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Sociologie du travail 49 (2007) 531–543

Note critique
Les émeutes urbaines de l’automne 2005 : cadres
d’analyse et points aveugles de la sociologie française
The autumn 2005 riots in French suburbs: The analytical
framework and blind spots in French sociology
Frédéric Ocqueteau
Centre d’études et de recherches de science administrative (CERSA), CNRS, 10, rue Thénard, 75005 Paris, France

Résumé
L’interprétation sociologique des événements de l’automne 2005 dans les banlieues françaises a fait
l’objet de commentaires abondants. Cette note critique s’efforce d’en faire apparaître les interprétations les
plus originales, en les situant dans l’implicite des paradigmes mobilisés par des auteurs « compréhensifs »,
soucieux d’apporter du sens aux acteurs qui en auraient été dépourvus. On observe par contraste un déficit
criant d’analyses sur la gestion globale de la crise en ses diverses manifestations locales, comme si les divers
acteurs de sa régulation n’avaient pas été spontanément perçus comme des objets et des sujets sociologiques
tout aussi légitimes. Néanmoins, d’intéressantes monographies, plus sensibles aux interactions ayant lié les
divers protagonistes en présence, commencent à combler ce retard.
© 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Abstract
Sociological interpretations of the suburban riots in France during the autumn of 2005 have been the
subject of many a comment. This critique places the more original interpretations in the context of the
unstated paradigms adopted by “understanding” authors, who have sought to provide a meaning to persons
whose actions were supposedly deprived of it. There is a flagrant need for studies of how the crisis was
globally managed with respect to local events – as if the persons involved in regulating the riots were not as
worthy of study by sociology. Case studies are emerging to fill this need that have more awareness of the
interactions between parties during these events.
© 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Acteurs ; Émeutes ; Mouvements sociaux ; Paradigmes ; Polices ; Policing ; Violences urbaines

Keywords: Riots; Actors; Social movements; Paradigms; Police; Policing; Urban strife; Law enforcement

Adresse e-mail : frederic.ocqueteau@cersa.org (F. Ocqueteau).

0038-0296/$ – see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.soctra.2007.09.001
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« Il y a lieu d’interroger les conséquences intellectuelles et politiques de la reproduction des


schismes du champ de la sociologie française qui peut se lire dans l’absence de système de
référence entre auteurs (. . .). Dès lors que les élites scientifiques françaises reproduisent,
dans le champ politique, les divisions du champ académique, elles ne peuvent servir de sou-
tien aux mouvements sociaux, laissant aux seules élites médiatiques le rôle de légitimation
du discours sécuritaire des autorités politiques ». Andrea Réa, in Duprez et Kokoreff, 2006,
p. 467

L’année 2006 a produit un afflux considérable d’ouvrages et de dossiers revenant sur


l’interprétation des événements politiques et sociaux des mois d’octobre et novembre 2005,
comme si le recul d’une année avait été nécessaire aux sociologues français pour prendre un
peu de distance avec les interprétations qu’ils émirent sur le moment. Quinze mois plus tard,
on recense une bonne vingtaine d’ouvrages individuels ou dossiers collectifs sur « l’émeute de
novembre 2005 ». La sélection arbitraire des ouvrages et articles que nous proposons ici (voir la
liste à la fin de ce texte) doit être comprise comme un choix des différentes sensibilités épistémo-
logiques emblématiques de cette discipline. Le mode de qualification des événements constitue en
soi un élément de diagnostic et d’interprétation de l’événement : décrire et expliquer le sens d’une
« révolte », d’une « émeute » ou d’une « agitation » signe à n’en pas douter, un type d’engagement
politique.
C’est qu’à partir d’un unique phénomène d’actualité et à défaut de disposer encore d’enquêtes
très circonstanciées sur les interactions (actes et justifications) de protagonistes face-à-face
(policiers et agents de régulation versus émeutiers sous le regard des medias), les sociologies
disponibles n’ont pu fournir jusqu’à présent qu’une pluralité d’interprétations vraisemblables de
l’événement. Elles sont issues, pour la plupart, d’une actualisation de théorisations implicites véhi-
culées sur le mal-être des « cités » et de leurs habitants. Ces sociologies dialoguent ou s’ignorent
sur le papier, avec une documentation souvent lacunaire ; elles restent condamnées à choisir dans
la masse des faits et des paradigmes, les interprétations susceptibles de conforter au mieux leurs
théorisations.
Ce constat du pluralisme interprétatif serait d’une grande trivialité si l’on ne pouvait repérer
de nouvelles lignes d’inflexions et de nouvelles postures qui paraissent significatives de déplace-
ments d’objets préfigurant l’avenir. Car l’on n’a jamais aussi bien mesuré qu’en cette occasion,
à quel point l’engagement politique et moral des sociologues était devenu une pratique assu-
mant ouvertement leur « présentisme » dans un paysage médiatique les dominant tous, au risque
de rendre assez dérisoire la prétendue distinction gouvernant les morales de conviction et de
responsabilité.

1. Révolte protopolitique ?

Suivons pas à pas Gérard Mauger dans sa « méta-analyse » critique des controverses hermé-
neutiques soulevées par les événements (Mauger, 2006a). Après en avoir, comme bien d’autres,
retracé le film au jour le jour, il propose une typologie des postures d’engagement de nombreux
journalistes, essayistes, politologues ou sociologues qualifiés d’« entrepreneurs d’identité » (p.
125) au sujet de faits qu’il a lui-même du mal à qualifier. Il opte finalement, avec la caution du
politiste et historien, Michel Offerlé, pour le terme d’émeute : « émeute peut néanmoins sembler
approprié dans la mesure où les événements en cause s’inscrivent dans le répertoire qui s’étend
de la “journée” à la “‘manif” (p. 7). Pour G. Mauger, « l’émeute de papier » de 2005 (ses interpré-
tations spontanées) fait partie de l’événement sociopolitique « émeute », comme sans doute les
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« manifs de décembre 1995 » constituèrent naguère pour les interprètes de ce mouvement social,
une nouvelle ligne de fracture dans les modalités d’engagement des intellectuels français.
Gérard Mauger distingue les argumentations visant à « disqualifier » le sens prétendument
« politique » des événements (le fait de juristes, moralistes, culturalistes, voire d’intégristes de
la laïcité républicaine), de celles qui, à l’inverse, visent plutôt à les « habiliter » politiquement.
Elles ont pour auteurs, notamment des intellectuels engagés de la gauche radicale, s’exprimant
« au nom des jeunes des cités » (p. 97), dont il met en scène trois types de porte-parole : ceux
qui insistent sur une « révolte du précariat » (victimes économiques) ; ceux qui mettent plutôt en
avant une « révolte des ghettos » (victimes de la relégation urbaine) ; ceux, enfin, qui argumentent
autour d’une « révolte de minorités visibles » (victimes de discriminations ethniques). Aucune de
ces entreprises d’habilitation n’emporte véritablement l’adhésion de l’auteur. Observons d’abord,
pour en comprendre les raisons, que ce petit opuscule recensé est la reprise, mot pour mot, de
la conclusion d’un autre ouvrage paru simultanément (Mauger, 2006b). Il y campe l’histoire des
transformations de la « déviance des jeunes des classes populaires ». Sur une trentaine d’années,
les bandes des jeunes loubards valorisant force physique et épreuves de virilité de naguère se
seraient, d’après lui, numériquement accrues et rapprochées de l’univers des jeunes délinquants
professionnels violents, tandis que la troisième composante identifiable à la fin des Trente Glo-
rieuses — jeunes ouvriers aux tendances bohèmes enrégimentés par les « baba cool » de l’univers
de la contre-culture des années 1970 — se serait effondrée. Elles auraient laissé la place à la
culture hip-hop de rappeurs et au revival religieux musulman portés par une jeunesse reléguée,
ségrégée, voire ethnicisée. Deux phénomènes macrosociaux auraient précipité ces mutations :
d’une part, l’extension du chômage de masse et la précarisation des jeunes sans qualification et
d’autre part, le fonctionnement du « milieu » de la délinquance professionnelle, de plus en plus
lié à l’expansion de l’économie de la drogue dans les quartiers de relégation.
Pour stimulante que soit la typologie critique du classement des « donneurs de sens à
l’événement 2005 »1 , il lui faut la dépasser. S’agissant de fournir son propre diagnostic sur les
protagonistes, les théâtres de l’émeute et la spécificité des pratiques, G. Mauger s’explique de la
façon suivante : « Tout porte à croire que les pratiques (de brûler les voitures) obéissent en fait à
la logique agonistique du monde des bandes (défi, exploit guerrier) et à la pratique du “combat
de rue”, lesquelles conduisent à faire feu de tout bois sans choisir ses cibles » (p. 60). Après quoi,
il mobilise une explication en tout point conforme à la doxa dont il se réclame, l’intériorisation
progressive de dispositions guerrières des acteurs : « l’enchaînement qui conduit de déréliction
familiale (. . .) en disqualification scolaire (. . .) aboutissant à une disqualification professionnelle
inéluctable (. . .) amène à chercher refuge dans le monde des bandes et la “culture de rue”, qui
valorisent la force physique/force de combat et valeurs de virilité ». De la reproduction incorporée
des habitus populaires en crise, au déterminisme des pratiques d’émeutes violentes, une remarque
d’ordre interactionniste permet à l’auteur de n’avoir pas à se prononcer sur l’élément déclencheur,
mais de botter en touche en mobilisant la recette de l’homologie structurale jeunes/police : « la
défense du territoire contre les bandes adverses vaut également pour la police perçue comme une
bande adverse lorsqu’elle envahit le territoire de la bande (“le quartier”) (. . .). Cette hostilité de

1 On trouve le pendant de cette tendance classificatoire chez un analyste subtil des incivilités sociales, D. Peyrat qui

s’exprime en tant que magistrat du Parquet de Pontoise (Face à l’insécurité, refaire la cité, 2006, Paris, Buchet Chastel).
Visiblement traumatisé par la gravité de l’irruption de la violence gratuite de jeunes de quartiers périphériques venus
agresser les manifestants pacifistes « anti-CPE », cet auteur, acteur institutionnel de la justice et grand lecteur de travaux
sociocriminologiques, stigmatise la légèreté des sociologies « sécuriphobes » qui répondent aux « catastrophistes », en
déréalisant l’insécurité et les dégâts des victimations.
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principe contre la police, partenaire–adversaire de prédilection des jeunes des bandes est redoublée
(. . .) par l’hostilité provoquée par l’extension des contrôles de police au faciès à répétition. . . » (p.
62) ou bien encore : « la violence de l’émeute apparaît aussi comme une réponse au désordre de
la police ». L’auteur n’explique pas les raisons pour lesquelles « la » police aurait franchi la ligne
jaune, ou du moins pourquoi on serait dans une dimension autre que celle d’un « épiphénomène »
s’inscrivant dans un ordre des choses récurrent2 .
On se demande au fond si le plus important, dans cette nouvelle version de « l’académisme
radical »3 n’est pas de rentrer dans le bel ordonnancement de la pensée critique qui ne dialogue
qu’avec elle-même. Après tout, le lumpenprolétariat n’a jamais été en odeur de sainteté dans
la vulgate marxiste, car considéré comme incontrôlable et ne sera certainement jamais le fer
de lance possible d’un quelconque mouvement social. Par ailleurs, si la fraction « saine » (75 %
d’après l’auteur) des émeutiers peut être vue comme une victime du harcèlement et de la violence
policière de l’État (« wébérien », comme il se doit) et comme la victime d’une violence symbolique
(la privation de tous les capitaux possibles selon Pierre Bourdieu), la minorité gangrenée par la
délinquance néo-lumpenprolétarisée (25 %), au jeu de l’affrontement viril4 avec les forces de
police, disqualifierait à elle seule l’ensemble du « mouvement émeutier ».

2. Rationalités émeutières ?

Formes archaïques de la révolte. . . Au lieu d’y voir un jugement de valeur plutôt négatif,
d’autres sociologues « de papier » ont tenté au contraire d’en faire un argument positif. On en
trouve, notamment un bon exemple dans la contribution inaugurale de Lapeyronnie (2006) vis-
à-vis de laquelle Michel Kokoreff et Dominique Duprez ont invité des sociologues étrangers à se
prononcer pour la mettre en perspective.
Dans le droit fil de l’école tourainienne des mouvements sociaux et singulièrement des tra-
vaux fondateurs de François Dubet relatifs aux jeunesses en galère (1987) et à l’épistémologie
d’une sociologie de l’expérience (1994), l’argument « intuitif » de Lapeyronnie vise à comprendre
l’émeute comme une forme d’action collective5 . L’ampleur et l’ambiguïté du mouvement de 2005
signeraient à ses yeux à la fois un processus continu et une nouveauté. On est certes passé de la
rage à la révolte au sein d’un « mouvement politique primitif »6 , comme il y en eut tant d’autres

2 En ce sens, Beaud S., Pialoux M., 2005. La « racaille » et les « vrais jeunes », http://www.alencontre.org/

France/FranceBeauPialoux12 05.htm
3 Compulsion de ses représentants à ne cesser d’instruire le procès des collègues réformistes, osant collaborer à des

évaluations des politiques publiques, donc à les faire implicitement leurs. . . Cf. plus généralement, D. Lapeyronnie
évoquant cette faculté ventriloque qu’auraient les disciples les plus orthodoxes de la pensée de Pierre Bourdieu, à ne
dialoguer avec personne, quoiqu’en s’érigeant en juges suprêmes de ce qui est défendable et revendicable dans le monde
social, in Lapeyronnie, 2004. L’académisme radical ou le monologue sociologique. Avec qui parlent les sociologues ?
Revue française de sociologie, 45(4), 621–651.
4 À ce sujet, Sauvadet T., 2007. Le capital guerrier, concurrence et solidarité entre les jeunes des cités, A. Colin.
5 Il y a de fortes chances pour que cette « intuition » ait été nourrie par les options du co-auteur des « quartiers d’exil »,

François Dubet, pour qui les émeutes de novembre auraient été « la dernière étape d’un processus de glissement de la
question sociale vers la question nationale républicaine », novembre 2005 ayant annoncé dans l’espace infrapolitique
illégitime ce que la mobilisation des étudiants et lycéens luttant contre le projet de « contrat première embauche » annonça
dans l’espace politique légitime, quatre mois plus tard en mars 2006. Cf. Dubet F., « Le retour à l’ordre et après ? » in
Fondation Copernic, Banlieue, lendemains de révolte, Paris, Regards/La Dispute, Paris, pp. 57–68.
6 On ignore comment cette expression imagée fut, a été ou sera reçue par les intéressés en quête de respect, mais

gageons qu’Eric Hobsbawm devra au moins leur être expliqué dans le texte, s’ils veulent retrouver eux-mêmes une
certaine confiance dans le respect que leur doivent aussi les représentants de la sociologie historique...
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par le passé, mais les caractéristiques principales du mouvement émeutier de 2005 en auraient
fait un événement différent : situé dans un répertoire normal de l’action politique, doté d’une
logique propre (une stratégie de débordement du système institutionnel par le haut et par le bas),
il présenterait une dimension nettement anti-policière ; l’émeute aurait été provoquée par une
émotion qui aurait soudé l’individu à la collectivité et aurait libéré des potentialités d’action en se
propageant ou diffusant sur un terrain favorable. La dimension principale de ce mouvement doit
être considérée comme « rationnelle, voire instrumentale ». Elle illustrerait une façon originale
d’entrer dans l’espace public pour obtenir des gains, sans parvenir pour autant à déboucher sur
de la négociation. Cette impuissance s’expliquerait à la fois par l’absence de légitimité à leurs
yeux et en même temps par leur extrême dépendance à ces mêmes institutions de la République,
une absence de perspective politique, un faible niveau de vie et une segmentation par effet de
discrimination et racisme les divisant. Impuissance, exclusion et dépendance auraient été les trois
ingrédients majeurs d’un mouvement à la fois « infrapolitique » et « suprapolitique ». . .
Dans une veine similaire, M. Kokoreff (2006), se montre sensible à l’absence de revendications
précises des acteurs : leur demande lancinante de respect, signe d’un profond besoin de recon-
naissance et de sollicitude, serait ainsi, dans un langage infrapolitique, le pendant d’une demande
d’égalité des droits dans un langage politique recevable. Si les acteurs concernés sont apparus
comme privés d’expression discursive, se pose alors la question de savoir si leur « silence »7
procéderait d’un « défaut ou d’un refus » (p. 528). Opter pour le défaut serait retomber dans la
thématique de l’action protopolitique de la « classe objet » recyclée par les disciples de P. Bour-
dieu, lequel évoquait, on s’en souvient, les paysans des années 1970 comme des gens à ce point
aliénés par la privation de toutes espèces de capitaux que leur condition ne pouvait être « parlée »
que par les autres. Autrement dit, ce serait accepter l’idée d’avoir affaire à une nouvelle catégorie
d’« idiots culturels », pour user des termes de Garfinkel. Prétendre en revanche être en présence
d’une « action politique non conventionnelle », c’est l’affecter d’une sympathie compréhensive
qui positionne les acteurs dans un contexte de « dépolitisation par le haut » mais aussi — nou-
veauté par rapport à la thèse de Lapeyronnie —, de « repolitisation par le bas ». M. Kokoreff
émet en effet l’hypothèse que, en dépit d’un refus de revendiquer clairement quelque chose, il
existait et existerait, à l’état virtuel, une « multitude de micromouvements entrés en résonance
sous le double effet de la solidarité émotionnelle et morale et de la médiatisation spectaculaire
des événements » (p. 531). Quoiqu’il en soit, pour cet analyste, l’élément déclencheur fut bel et
bien une « révolte contre les forces de mort » (p. 524) de la part des « victimes quotidiennes du
harcèlement policier ». . . L’image est saisissante pour affirmer, après bien d’autres8 la conviction
d’une responsabilité directe des policiers dans l’électrocution des deux adolescents, mais surtout
la responsabilité directe de « la » police et de son chef suprême, bref des agents de répression

7 Aucun des sociologues actuellement répertoriés ne mobilise plus, à ce sujet, la sociologie du simulacre et de la

simulation, en reprenant les vues provocatrices d’un Jean Baudrillard, sans doute à cause du bruit et de la visibilité
« médiatique » mondiales qu’ont provoqués les émeutes de 2005. Cette autre herméneutique aurait pourtant pu être
mobilisée, en référence aux « majorités silencieuses ». Car on voit bien que ce silence au sujet du « sens » de l’action
des émeutiers reste insupportable aux interprètes et analystes qui n’osent apparemment plus pratiquer la maïeutique de
« l’intervention sociologique ». En l’absence de travaux solides sur le sens que les émeutiers de novembre auraient su
donner à leur action collective, on aurait tout aussi bien pu considérer que les sciences humaines interprétatives eussent
également pu servir à « sauver le système en produisant du sens social, face à une demande de sens cruciale pour la
sauvegarde du système lui-même ». Cf. Baudrillard J., 1982. À l’ombre des majorités silencieuses, Gontier/Denoël, Paris,
p. 32.
8 Et notamment la thèse défendue par les avocats des familles des deux adolescents électrocutés, celle de Mignard J.-P.,

Tordjman E., 2006. L’affaire Clichy, Stock, Paris.


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thanatologiques s’acharnant, non pas sur des « bandes de racaille », mais sur des victimes harce-
lées qui incarneraient, par contraste, de formidables pulsions de vie. Il est vrai que, pour maints
sociologues, les incendies de véhicules sont des formes ritualisées de joyeux « potlatchs » (H.
Lagrange) et pour d’autres, plus attristés par la mise à feu des écoles, un langage « d’émeute
tribunitienne »9 pour signifier le sens de la destruction des lieux symboliques de l’humiliation
vécue au quotidien. . .

3. Victimes protestataires ?

Véronique Le Goaziou et Mucchielli (2006) dressent un autre tableau de ce qui leur semble
être le plus grand des événements qu’aurait connu la France depuis mai 1968. Ceux de l’automne
2005 se seraient déclenchés sur fond d’un processus de ghettoïsation entamé depuis 20 ans, lequel
s’aggraverait dangereusement, « au carrefour des processus d’exclusion créés par le marché du
logement (combiné avec les politiques de peuplement des organismes publics et des élus locaux),
du système scolaire et du marché du travail » (p. 27). Les raisons de la colère (investiguées dans
une longue écoute ( ?) de « la parole des émeutiers ») seraient avant tout liées à une révolte contre
une situation d’humiliation et d’injustice nouée dans une relation quotidienne avec la police. La
vengeance envers les policiers aurait été l’une des motivations les plus immédiates. D’après ces
auteurs, « la » police provoquerait cette violence au quotidien, sa propre violence s’ajoutant à la
violence symbolique de l’humiliation vécue, parmi les révoltés, de se voir traités en « parias », à
l’école, au travail, ou en matière de citoyenneté civique.
Tout en ne reniant pas la trame de cette fresque analytique somme toute relativement conve-
nue, Jobard (2006) établit un diagnostic beaucoup plus précis, sans chercher, comme Mucchielli
à se faire passer pour un avocat nostalgique d’une police de proximité ou du moins le prophète
rétrospectif de la chronique de « son échec annoncé »10 . Les analyses fouillées de ce spécialiste
reconnu des déviances policières méritent une attention plus particulière. F. Jobard présente les
résultats de trois enquêtes personnellement menées dans diverses banlieues de l’Île-de-France :
l’une est dédiée à l’analyse du contentieux d’outrages et de rébellions à agents dépositaires de
la force publique ; la deuxième à des observations participantes menées au sein de brigades anti-
criminalité (BAC) ; la troisième à des jeunes mobilisés contre des interventions policières ayant
coûté la vie à trois d’entre eux. Il montre, notamment que sur 661 infractions d’outrage et rébel-
lion, une conflictualité particulière se donne à voir entre police et jeunes d’origine maghrébine.
L’étau pénal se resserrerait différemment sur eux, les tribunaux étant amenés à les poursuivre plus
systématiquement et à prononcer des peines d’emprisonnement plus longues (un effet institution-
nel de discrimination apparente)11 . Les liens entre policiers et jeunes indisciplinés se seraient par
ailleurs incontestablement durcis avec le temps, même si l’auteur concède une plus grande force
d’autocontrôle chez les policiers des BAC ayant récemment intériorisé une déontologie dans le
déploiement de la contrainte, lors des interpellations, notamment. F. Jobard pense que la « racaille »
dont il décrit ironiquement la sociologie politique, serait en train de se construire une identité ou

9 Par exemple, Haenni P., 2006. La France face à ses musulmans : émeutes, jihadisme et dépolitisation, Esprit, octobre,

112–145. Voir aussi, Ott L. 2006. Pourquoi ont-ils brûlé les écoles ? in Le Goaziou V., Mucchielli L., op. cit., pp. 120–138.
10 « La police dans les “quartiers sensibles:̈ un profond malaise », in Le Goaziou V., Mucchielli L. (eds.), op. cit. p. 116.
11 À noter chez cet auteur une autre mise au point très nuancée au sujet de l’éventuel enjeu d’une tendance à la discrimi-

nation raciale au sein des pratiques policières françaises : F. Jobard, « Police, justice et discriminations raciales », in Fassin
D., Fassin E. (eds), 2006. De la question sociale à la question raciale, représenter la société française, La Découverte,
Paris, pp. 211–229.
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une « socialisation commune de l’expérience » dans un rapport de « clientélisation policière ». Il


s’ensuit, au sein de certains ressorts judiciaires de la périphérie parisienne, le constat d’une poli-
tisation aiguë du rapport policiers/jeunes. Une « conscience politique » très nette s’ébaucherait au
sujet de l’asymétrie perçue des ressources politiques, dont disposeraient les différents protago-
nistes : « le statut judiciaire des jeunes (« clients ») est converti en identité politique (« victimes
d’injustices ») et l’arène judiciaire est convertie en espace politique ». C’est sans doute là le symp-
tôme le plus alarmant d’une socialisation négative qui ne serait peut-être pas irréversible, si l’on
essayait d’entrevoir collectivement des leviers d’action pour casser le cercle vicieux d’entrée dans
ce type d’interaction mortifère.
Dans son autopsie de la vague d’émeutes de 2005, Lagrange (2006) se montre surtout sensible,
de son côté, « à leur géographie et à leur temporalité ». Il pointe des différences contextuelles entre
novembre 2005 et les cycles émeutiers des années 1980 et 1990 et reste frappé par la « solitude
institutionnelle des émeutiers », qu’il analyse comme un legs des ruptures politiques avec eux.
L’automne 2005 n’a pas vu de solidarité active entre jeunes des cités et autres jeunes des communes
concernées ; les grands frères ne se sont pas ralliés ; aucune jonction sociale ne s’est produite avec
une opposition de gauche et la distance resta grande avec les organisations ou les autorités. Si la
révolte lui paraît provenir d’une fraction de classe d’âge très délimitée dans son extrême jeunesse
et n’ayant pas su ou pu nouer d’alliances avec des classes d’âges aînées, ce sociologue ajoute
néanmoins une hypothèse assez nouvelle en relation à la « ghettoïsation urbaine ». Il se demande
en effet, en vertu d’une théorie de la frustration relative à l’égard d’attentes toujours déçues au
sujet des effets des « politiques de la ville », si la lenteur du programme annoncé de démolitions et
reconstructions de l’Agence nationale de rénovation urbaine n’aurait pas été étrangère aux lieux
mêmes du théâtre des émeutes. Il note par exemple que 62 communes ayant signé les premières
conventions en juillet 2005 (plus 67 autres projets) furent touchées par les violences de novembre.
Il admet toutefois que son hypothèse n’a été vérifiée que dans 79 % des cas (p. 114). D’une rare
honnêteté intellectuelle, Lagrange n’hésite pas à admettre que dans 21 % des cas de la modélisa-
tion de son corpus, son hypothèse ne fonctionne pas : des émeutes attendues sur certains sites ne se
sont pas produites alors que leurs conditions étaient réunies à ses yeux, et dans d’autres cas, elles
sont apparues bien qu’elles ne fussent pas attendues. Il montre que les quartiers où ont éclaté les
émeutes sont préférentiellement des lieux où il y a « présence de grandes familles (subsahariennes),
pourcentage important des moins de 25 ans parmi les chômeurs, et Zones Franches Urbaines
actives où ont été signées les premières conventions ANRU démolition–expulsion–relogement ».
Mais la « crise d’intégration républicaine » constatée par les variables scolaires, taux de sur-
chômage ou présence de grandes familles pauvres de l’immigration africaine, ne suffirait pas
à prédire les lieux des violences émeutières. Car la question sociale serait désormais étroite-
ment imbriquée à la question religieuse et multiculturelle. Les émeutes s’accentueront à l’avenir,
avertit Lagrange, dans ce « spectre de la polarisation sociale et ethnique, à l’extrémité infé-
rieure du spectre social », si l’on se contente de simplement « faire sécher la poudre » avec
des lois d’exception, tels les couvre-feux et autres états d’urgence, qui ne règlent rien sur le
fond...

4. Grand frisson chez les « rioteux » ?

Ce que d’aucuns nomment « émeute » ne serait, pour Roché (2006), que la conjonction dans
le temps et dans l’espace d’une pluralité de comportements s’apparentant à des « violences
urbaines ». . . La qualification sociologique du phénomène reste criminologique ou policière, chez
cet auteur qui propose une interprétation originale de la « crise » de l’automne 2005. Pas plus que
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les accès de fièvre précédents, on ne saurait accorder de sens collectif identitaire à l’action des
rioteux, un néologisme franglais lui évitant de connoter positivement l’événement, tout en lui
permettant d’établir des parallèles avec les États-Unis ou la Grande-Bretagne pour épingler les
spécificités de la réponse française. Si l’objectif de S. Roché « n’est pas de prédire l’avenir » (p.
9), il entend à son tour rectifier le tir parmi ses pairs, des « militants que rien ne déstabilise » (p.
8) et produire surtout un réquisitoire contre les prétendus remèdes gouvernementaux du ministre
de l’Intérieur, notamment dans sa nouvelle doctrine d’emploi des polices de sécurité.
Le concept qui s’impose sous la plume de Roché pour qualifier les événements de 2005 est
celui « d’agitation ». Les traits dominants des violences émeutières examinées se caractérise-
raient par quatre modalités : faiblesse des agressions anti-ethniques, forte implication collective
des minorités, affrontements surtout orientés vers la police, destructions de biens importantes en
termes économiques mais faibles en pertes humaines. Roché balance plutôt pour une plus forte
implication de minorités ethniques noires que naguère, admettant une association possible des
clivages ethniques et religieux dans le déclenchement et l’extension de l’agitation (p. 67). Pour
rendre compte de l’exceptionnelle longévité temporelle de la « crise », il use d’une étonnante
métaphore organiciste et médicale, expliquant le surgissement de la fièvre puis l’expansion de
l’épidémie, et in fine son reflux et sa congélation par. . . la météorologie (les premiers froids
ayant eu raison de la lassitude des acteurs dans la rue, selon l’auteur). Les facteurs ayant favorisé
la contagion sont nombreux, mais la médecine de Roché ne semble pas en mesure d’établir un
enchâssement inducteur des causalités respectives. L’électrocution des adolescents poursuivis,
les propos du ministre sur la « racaille », et le « karcher », les médias, la pauvreté, la « demande
de respect ». . ., tout cela est balayé d’un revers de main par l’auteur qui avance, parmi les fac-
teurs ayant favorisé la contagion, plutôt cela : « un mélange d’identité en fonction des cultures
d’origine et, notamment de l’islam, de discordes liées à l’actualité internationale, de tensions
avec les forces de l’ordre ; du sentiment d’exclusion, de tactiques d’évitement (résidentielles, sco-
laires) qui consolident une fracture ethnique à la française ». Autrement dit, un peu à la manière
de l’air de la calomnie, on aurait vu un virus apparaître sur ce terreau, la maladie couver, surgir,
contaminer et se répandre, pour diminuer d’intensité et mourir enfin. Dans les quartiers de déclen-
chement des émeutes, et c’est une vue que le ministre ne désavouerait point, on aurait surtout eu
affaire à des acteurs rationnels, des casseurs et des incendiaires multirécidivistes ou réitérants,
calculant en permanence le rapport de forces entretenu avec les policiers : « La propension à
l’émeute correspond à un rapport de forces. Dans ces quartiers, les minorités sont en situation de
supériorité numérique. Les jeunes rioteux savent que, si la confrontation enfle, elle peut tourner
au désavantage de la police ou du moins causer de grands troubles. Quant la minorité au plan
national devient une majorité dans l’espace d’un quartier, le rapport de pouvoir tend à s’inverser
» (p. 104).
Finalement, la leçon de Roché, largement empruntée à des intuitions de Maurice Cusson, est
simple : les rioteux, casseurs incivils et prédisposés à la violence et à des actes de destruction
gratuite, se donnent le plaisir de jouer à la guerre avec des ennemis tout trouvés, en calculant
comment en découdre avec les forces de police : « l’intervention d’un agent de police ne peut à
elle seule constituer le point de départ d’une émeute : ce n’est qu’un épisode à l’intérieur d’une
confrontation permanente entre certains groupes de jeunes et policiers » (p. 110). Les policiers
ne seraient d’ailleurs pas en reste, certains d’entre eux prenant des risques inutiles pour éprouver
par eux-mêmes les sensations fortes du frisson du danger (p. 137 sq.). La deuxième partie de
l’ouvrage est une attaque en règle contre les mauvais usages de la « police urbaine de proximité »
par les pouvoirs publics, assortis des propositions de l’auteur en vue d’amender le système de
sécurité publique dans le sens d’une « inversion de ses moyens et de ses fins ».
F. Ocqueteau / Sociologie du travail 49 (2007) 531–543 539

5. Pour une sociologie plus compréhensive des politiques de prévention des troubles
urbains

Nous restons frappé par un point commun à tous ces travaux. Autant ils sont prolixes et
imaginatifs sur le sens à donner à « l’action collective » des acteurs émeutiers, autant ils négligent
de mettre en scène et d’analyser la diversité des contextes du policing où se jouent les pratiques de
négociation et/ou dissuasion parmi les acteurs locaux en charge des politiques sociales et urbaines.
Tout se passe en effet comme si les sociologies convoquées devaient se pencher sur le sens que
les acteurs dominés auraient pu donner à leurs actes ; ou bien prenant leurs distances, comme si
elles devaient indirectement justifier la position des forces de contention, réactives ou proactives,
sans vraiment faire dans la nuance analytique. Ou bien enfin, cherchant à se tenir à vue de Sirius,
comme si elles se devaient de scruter les forces profondes ayant « agi » les acteurs, émeutiers
autant que policiers, quasiment à leur insu.
Nous suggérons ici deux nouvelles voies d’analyse susceptibles de desserrer l’étau des théorisa-
tions généralisantes, en observant une littérature émergente prometteuse qui nous semble vouloir
dépasser les paradigmes jusqu’à présent mobilisés. Nous observerons d’abord ce qu’apportent
les « regards étrangers » sur la situation française et ensuite, ce que pourraient apporter des
monographies locales sur les arts du policing urbain en situation.

5.1. Un détour par les regards évaluatifs étrangers sur les événements français

Des sociologues ayant eu à évaluer des politiques publiques de prévention des éruptions émeu-
tières dans les « quartiers sensibles » de leurs pays respectifs, ont été invités par D. Duprez et M.
Kokoreff (2006) à donner leur sentiment sur les événements français de l’automne 2005. Nous en
donnerons un bref aperçu à travers deux versions contrastées, l’américaine et l’allemande12 , avant
de refaire une incursion dans la France provinciale. Ces regards dessinent d’intéressantes pers-
pectives, dans la mesure où ils paraissent beaucoup moins entravés par les découpages d’objets
qu’ils ne le sont en France. Ils prennent beaucoup plus aisément en compte l’analyse des confi-
gurations où se placent les interactions entre des protagonistes mis sur un même plan, parce que
leurs réflexes évaluatifs n’ont pas pour habitude de découpler a priori les politiques de sûreté des
politiques urbaines et sociales.
En comparant les émeutes protestataires françaises de 2005 et les mobilisations contre la
« loi anti-immigration » de 2006 aux États-Unis, Koff (Koff, 2006) suggère que les politiques
du néolibéralisme seraient la solution intégratrice d’avenir, dans la mesure où elles favoriseraient
plus que tout autre, le social movement entrepreneurship. Les Chicanos, par exemple, ayant autant
souffert de double exclusion aux États-Unis que les Maghrébins en France, surmonteraient mieux
leur handicap d’origine. En organisant le capital humain et en fournissant le capital financier
aux groupes d’immigrants d’origine mexicaine, leurs réseaux auraient réussi à unifier les efforts
locaux pour créer une force politique nationale capable de faire capoter la loi anti-immigration
de 2006, pièce maîtresse dans l’édification fédérale du Homeland Security. Par ailleurs, justice et
police seraient de moins en moins considérées, par les Chicanos états-uniens, comme des instances
travaillant contre les populations, mais plutôt à leur bénéfice (p. 456) grâce à deux phénomènes

12 La place nous manque pour évoquer la singularité du regard néerlandais qui insiste de son côté sur l’importance d’une

politique de logement et une politique policière beaucoup plus cohérentes sur le long terme. Cf. Boekhout van Solinge T.
2006. Un regard néerlandais sur les émeutes françaises, Déviance et société, 30(4), 491–504.
540 F. Ocqueteau / Sociologie du travail 49 (2007) 531–543

majeurs : une amélioration constante de la confiance des minorités ethniques envers le système
juridique américain et une montée progressive de la croyance en une meilleure efficacité des
pratiques de vigilance publique sur le travail policier à l’égard des minorités ethniques. Bref, pour
H. Koff, les « Mexicains ont très peu à gagner en recourant à la violence tandis que les jeunes
Français (. . .) ont peu à perdre. Les positions morales des deux populations sont diamétralement
opposées » (p. 457).
En Allemagne, A. Groenemeyer fait ressortir une baisse historique continue des niveaux de
violence sociale dans toutes les tranches d’âge, la violence restant plutôt individuelle que collec-
tive (Groenemeyer, 2006). Il subsiste sans doute des formes de violences personnelles exprimant
des problèmes de statut et de reconnaissance parmi des hommes jeunes, notamment les « perdants
de la réunification ». Mais la politique sociale allemande n’y aurait jamais abandonné les quar-
tiers. L’éducation des citoyens à la participation civique au niveau communal, y compris des
« étrangers », y serait restée très active. Et surtout, la police « n’y (jouerait) pas le même rôle de
producteur de discriminations et de sentiments d’injustice chez les jeunes en Allemagne ». Ce
dernier phénomène s’expliquerait en grande partie par le fait que la police allemande serait « de
mieux en mieux formée, grâce à des séminaires spécialisés, et de plus en plus sensibilisée aux
problèmes et conflits des jeunes issus de l’immigration » (p. 483).
En France, il apparaît qu’aucune de ces conditions ne soit véritablement au rendez-vous.
C’est qu’il faut encore composer avec un « modèle professionnel » de police à bout de souffle,
qui apparaît pourtant à beaucoup comme un dernier rempart d’autorité, voire le seul expert des
désordres engendrés par les ratés d’une intégration et d’une socialisation en déroute parmi cer-
taines « populations dites à risque »13 . Et cela, au nom d’une idée intangible qui repose, à tort
ou à raison, sur un mythe : celui de l’universalisme républicain reposant sur une nation dont la
cohésion serait garantie par l’existence de notre police centralisée. Ce mythe fondateur empêche
de prendre la bonne mesure des effets destructeurs de la « fracture » sociale, urbaine et ethnique,
une cécité d’autant plus confortée par une élite politico-administrative jacobine qu’elle se refuse
à décentraliser véritablement la gestion de la sécurité publique14 .
Or il devient urgent de remédier à ces blocages, même s’il demeure encore difficile à une
sociologie politique peinant à s’ouvrir aux politiques de sécurité, nationales ou locales, d’échapper
elle-même à deux syndromes opportunément rappelés par Duprez (2006). D’une part, la lecture
a-historique du rapport police/jeunes, qui parcourt tous les paradigmes disponibles, qu’il s’agisse,
comme on l’a vu, de la lecture de G. Mauger (rapport agonistique de violence entre « bandes »
de types différents), de S. Roché (recherche de part et d’autre de sensations fortes à caractère
ludique), de M. Kokoreff (forces de mort contre pulsions de vie), voire de F. Jobard (politisation
du rapport des « clientèles policières » en « victimes d’injustices » et de discriminations). D’autre
part, la lecture « passe-partout » de l’échec programmé de la réforme socialiste dite de la « police
de proximité », qu’il faudrait entièrement ressusciter, comme si elle était devenue, après sa mise
à mort politique en 2002, la solution miracle à tous nos maux. Il s’agit là en réalité d’un autre lieu
commun à la peau dure lié à un pur « tropisme parisien ». Celui qui, considérant cette réforme

13 Une terminologie toujours utile aux administrations comme aux sociologues, puisqu’elle joue d’un brouillage de plus

en plus manifeste sur la cible : population dangereuse qui risque de basculer dans la violence ou la délinquance versus
la population à risque de « décrochage » social, de précarisation, et d’exclusion géographique et ethnique. . . Les deux
catégories se rapprochant sémantiquement, on voit pourquoi les politiques sociales ne peuvent plus être déconnectées des
politiques de sûreté. De là à prétendre que nous serions déjà entrés dans l’ère de la « punition des pauvres »...
14 À ce sujet, Ocqueteau F., 2006. Les nécessaires repositionnements de la sécurité publique urbaine, in Violences

urbaines, polices et responsabilités, Revue Lamy des collectivités territoriales, juillet/août, 15, 75–81.
F. Ocqueteau / Sociologie du travail 49 (2007) 531–543 541

socialiste mal articulée aux contrats locaux de sécurité, la savait prédestinée à avorter dans l’œuf.
Cette lecture, très largement répandue parmi la hiérarchie syndicale policière elle-même (p. 512
sq.) aurait été trop rapidement reprise par les sociologues prétendument avertis.
Duprez s’y inscrit en faux, constatant qu’en province (nord), au contraire, la supposée conflic-
tualité générale police/jeunes est rien moins qu’attestée. On sait par ailleurs que beaucoup de
maires, indépendamment de leur couleur politique, ont tenté de faire vivre cette réforme en aidant
au déploiement de la police de proximité, dans la mesure où elle leur parut la seule réforme suscep-
tible d’apaiser les tensions entre police, jeunes et riverains dans les « quartiers sensibles ». Cette
réforme suscita de grands espoirs parmi les édiles, même si, à l’époque, leurs positionnements
ne furent pas toujours très lisibles au plan local15 . Nous avons nous-mêmes fait un sort au lieu
commun de l’échec « programmé » de la police de proximité, en montrant comment les discours
syndicaux des officiers et des commissaires ne se sont pas forcément traduits sur le terrain par de la
prétendue « résistance droitière au changement »16 . Nous avons expliqué pourquoi les fondements
de cette réforme allaient rester longtemps à l’agenda politique, même si le gouvernement issu des
élections présidentielles de 2002 a pu s’en détourner durant quatre ans, revendiquant plutôt l’idée
alternative d’une « sécurité de proximité »17 , basée sur la seule recherche du renseignement à
l’égard des fauteurs de troubles et une amélioration des techniques de maintien de l’ordre dans les
quartiers sensibles. Avant de s’apercevoir, récemment, qu’il allait falloir consentir de nouveaux
investissements cognitifs et matériels dans le champ de la prévention policière.

5.2. Approfondir la nature du lien entre modalités du policing urbain et troubles locaux

Tous les chantiers d’analyse des politiques de sécurité nationales et locales sont ouverts, en
dépit de l’apparente difficulté qu’ont encore les sciences sociales à les objectiver. Mais il faut
inlassablement insister sur l’idée que « la police » ne peut plus être uniquement pensée dans les
mécanismes de sa pure instrumentalisation politicienne.
D’abord, les sous-administrations policières sont distinctes et ne défendent certainement pas
toutes des intérêts homogènes, en dépit de la puissance de leurs corporatismes professionnels qui
semble les « unifier » contre le monde environnant. Il existe des représentations différenciées sur
les causes des troubles sociaux et sur les modalités pratiques de leur éventuelle contention. Des
voix dissonantes parmi les fonctionnaires réussissent à se faire entendre, contestant par exemple
que « la » police de sécurité urbaine se vivrait en état de guérilla permanente aux périphéries ou
au cœur des villes ; elles suggèrent hic et nunc des stratégies alternatives à la répression pure,
même si les politiques publiques de sécurité ont durablement dressé maints policiers de terrain
(îlotiers, proximiers. . .) à devenir plus rentables en « faisant du chiffre ».
Les sciences humaines ne sont pas condamnées, en France, à ignorer le mystère des syner-
gies et liens positifs possibles entre différentes politiques publiques poursuivant des objectifs

15 À ce sujet, voir le recueil de monographies dans Ferret J. Mouhanna C. (eds.), 2005. Peur sur les villes, vers un

populisme punitif à la française ? PUF, Paris.


16 Ocqueteau F., 2006. Mais qui donc dirige la police ? Sociologie des commissaires, A. Colin, Paris, notamment p.

203–258. Mais aussi de nouveaux témoignages vécus parmi des metteurs en œuvre de première ligne. Par exemple, Terry
J., Bourguinat E., 2005, Mille jours pour vaincre l’insécurité, policier aux Halles de Paris, Créaphis, Paris. Également,
Collectif, 2005 : « Incivilités dans les espaces publics et commerciaux, un dialogue entre chercheurs et gestionnaires »,
Cahiers de la sécurité, 57, 9–152.
17 À ce sujet, Comité Interministériel de Prévention de la Délinquance, 2007. Les orientations de la politique de prévention

de la délinquance en 2006, Rapport au Parlement, La documentation française, Paris, p. 37 sq.


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d’amélioration du lien social, urbain et ethnique au plan local. Il n’est pas sûr que les brigades anti-
criminalité soient par vocation, brutales, racistes et harcelantes pour permettre aux sociologues
de prendre le « parti » élégant des humiliés au quotidien. Il n’est pas sûr que les « politiques »
soient totalement ignorants des enjeux réels des crises urbaines émeutières, au point de n’être
jamais en capacité d’en prévenir les éruptions par des actions sur la longue durée. Il n’est pas
sûr que les sciences humaines, elles-mêmes, soient indéfiniment condamnées à ne pas savoir
régler la bonne distance avec les médias au sujet de l’implication des « mafieux » (économie de la
drogue), des « barbus » (islamistes radicaux), voire de l’influence néfaste des « rappeurs », dans
des événements tels que ceux de l’automne 2005.
Si le déni, l’aveuglement et la naïveté sont souvent présents dans ces domaines de l’analyse et
de l’action, la prudence analytique devrait rester de mise en cas d’incertitudes.
Un récent « retour d’expérience » commandité par le centre d’analyse stratégique et conduit
sur la ville d’Aulnay-sous-Bois (Cicchelli et al., 2006), une ville qui fut le théâtre d’émeutes
spectaculaires où démarra le cycle émeutier de l’automne 2005, montre la bonne direction. Car
cette monographie18 a réussi le pari de mieux élucider la logique des interactions entre « police
des émeutes » et « actions de prévention locales ». Ces deux dimensions de l’action s’inscrivent
dans l’énoncé d’une démonstration empirique du policing public19 , au sein duquel l’ensemble des
acteurs de la régulation locale de cette ville fut passé au crible d’une interrogation compréhensive.
Il en résulte une conclusion inédite (p. 27) : les acteurs policiers, tout autant que les édiles
municipaux et ceux du monde associatif local furent frappés des mêmes faiblesses et dépossessions
temporaires, dans les premiers jours de l’irruption de l’émeute. Autrement dit, ils firent face à une
difficulté commune à anticiper le cours des événements. Leurs actions respectives furent entravées
par des obstacles de coordination paralysants. Pour des raisons différentes, les représentants de
ces trois mondes furent dépossédés de leur emprise habituelle sur le cours des choses durant
quelques jours, parce que les jeunes émeutiers réussirent à se couper du monde des adultes, avant
que tout ne rentre finalement dans un nouvel ordre.
Nous aimerions seulement suggérer, pour conclure, à quel point une « communauté
d’expérience » parmi des acteurs aux fonctions dissemblables, ayant tous admis avoir été pris
de court durant quelques jours, nous semble une expérience d’une nouveauté sans pareille dans
sa modestie même. Cette modestie existe aussi sous des plumes sociologiques sans prétention
d’établir des responsabilités dans l’enchaînement des causes, à la place des acteurs concernés.
Est-ce là un tournant ? Un nouveau filet de lumière qui s’insinuerait là où commenceraient à
tomber des œillères de part et d’autre, peut-être, après une trop longue cécité collective20 ?

18 Cette enquête a été conduite par quatre sociologues entre avril et juillet 2006. Ils y campent le contexte dans lequel

se sont situées les émeutes, leur gestion par les acteurs professionnels, associatifs et politico-idéologiques ; en se centrant
sur des interviews de jeunes et d’adultes, les auteurs montrent enfin la pluralité des facteurs explicatifs, du sentiment
d’injustice subie, en passant par le sentiment de fierté ou les dimensions ludiques de l’action. Cf. V. Cicchelli et al., 2007.
Retour sur les violences urbaines de l’automne 2005, in Horizons stratégiques, La documentation française, Paris, 3,
98–119.
19 Notion difficilement traduisible en français, bien que très courante dans les sciences sociales anglo-saxonnes. Action

de restaurer de l’ordre ou de « policer ». Derrière ce syntagme, il importe de comprendre un processus de mise en œuvre
de « fonctions de police », formelles ou informelles par un complexe dynamique d’activités de régulation de désordres,
soutenues par des agents publics, privés, hybrides, au sein d’un cadre territorial donné, ici une zone urbaine. Se reporter
à Ocqueteau F. 2004, Polices entre État et marché, Presses de Sciences Po., Paris, notamment p. 49 et 50.
20 À la lumière des événements sous examen, peut-être serait-il utile de revisiter le caractère visionnaire des deux romans

de José Saramago, « L’aveuglement » et « La lucidité », Seuil, Paris, 1997 et 2006.


F. Ocqueteau / Sociologie du travail 49 (2007) 531–543 543

Références

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