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L’Ingénu (1)

Ce conte raconte l’arrivée d’un huron dans un village breton. C’est un personnage
éponyme et son nom « Ingénu » évoque sa qualité morale. Le récit merveilleux
est aussi réaliste, notamment dans l’incipit (lignes 10 à 36) avec le portrait et le
dialogue des 2 Kerkabon avant l’éruption du huron qui bouleverse le chapitre et
leur vie (le titre est au passé simple).
Nous verrons en quoi cet incipit de conte philosophique à travers la rencontre de
2 univers différents permet-il alors à Voltaire de critiquer la société française ?

1er Mouvement (lignes 1 à 10)

Ces lignes marquent le début d’un conte merveilleux. La 1 ère ligne commence par
« Un jour », ce qui rappelle les contes merveilleux. Ces 2 premiers paragraphes
mettent en place un élément particulièrement merveilleux : la montagne qui
bouge, « vogu[e] », elle est animée, elle est aussi personnifiée puisqu’elle fait de
« profondes révérences ». Pourtant, dans ces quelques lignes, le merveilleux
côtoie le réel puisque Voltaire ancre son récit dans une période plausible. De plus,
l’évocation de St Dunstan et son histoire nous renvoie dans un XVII e siècle réel
(France, Abbaye de Saint Malo, St Dunstan…).
Voltaire va multiplier les connecteurs logiques et temporels : « En l’année 1689 »,
« le 15 juillet au soir ». On trouve aussi des éléments spatiaux : « Notre Dame de
la montagne », « sur le bord de la mer » … « 1689 » nous renvoie à un fait très
important : la Révocation de l’Edit de Nantes et nous sommes en pleine époque
de persécution de protestants et de tension France-Angleterre. Deux
personnages sont identifiés : l’Abbé de Kerkabon et sa sœur Mlle de Kerkabon.
On va donc avoir un double portrait assez proche du stéréotype. L’abbé de
Kerkabon est d’abord présenté par sa fonction de « prieur […] déjà un peu sur
l’âge » qui est un euphémisme (=procédé d’atténuation qui consiste à utiliser un
mot ou une expression plus faible pour signaler une réalité plus dure afin de
l’adoucir. Ex : il est parti -> il est mort) et par un superlatif : « un très bon
ecclésiastique ». Ce superlatif est là pour nous dire que c’est une fausse qualité
surtout attribuée à ses succès féminin ! On remarquer l’ironie de Voltaire par sa
formule « après l’avoir été autrefois de ses voisines ». Sa « grande
considération » n’est dire qu’à sa capacité à supporter les beuveries puisqu’il est
« le seul à ne pas être porté dans son lit ». Sa considération ne vient que du sexe
et de l’alcool, ce qui est très éloigné de la pratique religieuse puisque l’Eglise dit
qu’il ne faut pas céder aux désirs de la chaire. Ses qualités intellectuelles sont
aussi présentées avec moqueries « il savait assez honnêtement de théologie »
avec le « assez » qui montre que son savoir est très rudimentale. Voltaire se
moque du religieux et de l’anticlérical (qui sont 2 opposés) et cet abbé mélange
les choses : « St Augustin [et] Rabelais » (Rabelais est un grand humoriste
opposé à la religion) ce qui n’est pas sérieux pour sa fonction. Le portrait de
l’abbé de Kerkabon se termine par « aussi tout le monde disait du bien de lui », ce
qui est moqueur pour Voltaire. Mlle de Kerkabon est la sœur de l’abbé. Elle est
moins présentée que lui puisqu’elle n’a que 4 lignes qui lui sont dédiées. C’est
une description avec beaucoup de juxtaposition (3 propositions) donc un style très
coupé, haché. Il y a un euphémisme moqueur lorsqu’il dit qu’elle « conservait de
la fraîcheur à l’âge de 45 ans ». Il y a aussi 2 antithèses (=oppositions) qui
qualifient cette femme qui n’est pas mariée : elle est vierge mais elle aime le
plaisir (même si elle n’est pas mariée, elle aimerait l’être). On nous dit qu’elle
aime le plaisir mais qu’elle est dévote.

2ème Mouvement (lignes 26 à 54)

C’est un dialogue qui prépare à l’irruption du huron. Il est marqué par les
imparfaits « disait le prieur », « disait Mlle de Kerkabon » … il y a aussi une
multiplication des indices de personnes « frère », « sœur », « belle-sœur »,
« femme » … Beaucoup de connecteurs spatiaux « ici », « sur la frégate
l’hirondelle », « le Canada », « les Iroquois » … Repères temporels « en 1689 »
… C’est un dialogue pathétique puisqu’il est absurde avec les propositions
hypothétiques et les conditionnels « s’il n’avait pas été tué, nous pourrions
espérer le revoir encore ». Ce dialogue repose aussi sur une rumeur « Comme on
nous l’a dit » (Mlle de Kerkabon) avec une interrogation totale : « Croyez-vous
que notre belle-sœur ait été mangée par les Iroquois ? ». En disant cela, Voltaire
montre l’européocentrisme (qui va aussi avec l’ethnocentrisme) de la société
française et des préjugés des français pour les étrangers. Il y a ensuite l’entrée
d’huron et un changement de temps (passé simple) qui marque l’entrée en scène
de l’élément perturbateur avec l’arrivée du bateau : « ils virent ». Puis une formule
emphatique (=solennelle) : « C’était des anglais qui… » On remarque « qu’ils
sautèrent à terre » est une allitération (allitération -> consonnes / assonance ->
voyelles) qui est un effet de rapidité et d’agilité. On est donc ici en pleine action :
« s’attendrissaient » qui est une action longue et calme puis au contraire, de la
rapidité et de l’agilité. Voltaire ajoute une touche d’ironie contre Mlle de Kerkabon
en disant qu’elle « fut très choquée du peu d’attention qu’on avait pour elle » ce
qui montre son caractère égocentrique mais elle croit que ceux qui arrivent sont
inférieurs à elle alors que Voltaire nous les présente au contraire supérieurs à
eux. L’entrée du huron est une péripétie très décrite parfois même surhumaine :
« saute par-dessus la tête de ses compagnons ». Il y a donc 2 mondes qui
s’opposent : Iroquois -> sauvages et les Kerkabon -> civilisés et européens.
Voltaire fait un portrait physique élogieux du huron puisque c’est un homme très
bien fait. L’hyperbole « par-dessus la tête de ses compagnons » accentue cet
effet élogieux. C’est aussi un portrait dépaysant et exotique puisque le huron
porte une tenue assez bizarre qui nous est détaillée à l’aide de nombreuses
expansions du nom (ex : GN et adjectif -> « longs cheveux en tresses » /
répétition de « nu » -> « nu-tête et nu-jambes »). Voltaire le présente avec une
antithèse « l’air martial et doux » ce qui nous montre un mélange de sauvagerie,
de force et de douceur, d’innocence. Ce portrait est porté vers 2 accessoires à
chaque main : « dans sa main une petite bouteille d’eau des Barbades, et dans
l’autre une espèce de bourse dans laquelle était un gobelet et de très bon biscuit
de mer ». Il partage sa boisson avec les 2 Kerkabon et il y a une série d’actions
qui montrent que c’est un personnage proche des autres. C’est un personnage
courtois, galant et l’on remarque qu’il « parlait français fort intelligiblement » donc
il s’adapte aux autres. Ce personnage éponyme est présenté et valorisé par de
nombreux termes et adverbes superlatifs : « très bien fait », « fort
intelligiblement », « tout cela d’un air si simple et si naturel » … Il y a donc un
retournement de situation puisque Voltaire dans cette satire (dénonciation) montre
des français complexes, pleins de préjugés, alors que le sauvage est simple et
civilisé. C’est le « mythe du bon sauvage ».

Conclusion

Cet incipit est chargé de présenter les personnages et le cadre du conte. C’est
aussi un moyen pour Voltaire d’amuser et de faire réfléchir en même temps le
lecteur en critiquant le monde civilisé. Il se moque des légendes (« St Dunstan »),
des Eglises (prieur de Kerkabon), des hommes et des femmes qui sont trop
sensibles aux plaisirs. On a donc dès le début du conte une satire sociale et
sévère.

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