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Introduction. Pour une pragmatique de la langue

Article  in  Syntaxe et Sémantique · January 2016


DOI: 10.3917/ss.017.0011

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Louis de Saussure
Université de Neuchâtel
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Introduction
Pour une pragmatique de la langue

Louis de Saussure
Université de Neuchâtel
louis.desaussure@unine.ch

Ce numéro de Syntaxe & Sémantique rassemble des études dont la


plupart ont une dimension pragmatique marquée. À une exception près
– l’article de Marianne Hobæk Haff et Helge Lødrup sur le passif long
en français –, il fait suite à une journée d’étude rassemblant des équipes
de recherche du laboratoire CRISCO (Centre de recherche inter-langues
sur la signification en contexte) et de l’université de Neuchâtel, qui
s’est tenue à l’université de Caen Normandie en mai 2015, consacrée
à « L’interface sémantique – pragmatique – discours ». Elle s’inscrivait
dans une collaboration d’échanges scientifiques entamée il y a déjà
plusieurs années qui vise à réfléchir en commun sur des problématiques
transversales par rapport aux délimitations courantes des disciplines
linguistiques ; la structure grammaticale et textuelle et la construction
contextuelle du sens étant les deux principales dimensions vers lesquelles
les réflexions se sont dirigées.
Les relations entre des domaines d’étude traditionnellement vus
comme clairement séparés (la syntaxe, la sémantique, la pragmatique,
mais on peut sans crainte ajouter à cette liste la phonologie et les diverses
manifestations discursives de la prosodie) sont en effet aujourd’hui envi-
sageables comme beaucoup plus profondes et complexes que par le passé,
à tel point que les frontières entre ces différents champs d’étude (qui
subsistent bien entendu puisque ces champs concernent des dimensions
distinctes : la structure, la signification sémantique, le sens inféré, pour
le dire de manière évidemment trop simple) se trouvent de plus en plus
difficiles à cerner et à établir de manière cloisonnée. L’époque où l’on
imaginait une sorte de branchement linéaire de ces domaines comme
autant de modules de l’appareillage linguistique semble aujourd’hui
laisser la place à une manière d’envisager les processus langagiers moins
réductrice et plus dynamique. On peut songer à cet égard à la manière
dont le rôle de l’inférence est maintenant pris en considération même
dans des approches revendiquées comme très sémantiques, notam-
ment à la suite des travaux importants d’écoles anglo-saxonnes sur
l’indexicalité. Ces approches sont représentées dans des courants de

Syntaxe & Sémantique, nº 17, 2016, Entre linguistique et pragmatique, p. 11-16


Louis de Saussure

sémantique contextualiste, à cheval entre linguistique et philosophie


du langage. On peut aussi penser à la manière dont la pragmatique
redéfinit le statut des expressions grammaticales, par exemple les temps
verbaux, les connecteurs logiques (mais tout morphème grammatical est
potentiellement concerné), comme des sortes d’agrégateurs de schémas
d’inférence pragmatique dont la détermination contextuelle est de plus
en plus évidente. Tout ceci a ses racines également dans la tradition
ducrotienne qui avait déjà soulevé la valeur éminemment pragmatique
de marqueurs grammaticaux divers et jusqu’à des opérateurs logiques
comme la négation. La jonction entre différents étages de l’analyse
linguistique est donc dans l’esprit du temps depuis un certain nombre
de décennies, et c’est en somme le point de départ des analyses qui
change et donne la tonalité des approches : l’angle de la syntaxe, celui
de la sémantique, celui de la pragmatique d’inspiration gricéenne, ou
d’inspiration ducrotienne. On ne sera donc pas surpris de voir dans
ce numéro des études qui abordent des faits qui peuvent se regarder
comme relevant de la grammaire ou de la sémantique, mais qui sont ici
envisagés par le biais de la pragmatique. On pourrait donc parler d’une
« pragmatique de la langue », sans devoir pour autant se positionner dans
une tradition plutôt qu’une autre, dès lors que le code – la langue – et en
particulier sa composante grammaticale, relève – aussi ou surtout – de
schémas d’inférence pragmatique.
Par ailleurs, et parallèlement à ces grandes opérations de redéfinition
progressive du champ d’étude, il est de plus en plus évident qu’une
réflexion épistémologique s’impose à tous autour de questions cruciales
qui concernent le matériel empirique. On entend souvent répéter que
les « exemples forgés pour les besoins de l’analyse », selon l’expression
consacrée, ne seraient que des artefacts destinés à ce que le chercheur
puisse se complaire dans l’étude de choses inexistantes, appuyé en cela
par une méthode défaillante qui serait quelque chose comme l’introspec-
tion, le tout formant une sorte de circuit fermé d’illusions. Là aussi, les
avis ont appris à se nuancer et à se réapproprier la notion chomskyenne
d’intuition linguistique, si souvent mal comprise. Le langage n’est en effet
ni exclusivement un produit social dont la seule manifestation empirique
réside dans le corpus, ni un produit exclusivement naturel cognitif
impénétrable ; à cet égard, le statut de l’intuition linguistique, dans le
sens technique qu’il convient de conserver à ce terme, est sans lien avec
celui de l’introspection. L’intuition linguistique est une détermination
spontanée, hors du contrôle du sujet parlant, tandis que l’introspection
est un sondage psychologique qui relève plus du niveau métalinguistique,
ne concernant pas l’acceptabilité d’un énoncé (ou l’appartenance d’un
fait à une langue) mais la réflexion intuitive à son sujet, ce qui est bien

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Introduction : pour une pragmatique de la langue

différent. Il faut donc soigneusement se garder de classer les approches


selon ce critère entre une linguistique de fauteuil, laquelle serait empiri-
quement vide, et les approches de corpus ou expérimentales, qui seraient
les seules valides empiriquement. En effet, l’intuition linguistique, qui
ne produit d’ailleurs pas des résultats clairs dans toutes les situations
– c’est un point qui s’explique notamment par le fractionnement des
langues en variantes y compris individuelles –, n’est pas une construction
imaginaire ou normative mais bien un élément parfaitement empirique
et constatable. Il n’empêche : la nécessité d’une pluralité empirique
est évidente. Les approches de corpus permettent de documenter des
faits différents, par exemple statistiques, qui à leur tour permettent de
produire des hypothèses nouvelles et stimulantes ; elles permettent
aussi d’aborder des faits plus macroscopiques sur le langage que ne
l’autorise parfois l’intuition linguistique. Les exemples sont aujourd’hui
innombrables qui montrent la vigueur, l’intérêt et la nécessité de telles
approches. Quant aux méthodes expérimentales, personne ne conteste
leur immense intérêt. Qu’il s’agisse d’étudier la perception réelle qu’ont
les sujets parlants de certains phénomènes linguistiques, ou qu’il s’agisse
de documenter l’interface sémantique / pragmatique par le biais de
l’identification de processus distincts (mémoriels et inférentiels, en
particulier, mais aussi déclaratifs et procéduraux), ou de débusquer des
phénomènes interprétatifs, la recherche expérimentale s’est étendue
depuis une quinzaine d’années au niveau de la construction pragmatique
du sens (elle était déjà abondamment appliquée, et continue de l’être,
en phonologie et en syntaxe). La nécessité impérieuse d’un ancrage
empirique ou expérimental pour les études linguistiques est non seule-
ment légitime mais bien réelle ; leur intérêt réside non seulement dans
la documentation descriptive qu’elles permettent de produire, mais
évidemment aussi dans la convergence, ou divergence, de leurs résultats
vis-à-vis des prédictions théoriques.
La contribution de Mathilde Salles sur la structure information-
nelle dans les titres de presse recourt à un corpus, tout comme celle de
Claudia Ricci, Corinne Rossari et Elena Siminiciuc, qui étudient des faits
sémantiques concernant la modalité à travers une démarche statistique.
L’article de Nathanaël Drai et Louis de Saussure sur la différence entre
l’implicite théorique et l’implicite perçu effectivement par les locuteurs
rend compte quant à lui d’une étude expérimentale.
 
Le premier article de ce numéro, par Thierry Raeber, Louis de Saussure
et Bertrand Sthioul, est consacré à l’aspect sporadique, à savoir l’expres-
sion de situations occasionnelles. Les formes typiques qui l’évoquent
sont le verbe pouvoir dans des phrases comme Luc peut être odieux ou

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Louis de Saussure

Les Alsaciens peuvent être obèses, des quantificateurs comme parfois


(le cas de quelques est bien connu et mêle d’autres paramètres), et des
formes plus marginales comme, selon les auteurs, le passé surcomposé
dans sa variante régionale, en indépendante, comme J’ai eu dormi dans
cet hôtel. Les auteurs remarquent un fait étrange : la négation ne permet
pas de porter sur la quantification sporadique. Leur explication prag-
matique passe par l’idée qu’il est impossible de donner de la pertinence
à la négation de la quantification sporadique car elle devrait pour cela
favoriser une inférence de quantification, alors qu’elle est techniquement
indéterminée vers deux opposés, à savoir la quantification universelle
et l’absence complète : non-parfois détermine aussi bien toujours que
jamais, et aucune résolution n’est envisageable en contexte quand il
existe des quantificateurs explicites pour y conduire.
La contribution de Laura Baranzini, « Imparfait et imperfectivité
en italien », se développe dans le même esprit et étudie l’imparfait de
l’italien en regard de la littérature consacrée à son équivalent français,
ce qui lui permet d’identifier un certain nombre de caractéristiques
propres à l’italien. Elle y questionne tout particulièrement la valeur
aspectuelle imperfective habituellement problématisée tant pour le
français que pour l’italien. Élaborant son propos à partir d’études
antérieures qu’elle discute à la lumière d’une typologie fine des emplois
de ce temps, elle défend l’idée que l’imparfait italien, à l’instar du
présent, est aspectuellement sous-déterminé, la précision des confi-
gurations aspectuelles se faisant de manière ad hoc selon des variables
contextuelles. Cette « flexibilité aspectuelle » correspond selon elle à un
trait aspectuel plus faible pour l’imperfetto que pour les autres temps
du système temporel italien : vis-à-vis de temps clairement marqués
vers la perfectivité, l’imperfetto étant plus faible aspectuellement sera
plus facilement interprété comme imperfectif, mais sans qu’on puisse
éliminer les cas de figure qui réalisent d’autres valeurs, souvent jugées
« moins canoniques » par les approches plus traditionnelles.
Alain Rihs consacre une étude systématique au subjonctif français,
qu’il aborde dans une perspective résolument pragmatique. L’intérêt de
cette étude est de reprendre une thématique très abondamment étudiée
en l’abordant par le biais des outils issus de la théorie de la pertinence
dont il montre l’intérêt pour de nouvelles suggestions d’analyse, qui per-
mettent de faire progresser la compréhension de cette marque verbale.
Elle reste en effet l’une des plus subtiles et délicates à saisir. Il reprend les
analyses de Mark Jary et défend l’idée que cette marque indique sa propre
non-pertinence tout en déterminant le type de pertinence à dériver de
la structure enchâssante. Plutôt que de se cantonner à l’idée, courante,
que le subjonctif est avant tout l’expression du doute ou de la virtualité,

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Introduction : pour une pragmatique de la langue

il montre, à rebours, que la procédure interprétative déclenchée par ce


morphème porte sur l’interprétation de la structure complète et conduit
à des effets précis de compatibilité et d’incompatibilité avec certaines
lectures, parmi lesquelles se trouve l’effet de virtualité.
Consacrée au thème de l’intensification d’adjectifs de complétude,
l’étude de Thierry Raeber a recours à la notion de détermination de
concepts ad hoc dans la littérature pragmatique pour résoudre le para-
doxe qui consiste à vouloir augmenter la valeur (intensifier) d’une
notion en principe inextensible (la complétude) : l’intensification est en
effet supposée opérer sur le gradable, or l’adjectif de complétude n’est
évidemment pas gradable. Son étude se présente comme fondée sur
l’analyse bien connue de ce phénomène par Véronique Lenepveu, qu’il
développe à l’aide d’une hypothèse centrale pragmatique : la recherche
de pertinence oriente le destinataire, dans de tels cas, vers l’instanciation
d’un concept plus précis sur lequel porte l’intensification. Cet ajustement
pragmatique converge avec les observations antérieures tout en lui
donnant une explication plus pragmatique.
Suivent des articles dont la composante empirique est manifeste,
soit par le corpus soit par un volet expérimental.
La contribution de Claudia Ricci, Corinne Rossari et Elena Siminiciuc
présente une analyse de fréquence de formes habituellement conçues
comme modales épistémiques et / ou concessives à travers trois langues,
représentées par trois corpus : le français, l’italien et le roumain. L’avan-
tage de l’étude est qu’elle permet d’envisager des aspects de répartition
quantitative différents dans ces trois domaines romans, ce qui conduit
ensuite à suggérer l’existence de fonctionnalités sémantiques et / ou
pragmatiques différentes dans chacune des langues considérées pour ces
expressions. L’étude part de divergences d’emploi entre le futur français
et le futur italien pour s’étendre à un ensemble d’expressions épisté-
miques. Les auteurs observent une fréquence supérieure des marques
de flexion temporelle en roumain et en italien par comparaison avec le
français, mais une fréquence semblable pour ce qui concerne les formes
lexicales épistémiques. L’article envisage la conclusion, pragmatique,
selon laquelle les formes les plus fréquentes de la modalité épistémique
pourraient être plus enclines à avoir un fonctionnement énonciatif.
L’article de Nathanaël Drai et Louis de Saussure questionne la
distinction entre le contenu sémantique ou explicite d’une part (sché-
matiquement : le contenu « posé », « ce qui est dit », « ce qui est présent
dans la phrase »…) et le contenu implicite (le contenu sur lequel le
locuteur ne s’engage pas) en observant d’intéressantes divergences
entre les prédictions de la théorie pragmatique à ce sujet et la percep-
tion interprétative naïve des sujets parlants. L’étude consiste d’abord

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Louis de Saussure

à répliquer de manière systématique une expérience menée il y a une


dizaine d’années qui montrait des effets mémoriels de jugements sur
la présence ou l’absence d’une phrase dans un texte assez inattendus ;
de plus, au cours de cette expérience, un accident était survenu qui
avait produit un résultat très étonnant lié au fait que les destinataires,
une fois l’interprétation réalisée, ne se remettent pas en question par
un processus de vérification. L’article confirme les résultats et tente de
fournir une explication aux raisons de ces divergences ; les hypothèses
évoquées suggèrent la nécessité de prendre en compte, dans le jugement
à propos de l’engagement du locuteur sur des contenus, des effets
d’inconsistance pragmatique et non pas seulement formelle. L’article
tente également d’ouvrir des pistes au sujet de la confiance que les
individus accordent à leurs propres inférences.
Mathilde Salles, dans « Structure informationnelle et choix référentiel
dans les titres de presse », montre l’importance et l’utilité des notions
d’identifiabilité et d’activation, dans la lignée des travaux de Chafe, pour
étudier la structure informationnelle des titres de presse et les contraintes
qui pèsent sur le choix de leurs expressions référentielles. Elle montre
l’intérêt qu’il y a à recourir à ces deux notions plutôt que de s’en tenir à
la tradition issue de la théorie de l’accessibilité d’Ariel qui, malgré son
élégance et son efficacité, présente selon l’auteur l’inconvénient de ne pas
être capable de rendre compte de tous les choix référentiels possibles.
Enfin, l’étude de Marianne Hobæk Haff et Helge Lødrup sur le passif
long en français permet d’aborder un phénomène, la restructuration,
dont la dimension mixte syntaxique et sémantique est évidente, dans
le cas particulier du « passif long » en français (Le château n’était pas
achevé de meubler, F.-R. de Chateaubriand). L’article comble une lacune,
car cette forme n’a donné lieu qu’à une littérature éparse et partielle.
Les auteurs suggèrent que le passif long en français fait partie de la
grammaire de nombre de locuteurs natifs, et que, loin d’être marginal,
il est toujours productif en français contemporain.

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