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6 Cela est aussi bien souligné par Vallée, « Le premier écrit philosophique de Paul Ricœur »,
p. 153.
3On lit ce livre avec un mélange de familiarité et d’étrangeté. De familiarité parce que l’on
reconnaît à plusieurs de ses pages le génie, la plume alerte, le sens du débat de fond et
quelques-uns des thèmes de prédilection du Ricœur plus tardif (notamment celui du primat
de l’action sur la spéculation, l’énigme insoluble du mal et l’idée selon laquelle la pensée
doit sortir de soi et se perdre afin de mieux se trouver6), et d’étrangeté parce que c’est un
Ricœur qui n’a pas encore découvert le monde des symboles, qui ne parle pas beaucoup
d’interprétation (même si son mémoire en propose une), un Ricœur qui n’a pas encore lu
(ou qui ne mentionne pas) Husserl, Nabert, Marcel, Jaspers ou Heidegger. Ricœur n’est alors
qu’un jeune et combien précoce étudiant de vingt ans qui risque ses premiers pas dans
l’univers de la pensée philosophique et il le fait dans ce qui deviendra l’année la plus
fatidique du xxe siècle, 1933. On ne trouve dans le livre à peu près aucune allusion à la
situation politique tendue de l’époque. La seule que j’aie trouvée est une évocation rapide,
en p. 137, de l’anti-républicanisme et du pessimisme du dernier Lachelier qui avait «
l’impression croissante que l’humanité sombrait vers la déchéance et la nuit ». Le moins que
l’on puisse dire est que ce sentiment avait quelque chose de prophétique.
7De la philosophie réflexive, la souche aujourd’hui la moins familière des trois dont se
réclame Ricœur, il sera ici question à toutes les pages. Ricœur a le souci de présenter
clairement la méthode réflexive de ses deux auteurs sur laquelle il finira cependant par
porter un regard assez sévère. Certes, Ricœur se solidarise avec l’élan de fond de la
méthode réflexive qui consiste à aborder tout phénomène, tout objet, à partir de la manière
dont il est embrassé par la pensée. C’est que cette méthode est la seule qui nous permette
de nous connaître nous-mêmes (p. 155) et de répondre à la question fondamentale de la
philosophie, « que suis-je, moi qui pense le monde ? » (p. 158), dont il n’est pas faux de dire
qu’elle traverse toute la pensée de Ricœur. À ce titre, la philosophie réflexive est pour
Ricœur un autre nom de la philosophie. Simplement, lorsqu’il présente, avec un doigté
didactique qui ne se démentira pas dans ses œuvres ultérieures, les grands traits de la
philosophie réflexive des deux Jules, ou des deux « L », le jeune Ricœur a l’acuité et l’audace
d’en marquer les limites.
8Ricœur ne le dit pas en ces termes, mais la pensée des auteurs qui l’occupent fut élaborée
à une époque qui était dominée par l’ascendant d’un néo-kantisme, voire d’un certain néo-
fichtéanisme, qui réduisait tout phénomène à une production de la pensée, voire de la
Pensée avec majuscule, et c’est ainsi que Ricœur l’écrit souvent, tant cette pensée paraît
être le seul substrat du réel chez les philosophes de la réflexion. Ricœur relève donc, avec
justice et justesse, l’idéalisme foncier de la philosophie réflexive (p. 33), mais aussi son
intellectualisme (p. 36) et son impersonnalisme. Cela veut dire que la « pensée de la pensée
», que veut être la philosophie réflexive, envisage l’individu exclusivement à partir de ses
propriétés intellectuelles comme si l’homme n’était qu’esprit. En vérité, le « comme si » est
de trop, car pour cette philosophie l’homme n’est qu’esprit, qu’il s’en rende pleinement
compte ou non. S’il ne s’en rend pas compte, c’est qu’il succombe à une illusion
transcendantale que la méthode réflexive a pour vocation de démasquer. De cet esprit
intellectuel que je suis, la méthode réflexive entend proposer une lecture strictement
impersonnelle. Dans le résumé clair et très critique qu’en propose Ricœur, « la Pensée est
une, dans la diversité des esprits où elle apparaît, et l’individualité un mirage » (p. 38). On
sent à toutes les pages du mémoire que le jeune Ricœur est loin d’être acquis à cette idée et
qu’il se demande « ce que devient la personne dans le système de Lachelier et de Lagneau »
(p. 39). Beaucoup de ses critiques annoncent plusieurs aspects de la philosophie plus tardive
de la volonté, de l’identité, voire de la narrativité : « Les partisans de la méthode réflexive
oublient souvent que je ne suis pas seulement un individu, mais une personne, et même ils
identifient systématiquement personne et individu. Pourtant, je ne suis pas un roman
médiocre d’apparitions et d’événements ; je suis un drame et une destinée » (p. 39). Seul
Lagneau, dont Ricœur se sent infiniment plus proche que de Lachelier (p. 204 et 226), en
aurait eu le pressentiment quand il aurait parlé du désir, de l’aspiration à l’Absolu et de
l’Amour (autre mot que le jeune Ricœur écrit volontiers avec majuscule) qui nous animent
et où Ricœur salue une reprise du conatus de Spinoza (p. 214). On sait que c’est un motif qui
restera déterminant chez lui.
10Ce ne sera pas, en 1933-1934, la seule critique décisive qu’il adressera à la méthode
réflexive de ses deux interlocuteurs. Dans une conclusion d’une grande force — surtout, on
ne le répétera jamais assez, pour un étudiant de vingt ans —, Ricœur s’interroge sur les
limites de la méthode d’immanence prônée par Lachelier et Lagneau. Quand les philosophes
réflexifs parlent d’un Dieu qui se trouverait d’abord « en nous », au point de se confondre
avec notre pensée (« nous sommes Dieu, puisque Dieu n’est pas distinct de l’acte de pensée
qui l’étreint », p. 165), il faut prendre garde, prévient Ricœur, de ne pas se payer de mots (p.
174). Ricœur s’oppose de manière frontale à ses deux auteurs quand il écrit que Dieu doit
être pensé comme rigoureusement distinct de notre réflexion et de notre effort pour
l’atteindre, car — ce sont les dernières lignes du mémoire, d’origine biblique (Is 55, 8) — «
les voies de Dieu ne sont pas les nôtres » (p. 244). En esquissant cette pensée de la
transcendance du divin, Ricœur reconnaît sa dette envers Blondel, dont on sait qu’il était
alors largement ostracisé dans le milieu universitaire : une méthode d’immanence, comme
celle que pratique la philosophie réflexive, n’implique pas nécessairement une philosophie
de l’immanence (p. 225). Pas d’erreur, Ricœur montre dans ce mémoire qu’il a du courage
et qu’il sait penser par lui-même.
10 Dans son autobiographie intellectuelle, Réflexion faite ([Philosophie Esprit], Paris, Esprit,
1995, (...)
11Cette transcendance de Dieu à l’homme est justement celle que permettrait de
sauvegarder la notion de personne, laquelle rend mieux justice à l’autonomie individuelle de
chacun (dans une observation magnifique, Ricœur écrit : « on dit cogito, non cogitat » [p.
241]), comme au caractère distinct de Dieu lui-même. Assez singulièrement, la source de ce
« personnalisme » (p. 242), plusieurs fois invoqué, ne sera jamais vraiment nommée. On
pensera aujourd’hui à Emmanuel Mounier, dont on sait l’influence sur Ricœur, mais ce
serait oublier que ses écrits fondateurs sur le personnalisme n’étaient pas encore publiés en
1933. La revue Esprit n’en fut pas moins créée en 1931-1932 et c’est dans ses colonnes que
le terme de personnalisme apparut pour la première fois au début des années trente10.
Bergson (furtivement cité ici par Ricœur et toujours favorablement) et Péguy l’auront
inspiré.
12Le mémoire de Ricœur nous fait découvrir un jeune philosophe qui a appris de Lachelier
et Lagneau que la voie royale de la philosophie était résolument celle de la réflexion, mais
c’est une réflexion qui doit renoncer au rêve idéaliste selon lequel Dieu se confondrait avec
cet exercice de la pensée qui accomplit l’effort de se ressaisir elle-même. Ricœur lutte donc
sans cesse contre l’idéalisme des philosophies de la réflexion, qui était aussi celui de son
directeur de thèse, Léon Brunschvicg, et leur impersonnalisme, en s’inspirant d’idées qui
étaient dans l’air du temps et qui permettaient de penser plus rigoureusement la
transcendance du divin, l’étoile métaphysique, cachée ou plus ou moins avouée, du chemin
de pensée de Ricœur, dont on découvre aujourd’hui qu’il a commencé beaucoup plus tôt
qu’on ne l’avait pensé puisqu’il s’étend sur huit décennies.
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Notes
Référence papier
Jean Grondin, « Paul Ricœur, Méthode réflexive appliquée au problème de Dieu chez
Lachelier et Lagneau », Revue des sciences religieuses, 92/1 | 2018, 121-127.
Référence électronique
Jean Grondin, « Paul Ricœur, Méthode réflexive appliquée au problème de Dieu chez
Lachelier et Lagneau », Revue des sciences religieuses [En ligne], 92/1 | 2018, mis en ligne le
01 janvier 2019, consulté le 06 juillet 2021. URL : http://journals.openedition.org/rsr/4409 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/rsr.4409
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Auteur
Jean Grondin
Département de philosophie Université de Montréal
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