescence ou l'infériorité supposée du sexe masculin,
etc...La rhétorique est simple: il s'agit de définir l'humain comme étant exclusivement le féminin.
D'où, entre autres, une attention disproportionnée accordée aux émotions et aux sentiments, au
détriment du raisonnement logique et des faits objectifs

Les lois 1. Le pillage légal par l'épouse et par l'État de la majeure partie des biens du mari lors des
procédures de divorce, indépendamment de ses circonstances.

2. L'attribution de la garde à la femme dans 90 % des cas, et ceci alors même qu'elle peut avoir
commis un adultère, initié le divorce de son propre gré, ou se révéler incapable d'élever les
enfants correctement (alcoolisme, etc...)

3. L'emprisonnement des hommes divorcés pour non-paiement de pension alimentaire, même si


l'évolution de leur situation financière ne le leur permet pas.

4. Les fausses accusations d'abus sexuel, pour lesquelles un homme est présumé coupable, et qui
conduisent généralement à emprisonnement, perte d'emploi, et assignation préventive à résidence.

5. Le fait qu'une femme ayant faussement accusé un homme d'abus sexuel, et ayant ainsi détruit
sa vie, n'est généralement pas condamnée à une peine de prison.

6. Les condamnations dérisoires imposées aux femmes pour des crimes aussi graves que le
meurtre et le viol sur des mineurs, alors qu'un homme risquerait la prison à vie.

7. La suppression des droits des hommes en matière de reproduction. Une femme peut avorter
sans le consentement du père, même en cas d'accord préalable entre le père et la mère pour faire
un enfant, et même si cet accord est validé par un contrat. Une femme peut se faire faire un enfant
par un homme à son insu, et le forcer à payer pour cet enfant. Une femme peut forcer son mari à
subvenir aux besoins d'un enfant même s'il n'en est pas le père. Une femme peut mettre le père de
ses enfants à la porte du domicile commun, le forcer à payer une pension importante, et
109

restreindre, voire empêcher, tout contact entre le père et ses enfants."

On soulignera le lien intime entre les lois de Nuremberg et l'idéologie. Si la femme est
nécessairement bonne, supérieure, et est le seul exemple valable d'humanité, une femme qui se
comporte en tortionnaire ne peut être qu'une aliénée mentale. Sa responsabilité ne saurait donc
être engagée, elle mérite au contraire un soutien psychologique pour l'aider à redevenir une
femme. Inversement, si les hommes sont des animaux inférieurs et violents, ceux qui commettent
des crimes violents doivent finir dans des camps d'internement, tandis que les autres doivent être
soumis à une surveillance constante et privés de leurs droits civiques (interdiction de parler à une
femme et de la regarder, ce qui est pratiquement le cas aux États-Unis).

Par ailleurs, l'idéologie féministe définit "l'abus" et "le crime" sur la base du vécu subjectif de la
"victime", non sur les faits objectifs. Un homme peut perdre son emploi pour avoir dit ceci ou
cela à une femme, au motif qu'elle le vit comme un "harcèlement". Inversement, une femme peut
commettre toutes sortes d'abus sur un homme, puisque, selon l'idéologie féministe, un homme, en
tant qu'être inférieur, est dépourvu de vécu affectif. Ce qui explique la prolifération des scènes
d'humiliation et de violence envers les hommes dans la quasi-totalité des fictions américaines. Ce
culte hystérique de l'affectif conduit bien entendu à une "justice" parfaitement inique, et souvent à
la glorification du criminel, pourvu que ce criminel soit une femme "malheureuse"." Zek

Le passé

Dans le passé les hommes ont mis au point des mécanismes sociaux, pas toujours subtils, pour
n’être pas perdants dans leurs relations avec les femmes. C’est parce qu’ils sentaient qu’ils
étaient, sur certains points, en position de faiblesse qu’ils ont préféré assujettir les femmes. Je ne
crois pas que ce fut de gaieté de cœur ou par méchanceté.

Les hommes étant facilement bernables par les sentiments, les femmes apprirent rapidement à
connaître leur faiblesse. "Il est difficile pour les hommes et les femmes de cohabiter dans le
même milieu -1-, parce que les hommes sont culturellement -et peut-être biologiquement-
conditionnés pour céder aux femmes. Ce que résume le proverbe ce que femme veut, Dieu le
veut. Comme les femmes le savent, elles sont naturellement portées à obtenir des hommes des
faveurs et des passe-droits par des moyens qui allient à divers degrés le chantage sentimental et la
séduction."
110

Ce qui explique dans les sociétés patriarcales et patrilinéaires le rôle de chien de garde qui est
imparti à la belle mère, la mère de l’époux, qui surveille incessamment les faits et gestes de sa
belle fille, pour qu’elle ne ridiculise pas son fils en ramenant une portée étrangère à la maison. Ce
qui se justifie aisément au niveau de la femme, car vaut mieux avoir deux ou plusieurs géniteurs
au cas où le principal viendrait à déchoir et à ne plus pouvoir assumer la survie de la famille.
-----------------------------------------------------

1- "C'est pour cette raison également que les hommes ont toujours cherché à éviter la compagnie
des femmes hors des arènes réservées aux rituels sexuels et du ménage, où de toute éternité la
femme a imposé sa volonté au mari -- d'où l'inanité hypocrite du mouvement totalitaire sur le
partage des tâches, qui ne peut que réduire l'homme au statut de larbin, puisque sa femme ne
tolérera pas de lui confier de réelles responsabilités domestiques et sera constamment dans son
dos pour inspecter la qualité de son travail et lui donner des instructions. Les hommes se sont
ainsi protégés des femmes en se retranchant dans des clubs masculins, en reléguant les femmes
aux tâches subalternes dans les entreprises, etc. Bien entendu cette situation n'a perduré que parce
que les femmes l'autorisaient, s'estimant contentes de régner sans partage sur la sphère
domestique et sur l’accès privilégié aux enfants et aux ressources matérielles, tandis que les
hommes se battaient pour conquérir le statut et la réussite sociale, pour in fine alimenter le
système de production des biens et services essentiellement destinés aux femmes.

Dès lors que les femmes ont décidé de s'immiscer dans la vie des hommes, elles ont obtenu d'eux
tout ce qu'elles voulaient. À cet égard, il n'y a rien de plus fascinant que le succès dévastateur du
mouvement féministe. Des personnes dont l'intolérance n'avait d'égale que la médiocrité
intellectuelle ont conquise des positions importantes uniquement parce qu'elles l'exigeaient et
parce qu'elles étaient des femmes."
111

Ainsi en va-t-il de l’Être

Lire Être et temps est absolument captivant. Mais il faut consentir à quelques efforts. Ce texte
ayant la réputation d’être fort hermétique, il ne sert à rien de vouloir tout comprendre
immédiatement. Il serait même recommandé d’en faire une première lecture sans respecter l’ordre
des paragraphes, de relire plusieurs fois les passages qui nous font une forte impression
d’illumination, au sens ou il nous est permis d’éprouver le sentiment que, de ce qu’il s’agit dans
ce texte, tout cela nous a déjà traversé l’esprit, mais sous une autre forme. C’est peut-être en ceci
que réside tout le charme de cette œuvre fondamentale dans l’histoire de la philosophie: elle
explicite les intuitions premières qui fondent les divers systèmes de représentation. Sa démarche
ressemble à une forme d’analyse psychologique de la métaphysique. C’est à la clarté absolue de
la compréhension que prétendent certains passages. Et dans certains cas le résultat est ahurissant.

Martin Heidegger peut être considéré, avec son compatriote Hegel, comme étant l’auteur le plus
difficilement interprétable. La glose et les commentaires sur Sein und zeit sont la plupart du
temps difficile et pose plus de problèmes qu’ils n’aident à en résoudre. Si Hegel a eu la chance de
bénéficier pour son œuvre, et pour la Phénoménologie de l’esprit en particulier, des explications
judicieuses et brillantes d’Alexandre Kojève, Heidegger, lui, semble avoir eu moins de chance.

Il vaut la peine de tenter d’entrer dans le cœur de la problématique heideggérienne de l’Être,


même si on risque l’extrême simplification.
112

La pensée occidentale et la tradition orientale

À prime abord, il nous faut opérer une distinction entre pensée et tradition. Ceci est primordial si
l’on veut expliquer la naissance de la technologie moderne occidentale.

La tradition est un corpus oral ou écrit de connaissances matérielles et de savoir humain. Le plus
souvent elle nécessite une formation reliée à l’apprentissage de la lecture et une stratification
sociale qui fait en sorte qu’une minorité autorisée sera seule à pouvoir être à même de maîtriser
les enseignements et les connaissances positives, grâce à la communication quasi sacrée qu’est
l’initiation. Sa principale caractéristique est d’être invariable et peu sujet aux transformations et
aux révolutions. Une fois que le corpus est effectif et efficace, il y a peu de chance qu’une
observation quelconque vienne changer le paradigme. Cet avantage, qu’est le fait de ne jamais
connaître des crises et des remises en question, a aussi pour défaut d’être figé et non propice aux
grandes transformations civilisationnelles. Comme on le dit si bien, la tradition perdure.

Pour cette raison on peut, même si c’est très abusif, prétendre que la conception du monde qu’a
préconisée l’Orient reposait presque exclusivement sur la tradition. Ce qui fait en sorte que les
intuitions de base ont été commentées, développées, mais jamais dépassées. Elles n’ont pas subi
de modification notable.

Le danger avec une telle interprétation, avec cette façon de caractériser la culture orientale
comme étant figée, c’est de discriminer l’effort et le développement de cette tradition, pour la
considérer inférieure au processus occidental, qui lui est fait de remise en question, d’incessantes
retransformations et de bouleversements des corpus de connaissance. On pourrait nommer cette
tendance à préconiser le développement incessant de l’ensemble des connaissances que
manifestent les sociétés postcartésiennes modernes, d’obsolescence. Le passé n’ayant plus
d’emprise sur la société contemporaine, ses modes de vie ancestraux et ses préoccupations
passées deviennent caducs. Le complexe de supériorité que manifeste l’Occident face à son passé
et à toutes les autres traditions vient du fait que le passé n’a plus d’emprise sur l’ensemble global
de nos modes de vie. Nous sommes donc dégagés de l’emprise de toutes les formes de restrictions
possibles ayant trait aux expériences antérieures.

Il y aurait une thèse à défendre et à formuler. C’est celle-ci: la somme des connaissances, ayant
comme support la numérisation, l’obligation qu’a l’homme de maintenir vivant le passé, grâce au
113

souvenir, disparaît ainsi qu’une grande partie des raisons qui nous motivent à avoir du respect
pour l’humanité. Le monde virtuel et ses possibilités prenant le relais, l’homme est contraint à
une perpétuelle fuite en avant. Son existence s’évanouit, sa dignité et sa noblesse sont réduites à
néant, puisque les systèmes qui perpétuent l’information ont dégagé l’homme de l’obligation de
conserver le souvenir des données, des impressions, des sentiments, bref des connaissances sur
lui-même et sur le monde. Ses capacités et son utilité n’étant plus nécessaires au fonctionnement
des systèmes, devenus autonomes et autocréateur, l’homme est maintenant, et pour l’instant,
contraint à un rôle secondaire. Il en va de soi que la destruction de cultures ancestrales et de
population au mode de vie resté traditionnel n’émeut presque plus les Occidentaux. Mais ceci est
une autre histoire.

La tradition, donc, étant un corpus oral ou écrit de connaissances et de savoirs humains


invariables, la pensée occidentale, elle, se caractérise par une incessante remise en question et par
une accumulation des schémas explicatifs. Chaque école de pensée se plaçant en opposition à la
précédente, la conception du monde et les diverses philosophies ont évolué assez rapidement, dès
les premiers penseurs ioniens. D’une observation des phénomènes de nature physique, on est
passé aux véritables causes de la permanence dans le changement. Du Devenir et de l’incessante
transformation des choses, la philosophie grecque en est venue à ce questionnaire sur la
permanence et sur ce qui perdure : l’Être. Si dans la tradition orientale c’est le Devenir qui est
premier et fondamental, dans la pensée occidentale c’est l’Être et le non-être qui articulèrent la
réflexion.

La thèse heideggérienne

Dès le moment où Parménide élabora son système de pensée et qu’Aristote voulut présenter une
synthèse dialectique entre l’Être et le Devenir héraclitéen, Heidegger prétend et suppose qu’il y
eut l’oubli de l’Être. Ce qui semble paradoxal, puisque durant tout le temps que l’on dissertait
abondamment sur l’Être, on en manquait complètement sa compréhension. Mais ce que
Heidegger veut dire c’est que l’ontologie, la science de l’Être en tant qu’être et la théologie
chrétienne, ce mariage qu’il appela l’onto-théologie, élabora une dualité spécifique qui niait la
partie principale qu’est l’homme. On y retrouvait d’un côté l’Être, l’éternité et Dieu, et de l’autre
le Devenir, la création et la créature (l’homme). Ce qui amenait comme fâcheux désavantage que
durant toute sa vie terrestre l’être humain ne pouvait que concevoir et se représenter l’éternité
divine, sans jamais y participer et en faire partie.
114

Heidegger reformula donc la question de l’Être d’une manière révolutionnaire.

"Le développement de la question de l’être comporte donc l’explicitation d’un étant (l’homme) –
celui qui questionne- dans son être." "Cet étant que nous sommes nous-mêmes, et qui a, par son
être, entre autres choses, la possibilité de poser des questions, sera désigné sous le nom de être-
là." Désormais, l’homme fera partie de la question de l’être, de l’éternité. Il réintégrera sa place.
Celle d’être au cœur de l’être. Car "l’être réside dans l’existence, dans l’essence, dans la réalité,
dans l’être subsistant, dans la consistance, dans la valeur, dans l’être-là (l’homme)."
115

L’Économie de marché

La naissance du capitalisme pose certains problèmes aux historiens. Faut-il admettre que les cités,
au Moyen Âge, avaient une économie de marché, ou plutôt considérer que ce serait à la
renaissance qu’apparaît les structures qui permettent d’établir que les échanges extérieurs
qu’opéraient Venise et Gênes sont de fait une première forme de capitalisme ? Ou serait-ce
davantage les Pays-Bas qui firent preuve d’un plus grand dynamisme dans leurs rapports
d’échange avec des marchés étrangers, tout en instaurant la première bourse de capitaux ?

Si l’on considère que pour mériter l’appellation de capitalisme il faut que la société dans son
ensemble fonctionne selon une organisation libérale basée sur une économie d’échange, qui
s’effectue grâce à la création de marché et de structure juridique et contractuelle, protégeant ses
mêmes échanges, alors il faut plutôt prétendre que ce serait à la fin du 17ième siècle, mais surtout
au 18ième siècle que sont réunies les conditions particulières à l’économie de marché. Les
systèmes d’échange antérieurs, tant au Moyen Âge que durant l’antiquité, ne peuvent pas être
considérés comme étant complètement capitaliste puisque l’économie et la structure des échanges
basées sur l’existence de marché ne fonctionnaient qu’en marge de la société. Le capitalisme
étant une forme de structure civilisationnelle à tendance totalitaire, il ne faut pas se surprendre si,
sous son règne, tous les aspects de l’existence doivent être sous l’influence de règles propres à la
maximisation, au contrat, au calcul de rentabilité, à l’appât du gain, à la mise en marché
publicitaire et à l’entreprenariat.

Les caractéristiques

"Pour naître, se développer, prospérer et se perpétuer, le capitalisme exige des marchés, des
capitaux, (la mise en valeur de ces capitaux suite à un processus de trans(form)ation de la matière
afin de créer une valeur ajoutée), des techniques, des entrepreneurs, des travailleurs et des
consommateurs." Ce sont ces caractéristiques qui n’étaient pas pleinement réunies avant le
18ième siècle et l’industrialisation.

Un autre facteur qui profite à l’émergence des marchés est le respect des contrats en raison de la
menace, par les autorités en place, de sévir lorsque l’échange est rompu. Cette efficacité à faire
respecter les contrats vient de l’uniformisation des législations. Ces progrès proviennent "de la
mise en forme systématique et de l’homogénéisation de règles de droit énoncées dès le Moyen
116

Âge, en particulier dans la mouvance des cités urbaines et marchandes".

Il faut donc en quelque sorte que les échanges soient réglés, ce qui signifie qu’ils doivent être
soustraits à la violence et à la ruse. Il s’avère justement que le libéralisme implique le respect du
droit de propriété. Pour que cela fût possible, il fallut un certain nombre de modifications dans les
mœurs, à partir d’une certaine époque, que certains situent au début des années dix-sept cent. À
partir de ce moment, de manière générale, la criminalité diminue. Les routes par lesquelles se
transportent les marchandises sont devenues plus sûres, les biens sont davantage à l’abri des vols,
la vie au sein des villes est moins périlleuse, même la nuit. Les appareils policiers et judiciaires
augmentent en nombre et deviennent plus efficaces pour dissuader les individus à commettre des
actes reliés à la délinquance.

On assiste surtout à l’adoucissement des mœurs, qui fut en premier lieu instauré par les classes
supérieures qui gravitaient à la cour. Dans le système monarchique, les aristocrates doivent être
contrôlés. Les règles propres régissant leur comportement doivent être fixées par des conventions
explicites et implicites. Comme la monarchie put s’octroyer au fil du temps le monopole des
affaires publiques, c’est elle qui dispensait les postes reliés au service public et à la gouvernance.
Dans un espace social dans lequel les jeux de pouvoir sont omniprésents, il devient contre-
productif, si on suit les réflexions de Norbert Élias, d’exercer toute forme d’agressivité ou de
violence. Il faut faire preuve, au contraire, de civisme, de subtilité et de politesse, afin
d’échafauder des "plans raffinés à long terme." C’est à une véritable "cérébralisation des
comportements" qu’aboutit l’environnement social au sein des cours. Et l’inverse de ce
processus, l’absence de contrôle de soi, peut incessamment mener au ridicule. Ce qui entraîne le
rejet et le bannissement.

Un autre facteur peut expliquer la modification des mœurs et l’élimination des vices délétères.
C’est la "rationalisation des organisations et des institutions " en général, et en particulier des
clergés. Ceux-ci formèrent un personnel de meilleure qualité, des prêtres, des abbés, des
révérends et des pasteurs qui possédaient une meilleure formation et une plus grande
connaissance des textes à caractères moraux. Ce qui permit que se propagent des raisons et des
argumentations efficaces qui encourageaient la vertu et les comportements sains. Il ne faut pas
négliger le prestige des charges et du personnage de clerc qui devient un "guide d’opinion et un
modèle à imiter".
117

On retrouve aussi, à cette époque, la naissance d’une nouvelle forme d’optimisme en raison de la
modification du climat -ce qui permit de diminuer les disettes et les famines- et en raison d’une
relative pacification entre les chancelleries. La diplomatie avait probablement compris que les
conflits coûteux rendent fragiles l’ordre à l’intérieur des royaumes, car les ressources fiscales
étant très limitées, la révolte gronde assurément lorsque vient le temps de lever de nouveaux
impôts.

Le marché

Il existe des comportements sociaux ou individuels dit naturels. Parce qu’ils sont susceptibles de
se reproduire, peu importe le lieu ou le temps. La tendance à la fermeture des marchés à vouloir
limiter la concurrence que préconisent les marchands et les producteurs est naturelle, car il est
dans leurs intérêts de maintenir leurs positions acquises. Ce n’est seulement qu’à partir du
moment où les espérances de gains futurs se concrétisent que les agents économiques deviennent
favorables au libre marché et au libre échange. Il faut d’emblée sortir des conceptions
mercantilistes -dans lequel l’échange est considéré comme un jeu à somme nulle, où il faut
vendre le plus, mais acheter le moins possible, et ainsi posséder davantage d’or-, si l’on veut
considérer l’échange comme la possibilité d’une création infinie de richesse (un jeu à somme
positive). C’est le libéralisme et ses auteurs, comme Adam Smith, qui permettront de faire le saut
intellectuel vers une meilleure compréhension des règles et des mécanismes de l’échange.
-----------------------------------------------

L’entreprenariat

Il faut pour parvenir à agir convenablement dans les divers secteurs de l’activité humaine, être
capable de procéder à des ajustements adéquats, en conformité avec les différents ordres de
rationalité propre à chaque domaine. Autrement dit, les qualités qu’exigent une discipline doivent
être particularisées selon les fins propres à chaque secteur d’activité. Cela nécessite de connaître
ce qui est vrai, fonctionnel et efficace, d’agir et de le faire en conformité avec le but recherché.

Cette procédure universelle, parce que caractéristique de toutes les activités humaines est propre
aux entrepreneurs et à l’esprit d’entreprise. Bien que l’entreprenariat existe depuis toujours, ou
presque, il fut canalisé et généralisé à partir des débuts du développement du capitalisme
118

moderne. Avant cette époque les entrepreneurs fonctionnaient en marge de la société, alors que,
par la suite, ils furent intégrés et constituèrent une composante importante de l’activité
économique et sociale. Avec le temps, ils gagnèrent la reconnaissance et le prestige de leur rôle.

Auparavant, donc, l’entreprenariat et ses activités étaient suspectes aux yeux des autorités
ecclésiales, et surtout ils étaient méprisés par les aristocraties qui, elles, sont plus susceptibles
d’encourager "la gloire, l’éclat (des actes ostentatoires) et la libéralité". Jusqu’au moment où la
Hollande, du milieu du 17ième siècle, connaisse la prospérité économique, "un rôle de grande
puissance, un régime politique de libertés et de tolérance", jamais le bourgeois entrepreneur-
gestionnaire n’avait connu la fierté de l’être et n’était devenu un pôle d’attraction. Jean Baechler
"Le capitalisme"
119

Les lois de l’imitation

" Penser spontanément est toujours


plus fatigant que penser par autrui. "

Le sociologue Gabriel Tarde considérait que pour expliquer et comprendre les faits sociaux, les
règles et les lois qui gouvernent la société, il était inutile de vouloir décrire le connu à partir de
l’inconnu. Pour lui, il n’était pas nécessaire de faire appel à des causes générales pour expliquer
les actes ou les institutions. D’une certaine manière anthropologique, il convenait d’établir
certaines règles du comportement humain et de bien délimiter les tendances primordiales qui
constituent l’agir en collectivité. Il n’est pas interdit, non plus, de faire quelques recoupements
avec les animaux évolués. Il suffit d’avoir à l’esprit qu’une grande part de l’apprentissage des
primates se fait par l’exemple et l’imitation, pour en tirer les conclusions en généralisant chez
l’être humain, pour qui l’imitation occupe une large place dans les mécanismes d’apprentissage.
C’est par des faits que l’on peut expliquer les modifications sociales. Et ces faits sont simples,
évidents et perceptibles. Ce qui nous dispense de rechercher des explications complexes et des
motifs obscurs.

Tarde propose ainsi deux paramètres fondamentaux : l’invention et l’imitation. Ce qui peut
paraître banal au premier abord. Mais en y regardant de plus près, cela devient fort efficace par la
120

suite pour comprendre plusieurs phénomènes.

"Les transformations sociales s'expliquent par l'apparition, accidentelle dans une certaine mesure,
quant à son lieu et à son moment, de quelques grandes idées, ou plutôt d'un nombre considérable
d'idées petites ou grandes, faciles ou difficiles, le plus souvent inaperçues à leur naissance,
rarement glorieuses, en général anonymes, mais d'idées neuves toujours, et qu'à raison de cette
nouveauté je me permettrai de baptiser collectivement inventions ou découvertes."

La moindre innovation ou modification dans le sens du perfectionnement devient la source des


transformations lentes dans tous les domaines : le langage, les techniques, la religion, le droit, etc.
Les vraies causes des métamorphoses historiques "pourtant se résolvent en une chaîne d'idées très
nombreuses à la vérité, mais distinctes et discontinues, bien que réunies entre elles par les actes
d'imitation, beaucoup plus nombreuses encore, qui les ont pour modèles." Ces initiatives
innovatrices satisfont de nouveaux besoins, qui semblent infinis. (Ce qui explique que
l’innovation soit perpétuelle.)

L’imitation, elle, se décline sous plusieurs formes: "imitation-coutume ou imitation-mode,


imitation-sympathie ou imitation-obéissance, imitation-instruction ou imitation-éducation,
imitation naïve ou imitation réfléchie." "Si l'imitation est chose sociale, ce qui n'est pas social, ce
qui est naturel au suprême degré, c'est la paresse instinctive d'où naît le penchant à imiter pour
s'éviter la peine d'inventer". Et il en va de soi, que le langage est le principal vecteur de la
transmission imitative.

À terme on pourrait conclure que dans un avenir plus ou moins rapproché le nombre de
civilisations différentes ira en diminuant pour ne former qu’une seule grande communauté, et
qu’un "même type social, stable et définitif, couvrira l'entière surface du globe". Ce qui serait
déplorable.

L’impossible solitude

Les actes et les pensées des autres se reflètent constamment en nous. Ce qui nous permet de nous
reconnaître en autrui et autrui en nous. Car il n’est rien de pire que de ressentir l’étrangeté et la
différence d’avec nos semblables. Comme dans un immense miroir, nous sommes tous les foyers
de la réflexion des autres. Dans cette optique, il est presque impossible de découvrir en nous une
121

idée complètement originale, même si cela semble se produire de temps à autre. Nous nous entre-
influençons et suivons des modèles par imitation pour avoir l’impression sécurisante de faire
partie d’un groupe, de faire partie de la société. C’est ainsi que l’imitation devient "le fondement
du lien social."

Cela n’empêche aucunement le fait que de temps à autre, et chez quelques personnes, il y ait
innovation, découverte et originalité. Nous pouvons aussi imiter en modifiant légèrement le
modèle. Ce qui devient de la similitude. Ce qui constituerait notre part d’innovation, même si elle
n’est que légère.

Il n’en demeure pas moins que la plupart du temps nous sommes contraints par l’imitation à
revêtir les formes collectives de l’être-avec-autrui. "Se mettre à l'aise, dans une société, c'est se
mettre au ton et à la mode de ce milieu, parler son jargon, copier ses gestes, c'est enfin
s'abandonner sans résistance à ces multiples et subtils courants d'influences ambiantes contre
lesquelles naguère on nageait en vain, et s'y abandonner si bien qu'on a perdu toute conscience de
cet abandon."
122

L’estime de soi

L’estime de soi est une des composantes fondamentales de la personnalité. Malheureusement,


comme elle commence à se structurer très tôt durant l’enfance, un échec partiel dans son
développement vient souvent empêcher que se forme une image de soi stable et solide. Les
événements et les aléas de l’existence seront plus lourds de conséquences pour une personne qui
ne possède pas de bons appuis et une bonne estime de soi.

Nous vivons une période unique au sein de laquelle les pressions sociales sont devenues
extrêmement contraignantes. Nous nous devons d’être efficaces, performants, rentabilisables et
soumis aux dictats de l’économie. Nos réalisations et nos tâches sont jugées en fonction d’un seul
critère : la réussite. Tout ce qui ne fonctionne pas ou n’est pas jugé convenable risque
d’apparaître comme des échecs. La confiance en soi et notre autoévaluation se voient contraintes
par des pressions externes devenues trop exigeantes. C’est ce qui expliquerait toute cette
littérature qui nous enjoint de prendre soin de notre estime de soi.

L’estime de soi est une des composantes fondamentales de l’identité. La manière dont on se
perçoit affecte grandement l’image que l’on a de soi-même et nos rapports avec autrui. À la base
de la perception de soi-même, il y a l’estime de soi qui détermine de manière certaine, suite aux
échecs ou aux réussites ce que nous valons vraiment. Une piètre estime de soi suite à une réussite
entraîne une incrédulité et une surprise devant une situation peu commune. Il se produit
l’impression de ne pas mériter ce qui nous arrive. Ou de mal gérer cette situation en amplifiant
l’événement et en surcompensant notre mérite pour se convaincre que nous sommes une personne
valable. Chose certaine il y a déformation dans l’appréciation. Dans le cas contraire, les
personnes qui auraient une haute estime d’eux-mêmes, ne sachant ce qu’ils valent vraiment, sont
en fait des gens qui n’ont jamais relativisé leur réussite, et jamais confronté réellement leurs
œuvres à celles des autres, qui peuvent être comparables, sinon supérieures. Il faut noter que la
déformation narcissique empêche ces individus de parvenir à ne pas toujours ramener tout à eux-
mêmes.

Les distinctions

On peut englober l’estime de soi, l’image de soi et la confiance en soi sous l’appellation du
concept de soi. Les deux premières instances apparaissent assez tôt durant l’enfance, et sont plus
123

statiques que la confiance en soi, qui, elle, est évolutive et en constante modulation. On peut
perdre la confiance en soi suite à une série d’échecs ou après une rupture marquée par une
relation de domination, dans laquelle l’autre utilisait le dénigrement constamment, mais cela
n’empêche pas que ce ne soit que momentané, grâce au fait que nous avons construit une forte
estime de soi durant notre enfance.

Il faut souvent revenir à l’affectivité pour comprendre certains mécanismes, leur formation et leur
fonctionnement, étant donné que la raison n’est pas dominante durant l’enfance, il appert que,
suite à l’affection, à la considération, au respect et, finalement, à l’amour d’une personne nous
étant proche, nous sommes à même de saisir très tôt que nous sommes aimables, que nous
comptons pour autrui, et que nous avons de la valeur. Pour ceux qui n’auraient pas eu la chance
d’être aimés, le risque est grand d’avoir peu d’estime de soi ou au contraire une estime qui
vacille, qui passe par les extrêmes.

Chez les jeunes filles

L’estime de soi, pour les jeunes filles, ne procède pas tout à fait des mêmes paramètres que celle
des garçons. Dans la formation de la personnalité féminine, l’image de soi est plus importante et
plus décisive, et le regard d’autrui, ainsi que l’apparence physique comptent pour beaucoup. Cela
devient problématique avec les nouveaux stéréotypes féminins qui valorisent l’hyper
sexualisation. On assiste à une forme de perte de soi de l’identité au profit de l’image d’une jeune
femme entreprenante et dont la sensualité et la sexualité se sont exacerbées. Cette image devient
néfaste parce qu’elle est un prototype, un standard et qu’elle nie en quelque sorte l’originalité, la
différence et les particularités des sujets féminins. Le modèle de la jeune fille, un peu trop bien
dans sa peau, propose des attitudes et des modes de vie proches de l’industrie du fantasme, donc
s’apparentant au regard posé sur un objet de convoitise.

Ainsi les adolescentes seront plus exposées au phénomène de l’atteinte de l’estime de soi, puisque
leur image, leur perception proviennent du regard extérieur. N’étant plus autonomes dans leur
autoévaluation, et n’étant plus elles-mêmes, elles peuvent être plus vulnérables dans une relation
amoureuse.
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Comme mentionnée précédemment, l’image de soi est plus importante chez les jeunes filles que
124

pour les garçons. Et une image de soi expressément gouvernée par les standards et les modèles
sociaux de l’industrie du rock, du cinéma ou de la publicité, interfère dans la personnalité
féminine pour entamer la liberté, l’autonomie et l’originalité.

Le mimétisme sexuel par l’adoption de tenues légères et suggestives risque de nuire à une image
de soi saine. «Sans parler des risques de provoquer un intérêt sexuel non voulu.

L’accent presque exclusif sur l’apparence physique et sur la séduction, encouragé par la
représentation souvent (érotique) des femmes dans la publicité et dans la culture populaire, est
associé à certains comportements malsains.

La pression de se conformer à une certaine forme du corps entraîne une faible estime de soi et des
troubles alimentaires destructeurs comme l’anorexie et la boulimie.

Les pressions qui poussent les pré-adolescentes et les adolescentes à être "performantes" amènent
aussi certaines à s’imaginer que, pour devenir populaires, elles sont obligées d’avoir des relations
sexuelles orales – au cours desquelles elles donnent plus souvent qu’elles reçoivent.

La plupart des filles font peut-être semblant de ne pas être futées, mais nous savons qu’elles
réussissent à l’école aussi bien sinon mieux que les garçons, même en mathématiques et en
sciences. Par contre, la promotion des stéréotypes est alarmante, de même que les messages sur la
domination masculine dans les relations hommes-femmes.

Comme l’a déclaré la féministe canadienne Judy Rebick, si les jeunes femmes s’imaginent devoir
être des esclaves sexuelles pour être populaires, c’est de l’oppression.

Les filles ont besoin d’être soutenues pour résister aux messages négatifs omniprésents sur les
rôles féminins et sur leur propre importance. Des études montrent qu’un grand nombre de filles
perdent confiance en elles à l’adolescence, un phénomène beaucoup plus marqué chez les filles
que chez les garçons.

Carol Gilligan, professeur à l’Université Harvard et parmi les premiers chercheurs à étudier le
développement des filles, décrit ce changement comme la perte de leurs moyens d’expression.
125

Un grand nombre de filles commencent à agir suivant les stéréotypes féminins de leur culture
environnante parce qu’elles croient devoir le faire pour être acceptées par la société. Ainsi, les
adolescentes ont moins tendance à dire ce qu’elles pensent et à prendre des risques parce que ces
caractéristiques ne sont pas valorisées chez les filles dans leur milieu social.

Selon une étude récente de Statistique Canada, les filles qui ne sont pas fières d’elles-mêmes ou
qui ne se considèrent pas compétentes à 12 ou 13 ans risquent beaucoup plus d’avoir des relations
sexuelles à 14 ou 15 ans que celles qui ont une solide estime de soi. Au Canada atlantique, une
fille sur cinq et un garçon sur dix déclarent avoir eu des relations sexuelles à l’âge de 14 ou 15
ans. L’activité sexuelle commence environ deux ans plus tôt que pour la génération précédente,
bien qu’il soit également vrai que la puberté commence aussi plus tôt.

L’"hyper sexualisation" des jeunes est devenue un sujet de discussion publique intense au
Québec. Au cours de la dernière année, le débat s’est déchaîné dans les médias de masse et dans
les publications savantes. Certains observateurs montrent du doigt le féminisme, affirmant que les
femmes ont exigé la liberté sexuelle et provoqué indirectement l’extrême sexualisation des filles.
Le mouvement féministe a bel et bien aidé les femmes à prendre en charge leur sexualité, mais il
n’a jamais encouragé la sexualisation des jeunes.

L’un des slogans du mouvement, Notre corps nous appartient, prônait de toute évidence que le
corps des femmes ne doit pas être considéré comme un objet. Le mouvement féministe s’est battu
pour éviter la banalisation de la pornographie et il a perdu. Il serait ironique de le blâmer
maintenant pour cela. Cependant, ce que le mouvement féministe doit faire aujourd'hui, c’est
donner la parole aux filles et s’opposer à la commercialisation du corps des filles… et de leur
âme. C’est une forme d’apprentissage : nous amener à réfléchir au message que nous
transmettons par le choix de nos vêtements et à décoder les raisons pour lesquelles nous sentons
le besoin de transmettre de tels messages.

De toute évidence, le combat des femmes pour éviter que leur corps devienne un objet sexuel se
poursuit. Tout comme pour la violence à l’égard des femmes, il faut que les hommes, les pères,
les conjoints fassent partie de la solution.

Nous devons également éduquer les jeunes, garçons et filles, sur les stéréotypes sexistes, sur
l’égalité et sur le respect.
126

La "déclaration des droits des filles " comprend le droit d’être elles-mêmes et de résister à la
pression d’avoir des comportements fondés sur des stéréotypes sexuels. Les filles ont aussi le
droit d’accepter et d’apprécier le corps dans lequel elles sont nées sans se sentir obliger de risquer
leur santé pour respecter les impératifs d’une image physique " idéale".»
127

Être et Temps (Sein und Zeit)

« Chacun est les autres et


personne n’est soi-même. »

La grande œuvre de Martin Heidegger, Être et Temps, peut paraître à prime abord extrêmement
absconde et très spéculative. Mais elle n’en est pas moins digne d’intérêt, ne serait-ce que pour la
question de l’authenticité. On y trouve une multitude de détails et de distinctions précis qui nous
aident à bien comprendre la condition humaine; ce qui nous permet par la suite de reconsidérer
notre perspective sur le monde et de modifier nos attitudes et nos comportements.

Le but de cette introduction est de présenter quelques problématiques et quelques mises au point
judicieuses que nous offre Heidegger dans son ouvrage.

L’être-avec-autrui

L’être humain est un être qui partage son imaginaire et sa condition concrète avec les autres
individus. Même lorsqu’il est seul, il se décline à partir d’une situation dans laquelle l’absence
d’autrui le définit, d’une certaine manière. Ce qui fait que nous ne sommes jamais complètement
seuls. Autrui demeure dans ce cas une préoccupation du solitaire et de l’esseulé. «Nous
rencontrons les autres tels qu’ils sont dans le monde ambiant de notre préoccupation; et dans ce
monde, ils sont ce qu’ils font.» Autrui et nous-mêmes sommes constamment en activités. Même
128

lorsque nous ne faisons rien, le fait d’avoir décidé de prendre un répit ou de se reposer dénote une
certaine activité qui s’illustre par la décision de ne rien faire, de ne pas s’agiter inutilement, de
prendre le temps de vivre différemment. Il y a donc un but derrière cette décision, un acte que
l’on répète lorsque le besoin se fait sentir. Il faut noter aussi que nous avons presque tout appris
des autres depuis notre enfance jusqu’à notre mort, et ce même si nos sources sont livresques et
indirectement dues au contact avec les autres. Nous nous rencontrons constamment, même si
nous sommes réticents ou même si nous n’échangeons pas de manière adéquate en faisant la
sourde oreille aux propos de nos interlocuteurs.

Parmi les manières de se rencontrer, il y a la connaissance compréhensive. «(…) La connaissance


mutuelle se dissout (parfois) si ordinairement en réticence, en dissimulation, en hypocrisie
sociale » qu’il nous faut utiliser des moyens particuliers afin d’entrer en réelle communication
avec autrui et réussir à pénétrer dans son monde, pour parvenir à une véritable compréhension.
Dans la rencontre avec autrui il existe trois modalités : la révélation, la neutralité et la
dissimulation. «(…) Cette connaissance mutuelle dépend de la profondeur à laquelle chaque être
a dissimulé ou rendu transparent son être-avec-autrui originel.»

Nous avons plusieurs modalités dans notre façon d’être, qui aboutissent trop souvent à déformer
notre relation aux autres, en empêchant la compréhension authentique par des « substitutions plus
ou moins fallacieuses». Ainsi, nous ne disons pas la vérité, évitons certaines questions, nous nous
mentons à nous-mêmes, nous exagérons, nous faisons preuve de mauvaise foi, nous embellissons
ou noircissons la réalité, nous sommes sous l’emprise de la colère, etc.

L’être-soi quotidien ou l’anonymat du «on»

Nous entreprenons des relations avec, pour ou contre les autres. Et ce, dans le souci de se
distinguer ou de se mettre en valeur. Ce qui nous donne trois situations déterminantes : «soit que
l’on s’efforce seulement d’effacer toute différence avec autrui; soit que se sentant inférieur, nous
cherchons, dans nos rapports avec eux, à les égaler; soit que se plaçant au-dessus des autres, nous
cherchons à maintenir ceux-ci au-dessous de nous». Ces trois modalités peuvent passer
inaperçues, ce qui aura pour résultat qu’elles agiront plus profondément et plus tenacement sur
nous.

Ces trois tendances –effacer, égaler ou maintenir l’autre en dessous de nous- illustrent le besoin
129

d’agir dans le but de lutter pour notre reconnaissance par autrui. Mais ceci démontre, hors de tout
doute, que dans notre être-en-commun quotidien, nous sommes sous l’emprise d’autrui. Nos
possibilités d’être sont ainsi laissées à la discrétion d’autrui. Notre identité s’y décline selon
l’évaluation que font de nous les autres. « Seule importe cette domination subreptice d’autrui, à
laquelle notre être est soumis. » Dans ces situations de volonté de domination, « on appartient
(finalement) à autrui et l’on renforce son empire » sur nous.

Au sein de cet être-en-commun, de nos rapports avec les autres, surgit ce que Heidegger appelle
le « on ». Cette instance, le plus petit dénominateur commun, tentera d’imposer tout ce qui est
conforme à la moyenne. Il en résultera que nous serons donc jugés selon notre conformité et notre
conformisme. « Ce souci de la moyenne, en prescrivant ce que l’on peut risquer, surveille tout ce
qui aurait tendance à faire exception. » Une nouvelle tendance se met en place sous la tyrannie de
l’opinion : « le nivellement de toutes les possibilités d’être ». Seront, dès lors, ostracisés tous
ceux qui tenteront d’être authentiques et originaux.

Nous touchons ici à une dimension peu connue, et sans cesse esquivée, des rapports sociaux.
Cette façon de conformer et de tout niveler entraîne la pire espèce de désespoir chez les individus
qui ont à cœur d’être eux-mêmes, et non pas les autres. Un étrange sentiment de solitude
s’immisce en ceux qui manifestent le désir d’être et de rester authentique. Les personnes
d’exception subiront, dans cet engrenage infernal, la réprobation, le jugement et la haine
ignominieuse des pusillanimes. C’est ici que prend tout son sens cette célèbre formule : « l’enfer
c’est les autres ». Ceux qui préfèrent les relations intenses, franches et authentiques deviendront,
à force de se heurter à la vénalité et aux mesquineries des gens du commun, misanthropes. Pour
avoir choisi la grandeur et la pureté, les hommes hors du commun en viennent à mépriser la
déliquescence et la bassesse à laquelle font preuve ceux qui se caractérisent par la petitesse
d’esprit. Ce qui n’empêche pas les personnes qui ont choisi la route difficile et exigeante, de
manifester de l’empathie et de la bonne volonté envers les individus qui sont empêtrés dans les
affres du conformisme ambiant. Mais toutes tentatives pour amener la communication vers la
transparence et la clarté se soldent par un échec cuisant et irréversible, si les individus ne
prennent pas conscience de la situation qui est la leur. «Sous les modes que l’on vient de nommer
(l’irrépressible nivellement vers la moyenne et la banalité) les êtres ne se sont pas encore trouvés
ou se sont perdus». Ces propriétés, le bavardage insipide et le nivellement réducteur, si elles ne
sont pas constantes ou irréversibles, sont des existentiales et des phénomènes originels, qui sont
inclus dans la constitution positive de l’essence des êtres humains. Dans le cas où les individus
130

réussissent à se ressaisir, et « qu’ils manifestent à eux-mêmes leurs êtres authentiques, cette


découverte du «monde» et cette manifestation ne pourront s’accomplir que grâce à l’élimination
et à la destruction des camouflages, occultations et dissimulations, par lesquelles les individus se
ferment à eux-mêmes». Car «c’est l’être-au-monde lui-même qui, par son mode d’être quotidien,
se dérobe et se dissimule à soi de prime abord». L’authenticité n’est pas une situation
exceptionnelle qui surviendrait après la libération de l’emprise du nivellement, de la tyrannie de
l’opinion ou des tendances lourdes vers le conformisme. Elle est une donnée, une tendance
originelle qu’il faut cultiver et maintenir en vie constamment, sous peine de sombrer et de déchoir
irrémédiablement dans le règne de l’inauthenticité.
131

Les mensonges de l’économie

John Kenneth Galbraith, célèbre économiste américain, est l’auteur de Le capitalisme américain
(1958), L’ère de l’opulence (1961) et Le nouvel État industriel (1967). Une de ses principales
tâches fut de décrire l’avenir des sociétés industrielles. Il est bien loin d’attribuer au seul régime
soviétique le rôle de planificateur dans l’organisation économique. Pour lui il y a autant de
planification en régime capitalisme moderne. En cela il rejoint la position de Raymond Aron. Qui
dit planification dit aussi, par le fait même, contrôle des prix. C’est que comme les grandes firmes
investissent d’énormes capitaux pour standardiser et produire à grande échelle des biens de
consommation, il ne serait pas logique de permettre la fixation des prix par le mécanisme de
l’offre et de la demande. Ce serait trop risqué du point de vue de la rentabilité de l’entreprise. Il se
peut qu’après quelques années les prix en viennent à se fixer librement, mais il ne serait en être
question au début de la première période de production. Il faut avant tout qu’il y ait eu un fort
retour sur investissement pour que l’entreprise redémarre une série de nouveaux investissements
pour lancer un nouveau produit. À partir de ce moment, les anciens produits peuvent diminuer au
niveau de leurs prix. Il est donc évident que l’État, le gouvernement, joue un rôle actif dans
l’achat de matériaux à la fine pointe de la technologie : électronique stratégique et armement, etc.

Quittons cette question importante pour entrer dans le dernier essai de Galbraith, Les mensonges
de l’économie. Voyons comment il décrit le mensonge. «Cet essai se propose de montrer
comment, en fonction des pressions financières et politiques ou des modes du moment, les
systèmes économiques et politiques cultivent leur propre version de la vérité. Une version qui
n’entretient aucune relation nécessaire avec le réel.» Si le titre de l’ouvrage est prometteur, s’il
suscite chez le lecteur de grandes attentes, il faut dire toutefois que le résultat déçoit un peu. Ce
132

n’est pas dans la tradition américaine des chercheurs et des penseurs d’être portée par la
spéculation. Au contraire, les auteurs américains sont presque toujours terre à terre, pratiques. Il y
a peu de grandes envolées dans leur description du fonctionnement de la société. Mais procédons
tout de même.

Les mensonges

Galbraith débute son analyse en se questionnant sur les raisons du mensonge. Qu’est-ce qui
explique que des agents particuliers (journalistes, vulgarisateurs, professeurs et économistes)
colportent à ce point une version, une vision de la chose économique qui est si biaisée, déformée?
Est-ce innocemment et naïvement qu’ils perpétuent des postulats erronés qui ne correspondent
pas avec la réalité des faits concrets et de l’expérience ? Il n’apporte pas vraiment de réponses à
ces questions, sinon pour mentionner ce qu’il dit plus haut. Soit que les pressions financières et
politiques amènent une certaine version de la compréhension des phénomènes économiques qui
servent à maintenir la domination d’une classe d’individus qui possèdent les moyens de
production et le grand capital.

Le mensonge par excellence est le tout premier mensonge. Il concerne le capitalisme lui-même.
Le terme capitalisme a eu au vingtième siècle une mauvaise réputation du fait des monopoles qui
fixent les prix, de l’alternance de surproduction et de chômage de masse, de spéculation
immobilière et boursière et de surinflation. On trouva donc un nouveau terme : économie de
marché. Mais le terme est un leurre, car qu’est-ce qu’un marché ? Ce serait un lieu de médiation
entre l’offre et la demande dans lequel le principal bénéficiaire serait le consommateur. On dit
ainsi que la fixation du prix du travail provient de la demande solvable du consommateur. Une
belle entourloupette qui propose que la rémunération ne provient pas du patron, mais de
l’acheteur de biens de consommation. On escamote ainsi la découverte de Marx, de la plus-value
que confisque le détenteur de capitaux en ne rémunérant pas l’ouvrier selon la valeur de sa
production. Que ce soit l’économie de marché ou le régime de la libre entreprise, on se doit de
cacher et de soustraire à la réflexion le véritable fonctionnement de l’économie, pour maintenir en
place l’assentiment des travailleurs envers le système. Pour Galbraith il serait plus judicieux de
dire que «la vie économique moderne est dominée par la société anonyme, et par le transfert du
pouvoir, au sein de cette entité, de ses propriétaires les actionnaires, aujourd’hui plus élégamment
nommés investisseurs, à ses cadres de direction. Telle est la dynamique de la vie d’entreprise. Les
directeurs doivent l’emporter.» Dans le nouvel État industriel, il parlera de la technostructure
133

comme étant le véritable centre de pouvoir de gestion, de planification et de décision.

On ne peut donc pas dire qu’en économie de marché c’est le client qui prime, qui est roi et
absolument libre, car «aucun industriel important n’introduit un nouveau produit sans en stimuler
la demande. Aucun ne se prive d’influencer et de soutenir la demande d’un produit existant.
Intervient ici le monde de la publicité et des techniques commerciales, de la télévision, de la
manipulation du consommateur. Et la souveraineté du client en pâtit.»

«On croit aujourd’hui qu’une entreprise, un capitaliste n’a, à titre individuel, aucun pouvoir; en
réalité, le marché est habilement géré dans tous ses aspects. Mais on ne le dit pas, même dans la
plupart des cours d’économie. Voilà le mensonge.»

Le deuxième mensonge concerne le travail. Il faudrait utiliser 3 termes différents pour bien
décrire la situation. Le premier terme pourrait être le labeur, pour caractériser les conditions
difficiles que vivent certains ouvriers. Bien loin de mener à se réaliser intellectuellement,
certaines tâches sont complètement abrutissantes, voir inhumaines. Pour d’autres le terme travail
s’applique bien puisqu’il est neutre. C’est-à-dire que l’exécution n’est pas trop pénible et le
salaire quand même satisfaisant. Le troisième terme pourrait être la réalisation. Au sens où le
travail apporte de la satisfaction, un certain développement intellectuel. Ce sont souvent ces
tâches qui sont les mieux rémunérées. Je pense, par exemple, au cas d’un avocat célèbre qui
possède la notoriété et qui fonde les revenus de son année sur 2 ou 3 grandes causes très
rémunératrices et qui représentent un défi intéressant, même si dans certains cas les causes qu’il
défend ne sont pas toutes respectables. Comme il y a plusieurs types de travailleurs, il y a deux
droits distincts : celui des pauvres et celui des riches. Le travail est jugé essentiel pour les
pauvres. S’en affranchir est louable pour les riches.» «Le loisir est une option acceptable pour les
riches, mais reste un risque moral pour les pauvres.» «Donc, si l’oisiveté est bonne pour une
certaine classe aux États-Unis et dans les pays avancés, elle est en général condamnée pour les
plus défavorisés.»
134

Les renseignements

Avec l’essor du développement de l’État moderne, les services de renseignements sont devenus
vitaux. On distingue deux formes de renseignements : le renseignement intérieur (FBI, MI5) et le
renseignement extérieur (CIA, MI6)

Mais comment définirait-on le renseignement? «C’est le rôle du renseignement d’extraire la


certitude de l’incertitude et de faciliter une décision cohérente dans un environnement
incohérent.»

Par ailleurs, comment légitime-t-on la nécessité des services de renseignement? «La spécificité
des services de renseignement est étroitement liée à l’État. Le pouvoir de l’État, caractérisé selon
le sociologue Max Weber par la détention du monopole de la violence physique légitime, confère
à ses services un statut particulier» dans l’anticipation de la violence potentielle et dans sa
neutralisation.
135

Les harmonies

C’est durant notre jeunesse que nous sommes remplis d’idéaux. Nous voulons changer le monde
parce qu’il nous paraît injuste dans l’état où il se trouve. C’est aussi à cette époque de notre vie
que nous sommes attirés par la littérature socialiste. Ou devrait-on plutôt dire vers les auteurs qui
s’indignent fortement devant les rapports entre êtres humains, qui leur semblent souillés
exclusivement par l’intérêt personnel.

Pour cette raison Frédéric Bastiat a entrepris d’écrire un ouvrage qui s’adresse aux jeunes gens,
pour qu’ils ne soient pas dévoyés par les considérations utopiques, qui ont toutes pour prémices
que le monde est dysfonctionnel et antagonique. Le principe de base auquel Bastiat nous
demande d’adhérer est le fait que l’échange entre les différents agents amène de l’harmonie.
Qu’au fil des échanges, nous en venons à comprendre que pour réussir à combler notre désir
d’agir selon nos intérêts propres, il faut admettre qu’il y a des règles du jeu que l’on se doit de
respecter, si l’on veut parvenir à réaliser nos objectifs. Ce qui entraîne de la cohésion.

Avant de continuer, retournons en arrière dans son texte.

Le titre de l’ouvrage étant les Harmonies économiques, qu’entend-il par cette proposition ? Il dit
ceci : " je voudrais vous mettre sur la voie de cette vérité: tous les intérêts légitimes sont
harmoniques". Évidemment, la clef du problème réside dans le mot légitime, car il n’est pas vrai
136

que tous les intérêts sont harmoniques. On a qu’à penser aux prédateurs qui s’emploient à
s’approprier un patrimoine non surveillé. C’est-à-dire, à la fois le bandit voleur, à la fois le
tradeur ou le président d’une compagnie qui est prêt à tout pour présenter un bilan impressionnant
afin d’obtenir davantage de stock options pour augmenter ses rémunérations. Donc, il faut
absolument dire les intérêts légitimes sinon nous serions obligés de refuser sa vérité en raison de
l’assez grande proportion de prédateurs qui font énormément de mal à la société. Les intérêts
déboucheront sur l’harmonie ou sur l’antagonisme selon qu’ils sont légitimes ou non.

Évidemment, on s’attendait à voir encore et toujours le même raisonnement qu’emploiera le


prestigieux Hayek pour disqualifier l’interventionnisme-socialiste. Qui dit ceci : il y a harmonie
quand il y a liberté (ce qui veut aussi dire laissez-faire), il y a antagonisme lorsqu’il y a
contrainte. Il faut, en ce sens, "s'abstenir de contrarier et de déplacer les intérêts". Aux yeux de
Bastiat les socialistes de toute tendance voudront réduire les libertés pour instaurer une forme de
contrainte qui modifiera les intérêts. "La Contrainte peut se manifester, au contraire, par des
formes et selon des vues en nombre infini. Les écoles qui partent de cette donnée: Les intérêts
sont antagoniques, n'ont donc encore rien fait pour la solution du problème, si ce n'est qu'elles ont
exclu la Liberté. Il leur reste encore à chercher, parmi les formes infinies de la Contrainte, quelle
est la bonne, si tant est qu'une le soit. Et puis, pour dernière difficulté, il leur restera à faire
accepter universellement par des hommes, par des agents libres, cette forme préférée de la
Contrainte."

Ce qui aura pour conséquence d’instaurer un ordre social artificiel. Et "il est clair que les
socialistes n'ont pu se mettre en quête d'une organisation artificielle que parce qu'ils ont jugé
l'organisation naturelle mauvaise ou insuffisante".

Ce qui nous amène à l’état de nature que Rousseau affectionnait. Il est clair et il n’y a nul doute
pour Bastiat que l’état de nature est une vue de l’esprit puisqu’aucun homme n’a jamais vécu
véritablement en solitaire. Les êtres humains étant grégaires ils ont eu depuis toujours à se plier à
des règles de conduite strictes qu’impose le groupe. Il n’y a donc pas d’état qui précède la vie
collective et qui serait idyllique. Ce qui veut aussi dire, par le fait même, que la société n’a pas
nécessairement corrompu l’homme, le rendant égoïste et vaniteux, par exemple. C’est un point de
vue qui se défend. Mais soyons tout de même sceptiques. Il n’y a peut-être jamais eu d’état de
nature, sauf qu’avec la complexivité de la société sont apparus des comportements de prédation
qui peuvent ne pas être punis si l’on ne se fait pas prendre. Alors qu’auparavant, dans un état
137

antérieur du développement de la société, au sein du groupe il était interdit et puni d’avoir ce


genre de comportement.

Revenons au propos de l’auteur. Il suppose que la vie en société est naturellement harmonique du
fait des échanges qui demandent de respecter les règles de réciprocité et d’équité. Pour lui les
tenants du socialisme errent lorsque ceux-ci disent que l’état naturel de la société est plein
d’antagonismes. Comme pour les libéraux, il considère que l’intérêt personnel ne nuit pas à
l’intérêt général. Encore ici il faut douter. Cette façon de voir le problème ne correspond pas
toujours aux faits observés. Si une forte majorité agit en ne nuisant pas à l’intérêt général, il existe
tout de même une minorité qui nuit excessivement au but de la société qui est d’éviter les conflits
et la nuisance. Sa thèse étant la suivante : comme les relations sont harmonieuses au sein des
échanges il n’est pas nécessaire d’intervenir sur l’intérêt des particuliers. Il ne sert donc à rien
comme le veulent les réformateurs de changer la société. D’autant plus que l’on ne sait pas par
quoi la remplacer. Et que si l’on essaie, cela risque d’être encore plus grave que la situation
présente. On ne peut pas être plus conservateur. Il faut dire aussi que les socialistes
contemporains ne sont plus ceux des grands écrits de la tradition. Ils ne recherchent pas à changer
la société, mais à la réformer. J’ai déjà dit ailleurs que le travail est une des occupations
fondamentales depuis quelques siècles, parce qu’il permet d’accéder à la société de
consommation. Pour être plus précis, avant il existait le travail, aujourd’hui c’est devenu
l’emploi. On peut travailler comme bénévole, mais ne pas avoir d’emploi. Ce qui fait que l’on
n'est pas rémunéré pour le travail que nous fournissons à la société. Et c’est justement une des
priorités des socialistes. De pouvoir reconnaître ce travail et le rémunérer. Mais c’est une autre
histoire.

Selon Bastiat les utopistes voient partout des antagonismes. "Aussi ils ont vu l'antagonisme
partout: entre le propriétaire et le prolétaire, entre le capital et le travail, entre le peuple et la
bourgeoisie, entre l'agriculture et la fabrique, entre le campagnard et le citadin, entre le
producteur et le consommateur." "Et ceci explique comment il se fait qu'encore une sorte de
philanthropie sentimentaliste habite leur cœur. Chacun d'eux réserve tout son amour pour la
société qu'il a rêvé ; mais quant à celle où il nous a été donné de vivre, elle ne saurait s'écrouler
trop tôt à leur gré, afin que sur ses débris s'élève la Jérusalem nouvelle." Voulant distinguer le
socialisme de l’économie politique il dit : "Ce qui sépare profondément les deux écoles, c'est la
différence des méthodes. L'une, comme l'astrologie et l'alchimie, procède par l'Imagination;
l'autre, comme l'astronomie et la chimie, procède par l'Observation." C’est une critique que
138

reprendront les successeurs de Bastiat. "Deux astronomes, observant le même fait, peuvent ne pas
arriver au même résultat. Malgré cette dissidence passagère, ils se sentent liés par le procédé
commun qui tôt ou tard la fera cesser. Ils se reconnaissent de la même communion. Mais entre
l'astronome qui observe et l'astrologue qui imagine, l'abîme est infranchissable, encore que, par
hasard, ils se puissent quelquefois rencontrer. Il en est ainsi de l'économie politique et du
Socialisme." Ou encore : "les Économistes observent l'homme, les lois de son organisation et les
rapports sociaux qui résultent de ces lois. Les Socialistes imaginent une société de fantaisie et
ensuite un cœur humain assorti à cette société".

C’est peut-être une prémonition, mais les auteurs socialistes prédisent que la société se dirige
droit vers un mur si elle ne se réforme pas et ne s’améliore pas. "Enfin, ils vont bien plus loin
encore. Ils s'en prennent à la société elle-même, ils menacent de la détruire pour la refaire, — et
pourquoi? Parce que, disent-ils, il est prouvé par la science que la société actuelle est poussée vers
un abîme." Chose certaine à encourager l’égoïsme, ce n’est sûrement pas la meilleure avenue
pour le futur, si on se préoccupe de ce que l’on va laisser à nos successeurs.

Évidemment, la conclusion des économistes est la liberté. Ou l’assujettissement de ceux qui n’ont
que leur force de travail pour subsister. On sent bien qu’il y a une forme de malhonnêteté à
prétendre qu’on défend la liberté. Et bien de la naïveté à prétendre que "les intérêts, abandonnés à
eux-mêmes, tendent à des combinaisons harmoniques, à la prépondérance progressive du bien
général".

Enfin, il me semble qu’il se trahit : "l'idée dominante de cet écrit, l'harmonie des intérêts, est
simple. La simplicité n'est-elle pas la pierre de touche de la vérité?" Justement non. Ce n’est pas
d’un théorème qu’il s’agit, mais de la complexité de la société.

Par ailleurs, il peut nous sembler que les économistes sont toujours trop optimistes. "— Voilà
bien, direz-vous, l'optimisme des économistes! Ils sont tellement esclaves de leurs propres
systèmes, qu'ils ferment les yeux (…). En face de toutes les misères, de toutes les injustices, de
toutes les oppressions qui désolent l'humanité, ils nient imperturbablement le mal. L'odeur de la
poudre des insurrections n'atteint pas leurs sens blasés; les pavés des barricades n'ont pas pour
eux de langage; et la société s'écroulera qu'ils répéteront encore: " Tout est pour le mieux dans le
meilleur des mondes." "
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Les Harmonies économiques (Suite)

Dans cet ouvrage de Frédéric Bastiat on retrouve des propos fort pertinents, mais d’autres
facétieux. Jetons-y un dernier coup d’œil.

Pour notre auteur, l’homme est une force libre. Il peut donc choisir. Mais parce qu’il peut choisir,
il peut se tromper, commettre des erreurs, et ainsi souffrir. Or cette souffrance nous fait prendre
conscience de nos égarements et amène la responsabilité. Elle nous ramène dans la voie du bien
et de la vérité. «Ainsi, non seulement nous ne nions pas le Mal, mais nous lui reconnaissons une
mission, dans l'ordre social(…) » Tout cela est bien, mais c’est par la suite que cela se gâte.
«Mais pour qu'il (le mal) la remplisse cette mission, il ne faut pas étendre artificiellement la
Solidarité de manière à détruire la Responsabilité (…) » Justement, qu’est-ce qui nous prouve que
la solidarité détruit ou nuit à la responsabilité? Vraiment étrange comme point de vue. Sans
compter que tous ceux qui veulent limiter l’action des gouvernements en viennent tous à ressasser
cette même proposition fausse : que la solidarité n’est pas compatible avec la responsabilité.
Ainsi dans cette optique les institutions gouvernementales créent une solidarité factice en
enlevant aux uns pour donner aux autres. On devine assez bien les véritables raisons qui tentent
de se cacher sous ce type d’argumentaire : ceux qui emploient ses raisonnements ne veulent tout
simplement pas participer à l’effort de solidarité en ne payant pas d’impôts ou de taxes. Comme
ce n’est pas très noble ou avouable ils se réfugient sous des raisons factices. Ils inventent une
théorie sur les libertés. «Or, c'est précisément là la tendance non seulement de la plupart de nos
140

institutions gouvernementales, mais encore et surtout de celles qu'on cherche à faire prévaloir
comme remèdes aux maux qui nous affligent. Sous le philanthropique prétexte de développer
entre les hommes une Solidarité factice, on rend la Responsabilité de plus en plus inerte et
inefficace. On altère, par une intervention abusive de la force publique, le rapport du travail à sa
récompense, on trouble les lois de l'industrie et de l'échange(…) »

En faveur d’un État exclusivement régalien Bastiat dit ceci : «La science politique consiste à
discerner ce qui doit être ou ce qui ne doit pas être dans les attributions de l'État; et, pour faire ce
grand départ, il ne faut pas perdre de vue que l'État agit toujours par l'intermédiaire de la Force. Il
impose tout à la fois et les services qu'il rend et les services qu'il se fait payer en retour sous le
nom de contributions. La question revient donc à ceci: Quelles sont les choses que les hommes
ont le droit de s'imposer les uns aux autres par la force? Or, je n'en sais qu'une dans ce cas, c'est la
justice. Je n'ai pas le droit de forcer qui que ce soit à être religieux, charitable, instruit, laborieux;
mais j'ai le droit de le forcer à être Juste; c'est le cas de légitime défense.» L’État a donc comme
prérogative et principale fonction de faire respecter la loi, l’ordre et la sécurité uniquement. Les
seuls fonctionnaires, outre les politiciens, seront les juges et les forces de l’ordre. Un État
minimal comme programme politique qu’adopteront plus tard les libertariens. Rien de très
enthousiasmant, mais continuons tout de même.

Pour ce qui en est de la question des associations, l’auteur propose qu’elles soient volontaires,
mais d’un autre côté il est contre la réglementation du travail. On se demande alors à quoi
servirait une association syndicale si elle ne parvenait pas à instituer des règles qui régissent le
travail. Il faut dire que derrière le travail se pose une autre problématique très importante: la
question des retraites et des pensions. Nous travaillons pour subsister, pour profiter du confort,
mais surtout pour pouvoir cesser de travailler lorsque nos facultés déclineront et que nous
manquerons de l’énergie et de la force nécessaire pour être autonome. De prétendre pouvoir
s’organiser de manière volontaire pour gérer nos économies et pouvoir les faire fructifier est bien
naïf. C’est à la fin du 19ième siècle que furent découverts les calculs qui permirent, grâce à
l’épargne capitalisée, de prévoir les montants nécessaires à soustraire sur chaque paye pour qu’au
moment de la retraite nous puissions avoir le nécessaire et un certain confort ou pour palier aux
imprévus. Aucun travailleur n’est compétent pour faire ce type de calcul. Il faut qu’un organisme,
de préférence gouvernemental, s’occupe de cette tâche. Certains diront bêtement que les
entreprises peuvent jouer ce rôle. Et non. On voit bien ce qui arrive lorsqu’une compagnie fait
faillite. Elle emporte avec elle, dans la débâcle, le fond de pension des travailleurs.
141

Les pouvoirs publics n’ont pas uniquement à s’occuper de la loi et l’ordre, il faut aussi qu’ils
assument certaines autres tâches qui ne sont pas du ressort des entreprises qui, elles, sont là pour
maximiser les profits. Les auteurs comme Bastiat sont brillants et convaincants, mais évitent
d’observer les faits sereinement, sans idéologie.

Ces auteurs, qui se disent économistes, ont tout de même des propos valables : «il faut pourtant
bien reconnaître que la société est une organisation qui a pour élément un agent intelligent, moral,
doué de libre arbitre et perfectible. Si vous en ôtez la liberté, ce n'est plus qu'un triste et grossier
mécanisme». Mais ce sont des évidences que personne ne penserait réfuter.

Revenons encore aux lois sociales naturelles. Sa thèse qui peut paraître simplificatrice à l’extrême
est en fait très cohérente. Il ne dit pas que les lois sociales sont par essence harmoniques, mais
elles le deviennent par tâtonnements. «Quand donc nous parlons d'harmonie, nous n'entendons
pas dire que l'arrangement naturel du monde social soit tel que l'erreur et le vice en aient été
exclus; soutenir cette thèse en face des faits, ce serait pousser jusqu'à la folie la manie du système.
Pour que l'harmonie fût sans dissonance, il faudrait ou que l'homme n'eut pas de libre arbitre, ou
qu'il fût infaillible. Nous disons seulement ceci: les grandes tendances sociales sont harmoniques,
en ce que, toute erreur menant à une déception et tout vice à un châtiment, les dissonances
tendent incessamment à disparaître.» Ce qui peut aussi créer une forme d’harmonie provient du
fait que la sympathie est présente dans les sentiments de l’homme. « (…) Les phénomènes du
principe sympathique (sont) aussi naturels au cœur de l'homme que le principe de l'intérêt
personnel.» Voilà ce qui nous rassure tout de même un peu. Mais évidemment, cette sympathie
doit demeurer privée et individuelle. Pas question selon notre auteur d’utiliser cette forme de
générosité collectivement. De prélever certaines sommes pour que le travailleur sans emploi
momentanément puisse se réorganiser pour retrouver un travail. Aucune chance pour les perdants
puisque selon ces raisonnements, un peu mesquins, le sort d’une personne ne repose
qu’uniquement sur sa responsabilité. À lui d’avoir choisi le bon métier qui sera pour toute sa vie
en demande. Les choses sont plus complexes qu’à l’époque où Bastiat écrivait (1849). Étant
donné le déplacement incessant des capitaux qu’a engendré la mondialisation, on doit admettre
que les choses vont beaucoup plus rapidement que par le passé. On peut choisir un jour de
prendre une formation d’ingénieur en électronique et découvrir quelques années plus tard que les
firmes qui promettaient un avenir dans ce domaine ont maintenant choisie que ces opérations se
feront dans d’autres pays où les individus ont aussi reçu cette formation. L’étudiant en
électronique avait pourtant pris son avenir en main et a été responsable, mais l’état du marché ne
142

lui sourit plus.

Nous pouvons donc nous rendre compte que les découvertes et la pensée des premiers
économistes demandent des nuances et des ajustements. Nul doute qu’il en va de même avec les
économistes contemporains, étant donné que la «science» économique est souvent trop
dogmatique. Nous l’avons vu avec la prémisse qui prétend que la solidarité nuit à la
responsabilité.

Continuons tout de même. Le texte apporte une drôle d’idée qui ne sera probablement pas reprise
par les successeurs de Bastiat. C’est la suivante : au cœur de l’activité humaine il y a
successivement le besoin-l’effort-la satisfaction. Ces trois termes ne reposent pas essentiellement
dans l’individu. Certes oui pour le besoin et la satisfaction, qui sont dans l’individu, mais pas
nécessairement pour ce qui en est de l’effort. La société étant basée sur l’échange prioritairement,
nous devons énormément de satisfaction à l’effort des autres. «Ceci nous avertit que ce n'est ni
dans les besoins ni dans les satisfactions, phénomènes essentiellement personnels et
intransmissibles, mais dans la nature du terme moyen, des Efforts humains, qu'il faut chercher le
principe social, l'origine de l'économie politique.» C’est effectivement une idée très intéressante.
Dommage qu’elle n’a pas eu de postérité. «C'est, en effet, cette faculté donnée aux hommes, et
aux hommes seuls, entre toutes les créatures, de travailler les uns pour les autres; c'est cette
transmission d'efforts, cet échange de services, avec toutes les combinaisons compliquées et
infinies auxquelles il donne lieu à travers le temps et l'espace, c'est là précisément ce qui constitue
la science économique, en montre l'origine et en détermine les limites.»

Un exemple nous le fera mieux comprendre.

«Forment le domaine de l'économie politique tout effort susceptible de satisfaire, à charge de


retour, les besoins d'une personne autre que celle qui l'a accompli, — et, par suite, les besoins et
satisfactions relatifs à cette nature d'efforts.

Ainsi, l'action de respirer, quoiqu'elle contienne les trois termes qui constituent le phénomène
économique, n'appartient pourtant pas à cette science et l'on en voit la raison: c'est qu'il s'agit ici
d'un ensemble de faits dans lequel non seulement les deux extrêmes: besoin et satisfaction, sont
intransmissibles (ils le sont toujours), mais où le terme moyen, l'Effort, est intransmissible aussi.
Nous n'invoquons l'assistance de personne pour respirer; il n'y a là ni service à recevoir ni service
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à rendre; il y a un fait individuel par nature et non social, qui ne peut, par conséquent, entrer dans
une science toute de relation, comme l'indique son nom même.

Mais que, dans des circonstances particulières, des hommes aient à s'entraider pour respirer,
comme lorsqu'un ouvrier descend dans une cloche à plongeur, ou quand un médecin agit sur
l'appareil pulmonaire, ou quand la police prend des mesures pour purifier l'air; alors il y a un
besoin satisfait par l'effort d'une autre personne que celle qui l'éprouve, il y a service rendu, et la
respiration même entre, sous ce rapport du moins, quant à l'assistance et à la rémunération, dans
le cercle de l'économie politique.»

C’est ainsi que l’économie peut être définie comme étant la théorie de l’échange et de la valeur.
144

Déviance et délinquance

De manière indue on considérait habituellement par le passé que la délinquance juvénile était le
lot de «sous-culture des milieux désavantagés» ou pauvres. On réservait ainsi l’appellation de
déviance pour les enfants de famille riche, puisque lorsqu’il y avait méfait et acte délictueux, la
famille fortunée réglait le problème en envoyant le délinquant en institution privée, chez un
parent qui pouvait offrir du travail ou même dans les colonies en s’enrôlant dans l’armée.
Autrement dit, «la délinquance était connue de la société, tandis que la déviance était traitée à
l'intérieur de la cellule familiale».

Ainsi, «la délinquance des enfants des familles à l'aise a été systématiquement camouflée. On
enfermait le « mouton noir » dans un internat privé, spécialisé dans l'éducation des « têtes
fortes » ; on lui faisait subir ensuite un entraînement dans l'armée et quand tout cela s'avérait
insuffisant, on l'expédiait finalement dans les colonies». Autrement dit, les délinquants des
familles privilégiées ne se rencontraient jamais face à face avec la société.

Aujourd’hui, on considère les choses autrement. On réserve le terme de déviance ou d’enfance


malheureuse pour les problèmes que rencontrent les moins de 14 ans. De délinquance pour ceux
de 15 ans à 21 ans et de criminalité pour les récidivistes de plus de 21 ans. Ce qui fait que la
déviance est devenue un problème social nous pousse à concevoir qu’une éducation familiale
négligente peut être du ressort et de la responsabilité de la société du fait que certains parents ne
sont pas outillés pour prendre adéquatement soin des enfants : ne devient pas parent qui le veut.

Par ailleurs, il faut distinguer la délinquance de la criminalité. « Au niveau de l'homme de 25 ans


ayant un passé criminel, il faut d'abord détruire un passé pour construire un avenir ; au niveau de
l'adolescent de 15, 16 ou 18 ans, il ne s'agit que de traitement.» Lorsque l’on parle de traitement,
cela nous amène à la pensée de la défense sociale. Pensée qui a mûri et germé après la Deuxième
Guerre mondiale, mais surtout dans les années soixante-dix. Celle-ci dit à peu près ceci : «Il est
impossible, en effet, de continuer à considérer que la cellule familiale, déficiente en raison de
plusieurs facteurs sociaux reliés à la transformation très rapide des modes d'existence urbaine et
rurale, puisse assumer, comme par le passé, toutes ses responsabilités à l'égard de l'enfance.
D'ailleurs, plusieurs de ces responsabilités lui sont déjà enlevées par le système de l'éducation
publique et gratuite, comme par les divers services médicaux et sociaux et les contrôles
administratifs.»
145

Il faut donc considérer que la déviance peut être un trouble de la personnalité aggravée par le
milieu parental ou scolaire, une crise de croissance ou encore la recherche éperdue de valeurs.
«La jeunesse actuelle utilise les comportements considérés comme délinquants, comme une arme
contre l'autorité d'une société qui ne trouve plus d'idéal à lui proposer, en dehors de celui de la
soumission aux objectifs du matérialisme et d'un univers peuplé de machines et prêt à créer les
robots de demain.» «La délinquance juvénile est, en effet, un phénomène totalement distinct de la
criminalité adulte et il ne peut s'agir à ce niveau d'un délinquant en puissance, mais surtout et
avant tout, d'un jeune dont le traitement constitue un investissement social de première
importance. Par opposition au concept de réhabilitation des adultes, apparaît celui de la formation
du mineur qui est un pari que toute société doit relever, même s'il exige des sacrifices et la remise
en cause de toute la conception légale de la délinquance et de la criminalité, par opposition à la
conception sociale de la déviance, soit de troubles de personnalité d'un être jeune, liés à sa
croissance et à son besoin désespéré d'une aide et d'une assistance pleinement valables que sa
propre famille ne parvient pas à lui assurer.»
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La misère du monde

Certains livres nous font du bien et nous aident à mettre en perspective notre propre situation.
C’est le cas de l’ouvrage collectif sous la direction de Pierre Bourdieu, La misère du monde. À
prime abord, on peut penser qu’il sera question de la misère du tiers monde, mais ce n’est pas le
cas. Il s’agit plutôt de la misère au sein des sociétés opulentes. Parce qu’effectivement cela existe.
Il faut parler, dans ce cas, de petites misères récurrentes et quotidiennes, mais qui n’en sont pas
moins réelles. Comment la caractériser? Bourdieu emploie le terme de position, la misère de
position. Mais il n’en dit rien ou, sinon, si peu. C’est au fil de la lecture des témoignages-
interviews que l’on parvient à se faire une idée de cette forme de misère qui est somme toute
assez fréquente.

Citons quelques exemples. Prenons le cas d’une institutrice qui enseigne au secondaire, disons de
12 à 17 ans. Au début de sa carrière, ses tâches de travail correspondaient assez avec l’idée
qu’elle se faisait de sa profession, avant d’y entrer. Dix ans plus tard, les choses ont très mal
tourné. Les enfants ne sont plus aussi disposés à recevoir l’enseignement. Ils sont turbulents,
indisciplinés et ils ne comprennent plus que l’école est le tremplin vers le futur. Un futur où ils
auront un bon travail qu’ils auront choisi et une vie sociale adaptée et épanouie. Pour ce qui est
des parents de ces élèves, inutiles de les convoquer, ils ont abdiqué et ne s’occupent pas vraiment
de l’éducation de leurs enfants. Ce qui place l’enseignante dans une position très inconfortable.
On connaît la suite : perte de valorisation du métier d’enseignant, fatigue, dépression et malaise
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moral et psychologique. Ce qui nous donne une idée de la misère de position. Ce que cela
signifie. La position que l’on occupe est devenue problématique puisque nos attentes sont
frustrées et que nous vivons sur le registre de la déception. Certains diront que ce n’est pas une
très grande et grave misère, mais n’empêche qu’elle est quotidienne donc obsédante. Donnons
d’autres exemples.

Évidemment, impossible d’éviter de parler des logements sociaux, les HLM. Commençons par
les gardiens surveillants de ces immeubles. Comme on s’en doute, ils sont mal perçus par la
jeunesse qui se compose assez souvent d’enfants d’immigrés, qui refusent de s’intégrer à la
société dans son ensemble. Bien sûr ils voient la société de consommation et toute l’opulence,
mais comme ils s’imaginent, quelquefois avec raison, que ceux qui profitent le plus de la richesse
ne sont pas les plus honnêtes ils comprennent que d’aller en classe pour obtenir un travail
ordinaire ne leur permettra pas de vivre dans le luxe. Il faut comprendre que les modèles de la
télévision (vidéoclips) et de l’industrie de la musique rap font miroiter à la jeunesse que l’on peut
sécher les cours et réussir amplement dans la vie. En cela ils sont des modèles négatifs. Ils
démontrent que l’effort quotidien à l’école peut très bien être évité. Mais laissons cette question.
Revenons au gardien de HLM. Son travail consiste à assurer la sécurité des lieux pour l’ensemble
des résidents qui ont droit à la tranquillité. Pour les jeunes qui restent tard dans les entrées et qui
font du grabuge, les gardiens représentent une forme de police. Ceux-ci se font insulter et les
adolescents et les jeunes adultes ne les respectent pas, quand ce n’est pas qu’ils se font menacer
ou agresser. On comprend bien que ce travail de surveillance n’est pas idéal. Et il est fort à parier
que ces travailleurs ne s’étaient pas imaginés gagner leur vie dans ces conditions. Il y a là encore
une misère de position.

Inutile de continuer à énumérer les cas que l’on retrouve dans La misère du monde. Terminons
plutôt sur un texte que l’on retrouve dans La distinction. Celui-ci nous indique qu’est-ce qui se
produit pour les gens qui vivent cette forme de misère. Ils s’adaptent en revoyant à la baisse leurs
exigences de jeunesse pour retrouver un certain bien-être et une paix de l’esprit.

«Le vieillissement social n’est pas autre chose que ce lent travail de deuil ou, si l’on préfère, de
désinvestissement (socialement assisté et encouragé) qui porte les agents à ajuster leurs
aspirations à leurs chances objectives, les conduisant ainsi à épouser leur condition, à devenir ce
qu’ils sont, à se contenter de ce qu’ils ont, fût-ce en travaillant à se tromper eux-mêmes sur ce
qu’ils sont et sur ce qu’ils ont, avec la complicité collective, à faire leur deuil de tous possibles
148

latéraux, peu à peu abandonnés sur le chemin, et de toutes les espérances reconnues comme
irréalisables à force d’être restées irréalisées.»
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L’action Humaine

Je dois maintenant revenir sur le volumineux livre de Von Mises, L’action humaine. J’ai
mentionné que la première partie, la praxéologie, était sans aucune valeur réelle. Ce n’est pas le
cas de la deuxième partie. On y découvre de grandes vérités sur l’individu et sur la société. Mais
il y a aussi des erreurs qui nuisent grandement à la compréhension de l’essence de la société.
Commençons par la plus évidente et la plus néfaste. «Selon les doctrines (…) du holisme, du
collectivisme, et de certains représentants de la psychologie structuraliste, la société est une entité
qui vit de sa vie propre, indépendante et séparée des vies des divers individus, agissant pour son
propre compte, visant à ses fins à elle qui sont différentes des fins poursuivies par les individus.»
Cette assertion, Von Mises la conteste. Pour lui la société n’existe pas indépendamment des
150

individus, donc, les buts de la société sont les mêmes que ceux de l’individu. Ce qui est
grandement contestable. Il n’est pas non plus d’accord avec le fait qu’«afin de sauvegarder
l'épanouissement et le développement futur de la société, il devient nécessaire de maîtriser
l'égoïsme des individus, de les obliger à sacrifier leurs desseins égoïstes au bénéfice de la
société». Pour quelle raison il n’est pas en accord avec cela vient du fait que l’école Autrichienne
d’économie refuse que le gouvernement, principal acteur des buts de la société, n’intervienne
pour corriger les externalités qu’engendre l’économie de marché par ses représentants : la grande
entreprise. Avec ironie et sarcasme, notre auteur dit que «toutes les doctrines globalistes (…)
doivent admettre que la Providence, par ses prophètes, apôtres et chefs charismatiques forcent les
hommes — qui sont mauvais dans leur nature, c'est-à-dire enclin à poursuivre leurs propres fins
— à marcher dans les voies de droiture où le Seigneur, le Weltgeist (l’esprit du monde), ou
l'Histoire, veut qu'ils cheminent.» Ceux qui croient que l’individu doit primer sur la société sont
enclins à ridiculiser leurs adversaires qui, socialistes ou autres, croient que la société doit imposer
des règles, des freins à l’individu qui a, malheureusement, tendance à ne penser qu’à lui. Les
tenants de l’économisme disent ainsi que les conceptions collectivistes ont le fâcheux défaut
d’infantiliser les individus en prétendant qu’ils ne font pas toujours des choix rationnels. Et c’est
ici que la faiblesse de l’analyse est évidente.

Testons les faits avec la doctrine des libéraux.

Au moment de la Deuxième Guerre mondiale, les femmes sont entrées sur le marché du travail,
en participant à la production industrielle. Par la suite, ayant aimé leur degré d’autonomie avec
leur salaire non négligeable, elles ont tenu à continuer à travailler. Le résultat est probant.
L’économie fonctionna assez bien durant les Trente glorieuses (1950-1980) du fait de la
consommation de masse, à laquelle les femmes participaient. Le résultat aujourd’hui est que 75%
du budget des familles est directement contrôlé par la femme. Malheureusement, il y a trop de
vêtements et de produits de beauté inutiles achetés. On peut dire que l’homme, le mari,
consomme lui aussi de manière insensée. Trop d’outils achetés qui ne servent pas, sinon que
quelques fois. Des voitures trop coûteuses et trop souvent changées. Je ne crois pas que les
décisions de consommation soient toujours rationnelles. Au contraire. Et c’est là qu’apparaît la
faiblesse des conceptions des apôtres de l’individualisme. Non, le consommateur n’est pas guidé
uniquement par des choix rationnels. Et la publicité est justement là pour inciter à des dépenses
incongrues et aveugles, voire irrationnelles.
151

Pour cette raison et pour bien d’autres, la société est au-dessus de l’individu. Je le répète : elle se
doit de réguler les décisions néfastes. Sinon, ce sera l’enfer écologique, à plus ou moins long
terme. Et cela les libéraux et les économistes de toutes tendances le refusent. Et c’est bien
dommage et contre-productif.

J’ai quand même mentionné que certaines considérations de Von Mises étaient intelligentes et
justes. Donnons-lui la chance de nous le démontrer.

La plus grande découverte dans l’histoire de l’humanité, vecteur d’immense progrès, est la
division du travail. C’est aussi ce qui a amené et généré la plus-value ou la valeur ajoutée, en
d’autres mots. Et c’est ici que le bât blesse. Le capitaliste s’accapare la plus-value sans jamais
véritablement travailler. Certes, il amène l’investissement et court des risques, mais ce profit
pourrait être administré par les travailleurs, avec l’aide de spécialistes, et être réalloué dans
l’investissement et dans des salaires plus élevés pour les coopérants. Il faut préciser que cette
façon de faire, qui a démontré sa faisabilité, est loin d’être du communisme.

Mais pourquoi la division du travail est si importante?

Pour plusieurs raisons. Mais mentionnons les principales. La coopération. La solidarité. Je dois
compter et apprécier le travail qui a été fait avant le mien. Je suis responsable de mon travail qui
doit être bien fait pour que celui qui poursuit arrive à bien faire le sien. Etc. Le plus important est
sans nul doute la sympathie. Le fait de me sentir lié à autrui. «Dans le cadre de la coopération
sociale, peuvent émerger entre les membres de la société des sentiments de sympathie et d'amitié,
un sentiment de commune appartenance. Ces sentiments sont la source, pour l'homme, de ses
expériences les plus exquises et les plus sublimes ; ils sont les ornements les plus précieux de la
vie, ils élèvent l'animal humain aux hauteurs de l'existence réellement humaine.»

«La société, c'est l'action concertée, la coopération. Les actions qui ont fait apparaître la
coopération sociale et qui la font réapparaître quotidiennement ne visent à rien d'autre que la
coopération et l'entraide avec d'autres pour l'obtention de résultats définis (…). Le complexe
entier des relations mutuelles créées par de telles actions concertées est appelé société. Il substitue
la collaboration à l'existence isolée — au moins concevable — des individus. La société est
division du travail et combinaison du travail. Dans sa fonction d'animal agissant, l'homme devient
un animal social. L'individu humain naît dans un environnement socialement organisé. En ce sens
152

seul nous pouvons accepter la formule courante, que la société est — logiquement et
historiquement — antécédente à l'individu. La société n'est rien d'autre que la combinaison
d'individus pour l'effort en coopération.» Suit immédiatement après un commentaire qui me
semble faux : «Toutefois ces sentiments ne sont pas, quoi qu'en aient cru certains, les agents qui
ont engendré les relations sociales. Ils sont le fruit de la coopération sociale, ils ne s'épanouissent
que dans son cadre ; ils n'ont pas précédé l'établissement des relations sociales (…).» Nous avons
déjà mentionné que les animaux supérieurs ressentaient de la sympathie, pourtant ils ne forment
pas encore une société. Parce qu’«il ne faut jamais oublier que le trait caractéristique de la société
humaine est la coopération intentionnelle (…). La société humaine est un phénomène spirituel et
intellectuel». Étant donné qu’il n’y a pas de véritable société (coopération intentionnelle) chez les
animaux, mais que la sympathie est présente, nous sommes obligés de conclure que la société
n’engendre pas de la sympathie (elle l’encourage), c’est donc la sympathie qui vient avant la
société. J’ai dit qu’il fallait donner la chance à cet économiste de nous prouver qu’il avait des
choses précieuses à nous dire, mais malheureusement il se trompe aussi souvent qu’il a raison.

«Se demander si c'est l'individu ou la société qui doit être tenu pour la fin suprême, et si les
intérêts de la société devraient être subordonnés à ceux des individus ou les intérêts des individus
à ceux de la société, est sans fruit possible. L'action est toujours action d'hommes individuels.»
Au contraire, se questionner à ce sujet permet d’établir des ordres de priorité. Dans certaines
situations, les intérêts des individus doivent être subordonnés à ceux de la société. Les penseurs
qui sont contre l’interventionnisme oublient un détail. C’est que le droit protège très bien les
individus contre l’abus des gouvernements liberticides. Les diverses chartes des droits individuels
permettent de freiner les abus collectivistes. En cela les gouvernants ne sont pas tout puissants et
aveugles. Ils ont des limites à ne pas franchir. Les pays où le rôle du citoyen n’est pas reconnu
sont des pays qui n’ont pas de charte des droits. Ce n’est pas le cas au sein des gouvernements
occidentaux. Les individus sont très bien protégés. Les appréhensions indues et la peur, dans ce
cas, relèvent de la paranoïa et du délire de persécution. Les pays dits à gauche, avec
gouvernements socialistes et interventionnistes sont les endroits où les citoyens se sentent le plus
libre et protégé, excepté la question des impôts. Sous ces régimes, certains diront que les
travailleurs sont spoliés du fruit de leur travail par le prélèvement d’impôts élevés, mais, en fait,
ceux-ci bénéficient largement de services qui compensent en retour.

Donnons à notre auteur le mot de la fin. «(…) Le travail effectué au sein de la division du travail
est plus productif que le travail solitaire, et la raison humaine est capable de reconnaître cette
153

vérité. Sans ces faits-là, les hommes seraient restés pour toujours des ennemis mortels les uns
pour les autres, des rivaux irréconciliables dans leur effort pour s'assurer une part des trop rares
ressources que la nature fournit comme moyens de subsistance. Chaque homme aurait été forcé
de regarder tous les autres comme ses ennemis ; son désir intense de satisfaire ses appétits à lui
l'aurait conduit à un conflit implacable avec tous ses voisins. Nulle sympathie ne pourrait se
développer dans une situation pareille. (…) Dans un monde hypothétique où la division du travail
n'augmenterait pas la productivité, il n'y aurait point de société. Il n'y aurait pas de sentiments de
bienveillance et de bon vouloir. Le principe de la division du travail est l'un des grands principes
de base du devenir cosmique et du changement évolutif.»
154

Le libéralisme

Le libéralisme pourrait être appelé le système qui promeut la liberté et la primauté de l’individu.
Et cette liberté fonctionne grâce à la tolérance envers les valeurs d’autrui. Pierre Bayle a
justement écrit un commentaire philosophique appelé De la tolérance (1686), que
malheureusement on ne lit plus, au moment où faisaient rage les conflits interreligieux, en
Europe. «Il fut un des auteurs les plus lus de son temps : Calviniste converti au catholicisme, puis
revenu à la foi protestante, il a bataillé toute sa vie contre les dogmes traditionnels et les idées
reçues. Critiquant le principe d’autorité (c’est justement contre l’absolutisme politique que les
libéraux proposeront leurs valeurs et leur système) et prônant le libre examen et la tolérance
religieuse, sa pensée eut un retentissement considérable au Siècle des lumières (…)» Pour être
plus précis et conclusif, avant terme, disons que «le libéralisme c'est d'abord une morale
individuelle, ensuite une philosophie de la vie en société dérivée de cette morale, enfin seulement,
une doctrine économique qui se déduit logiquement de cette morale et de cette philosophie.»

Les courants

Les deux courants les plus importants sont le libéralisme politique et le libéralisme économique.
Commençons par le libéralisme politique. Il postule «la primauté de la liberté individuelle sur
toutes les formes de pouvoir.» Outre Bayle, ses plus grands représentants sont John Locke, David
Hume, Adam Smith et Montesquieu. En gros ces auteurs disent que l’État, à l’époque pratiquant
155

le mercantilisme, ne doit aucunement intervenir (sauf pour la justice et les forces de l’ordre), que
l’autorité en politique a des limites, et que ces limites sont restreintes par la promotion des droits,
des libertés et de la responsabilité.

Au niveau de l’économie, l’idée principale est le fait inaliénable de la propriété privée


individuelle. Il y a aussi la question du jeu de la concurrence, soit la libre possibilité de pouvoir
entrer sur le marché sans entrave de l’état. Le libéralisme devient donc l’ennemi de l’étatisme. En
bon libéral, ce que l’on dit moins souvent, il s’ensuit, avec le développement de l’économie
moderne, qu’il est tout aussi répréhensible de constituer des monopoles de production ou de
distribution. Concrètement, ce courant de pensée insiste sur la liberté d’entreprendre, de choisir
son travail et la possibilité d’avoir un vaste choix de consommation.

Par ailleurs, il y a deux courants importants en économie. Le premier, que l’on nomme classique,
prétend qu’il faut appliquer les principes fondateurs à l’économie : propriété, responsabilité et
liberté d’action (entreprendre). Que l’on n’a pas assez d’informations pour parvenir à décider ce
qui doit être fabriqué et vendu. Ceci est le lot de la liberté d’entreprendre, car chaque agent, avec
essai et erreur, parvient à tester le marché. Le second, néoclassique, avec son plus grand
représentant Hayek, parle d’état d’équilibre entre les actions économiques des agents, le fameux
équilibre général, qui se produit, un peu de manières naturelles. À leur décharge, on doit dire
qu’ils prennent quand même en compte l’idée de la défaillance du marché. Ce qui est une
amélioration par rapport à leurs devanciers. Il faut toutefois avoir à l’esprit que dans La route de
la servitude, Hayek semble être d’accord avec l’idée d’un minimum de revenu pour pouvoir être
minimalement libre, donc, on peut, à juste titre, prétendre qu’il aurait été d’accord avec l’idée
d’un revenu minimal garanti, de citoyenneté. Pour plus de détails, je vous renvoie à mon texte
précédent : La route de la servitude.

Voyons maintenant ce qu’une vision idéaliste du libéralisme nous propose.

«La philosophie libérale est profondément humaniste et optimiste, elle croit au potentiel de
l’individu et aux bienfaits de la conjonction des actions humaines. Plus que jamais, elle est aussi
sceptique face à de quelconques principes directeurs qu’il faut imposer – que ceux-ci viennent de
préceptes moraux religieux ou de préceptes socialistes. Le libéralisme est ancré dans la tolérance,
tolérance envers les valeurs de l’autre. Le libéralisme est l’antithèse de l’impérialisme, c’est
l’humilité de se dire qu’on n’est pas parfait et que l'on n’a pas à imposer ses valeurs, même celles
156

qui ont trait à la démocratie, aux autres. Le libéralisme croit à une coercition minimale de l’État
tant économiquement que socialement. «(…) le libéral ne croit pas aux solutions collectivistes
autant de «droite» que de «gauche». Même si moralement, le libéral peut ne pas être attiré par
certaines valeurs, il ne se permet pas d’interdire ce qu’il croit moralement mauvais. Il n’impose
tout simplement pas ses valeurs aux autres.»» (Jonathan Hamel)

Tout cela est peut-être un peu utopique, car il y a des limites au laisser-faire, à ne pas interdire ce
qui est immoral, pervers ou nuisible. Par exemple, il n’est ni moral ou immoral que chacun ait sa
propre voiture, c’est une question d’utilité. Par contre, la somme totale des véhicules sur la route
représente un fardeau pour la qualité de l’air, pour l’empreinte écologique. Les libéraux vous
diront que l’on ne doit pas interdire que quelqu’un possède une voiture. Soit. Mais aujourd’hui
nous prenons conscience qu’il y a des limites. Et c’est justement dans ce déni des limites à la
liberté que le libéralisme s’enfonce. Donc, le libéralisme est une forme de «philosophie» qui est
datée et doit être dépassée. Prétendre le contraire est ridicule et inconscient.

Pour finir, un dernier bijou d’idéalisme.

«On reproche au libéralisme d'être matérialiste, de prôner la poursuite exclusive de la richesse


aux dépens de toute autre valeur, alors qu'il n'a d'autre aspiration que de permettre
l'épanouissement des êtres humains et la réalisation de leurs objectifs, spirituels, affectifs ou
esthétiques autant que matériels. On lui reproche d'être sauvage alors que, fondé sur le respect
intégral des autres, il exprime l'essence même de la civilisation (?).»
157

Le libéralisme (suite)

Pour faire suite au premier texte, je vais tenter de modérer l’enthousiasme prosélytique de
certains penseurs contemporains du libéralisme. Je dois, par contre, mentionner, tout de même,
que ce courant de pensée fait partie des conceptions du monde social et économique les plus
concluantes et importantes, même s’il erre, non pas constamment, mais souvent.

Les problèmes de certaines propositions

1- Ainsi, «sur le plan politique, le libéralisme ne cherche pas à déterminer qui doit détenir le
pouvoir : il fixe des limites à l'autorité politique, les moyens qu'elle peut ou ne peut pas utiliser».
Il y a un peu de mauvaise foi dans ce propos. Il faudrait être plutôt sincère et dire que le
libéralisme ne cherche pas à déterminer qui doit détenir le pouvoir, sauf que ce pouvoir doit
nécessairement être imparti à un libéral, de manière fortement préférable. C’est donc tendancieux,
et cela fait en sorte que, comme d’habitude, leurs biais, aux fameux penseurs, ne sont pas
assumés, et il est, en ceci, légèrement inconscient; si on veut être respectueux. Ajoutons que s’il
fixe des limites à l’autorité politique, c’est peut-être à cause d’un certain irrespect devant
l’autorité politique. Il n’y a pourtant pas de mal en ce qui concerne l’autorité politique. C’est
l’usurpation et les abus qui posent problème, et nous n’en sommes pas là. Je veux dire que nous
ne sommes pas dans un régime totalitaire. Ceux qui insistent trop sur le caractère néfaste des
régimes interventionnistes ne peuvent juger adéquatement puisqu’ils n’ont jamais connu le
totalitarisme liberticide. Il faut être plus précis. Le pouvoir pose des problèmes, certes, lorsqu’il
s’allie aux puissances de l’argent et de la finance anonyme. Lorsque les puissants entrent en jeu.

Pour ce qui est de redistribuer une infime partie de la richesse, je ne crois pas que ce soit si
déterminant et si effrayant. Les libéraux vous diront, mais vous spoliez les individus, non pas les
citoyens, car ils ne savent pas ce que ce mot veut dire. On doit leur répondre que la base de votre
système amène des comportements qui incitent au chacun-pour-soi. Il vous faut donc jouer le jeu
complètement. Si vous créez des monstres d’égoïsmes et assoiffés de la puissance que procure la
possession de l’argent et ce que cela rapporte en terme de jouissance et de confort, vous devez
comprendre que certains, si ce n’est pas la majorité, croient que tous ces efforts pour arriver à la
possession et à ses jouissances est un peu irrespectueux envers ceux qui gagnent honnêtement et
honorablement leur vie au quotidien. Bien sûr, les gens qui jurent par la liberté individuelle vous
répondront, mais vous vous trompez de cible, vous spoliez les travailleurs de la classe moyenne.
158

Et évidemment, vous nuisez à ceux qui sont plus brillants, les entrepreneurs, et pourquoi pas les
financiers. Attaquez-vous plutôt à la ploutocratie, aux hyper-riches. Nous leur répondrons que
c’est pour l’instant une solution risquée de s’attaquer aux hyperpuissants, grands capitalistes, et
leurs valets, engagés pour leurs talents d’illusionniste, pour nous faire croire que l’économie est
une science. Non. À chaque fois cela résulte en un coup d’État réactionnaire. En assassinats.

2- «Le libéralisme politique est consécutivement la doctrine politique visant à limiter les pouvoirs
de l'État pour ramener celui-ci à la protection des droits et libertés individuels.» Le libéralisme est
la doctrine politique. Mais qu’est-ce qu’une doctrine politique qui limite les pouvoirs de l’État, si
on est obligé d’admettre qu’il n’existe pas de politique en dehors de l’État et de son obligation
d’intervenir. Sinon elle n’est qu’un mot creux. Ce serait donc une doctrine du vide politique, de
son absence et de sa non-existence. On se contredit légèrement en postulant ceci.

3- «C'est tout autant l'étatisme ou l'État-providence qui instaurent des barrières au commerce, que
la constitution de conglomérats ou ententes industriels qui acquièrent une position hégémonique
sur le marché.» Encore faux. Les conglomérats n’opposent pas nécessairement des barrières au
commerce. Au contraire, ils le stimulent, dans plusieurs cas. L’innovation, pour la
commercialiser, a besoin d’un certain volume de vente pour être rentable, par les économies
d’échelle, aussi bien-dire qu’elle doit pouvoir compter sur la totalité des consommateurs
potentiels, au début. Il faudrait dire plutôt que les brevets doivent avoir une certaine durée, pour
que par la suite d’autres producteurs puissent entrer dans le jeu de la production. Donc, au
démarrage du projet et seulement après une certaine période, cela est bénéfique qu’il y ait des
monopoles, après, d’autres doivent pouvoir innover sur la première innovation, et ainsi de suite.

Prenons les cartels du pétrole. Une fois que les gisements sont trouvés et exploités, après une
certaine période de grands profits, rien n’empêche que l’État rachète à un fort prix la corporation,
pour continuer l’exploitation. Ce n’est pas immoral et rien ne l’interdit légalement. On ne peut
pas non plus dire que cela brime les libertés individuelles. Les actionnaires sont bien
récompensés. Tout va bien. Mais l’économie ou la théorie nous objectera que plus aucune
compagnie ne voudra se risquer dans l’exploration si elle ne possède pas infiniment les droits de
propriété. Je crois que non, si on offre le double de la valeur réelle de la corporation. Non pas de
la valeur côtée en bourse, parce que sinon tout le monde se ruerait sur les actions avant le rachat,
et les feraient montées exagérément. Il faudrait donc trouver une méthode comptable qui rendrait
rentable la prise d’achat d’action et qui éloignerait les spéculateurs. Mais est-ce possible?
159

4- «L'accusation contemporaine la plus commune qui est portée contre le libéralisme est qu'il
n'accorderait quasiment aucune valeur à la réduction des inégalités et considérerait les politiques
de solidarité comme dangereuses. Pour les libéraux, il s'agit de distinguer le fonctionnement de
l'économie de la politique sociale, deux domaines ayant leurs propres objectifs. Ils considèrent
que les mélanger créent des confusions, opacités et effets pervers au détriment des deux.» Dans
ce qui précède, il faut retenir qu’il s'agit de distinguer le fonctionnement de l'économie de la
politique sociale, deux domaines ayant leurs propres objectifs. Bien sûr qu’il faut distinguer, mais
de dire que ces deux domaines ayant leurs propres objectifs, est un postulat indémontré. Qui nous
le prouve, ou est-ce que les faits corroborent cette assertion ? Évidemment non. L’économie a
toujours cheminé avec des règles et des normes, donc elle est sociale. La preuve, la grande
découverte de Karl Polanyi consiste à dire que «le désencastrement de l'économie par rapport au
social durant la période 1830-1930 était la cause principale du développement des États
totalitaires du vingtième siècle. Polanyi y critique ainsi le passage du primat du social sur
l'économie à celui de l'économie sur le social.» La politique sociale renforce ainsi l’économie, et
vice versa. Pour ce qui est du primat du social sur l’économie, pour ceux qui connaissent
l’anthropologie et l’ethnologie, c’est une évidence. Dans le cas contraire, où l’économie prime sur
le social, c’est une des grandes raisons des guerres qui commencèrent aux environs de l’antiquité.
Avant les querelles étaient souvent plus d’honneur ou d’homicide, mais ces sociétés avaient des
mécanismes qui mettaient fin à la vengeance. Parce que très tôt au lieu de s’attaquer, on se livrait
à l’échange matériel, de femmes ou symbolique, la plupart du temps. Il est évident, que durant la
plus grande partie de la préhistoire et de l’histoire, pour les peuplades à travers le monde, le social
primait sur l’économie.
160

L’anthropologie appliquée

L’anthropologie ne sert pas uniquement à étudier le comportement individuel et collectif dans les
anciennes sociétés. Elle a des applications réelles et concrètes, hic et nunc (ici et maintenant).
«Julie Delalande, anthropologue, nous raconte et analyse ce qui se passe dans une cour d’école.
Ce lieu, constitué de coins et de cachettes, est l’un des premiers cadres d’apprentissage de la vie
en société.» Malheureusement, certains jeunes déviants acquièrent une grande influence sur
certains autres enfants que l’on dit «suiveux». C’est donc très tôt que les comportements
délinquants se forment et trouvent leurs origines. Certains diront qu’il y a toujours la famille qui
permet une socialisation des enfants et des jeunes en général. Mais il semblerait que le rôle de la
famille a évolué :

«Le rapport des familles à l’institution éducative a considérablement changé.» «La famille-
institution classique telle qu’elle subsiste encore de manière quasiment résiduelle dans nos
sociétés, en tant que rouage de l’ordre social, « première cellule de la société », prenait très au
sérieux cette mission. Elle avait une vocation éducative dans un sens fondamental. Il s’agissait
d’apprendre aux enfants l’existence en société. C’est quelque chose qui va très loin et qui ne se
réduit pas aux règles élémentaires de coexistence avec ses semblables : cela consiste à se penser
comme quelqu’un qui a une place dans la société avec un rôle à jouer et des devoirs afférents.

La famille «désinstitutionnalisée» d’aujourd’hui, réduite à sa sphère privée, ne comprend même


plus ce que cette tâche voulait dire. Les gens ne sont pas fous et mesurent très bien qu’il faut que
leur enfant l’acquière, mais ils pensent que c’est à l’école et non à eux de le faire.» (Marcel
Gauchet)

Mais l’éducation au sein des familles a-t-elle vraiment changé? Il semblerait que oui. Il ne faut
pas généraliser, mais autrefois, les classes populaires étaient très peu permissives, et
mentionnaient à l’enfant que la vie était difficile. Par contre, les bourgeois étaient plus permissifs
et moins sévères. Alors qu’aujourd’hui les bourgeois veulent contrôler l’écoute de la télévision
par leurs enfants, ce n’est plus le cas des classes populaires ou des immigrants qui acceptent que
leurs enfants passent beaucoup de temps devant le téléviseur, au détriment des travaux scolaires.

Finalement, quel est le véritable problème avec la transmission des savoirs et l’éducation?
161

«La famille, la tradition et l’autorité : le délitement de ces vecteurs essentiels de la transmission


sociale et de la reproduction de la société seraient au principe d’une sorte d’impossibilité
d’éduquer les jeunes générations.»
162

Masculin, féminin

Dans la première des trois études d’ethnologie kabyle, qui porte le nom du Sens de l’honneur,
Pierre Bourdieu anticipe sur un ouvrage qu’il publiera par la suite : La domination masculine.
C’est-à-dire que les matériaux qu’il exposa dans cette étude lui serviront pour écrire La
domination.

Pour commencer, demandons-nous en quoi il y a domination masculine. On s’en doute, la


domination est, de prime abord, une domination symbolique. Symbolique, parce que dans le
discours mythico-social, l’homme invente des couples de termes duaux, en opposition, qui
permettent de caractériser et les hommes et les femmes, en discriminant ces dernières, en
invalidant leurs personnes, pour mieux les dominer et les assujettir. Voyons quels qualitatifs
caractérisent les sexes. Pour la femme : (sacré gauche) féminin, femme détentrice de puissances
maléfiques et impures, gauche, tordue, vulnérabilité, nudité, (dedans) domaine des femmes,
maison, jardin, monde clos et secret de la vie intime, alimentation, sexualité (humide, eau). Pour
les hommes il suffit de renverser les termes : honneur (sacré droit) masculin, virilité, homme
détenteur de la puissance bénéfique et protectrice, droit, protection, clôture, vêtement (dehors)
domaine des hommes, assemblée, mosquée, champs, marché, monde ouvert de la vie publique,
activités sociales et politiques, échanges (sec, feu).

Ce qui est intéressant avec ces couples antithétiques, c’est qu’ils se retrouvent au sein d’une
multitude de populations, pour ne pas dire de civilisations, mais avec quelques nuances. Il n’en
163

demeure pas moins que ce sont toujours les mêmes paramètres qui invalident les femmes. Même
que pour nous, en Occident, jusqu’à tout récemment, on éduquait les jeunes filles en leur
apposant des qualificatifs dans lesquels elles se retrouvaient moins aptes et infériorisées par
rapport à leurs frères.

Voyons ce que nous apprennent certaines citations :

«Le sacré gauche (la femme), la partie faible par où le groupe donne prise.»

«Opposition entre la magie, affaire exclusive des femmes, dissimulée aux hommes, et la religion
essentiellement masculine; opposition entre la sexualité féminine, coupable et honteuse, et la
virilité, symbole de force et de prestige.» «D’un côté, la vie des sens et des sentiments, de l’autre,
la vie des relations d’homme à homme, du dialogue et des échanges.»

Dans cette logique, il est naturel que la morale de la femme, sise au cœur du monde clos, soit faite
essentiellement d’impératifs négatifs. La femme doit fidélité à son mari; son ménage doit être
bien tenu; elle doit veiller à la bonne éducation des enfants. Mais surtout, elle doit préserver le
secret de l’intimité familiale; elle ne doit jamais rabaisser son mari ou lui faire honte, ni dans
l’intimité ni devant les étrangers. Elle doit se montrer satisfaite, même si, par exemple, son mari,
trop pauvre, ne rapporte rien du marché; elle ne doit pas se mêler aux discussions entre les
hommes.

Voici encore quelques citations relevées :

«Elle doit faire confiance à son mari, se garder de douter de lui ou de chercher des preuves contre
lui.» «L’intimité, c’est en premier lieu l’épouse que l’on ne nomme jamais ainsi et moins encore
par son prénom, mais toujours par des périphrases telles que la fille d’Untel, la mère de mes
enfants ou encore ma maison.» «Il est déshonorant pour un homme de transporter du fumier, cette
tâche incombant aux femmes.» «La précocité du mariage se comprend si l’on songe que la
femme, de nature mauvaise, doit être placée le plus tôt qu’il se peut sous la protection bénéfique
de l’homme.» «Les Arabes d’Algérie appellent parfois les femmes les vaches de Satan ou les
filets du démon, signifiant par là que l’initiative du mal leur appartient. La plus droite, dit un
proverbe, est tordue comme une faucille.»
164

«Pareille à une pousse qui tend vers la gauche, la femme ne peut être droite, mais seulement
redressée par la protection bénéfique de l’homme.» «Non seulement les règles imposées aux
hommes diffèrent des règles imposées aux femmes et les devoirs envers les hommes des devoirs
envers les femmes(…)» «Ce qu’il y a de pire, c’est de passer inaperçu : ainsi, ne pas saluer
quelqu’un, c’est le traiter comme une chose, un animal ou une femme.» «C’est là que les femmes
échangent les nouvelles et tiennent leurs bavardages qui roulent essentiellement sur toutes les
affaires intimes dont les hommes ne sauraient parler entre eux sans déshonneur et dont ils ne sont
informés que par leurs intermédiaires.» «L’homme respectable doit se donner à voir, se montrer,
se placer sans cesse sous le regard des autres, faire face.» «L’homme ignore beaucoup de ce qui
se passe à la maison.»

Heureusement, aujourd’hui, on ne traite plus les femmes de cette manière. Ou, si on tente de le
faire, il y a une certaine réprobation. Les jeunes filles qui réussissent mieux que les garçons, à
l’école, se forgent une bonne estime de soi, ce qui leur permet de revendiquer l’égalité au sein des
emplois et face à leurs conjoints.

Je ne suis pas vraiment entré dans le sujet de cette étude sur le sens de l’honneur. Aussi je
terminerais sur la spécificité des économies précapitalistes. Dans ces sociétés, l’échange
marchand est tenu par d’autres règles que celles que nous appliquons, nous, modernes. Si on entre
dans la question du don, on comprend qu’il est en relation avec le prestige et l’honneur. Ce qui est
bien loin du calcul rationnel. Les dons servent ainsi à dissimuler ou faire disparaître l’intérêt. En
ethnologie, on constate que le groupe, le clan et la famille élargie passent bien souvent avant
l’intérêt personnel. Et ce qui est maximisé, ce n’est pas le profit économique, mais c’est le profit
symbolique.

Ainsi «les rapports économiques ne sont pas davantage saisis et constitués en tant que tels, c’est-
à-dire comme régie par la loi de l’intérêt, et demeurent toujours comme dissimulés sous le voile
des relations de prestige et d’honneur. Tout se passe comme si cette société se refusait à regarder
en face la réalité économique, à la saisir comme régie par des lois différentes de celles qui règlent
les relations familiales. (…)» «La logique du don n’est-elle pas une façon de surmonter ou de
dissimuler les calculs d’intérêt?» Et «l’échange généreux ne tend-il pas à voiler la transaction
intéressée?».

On comprend donc, avec le profit symbolique, que l’échange fait sous le rapport de l’honneur
165

interdit que l’on conçoive les relations selon un calcul économique de rentabilité et de profit.
Bref, il ne peut y avoir de capitalisme, d’économie de marché.
166

La violence moderne

La modernité, comme les périodes qui l’ont précédée, c’est penser en formulant un grand récit sur
elle-même. Ce récit s’articule à partir des valeurs et idéaux suivants : la liberté, la responsabilité,
l’égalité, la raison et ses progrès vers plus de justice et plus de confort matériel, sans oublier le
développement de la science. Mais tout n’est pas si simple, puisqu’il existe tout de même des
contradictions qui font naître des conflits d’où ressort la violence de ceux qui ne peuvent partager
complètement ces objectifs idéaux.

Dans cette société, parce que nous partageons tous les mêmes projets, la violence est d’abord
politique : violence contre les hommes politiques sous forme d’assassinats, violence contre les
forces de l’ordre, contre les représentants de la justice ou contre l’État, plus abstraitement. La
violence y a pratiquement toujours un sens. Le terrorisme est là pour en témoigner. Il vise
toujours des politiques gouvernementales qui s’appliquent à certains groupes sociaux ou
ethniques, pour ne pas dire religieux.

Ceux qui commettent des actes de violence appartiennent au même monde que ceux qui en sont la
cible. Nous partageons quand même les mêmes idéaux. «Il y a dans la violence un espoir et,
paradoxalement, les signes d'une appartenance au monde.» Il y a l’espoir de renverser le pouvoir
pour instaurer un état plus juste et plus équitable. En ce sens, la violence est porteuse de sens,
puisqu’elle veut changer les choses pour le mieux.

Mais il existe une forme de violence postmoderne qui nie les anciens idéaux de la période
antérieure. Le vingtième siècle a été si meurtrier que nous en sommes venus à rejeter les idéaux et
aspirations de la modernité. Les trois dictatures modernes nous font comprendre que les hommes
ont accepté, passivement la plupart du temps, de voir réduire leurs libertés. On le constate aussi
aujourd’hui. Ce n’est pas tant la liberté qui est au centre des préoccupations des individus, mais
plutôt la sécurité. Que si l’homme a des aspirations, la liberté n’est pas si essentielle que cela;
c’est davantage la sécurité d’emploi, la sécurité financière et celle au sein de nos foyers qui nous
importent. La liberté n’est plus un des grands idéaux.

Dans la tête des protagonistes des dernières tueries dans des écoles ou des lieux publics, ce n’est
pas le pouvoir qui est visé, encore moins selon la logique d’un renversement d’un état de fait
injuste. Non, ceux qui perdent la tête et tuent n’importe qui agissent ainsi, car ils sentent que le
167

monde leur est étranger et qu’ils y sont aussi, eux, étranger.

Qu’est-il arrivé au juste? Ce pourrait-il que la société ne fasse plus sens et n’en propose plus,
sinon un relativiste des valeurs et un individualisme stérile.

«Pouvons-nous alors qualifier de postmoderne une violence sans autre objet que la société elle-
même en tant qu'elle est là devant l'individu dans son absolu non-sens, fermée à toute possibilité
de changement ? Cette expérience est celle du monde comme altérité radicale. La violence qu'elle
engendre se déploie dans une société dépolitisée, sans passé ni avenir, privée d'utopie et sans
projet pour elle-même. Elle s'exprime simplement comme refus du monde. »
168

La prédation

Les prédateurs ont un rôle, une utilité et une fonction dans le règne animal. Mais ce n’est
certainement pas le cas au niveau socio-économique. Pour Veblen, «les institutions de l'économie
sont traversées par deux instincts de base, l'instinct artisan et l'instinct prédateur.» Le premier est
bénéfique puisqu’il crée de la richesse et des biens de consommation. Le second est néfaste parce
qu’il jouit des richesses des autres sans véritablement travailler et construire.

«La prédation est une relation où l’une des deux parties est en mesure d’imposer à l’autre une
transaction sans contrepartie.» Et que fait le prédateur au juste? Il s’accapare un patrimoine non,
ou mal, surveillé. Il réussit, en trompant et en contournant les règles légales, à s’approprier les
biens, la fortune d’autrui. On peut considérer que la prédation est une très vieille activité. Chez
les anciennes peuplades, le chef, le roi, les guerriers et les sorciers sont le prototype même du
prédateur. Ils vivent en soutirant le fruit du travail des autres classes de la société. On doit dire
aussi qu’avec les nouveaux systèmes informatisés et la globalisation, la prédation s’est
considérablement développée. Ce qu’on appelle l’économie casino, où il est possible de s’enrichir
considérablement en une seule journée, permet aussi que des parasites viennent occuper des
postes clé, comme celui de président d’une firme multinationale. Ceux-ci imposent des
économies en délocalisant et, par le fait même, s’allouent des primes au rendement, des stocks
options qui se chiffrent en plusieurs millions de dollars. Ce qui s’apparente à du vol.

«La prédation, où l’une des deux parties peut imposer une transaction à l’autre, était la
relation économique typique de la féodalité qui la compensait par la charité. L’ échange
équilibré, où les deux parties ont le même pouvoir d’accepter ou refuser une transaction,
s’est imposé à partir du X V I I I e siècle avec l’industrialisation. La prédation n’a pas disparu
alors – l’économie industrielle a engendré l’impérialisme et la guerre –, mais l’échange
équilibré fondait cette économie sur un principe pacifique.

La prédation revient en force dans l’économie contemporaine, fondée sur le système


technique informatisé qui s’est déployé à partir de 1975 et où le risque et la violence,
également extrêmes, vont de pair. Cette économie s’est divisée en deux mondes fonctionnant
l’un sous le régime de l’échange équilibré, l’autre sous celui de la prédation.
169

La charnière entre ces deux mondes, c’est le blanchiment. I l permet aux prédateurs
d’introduire le fruit de la prédation dans le monde de l’échange équilibré pour s’y procurer
richesse, influence et honorabilité. I l permet aussi aux financiers, journalistes, politiques et
magistrats que les prédateurs ont acheté de jouir du fruit de la corruption».
170

La domination masculine

Dans cet ouvrage, Pierre Bourdieu reprend, en quelque sorte, les résultats de sa recherche
qu’il a publiée dans la première des trois études d’ethnologie kabyle. On y découvre que le
discours, qui au début est fait sous forme de cosmologie et de mythologie, puis ensuite de récits
concrets, bref la manière de caractériser les genres, produit des dualités qui considèrent que les
qualificatifs reliés aux femmes sont négatifs et discriminants. Ce sont des qualificatifs qui
donnent toujours au sexe féminin le mauvais rôle et qui sont bien davantage des défauts qui
permettent d’inférioriser et d’infantiliser la femme. À force de répéter cette vision qui est
androcentrique (centrée sur l’homme), on devine que les dominées, les femmes, en viennent à
intérioriser et à accepter cette vision négative d’elles-mêmes. Le discours n’est jamais innocent. Il
produit ce qu’on appelle de la violence symbolique. Car le fait de caractériser le sexe «faible»
comme étant tordu ou pervers entraîne des conséquences qui produisent un état d’infériorisation
qui, s’il n’est pas produit par une violence physique, demeure tout de même de la violence
infligée par la persuasion sur une psyché qui retransmettra cet état de choses sur le corps. Donc,
cette violence est bien réelle. Ceci dit, étant donnée la complexité de l’exposé, j’utiliserai
quelques citations pour donner une idée de ce dont il s’agit.

Commençons dans l’ordre. Bourdieu s’étonne du paradoxe de la doxa. Mais qu’est-ce que la
doxa? Habituellement, c’est une idée que l’on se fait sous forme d’opinion. C’est-à-dire que,
n’ayant pas toutes les données du problème, nous sommes obligés de survoler rapidement et
superficiellement le fonctionnement des diverses situations que nous vivons ou que nous
constatons. S’il se produit un événement, il faut donc s’en faire une première idée, même si on
risque d’être embrouillé. Mais il semble que, dans ce contexte précis, le paradoxe de la doxa soit,
en fait, l’ensemble de nos habitudes que nous ne questionnons pas, mais qui ont été intériorisées
sous forme de règles ou de normes du comportement. Autrement dit, ce qui va de soi ne va pas de
soi. Le paradoxe est aussi «(…) le fait que l’ordre du monde tel qu’il est, avec ses sens uniques et
ses sens interdits, au sens propre ou au sens figuré, ses obligations et ses sanctions, soit grosso
modo respecté, qu’il n’y ait pas davantage de transgressions ou de subversions, de délits et de
folies.» Pour donner un exemple, il suffit de penser à la circulation et aux règles qui doivent être
respectées. Mais il y a autre chose de déterminant. C’est qu’il est paradoxal «que les conditions
d’existence les plus intolérables puissent si souvent apparaître comme acceptables et même
171

naturelles.» La raison à cette soumission et à cette tolérance, à ce qui est intolérable, vient du fait
que la domination est incorporée. Qu’elle se trouve intériorisée de manière inconsciente. Ainsi,
Bourdieu mentionne qu’il a «toujours vu dans la domination masculine, et la manière dont elle est
imposée et subie, l’exemple par excellence de cette soumission paradoxale, effet de ce que
j’appelle la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes,
qui s’exerce pour l’essentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la
connaissance ou, plus précisément, de la méconnaissance, de la reconnaissance ou, à la limite, du
sentiment».

Finalement, si nous voulons sortir de cet état de domination-soumission, il nous faut


«démonter les processus qui sont responsables de la transformation de l’histoire en nature,
de l’arbitraire culturel en naturel.» Donc, si nous apposons des qualitatifs invalidant les facultés
et le caractère des femmes, on se doit de s’avouer que c’est arbitrairement que nous le faisons,
que ce sont des postulats difficiles à vérifier, que c’est un fait de culture plutôt que de nature.
172

La domination masculine (suite)

Qu’est-ce qui explique au juste que la domination féminine, et partant toute forme de domination,
puisse être si facilement acceptée et subite? On pourrait répondre que c’est que «la force de
l’ordre masculin se voit au fait qu’il se passe de justification ». On a vu que l’ordre culturel tente
de se faire passer pour un fait de nature. Tout comme la théorie économique en vigueur le fait
aussi en se prétendant être une loi naturelle, alors qu’elle est, d’une certaine manière, fabriquée et
artificielle. D’autant plus que sous ces théories se cache un impératif de domination et
d’assujettissement du travailleur auquel lui manque la possibilité de posséder ses moyens de
production.

On ne le répétera jamais assez. «C’est la division sexuelle du travail, distribution très stricte des
activités imparties à chacun des deux sexes, de leur lieu, leur moment, leurs instruments; c’est la
structure de l’espace, avec l’opposition entre le lieu d’assemblée ou le marché, réservés aux
hommes, et la maison, réservée aux femmes» qui créent la hiérarchie et la domination. Et
finalement, il y a aussi l’ordre au sein de l’acte sexuel. «Si le rapport sexuel apparaît comme un
rapport social de domination, c’est qu’il construit (cette domination) à travers le principe de
division fondamentale entre le masculin, actif, et le féminin, passif, et que ce principe crée,
organise, exprime et dirige le désir masculin, comme désir de possession, comme domination
érotisée, et le désir féminin comme le désir de la domination masculine, comme subordination
érotisée, ou même, à la limite, reconnaissance érotisée de la domination.»
173

L’estime de soi (suite)

Une question qui se pose concernant l’estime de soi est de savoir si une forte estime de soi est une
bonne estime. De prime abord, on pourrait penser que oui, il est préférable d’avoir une forte
estime de soi. Mais c’est un peu plus compliqué. Car il y a des bienfaits à avoir une basse estime
de soi. Bien sûr il faut qu’elle soit modérément basse, parce qu’une très basse estime de soi est la
preuve que nous sommes malades. Comme dans le cas de la dépression aiguë. Avant de parler de
ces bienfaits, mentionnons un fait important.

Dans bon nombre de religion et de philosophie comme le bouddhisme ou le stoïcisme, l’orgueil


est ce qu’il faut combattre. Prenons l’exemple du christianisme et des péchés capitaux qui sont
l’orgueil, l’envie, la colère, l’acédie, l’avarice, la gourmandise et la luxure. Dans tous ces cas, ce
qui est problématique c’est la présence d’une forte estime de soi. Par ailleurs, un homme célèbre
de par ses maximes a réfléchi à l’estime de soi, et il fut un précurseur de cette psychologie : La
Rochefoucauld. Il faut dire qu’il avait sous les yeux de brillants exemples de la vanité et de
l’orgueil, ce qu’il appelait l’amour propre. Soit les nobles qui gravitaient à la cour de Louis XIV.
Il écrit ceci : «La vertu n’irait pas si loin, si la vanité ne lui tenait pas compagnie.» «Nous ne
ressentons nos biens et nos maux qu’en proportion de notre amour-propre.» «On n’aurait guère
de plaisir, si on ne se flattait jamais.» «Si la vanité ne renverse pas entièrement toutes les vertus,
du moins elle les ébranle toutes.» Ce que La Rochefoucauld dénonce ce sont nos désirs
inconscients «et notre tendance à nous les» cacher.

Il existe bien des activités et des domaines où l’on constate qu’une forte estime de soi est néfaste.
La guerre en est une évidente. Combien de conflits se sont terminés suite à des mauvaises
décisions stratégiques qui ont été poursuivies par obstination, et où il aurait été plus judicieux de
suivre les conseils plus modestes et plus rationnels venant d’individus plus portés à l’autocritique.
Il y a aussi le cas des grandes entreprises qui ont failli disparaître parce qu’elles avaient une trop
grande confiance en leurs méthodes de mise en marché. En leur publicité prétentieuse et en la
négligence de la nouvelle présence des concurrents plus petits, mais plus adaptés à tenir compte
des consommateurs. Pensons aussi, ce qui est très actuel, aux traders, aux banquiers, aux
conseillers financiers et même aux politiciens, qui ont laissé faire, à cette crise économique
174

financière qui est avant tout une crise de vanité et de prétention. Il faut dire que les soi-disant
grandes écoles qui forment cette élite leur inculquent tout sauf la modestie. On leur dit qu’ils
doivent être des gagnants, et les perdants ce sont les «tâcherons » ouvriers.

Donc, «d’une manière générale, une estime de soi élevée peut rendre hermétique à des
informations importantes : nous savons que les personnes à haute estime de soi supportent mieux
les échecs, en partie parce qu’elles ont tendance à les externaliser, c’est-à-dire à en attribuer les
raisons à des causes étrangères à elles-mêmes. Mais en procédant systématiquement ainsi, elles
évitent des remises en question parfois salutaires. On sait que les hommes de pouvoir aiment
s’entourer de courtisans et de flatteurs, ce qui les conduit parfois à perdre le contact avec la
réalité.»

Passons aux bienfaits d’une basse estime de soi. L’objectif premier de ces sujets est de se faire
accepter par autrui. Il faut dire que ce sont souvent des accommodateurs. En ce sens, ils font
beaucoup de concessions pour ne pas nuire ou rentrer en conflit avec les intérêts des autres. Ils
sont aussi plus à l’écoute, et souvent plus appréciés. Comme ils ne se croient pas investis de
capacité hors du commun, ils tiennent «compte des conseils et des points de vue différents» des
leurs. La modestie (qui observe la mesure, modérée, tempérée) est donc «la cousine laïque de
l’humilité».

Disons finalement que tout dépend de l’environnement où l’on opère, pour ce qui en est de
déterminer ce qui vaut mieux; une basse ou une haute estime. «En fait, le rôle du milieu paraît
déterminant : peut-être est-il surtout important d’avoir une estime de soi en accord avec les
valeurs des gens qui nous entourent? Si vous rêvez de devenir un patron médiatique ou un
explorateur de l’extrême, mieux vaut posséder une haute estime de soi; mais, si votre idéal est
d’être l’un des membres appréciés d’une équipe au service d’une œuvre commune (sociale ou
altruiste), une estime de soi modeste pourra mieux vous servir.» (Christophe André, François
Lelord)
175

L’estime de soi (suite)

Que sait-on encore à propos de l’estime de soi? En autre chose qu’elle peut être variable ou
constante. Comme mentionné précédemment, il n’y a pas trop de problème à avoir une basse
estime de soi, car dans certaines situations, cela permet de mieux s’ajuster et de mieux s’intégrer
dans un collectif. Ce qui nous donne une haute estime constante/ variable et une basse estime
constante/ variable. Si on veut établir un ordre, c’est la haute estime variable qui est la plus
embêtante. Les personnes concernées auront toujours le désir d’arriver premiers, et lorsque ce ne
sera pas le cas, ils seront mauvais perdants et chercheront constamment à se justifier. Ce qui fait
d’eux des individus désagréables et pénibles. Vient ensuite la basse estime variable. Dans ce cas-
ci la modestie alternera avec les plaintes qui mentionnent que l’on n’est bon à rien. Et la dernière
combinaison, celle qui est la plus souhaitable est la basse estime stable et la haute estime stable.
Tous deux peuvent être mis sur un même pied d’égalité.

L’école et les fondements de l’estime

La socialisation des enfants se fait présentement en très bas âge, et c’est tant mieux. Mais de
quelle façon se forme l’estime de soi. C’est évidemment par les résultats scolaires académiques.
Par le parascolaire: les sports, la musique ou le théâtre. Par la considération des enseignants. Ce
n’est pas nécessaire d’être un des premiers de classe, il suffit de faire des efforts, se donner des
objectifs et de s’améliorer. Et puis finalement la popularité. On peut être dans la moyenne dans
les trois premiers facteurs, mais être très populaire. Ce qui est amplement suffisant. Mais
pourquoi la popularité serait si importante, et peut-être même la clef de l’estime de soi à
l’adolescence? Prenons deux exemples probants. Le premier concerne la tuerie de Columbine. Il
est admis que les deux tueurs fous étaient ce qu’on peut appeler des parias. Ils étaient tout ce qu’il
y a de moins populaires auprès des filles et des sportifs qui, eux, avaient la cote. Ils n’avaient
sûrement pas confiance en eux, et l’image que l’environnement scolaire leur renvoyait était très
négative. Le deuxième exemple est celui d’une écrivaine qui s’est suicidée, malgré son succès
notable. Dans son cas, à l’adolescence, elle ne se trouvait pas belle, et n’avait donc pas de succès
de popularité auprès des garçons. Par la suite l’âge aidant elle est devenue beaucoup plus belle et
désirable. Mais comme ce qui nous a manqué à l’adolescence, il arrive souvent que par la suite on
176

tente de le retrouver. Et c’est ce qui est arrivé. Elle était obsédée par l’image qu’elle projetait
physiquement sur les hommes. Elle était en quelque sorte devenue prisonnière du désir masculin.
Cet obscur objet de désir, elle le vivait très mal, à ce qui semble, d’après ce qu’elle en disait. Le
phénomène était si important qu’elle en a même fait un texte.

Si la popularité est si importante pour la formation de l’estime de soi c’est bien dommage, parce
que l’on se retrouve dépendant de notre milieu dans une trop lourde proportion.
177

L’économie comportementale

Un des dogmes, sans contredit, de l’économie, le plus biaisé et néfaste, est le laisser-faire, qui
repose sur le postulat que l’homme est dans son activité courante un homo oeconomicus
(rationnel). Ce qui implique que dans la presque totalité des décisions, l’homme ordinaire saura
maximiser ses espérances d’utilité. Ses choix étant supposément constamment judicieux. Mais
c’est trop simplificateur, car on ne prend pas en compte la complexité psychologique de l’agent
économique. «L’approche classique de la théorie économique consiste à postuler la rationalité des
acteurs. Mais la psychologie expérimentale des décisions a généré, depuis les années 1960, un
courant d’études, l’économie comportementale, qui montre la pluralité des normes qui guident
nos choix.» D’autant plus que pour Keynes, même si les décisions prises sous l’intérêt personnel
seraient toujours rationnelles –ce qui n’est pas le cas- «il n'est pas correct de déduire des principes
de l'économie que l'intérêt personnel éclairé œuvre toujours à l'intérêt public.» Ceci nous
semblant une véritable évidence, on se demande pourquoi tant de gens, qui se prétendent
économistes, nous vantent les vertus du laisser-faire. On pourrait même réduire l’économie à
deux courants antagonistes : ceux qui font preuve d’une malhonnêteté intellectuelle sidérante et
ceux qui acceptent de réviser les dogmes à la lumière de l’expérimentation et des découvertes en
psychologie, qui ont lieu à partir de mise en situation et de jeux pertinents. «Pour Keynes,
l'économie est une science morale, fondée sur les anticipations et les états d'âme d'individus qui
n'ont rien à voir avec l'agent rationnel des manuels d'économie. La psychologie y joue un rôle
fondamental. L'amour de l'argent, moteur du capitalisme, est ainsi «une passion morbide plutôt
répugnante, une de ces inclinations à moitié criminelles, à moitié pathologiques, dont on confie le
soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales» ».

L’utilité et la maximisation

«L’utilité désigne en économie la valeur qu’un sujet accorde à un bien, et l’espérance d’utilité
tient compte de la probabilité pour ce sujet (compte tenu de ce qu’il sait) d’obtenir ce bien. Selon
la théorie classique, tout sujet rationnel maximise ses espérances d’utilité.» Ce qui est d’une
fausseté accablante. On a qu’à penser à tous nos achats qui semblaient, à prime abord, rationnels
et justifiés, mais qui s’avèrent être d’une magistrale inutilité, après coup. Les biens de luxe et de
178

divertissement en font évidemment partie. Mais il y a aussi les comportements néfastes, comme
faire quelques kilomètres en voiture pour n’économiser presque rien. Dans tout cela, rien de très
rationnel.

«Le grand sujet de préoccupation de l’économie expérimentale est en effet la psychologie de la


décision. En 1967, D. Kahneman rencontre A. Tversky, et les deux hommes collaborent
étroitement à concevoir et interpréter des expériences qui font état des anomalies de
comportement des agents économiques».

Une psychologie des décisions économiques

«Ainsi, les deux chercheurs mettent le doigt sur de nombreux «biais de jugement» courants, qui
ne relèvent pas d’un calcul exact, ni de l’application d’un principe de maximisation des profits.

Par exemple, ils montrent, à de nombreuses reprises, que leurs «cobayes» sont de mauvais
évaluateurs de probabilités, ou bien encore se laissent influencer par des valeurs saillantes ou des
calculs qui ne correspondant pas à des espérances optimales. Ainsi, par exemple, beaucoup de
gens vont juger qu’une augmentation de salaire annuel de 1500 dollars associée à une inflation de
5% est préférable à une augmentation de 600 dollars sans inflation (le salaire de départ est de
30000 dollars annuel). Évidemment, c’est le contraire qui est «rationnel». A. Tversky et D.
Kahneman font également état des discontinuités qui affectent les jugements humains: si l’on
vous propose de tirer à pile ou face la perte de 1000 euros contre un gain de 1050 euros, vous
direz non. Mais si l’on met en jeu 10000 euros contre la moitié de la fortune de Bill Gates, alors
beaucoup de gens disent oui. Pourtant, le risque existe de perdre beaucoup plus.

Tous ces biais, qui induisent à autant d’anomalies de calcul, D. Kahneman et A. Tversky en ont
fait l’expérience, relevant à quel point les décisions ne se passent pas comme le voudrait la bonne
économie. Sans les expliquer pour autant, ils ont tenté de les caractériser psychologiquement: ces
biais résultent de ce qu’ils appellent des «heuristiques», c’est-à-dire des raisonnements que nous
appliquons de manière routinière, aux situations quotidiennes, sans chercher à vérifier leur
pertinence. D’autres chercheurs, après eux, s’efforceront de montrer qu’il ne s’agit pas de simples
artifices expérimentaux: les biais de jugement (et de comportement) expliquent par exemple que
179

beaucoup de gens se laissent entraîner à contracter des assurances sans véritable intérêt,
effectuent des déplacements coûteux sous le prétexte de «faire des économies», et n’arrivent pas à
ajuster leurs dépenses à leurs revenus.»

Tout cela nous démontre abondamment que la théorie économique n’aurait jamais pu prévoir de
telles nuances, et que c’est au contact de l’expérimentation qu’elle peut prétendre être une
science. Dans le cas contraire, ce n’est qu’affabulations et préjugés.

Les deux types d’économie vs les deux types d’hommes

Nous avons mentionné qu’il y avait, en gros, deux types d’économie. La première, classique, qui
postule toute une série de prémisses invérifiées, qui par la suite deviennent des dogmes biaisés,
car ils ne prennent pas en compte nos biais subjectifs qui orientent notre réflexion. Le deuxième
type d’économie, iconoclaste, qui tente, prioritairement, de pulvériser le corpus, en testant les
principes admis par la doctrine idéologique économique, en introduisant une réflexion morale et
des données expérimentales psychologiques, est beaucoup plus vraisemblable et opérationnel.

Incidemment, le premier type classique est défendu et devient la doctrine officielle du type
d’homme orgueilleux et égoïste. Celui-ci ne veut pas faire partager le fruit de son travail. Ou, s’il
le veut, c’est avec sa famille et ses proches. La société étant un organe trop abstrait, il refuse de
lui céder quoi que ce soit. Ce sont en général des personnes qui réussissent bien, qui se trouvent
facilement des emplois assez rémunérateurs, qui ont souvent aussi eu la chance de choisir le bon
métier, la bonne profession, savent vendre leurs compétences et ont une grande capacité à
rebondir, d’autant plus qu’elles ont connu peu d’échecs. Donc, ces gens ne veulent payer aucun
impôt et aucune taxe. Pour eux, c’est du vol. Ils ont aussi l’immaturité à pousser la prétention que
l’État ne possède pas le monopole de la violence légitime (Weber). Autrement dit, ils seraient
restés, dans leur développement de l’enfance, bloqués au stade où il nous faut comprendre que
l’on ne peut violenter un autre individu, sous peine que la violence légitime de l’adulte doit punir.
Par la suite, ils ne comprendront pas que l’État emprisonne légitimement les êtres associaux, car
pour eux ce devrait être plutôt la vengeance et la mort, d’où l’idée de se protéger avec une arme à
feu. Ce n’est évidemment pas une question d’intelligence. Prenons le cas de la secte Le
180

Québécois libre, et d’un certain gourou, Martin Masse, brillant, mais avec de grandes failles,
puisqu’il considère que l’État soutire par le vol et la violence l’impôt des contribuables. Pour lui
l’État a le monopole de la violence, mais elle n’est pas légitime. Très grosse erreur qui vient
complètement tout fausser son argumentation et ses supposées idées. Car il croit qu’il propage des
idées sur son site. Malheureusement, les idées demandent un peu plus de maturité et d’honnêteté.
Ce sont davantage de très gros préjugés que des notions scientifiques. Que sont les notions au
juste? Bien, des propositions qui utilisent le raisonnement logique et qui passent l’épreuve du test.
Dans le cas des économistes de droite, leurs divagations sont vraisemblables, sans plus. Et surtout
d’une inculture crasse. Manque de sociologie, manque d’anthropologie, manque de psychologie.
Bref, d’une ignorance qui s’ignore, mais qui se croit très brillante. Pour terminer sur ces êtres
incontestablement contestables, disons qu’ils ont la prétention de s’être créés eux-mêmes, sans
l’aide de la société. Et qu’ils ont une forte estime de soi, un peu déplacée.

Le deuxième type d’homme, qui correspond à celui qui teste les dogmes et qui demande des
preuves tangibles de ces assertions, est beaucoup plus serein, parce que plus modeste. Il sait ce
qu’il doit à la société. Il connaît bien les mécanismes de l’apprentissage : il admet que ce n’est pas
lui qui pense en solitaire, mais que ce sont les livres gratuits qui lui ont permis d’avancer, grâce
aux prédécesseurs et aux ouvrages phares. Mais ces livres gratuits, il n’aurait pas pu les payer,
c’est en ce sens un véritable cadeau de la société, inestimable, qui a plus de valeur que toutes les
richesses monétaires du monde. Lui seul aura compris que l’effort que le gouvernement lui
demande en retour (une partie de son salaire) n’est que le principe même de la véritable justice.
Mais il y a aussi les gens qui ne lisent pas. Mais eux ont tout compris cela instinctivement, parce
qu’ils ont des valeurs hautement humaines.
181

Après l’empire

Suite à la Deuxième Guerre, l’Amérique commença son règne, qui s’explique par la supériorité
de son armée et de ses armes, mais aussi, et surtout, par son ascendance sur les esprits, «par le
prestige de ses valeurs, de ses institutions et de sa culture». Mais ce n’est plus autant le cas
aujourd’hui. Certes, elle demeure la première armée, mais elle ne réussit pas à s’imposer dans les
opérations terrestres. Pour ce qui en est de ses institutions, elles semblent s’être transformées en
une parodie de la démocratie. Et sa culture, son cinéma, surtout, trop violent, avec des thèmes
souvent morbides, produit trop de films sans réel intérêt.

Mais ce qui nous intéresse ici, avec l’ouvrage d’Emmanuel Todd, c’est l’attitude souvent
incompréhensible des États-Unis envers des pays peu menaçants et pacifiques. «La Russie, la
Chine et l’Iran, trois nations dont la priorité absolue est le développement économique, n’ont plus
qu’une préoccupation stratégique : résister aux provocations de l’Amérique, ne rien faire; mieux
en un renversement qui aurait paru inconcevable il y a dix ans, militer pour la stabilité et l’ordre
du monde.» Parmi ces trois pays, la priorité semble être l’Iran, étant donné ses assez faibles
capacités à se défendre devant des armes technologiques. Pour la Russie, qui va redevenir une
grande puissance, et la Chine, qui augmente son arsenal de manière non négligente, le problème
est beaucoup plus complexe et délicat. Pour l’instant, l’objectif paraît être d’instrumentaliser les
foyers de tensions au Proche-Orient. «Tout se passe comme si les États-Unis recherchaient, pour
une raison obscure, le maintien d’un certain niveau de tension internationale, une situation de
guerre limitée, mais endémique.» À long terme, par contre, le véritable défi américain sera, selon
un géopoliticien, de retarder que le centre du monde passe en Eurasie unifié. Donc l’Europe, la
Russie et ses anciennes républiques, ainsi que la Chine. Pour nous aider à comprendre les enjeux
du 21ième siècle, il nous faudrait consulter Paul Kennedy et Robert Gilpin pour la dimension
économique, Samuel Huntington pour la dimension culturelle et religieuse et Zbigniew
182

Brzezinski ou Henry Kissinger pour ce qui a trait à la diplomatie et au côté militaire.

Il nous faut en quelque sorte tenter de découvrir pourquoi l’Amérique est devenue si malveillante,
hypocrite et unilatérale. On pourrait penser que c’est parce qu’elle est une incarnation du mal et
qu’elle doit contrôler les ressources qui vont finir par devenir rares. Ressources dont elle a besoin
pour assouvir son énorme appétit de consommation. C’est en partie vrai, mais je crois qu’il faut
plutôt insister sur la dimension psychologique de l’attitude américaine. «Une trajectoire
(américaine) stratégique erratique et agressive, bref la démarche d’ivrogne de la superpuissance
solitaire, ne peut être expliquée de façon satisfaisante que par la mise à nue de contradictions non
résolues ou insolubles, et des sentiments d’insuffisance et de peur qui en découlent.»

La fin de l’histoire

Francis Fukuyama reprend dans La fin de l’histoire et le dernier homme la thèse de Hegel selon
laquelle la Raison se serait incarnée dans les institutions et dans le mode de fonctionnement des
individus pour faire en sorte que le développement de l’histoire serait achevé et définitif.
«L’histoire aurait un sens et son point d’aboutissement serait l’universalisation de la démocratie
libérale.» Et chose assez surprenante, les démocraties ne se font pas la guerre entre elles. «(…) on
doit admettre que ce sont l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne, où le gouvernement n’était, en
pratique, pas responsable devant le Parlement, qui ont entraîné l’Europe dans la Première Guerre
mondiale.» Mais de quelle façon les démocraties libérales pluralistes adviennent-elles? En
premier lieu, il y a le respect des droits de l’homme et la stabilisation démographique. Vient
ensuite la démocratisation de l’enseignement laïc, qui relève le niveau d’instruction et donne la
possibilité aux citoyens de lire les journaux diversifiés, les différents points de vue. Ce qui permet
de s’affranchir des médias radiophoniques et télévisuels qui sont très souvent, au début, affaire
d’État. Autrement dit, la population va pouvoir surveiller le travail des politiques. Et vient
finalement l’égalité entre les hommes et les femmes. Ce qui permet à ces dernières de pouvoir
travailler et d’ainsi stimuler la consommation.
183

«Mais si la démocratie triomphe partout, nous aboutissons à ce paradoxe terminal que les États-
Unis deviennent, en tant que puissance militaire, inutile au monde, et vont devoir se résigner à
n’être qu’une démocratie parmi d’autres.» Mentionnons aussi le fait qu’avant, pendant et après la
Deuxième Guerre, l’Amérique est devenue progressivement le centre du monde et la locomotive
de l’économie mondiale. Ce qui attend les États-Unis, c’est qu’inexorablement ils passeront au
second rang, bientôt, et que sensiblement ils ne seront plus essentiels et si utiles. Nous
comprenons ainsi que ce qui explique l’attitude américaine, globalement, c’est la peur de devenir
inutile.

«Cette inutilité de l’Amérique est l’une des deux angoisses fondamentales de Washington, et
l’une des clefs qui permettent de comprendre la politique étrangère des États- unis. La
formalisation de cette peur nouvelle par les chefs de la diplomatie a pris le plus souvent, comme il
est fréquent, la forme d’une affirmation inverse : » cette Amérique clame, aujourd’hui, à qui veut
bien l’entendre, son indispensabilité. «Cette peur de devenir inutile, et de l’isolement qui pourrait
en résulter, est pour les États-Unis plus qu’un phénomène nouveau : une véritable inversion de
leur posture historique. La séparation d’avec l’Ancien Monde corrompu fut l’un des mythes
fondateurs de l’Amérique, peut-être le principal. Terre de liberté, d’abondance et de
perfectionnement moral, ils choisirent de se développer indépendamment de l’Europe, sans se
mêler aux conflits dégradants des nations cyniques du Vieux Continent.» Arrive la fin du 19ième
siècle, leur économie étant autosuffisante -la balance commerciale étant positive-, le pays de
l’Oncle Sam n’a plus besoin du monde. Elle pourra alors faire des choix dans son unique intérêt.
Commence alors le machiavélisme. Comme l’Europe demeure son principal concurrent et que la
Russie débute sa sortie d’une économie quasi-féodale, il est providentiel que l’Allemagne se
mette à déchirer l’Europe. Mieux, à cette époque, on comprenait bien qu’un conflit assez long et
généralisé, détournant de la production civile, entraînerait un retard de cette industrie sur le plan
international. Ce qui rendrait l’Amérique plus compétitive. Pire encore, la Deuxième Guerre, au
potentiel cataclysmique, détruirait les économies du Vieux Continent pour plusieurs décennies. Je
demeure persuader que la diplomatie américaine a donné son consentement à Hitler pour ses
projets hégémoniques, du moins l’assurance qu’ils n’interviendraient pas. Mais comme
l’Allemagne et le Japon manquaient de sources énergétiques, la première voulut se rendre
jusqu’aux puits de pétrole russe (que les Russes ont fait exploser avant leur arrivée), et le second,
voulant sécuriser ses approvisionnements tenta d’éloigner la flotte américaine, tous deux
commirent une grave erreur. On découvre, par ailleurs, aujourd’hui, qu’il y a eu des
184

investissements bancaires qui ont été faits de la part des États-Unis sur le territoire allemand.
Comme la vente d’appareils IBM. Ces machines à poinçonner des fiches, qui ont servi à recenser
les diverses catégories de personnes indésirables pour le régime sanguinaire allemand. Dans tout
ceci, il appert qu’Hitler et Hussein furent les personnes dirigeantes les plus bernées par la
stratégie américaine. Mais ceci est une autre époque.

Ce qui ressort, en définitive, c’est que si les États-Unis ont peur d’être devenus inutiles,
maintenant ils ont des besoins. «L’Amérique s’aperçoit qu’elle ne peut plus se passer du monde.»

Mais est-ce que le monde a maintenant besoin de l’Amérique?


185

Le sens de la vie

Il nous faut absolument un sens à la vie pour vivre. J’entends par cela un sens ultime. Parce qu’il
y a des sens, plusieurs petits sens, car presque tout fait sens chez l’être humain, ce n’est pas tout à
fait suffisant. Globalement, l’ensemble des valeurs, qui, pris une à une, crée un sens particulier,
doit converger en définitive vers un sens englobant et définitif, qui vient apporter une réponse à la
question du pourquoi il faut lutter et vivre. S’il faut lutter pour la paix, pour que justice soit faite,
pour que tous aient le minimum pour subsister et se développer harmonieusement, pour changer
nos rapports entre hommes et femmes, etc, il n’en demeure pas moins que, si tout cela est noble et
indispensable, ce n’est pas encore suffisant pour donner un sens à la vie. La raison en est que
nous ne parviendrons jamais à instaurer la paix, qui est un idéal utopique. Mais il nous faut
persévérer. Et, justement, persévérer au nom de quoi, pour quelle raison? Parce qu’il y a
fondamentalement un sens à la vie. Malheureusement, ce sens n’est pas rationnel. C’est-à-dire
que lorsqu’on est athé, la vie n’a plus aucun sens. Les religions étaient justement ce qui nous
indiquait un sens. Leurs messages, l’amour, la béatitude, la vie après la mort, étaient
véritablement efficaces et concluants. Mais il nous faut admettre qu’elles s’adressaient à des gens
qui n’étaient pas tout à fait matures, qu’ils ne pensaient pas par eux-mêmes. C’était une forme
d’infantilisme. Il nous faut donc penser la vie après la foi et la disparition des religions. Plusieurs
penseurs ont trouvé des réponses, et c’est avec eux que nous cheminerons.
186

La disparition du sens

Fin 19ième, un philosophe allemand méconnu, à l’époque, proclame la mort de Dieu. Ce que l’on
appellera le nihilisme commence. Ce qui contaminera aussi la littérature russe. On se demande
alors, si la vie n’a plus de sens, qu’est-ce qui étanchera notre soif d’absolu? Plus près de nous,
Albert Camus mentionne, dans Le mythe de Sisyphe, que la vie est absurde, étant donnée qu’elle
n’a pas de sens rationnel. Environ à la même époque, le philosophe analytique Moore, de
tradition anglo-saxonne, affirmera, que, concernant la morale, on ne peut pas donner une
définition rigoureusement rationnelle de ce qu’est le bien. Influencé par l’utilitarisme, il préféra se
rabattre sur les activités fondamentales dans la vie des hommes. Justement, quelles sont-elles?
Dans l’ordre, ce serait, premièrement, d’aimer une personne, d’amour et d’amitié. Vient ensuite le
respect et l’amour des belles choses, aux sens culturels et artistiques. Et, finalement, la recherche
de la vérité. Cette dernière vient rejoindre ce que proposait Aristote avec l’activité théorique, la
pensée. On en vient donc au même constat : de la difficulté à trouver un sens qui soit rationnel.

La dictature et l’emprise de l’objet

J’appellerais la domination sur la conscience par les biens, la tyrannie et la dictature des biens.
«La conscience habituelle, que nous appelons vigilance, est dominée par l’objet. La vigilance est
ek-statique. Il est donc tout à fait normal que notre besoin de contentement se reporte sur les
objets, car nous pensons qu’ils sont la condition d’un contentement véritable. De là suit que nous
avons tendance à identifier le bonheur au plaisir. Pour la même raison - et dans la foulée - nous
identifions le bonheur à la satisfaction des désirs. Une fois ces croyances inconscientes installées,
elles produisent et reproduisent toutes sortes de fantasmes.» Ce serait donc le pire des pièges que
de poursuivre l’appropriation des biens matériels et le consumérisme, en croyant que cela serait
une des clés du bonheur. Il n’y a aucun doute que cela nous amène dans une dérive, dans une
impasse. Posséder tout ce que l’on désire nous apporte, certes, un certain contentement, mais tout
cela semble passager, une fois l’attrait de la nouveauté dissipée. On conçoit bien qu’il nous faille
travailler fortement pour obtenir le bonheur, mais les résultats ne sont pas toujours au rendez-
vous, et nous sommes bien des fois frustrés. D’où l’importance des succédanés et des
compensations qui nous permet de patienter dans l’espérance d’un bonheur et d’un contentement
187

plus plein, plus probant.

C’est ici qu’entre en ligne de compte le véritable sens de la vie. Soit la joie sans condition. Mais il
nous faut tout de même faire une distinction entre la joie et les petites joies. Donnons un exemple.
Lorsqu’un ami nous appelle pour nous dire qu’il viendra souper et passer la soirée avec nous,
nous passons la journée joyeusement en anticipant les beaux moments que nous allons vivre.
Mais notre ami a un imprévu et ne peut plus venir, alors nous ressentons de la déception et une
forme de tristesse passagère. Ce qui nous amène à dire que les petites joies dépendent des
événements extérieurs. Ce n’est ainsi pas ce que l’on entend par la joie.

Définissons-là par ses opposés, par la négative. Il semble évident que les deux plus grands
ennemis de la joie soient la tristesse et l’ennui. Si la tristesse est la plupart du temps passagère, il
n’en est rien de l’ennui. Quand plus rien ne nous captive et ne nous intéresse, l’ennui s’installe
insidieusement. Sur ce phénomène particulier, il faut lire les pages pénétrantes de Schopenhauer
dans Le Monde comme volonté et comme représentation. Il dit, en autre, que les prisonniers ne
souffrent pas tant de la perte de la liberté, mais que la plupart du temps ils se suicident par ennui.
Il me semble donc que pour s’immuniser de l’ennui il nous faut beaucoup de champs d’intérêt et
des activités variées pour combattre l’effet de saturation mentale qu’entraîne sous certaines
conditions le cerveau, qui nous amène à devenir blasé.

La joie chez Spinoza

Pour Spinoza, si on veut vivre véritablement, il faut se débarrasser de nos illusions pour être
lucide. Et la plus grande de ces illusions, et la plus néfaste, est la croyance en l’immortalité de
l’âme. Néfaste, parce qu’elle nous porte à différer notre vie pour un soi-disant avenir meilleur
dans un au-delà, où il n’y aurait plus de cruauté et de souffrance : le paradis. Il nous faut donc
cesser d’imaginer notre vie.

Mais il existe tout de même deux choses qui sont éternelles. Non pas la matière, évidemment,
mais plutôt l’étendue qui contient la matière. Et ensuite la Pensée. Non pas nos pensées, mais la
possibilité de la Pensée. Cela implique que lorsque nous pensons correctement, justement et
adéquatement nous nous hissons, en quelque sorte dans l’éternité. Et il y a aussi la joie présente
188

qui nous procure un gain ontologique, nous fait exister davantage. Tout ceci fait de Spinoza le
philosophe par excellence de l’affirmation.

Pour ce grand penseur, les êtres, et a fortiori, les êtres vivants, par nature, persévèrent dans leur
être (conatus), c’est-à-dire augmente leur puissance d’exister. Il en va de soi qu’en évitant la
tristesse nous en venons à augmenter notre volonté de puissance. Donc, augmentation de ma
puissance d'exister. «L'éthique de Spinoza ne propose rien de moins que de donner accès à une
joie éternelle et continuelle de vivre. Comment ? Par la connaissance de soi et de sa relation
essentielle avec la nature. En examinant cela, Spinoza fait d'une pierre deux coups, il détruit les
préjugés et construit les moyens d'une existence sereine et active. Renoncer à l'illusion n'est pas
renoncer à la joie de vivre, si l'on se donne les moyens d'une joie sûre, fondée non sur les vains
désirs issus de l'imagination, mais sur le désir essentiel d'exister qui se comprend à la fois
rationnellement et intuitivement.»

Le but de la philosophie revient nécessairement à établir une éthique du bonheur, en conciliant le


déterminisme et la liberté. Ce que proposait, à une certaine époque, le stoïcisme. «La liberté
consiste ainsi dans la connaissance des causes de l'action. Plus on connaît le monde, plus on
connaît Dieu, par conséquent plus on est joyeux.» Il nous faut, pour se faire, utiliser notre
entendement (éternel) plutôt que notre imagination qui crée nos passions, qui, elles, peuvent être
rationalisées et se transformer en actions.

L’Éthique de Spinoza nous propose donc, comme couronnement de notre puissance d’agir, la
joie. Et celle-ci vient donner un sens à notre vie.
189

Frankfurt

Harry G. Frankfurt est l’auteur de 2 petits ouvrages assez intéressants. Le premier, On bullshit ou
De l’art de dire des conneries, traite du baratin, de la connerie. Le deuxième, qui se veut être une
suite, porte le titre de De la vérité. Il se trouve à constituer un complément au premier. L’auteur
mentionne que s’il avait fait une distinction entre le baratineur et le menteur, il n’avait toutefois
pas assez traité de la vérité. Il avait, par contre, établi que le menteur, qui dissimule la vérité, a
quand même conscience qu’elle existe. Alors que pour le baratineur, qui s’en soucie guère, il
s’agit «plutôt (de) séduire par l'accumulation de mots (verbiage)». Pour lui, c’est l’effet qu’il
produit qui importe. Du côté de la connerie, le but est de dire des choses à la légère, que l’on ne
dirait pas dans d’autres situations, autrement.

Par ailleurs, à la toute fin de l’ouvrage il se demande s’il y a plus de conneries aujourd’hui. Si elle
est surtout contemporaine. En un sens, il répond que, oui, il y a plus de baratin en ce moment.
Une des premières raisons serait qu’il nous faille avoir des opinions sur tout. Artistes,
chroniqueurs d’humeur, étoiles de la musique, etc., tous se doivent de parler sur tout et sur rien.
Ce qui devient le fameux bavardage futile incessant. «La production de bullshit, affirme
Frankfurt, est donc stimulée «quand les occasions de s'exprimer sur une question donnée
l'emportent sur la connaissance de cette question»». Le baratin n'est donc pas originellement un
discours sur l'intimité, mais il finit par le devenir «C'est un discours qui n'a de fin que lui-même.
Cependant, c'est dans l'étalage de la vie privée sous couvert de sincérité qu'il est le plus manifeste
aujourd'hui». C’est comme si on avait l’impression que le Moi, si on lui laissait la chance de
discourir sur son intériorité, rencontrerait de grandes vérités. L’injonction à la sincérité-
authenticité produit, de fait, de la bullshit.

Et cette merde, on la rencontre dans les revues, les magazines, les journaux et dans les nouvelles
190

émissions réalité. «Le baratineur est par conséquent celui qui reprend à son compte l'idéal de
communication de la société médiatique (…)» Bref, nous en sommes constamment entourés.

Nous disions donc que le baratineur se fout de la vérité. En fait, il ne lui accorde pas d’importance
parce qu’il ne croit pas qu’il y ait des vérités objectives. Il croit plutôt en sa vérité personnelle. Et
cette vérité en est une d’intériorité qui est produite par sa sincérité. Mais tout cela repose sur une
croyance. C’est-à-dire que l’on croit que le moi repose sur un substrat qui perdure et conserve son
unité, malgré nos variations de nos états de conscience. Frankfurt mentionne ceci : «il est absurde
d’imaginer que nous soyons nous-mêmes des êtres définis, et donc susceptibles d’inspirer des
descriptions correctes ou incorrectes, si nous nous sommes d’abord montrés incapables de donner
une définition précise de tout le reste. En tant qu’êtres conscients, nous n’existons que par rapport
aux autres choses, et nous ne pouvons pas nous connaître sans les connaître aussi. En outre,
aucune théorie ni aucune expérience ne soutient ce jugement extravagant selon lequel la vérité la
plus facile à connaître pour un individu serait la sienne. Les faits qui nous concernent
personnellement ne frappent ni par leur solidité ni par leur résistance aux assauts du scepticisme.
Chacun sait que notre nature insaisissable, pour ne pas dire chimérique, est beaucoup moins
stable que celle des autres choses.»

Par conséquent, la sincérité-authenticité, qu’encourage l’idéal de communication médiatique,


c’est de la bullshit, et une forme d’égarement labyrinthique dans les méandres du moi.
191

L’estime de soi (suite)

À côté des grandes énigmes de la vie, il y a les petites énigmes qui peuvent être résolues, si on s’y
prend bien. C’est parfois le cas en psychologie. Nul besoin d’entrer dans les grandes théories. Un
peu de bon sens suffit. L’exemple suivant va nous en donner une idée.

Il nous est tous arrivé de rencontrer des personnes ordinaires, même banales, sans réel talent, sans
qualité hors du commun. Disons, même médiocre. Mais d’une insignifiance et d’une médiocrité
qui s’ignorent. Ce sont un peu des espèces d’idiots heureux. Fiers d’eux-mêmes et satisfaits de
leur sort. C’est ici que commence l’énigme : comment peut-on se sentir si bon et bien, et être si
peu? L’énigme se poursuit et se corse, si on considère la situation opposée. C’est-à-dire, comment
se fait-il que des gens très biens, qui possèdent de grandes qualités, et bien du talent, en viennent-
ils à se trouver mauvais, à être insatisfait? Et le terme est juste. C’est vraiment d’insatisfaction
qu’il s’agit. Car, «Ernest Hemingway, prix Nobel de littérature au faîte de sa renommée, déclarait
ainsi, peu avant son suicide : «L’important n’est pas ce que j’ai écrit, mais ce que j’aurais pu
écrire.»»

Pour répondre simplement à cette problématique, il nous faut avoir recours à l’équation de
William James (1842-1910). Un des fondateurs de la psychologie moderne scientifique et l’un
des tout premiers à avoir abordé la question de l’estime de soi. «Ce médecin et philosophe
américain avait été frappé par l’absence de lien direct entre les qualités objectives d’une personne
et le degré de satisfaction qu’elle a d’elle-même : «Ainsi, écrit-il, tel homme de moyens
extrêmement limités peut être doué d’une suffisance inébranlable, tandis que tel autre, cependant
assuré de réussir dans la vie et jouissant de l’estime universelle, sera atteint d’une incurable
défiance de ses propres forces.»»

La réponse est donc dans cette équation : estime de soi = succès


-----------------
prétentions

On comprend ainsi que ce n’est pas l’ampleur de nos réussites, de nos succès qui compte, mais
plutôt le fait qu’elle coïncide avec nos prétentions. Et il en va de soi que des prétentions élevées
peuvent constituer un problème pour obtenir et conserver une bonne estime. Résultat : il faut
192

savoir gérer ses aspirations.


193

L’envie et la gratitude

«Mélanie Klein (1882-1960) a commencé sa formation de psychanalyste à Budapest sous la


direction de Sandor Ferenczi, puis à Berlin où elle est fortement influencée par les idées de Karl
Abraham. Mais c’est à Londres où elle s’installe à partir de 1926, sur invitation d’Ernest Jones
qui fut un des premiers à reconnaître son génie, que se déploie toute son activité de clinicienne,
de théoricienne et de chef d’école. Elle fut d’abord célèbre pour son œuvre de pionnière dans le
domaine de la psychanalyse des enfants où elle s’oppose aux vues d’Anna Freud. Mais,
progressivement, son exploration des fantasmes et des mécanismes mentaux les plus archaïques
l’amène à élaborer une conception de l’inconscient absolument originale.»

Psychothérapie analytique versus thérapie comportementale et cognitive

D’entrée de jeu, distinguons ces deux grands courants en psychothérapie. Le plus efficace,
comportemental et cognitif, ne pose pas la question, et ne tente pas d’y répondre, de savoir le
pourquoi je suis ainsi; donc, très peu d’analyse. Par contre, il tentera de modifier les attitudes, les
comportements et les modes de pensée. Selon la théorie, il faudra «se confronter à ce que l’on
redoute ou à ce qui nous est difficile»; y répondre, en faisant de petits pas. Ce qui est très efficace
si le patient, qui est plutôt un intervenant actif, collabore.

Pour l’analyse c’est une toute autre chose. «Le principe d’une psychothérapie analytique est que
194

comprendre et revivre, au travers de la thérapie, des éléments de (notre) passé, ce qui va


permettre de (nous) débarrasser de ses difficultés, qui représentent des formes de blocage sur une
époque donnée de (notre) vie. Ces blocages sont à l’origine de compulsions de répétition,
autrement dit d’une inexorable tendance à rejouer une difficulté non réglée de (notre) enfance.

Les objectifs de ces thérapies sont principalement d’aider le patient à prendre conscience de
certaines significations cachées de ses difficultés et, au fond, d’acquérir une plus grande lucidité
sur lui-même (…), (et permettre) de comprendre et de revivre des relations nouées avec les
personnes importantes de son enfance, sources des difficultés dans les relations de la vie adulte.»
(André et Lelord)

Le degré de scientificité de la psychanalyse

Disons, en premier lieu, que cette science n’en est pas une expérimentale. Elle est plutôt
expérientielle, basée sur les connaissances que l’on peut mettre en forme à partir de l’expérience
de la clinique, dans laquelle le patient fait par des anecdotes et événements déterminants de son
enfance, de ses rêves et de la façon dont il doit affronter la vie, une rétrospective signifiante. Pour
qu’une science soit, d’une certaine manière expérimentale, il faut dans la collecte des données,
dans la mesure du possible, éviter d’interférer le plus possible. Avec la naissance de la
psychanalyse, avec Freud, à ce propos, il y a un problème de biais et d’interférence. Il est admis,
aujourd’hui, que, dans le récit de l’histoire de ses premières patientes, Freud y ajoutait des détails
imaginaires pour que les faits corroborent son interprétation et sa construction théorique. Ce qui
rend l’ensemble un peu fragile. Mais il y a plus. Avec le temps, on en est venu à douter de
l’importance de certaines considérations. Énumérons-en quelques-unes. Commençons par les plus
faciles à réfuter : les lapsus et les actes manqués. On peut très bien dire sexe au lieu de sac ou cul
au lieu de cou. Mais j’ai remarqué que bien souvent cela relève d’une fatigue mentale, en fin de
journée, ou après avoir bu quelques verres d’alcool. On est bien loin d’une quelconque
interférence inconsciente. Pour les actes manqués, cela est encore plus évident. Oublier son
parapluie connoterait un désir sexuel! Très étrange. Passons aux rêves. Freud n’a pas tout inventé
ce qui se trouve dans L’interprétation des rêves. Un inconnu avait défriché le terrain, quelques
décennies auparavant, dans un ouvrage presque disparu. Le problème avec la psychanalyse c’est
cette tendance à absolutiser des événements, des comportements, des situations. Interpréter tous
les rêves est une erreur en soi. Il y a peut-être 20 pour cent des rêves qui s’y prêtent. Une
195

digestion difficile de certaines nourritures entraîne parfois des scenarii délirants. Dans certains
autres cas, l’histoire nocturne vient compléter et corriger les événements de la journée. Et il est
admis que le rêve sert à consolider la mémoire des événements et de ce que l’on a appris durant la
journée, en lien avec la mémoire à court terme et celle à long terme. Finalement, il y a aussi
l’envie du pénis, l’envie du sein maternel, bon ou mauvais premier objet et le traumatisme de la
naissance. Il en ressort que pour apprécier et pratiquer la psychanalyse, il faut un certain degré de
croyance envers le corpus et les concepts proposés pour l’explication de la psyché humaine. Il
faut dire qu’au tout début de la psychanalyse, il y a eu une forme d’enthousiasme religieux,
adulatif, envers le père fondateur. Père, c’est le cas de le dire. Durant les premières années de
notre vie, on est très peu critique à propos de notre géniteur. Et dans le développement de la
théorie psychanalytique, les lecteurs n’ont pas été toujours assez critiques.

L’inconscient

La question de l’inconscient est vraiment la plus délicate. Pour la psychiatrie il n’existe aucun
souvenir avant les deux premières années de la vie. C’est justement ici que va se jouer le concept
d’inconscient. En analyse, l’analyste rapporte que des patients peuvent revoir survenir des
épisodes de cette période nébuleuse; comme le fait, théoriquement, Mélanie Klein en parlant du
sein comme «pouvoir» de création, qui se retrouvera envier, plus tard. Il semblerait qu’au
moment où l’inconscient se forme (peut-être 2 ans), il n’y a plus de sein maternel; ce qui est
problématique pour cette idée de bon ou mauvais objet : le sein.

L’inconscient se définissant en opposition au conscient, il faudrait peut-être attendre que la


conscience puisse bénéficier de la stabilité et de la durée du moi, grâce à une mémoire enfin
constituée, pour parler des effets de l’inconscience. Par contre, à partir d’un peu plus de 2 ans tout
devient possible dans l’interprétation. «Les acquisitions théoriques suite à l'analyse de Rita (de 2
ans et 9 mois à 3 ans) sont nombreuses et importantes telles que: présence précoce d'un surmoi
sévère; vaste variété de fantasmes sadiques anaux et urétraux; de même qu'un aperçu sur l'Œdipe
féminin. Après coup, Mélanie Klein y puisera les germes de sa théorisation personnelle, utilisant
le matériel de ces premières analyses pour construire, à compter de 1934, son propre système. Sur
le plan technique, l'analyse de Rita amène l'éclosion de nouvelles idées»
196

Envie, jalousie / gratitude et amour

Avant d’entrer brièvement dans l’essai Envie et gratitude, disons quelque chose d’important. Pour
Mélanie Klein, «la fonction première et prédominante du moi est d’affronter l’angoisse». Et
l’angoisse, à l’âge adulte, peut devenir envahissante. Mais il faut dire que certaines substances
comme le cannabis, à trop forte contenance, va produire un «mauvais voyage (trip)», qui, s’il se
répète trop souvent, va entraîner anxiété et angoisse pour le restant de la vie. Seulement des
molécules chimiques vont pouvoir prévenir ou engourdir le mal. Une psychothérapie peut aussi
être recommandée.

Mais revenons à notre auteur. L’angoisse survient donc très tôt dans l’enfance. «Il est clair (mais
le fait reste à être vérifié) que s'il était possible d'entreprendre une analyse de l'enfant au moment
des frayeurs nocturnes, ou peu de temps après, et d'apaiser l'angoisse, ce sont les racines mêmes
de la névrose qui seraient extraites et les possibilités de sublimation libérées. Or, mes
observations personnelles me portent à croire que l'investigation psychanalytique n'est pas
impossible à cet âge.» «Si, comme je le soutiens, le moi entre en activité dès la naissance (ce qui
est impossible à prouver), c’est parce qu’il existe une angoisse primordiale, engendrée par la
menace, au-dedans, de l’instinct de mort.» Pour ma part, je ne crois pas qu’il existe un tel instinct.
Peut-être que pour faire cesser la détresse psychologique ou la douleur nous ressentons des
pulsions de mort, mais tout cela est hautement spéculatif et schématique.

Par contre, si on revient à l’enfant de 2 ou 3 ans, «nous retrouvons l'idée maîtresse que c'est sous
l'action des pulsions destructrices déclenchées lors du sevrage que l'enfant se détourne de la mère
pour se porter vers le père». Ce qui semble assez vraisemblable.

Ce qui suit est encore plus intéressant et semble plus juste. Mélanie Klein y atteint un grand degré
de compréhension. «La grande acquisition de 1928 concerne le rôle du "besoin de savoir" dans
les attaques sadiques dirigées contre les parents. Ainsi, tout le développement cognitif de l'enfant
allait se centrer sur la scène originaire ou, ce qui lui est antérieur, le fantasme des parents
combinés. Les questions sur l'origine des enfants et sur la nature des rapports entre les parents
sont au cœur du désir de savoir de l'enfant. La frustration de l'enfant devant cette "chose" qu'il ne
peut comprendre l'amène à diriger ses attaques sadiques sur le couple parental combiné.
197

La psychose serait ainsi le fait d'une incapacité de l'enfant d'établir une distinction entre l'objet
d'origine (le ventre de la mère) qui est visé par le sadisme, et les autres objets de la réalité,
provoquant le retrait défensif de l'investissement.»

Tout ceci nous ramène à l’envie qui peut aussi se manifester sous la forme de la jalousie. Le
retrait défensif de l’investissement amène l’enfant à percevoir la mère comme un mauvais objet.
Il s’en suit de l’amertume et du ressentiment envers la vie en général, parce que nos premières
relations n’ont pas été saines et concluantes. Donc plutôt que d’avoir une saine gratitude et de
l’amour, nous nous retrouvons avec de l’envie. Et saisir tout ce mécanisme, et en prendre
conscience, devrait nous guérir, en partie.
198

Le sentiment de solitude

En 1963, Mélanie Klein écrit un court essai sur la solitude, son dernier, malheureusement trop
bref. Les propos qu’elle amène sur ce sujet font d’elle une des plus grands connaisseurs de la
condition humaine. Ce qu’elle dit nous touche profondément et nous rejoint, à condition d’en
avoir fait l’expérience et d’y avoir réfléchi. Justement, qu’en est-il de cette solitude?

Premièrement, la solitude est inhérente à la condition humaine. En quelque sorte, on naît seul, on
vit seul et on meurt seul. Ce qui est drôlement désespérant vu sous cet angle. La solitude serait
aussi la récompense négative qu’engendre un idéal inatteignable. «Cet état de solitude intérieure
résulte d’une aspiration universelle à connaître un état interne parfait.»

Elle s’explique ainsi en débutant son écrit. «Je me propose de rechercher la source du sentiment
de solitude. Je n’entends pas par là la situation objective d’être privé de compagnie. Je parle du
sentiment interne de solitude, du sentiment d’être seul, quelles que soient les circonstances
réelles : on peut l’éprouver aussi bien au milieu d’amis qu’en étant aimé.» Pour ma part, je crois
qu’elle exagère un peu ici. Avec une véritable amitié et un amour sincère, il me semble que la
solitude s’estompe, parce que nous sommes écoutés et compris; même, que ses personnes chères
nous devinent, sans que l’on soit obligé de s’expliquer sur nos motivations, nos désirs, nos
aspirations, nos valeurs, et surtout nos idées, lorsque l’on a une riche vie intellectuelle.

S’ensuivent, par la suite, des explications théoriques un peu rébarbatives, dans lesquelles
j’entrerai ailleurs, dans un autre texte. Allons plutôt à l’essence même de l’origine du sentiment
de solitude.

«L’instauration d’une première relation satisfaisante à la mère (…) cette relation fonde
l’expérience vécue la plus complète qui soit –celle d’être compris- et se trouve essentiellement
liée au stade préverbal. Aussi gratifiant que puisse être dans la vie le fait d’exprimer ses pensées
et ses sentiments à quelqu’un qui vous témoigne de la sympathie, une aspiration insatisfaite
demeure : celle d’être comprit sans avoir besoin de recourir à la parole, aspiration qui représente,
en dernière analyse, la nostalgie de la toute première relation avec la mère. (Finalement), cette
nostalgie contribue à l’impression de solitude (…).»
199

Keynes

De quelle tendance politico-économique était l’économiste Keynes? Voyons d’abord ce qu’il dit
dans Democracy and efficiency.

«La question est de savoir si nous sommes prêts à quitter l’état de laisser-faire du XIXième siècle
pour entrer dans une époque de socialisme libéral, c’est-à-dire un système nous permettant d’agir
en tant que communauté organisée avec des buts communs, et disposés à promouvoir la justice
sociale et économique tout en respectant et protégeant l’individu –sa liberté de choix, sa
croyance, son esprit et ses manifestations, son entreprise et sa propriété.»

Comme il parle de communauté et de buts communs, on peut dire qu’il est communautariste,
avant la lettre. «(…) Le bien commun, le mot communauté (…) rappellent les thèses de cette
philosophie politique anglo-saxonne nommée «communautarisme» (à ne pas confondre avec
l’usage français de ce mot, où il désigne surtout la tendance «séparatiste» des communautés, donc
une opposition à la République). Le communautarisme, tel qu’il est défendu par des penseurs
américains comme Michael Sandel, Michael Walzer, Charles Taylor, ou encore Amitai Etzioni,
se présente avant tout comme une correction apportée aux défauts du libéralisme classique. Alors
que le libéralisme classique attache une valeur absolue à la liberté individuelle (qu’elle entend
protéger de l’état et de la «tyrannie de la majorité»), les «communautariens» rétorquent que
l’individu n’existe que par et à travers la communauté, et que l’individu et la communauté
doivent être compris comme des forces complémentaires plutôt que contradictoires.»

Par ailleurs, même s’il parle de socialisme libéral, cela ne fait pas de lui un socialiste. Il est donc
un libéral dans l’acception que propose le terme Liberal, pour les Américains. C’est-à-dire de
centre, un peu à gauche. Que l’on ne doit pas confondre avec le sociodémocrate, qui est de centre-
gauche-gauche. Pourquoi il n’est pas si à gauche? Disons que Keynes avait une activité de
spéculateur, à la Bourse. Même s’il espérait pour l’avenir en l’euthanasie du rentier. Ce qui est un
peu contradictoire. Mais cela s’explique quand même. En quoi au juste?

Ce brillant économiste se disait publiciste. Autrement dit, quelqu’un qui réfléchit et qui propage
ses idées publiquement dans le but d’interférer sur les politiques gouvernementales. Il lui fallait,
pour cela, du temps, et ne pas a avoir à se soucier de gagner sa vie quotidiennement. Ajoutons à
cela qu’il avait une conception de l’argent très aristotélicienne : très généreux, il faisait profiter
200

ses amis (le groupe de Bloomsbury) de ses hauts revenus.

C’était donc un libéral qui était somme toute assez cohérent avec lui-même.

En définitive, qu’est-ce qui caractérise le mieux Keynes? Et bien, c’est le passage suivant du livre
de Gilles Dostaler :

«L’éthique concerne principalement le comportement de l’individu et s’intéresse à la définition


du bien et aux règles de conduite. Pour le philosophe G.E. Moore et le groupe de Bloomsbury, il
s’agit d’atteindre de bons états d’esprit à travers les relations amicales et amoureuses, la
contemplation de la beauté et la recherche de la vérité.»
201

La nouveauté et l’innovation

À une certaine époque, que l’on appelle les Lumières, l’Aufklarung, en Allemand, qui est un peu
différent de la première, dans ses manifestations et dans sa philosophie, on considérait le progrès
comme la chose à atteindre et à poursuivre. Au 19ième siècle, l’idée perdure, mais avec un
certain sentiment d’urgence, puisque les nouvelles découvertes et leurs applications techniques,
concrètes, font miroiter bien du confort et de l’agrément.

Où en sommes-nous aujourd'hui ? Disons que nous en sommes venus à l’urgence de la nouveauté


et de l’innovation. Peut-être que tout ceci est fort apprécié pour ceux qui en ont accès, mais nous
sommes bien obligés de mentionner le caractère artificiel et puéril de tant d’acharnement et du
peu de respect envers ce que nous avons et envers le passé et les formes traditionnelles du bien-
vivre.
202

L’Orient et l’Occident

Penser par soi-même est un idéal à poursuivre. C’est un idéal, parce que je ne suis pas si sûr que
l’on puisse finir par y arriver, un jour, complètement. Pour être plus précis, disons que certains
jours on y arrive sûrement. À d’autres moments, dans d’autres domaines, sous d’autres contextes,
par contre, on est soit crédule ou soit on est obligé de faire confiance à celui qui semble avoir une
meilleure connaissance sur les sujets qui nous échappent, et avec un peu de chance ce sera
bénéfique, puisque notre ou nos sources sont bien documentées, factuelles et honnêtes. Par
contre, si ce n’est pas le cas, cela peut être désastreux, si on n’opère pas la tâche de vérifier par la
suite par nous-mêmes ce qui nous a été dit, ce que nous avons lu. Il nous faut donc une méthode
comme dirait Descartes.

Bien sûr, je ne parle pas des ouvrages techniques ou scientifiques qui contiennent relativement
que très peu d’erreurs (ce qu’on appelle les manuelles, qui ont été vérifiées à plusieurs reprises,
par plusieurs personnes compétentes, et, au mieux, par des comités). Non, ce qui pose problème,
c’est ce qui n’est pas quantifiable, expérimental. On dit dans ce cas que c’est expérientiel. Et ce
qui est expérientiel est vraiment large. Ce sont les contes, les nouvelles, les romans, les maximes,
les pensées, les réflexions, les opinions, certains poèmes, les proverbes, les mythes, les
philosophies… Tout ceci nous propose une forme de connaissance, de vérité, que l’on apprend
par la riche expérience, mais qui a su se résumer en des formules concluantes, déterminantes et
qui font sens dans l’existence humaine. Jusqu’ici aucun problème. Certains ouvrages feront de
l’effet sur certaines personnes, et sur d’autres, non. Ce qui est presque sûr, c’est que ce qui a
traversé le temps risque de contenir de très grandes qualités. De devenir quasiment immortel. Dit
autrement, une œuvre, un ouvrage, une réflexion, une découverte, a cette qualité lorsqu’elle
demeure actualisable et comme d’une certaine façon contemporaine. Mais est-ce que ce qui a
traversé le temps constitue un gage, nécessairement, d’un assez au degré de véracité? Oui, la
plupart du temps. Mais… Mais il faut que ce ne soit pas dogmatique. Autrement dit, une pensée,
un mythe, une religion, une philosophie… peuvent contenir un dogme, des dogmes où être
entièrement dogmatique. Ce qu’il faut, c’est les reconnaître ou le reconnaître, quand c’est
globalement. Car dans le cas d’une religion, le dogme n’est pas à prendre au pied de la lettre.
Certains diront qu’il faut le prendre au second degré. Pour une philosophie dite dogmatique, le
système doit nous inspirer le doute, même qu’il ne faut pas trop y adhérer, malgré qu’elle
renferme de nombreux passages d’une grande exactitude et d’abondantes vérités.
203

La première fois où j’ai eu l’impression d’enfin comprendre quelque chose qui allait s’avérer
déterminant et précieux, c’est lorsque j’ai saisi ceci : «Là où commence la croyance, cesse la
connaissance, là où commence la connaissance cesse la croyance». C’est très radical. Mais c’est
peut-être là le début de la méthode que l’on cherchait ? Reconnaître que la chose qu’on nous
propose est un dogme ou un postulat (principe que l’on demande d’admettre comme vrai sans
démonstration), et que si celui-ci tombe, s’avère faux, toute la suite du raisonnement ou de cette
vérité s’écroule. Il faut dire que le dogme ne se prétend pas être autre, mais à nous de le
reconnaître, d’en prendre conscience, et dans être ainsi d’une certaine façon immunisé. Je le
répète certains dogmes renferment de grands savoirs sur l’homme. Là n’est pas le problème, il me
semble. Pour ce qui en est des postulats, c’est un peu plus compliqué. Étrangement, ceux qui
utilisent les voix de la logique nous mystifient assez souvent avec la mécanique des prémisses. Ce
qui fait que l’on se perd à retrouver les postulats. Problème de concentration, de technique et
d’analyse. Quand ce n’est pas certaines personnes qui excellent à nous faire passer le postulat
comme étant démontré. Certains diront que ce qui n’a pas été démontré, (parce qu’on n'y prend
pas toujours garde), l’a été. D’autres enchaîneront de véritables postulats qui semblent
vraisemblables, donc assez fiables, avec d’autres, très douteux, ou on finit par s’y perdre un peu,
et le peu dans ce cas est énorme. Que viennent faire la croyance et la connaissance dans tout cela?
Et bien, si on fait une œuvre très sérieuse de raisonnements corrects et de logique, en mentionnant
qu’on ne peut pas questionner les postulats, parce que pour l’instant ce n’est pas encore possible,
on a au moins l’honnêteté intellectuelle, même si c’est un peu risqué. Mais la démarche est là,
donc la rigueur, et un certain degré de véracité. Pour ce qui est du dogmatisme, comme on en
retrouve dans les doctrines orientales, en général, presque chaque phrase nous demande un certain
degré d’allégeance. On nous demande de suspendre notre jugement pour nous plonger dans les
paroles de sagesse ou de ceux du maître ou du divin, tout le temps de l’exposé, sinon nous ne
serons pas réceptifs, ouverts, etc., et évidemment nous ne comprendrons rien. Donc, le sens
critique dans le corpus des grands écrits orientaux et des maîtres en sagesse n’est pas
particulièrement bien venu. Je ne conteste pas la valeur de certains propos justes, de fines
observations psychologiques que l’on trouve ici et là, au travers de ces écrits mémorables. Mais
on m’a indiqué certaines des pages les plus importantes, du moins considérées comme telles par
ceux qui s’y connaissaient, sans contredit, et le résultat est que tout cela m’a demandé d’accorder
ma croyance trop souvent. Ce qui devient pénible lorsque l’on croit que là où commence la
croyance s’arrête la connaissance.

N’empêche, qu’à tous les jours nous sommes obligés de croire en une foule de choses, pour
204

pouvoir fonctionner. Mais pour penser par soi-même, il est assez souvent conseillé d’éviter de
trop croire, de trop abandonner (suspendre) son jugement.

Le moi

Avant de mentionner ce qui semble rendre problématique, voire impossible, un amalgame entre
deux grandes cultures, celle de l’Orient hindouiste et celle de l’Occident, une connaissance
minimale du fonctionnement du yoga s’impose. Ce qui pourra aider à résoudre des contradictions
fréquentes que nous subissons, parce qu’elles se sont introduites à notre insu. Ces contradictions
opérant profondément parce que dans ce cas nous nous retrouvons à vouloir une chose et son
contraire, sans véritablement en prendre conscience. Donc, de possibles comportements
erratiques peuvent apparaître. Mais ceux-ci pourront disparaître quand les véritables aspirations
seront reconnues et que l’erreur commise pourra trouver une résolution harmonieuse, grâce à la
franchise et à un plus haut degré de lucidité.

Voici ce que l’on dit à propos du yoga :

«Quels sont les dangers du yoga? Est-il particulièrement dangereux pour les peuples d'Occident?
On a prétendu que le yoga était bon pour l'Orient, mais qu'il faisait perdre tout équilibre à la
mentalité occidentale.

Le yoga n'est pas plus dangereux pour les Occidentaux que pour les Orientaux. Tout dépend de
l'esprit dans lequel on s'approche de lui. Le yoga devient dangereux si on l'utilise à des fins
personnelles; il n'est pas dangereux, au contraire c'est le salut et la sécurité même, si on vient à lui
avec le sentiment de sa sainteté, en se rappelant toujours que le seul but est de trouver le Divin.»

Donc si on comprend bien, cela mène à une impasse majeure si on ne sait pas s’en servir. Et c’est
ici que l’on a une réponse à la question de la différence entre les deux civilisations. Il ne faut pas
utiliser le yoga à des fins personnelles. Ce qui pose un énorme problème, puisque les Occidentaux
en viennent, sans le savoir, c’est-à-dire sans véritablement se l’avouer, à cette discipline dans le
but d’obtenir ce que l’on appelle la croissance personnelle. Aspiration fondamentale que notre
éducation et tous les discours et injonctions nous imposent comme étant le but individuel
principal à rechercher. Notons que la société de consommation postule que c’est un haut niveau
de confort qui doit être atteint. Au fil du temps, c’est devenu la principale raison qui incite au
205

travail et qui domestique le travailleur, le discipline, lui donne un sens. Pourquoi travailler? Pour
obtenir le confort, car sans le confort, il ne peut pas y avoir de croissance personnelle, puisqu’elle
requiert un minimum de bien-être pour développer son épanouissement. Ce qui fait que l’avoir et
l’être en viennent à se confondre de manière perverse. Désormais, pour être heureux, il faudra que
la croissance personnelle s’active, amène avec elle le confort, donc l’avoir, par conséquent être
devient avoir. Nous sommes donc pris dans une mécanique, une logique, qui fait agir l’individu
en lui faisant croire qu’il recherche l’être, alors qu’il recherche l’avoir : tous les biens potentiels
de la société de consommation qui lui font miroiter l’accomplissement par l’accroissement
personnel, à travers le confort, qui ne peut être que matériel. Donc un cercle se forme et celui-ci
agit à notre insu, le tout provoqué par la société de consommation. Les aspirations s’entremêlent.
Bienvenue dans un autre nouveau complexe inconscient, presque impossible à désactiver. Les
aspirations semblent saines, mais elles se sont trop bien emmêlées, pour désactiver le tout.
Surtout ne pas toucher à la philosophie orientale, elle risque d’exacerber le narcissisme puisque la
croissance personnelle, raison pour laquelle on fait du yoga, est un puissant agent de centration
sur soi-même. Il faut plutôt virer ce besoin, cette injonction de croissance personnelle. Ce qui
nous oblige à tenter d’éliminer le confort. Ce qui est problématique pour l’Occidental. Une fois
qu’on lui a goûté, celui-ci nous invite à l’augmenter, sans fin. On n’est ainsi jamais satisfait de ce
que l’on a. Spirale de la consommation. Il faut noter que cette spirale agit bien à notre insu. Mais
comment dissocier l’avoir et l’être qui se sont couplés ? En en prenant conscience, premièrement.
Mais pour le reste…

On peut donc conclure en disant que nous, Occidentaux, nous devons prioritairement augmenter
et développer notre personnalité. Alors que chez les Orientaux, avec quelques nuances près, il
faut, dans la mesure du possible, calmer l’ego, voir l’annihiler.
206

L’Acmé

Les Grecs avaient, après des siècles d’expérimentation du savoir-vivre et de la sagesse, une très
grande justesse dans l’analyse de l’expérience vécue. Ils situaient l’Acmé (le sommet des facultés
physiques, de la pensée et des sentiments modérés, bref, leurs équilibres harmonieux) à 35 ans.
Physiquement, cela ne veut pas dire nécessairement la force et la rapidité/justesse des réflexes.
C’est plutôt de la maîtrise globale de l’utilisation du corps qu’il s’agit. Pour la pensée, la façon
dont je vois les choses, ce me semble être le pouvoir de concentration qui s’affine et augmente.

L’inspiration

Platon considérait l’inspiration comme divine. Et je crois qu’il y a eu plusieurs phases dans le
développement de la croyance religieuse des Grecs, qui sont relativement difficiles à reconstituer.
J’ai un petit livre qui traite de cette question, mais il n’a pas encore été ouvert.

Je me lance tout de même.

Il se pourrait que la première origine et cause du sentiment religieux soit une réaction saine
devant les forces et les phénomènes de la nature. Devant la peur, on ressent le besoin de nommer
la chose. Par la suite, le mot se colore d’une connotation reliée à la sensation, puis ensuite aux
sentiments. L’étape suivante gagne en profondeur, puisqu’on attribue à la divinité une vie
psychologique. Pour ce qui en est de la mythologie grecque, certains prétendent qu’en
complexifiant leurs organisations, donc en instaurant de petits pouvoirs chapeautés par un pouvoir
central, et en améliorant le développement et la compréhension des règles sociales, les individus
chargés de dire, et plus tard, d’écrire la mythologie, ont dû y appliquer au panthéon grec le
principe du partage des pouvoirs qui se faisait simultanément dans la société. Une forme de
représentation miroir de l’activité concrète. Autrement dit, de la représentation d’un Dieu ayant
tous les pouvoirs, petit à petit, il s’est produit un partage et une délégation des pouvoirs mineurs,
207

qui progresseront pour devenir presque majeurs. C’est, en quelque sorte l’invention des
contrepoids politiques. Chaque dieu étant le frein devant la tendance naturelle à vouloir
s’accaparer tous les pouvoirs.

Revenons à l’inspiration et à Platon. À son époque, il se peut que, tranquillement et


progressivement, la croyance en ces dieux presque humains, anthropomorphiques, se désagrégeât,
pour faire place à une représentation plus personnelle du phénomène divin. J’espère ne pas me
tromper, mais ce serait en quelque sorte l’explication de la croyance en le daemon, espèce de voix
intérieure qui guide, mais je ne suis, encore, pas sûr, dans le bien et dans le mal. L’idée de
l’inspiration par une force divine en fait partie, et devient une nouvelle preuve de l’existence
divine, mais sur la modalité d’une extrême proximité à la personne, phénomène et expérience
fondamentale, qui viennent remplacer la force et les pouvoirs divins, qui sont somme toute une
explication plus primitive de la représentation divine.

Actualisation concrète

Maintenant, j’entre en quelque sorte dans l’expérience personnelle, chose que je n’aime pas trop,
mais en donnant les liens qui peuvent faire comprendre concrètement l’expérience platonicienne
de l’inspiration d’origine divine. Commençons par dire que la participation divine signifie que le
créateur qui fait œuvre, jusqu’à un certain point, d’originalité, n’a pas tout à fait le plein contrôle
et la complète responsabilité de ce qu’il produit. C’est une impression étrange. On perd un peu le
contrôle, mais au contraire d’être une expérience désagréable, cela devient stimulant et nous
incite à continuer et à même prendre de la vitesse dans ce processus pour en venir à un équilibre
dans la perte de contrôle, d’une part, et dans l’augmentation de la lucidité, d’autre part. Il faut
mentionner que cette situation nous plonge dans un ravissement, qui nous oblige à considérer que
dans ces moments, nous vivons les plus beaux moments de notre vie. Mais il faut faire un
parallèle avec la musique. Lorsque l’on compose dans l’instantané, c’est-à-dire un mélange de
composition cérébral et inspiré de sentiment, couplé à l’improvisation, en duo, de préférence, il
semblerait que ce soit une des activités qui demande une grande harmonisation des régions
cérébrales. Ce serait même l’activité qui stimule le plus de zones du cerveau. Résultat. Si la
création unique s’est bien déroulée, pour ne pas dire, a atteint un bon degré de perfection, alors
208

s’ensuit une sensation de relâchement total : état d’esprit, battements du cœur, respiration, tous
optimalisés. Ce qui se compare à l’extase et à l’orgasme. Ce qui fait que si on veut être honnête
avec soi- même, on se doit de s’avouer que ce n’est pas tout à fait nous qui avons créé. C’est
plutôt quelque chose en nous qui nous appartient, mais qui appartient aussi à une force qui nous
transcende et vient nous visiter, un court instant. Je crois que c’est ce que voulait dire Platon.
209

Le Stoïcisme

Le Portique de l’époque hellénistique avait une philosophie qui se décomposait en morale, en


physique et en logique. Comme il ne reste pratiquement rien de ce courant d’idées, la physique et
la logique ont disparue pour ne laisser que la morale, reprise par les auteurs Latins de la période
impériale. Donnons, pour commencer, les noms des principaux protagonistes. Les premiers :
Zénon de Cittium, Cléanthe et Chrysippe (300 av. J.-C.) Viennent ensuite les Latins : Cicéron,
adversaire (Ier s. av. J.-C.), Plutarque, adversaire (Ier s. ap. J.-C.), Sénèque (même époque),
Épictète (même époque), Marc-Aurèle (IIer s. ap. J.-C.), Galien, adversaire (même époque),
Alexandre d’Aphrodise, adversaire (IIe et IIIe s. ap. J.-C.), Sextus Empiricus, adversaire,
empirisme (IIIe s. ap. J.-C.). Diogène Laërce, compilateur, (même époque) et Stobée, compilateur
(V-VIe s. ap. J.-C.). Pour ce qui en est de Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle, on considère qu’ils
ont une valeur littéraire certaine, mais ils sont moins importants au niveau philosophique.

On compte trois grandes périodes au sein du stoïcisme : l’ancien, le moyen (au IIe s. av. J.-C.,
«où le système perd de sa rigueur première et commence de se latiniser») et le stoïcisme de
l’époque impériale, au Ier et IIe siècle ap. J.-C., essentiellement romain.

Pour la suite du texte, je cheminerai en utilisant le petit livre de Jean Brun, et je tenterai de
conserver un certain ordre chronologique. J’aurais aimé mettre la main sur l’ouvrage de Pierre
Hadot dont le titre est une métaphore pour définir le stoïcisme : La citadelle intérieure.
210

Tout d’abord, on peut souligner une probable influence orientale sur la pensée des premiers
stoïciens, mais cela semble difficile à prouver. Mais de quelle façon Zénon (336-264) se mit-il à
la philosophie? Il aurait, dans un premier temps, feuilleté, chez un libraire, à Athènes, les
Mémorables de Xénophon. La légende rapporte qu’au même moment Cratès le Cynique (tradition
fondée par Antisthène) passait par là. Ils firent sans doute connaissance et Zénon prit des leçons
de Cratès par la suite. Selon une autre version, il aurait consulté l’oracle et à la question : quel
était le meilleur genre de vie, il aurait «reçu comme réponse d’avoir commerce avec les morts».
Ce qu’il fit en lisant les anciens. Quoi qu’il en soit, la doctrine théorique des cyniques est assez
mince et elle se résume au refus des conventions sociales, par le sarcasme «pour dénoncer les
attitudes qu’ils blâmaient chez leurs contemporains». De tout ceci, Zénon dut retenir que le sage
est celui qui vit conformément à la nature. À 42 ans, il commence son enseignement et fonde une
école, le stoïcisme, qui porte ce nom, qui vient de stoa (portique), parce que la tradition voulait
qu’un courant philosophique emprunte son nom au lieu où se donnait l’enseignement (près du
portique de Poecile). Il ne faisait pas payer ses leçons, ce qui fait qu’il était entouré de pauvres, et
on peut dire que son personnage faisait plus penser à un prophète qu’a un rhéteur, comme
pouvaient l’être les sophistes. Il va sans dire qu’il fuyait la compagnie des grands et riches. Les
Athéniens le tenaient en haute estime. Des nombreux ouvrages que Zénon écrit, il ne reste que
quelques citations et fragments. Il aurait tout de même «fixé les traits essentiels» du stoïcisme.

Le successeur, Cléanthe (331-232), était un athlète qui notait minutieusement les paroles de
Zénon. Il ne nous reste qu’une quarantaine de vers de lui.

Vint ensuite Chrysippe (280-210), qui put ramener l’unité au sein de l’école. On dit qu’il était un
savant dialecticien; ce qui lui permit d’affronter les adversaires. Comme il était un bourreau de
travail, il aurait écrit environ 700 titres d’ouvrages. Il semblerait aussi avoir été très orgueilleux.
Avec lui, la doctrine devint systématique. On dit même : «sans Chrysippe, pas de Portique». Il dut
combattre les arguments des Mégarites (école éristique) et ceux de la nouvelle Académie
(successeurs de Platon) qui tendaient à enseigner un certain scepticisme qui tentait de «réfuter
toute opinion proposée». Il faisait beaucoup confiance à ses capacités d’argumentation.

Pour le moyen stoïcisme, nous allons retenir deux noms : Panétius (185-112) et Posidonius (135-
211

51). Avec le premier, nous entrons dans une phase d’hellénisation de Rome. Le grec devenant la
langue des personnes cultivées. Par ailleurs, à cette époque Rome fait régner sa pax romana. Ainsi
«les consciences qui avaient besoin d’une morale personnelle trouvèrent dans l’humanisme
universaliste des Stoïciens une doctrine susceptible de répondre à leurs aspirations». Ce qui attire
aussi les Romains, c’est que l’enseignement, basé sur la raison, est propice aux gens d’action. Par
contre la doctrine perd de sa rigueur et de sa cohésion, infléchie par l’éclectisme de Panétius. Il
utilise «les œuvres des disciples d’Aristote et celles de la Nouvelle Académie». Et «il fait plus
souvent appel à la probabilité qu’à la certitude». Cicéron se serait inspiré du traité de Panétius, Du
devoir, pour écrire De officiis.

Avec le deuxième personnage, Posidonius, le stoïcisme devient encore plus influent pour les
Romains. Il devint le maître et l’ami de Cicéron. Il aurait aussi influencé Galien, Sénèque,
Cléomède et Proclus, pour leurs ouvrages.

Au moment du stoïcisme de l’époque impériale, Rome n’est plus ce qu’elle était sous Auguste. Il
y a décomposition de l’unité de l’Empire et il règne une atmosphère de terreur avec Messaline,
Tibère, Caligula, Agrippine et Néron : assassinats, révolutions de palais et délations, expulsion
des philosophes, attaque de l’aristocratie, confiscation de leurs biens et richesses ; ce qui nous
amène à la fameuse époque du pain et des jeux. Il y a aussi l’influence de l’Orient et de ses cultes,
donc paganisme et différentes philosophies contradictoires. Notons que le christianisme fait
irruption avec son nouveau message.

«Avec Trajan, Hadrien (pensons aux Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar) et Antonin,
au début du IIe siècle, le climat intellectuel semble plus favorable au développement de la
philosophie puisque finalement le stoïcisme trouvera une de ses dernières incarnations dans la
personne d’un empereur romain : Marc-Aurèle; mais un peu partout les barbares viennent assaillir
Rome sur ses frontières, le stoïcisme qui avait permis à un esclave, Épictète, de donner une
justification à une vie misérable, va permettre à Marc-Aurèle la méditation intérieure au milieu de
toutes les expéditions militaires qui furent les siennes.»
212

Sénèque (4 av. J.-C. – 65 ap. J.-C.) Il alla étudier à Rome le pythagorisme et le stoïcisme. Il fut
avocat, homme de lettres et courtisan. On se pose la question s’il est vraiment un philosophe. Ses
traités sont d’une grande valeur littéraire : De la providence, De la colère, Du bonheur, De la
brièveté de la vie, De la clémence, Les bienfaits et surtout Les lettres à Lucilius. Peu original, il
prodigue des conseils «de modération et de prudence, le danger des passions et la nécessité de la
vertu». Il est donc indulgent et prompt aux concessions. Il excelle dans les portraits
psychologiques et la description de la folie humaine. Il tomba en disgrâce et puis revint à Rome.
Sur les ordres de Néron, il dut s’ouvrir les veines.

Épictète (50-130) était un esclave. Il se retrouva ainsi à Rome. Pour le faire sortir de son
impassibilité, son maître lui brisa la jambe. Il eut pour seule réponse : «Je t’avais prévenu, se
contenta de constater Épictète, tu viens de me casser la jambe». On pourrait résumer sa pensée
ainsi : «abstiens-toi et supporte». En 93, tous les philosophes sont chassés de l’Italie. Épictète
ouvre une école en Grèce. Tel Socrate, il n’écrivit aucun livre. Par contre, un de ses disciples
recueillit ses Entretiens, dont il ne reste que quatre livres, un recueil de Pensées : Manuel
d’Épictète. Son œuvre serait des plus attachantes. Contrairement aux fragments des autres
stoïciens, elle est d’une grande unité. (…) «ensuite elle est dépouillée de tout paradoxe, de toute
subtilité dialectique, de toute considération sur la structure du cosmos, et se cantonne dans le
domaine de la méditation morale. La sérénité du ton, les formules sobres, mais saisissantes, la
finesse de l’observation, la profondeur de la réflexion, font du Manuel et des Entretiens, un
ouvrage qui devait avoir une grande influence au cours des siècles». Beaucoup plus tard, dans le
Discours de la méthode, Descartes notera que tel était «le secret de ces philosophes qui ont pu
autrefois se soustraire à l’empire de la fortune et malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la
félicité avec leurs dieux». Par contre, Pascal mentionnera, assez justement, la présence
d’égarement de l’orgueil.

On peut tenter un premier résumé provisoire de la pensée de ces philosophes. Ce serait la


soumission à l’ordre du monde. Pour atteindre la liberté intérieure et la fameuse Citadelle
intérieure, ont doit se préoccuper uniquement et exclusivement de ce qui dépend de nous et de la
raison : les opinions, les désirs et les inclinations. Pour les autres choses qui ne dépendent pas de
nous, il ne faut pas espérer qu’elles se produisent selon nos désirs. Pour ce qui en est du caractère
sacré, du sentiment religieux, tout ceci sous-tend une totale «confiance en la providence». Disons
213

qu’il y a aussi une forme d’eschatologie stoïcienne : la croyance en l’Éternel retour, qu’un autre
philosophe du 18e siècle reprendra, en en modifiant la signification et les implications, et qui lui
vint sous forme d’une révélation.

Marc-Aurèle (121-180). De celui-ci, sans entrer dans les détails, on doit dire que comme
empereur il eut un règne difficile et mouvementé. Il eut plusieurs maîtres de qualité et plusieurs
influences. Quels furent les aspects de son apprentissage? Il dit avoir conservé de la lecture du
Manuel l’idée qu’il devait réformer son caractère. D’Appollonius, «il reçut le goût de
l’indépendance et le sens de la décision sans hésitation»; de Sextus, «la bienveillance et la
conception d’une vie conforme à la nature».

Écrit en grec, il faut lire les 12 livres de Pensées «qui sont une sorte de journal intime et
métaphysique»; réflexions écrites au jour le jour, durant les répits, et qui sont franchement bien
écrites. «Mais ces pages ne relèvent nullement de l’analyse introspective ni de la confession
(pensons Aux Confessions de Augustin), ce que Marc-Aurèle cherche c’est un approfondissement
du sens du devoir, face à une existence éphémère et à une Providence bienveillante.» La
philosophie, qu’il considère être la seule chose qui peut nous servir de guide est pour lui une
méditation sur la mort (bien sûr il faut considérer sa vie et les conditions historiques). Assez
pessimiste, sa pensée s’ouvre tout de même sur un certain humanisme dans lequel le citoyen de la
cité est aussi un citoyen du monde.

Par la suite, on ne compte plus de grands noms du stoïcisme, mais cette tradition, très valable, à
perdurer jusqu’à nous; ainsi Montaigne, Descartes et Pascal furent «tous pénétrés de leurs
pensées». Il faut dire que le stoïcisme ne s’adressait pas à la masse des opprimés, comme le fit,
par la suite, le christianisme. Philosophie aristocratique, sa conception du divin ne correspondait
pas nécessairement aux espoirs qui pouvaient se manifester dans les temps de malheur. C’est
peut-être aussi le hiatus entre l’homme et Dieu qui posait problème.
214

Le Stoïcisme (suite)

L’époque hellénistique débute avec le règne de Philippe II de Macédoine, père d’Alexandre le


Grand. La Grèce se trouve soumise et sa flotte navale est complètement détruite. Elle est aussi
interdite de battre monnaie. C’est aussi le moment où fleurissent les petits socratiques, les
Épicuriens et les Stoïciens. Pour ce qui en est de Pyrrhon (socratique), le sceptique, il «déclare
qu’il faut repousser toute opinion, toute croyance, pour pouvoir parvenir à l’indifférence
heureuse, à l’ataraxie, à la sagesse silencieuse». Les Épicuriens et les Stoïciens, eux, partagent
une devise commune : vivre en accord avec la nature; mais elle se pose différemment. Pour les
Épicuriens, sensualiste et hédoniste, il est demandé à l’homme de se soumettre «à la sensation,
donnée comme critérium du vrai et du bien». Tandis que pour Zénon, il faut acquiescer «à l’ordre
des événements qui expriment la volonté de Dieu, et c’est ainsi que le stoïcisme se développe
comme un matérialisme et comme un rationalisme éthique». Les ressemblances entre les deux
courants s’arrêtent là, puisqu’ils se sont posés et définis en s’opposant. Ils sont tout de même
d’accord pour diviser la philosophie en logique, physique et morale. Peu importe l’ordre de cette
division, «il n’y a qu’un art convenable, un art suprême, c’est la vertu».

Pour la suite, je tenterai de dire quelques mots sur la logique; ce qui est en soi très difficile. Un
peu plus sur la physique (3e texte), dans la mesure du possible. Et je m’attarderai davantage sur la
morale (4e texte), parce que c’est elle qui est fondamentale.

La logique

Pour Cicéron et pour les commentateurs modernes, la logique des Stoïciens serait malhabile et
surtout inutile. Selon Jean Brun, c’est un peu injuste d’affirmer cela. Si on pense à Aristote, il faut
dire que les deux logiques ont des fondements empiriques, c’est-à-dire basés sur l’observation.
Donc, en premier lieu sur les sens. «Aristote a une vision du monde plutôt statique et nettement
hiérarchisée; statique en ce sens que le mouvement n’est que la traduction de l’incomplétude dans
la mesure où il n’est qu’un passage de la puissance à l’acte (le mouvement est un passage vers un
215

lieu, une position qu’occupe chaque chose et chaque être : la fumée monte au ciel, parce que c’est
son lieu originel), hiérarchisée en ce sens que chaque individu est défini par un ensemble
d’attributs et qu’«il n’y a pas de changement d’un genre dans un autre», en vertu du principe
d’identité (A est A); chaque individu, comme les objets dans une maison, possède une place dans
le monde pour laquelle il a été fait et sa vertu réside dans l’habitude que lui confère un équilibre
au sein de la hiérarchie où il est intégré (…).» Les sens vont donc permettre des «qualités
attributives» aux objets et aux êtres. Ces qualités sont généralisées et forment des concepts de la
raison : le mot grand subsume tout ce qui peut être dit grand, et «rien n’est dans l’entendement
qui ne soit auparavant passé par les sens». L’entendement parvient ainsi à «se prononcer sur des
qualités susceptibles de le conduire à un concept autorisant des définitions, des classifications
(empiriques) et des raisonnements».

On voit, par ce fait même, apparaître la proposition logique élémentaire : S est P (où S est le sujet
et P le prédicat ou l’attribut). Ce qui implique que «la science aristotélicienne porte finalement sur
le général, sur les caractères communs d’un certain nombre d’individus, d’où la formule célèbre
«il n’y a de science que du général, d’existence que du particulier»; connaître c’est d’abord
classer (…)».

Le stoïcisme, pour sa part, utilise une autre forme d’empirisme : zoocosmique. Pour eux, le
monde est un vivant. Dieu et le monde y sont confondus. Vivre, pour l’homme, c’est «vivre en
harmonie avec la vie universelle», donc, tension et sympathie. Ce qui a des implications sur la
logique. Cet empirisme en est un «de la compénétration de l’homme et du monde : sentir c’est
avoir les sens et l’âme modifiés par ce qui est extérieur, cette modification peut être en harmonie
avec ce qui la provoque, et dans ce cas on est dans le vrai, ou elle peut être en désaccord, et dans
ce cas on est dans l’erreur et (surtout dans) la passion». Ce qui fait que ce n’est pas un empirisme
de l’Être. Pour Aristote, il y a emboîtement des concepts : Socrate est un homme, or tous les
hommes sont mortels, donc Socrate est mortel. Pour les Stoïciens, c’est plutôt «des implications
de relations temporelles : si cette femme a du lait c’est qu’elle a enfanté».

Pour bien faire comprendre ce qui s’en suit, il faut reproduire une longue citation : «pour Aristote
le temps est avant tout le temps de la génération et de la corruption, pour les Stoïciens le temps
216

est, non seulement l’expression de la sagesse divine, mais aussi l’expression du dynamisme de la
vie universelle et de son harmonie. La sagesse est donc soumission au temps, c’est-à-dire à la vie,
au monde et à Dieu; elle s’appuie sur une connaissance de la nécessité; le général, cher à Aristote,
n’est qu’un mot pour les Stoïciens, car ce qui existe ce sont des individus, dont pas deux ne
sauraient être identiques, c’est pourquoi à une logique de l’inhérence (qui est essentiellement liée
à qqch. ou qqn.; qui lui est nécessaire) les Stoïciens ont substitué une logique de la cohérence.
Connaître les relations temporelles, les rapports de nécessité entre un antécédent et un
conséquent, c’est là la première tâche de l’homme qui veut vivre selon la raison, c’est-à-dire selon
la nature. Comme le dit fort bien Victor Brochart, opposant aristotélisme et stoïcisme : «un
rapport de succession constante ou de coexistence est substitué à cette existence substantielle,
(qui, elle, implique) l’idée d’entités éternelles et immuables (la logique d’Aristote), admise par
tous les socratiques. En d’autres termes, l’idée de loi remplace l’idée d’essence.»»

Par ailleurs, toutes conceptions du monde impliquent et nécessitent une théorie de la


connaissance, une épistémologie. Voyons ce qu’il en est.

Tout d’abord, disons que même si les Stoïciens ne sont pas essentialistes, ils doivent tout de
même se poser la question de savoir comment faisons-nous pour atteindre l’essence des choses et
comprendre leurs interrelations globales. Ce qui nous oblige à dire quelques mots sur la
représentation.

En grec, il y a un terme difficile à traduire : (ϕ)αντασια. La fantasia serait, en fait, l’imagination.


Mais Jean Brun préfère le terme de représentation. Tout de même cela nous porte à penser que
derrière la représentation, il y a aussi une forme d’imagination. «Un texte du Pseudo-Plutarque
distingue en effet soigneusement l’imagination (ϕανταστικον, phantastikon), «mouvement vain,
affection qui se produit dans l’âme, mais sans qu’il y ait un objet pour la frapper, comme lorsque
quelqu’un se bat contre des ombres et contre le vide, de la représentation (ϕαντασια, phantasia).
La représentation a un objet pour substrat : le représenté, alors que l’imagination ne repose sur
rien, elle est attirée vers l’imaginaire (ϕαντασµα, phantasma) comme cela arrive chez les
mélancoliques et chez les fous.» J’en profite pour mentionner que si on a une quelconque
217

prétention à essayer de comprendre et de connaître les choses en profondeur, il nous faut un


minimum de compréhension du grec ancien (bien que certaines personnes ont cette connaissance
avec l’expérience et la maturation, sans l’étude), mais aussi du latin (pour ce qui en est des termes
significatifs : sentiments, tendances, états psychologiques, actes). En voici la preuve, toujours
selon notre auteur. La représentation aurait quelque chose à voir avec le terme lumière. «(…) tout
comme la lumière, la représentation se manifeste d’elle-même à chacun de nous et nous révèle ce
qui l’a produite.»

Il faut dire aussi qu’il y a deux théories complémentaires de la connaissance chez les Stoïciens.
La première, soutenue par Stein, est qu’«une des conditions essentielles de la représentation est
l’activité de l’âme». Pour Sextus Empiricus : «la représentation est selon les Stoïciens une
empreinte dans l’âme…». Il se produirait, à ce moment, une tension psychique qui prouve qu’il y
a activité de l’âme. Kant dirait plutôt que les catégories de l’entendement accueillent la sensation
et la transforment en compréhension. «Ainsi donc la représentation ne serait autre chose qu’un
déploiement de l’activité interne de l’âme à l’occasion d’une sensation. La deuxième, soutenue
par Émile Bréhier «prend le contre-pied d’une telle interprétation». Pour lui la tension est un
épiphénomène, dans laquelle la représentation est un état passif. Il peut être admis que c’est Kant
qui a approché le plus possible de l’exactitude dans la compréhension de cette problématique. Par
ailleurs, il semblerait que, pour trancher entre ces deux positions, il faille introduire le terme
pathos (passion, d’où pathologique : relatif aux maladies, mais qui, je crois, peut aussi être relatif
à des caractéristiques de la passion subite). «Ainsi donc, à la lettre, le pathos c’est une
modification qui implique bien un mouvement intérieur, sorte de réponse à un appel, et c’est
pourquoi tous les Stoïciens sont d’accord pour dire que le pathos relève de la tendance et de
mouvement (κινησισ, kinésis, kinesthésie : sensation interne de la position et des mouvements
du corps.), mais qui implique également une sollicitation extérieure, ou plutôt un moteur, et c’est
pourquoi le représenté est appelé «ce qui nous mû».»

Ce qui nous permet de revenir sur l’individu et les tensions psychiques intérieures. «(…) il
n’existe que des individus (et non l’Homme) parce qu’il n’existe pas deux individus semblables»,
car chacun est mû par une tension psychique différente. «Dès lors il semble qu’il soit possible de
définir la représentation à partir de cette notion de tension (concentration) en disant qu’elle est
une modification de la tension intérieure de l’âme par un objet extérieur possédant lui aussi une
218

tension qui lui est propre.» Il en résulte que la représentation n’est pas complètement objective.
Elle n’est pas toujours parfaitement harmonieuse : elle est compréhensive ou non compréhensive.
La compréhensive «est un critère des choses», elle en émane, elle «vient de ce qui existe et selon
ce qui existe. Pour la non compréhensive, on dit qu’elle n’est pas conforme à la sensation (et le
représenté), elle n’est pas claire ni distincte. Ce qui nous donne deux autres explications
complémentaires : une représentation est compréhensive parce que l’âme lui donne son
assentiment ou l’âme lui donne son assentiment parce qu’elle est compréhensive. La réponse
finale se situe entre le fait qu’il y ait interrelation entre deux tensions, et harmonie : «la
représentation (…) est passive, mais si l’assentiment intervient, elle devient active en passant au
stade de la compréhension qui est le premier véritable acte de l’âme».

Comme la raison est une partie du divin et que le monde l’est aussi, l’assentiment doit se porter
sur l’ordre des choses du monde, fondé en raison, et l’accepter tel qu’il est pour arriver à cesser
d’en souffrir. «La raison n’est pas autre chose qu’une part de l’esprit divin plongé dans le corps
des hommes.» «Pour vivre en harmonie avec la nature il faut s’accorder à elle, et cet accord
implique une résonance à ce qui est, la prise de conscience d’une sympathie (…)».

Avant de continuer, il faut préciser un peu. La compréhension de la théorie de la connaissance des


Stoïciens est notre compréhension. Rien ne nous assure d’une ultime exactitude. Ces résultats
sont le fruit de travaux philologiques («science qui a pour objet la connaissance des civilisations
passées et de leurs langues par l’étude des documents écrits qu’elles nous ont laissés») et
étymologique*. C’est-à-dire qu’il faut connaître la racine terminologique des mots (les
radicaux : «un radical (ou racine ou encore morphème lexical, lexème, bien que ces notions ne
soient pas, dans le détail, identiques) est la plus petite et plus ancienne unité lexicale qui permette
de former des mots apparentés. »). Celle-ci, la racine, avec le temps, va donner naissance à
d’autres termes qui auront plus ou moins la même signification que la racine d’origine. Dans leurs
juxtapositions (des radicaux), il y aura une nouvelle description des objets, des tendances, des
sentiments, des actes, etc. La raison en est que ce qui donne naissance à un nouveau terme,
l’étymon**, est polysémique (a plusieurs sens possibles, va produire plusieurs sens). Et ce
nouveau terme (néologisme) a lui aussi plusieurs acceptions, si on se place au début de la
formation d’une langue. Ce qui fait que comprendre une théorie qui provient d’une civilisation,
d’une langue, d’une société qui constitue le socle de nos origines, nous force à bien saisir
219

l’origine de nos mots (1 sur 3 serait grecque*** (?), et c’est souvent les plus importants ou
signifiants et savants), même si cette langue est morte, ce qui est en soi très difficile. Donc, ce que
l’on comprend d’une philosophie ancienne peut être assez fidèle si on passe par les ouvrages très
spécialisés qui reconstituent le sens des concepts philosophiques, et ce travail en est un monacal,
de toute une vie.

Terminons en donnant des exemples de raisonnements logiques stoïciens et leurs caractéristiques.

La dialectique est l’œuvre de Crysippe et concerne ce qui peut être «exprimé par le discours». Il
faut donc certaines qualités pour y arriver. -La circonspection : nous indique quand il faut
approuver ou rejeter (assentiment, dissentiment). –La sagacité : «capacité d’opposer des
arguments à ce qui n’est que vraisemblable afin de ne pas y céder. -La rigueur. –La gravité (?) :
«aptitude (qui consiste à) rapporter les représentations à un raisonnement juste». Il y a deux
différences importantes qui constituent cette logique avec celle des péripatéticiens (Aristote). «Le
concept général est un mot vide». Et ensuite, «cette logique ne s’attache pas à étudier les
emboîtements possibles des concepts les uns dans les autres, mais elle cherche à définir des
implications d’événements selon la vérité. Elle délaisse des «jugements d’attributions tel que
Socrate est mortel» (elle abandonne le verbe être). Ce qui permettra plutôt des propositions
événementielles : il fait jour, Dion se promène.

Ce qui nous donne des propositions composées différentielles :

1) Conditionnelle : «dépend de la conjonction conditionnelle si elle annonce qu’une seconde


proposition suivra la première : s’il fait jour il fait clair.»

2) Consécutive : «qui dépend de la conjonction puisque» : puisqu’il fait nuit il fait noir.

3) Coordonnée : «dépend de la conjonction et : il fait jour et il fait clair.»

4) Disjonctive : «une disjonction est introduite par ou bien : il fait jour ou il fait nuit.»
220

5) Causale : «régie par parce que : parce qu’il fait jour il fait clair.»

6) Comparative : «Il fait plus jour que nuit.»

Les Stoïciens ont quand même utilisé à l’occasion la forme du syllogisme aristotélicien : majeure,
mineure et conclusion qui nous donne un savoir certain. «S’il fait jour il fait clair, or il fait jour
donc il fait clair.» Ils délaissent cette logique basée sur l’ουσια (ousia), la substance, l’Être et le
est. Ils se basent plus sur la théologie que sur l’ontologie (ce qui en est de l’Être).

«Chrysippe distinguait cinq sortes» (de raisonnements) anapodictiques (qui n’ont pas besoin de
démonstration). Ceux-ci font moins appel à la raison qui respecte le jugement qui se fait de
manière rigoureuse. C’est plutôt de l’observation et du sens commun qu’il s’agit ici. Par ailleurs,
la logique du Portique fait appel au nominalisme (je ne saurais me prononcer sur le fait que ce
nominalisme est le même qui a été repris au Moyen Âge par les théologiens philosophes, ce qui a
donné des débats complexes). Nominalisme : «est une théorie de la philosophie scolastique
médiévale. C'est une solution aux problèmes des universaux posés par Porphyre en ces termes:
«Les genres et les espèces existent-ils en soi ou seulement dans l'intelligence ? et, dans ce premier
cas, sont-ils corporels ou incorporels ? Existent-ils à part des choses sensibles ou bien confondues
avec elles?» Le nominalisme répond qu'il n'y a de réalité que l'individuel. Développé dès
l'antiquité par le philosophe cynique Antisthène, le nominalisme prend des développements
considérables au Moyen Âge, à la fin du XIe siècle, avec Roscelin qui l'applique à la théologie : Il
discute le dogme de la Trinité et se prononce pour le trithéisme. Plus tard, au XIVe siècle,
Guillaume d'Occam critique le réalisme de Thomas d'Aquin en montrant que les universaux ne
sont que des «êtres de raison » (ce que l’on admet, aujourd’hui. La science tendra, par contre, à
souligner et démontrer que ces universaux ont une certaine conformité avec les lois de la science
et de l’expérimentation. Ce que l’on peut aussi déduire des découvertes de
Kant).»» «On associe souvent Guillaume d'Occam-1- au nominalisme médiéval. En fait, le terme
nominalisme n’est apparu qu’à la fin du XVe siècle. Le franciscain philosophe et logicien, quant à
lui, se considère comme un terministe, c'est-à-dire pratiquant la logique qui analyse le sens des
termes.»
221

Il faut ajouter que la question des universaux («humanité», «animal», «beauté») et du


nominalisme (n’est opérationnel que le concept d’individu) nous est quand même connue
aujourd’hui : «Cette thèse se répercute également en linguistique où l'on se demande si le signe
est déterminé par le sens ou s'il est arbitraire.»

Donc Antisthène (petit socratique) et, simultanément, les Stoïciens s’accorderont sur ce point. Le
nominalisme du Moyen Âge correspond, dans une certaine mesure, puisqu’il faut dire qu’il y a
aussi en jeu, chez ceux-ci, le débat de la trinité, aux conceptions des Stoïciens.

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* Étymologie est un mot composé savant grec, eτυµολογία / etumología, lui-même formé sur les
radicaux eτυµος / étumos « véritable » et de la base -λογια -logia (dérivée de λόγος "logos"
«discours, raison »). C'est donc, à l'origine, l'étude de la vraie signification d'un mot.

** «Quand, dans une langue, un même étymon a été hérité et emprunté ultérieurement, les deux
mots obtenus sont nommés doublets. On en trouve un grand nombre en français : la plupart des
mots français proviennent en effet du latin ; certains se sont transmis depuis le latin vulgaire en se
modifiant phonétiquement, ce sont les mots hérités ; le même étymon a parfois aussi été emprunté
postérieurement, dans le vocabulaire savant ; les deux mots issus du même seul étymon latin mais
ayant suivi deux voies différentes se nomment respectivement doublet populaire et doublet
savant. Leurs sens sont la plupart du temps différents, le doublet savant gardant une acception
plus proche du sens étymologique. Ainsi le mot latin potionem donne potion dans la langue
savante, mais poison dans la langue populaire.» Concernant les radicaux : «Dans l'analyse des
langues modernes, on nomme parfois radicaux les éléments de mots composés. C'est le cas pour
les mots savants formés à partir de prétendus radicaux grecs ou latins, comme télécommande,
formé à partir de l'adverbe grec tèle, « au loin », et d'un déverbal du verbe commander, c'est-à-
dire commande. Le verbe commander s'analyse quant à lui en deux pseudo-radicaux, com-, du
latin cum, et mander, du latin mandare. Seul mandare est réellement un radical, et encore si on lui
ôte le suffixe de formation d'infinitif -are. L'on obtient alors mand-, radical irréductible et,
d'ailleurs, verbal, du mot télécommande». «Enfin, tous les mots ne sont pas construits à partir
d'un radical identifiable, quel que soit l'angle d'approche que l'on adopte. On parle dans ce cas de
mots immotivés. La plupart des mots-outils (les morphèmes grammaticaux libres comme hier, le
222

ou de) sont immotivés.»

*** «Henriette Walter dans l’Aventure des mots français venus d’ailleurs relève: « À titre
indicatif, les emprunts linguistiques français sont bien réels : ainsi sur les 35 000 mots d’un
dictionnaire de français courant, 4 200 sont de toute évidence empruntés à des langues
étrangères», dont les principales sont : l’anglais (au XXe siècle) (25 %), l’italien (16,8 %), le
francique (13%), l’arabe (5,1 %).»

-1- «Guillaume d'Occam va plus loin que saint Thomas d'Acquin dans l'affirmation de la
séparation de la raison et de la foi, en posant qu'il n'y a pas de hiérarchie entre la philosophie et la
théologie, que la première ne peut devenir la "servante" de la seconde, car il n'y a aucun rapport
entre elles. De même que la science et Dieu ne se rencontrent pas, Guillaume d'Occam considère
que le pouvoir temporel est d'un autre ordre que le pouvoir spirituel. Il accuse à son tour le pape
d'Avignon Jean XXII d'hérésie et de se mêler de ce qui ne le regarde pas pour l'élection de
l'empereur du Saint Empire. Plusieurs siècles avant qu'elles ne soient mises en application en
France, Guillaume d'Occam est un précurseur de la laïcité et de la séparation entre le religieux et
le profane, la science et le sacré.» Par ailleurs, pour lui «la connaissance s'appuie sur les choses
sensibles et singulières, l'utilisation des universaux de la métaphysique n'est pas nécessaire. Les
universaux sont de simples mots pour permettre à la pensée de se constituer. Il en découle le
fameux principe, dit du "rasoir d'Occam", selon lequel il ne faut pas multiplier les entités sans
nécessité. Ce principe de parcimonie de la pensée, de l'élégance des solutions est un des principes
de la logique et de la science moderne et fait de Guillaume d'Occam un précurseur de l'empirisme
anglais (Hume)».

Citations de Guillaume d'Occam :

"Il ne faut pas multiplier les entités sauf nécessité."

"La pluralité (des notions) ne devrait pas être posée sans nécessité."

"C'est en vain que l'on fait avec plusieurs ce que l'on peut faire avec un petit nombre."
223

"Si une hypothèse est inutile, c'est-à-dire si on ne s'en sert pas dans l'élaboration d'une théorie,
alors il ne faut pas le faire."

"Il n'est pas plus imparfait de former un complexe propositionnel et d'y souscrire que de connaître
intuitivement ou abstraitement."

"Dieu fait fréquemment avec un plus grand nombre de moyens ce qu'il pourrait faire avec un
nombre moindre."

"L'homme ne peut connaître ici-bas ni la divine essence, ni la divine quiddité, ni quoi que ce soit
d'intrinsèque à Dieu, ni quoi que ce soit de la réalité de Dieu..."

"Ce franciscain qui vit plusieurs de ses propositions condamnées comme hérétiques et prit parti
contre le pape pour l'empereur Louis de Bavière dans la question du pouvoir temporel de l'Église,
a élaboré une doctrine de type nominaliste qui fit rapidement, quant à son orientation générale du
moins, de nombreux disciples." (Lucien Jerphagnon, historien et philosophe / Histoire des
grandes philosophies / 1980)

"Il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité". «C'est en vertu de ce principe qu'Ockham
pourchasse dans les moindres recoins de la philosophie et de la théologie les pseudo-essences et
pseudo-causes que ses prédécesseurs avaient inutilement multipliées.» (Lucien Jerphagnon,
Histoire des grandes philosophies / 1980)

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Quelques radicaux ou presque radicaux grecs, qui vont former une terminologie savante.

«Les racines grecques sont très répandues dans les langues occidentales modernes. Leur
déformation par l'usage est parfois telle qu'il n'est pas évident de les reconnaître.

Depuis la Renaissance, la langue française en fait grand usage en les associant entre elles pour la
construction de mots savants et de néologismes.»

Les étymons suivants sont en quelque sorte les premiers qui nous sont présentés. Ils servent
224

d’introduction pour nous inciter à aller voir un peu plus loin.

Hiér/archie : sacré et commandement. (C’est très étrange. Sans nécessairement savoir ce que
signifie réellement la hiérarchie, soit un commandement sacré, certaines personnes en viennent à
la considérer comme un bien précieux, comme quelque chose d’inviolable sous peine que tout va
s’effondrer : la sphère sacrée où tout est en ordre.)

An/archie : absence de, sans commandement. Climat trouble, désordre public occasionné par une
absence d’autorité politique, par une législation lacunaire.

Démo/cratie : le pouvoir au peuple.

Arché/ologie : discours sur l’ancien.

Mythe : muthos, mythe, légende.

Acou/stique : entendre.

Astro/naute : navigateur. Internaute.

Nécro/pole : cité des morts. Nécro/phage : manger. Anthropo/phage : Homme

Aéro/dynamique : air et force.

Dys/lexie : difficulté, (langage, parole, mot?)

Para/doxe : contre, à côté de l’opinion. Parapublic.

Leu/cémie : blanc.

Lipo/succion : graisse.

Litho/graphie : pierre, écrire. Graphologie.

Genèse : formation.

Gramma/ire : lettre.

Gigua/nto/machie : géant et combat. Toromachie. Gigantesque. Gigahertz.

Hypo/glyc/émie : au-dessous et sucre. Hypothèse.


225

Hypno/se : sommeil.

Eu/thana/sie : mort. Thana/tologue.

Théo/logie : discours sur Dieu. A/théisme : sans Dieu.

Téléo/logie : discours sur la fin, la finalité.

Télé/scope : voir au loin. Téléphatie

Tachy/cardie : rapide et cœur.

Thérap/ie : prendre soin. Psycho/thérapie : prendre soin de l’âme.

Épi/taphe : tombeau.

Thermo/mètre : chaud et mesure. Thermos.

A/trophie musculaire : sans nourriture.

Topo/logie : lieu.

Typo/logie : modèle, caractère. Proto/type : premier modèle. Protozoaire.

Podo/logue : pied.

Péd/iatrie : enfant.

Encyclo/pédie : paideia : éducation.

Péri/ple : autour de. Périphérique.

Philo/sophie : aimer la sagesse. Phila/delphie : aimer et frère.

Xéno/phobie : étranger et peur. Agoras/phobie : foule et peur.

Phoné/tique : voix, son. A/phone : sans voix, muet.

Photo/graphie : lumière. Photon. Photosynthèse.

Physi/que : nature.

Australo/pithèque : singe. Pithéc/anthrope : homme singe; hominien fossile, découvert à Java en


226

1891 et constituant un des plus anciens représentants du genre homo.

Plouto/cratie : plus riche et pouvoir. Aristo/cratie : le pouvoir aux meilleurs.

Pneumo/nie : poumon. Pneuma/tique : air, souffle, esprit. Exemple d’un radical, ou presque
radical, polysémique.

Poé/sie : faire.

Polém/ique : guerre.

Poli/tique : ville, cité. Méga/lopole : grande? cité. Méga/lo/manie : folie, délire des grandeurs.

Poly/valence : plusieurs. Polygone.

Mélan/colie : noire. Mélanome.

Mélo/die : chant. Mélo/dramatique. Mélo/mane : musique, folie, passion.

Carto/mancie : carte et divination.

Méno/pause : lunaison.

Méta/physique : au-delà.

Météor/ite : élevé dans les airs. Météorologie.

Mono/culture : seul. Monopole.

Morpho/logie : forme. Di/morphie : deux formes.

Mis/anthrope : haïr les Hommes. Miso/gynie : les femmes. Misologie : détester le raisonnement,
les raisonnements, la pensée.
227

Pour faire ressortir l’omniprésence du grec dans la langue française, quand vient le temps
d’utiliser des termes savants, voici le texte écrit en français par Xenophón Zolótas (1904-
2004) (les mots-outils ne sont pas grecs):

«Kyrié, sans apostropher ma rhétorique dans l’emphase et la pléthore, j’analyserai elliptiquement,


sans nul gallicisme, le dédale synchrone du cosmos politique caractérisé par des syndromes de
crise paralysant l’organisation systématique de notre économie. Nous sommes périodiquement
sceptiques et neurasthéniques devant ces paroxysmes périphrastiques, cette boulimie des
démagogues, ces hyperboles, ces paradoxes hypocrites et cyniques qui symbolisent une
démocratie anachronique et chaotique. Les phénomènes fantastiques qu’on nous prophétise pour
l’époque astronomique détrôneront les programmes rachitiques, hybrides et sporadiques de notre
cycle atomique. Seule une panacée authentique et draconienne métamorphosera cette agonie
prodrome de l’apocalypse et une genèse homologue du Phénix. Les économistes technocrates
seront les stratèges d’un théâtre polémique et dynamique et non les prosélytes du marasme.
Autochtones helléniques, dans une apologie cathartique, psalmodions les théorèmes de la
démocratie thésaurisante et héroïque, soyons allergiques aux parasites allogènes dont les
sophismes trop hyalins n’ont qu’une pseudodialectique. En épilogue à ces agapes, mon amphore à
l’apogée, je prophétise toute euphorie et apothéose à Monsieur Giscard d’Estaing, prototype
enthousiasmant de la néo-orthodoxie économique et symbole de la palingénésie de son ethnie
gallique.»

Un professeur grec, qui enseignait la politique et l’histoire, aux connaissances encyclopédiques


(mais qu’est-ce qu’il faisait dans un collège?) nous disait, sans présomption, ne pas avoir trop
souvent recours au dictionnaire.

Les racines latines

Ab(s) =séparation, indiquant l'idée d'éloignement : abducteur (abduction : mouvement qui écarte
une partie du corps du plan médian de celui-ci), abolir, absent. On pourrait donc dire que,
psychologiquement, lorsqu’on est absent, on est séparé de soi-même, loin de soi. Je ne sais pas si
228

c’est le fruit du hasard, mais cela semble applicable pour plusieurs racines. Ce qui nous fait dire
qu’il se cache de grands savoirs et sagesses dans les racines et l’étymologie (l'étymologue, est aux
langues, ce que l'archéologue est aux artéfacts).

Pensons, au couple anima/persona. «Le mot persona vient du latin (du verbe personare, per-
sonare : parler à travers) où il désignait le masque que portaient les acteurs de théâtre. Ce masque
avait pour fonction à la fois de donner à l'acteur l'apparence du personnage qu'il interprétait, mais
aussi de permettre à sa voix de porter suffisamment loin pour être audible des spectateurs.»
«Dans sa psychologie analytique, Carl Gustav Jung a repris ce mot pour désigner la part de la
personnalité qui organise le rapport de l'individu à la société, la façon dont chacun doit plus ou
moins se couler dans un personnage socialement prédéfini afin de tenir son rôle social. Le moi
peut facilement s'identifier à la persona, conduisant l'individu à se prendre pour celui qu'il est aux
yeux des autres et à ne plus savoir qui il est réellement.»

Et une dernière : scrupule, de scrupulus (petite pierre); une petite pierre dans la sandale d’un
légionnaire peut entraver toute la marche d’une armée.

À partir de ces trois exemples, on pourrait se permettre d’espérer trouver plusieurs racines qui
nous donneraient des indications psychologiques sur la signification de nos termes modernes.
C’est le but que je m’étais fixé, mais malheureusement, pour le moment, c’est un peu décevant.
Allons-y quand même. Au fil des recherches, si je trouve, des étymons signifiants, j’y reviendrai.

Ad= vers, en direction de, tendance (devant une consonne, celle-ci remplace le d) : adhérence,
admettre, adventice, afférent (qui va de la périphérie vers le centre ; qui concerne, qui se rapporte
à), amener.

Alb= blanc : albinos, albumen.

Alti, alto= haut : altimètre, altitude, altocumulus.

Ambi= des deux côtés, double : ambidextre, ambivalent (fait d’avoir, de présenter deux aspects
qui s’opposent ou non de façon radicale).

Ambul= aller et venir, marcher : déambulatoire, ambulance.

Anté, anti= avant : antédiluvien, antichambre, antidater, (pattes) antérieures.


229

Anxi(o)= qui inquiète ou tourmente : anxiété, anxiolytique (qui fait cesser l’anxiété).

Aqu(a), aqui = eau : aquaculture, aqueduc, aquifère.

Auri= oreille : auriculaire.

Bin= deux par deux, chaque fois deux : binaire, binauculaire, combinatoire, binocle.

Can(i)= chien : canicule, canidés, canine.

Cide= tuer : homicide, suicide (sui : soi), infanticide, fratricide (fratri : frère).

Circon, circum= autour de, en rond : circonvolution, circonscrit.

Co, col, com, con, cor= avec, ensemble : coaguler, colluvion, comestible, conjonctif, corrosion,
combat.

Coerc= enfermer, contenir : coercible, coercition.

Coher= être attaché ensemble : incohérent, cohérent.

Cole= cultiver, habiter :apicole, arboricole.

Contr= opposé : contradictoire, contresens.

Crass= épais, gras, grossier : crasse.

Cur, cure= soigner, guérir : curatif, manucure, sinécure, cure.

Cur(s)= courir, parcourir : curseur, cursif, occurrence, récurrent, cursus.

Dé, des, dés, dif, dis= privation, séparation, suppression : déclivité, désarmer, dessiccation
(élimination de l’humidité contenue dans les gaz, dans les solides; dessèchement), difformité,
disjoindre.

Etc.
230

Le Stoïcisme (suite)

Il est assez malaisé d’exposer la physique stoïcienne. La raison en est que l’on ne sait pas trop
comment s’introduire; commence-t-on par le destin, la providence, le divin, ou autres choses?
D’autant plus qu’il faut donner certaines indications qui dépassent le sujet.

Commençons par quelques termes importants. Comme le cosmos, qui veut dire l’ordre et qui
sous-tend aussi le bon ordre. Il y aura ainsi de la part de ceux qui se livrent à ce discours une
préoccupation esthétique, autrement dit on ne dit pas n’importe quoi, il faut mettre en ordre d’une
manière hiérarchique. En premier lieu, ce sont les mythologues qui se sont occupés de
cosmologie ou cosmogonie (cosmogonia : création du monde). Mais c’est un peu particulier dans
le cas des Grecs. Car le retour des saisons les obligeait à concevoir que tout revenait
indéfiniment : ce sera l’éternel retour stoïcien (Socrate reviendra un nombre indéfini de fois).
Mais ce n’est pas toujours clair. Pour Aristote le monde sublunaire, la terre et le ciel, est soumis à
la corruption et à la disparition et au réassemblage de la matière. On peut dire que la matière
domine la forme, sauf pour l’âme et l’esprit qui sont davantage des formes. Ce qui fait que le
monde supralunaire, lui est parfait et incorruptible. Ce n’est pas si facile à comprendre, car il faut
faire des distinctions très subtiles que je ne maîtrise pas tout à fait. Mais continuons sur quelques
bases. L’univers, pour Alexandre Koyré, n’existe pas encore dans la philosophie antique. Disons
que c’est le cosmos fermé représenté par une sphère parfaite. Cette façon de voir les choses est
apparentée au début de la démocratie qui apparaît dans les récits d’Homère. Les individus se
plaçaient en cercle à égale distance du centre, et celui qui voulait prendre la parole allait se placer
au centre pour donner son point de vue et ses conseils. Après, on tranchait et décidait. La
représentation du cosmos comme une sphère, et cette façon de délibérer, seraient nées ou
apparues au même moment. Le monde est donc clos, mais sur la terre les choses vont se
reproduire un nombre infini de fois. L’idée d’univers infini serait apparue chez Giordano Bruno,
plus tard, et serait en relation avec la pensée chrétienne. Pour les Grecs, tout dépend des courants
de pensée, il n’y a pas de commencement et de fin du temps. Ceci est plutôt le lot du judéo-
christianisme et son eschatologie (eschatos : dernier; discours sur la fin des temps et du monde).
Mais l’on retrouve aussi des mythologies qui traitent de ce sujet important. Il faut dire que pour
Mircead Élias, au tout début des récits de ce genre, il semblerait qu’il soit plus naturel d’admettre
l’éternel retour du temps. Comme dit précédemment, on ne s’y retrouve pas tout le temps.
231

Providence et destin

Pris dans son ensemble et en respectant le fait que les stoïciens n’avaient pas les outils pour
élaborer une science théorique, on doit tout de même avouer que l’effort est remarquable pour
tenter de comprendre le monde des éléments et leurs relations avec les perceptions et la psyché
humaine. Le système en soi se tient, mais il introduit des éléments théologiques qui ont perdu de
leur pertinence. La providence et le destin (fatum, méros : la partie, «ce qui donne à chacun sa
part, son lot, son rôle dans l’harmonie du tout») en sont deux exemples. Il arrive, pour nous
modernes, que nous rencontrons une ou des personnes qui transforment complètement notre vie.
Plus tard, on repense aux circonstances de ces rencontres et on découvre que c’est dû à un
enchevêtrement de successions de hasard. On se dit, comment un événement si important peut
originer d’éléments si hasardeux? Alors on se met à croire au destin ou mieux à la providence. Là
est justement le problème. On ne peut pas introduire ces éléments théologiques dans une
physique. Aussi on ne peut pas retenir la physique stoïcienne comme étant valide avec les
données de nos connaissances actuelles. Ce qui est dommage. Pour bien comprendre qu’il y a
quand même des considérations valables dans cette physique, et elles sont plutôt humaines,
voyons ce que dit Jean Brun : «C’est pourquoi la vie est si souvent comparée à un banquet où le
maître de maison a assigné une place à chacun, ou à une pièce de théâtre dans laquelle le metteur
en scène distribue les rôles : il n’appartient pas aux acteurs de demander de changer de rôle, mais
chacun d’entre eux doit jouer de son mieux le rôle qui lui a été assigné.» Ce qui fait que malgré
que le destin traverse de part en part notre monde, il nous reste, ce que nous appellerons plus tard,
le libre arbitre. Pour la providence, qui «s’exprime dans la sympathie universelle qui unit les êtres
entre eux et dans le déroulement des événements où se traduit la vie du monde, les stoïciens
prennent l’exemple du comportement animal. Sans avoir vécu l’expérience, ceux-ci savent
rechercher ce qui leur est utile et éviter ce qui est nuisible. Ce qui fait que cette providence est
providence parce que finaliste. Chaque espèce réussit à agir selon le but qui leur a été fixé, selon
leur conformation». Et dans chaque espèce, l’individu agit en conformité avec l’intérêt de celle-
ci. Il est donc permis de dire que «le monde est gouverné par la volonté des dieux…chacun de
nous est une partie du monde d’où il suit naturellement que nous devons placer l’intérêt de la
communauté avant la nôtre» (Cicéron); (dans le monde) tout y est solidarité intime selon un
enchaînement harmonieusement réglé». Leurs principaux détracteurs diront, justement, qu’il y a
des espèces très nuisibles, des cataclysmes, des guerres…donc le mal absolu. Chrisippe répondit
qu’un contraire ne va pas sans son contraire, le vrai sans le faux, les espèces nuisibles ont peut-
232

être un but utile qui nous échappe (ce qui est très sensé). Le mal naît aussi de l’homme, de sa
déraison, de son caractère insensé, qui se manifeste quand il ne veut pas vivre en accord avec la
nature.

La physique

Ce qui peut être choquant avec cette physique, c’est le fait qu’elle considère que tout est corporel,
exception faite de l’esprit. Les représentations y sont sensibles. Par contre, les corps limités et
périssables ne sont pas seulement les seules connaissances sensibles auxquelles nous avons accès;
il y a aussi la connaissance des principes comme l’indéfini. C’est en généralisant nos sensations
qu’on y arrive. Ce qui peut nous amener à concevoir deux principes : la matière et la force; donc
deux principes; ce que l’on appelle un dualisme. Il y a la plante qui est matière et la nature en elle
(la raison génératrice), qui est force. Comment s’opère cette union? Par la tension qui est un bien,
contrairement au relâchement, qui est un mal. Étrangement, si la substance, la matière, est
corporelle, la force l’est aussi. La force de cohésion chez l’être humain va donner l’âme
raisonnable, mais elle va aussi engendrer l’âme du monde. Dans cette formation du monde il y a,
au tout début, l’éther, la raison et l’âme. Par contraction, apparaîtra l’eau, la terre et tout le
processus de la génération animale. Une fois arrivé à son terme ce monde se relâchera, se dilatera,
et tout sera absorbé dans l’héter (aether : brûler) et disparaîtra, pour recommencer par la suite
dans les moindres détails. Tout reviendra, y compris cet homme particulier avec les mêmes
paroles et les mêmes actes. L’éther est donc esprit (force), âme du monde. Dans tout ce fatras
dogmatique coexistent la providence et la fatalité. Mais ce qui est certain, c’est que ce qui pouvait
apparaître clair aux stoïciens nous apparaît confus à nous qui avons une représentation du monde
plus proche des épicuriens et des atomistes.
233

Le Stoïcisme (fin)

On doit maintenant conclure avec une introduction à la morale stoïcienne. Les fondateurs ont tenu
à distinguer la physique de la morale. Aux successeurs sera donné de traiter de la morale de
manière plus élaborée. Essayons d’être le plus clair possible.

La tendance fondamentale pour les stoïciens est l’instinct de conservation propre aux vivants.
Celle-ci permettra de faire des distinctions entre ce qui est un plaisir et une douleur. Ou plutôt
entre ce qui occasionne ceux-ci. À partir de là apparaît un premier principe : l’amour de soi. Cet
amour donnera lieu à la conscience de soi et l’affinera, plus on monte dans l’échelle de
l’évolution humaine. Jusqu’ici, cela va de soi. Et on peut dire, avec certitude, que le stoïcisme
influencera plusieurs courants psychologiques modernes. Les fondateurs ont parlé de la nécessité
de vivre conformément à la nature, nature qui se trouve à correspondre avec notre propre nature
humaine. Et faire ceci est une manifestation d’une grande sagesse. Il faut dire que le contraire (ne
pas respecter les enseignements ce cette nature) nous rend malheureux et parfois démesurés.
Sauf… Que la grande faiblesse du stoïcisme, morale d’esclave pour d’aucuns, est de ne pas
considérer la fonction du rêve et des aspirations. Bien que ce ne soit pas donné à tous, rêver sa vie
peut nous permettre de nous dépasser. Bien des choses extraordinaires peuvent nous arriver si
nous avons des aspirations élevées. Par contre, le piège qui peut survenir est la déception.
D’autant plus qu’il faut que très peu de déceptions et d’échecs pour nous dévaster. Tout ceci, on
ne peut l’attendre des stoïciens qui sont très conservateurs. Même que l’on peut dire que c’est un
peu déprimant ce type de morale minimaliste. Par contre, si on a tendance à commettre des
erreurs, lorsque l’on met tous ses œufs dans le même panier, la morale de ces derniers peut être
curative.

Suivant ce qu’en dit Diogène Laërce, les Stoïciens «distinguent dans la morale, partie de la
philosophie : une étude de la tendance, une étude des biens et des maux, une étude de la vertu,
une étude du souverain bien, une étude de la valeur première, une étude des actions, une étude des
conduites convenables, des encouragements, des dissuasions.»

Par contre, il faut dire que cette sagesse fait des amalgames qui ne vont pas de soi pour nous. «La
sagesse stoïcienne est une : elle est compréhension des implications d’événements, qui est un
acquiescement à la nature, qui est un adhésion au bien. Au bien qui est le vrai qui est la vie. La
vie qui est la raison qui est Dieu.» Il s’ensuit que ce que l’on vise dans le bonheur c’est un cours
234

harmonieux de la vie. Et de cette manière le sage serait toujours heureux; ce qui est une vision
idéaliste de l’existence. Il y a aussi le Bien qui est conforme à l’utile. «L’utile c’est ce qui va dans
le sens de la vie; dans le sens du destin, dans le sens de la volonté de Dieu.» Énumérons ce que
l’on entend par les biens et les maux : «les uns sont des biens, comme la réflexion, la justice, le
courage, la sagesse; d’autres sont des maux comme l’irréflexion, l’injustice, la lâcheté, etc.;
d’autres enfin sont indifférents, car ils ne sont ni utiles, ni nuisibles, par exemple la vie (ce qui me
semble faux), la mort, la santé, la maladie, le plaisir, la douleur, la beauté, la honte, la force, la
faiblesse, la richesse, la pauvreté, la gloire, la noblesse, etc.» Dans ce cas-ci, on sent bien que ce
que les stoïciens considèrent comme indifférent est loin de l’être pour nous. En ce sens, cette
sagesse a ses limites; elle n’est pas totalement actualisable pour nous.

«Assujetti, comme les autres animaux, aux fonctions de nutrition et de reproduction, il (l’humain)
sait bien que ce sont là des fonctions inférieures, et que ce qui le fait humain, c'est, avec la raison
elle-même, l'amour de la science et de la vérité, les soins de la famille et de la société, l'exercice
de la tempérance, du courage, de la grandeur d'âme, de la bienfaisance, qui ne sont autre chose
que le développement de la raison.» Mais pourquoi le bien est si important pour nos philosophes?
Disons que le bien est en corrélation avec l’harmonie intérieure et que celle-ci est conforme à
l’harmonie du monde.

Dans un tout autre ordre d’idée, il faut mentionner que pour les derniers stoïciens les vertus
sociales sont quelque chose qu’il faut rechercher, telles l’amitié, la fraternité et la compagnie.
«L'humain, dit Marc-Aurèle, est naturellement sociable et ami des autres humains.» Mais il y a
une juste mesure à respecter, car il ne faut pas non plus se dissiper et perdre les vertus de la
solitude, puisque, pour Marc-Aurèle, il est important de se réserver du temps afin de faire le bilan
de la journée, à savoir ce que l’on a fait d’utile et bénéfique et examiner si on s’est amélioré, si on
a progressé.

Il faudrait traiter aussi des passions qui naissent de mauvaises opinions que chaque homme se
doit de changer s’il ne veut pas être submergé par des affects négatifs. Il est entendu que dans la
passion nous pâtissons, au lieu de véritablement agir. Peut-être que tout ceci est un peu drastique,
puisqu’un mélomane peut avoir la passion de la musique, sans être autrement affecté dans sa
conduite; mais disons que cette philosophie est un peu un «pessimisme de la résignation
librement consentie».
235

Dans les Pensées, il nous est proposé ceci : «Te faut-il autre chose que d’honorer, de louer les
dieux, de faire du bien aux hommes, de savoir supporter et t’abstenir? Rappelle-toi que tout ce qui
est en dehors des limites de ton corps et de ton esprit n’est ni à toi ni sous ta puissance».

Disons, en terminant, que la morale stoïcienne «consiste à n’admettre comme bien que ce qui est
réalisable par notre propre volonté, en abandonnant comme indifférent ce qui fait l’objet des
inclinations». Et qu’il n’y a jamais existé de sages au sens où l’entendent les philosophes du
portique : «Il y a donc place pour une sorte de vertu humaine à côté de la vertu absolue du sage,
une vertu qui n’est pas sagesse et savoir absolu, mais qui est prudence et réflexion raisonnable».
Ainsi le modeste sage stoïcien pourrait avoir pour devise nihil mirari, ne s’étonner de rien. Ce qui
est contraire au premier principe de la philosophie : l’étonnement. Pourtant, Platon le disait bien :
«c’est tout à fait d’un philosophe cette disposition : s’étonner, et il n’y a point d’autre principe de
la philosophie que celui-là…».
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Notice biographique

Né à Québec, l’auteur, après un bref passage en philosophie, à l’université Laval, prend un temps
de réflexion pour se réorienter vers un autre domaine. Après un certain temps, il en vient à la
conclusion qu’aucun domaine particulier ne lui offre la possibilité de se réaliser. Il sera donc
clair, à partir de ce moment, que la recherche intellectuelle deviendra son principal objectif.
Plutôt que de se spécialiser, il préfèrera aborder le plus grand nombre de sujets possible. Et ce
sera par l’écriture sporadique qu’il y parviendra.

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