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TABLE DES MATIERES

Introduction. L’encampement du monde

Par Michel Agier


Un monde de camps, global et divers
L’ambivalence des camps contemporains
Peuples en exil, personnes déplacées, et vice versa
La forme-camp. Extraterritorialité, exception, exclusion
La circulation des personnes, des organisations et des savoirs. Un dispositif de
camps
L’exemplarité des camps ou ce que les camps nous disent de l’avenir du monde

PREMIERE PARTIE

TEMPS LONG, ESPACES EN CONFLIT : LES CAMPS DE REFUGIES


ENTRE IDENTITE, MEMOIRE ET POLITIQUE

Chatila (Liban). Histoire et devenir d’un camp de réfugiés palestiniens

Par Hala Abou-Zaki


Le camp, écho de la Palestine
La construction et l’extension du camp de Chatila

Kacha Garhi (Pakistan). Les camps de réfugiés afghans au Pakistan (1980-


2012)

Par Pierre Centlivres


Kacha Garhi et d’autres camps… les réfugiés afghans en exil
Les Afghans dans et hors des camps
Les partis et le djihad
Les Afghan Refugee Villages, espaces incertains entre Afghanistan et Pakistan

Maheba (Zambie). Le camp et la question du retour des réfugiés angolais

Par Pedro Neto


Le camp de Maheba
« Plus ça change, plus c’est la même chose. »
Post-Scriptum

Lukole (Tanzanie). Victimes ou fauteurs de troubles. Humanitaire et politique


dans les camps

Par Simon Turner


Les réfugiés, victimes sans voix
« Encourager la communauté » à Lukole
Négocier la position de victime
Négocier avec le passé

Mae La (Thaïlande). Humanitaire, nationalisme et religion dans les camps


karens à la frontière thaïlando-birmane

Par Alexander Horstmann


Gouvernance et distribution de l’aide. Le camp de Mae La
Les camps, creuset du projet national karen
Religion, nationalisme et gouvernance des camps
Tindouf (Algérie). Les camps sahraouis, préfiguration de l’État

Par Manuel Herz


Brève histoire du Sahara occidental et des camps sahraouis
Portrait d’un camp à travers ses activités urbaines
Entre le temporaire et le permanent : la ville contre le camp ?
Le camp comme catalyseur, le camp comme projet

Agamé (Bénin). Le feu et la révolte. Le camp comme foyer politique

Par Clara Lecadet


De la protestation dans les camps au « gouvernement » des réfugiés
Contre le rapatriement : la carte de réfugiés ou l’asile
Justice et politique : les réfugiés face au HCR

Sainte-Livrade (France). Une situation coloniale sans fin. Le Centre d’accueil


des Français d’Indochine (1956-2006)

Par Marc Bernardot


Sur la route du camp
De camps en camps
C’est la fête au CAFI
Le CAFI des descendants
Le CAFI dans la longue durée des camps français

DEUXIEME PARTIE

CAMPS, VILLES ET TERRITOIRES. DE L’INDUSTRIE HUMANITAIRE


A L’AMENAGEMENT DES ESPACES LOCAUX

Dadaab (Kenya). L’histoire architecturale d’un territoire non identifié.

Par Anooradha Iyer Siddiqi


État des lieux
Une géographie humanitaire-réfugiés
Histoire des premiers réfugiés et travailleurs humanitaires de Dadaab
Mises en images du complexe de Dadaab
Dadaab comme événement culturel

Kakuma, Kenya. Le camp dans l’économie de la ville, de la région et du monde

Par Bram J. Jansen


Jonglei 2012 : la marque du camp
Kakuma 1992 : la création du camp
La représentation humanitaire des camps de réfugiés
L’articulation du camp à la ville, au pays et au monde

Nahr al-Bared (Liban). Le camp et ses doubles

Par Nicolas Puig


Été 2007 : « Romance triste pour Nahr al-Bared »
Sur les berges du fleuve froid
« Le camp n’est pas mort » (retour à Bared)
Le camp retrouvé

Dheisheh (Cisjordanie). Retours. Penser le futur dans l’extraterritorialité (un


projet architectural)
Par Sandi Hilal, Alessandro Petti et Eyal Weizman
Extraterritorialité et retour
Les retours au présent
Extraterritorialité future

Wad Sharifey, Kishm el-Girbâ, Asotriba… Métamorphoses d’un réseau


régional de douze camps de réfugiés érythréens dans l’Est du Soudan (1962-
2013)

Par Hélène Thiollet


Un réseau de camps dans l’Est du Soudan
Les camps de l’Est du Soudan : entre mobilité et encampement
Des camps sans réfugiés ? Les camps après la clause de cessation de 2002
La transformation du paysage des camps depuis 2004
Exil prolongé, l’asile « durable »

Damas (Syrie). Asile, camps et insertion urbaine des migrants et réfugiés au


Moyen-Orient. Une mise en perspective régionale

Par Kamel Doraï


Du camp à la ville : asile et migration des Palestiniens au Moyen-Orient
Les Irakiens à Damas

TROISIEME PARTIE

CAMPS DE DEPLACES : URGENCES, MARGES URBAINES ET VIES


PRECAIRES

Corail-Canaan (Haïti). D’un camp l’autre

Par Alice Corbet


Corail : l’avenir incertain d’un camp trop rigide
Canaan : installer la vie, installer la ville
Camp et peuplement

Après Fukushima. La vie préfabriquée

François Gemenne
Contexte
Dans les camps, une attente qui n’a pas de fin
La zone contaminée, un camp qui ne dit pas son nom

Khartoum (Soudan). Le sort des déplacés et la transformation des camps après


l’indépendance du Soudan du Sud

Par Agnès de Geoffroy


Crises et déplacements : des périphéries vers le centre
Les déplacés à Khartoum : enjeux politiques et sécuritaires
Les espaces de la relégation
Les années 1990, isolement et contrôle
Les années 2000, ouverture et réconciliation
Indépendance du Soudan du Sud, la fin des camps ?

Pavarando (Colombie). Des « communautés de paix » aux « zones


humanitaires »

Par Stellio Rolland


De la dynamique du déplacement forcé à la formation du campement de
Pavarando
La délimitation d’espaces protégés par rapport au conflit armé
La difficile reconnaissance de la condition de « civil » et de « paysan » des
déplacés

QUATRIEME PARTIE

CAMPEMENTS, CAMPS DE TRAVAILLEURS, CENTRES DE


RETENTION : ENTRE PRISON, BIDONVILLE ET GHETTO

Qatar. Vie quotidienne et intimité dans un camp de travailleurs migrants

Par Tristan Bruslé


Les zones industrielles, le camp et la clôture : la relégation comme politique
Faire du camp un lieu par la routine quotidienne
Le lit, l’intimité et la métaphore du prisonnier
Le camp, un lieu hybride pour une vie de subalterne

Kofinou (Chypre). Du confinement à la mise au travail des demandeurs d’asile

Par Olivier Clochard


Le centre de Kofinou dans l’étau de l’accueil et de la surveillance
Kofinou : un camp de travailleurs ?
Migration et autres dispositifs de main-d’œuvre dans l’espace européen

Lampedusa. Un laboratoire de la rétention en Europe

Par Louise Tassin


L’enfermement des étrangers en Europe, enjeu politique et critique
Le centre de Lampedusa, une institution incertaine
Et si le paradoxe n’en était pas un : un flou fonctionnel ?

Calais, Patras, Subotica. Les « jungles » de l’Europe

Par Sara Prestianni


Naissance, destruction et reconstruction de la « jungle pachtoune » à la frontière
franco-anglaise
Calais, Patras, Subotica, un dispositif de camps à l’échelle européenne

Le Hanul (Saint-Denis, France). Du bidonville au « campement illicite ». La


« question rom » en Europe et en France

Par Martin Olivera


Émigration et immigration des Roms de Roumanie : quelques éléments
Le platz : un habitat par défaut
De l’encampement juridique au « campement illicite » : enfermés dehors

Belyounech (Maroc). L’empreinte de la souillure dans les campements près de


la frontière

Par Jean-Louis Edogué Ntang


Les migrants, cachés dans la forêt
Organisation sociale et politique des campements

De Tinzawaten à Bamako (Mali). Les ghettos de l’expulsion

Par Clara Lecadet


Le ban et la langue du ghetto
Ceci n’est pas un camp
Quelle aide pour les expulsés ?

Bibliographie
Présentation par Michel Agier
Bibliographie générale des œuvres citées

Index
Organisations
Localités et populations

Présentation des auteurs


Introduction. L’encampement du monde
Par Michel Agier
Camps de réfugiés, camps de déplacés, campements de
migrants, camps d’étrangers, zones d’attente pour personnes en
instance, zones de transit, centres de rétention ou de détention
administrative, centres d’identification et d’expulsion, points de
passage frontalier, centres d’accueil de demandeurs d’asile,
centres d’accueil temporaire, villages de réfugiés, villages
d’insertion de migrants, « ghettos », « jungles », foyers, maisons
des migrants… Ces mots, dont la liste s’allonge sans cesse, sont
devenus depuis la fin des années 1990 chaque jour davantage
présents dans l’actualité sociale, politique et médiatique de tous
les pays. Presque familiers déjà, ils désignent une réalité aussi
évidente que polémique et complexe : les camps sont en train de
devenir l’une des composantes majeures de la « société
mondiale », et le lieu de la vie quotidienne de dizaines de
millions de personnes dans le monde. Tel est le premier constat
qu’établit cet ouvrage, issu d’un ensemble d’enquêtes de terrain
menées au cours des quinze dernières années sur tous les
continents par une équipe de chercheurs en sciences sociales,
internationale et pluridisciplinaire. Parallèlement, ce livre
cherche à comprendre ce que ce monde de camps, divers et
interconnecté à l’échelle planétaire, nous dit du monde et de ce
qu’on appelle la globalisation. La solution du camp sous toutes
ses formes (ou ce que l’on appelle ici l’« encampement »)
apparaît comme l’une des façons dorénavant les plus répandues
de tenir à l’écart ce qui dérange, de contenir ou rejeter ce qui,
humain, matière organique ou déchet industriel, est en trop.
L’encampement du monde se présente ainsi comme l’une des
formes du gouvernement du monde, une manière de gérer
l’indésirable.
Tels sont les constats et les questions qui ont motivé cette
entreprise de recherche collective. Les résultats des enquêtes
apportent des données et des analyses inédites, introduisent de la
complexité et des nuances dans cette réflexion tout en
nourrissant, entre inquiétude et réalisme, le besoin d’une prise de
responsabilité partagée à toutes les échelles (nationales,
régionales et mondiales) sur le sens et le devenir des camps
d’aujourd’hui.

Un monde de camps, global et divers

L’ambition de cet ouvrage est tout à la fois descriptive,


historique et critique. Les vingt-cinq chapitres qui le composent
allient, à une attention minutieuse aux lieux de la mobilité
humaine (que celle-ci soit due à des causes politiques,
économiques ou environnementales), une connaissance
approfondie des contraintes régionales de la politique, de la
mobilité et de l’encampement. Et ils sont traversés et reliés par
une hypothèse anthropologique forte, celle qui voit (ou prévoit) à
l’échelle planétaire la formation d’un « dispositif » des lieux de
confinement − un dispositif « global », au sens où il inclut mais
dépasse tous les cas particuliers. C’est la raison pour laquelle ce
livre constitue un projet d’ethnographie globale. Partant de
recherches empiriques locales et régionales, chaque chapitre
tente de rendre compte de la complexité et de la diversité des
situations concrètes. On verra ainsi le poids et la profondeur de
certaines histoires spécifiques – celle des peuples en exil : Karen
de Birmanie en Thaïlande, Sahraouis en Algérie ; celle des
régions enkystées dans des conflits sans fin : Afghanistan,
Soudan, Érythrée, Palestine, Afrique centrale. Puis, en prenant
l’angle de l’histoire sociale et urbaine des camps, toujours
précisément située, on verra apparaître sur le long terme des
réfugiés-citadins, qui transforment leurs vies en inventant une
politique sur les lieux mêmes de leur relégation, auxquels ils sont
maintenant, de fait, attachés. Partout, le paramètre du temps est
indispensable pour comprendre la transformation de ces espaces
vides en lieux anthropologiques. À l’heure de la domination de
la « liquidité » des choses et de l’instantanéité des
communications, c’est pour les auteurs de ce livre le temps long
qui est absolument déterminant − on l’aborde dès la première
partie de l’ouvrage − car le critère du temps est rendu plus
important a contrario par l’urgentisme qui préside à la
conception des espaces. L’impression de précarité matérielle,
l’évidence d’une organisation provisoire des espaces, la faible
empreinte de la forme-camp sur la nature… tout cela donne le
sentiment que ce qui est là sous nos yeux maintenant peut avoir
disparu demain. Le temps long est donc essentiel pour
s’interroger sur les possibilités de la reproduction sociale alors
même qu’il semble n’être qu’un présent sans fin, un temps long
par accident, qui ne fait pas sens. C’est pourquoi nous cherchons
partout la patine du temps dans la vie sociale et matérielle. Des
camps établis dans l’urgence, sans avenir imaginé et encore
moins planifié par ceux qui les ont créés, existent depuis
maintenant vingt ans et plus (comme au Kenya), trente ans et
plus (au Pakistan, en Algérie, en Zambie, au Soudan)… ou plus
de soixante ans (au Moyen-Orient). Plusieurs générations
d’habitants y sont nées réfugiées et « encampées ». Émerge alors
ce qui fait l’objet de l’attention réitérée de ces enquêtes : une
société et une politique issues des camps, dont les mots d’ordre,
l’organisation, la vision du monde se comprendront mieux
depuis les vies quotidiennes, la matérialité et les socialisations
qui s’y déploient − c’est un devenir urbain, social et culturel
autant que politique, dont les camps palestiniens sont
aujourd’hui le plus parfait exemple.
Des comparaisons ou des lectures transversales
permettront de voir se dessiner petit à petit un tableau
d’ensemble, celui d’un « paysage global » de camps. Cette
expression désigne bien sûr une matérialité spécifique et
comparable d’un camp à l’autre. Mais, s’il est important de
s’interroger sur la cohérence de ce « paysage » à l’échelle de la
planète, plusieurs remarques préalables sont nécessaires.
D’abord, il convient d’être vigilant face à ce qu’on peut appeler
une « esthétique du camp », gigantesque, monstrueuse et
compassionnelle, qui s’est développée subrepticement dans les
médias, les documentaires et le photojournalisme. L’abondance
de représentations visuelles masque étrangement la faiblesse des
informations, des analyses et des débats politiques. L’hypothèse
d’un « paysage » de camps suppose donc que soit en permanence
mises en question la place prise par cette esthétique monstrueuse
voire son imposition dans le domaine public.
Ensuite, l’hypothèse d’un paysage global de camps
cherche à désigner un objet de réflexion, autant critique et
politique que théorique : un ensemble d’espaces locaux
interconnectés mobilisant très souvent des organisations de la
« communauté internationale » qui se pensent, elles, comme
« globales ». L’hypothèse s’inspire aussi, tout en s’en
différenciant, des « paysages globaux » dont l’anthropologue
indien et américain Arjun Appadurai a fait dans les années 1990
la matrice de sa représentation d’une mondialisation
supranationale et excessivement déterritorialisée, sur fond de
crise de la localité. Le point de vue adopté ici est quelque peu
différent ; c’est celui d’une anthropologie-monde ancrée sur les
terrains locaux. Le « paysage » n’est donc pas une abstraction
mais se réfère à la réalité concrète des terrains. Idéalement, cette
approche impliquerait un dispositif d’enquêtes multi-situées et
simultanées pour saisir la dimension à la fois empirique et
« globale » d’une réalité existant à l’échelle mondiale. Sans
prétendre l’avoir parfaitement atteinte (car il manquera toujours
un cas d’étude, ou des centaines de cas, sans doute aussi
intéressants que ceux qui ont été retenus), c’est cette démarche à
la fois ethnographique et anthropologique, locale et globale, qui
a inspiré cette enquête internationale1.
Les statistiques institutionnelles ne donnent qu’une idée
très partielle de la concentration des réfugiés, déplacés internes,
migrants « clandestins » ou demandeurs d’asile dans des camps.
On essaiera de donner quelques indications chiffrées, sous
réserve d’actualisation et en restant dans des estimations basses.
En tenant compte des chiffres disponibles mais hétérogènes, on
peut en premier lieu estimer à plus de 450 le nombre de camps
de réfugiés officiels administrés principalement par des agences
internationales (HCR, UNRWA2) et plus rarement par des
administrations nationales. Six millions de personnes au moins
vivent dans ces camps. En deuxième lieu, le nombre de camps de
déplacés internes est plus difficile encore à établir puisqu’il
change rapidement mais il est indubitablement plus important
que celui des camps de réfugiés, compte tenu de son mode
opératoire plus simple et rapide. Si, d’après un rapport de l’ONG

1
Les lecteurs intéressés par ces questions méthodologiques et théoriques pourront se
reporter notamment aux ouvrages de Appadurai (2005), Burawoy (2000), Agier
(2004) ainsi qu’à Boucheron et Delalande (2013) pour comparer ce débat avec celui
des historiens sur les liens entre l’histoire-monde et l’histoire connectée. Voir
également Agier (2012) où une ébauche de ce projet d’ouvrage a été présentée dans
la revue Carnets du paysage.
2
Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) et l’Agence de
l’ONU pour les réfugiés palestiniens (UNRWA). Voir en fin de volume l’index des
institutions et leur acronyme.
Amnesty International, on en comptait 600 dans le monde en
2008 (dont 65 dans la seule province du Darfour au Soudan,
abritant près de deux millions de personnes à ce moment-là),
plus d’un millier furent établis en Haïti juste après le
tremblement de terre de janvier 2010 (près de la moitié existent
encore), faisant ainsi plus que doubler leur nombre à l’échelle
mondiale. Compte tenu de ces fluctuations, on peut estimer le
nombre de camps de déplacés en 2014 à plus de mille et à six
millions au moins le nombre de personnes y vivant. Il convient
d’ajouter, en troisième lieu, plusieurs milliers de campements
auto-établis, les plus éphémères et les moins visibles, où se
trouvent généralement, mais pas uniquement, des personnes sans
droit de séjour, des migrants dits « clandestins », ou des
personnes déplacées de force dans leur propre pays avant qu’une
reconnaissance de leur installation comme camp de déplacés ait
éventuellement lieu, ce qui est loin d’être le cas général. Ce sont
des regroupements de petite taille parfois appelés « ghettos » ou
« jungles », qu’on trouve le long des frontières ou dans les
interstices urbains. Si leur nombre dépasse toutes les autres
catégories de camps, leur taille est généralement très inférieure à
celle des camps de déplacés et, plus encore, à celle des camps de
réfugiés. À titre d’exemple, on compterait en France un peu plus
de 350 campements dits « roms » pour un total de 17 000
occupants, soit un peu moins de cinquante personnes par
campements. Enfin, en quatrième lieu, on doit distinguer les
centres de rétention administrative. On en compte plus d’un
millier dans le monde, dont 400 en Europe. Ces derniers
disposent de 35 000 places et ils connaissent un turn over
important, plus de 500 000 personnes transitant chaque année par
ces centres.
Aux camps de réfugiés les plus officiels, les plus grands,
les plus anciens et les plus transformés (parties 1 et 2) et aux
camps de déplacés internes sous contrôle d’ONG internationales
ou d’administrations nationales (partie 3), s’ajoutent une
multitude d’autres formes de vie encampée (partie 4). Deux
pôles sont distingués dans ce dernier cas, en reprenant les deux
catégories évoquées plus haut. D’un côté, les campements
informels. De l’autre, des lieux sous contrôle administratif et/ou
assistance humanitaire, fermés ou partiellement ouverts, dédiés à
la rétention ou à l’hébergement temporaire des étrangers, même
si certains centres (comme à Chypre) regroupent ces deux
fonctions. En outre, l’encampement des travailleurs migrants,
démographiquement important dans le sud de la Chine et dans
les pays du Golfe (dont le Qatar), mais aussi dans certains
secteurs du travail en Afrique du Sud, au Canada et au sud de
l’Espagne se développe en empruntant ses techniques aux
formes existantes des camps pour migrants, pour déplacés
internes ou pour réfugiés.
Des thèmes récurrents émergent d’une étude de cas à
l’autre ; ils reflètent et prolongent les études que mènent sur ces
terrains des chercheurs de différents pays et disciplines, et dont
le nombre a considérablement augmenté depuis le début des
années 2000. Ces thèmes récurrents concernent les liens, ténus
jusqu’à la confusion, entre guerre et non-guerre dans les régions
d’origine des migrants, ce qui tend à rendre plus périlleux les
retours aux lieux d’origine mais aussi plus difficile la
reconnaissance de causes claires et uniques du déplacement
(l’instabilité politique, les violences sociales, la précarité
économique). Comme en écho à cette confusion des situations
de départ, on observe en général une superposition entre les
statuts administratifs de réfugiés et migrants, attribués de
manière aléatoire selon les politiques publiques des pays
d’arrivée à l’égard de la migration et de l’asile. On note
également dans les différents cas étudiés les liens tout aussi
étroits que conflictuels entre les milieux humanitaires, les
organisations de réfugiés plus ou moins développées et les forces
militaires ou policières entourant les camps. L’importance
politique du gouvernement humanitaire des indésirables dans la
« gouvernance mondiale » est un autre aspect que révèlent en
particulier les situations de réfugiés de longue durée (protracted
refugees) et le développement d’une « industrie » des camps,
conjuguant l’éphémère et la durabilité. Enfin, la question
récurrente des camps-villes rejoint celle, plus générale, de la
reconnaissance des urbanisations précaires dans le monde …

L’ambivalence des camps contemporains

Ce tour du monde des formes contemporaines de camp


invite à une interrogation plus générale, plus politique et plus
anthropologique, au sens où elle dépasse les spécificités des
contextes dans lesquels naissent et durent des camps, pour
réfléchir, à partir de leur inscription dans la durée comme de
leurs multiples formes et usages, sur les fondements de leur
banalité, et sur la place qu’ils occupent d’ores et déjà dans
l’ordinaire d’un monde où la précarité, la relégation et
l’indifférence sont omniprésentes.
Même lorsque le camp est géré par une organisation
humanitaire, il a un effet d’enfermement, de privation de liberté
et crée un sentiment de souillure qui rejaillit sur la vie et
l’identité des encampés. Cela rapproche le camp de réfugiés
qu’on trouve en Afrique ou en Asie du centre de rétention
pour étrangers en attente d’expulsion qu’on trouve en Europe.
Pour autant, de nouveaux espaces de frontières se dessinent dans
tous ces lieux (ou « hors-lieux »), avec une grande diversité bien
sûr, par exemple entre des centres de rétention administrative,
dont certains sont proches du quotidien carcéral, et des camps de
déplacés internes qu’on distingue mal des banlieues pauvres. À
des degrés divers donc, ces hors-lieux deviennent
progressivement de nouveaux milieux sociaux, incertains et
toujours « en marge » de quelque chose (d’une ville, d’un État).
Mais au fil du temps, ce quelque chose, ce centre référentiel,
tend à disparaître de l’horizon de vie des encampés. Le lieu de la
relégation, du stationnement, n’est plus alors (ou plus seulement)
un lieu d’attente, souvent propice à la dépression et autres
pathologies, mais il devient un lieu de vie, de resocialisation,
parfois d’une certaine agitation sociale et politique − autant dans
les centres de rétention européens, marqués par les incendies ou
les grèves de la faim, que dans les camps de réfugiés africains,
où les manifestations de rue devant les bureaux des organisation
internationales, les séquestrations de travailleurs humanitaires et
les boycotts de la ration alimentaire sont des formes d’action
politique. Dans ces contextes, le camp retrouve un sens pour
celles et ceux qui « l’habitent » dans le fait d’incarner cet entre-
deux propre à toute situation de frontière, au lieu de s’enfoncer
dans le non-sens de l’enfermement.
C’est cette ambivalence des camps du XXIe siècle que veut
transmettre cet ouvrage, en même temps qu’il est un témoignage
du présent, de la réalité bien établie des camps, de leur existence
ordinaire et proche, mais peu, ou parfois pas du tout, visible.
Cette invisibilité de la banalité des camps est très compatible,
avec la mise en exergue de leur caractère extraordinaire, voire
« monstrueux », qui appelle le rejet autant que la compassion.
Elle est un atout pour les politiques de l’indifférence. Ce livre
affirme, au contraire, qu’il faut rendre les camps célèbres, tout
comme il faut donner un nom à chaque réfugié, déplacé et
migrant « illégal » qui s’y trouve confiné. « Seule la célébrité,
écrivait déjà Hannah Arendt en 1951 (l’année même de la
création du Haut Commissariat des Nations Unies pour les
Réfugiés), peut éventuellement fournir la réponse à l’éternelle
complainte des réfugiés de toutes les couches sociales :
“personne ne sait qui je suis” ; et il est exact que les chances du
réfugié célèbre sont plus grandes, tout comme un chien qui a un
nom a davantage de chance de survivre qu’un chien errant qui ne
serait juste qu’un chien en général » (Arendt 1951/1982, p. 266).

Peuples en exil, personnes déplacées, et vice-versa

Il faut rendre les camps et les réfugiés célèbres. Mais


lesquels et comment ? Palestiniens, Karen, Sahraouis, les
réfugiés de longue durée établis dans des camps malgré eux sont
pour une part des peuples en exil, chassés de leurs terres
ancestrales ou ne réussissant pas à faire valoir un droit territorial.
Leur vie est hantée par le retour. Le camp leur apparaît parfois
comme un État en miniature, nonobstant le nombre important
d’ONG et d’agences internationales qui l’entourent,
l’approvisionnent, et gardent l’œil dessus. Mais les réfugiés sont
aussi de simples personnes déplacées, des citoyens ayant perdu
leur citoyenneté, devenus sans État et dont Hannah Arendt,
encore, disait qu’ils mettent en évidence, bien plus radicalement
que les minorités, la crise de l’État-nation… Cette différence
posée par la philosophe comme la séparation de deux termes – le
peuple en exil, la personne déplacée −, nous la retrouvons
souvent réunie sur le terrain des camps aujourd’hui. En effet, si
les premières – les minorités sans État − manifestent un désir
d’État (contenu dans leur demande prioritaire d’un territoire
propre), les secondes – les personnes déplacées − vivent cette
séparation d’avec l’État d’abord comme un abandon ou un écart
vers l’anormalité − car « l’ordre normal des
choses » est « national » comme l’a très bien relevé
l’anthropologue Liisa Malkki (1995b) à partir de sa recherche
pionnière sur les réfugiés hutus du Burundi en Tanzanie dans les
années 1980. Puis ces réfugiés montrent, même malgré eux,
qu’une vie est possible sur les limites ou aux bords des États-
nations. Les camps sont ainsi des lieux de l’exil mais des lieux
où l’exil peut être habité. Toutes les recherches empiriques sur
les camps, de quelque taille qu’ils soient, sur les centres
d’accueil ou de détention, les campements aux marges des villes
ou dans les forêts, jusqu’à la cabane ou la chambre comme
dernier rempart du sujet face à une vie précaire, toutes ces
recherches montrent que ces lieux sont l’objet de soins,
personnels ou collectifs, de rites quotidiens et d’arrangements
esthétiques, qu’ils sont donc très éloignés des représentations
qu’on donne généralement des migrants et des réfugiés vivant
dans un monde chaotique et souillé.
Par ailleurs, sur un plan politique, le camp est le lieu à
partir duquel est entretenu le désir d’un territoire propre,
identitaire, associé à la demande de retour. Le territoire
identitaire et le retour sont réclamés par les représentants d’un
« peuple en exil ». Dans ce cadre, l’enfermement du camp
semblerait aller dans le « bon sens » car, même s’il n’est pas bon
à vivre, il serait « bon à penser » permettant cet artifice politique
qui fait se superposer le territoire désiré dans un futur et un
ailleurs symboliquement unificateurs et l’espace du camp qui en
est ici et maintenant la préfiguration. Pourtant, entre les discours
et stratégies des leaders, qui peuvent conforter l’interprétation
identitaire des camps, et ce qu’il en est effectivement du destin
collectif d’un camp qui regroupe des individus a priori
sans communauté, il y a bien un même lieu mais où l’écart se
creuse : d’un côté, le camp comme lieu sacrificiel de l’attente du
retour d’un peuple en exil ; de l’autre, le camp comme lieu d’un
droit à la vie sur place et comme transformation de l’espace
occupé ici et maintenant.
En outre, au sein de l’enfermement, de la multiplicité se
déploie : des réfugiés viennent de plusieurs villages ou de
plusieurs régions, voire de plusieurs pays différents ; ils
découvrent et parfois apprennent des langues nouvelles ; et enfin
tous font l’expérience d’une relation nouvelle et ambiguë avec
les travailleurs humanitaires, venus généralement des pays riches
avec leurs images, leurs rêves et leurs certitudes sur les pays du
Sud. Une langue des camps, pidgin local de l’anglais onusien,
s’y répand. Après des enquêtes menées entre 2003 et 2007 dans
les camps de la région de la Mano River (Liberia, Sierra Leone,
Guinée), j’ai ainsi acquis la conviction, formulée de manière
provocatrice, que le monde des camps, du déplacement et de
l’humanitaire, pouvait à bien des égards être considéré comme le
lieu où naissent de nouvelles « aires culturelles » chères à
l’ethnologie ! L’habitat, l’alimentation, les relations
matrimoniales et la composition des familles, les formes de
sociabilité, les rythmes quotidiens, les langues parlées, toutes ces
choses essentielles à l’existence de chacun sont le produit
hybride des habitudes antérieures au déplacement, des
contraintes du déplacement et des nouveaux apprentissages du
camp.
Contre les idées trop simples du camp comme lieu
d’anomie, de chaos et de pathologie, ou du camp comme espace
d’enfermement identitaire, on peut donc opposer le constat de
l’ambivalence : les camps sont des lieux d’un relatif
enfermement mais ils sont aussi des carrefours cosmopolites. Au
croisement de l’un et l’autre facteur, se détermine la manière
dont la vie y est réinventée.

La forme-camp. Extraterritorialité, exception, exclusion

On est en droit de s’interroger alors face à une telle


diversité et une telle ambivalence des « camps » contemporains,
sur l’idée même d’une « forme-camp » et sur ce que nous
apporte aujourd’hui le fait d’appeler « camp » l’ensemble de ces
lieux. J’aborderai cette question par un bref détour.
Dans un très beau livre sur le sens de la part la plus
sombre (la folie, la guerre, la monstruosité) de l’œuvre du peintre
espagnol du XIXe siècle, Goya, Tzvetan Todorov (2011) explique
– ou constate – qu’il y a une réalité propre de la guerre – une
identité, une essence ou une logique de la guerre − qui semble
supérieure à tous les individus qu’elle implique, à ce qu’ils
pensent ou ressentent. C’est sans doute ce que Goya cherche à
saisir avec ses innombrables croquis, dessins et tableaux où les
protagonistes montrent leurs visages – si les uns sont effarés et
horrifiés, les autres sont placides et tranquilles. Dans des
contextes locaux toujours différents, cette répétition oblige à
penser la fonction et le sens de l’implacable logique guerrière.
De même aujourd’hui, dans un univers assez proche et même si
l’on change d’époque, la répétition de l’encampement, qu’il
opère sous domination humanitaire, sous domination
administrative ou sécuritaire, ou selon la volonté des déplacés de
trouver refuge, ainsi que l’évidence du camp elle-même (au nom
de l’urgence, de l’efficacité, de sa faible empreinte matérielle),
doivent nous alerter et nous amener à nous interroger non plus
seulement sur les sens multiples de ces camps à partir de tous
leurs contextes d’édification mais, au-delà de la somme ou de
l’énumération de ses contextes locaux, sur le sens qu’ils prennent
en tant que forme globale, « solution » délocalisée qui s’impose
aux situations locales de crise. La radicalité de cette solution
marque les individus qui se trouvent mis en camps, ces derniers
représentent une « réponse qui excède pour des sujets qui
excèdent » (Rahola 2007, p. 65). Mais il me semble important de
rapporter l’idée de « forme-camp » à la nécessité autant
intellectuelle que politique de poser un modèle auquel se
confronter. Je distinguerai donc ce modèle, la forme-camp, de la
politique des « encampés », qui ne s’y soumet pas forcément
mais doit inévitablement composer avec.
Il est possible de caractériser la forme-camp par trois
traits qu’on retrouve à des degrés divers dans les situations
étudiées : l’extraterritorialité, l’exception et l’exclusion.
Premièrement, l’extraterritorialité. Ce sont des hors-lieux, une
place à l’écart leur est réservée qui souvent ne figure pas sur la
cartographie d’un pays ou d’une région. Ainsi les camps de
Dadaab au Kenya, quoique deux ou trois fois plus peuplés que le
département de Garissa où ils se trouvent, n’apparaissent pas sur
la carte de ce département. Dans le même ordre d’idée, on sait
que les zones d’attente, voire les centres de rétention en Europe
sont conçus comme des espaces extraterritoriaux, excroissances
non identifiées des États-nations pour y contrôler et
éventuellement interrompre les passages d’étrangers. Ces hors-
lieux ont une forme, celle des camps bien sûr mais aussi celle
des zones de transit portuaires, voire des bateaux ou même des
îles – comme les îles de Nauru et de Christmas dans le Pacifique,
qui font office de camps de détention pour demandeurs d’asile en
Australie. Le sociologue Zygmunt Bauman (2004) a fait du
développement des espaces extraterritoriaux l’une des
caractéristiques majeures de la mondialisation où la profusion
des « déchets », matériels comme humains, demandent une
économie et un travail sans cesse renouvelés pour le rejet des
restes, objets et matières « surnuméraires ». Deuxièmement, un
régime d’exception est associé à cette extraterritorialité. Les
espaces extraterritoriaux relèvent d’une autre loi que celle de
l’État sur l’espace duquel ils sont établis. Quel que soit leur
degré de fermeture ou d’ouverture, ils ont pour caractéristique
commune d’écarter, de retarder ou suspendre toute
reconnaissance d’une égalité politique entre leurs occupants et
les citoyens ordinaires. C’est le cas des camps de réfugiés autant
que des centres de rétention (mais moins le cas des camps de
déplacés internes, encore qu’une forme d’exception puisse aussi
leur être appliquée par des procédés internes de zonage
administratif, militaire ou humanitaire). Troisièmement, à
l’exception sur le plan juridique et politique, à l’extraterritorialité
sur le plan de l’organisation des espaces et des frontières,
correspond une exclusion du point de vue de la société. Cette
exclusion sociale, le fait d’ostensiblement n’être pas comme les
autres, n’être pas intégrable, est la forme sensible d’une altérité
qui résulte des deux modes de mise à l’écart précédemment cités.
Les occupants des camps et campements ne subissent pas
au même degré ces trois fonctions de la forme-camp. Mais ils ont
toujours à résoudre le problème qu’elles leur posent, en les
contournant, les affrontant, les faisant plier ou se transformer. Il
y a toujours et d’emblée une politique des réfugiés qui ne se
résume pas à l’identité victimaire ou culpabilisante des encampés
mais qui a pour objet de l’affronter sur le lieu même du camp.
La circulation des personnes, des organisations et des
savoirs. Un dispositif de camps

Ce qui précède nous amène à préciser maintenant en quoi


ce paysage de plusieurs milliers de camps, campements et
centres ou zones pour réfugiés, déplacés et migrants « illégaux »,
forme en fait un dispositif. Celui-ci intègre de manière
transversale et transnationale les milliers de lieux qui le
composent, en mettant en relation des personnes, des
organisations et des savoirs en circulation.
Il s’agit bien sûr des personnes en déplacement. Venant
d’Afrique, d’Asie, du Moyen-Orient principalement, ce sont un
peu les mêmes personnes qui se retrouvent dans ces lieux :
camps de déplacés internes, camps de réfugiés, postes frontières,
campements informels, zones d’attente, parcs urbains, forêts,
squats, centres de soin d’urgence… Dans ce contexte, des
catégories institutionnelles d’identification semblent être des
gages de survie avant de se transformer en stigmates. Ce sont des
masques officiels posés provisoirement sur les visages qu’ils
cachent. Voyons un parcours type. Un déplacé interne libérien
vivant en 2002-2003 (soit au plus fort de la guerre civile) dans
un camp à la périphérie de Monrovia sera un réfugié s’il part
s’enregistrer l’année suivante dans un camp du HCR au-delà de
la frontière nord de son pays, en Guinée forestière, puis il sera un
clandestin s’il le quitte en 2006 pour chercher du travail à
Conakry, capitale de ce pays, où il retrouvera de nombreux
compatriotes vivant dans le « quartier des Libériens » de la
capitale guinéenne. De là, il tentera peut-être de rejoindre
l’Europe, par la mer ou à travers le continent via les routes
transsahariennes, et s’il arrive en France il sera conduit vers
l’une des cent « ZAPI » (Zone d’attente pour personnes en
instance) que comptent ses ports et aéroports. Il sera
officiellement considéré comme un maintenu, avant de pouvoir
être enregistré comme demandeur d’asile avec de fortes chances
de se voir débouté de sa demande. Il sera alors retenu dans un
CRA (Centre de rétention administrative) en attendant que les
démarches administratives nécessaires à son expulsion soient
réglées. S’il n’est pas légalement expulsable, il sera « libéré »
puis se retrouvera, à Calais ou dans la banlieue de Rome,
migrant clandestin dans un campement ou un squat de migrants
africains… Ce parcours type est certes virtuel mais les
enchaînements et les statuts qu’il décrit sont réellement vécus, en
partie ou en totalité par celles et ceux qu’on rencontre et dont on
enregistre les récits d’exil dans les différents lieux du dispositif.
Les personnes circulant dans ce vaste réseau de camps
sont aussi les travailleurs des organisations onusiennes ou
humanitaires qui interviennent dans les différents types
d’espace : on retrouve ainsi les travailleurs de la Croix rouge
dans un camp de réfugié guinéen comme dans le centre de transit
de Sangatte dans le nord de la France, les médecins et infirmiers
de Médecins Sans Frontières se retrouvent dans le campement
des migrants afghans de la ville de Patras en Grèce comme dans
les camps de réfugiés en Afrique, et c’est aussi le cas pour le
personnel de Médecins Du Monde et de nombreuses autres
ONG. Un vaste marché du travail s’est constitué dont on peut
donner une idée en évoquant les plus de 150 ONG
internationales et les plus de 400 ONG nationales qui travaillent
sous contrat au sein des seuls camps du HCR.
La circulation des organisations travaillant à la gestion des
camps entraîne une circulation et une diffusion des savoirs
spécialisés au sein de ce dispositif. Ainsi, d’année en année,
l’organisation des camps est devenue plus structurée et
complexe, des savoirs logistiques se sont accumulés, toute une
culture du kit permet de faire face aux questions vitales de
l’approvisionnement en eau (puits, pipelines, cuves plastifiées,
camions citernes), de la voierie et de l’assainissement. Les abris
d’urgence sont disposés selon des plans d’« urbanisme »
élaborés dans les unités techniques du HCR. Les tentes en toile
et plastique sont de plus en plus remplacées par des modules
préfabriqués (certains architectes y travaillent). L’étude et le
traitement de quelques sujets cruciaux de la vie des camps, en
particulier sanitaires ou sécuritaires, ont évolué depuis quelques
années dans les ONG internationales et les agences nationales et
onusiennes. C’est le cas, par exemple, de la sécurité et de la
rapidité du transport en camion et du regroupement des collectifs
de réfugiés ou de returnees (« retournés »), ou de la qualité des
bâches plastifiées couvrant les abris d’urgence (sur lesquels sont
éventuellement testés des produits anti-moustique pour éviter la
propagation du paludisme), ou encore de la taille des camps, qui
tend maintenant à être réduite pour atteindre, dans le cas des
camps de réfugiés, la taille idéale de 5 000 à 10 000 occupants.
Un consensus à la fois compassionnel et technique donne
sens à l’existence du camp pour ses promoteurs et gestionnaires.
Ce consensus se traduit dans la biopolitique appliquée
quotidiennement à la vie des camps. Celle-ci est dominée par
l’organisation des triages (screening) entre les personnes selon
leur état physique, leur âge, la composition des groupes
domestiques, par la répartition spatiale et catégorielle des
résidents, par la division du travail entre les organisations non
gouvernementales en place, etc. Enfin, si les camps de réfugiés
sont le lieu par excellence de l’intervention humanitaire voilant,
par cette visibilité et cette dramatisation humanitaires, les
mécanismes de contrôle des mobilités également présents, à
l’inverse le souci d’éviter le scandale ou la « crise humanitaire »
est présent en Europe chez les gouvernements les plus avancés
dans le contrôle et le rejet des étrangers indésirables, et le
recours plus important aux centres de rétention va de pair avec
leur aménagement plus « humanitaire ». Ainsi, on trouve
aujourd’hui des centres de rétention en Europe dont la
construction est assurée par des entreprises privées sous contrat
avec l’Union Européenne, et visant à en faire des lieux
minutieusement médicalisés, comme c’est le cas en Ukraine.
Du campement auto-installé de la « jungle » périurbaine à
Calais ou Patras, au vieux camp de réfugiés du HCR en Afrique,
en passant par le camp-ghetto palestinien et le camp-ville de
déplacés à Haïti ou Khartoum, les camps sont des jalons posés
sur plusieurs parcours. Celui des personnes en déplacement
pouvant changer de catégorie d’identification d’un lieu à l’autre.
Celui des organisations et agences internationales qui déploient
d’un camp à l’autre leur technologie, leur travail et leur
économie. Le parcours enfin des savoirs experts (humanitaires
ou sécuritaires) et des idéologies (compassionnelles ou
accusatrices). La vie sociale des lieux confinés dépendra du
croisement et de la confrontation entre ces différents réseaux
d’acteurs et de significations.

L’exemplarité des camps ou : Ce que les camps nous


disent de l’avenir du monde.
Produit du dérèglement international de la période suivant
la fin de la guerre froide, et de la difficulté internationale à
« faire monde » face aux bouleversements politiques,
écologiques et économiques de ce début de siècle, la
prolifération des camps a créé une situation de fait, importante
sur les plans démographique et sociologique, mais importante
aussi pour toutes les transformations qu’ils traversent et qui
peuvent servir d’anticipation pour eux-mêmes et pour d’autres
contextes. Tenir compte de leur exemplarité aidera à les sortir de
cette « exception » fatale où les tiennent les imaginaires
politiques. Le savoir sur l’encampement n’en est plus à ses
débuts, comme le montrent ce livre et tous ceux qui sont
mentionnés dans la bibliographie en fin d’ouvrage. De nouvelles
pistes de recherche ont émergé. De nouvelles réflexions et
propositions politiques peuvent être faites. Je voudrais évoquer
les unes et les autres, de manière plus programmatique que
conclusive.
Ce que les camps anticipent de manière radicale, c’est une
problématique de la vie et de la citoyenneté aux marges de
l’État-nation. Cette question est devenue centrale aujourd’hui
pour penser la « société mondiale » de demain. Car, en durant et
en s’urbanisant, les camps mettent en scène deux réalités
complémentaires, à la fois entièrement globales et entièrement
locales, celle de la disparition de l’étranger d’une part, et celle
d’une expérience du monde (c’est-à-dire un cosmopolitisme
ordinaire) dans les marges et les frontières d’autre part. Enfin,
dans cette lutte permanente entre la mort et la vie, la disparition
et la transformation, ils anticipent de nouveaux mondes urbains.
Les camps mettent en scène, ou plutôt « en espace », la
condition de l’étranger comme déraciné, dépaysé, délocalisé,
dénationalisé. L’immigré est d’abord un émigré, écrivait le
sociologue Abdelmalek Sayad (1999) en évoquant un âge de
l’immigration, celui des années 1960-1980, où l’insertion
économique et politique des travailleurs migrants dans les cadres
nationaux était pourtant bien plus réelles qu’aujourd’hui. Le dé-
placé arrive dans le camp (terme générique ici qui inclut aussi le
camp de réfugiés ou le campement de migrants, éventuellement
le centre d’accueil ou la maison de migrants) après un ensemble
de pertes – perte, intégrale ou partielle, de ses lieux, de ses biens
et de ses liens. Même s’il a, à un moment donné, « choisi » de
partir en fonction de telle ou telle contrainte (politique,
écologique, économique ou sociale), cette perte est l’empreinte
majeure de sa désidentification (terme qui correspond à la plainte
de la « perte d’identité »). En outre, tous les dé-placés se
trouvent d’une manière ou d’une autre séparés, abandonnés voire
rejetés par un État supposé les protéger et les représenter. Le
camp est le lieu des Sans-État, dans ce sens il est bien un hors-
lieu, établi dans un intervalle entre les juridictions, les territoires
et les sociétés du ou des pays sur l’espace desquels il se trouve
ou dont il est limitrophe. Dans le camp qui fait fonction de
frontière, le dé-placé n’est qu’exceptionnellement arrivé en
communauté ; ce sont des individus qui se retrouvent là dans un
camp et cherchent à se reconnaître, se rapprocher, former tout au
plus une communauté de survie ou d’existence partagée.
Établi dans le camp, le campement ou la zone d’attente de
longue durée, le déplacé n’a encore rien mis à la place de sa
perte. Il reste déterminé par cette perte du départ et la « douleur
du partir » (Aragon), et par l’interruption de sa mobilité dans le
camp. Le camp n’est jamais un choix mais au minimum le
résultat d’une contrainte vitale (survivre, se soigner, se cacher),
ou bien le résultat d’une obligation administrative, d’une
opération policière ou militaire. Le déplacé encampé devient
pour les locaux (ou les « nationaux ») un étranger. Étranger
d’abord au sens d’opposé au local connu et familier (ce que
désigne le mot stranger en anglais), au sens ensuite d’opposé au
national (foreigner). Mais le camp ajoute à ces deux définitions
classiques de l’étranger une troisième, celle qu’avec Michel
Foucault on a nommé l’enfermement dehors. On peut craindre en
conséquence qu’une certaine radicalisation de cette conception-
là de l’étranger se développe par la seule logique des effets de
l’encampement et de l’invisibilité qui lui est associée. On se
retrouverait ainsi dans une conception a priori, non culturelle
mais radicale de l’autre, non pas différent (culturellement) mais
absent parce que tenu à l’écart du monde où les humains
« normaux » circulent, travaillent, habitent. La brutalité du
champ discursif de la race qui se répand depuis une vingtaine
d’années dans les pays occidentaux riches, à l’inverse d’une
tradition civique égalitaire et humaniste dont ces pays se vantent,
fait écho à cette déshumanisation et cette disparition sociale de
l’étranger encampé associé à l’anormalité et à une moindre
humanité. La persistance et la banalisation de la solution du
camp sont inscrites (en général encore de manière implicite mais
pas seulement) dans les politiques publiques à l’égard des
indésirables. Dans ce dispositif d’encampement, toutes les peurs
et tous les délires identitaires à l’égard des indésirables pourront
être exprimés d’autant plus arbitrairement que ces derniers seront
durablement écartés. Dans ce cadre-là, c’est le camp qui fait
l’étranger et cet étranger-là me restera inaccessible tant qu’il
restera « encampé ».
Maintenu là, dans l’inachèvement d’un parcours de
mobilité, il n’est ni immigré ni émigré mais suspendu en
migration. Le camp est tout à l’image de cette frustration. C’est
une expérience du monde vécue dans un maintien à la marge des
États, dans un maintien dans l’interstice et l’intervalle spatial,
juridique et politique. Verra-t-on disparaître la figure de
l’étranger, à travers la déshumanisation et la « disparition » des
migrants dans les camps ? La société qui maintient cet « autre »
enfermé dehors s’enferme elle-même puisque l’encampement est
réciproque − même si le niveau d’enfermement et de liberté n’est
évidemment pas le même de part et d’autre.
Les camps de réfugiés, de déplacés internes, les
campements de migrants dits « clandestins » témoignent d’une
tension forte et constante entre deux motifs : celui de
l’enfermement dehors ainsi défini du point de vue d’une analyse
centrée sur le pouvoir d’État, comme on vient de le voir. Et celui
de la diversité culturelle, ethnique, nationale, sociale, en somme
du camp comme carrefour mondial et lieu d’un cosmopolitisme
ordinaire, comme le montrent les enquêtes menées au cœur de la
vie quotidienne des camps. Mobilité et immobilité se croisent au
sein même des espaces de confinement qui font office de
frontières, pouvant devenir selon les cas aussi bien des « sas »
(comme les camps de déplacés de Monrovia ou Khartoum) que
des « ghettos » (comme de nombreux camps palestiniens
croissant verticalement faute de pouvoir s’étendre
horizontalement). Ce qui fait le lien entre ces deux dimensions,
c’est ce qu’on peut appeler la pragmatique de la frontière : lieu
d’un apprentissage toujours « autre », la vie à la frontière
mobilise les capacités de « débrouille » et de transformation,
l’art du « faire avec », du « vivre avec », de l’intermédiaire et du
passeur, la possibilité des arrangements avec l’adversité, de la
résilience et des renaissances. Cette pragmatique de la vie
quotidienne peut-elle transformer les lieux de confinement en
lieux de la mobilité, jusqu’à les rendre vivables et ouverts,
jusqu’à en faire tomber les murs en les grattant, en y perçant des
portes et en y posant des échelles ? On peut le penser, et il n’est
qu’à voir les arrangements avec la contrainte qu’ont su mettre en
œuvre les réfugiés karen de Thaïlande, les réfugiés soudanais et
somaliens des camps du Kenya, les réfugiés palestiniens de
Cisjordanie, les migrants des campements du Nord du Maroc ou
du pourtour de l’Europe, pour vouloir saisir et décrire la vitalité
autant que les tensions et conflits qui traversent les camps
contemporains.
Car nous ne sommes plus à l’heure d’une thanatopolitique
des camps. Même si le camp de la mort hante le mot et la
réflexion sur les camps en Europe3, on ne peut pas aborder les
camps dans le monde d’aujourd’hui d’abord comme des lieux de
mise à mort. Et la mort sociale de leurs occupants − qui serait le
préalable à leur mort physique et dont l’isolement de tout camp
semble a priori porteur − est elle-même réversible sur le lieu
même de la mise à l’écart. Vivre longtemps et même bien vivre
dans les camps est la question politique la plus actuelle et la plus
radicale qu’ait engendrée la politique contemporaine de mise à
l’écart des indésirables.
Mais les enquêtes réalisées ces dernières années nous
permettent d’aller plus loin encore dans cette inversion du regard
sur le monde des camps. En effet, les plus anciens parmi les
camps palestiniens ou parmi les camps de réfugiés ou déplacés
internes en Afrique et en Asie non seulement se sont urbanisés
mais sont devenus des pôles d’attractivité urbaine. Des migrants
ou des réfugiés d’autres provenances viennent s’y installer ou
s’établissent sur leur pourtour. Ils forment le noyau de nouvelles
configurations urbaines pauvres et cosmopolites. Certains camps
incarnent ainsi une nouvelle « centralité » de la marge4. En outre,
le fait que les camps palestiniens aient été d’abord définis
comme des camps (et le sont encore aux yeux des autorités et des
habitants), même s’ils « ressemblent » à des zones périurbaines
denses et populaires, nous dit bien le rapport entre la marginalité
urbaine et politique où ils se trouvent encore aujourd’hui et celle

3
Voir Agamben (1997) et la critique d’Alain Brossat (2007).
4
Voir Doraï et Puig (2012), Das et Poole (2004).
de tout un monde planétaire de favelas, barrios, slums, ghettos et
townships5. Ils ne perdent pas complètement les caractéristiques
de la forme-camp (exception, extra-territorialité, exclusion) en se
développant et en s’urbanisant. Ce sont plutôt les marges
urbaines ordinaires qui s’en rapprochent, renforçant le sentiment
d’un apartheid généralisé − l’encampement du monde.
L’incertitude, l’« indésirabilité » et la précarité restent ce
qui caractérise l’empreinte générale de ces lieux. Toute réflexion
sur leur devenir doit en tenir compte. Mais trois voies existent
d’ores et déjà à l’horizon de leur existence, qui permettent de
penser leur avenir possible. L’une est la disparition, comme dans
les destructions des campements de migrants à Patras en Grèce
ou à Calais en France en 2009, ou comme on le voit encore dans
les destructions répétées des campements dits « roms » autour de
Paris ou de Lyon. Dans le cas des camps de réfugiés anciens, la
disparition pure et simple est toujours un problème comme on le
voit à Meheba en Zambie, un camp ouvert en 1971 et devant
fermer sans y parvenir depuis 2002. L’autre voie est la
transformation progressive, sur la longue durée, qui peut aller
jusqu’à la reconnaissance et à un certain « droit à la ville »,
comme le montrent l’actualité des camps palestiniens au Moyen-
Orient ou la progressive intégration des camps de déplacés
internes du Sud-Soudan dans la périphérie de Khartoum. La
dernière voie est celle de l’attente. Cette dernière situation est
particulièrement répandue aujourd’hui. Elle est le résultat d’un
compromis entre différentes forces agissant sur le présent et
l’avenir des camps − les occupants, les agents des organisations
internationales et les représentants de l’État national, comme le
montre la longue négociation autour des douze camps

5
Voir Agier 1999, Wacquant 2006 et 2010, Davis 2006, Dias 2013.
d’« anciens réfugiés » (« former refugees ») érythréens de l’Est-
Soudan.
Ni monstrueux ni pitoyables, ces lieux de l’écart pourront
être perçus sous un nouveau jour une fois replacés dans la
perspective de la société mondiale à venir. L’on peut en effet
considérer que l’existence, la transformation et même la
permanence des camps et campements forment progressivement
une stratégie d’occupation de l’espace par des personnes et des
groupes à qui aucun rôle ni aucune place ne sont attribués. C’est
ce qui arrive lorsque des réfugiés refusent la fermeture ou la
destruction de leur camp et l’occupent. Ou lorsque des groupes
paysans ou forestiers chassés de leurs terres établissent un
campement dans la ville voisine pour certains (c’est le cas en
Colombie), au centre de la capitale pour d’autres (dans d’autres
pays d’Amérique latine), et réussissent à y rester plusieurs
années, à la fois comme solution de survie et comme forme de
protestation. Cette stratégie de l’occupation associe les deux
formes d’agir que sont l’habiter (s’approprier un espace en
l’entretenant et le personnalisant) et la politique (faire de cet
espace une « cité » où la prise de parole publique est effective et
reconnue). Dans ce cadre, on peut regarder les camps comme des
lieux expérimentaux de présence-au-monde dans un
environnement précaire qui ne prévoit pas pour eux
d’organisation et de mobilisation politiques. Cette stratégie
rencontre une forme émergente de la politique en général, celle
de l’occupation des espaces publics comme forme de la
protestation politique et de la demande d’égalité. L’histoire des
camps et des campements peut dès lors être réécrite non plus
seulement comme celle d’une mise au ban et d’une invisibilité
des indésirables, mais comme une présence et une part active
dans un monde « global » qui cherche encore, au-delà des cadres
nationaux et urbains existants, dans leurs interstices ou leurs
limites, où sont les lieux de la politique.
Première partie
Temps long, espaces en conflit : les camps de réfugiés
entre identité, mémoire et politique
Présentation par Michel Agier

C’est l’installation d’une grande tente pour une famille


palestinienne de vingt personnes en exil, en 1949 sur la terre de
Chatila à Beyrouth, qui est à l’origine d’un des plus anciens
camps de réfugiés existant actuellement dans le monde. Le camp
de Chatila a traversé une longue histoire, a connu les épisodes
parmi les plus meurtriers du récit des camps palestiniens du
Proche-Orient, marqués par le massacre de 1982, la « guerre des
camps » et la « bataille interne » (1985-1988). Lieu d’une vie
urbaine et politique intense, il a connu plus tard les épisodes de
sa reconstruction progressive, de la densification de l’habitat et
de la diversification des habitants (p. VV-VV). L’évolution de
Chatila illustre celle de la soixantaine de camps de réfugiés
palestiniens du Proche-Orient, tous nés en tant qu’installations
provisoires, sous tentes, entre la fin des années 1940 et les
années 1950, sans projet de fixation et en attendant un retour
imminent vers la terre perdue. Ce sont aujourd’hui des espaces
urbains consolidés où vivent un million et demi de personnes. Ils
sont marqués par une forte marginalité sociale et un épuisement
politique, mais leur histoire ne semble pas devoir s’achever. Si la
« palestinité » tend à s’y dissoudre, l’urbanité s’y renforce,
d’autres réfugiés (syriens notamment) et d’autres migrants
s’installent en leur sein ou tout autour.
Sans doute a-t-on là, sous une forme paroxystique, les
traits généraux des camps de réfugiés les plus établis, les plus
anciens, les plus ancrés dans les histoires locales, dont la
description occupe cette première partie de l’ouvrage. Des
conflits, en s’enkystant, renouvellent les causes de la migration
de décennie en décennie. Durables, ils laissent une empreinte
profonde dans les régions concernées. Les déplacements puis, en
conséquence, l’installation des réfugiés, se produisent en général
vers les pays limitrophes : de Palestine vers la Jordanie, la
Cisjordanie, Gaza, la Syrie et le Liban ; d’Afghanistan vers le
Pakistan et l’Iran ; d’Angola vers la Namibie et la Zambie ; du
Sud Marocain vers l’Algérie ; de la Somalie et du Sud-Soudan
vers le Kenya ; du Burundi ou du Rwanda vers la Tanzanie, etc.
Les camps – et les questions relatives à l’intégration et aux droits
des réfugiés hors de « chez eux » − deviennent ainsi des enjeux
locaux, qui peuvent être à leur tour source de tensions, sociales
ou politiques, nationales, régionales, voire internationales.
Les camps de réfugiés afghans au Pakistan (p. XX-XX)
ont été bâtis, eux, peu après l’invasion soviétique de
l’Afghanistan en 1979, et n’ont jamais cessé de servir de lieux
d’ancrage autant que de confinement. Ces exilés représentaient
3,2 millions de personnes à la fin des années 1980. Fin 2012, il
en demeure encore 1,7 million. Ce qu’il a été convenu d’appeler
par euphémisme les « ARV » (villages de réfugiés afghans) est
encore la forme d’agglomération de centaines de milliers de
personnes qui ont « habité » les lieux et les ont transformés. De
plus, ces mêmes lieux deviennent maintenant le refuge possible
d’autres déplacés, notamment des Pakistanais, chassés de chez
eux par des catastrophes naturelles ou des conflits internes.
Au rythme des conflits et de l’alternance, ou de la
superposition entre moments de guerre, de paix ou de non-guerre
[Bazenguissa et Makki, 2012 ; Debos, 2013], les camps se sont
maintenus durant des décennies en gardant la même population
ou en accueillant plusieurs vagues différentes de réfugiés,
comme c’est le cas aussi du vaste camp de Maheba en Zambie
(p. VV-VV). Ouvert en 1971 pour les réfugiés angolais issus des
guerres de décolonisation, suivis par d’autres générations venant
du même pays tout au long du conflit interne (1974-1975,
années 1990, début des années 2000), le camp a vu arriver
d’autres réfugiés, venus du Rwanda, du Burundi et du Congo.
Tous se sont agglomérés au noyau initial pour former un lieu
dont l’histoire ressemble fort à celle des peuplements villageois.
Au fil du temps, le camp est devenu la carte vivante des conflits
successifs et des déplacements dans la région. Puis, certains
événements ont modifié ce panorama socio-spatial, notamment
le processus de rapatriement des Angolais, le transfert des
réfugiés d’autres camps à Meheba, l’arrivée de nombreux
citoyens zambiens, la concentration des résidents dans les zones
les plus centrales du camp et l’abandon de ses zones
périphériques.
Une mémoire des lieux aura vraisemblablement du mal à
se constituer dans des contextes supposés provisoires. Elle
s’avère pourtant nécessaire à la compréhension par les réfugiés
eux-mêmes de leur propre vie, qui semble longue dans le
confinement d’un camp. Étrange situation à laquelle les
premières générations, au moins, n’étaient pas préparées, et qui
est devenue un « chez soi » pour l’enfance des générations
suivantes. Peut-on aimer un camp ? S’y attacher ? Le travail de
mémoire, à la fois trace et moteur de cette relation, peut se
déployer selon deux directions différentes, vers les lieux
d’origine et vers les lieux de vie actuelle. Il peut consister à
transformer les cadres identitaires des lieux perdus, ethniques ou
nationaux, en ressource symbolique, pour donner un sens au
présent de la vie dans le camp, comme présent dé-placé. Il fait
ainsi des camps les lieux possibles de la relance politique, voire
de la re-création de cette mémoire identitaire dans l’exil. C’est la
thèse que défend Liisa Malkki [1995a], à partir d’une enquête
sur la mémoire et l’exil des réfugiés hutus burundais en Tanzanie
dans les années 1980, analyse dont se différencie quelque peu
Simon Turner [2010], à partir d’enquêtes dans le même contexte
mais une quinzaine d’années plus tard (p. XX-XX). Ce dernier
s’intéresse à la confrontation qui a lieu au sein du camp entre
l’imagerie humanitaire du réfugié comme victime absolue et la
réalité des réfugiés, jamais parfaitement conforme à cette norme.
Il met en évidence ce qu’il appelle l’« innocence perdue » des
réfugiés, au sens où ceux-ci ne correspondent pas à l’attente des
ONG, qui veulent encourager un sentiment de « communauté »
et de « dignité » chez les réfugiés, quand ces derniers cherchent
davantage de rations alimentaires ou des divertissements jugées
non traditionnels par les organisations et semblent peu intéressés
par un retour vers le passé.
C’est ainsi qu’une autre mémoire se constitue
progressivement, contraire ou distincte de la précédente, une
mémoire constituée par l’engagement des réfugiés dans les
cadres contemporains des camps et de leur environnement
(villageois ou urbain) sur la longue durée. Par cette action, les
réfugiés se font reconnaître comme tels (et même parfois comme
de « vieux réfugiés ») face aux administrations nationales et aux
organisations internationales, qu’elles soient humanitaires,
sécuritaires, politiques ou religieuses, et les camps deviennent les
cadres de nouvelles différenciations sociales qui ne reproduisent
pas celles des lieux d’origine.
Le temps long produit de la patine sociale et de la
mémoire, il reconvertit aussi le camp en espace politique, aussi
« exceptionnel » soit en apparence cet espace. La politique qui
s’y déploie reste largement ancrée dans les contextes régionaux.
Mais ces histoires longues spécifiques ont toutes quelque chose à
voir avec l’histoire mondiale, celle de la guerre froide d’abord,
puis celle des dérèglements qui l’ont suivi. C’est le cas des
camps pour les minorités sans État tels que les camps karens en
Thaïlande depuis le début des années 1980 (p. BB-BB), ou
sahraouis en Algérie autour de Tindouf depuis 1975 (p. FF-TT).
Dans ces situations-là, le lieu même du camp acquiert une
autonomie qui le fait se confondre, dans une superposition
presque parfaite, avec l’État attendu, karen ou sahraoui, dans la
perspective d’un « retour ». Le camp peut même devenir le lieu
d’une « préfiguration » de cet État espéré, renversant la logique
de l’attente et de l’action. Car, dans les deux cas, les occupants
karens ou sahraouis et leurs organisations respectives
− politiques ou religieuses − ont transformé les camps, lieux de
désespérance, en lieux de vie et d’espoir. Ils se sont approprié les
espaces et en partie leur gouvernance, malgré les contraintes et
les contrôles toujours omniprésents des pays d’accueil ou des
organisations internationales.
Par comparaison, il est intéressant de se pencher sur une
histoire relativement courte (moins de dix ans), celle du camp
d’Agamé, au Bénin, où des réfugiés togolais ont trouvé refuge en
2005 et d’où ils ont été expulsés en 2013 (p. NN-NN). Dans ce
cas-là, les réfugiés se sont très vite organisés contre le pouvoir
établi du gouvernement humanitaire, sur les lieux propres de sa
« souveraineté mouvante » [Pandolfi, 2000]. Alors qu’ils
tentaient de contrôler eux-mêmes la situation, le camp a été
fermé beaucoup plus vite qu’ailleurs par les institutions qui en
détiennent effectivement la clé. Plus généralement, les
désaccords qui opposent les réfugiés entre eux ou aux
populations locales, mais surtout aux organisations humanitaires
et sécuritaires internationales et nationales, mettent en évidence
des conflits de sens autant que de pouvoir.
Dans ce voyage vers des camps éloignés du monde
occidental, lieux contemporains du « problème des réfugiés de
longue durée » (protracted refugees problem), le Centre
d’accueil des Français d’Indochine (CAFI) de Sainte-Livrade,
situé dans le Sud-Ouest de la France (p. XX-XX), peut faire
figure de contre-exotisme ! C’est bien un camp français, créé en
1956 pour les rapatriés franco-indochinois réfugiés en métropole
qui est décrit, et qui nous rappelle le passé colonial de la forme
camp [Bourdieu et Sayad, 1964]. Il constitue sans doute le plus
ancien camp encore en fonctionnement en France, après plus de
cinquante ans d’activité, et peut ainsi représenter une sorte de
« situation coloniale » sans fin. Le même lieu avait d’abord servi
de logement pour les réfugiés espagnols en 1940, puis
d’hébergement pour des soldats et des chantiers de jeunesse. La
commémoration de ses cinquante ans d’existence en 2006 a été
la volonté des enfants nés dans le camp et qui ont voulu en faire
un lieu de mémoire même s’ils sont, eux, passés à autre chose.
M. A.
Deuxième partie
Camps, villes et territoires. De l’industrie humanitaire à
l’aménagement des espaces locaux
Présentation par Michel Agier

Avec plus de 450 000 occupants en 2013, Dadaab au


Kenya représente la plus grande concentration de réfugiés au
monde. Aux trois camps initialement ouverts en 1991 pour y
loger des réfugiés somaliens s’échappant de la guerre civile
après la chute du régime de Siyaad Barre, un quatrième s’est
ajouté dans les années 2000 pour y abriter d’autres Somaliens,
fuyant violences et famines. C’est le lieu d’une ample logistique
humanitaire, une « industrie » dont l’expérience dépasse le cas
local et s’insère dans le monde professionnel global et réticulaire
du gouvernement humanitaire (p. VV-VV). Ce que montre « le
plus grand camp de réfugiés du monde », c’est que l’intervention
humanitaire se réalise de la forme la plus « totale » (c’est-à-dire
à la fois complète et englobante) dans sa fonction
d’encampement des réfugiés. Deux aspects caractérisent alors
l’entreprise humanitaire : son dispositif technologique et sa
communication visuelle. Les camps sont devenus des espaces et
des équipements logistiques durables même si leur conception
est toujours guidée par l’élasticité ou la « liquidité » du présent
(Bauman 2007). Dans le même temps, progressivement une
culture visuelle du camp contemporain s’est développée à partir
des installations d’urgence, que viennent atténuer ou transformer
par la suite les pratiques quotidiennes des réfugiés… mais alors
leur réalité, de plus en plus ordinaire, ne viendra que très
rarement modifier l’imagerie du camp comme exception.
La souveraineté territoriale de l’humanitaire, voire sa
capacité de domination des crises locales, en font plus
généralement un acteur déterminant pour la transformation des
espaces urbains et régionaux. C’est l’objet des enquêtes
présentées dans cette deuxième partie, qui montrent toute la
complexité des situations « globales/locales » qui en résultent.
Les questions relatives à la transition entre humanitaire et
développement [Atlani-Duaud et Vidal, 2009], à l’intégration
économique des camps et à leur aménagement urbain dans un
horizon de stabilité sont également abordées dans l’autre très
grand camp kenyan, celui de Kakuma (p. VV-VV). Si l’existence
du camp est le fruit de multiples imprévus et s’il devient une
« ville par accident », il reste que de la vie sociale et économique
s’y est recréée parmi les réfugiés mobilisant de multiples réseaux
au sein et au-delà du camp.
Avec la reconstruction planifiée du camp palestinien de
Nahr-al-Bared au Liban (p. VV-VV), le camp, détruit puis ré-
imaginé, renégocié et rebâti, fait figure de chez-soi. Il est un lieu
de référence voire de retour pour des Palestiniens qui sont nés
réfugiés dans le camp, et qui sont maintenant des migrants parmi
tous ceux qui errent autour de la Méditerranée. La nostalgie, le
sentiment d’un manque de la terre, d’une absence, peuvent se
reporter sur le camp lui-même et susciter des poèmes et des
chansons de rap dont le camp − et non plus (ou non plus
seulement) le village d’origine de la famille – est le décor voire
le sujet.
L’installation définitive des réfugiés au sein ou autour des
camps est-elle synonyme de non-retour aux lieux d’origine ? Il
faut alors redéfinir sur le plan individuel, familial mais aussi
politique ce que signifierait un « retour sur place », oxymore qui
résume l’état actuel de la question palestinienne mais aussi plus
généralement la situation de nombreux réfugiés dans le monde.
La transformation urbanistique et les recherches architecturales
dans les camps de Cisjordanie (p. VV-VV) sont porteuses d’un
sens politique radical, et radicalement nouveau, celui d’un droit
de vivre et même de bien vivre dans l’espace de la relégation lui-
même. Le lieu de l’attente peut alors être transformé en un lieu
d’occupation, habitable. Il est la manifestation d’un double
dissensus politique. L’un à propos du retour, soit vers un ailleurs
devenu de plus en plus hypothétique et toujours reporté, soit vers
le présent. L’autre à propos du droit à la ville, revendication
devenue d’autant plus évidente que les réfugiés se sentent
appartenir au présent, ce qui entraîne la demande d’une
reconnaissance de la vie construite dans l’exil.
L’implantation des camps de réfugiés porte également à
conséquences sur une échelle régionale. Les effets du
déploiement du dispositif humanitaire apparaissent nettement,
dans une situation peu connue en général, mais pourtant très
ancienne et localement très visible, celle du réseau de douze
camps de réfugiés érythréens « de longue durée » dans l’Est du
Soudan (p. XX-XX). Leur étude montre l’effet structurant sur le
plan territorial et économique de la présence durable des camps,
ce qui amène finalement les autorités nationales et
internationales à reconnaître leur installation définitive et à créer
pour leurs occupants le statut spécifique d’« anciens réfugiés »
(former refugees). Cette dimension régionale est abordée
directement dans une étude des déplacements de migrants et de
réfugiés à l’échelle du Moyen-Orient, avec comme exemple
central la ville de Damas et sa périphérie (p. XX-XX). La région
est d’une telle complexité que la distinction entre réfugiés et
migrants, comme celle qui oppose mobilité et immobilité, se
trouvent en permanence remises en question. Les différents
conflits qui se sont déroulés au Moyen-Orient ont tous entraîné
d'importants déplacements forcés. Aux réfugiés palestiniens, les
plus anciens, se sont ajoutés depuis les années 1990 les Irakiens
et aujourd'hui les Syriens. De même, l’opposition camp/ville se
dilue progressivement dans un double mouvement d’urbanisation
des camps et de croissance urbaine des périphéries, dû à une très
ancienne mobilité, forcée ou non.
M. A.
Troisième partie
Camps de déplacés : urgences, marges urbaines et vies
précaires
Présentation par Michel Agier

Les quatre chapitres suivants concernent des camps établis


pour des personnes dites « déplacées de l’intérieur » ou déplacés
internes (internally displaced persons, IDPs dans le langage des
Nations unies). Elles ont dû fuir leur résidence habituelle, se
réfugier ailleurs dans le pays, mais n’ont pas franchi ses
frontières. La différence est importante avec les autres situations
évoquées précédemment, puisque les camps de déplacés ne
relèvent pas du droit international. Si leur nombre est important
dans le monde et sans aucun doute supérieur à celui des camps
de réfugiés proprement dits, ils peuvent parfois être confondus
avec des campements informels, auto-établis par les déplacés
eux-mêmes, et restent souvent non officiels jusqu’à ce qu’une
organisation humanitaire nationale ou internationale en fasse un
lieu d’intervention. Leur décompte est donc toujours incertain.
En outre, leur stabilisation dans la durée en tant que camp est
plus rare que dans le cas des camps de réfugiés et leur fusion
avec les zones marginales urbaines est plus rapide, phénomène
que l’on peut l’observer dans la périphérie de Khartoum au
Soudan, ou celle de Port-au-Prince en Haïti.
En Haïti, après le tremblement de terre du 12 janvier 2010
(p. XX-XX), comme au Japon, après le tsunami suivi de
l’accident nucléaire de Fukushima le 11 mars 2011 (p. VV-VV),
les déplacements de population, conséquences de ces
événements naturels, ont inégalement touché les personnes selon
leurs ressources. La « solution » du camp s’impose brutalement
dans l’urgence de la catastrophe, elle peut être massive et
relativement durable – 450 camps de déplacés existaient encore
trois ans après le séisme en Haïti. L’installation sur une longue
période dans ces camps concerne surtout les déplacés les plus
démunis, comme pour les réfugiés et les déplacés internes en
général. Après les premières impressions parfois de ville
nouvelle ou de ville en modules préfabriqués, les occupants se
sont vite sentis abandonnés et ont dû ré-imaginer leur vie dans la
précarité et dans l’étroitesse des espaces concédés. Dans l’après
Fukushima, les différenciations sociales qui se dessinent entre
les camps, selon les modes de vie et les projets possibles de
transformation ou de départ, reproduisent les délimitations
techniques et administratives des zones selon leur degré de
contamination, laissant durablement l’empreinte de la
catastrophe sur les espaces et sur les hommes.
Sécheresses, famines, inondations ou rareté des ressources
se combinent depuis longtemps à la réitération des conflits dans
plusieurs régions périphériques du Soudan. Tous ces
phénomènes ont fait du déplacement une solution vitale et
répandue (près de cinq millions de déplacés internes avant la
partition du pays en 2012), amenant vers Khartoum et sa
périphérie des centaines de milliers de personnes (p. XX-XX).
Deux solutions ont cohabité à la fin des années 1980 :
l’occupation par les déplacés eux-mêmes de « zones d’habitat
illégal » et l’établissement officiel, par l’administration publique,
de quartiers planifiés et de camps pour les déplacés.
Officiellement, la fin du statut de « déplacé » commence avec
l’accès à la propriété d’une parcelle urbaine, mais c’est en réalité
un très long processus d’accès au « droit à la ville » [Lefebvre,
2009] qui s’est développé, avec le camp comme premier ancrage
dans la marge urbaine. De fait, dans la longue histoire des
conflits internes au Soudan, les camps de déplacés en périphérie
de Khartoum ont été les « réceptacles de populations en
déroute », tout en risquant sans cesse les mesures de
« déguerpissement » prises par les autorités, comme pour les
autres lieux de la marge urbaine.
En Colombie, la recherche d’espaces de refuge par les
paysans chassés de leurs terres, subissant le très long conflit
interne opposant les guérillas, les paramilitaires, les
narcotrafiquants et les forces gouvernementales, a d’abord
débouché sur la création de campements proches des villages et
des petites villes de la région de départ. Puis, certains se sont
transformés en projets politiques, religieux et humanitaires,
inspirés d’une forme de « résistance pacifique » inaugurée par
les groupes indigènes pris au cœur des combats et
progressivement répandue parmi l’ensemble des desplazados.
C’est ainsi que la création de ces espaces protégés a pris la forme
successive de « communautés de paix » puis de « zones
humanitaires ». Résultats de « marches de protestation » et
d’occupations des terres, ces lieux de refuge sont, depuis leur
fondation, des lieux politiques où des revendications paysannes
d’autonomie et de territoires prennent corps.
M.A.
Quatrième partie
Campements, camps de travailleurs, centres de
rétention : Entre prison, bidonville et ghetto
Présentation par Michel Agier

Très différentes en apparence des camps de réfugiés et de


déplacés internes que l’on vient de parcourir dans les trois parties
précédentes, d’autres formes d’encampement, qui leur sont
reliées plus ou moins directement, contribuent à forger
l’hypothèse d’un dispositif global de camps. Celles-ci accueillent
des travailleurs migrants, des migrants sans-papiers, des
migrants expulsés, des personnes retenues ou détenues en attente
de légalisation, d’expulsion, ou encore qui errent d’un
campement à l’autre. Tous ces exilés ont pu, à un autre moment
de leur parcours, être identifiés comme « réfugiés » ou
« déplacés internes » et fréquenter des camps comme ceux
présentés plus haut.
De formes hybrides, hétérogènes, récentes et pour certaines
encore expérimentales, ce sont des lieux pour lesquels les noms
de prison, de ghetto ou de bidonville seraient parfois mieux
adaptés que ceux de camps ou campements. C’est pourtant dans
ces exemples (partiels, d’autres émergent en permanence) que
l’on observe le mieux les effets élargis du processus
d’encampement comme un des modes de la gouvernance
mondiale des mobilités. Celui-ci inclut et dépasse le couple
fondamental formé par la relation historique en Europe entre
l’assistance et le contrôle [Noiriel, 1999] et plus largement dans
le monde, par la « solidarité secrète » entre les fonctions
humanitaires et sécuritaires [Agamben, 1997] décrites et
commentées dans les chapitres précédents.
L’encampement des travailleurs est une des modalités de la
mondialisation du travail et de la circulation des travailleurs,
comme le montre l’étude menée au Qatar (p. XX-XX). Cet
habitat dans les zones industrielles éloignées des villes,
largement répandu dans le pays, assure « la non-fixation des
travailleurs ». À la fois indésirables et utiles, ils considèrent le
camp comme la non-ville et la non-citoyenneté, une négation
sociale et politique qui fait de l’intime – la chambrée et le lit – le
lieu d’un investissement subjectif vital.
D’autres exemples de cette utilité (économique) des
indésirables (sociaux) désignent le camp en général comme une
réserve de main-d’œuvre occasionnelle et bon marché, d’autant
plus malléable qu’elle est enfermée dans un hors-lieu à la fois
résidentiel et juridique ; une réalité que l’on trouve déjà dans de
nombreux camps de déplacés internes et de réfugiés, en Afrique
notamment. L’utilité économique du dispositif du camp est aussi
exploitée dans les centres d’accueil de demandeurs d’asile à
Chypre (p. XX-XX), où la très longue attente des requérants
favorise leur mise au travail dans les circuits de l’économie
informelle, en particulier pour l’agriculture. Ce cas rapproche,
notons-le, les situations de personnes en déplacement souvent
distinguées, voire opposées : d’un côté, les réfugiés relevant du
droit d’asile et plus généralement des « droits de l’homme » et,
d’un autre côté, les migrants dits « économiques », dont on
suppose le libre-choix comme donnée première et la force de
travail comme seule ressource. Le lien entre ces deux catégories
institutionnelles est établi de fait par les usages économiques des
différents statuts officiels d’étrangers, dès lors qu’ils
correspondent à des statuts précaires dans le travail. Une même
personne peut ainsi se trouver dans deux situations qu’elle n’a
pas désirées : être à la fois demandeur d’asile en attente d’une
acceptation qui n’arrive pas et travailleur informel ou illégal au
salaire inférieur à celui des locaux [Morice et Potot, 2010].
La carte des camps dans le monde (p. XX) présente une
distribution assez claire entre la profusion des camps de réfugiés
dans les pays les plus pauvres, dits « du Sud », et la présence
massive des camps d’étrangers ou centres de rétention (ou de
détention) administrative dans les pays riches, dits « du Nord ».
Le lien entre les deux modalités et ces deux grandes zones
planétaires est fait, comme on l’a souligné en introduction, par la
circulation des savoirs, des organisations et des personnes en
déplacement, celles-ci pouvant aller d’un camp à l’autre au cours
de leur voyage. Lors de leur parcours, elles trouvent souvent des
lieux aux définitions et aux fonctions incertaines, fluctuant selon
les régions et les contextes politiques. C’est ce que montre
l’histoire récente (et relativement courte comparée à celle des
camps de réfugiés, soit une quinzaine d’années « seulement »)
du Centre d’identification et d’expulsion de Lampedusa,
alternativement appelé Centre de premier secours et d’accueil
(p. VV-VV). L’incertitude au sujet des appellations de cette
structure, entre assistance et rejet, est à l’image des polémiques
sur les fonctions ambivalentes des « lieux d’accueil » en Europe
depuis le milieu des années 1990 [Kobelinsky et Makaremi,
2009].
D’un bout à l’autre de l’Europe, du Sud de l’Italie ou de
l’Espagne aux marches orientales, les personnes qui souvent, ne
sont reconnues ni comme réfugiées ni comme migrantes,
alternent les lieux d’enfermement, d’accueil temporaire et de
refuge. Ces derniers, campements auto-établis dans un contexte
hostile, sont des abris incertains, fréquemment détruits et
reconstruits, associés à une errance de très longue durée, comme
ceux de Calais dans le Nord de la France ou de Patras en Grèce
(p. XX-XX). Dans ce cadre, un campement un tant soit peu
stabilisé peut-il être le lieu d’une vie meilleure dans une vie
précaire à l’extrême (Butler 2014) ? Situation que l’on peut
comparer à celle des campements dits « roms » en France
(p. XX-XX), dont l’existence est étroitement liée à l’errance
forcée de leurs occupants. Politiquement, socialement et
« médiatiquement », c’est le campement qui fait le Rom et non
l’inverse, tant la culture et l’identité des personnes dites roms
sont historiquement hétérogènes [Fassin, Fouteau, Guichard et
Windels, 2014]. Les politiques sociales et urbaines de mise à
l’écart produisent sans cesse des bidonvilles, ici et maintenant,
comme habitats par défaut et dont le nom de « campement »,
voire de « camp » joue un rôle de mise à distance,
d’extraterritorialité imaginaire en faisant de ces lieux une
supposée altérité radicale. Le campement peut ainsi être
alternativement ou tout à la fois le produit de la ségrégation la
plus obstinée et le lieu d’un refuge.
Plus précaires encore et soumis à la répétition des
destructions et des expulsions, au plus profond de la forêt de
Belyounech au Nord du Maroc, des campements de migrants
africains ou asiatiques tentent de survivre et de s’organiser en
attendant l’opportunité d’un passage au-dessus du mur grillagé
de Ceuta en Espagne (p. XX-XX). Toujours plus loin, plus
sombre, dans les « ghettos » puis les « tranquillos », la fonction
d’abri et de cachette du campement informel auto-installé prend
là toute sa signification, jusqu’au plastique tendu entre deux
arbustes. Cette situation toute particulière et rarement décrite de
l’intérieur fait ici l’objet d’un témoignage réflexif, dont l’auteur
est à la fois un ancien migrant dit « clandestin » ayant séjourné à
Belyounech et un récent diplômé de sciences sociales de
l’EHESS.
On trouve enfin une organisation sociale comparable à
celle de Belyounech dans la précarité des ghettos et des foyers,
lieux fondés par les migrants africains expulsés d’Algérie ou
d’Europe se retrouvant, en bout de course, au Mali (p.XX-XX).
Là, ils croisent parfois la route de ceux qui, se sentant l’âme d’un
« aventurier», vont en sens inverse. Surtout, ils cherchent à
réélaborer un projet pour lequel le refuge collectif, auto-établi
dans des ruines ou des maisons particulières, joue un rôle
essentiel comme lieu de rencontres, de ressourcement et de
socialisation. Marqué du double sceau de la mise au ban et de la
solidarité, ces lieux tiennent du camp tout en y échappant, à la
fois par l’auto-organisation qui les fonde et parce qu’ils sont le
lieu de la préparation d’une nouvelle sortie vers le monde.
M. A.

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