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LA CONSTRUCTION D'UNE CONTROVERSE
Patrick Awondo
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Patrick Awondo
1. Une version préliminaire de cet article a été présentée en juin 2010 au séminaire du CEAf-EHESS
dirigé par Michel Agier, Jean-François Bayart, Jean-Pierre Warnier et Béatrice Hibou. Les données
sont issues d’u n travail de thèse mené à l’EHESS de 2008 à 2012, soutenu par l’ANRS et Sidaction.
Nos remerciements à Fred Eboko, à Peter Geshiere et à toute l’équipe des relecteurs pour leurs
suggestions.
2. L’homosexualité a souvent été discutée par les médias camerounais dans la rubrique « faits
divers » mais concernait alors des personnes anonymes. La particularité de cet événement média-
tique se situe à la fois dans sa politisation – car elle est liée aux hommes et femmes de pouvoir ou
aux « privilégiés » dont l’association à l’homosexualité permet une montée en généralité du fait
discuté – et dans son positionnement en Une. Sur ce point, voir P. Awondo, Homosexualité, sida et
constructions politiques. Ethnographie des trajectoires entre le Cameroun et la France, thèse de doctorat
en sociologie, Paris, EHESS, 2012, p. 57.
LE DOSSIER
70 La question homosexuelle et transgenre
certaines des personnalités listées réagissent par des procès contre les
journaux pour tenter de se sortir de ce « lynchage sur tabloïds3 », et obtiennent
la condamnation de quelques directeurs de publication n4. D’autres personnalités
listées restent silencieuses, craignant d’ajouter à la polémique et de se voir
davantage éclaboussées par le scandale. En partie attaquées par les trois jour-
naux, les plus hautes sphères de l’État – onze ministres et anciennes person-
nalités gurent sur les listes – s’indignent par le biais du président de la
République lui-même lors de son traditionnel discours du 10 février marquant
la célébration de la Fête de la jeunesse5. Si le chef de l’État dénonce le non-
respect de la déontologie de la part des « journaux de listes »6, et relègue la
vie sexuelle à la « sphère privée », les pouvoirs publics qu’il représente laissent
néanmoins s’accentuer la répression contre des « cadets sociaux »7 accusés
d’homosexualité pour tenter de regagner les faveurs de l’opinion médiatique.
Cette politisation du débat sur l’homosexualité – dans le sens où le Cameroun
est quasiment le seul pays d’Afrique où la critique de ce fait s’articule à celle
des dirigeants politiques8 – a donné lieu à plusieurs interprétations. Ludovic
Ladǹ y voit le signe d’une « homophobie populaire9 ». Pour cet auteur, le débat
orchestré par la presse privée serait une manifestation des « résistances locales
à l’épreuve de la mondialisation », les « États africains » devant affronter en
même temps les injonctions internationales au respect des minorités sexuelles
et le rejet local de ces injonctions. Ces listes seraient aussi un symbole du
« malaise de la modernité africaine », avec un « fossé entre l’élite et la populace »
qui provoquerait une « crise de justice sociale ». D’autres encore y décèlent
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public à des degrés divers – en particulier Le Messager, r créé en 1979 et quotidien depuis 1998, et
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27. Sur ce point, voir F. Nyamnjoh, Africa’s Media. Democracy and the Politics of Belonging, Londres,
Zed Books, 2005 ; M. Tjade Eone, Démobilisation, libéralisation et liberté de communication au Cameroun :
avancées et reculades, Paris, l’Harmattan, 2001.
28. Saskia Wieringa identifie quelques catégories et thématiques (classes sociales, subordination
des femmes, hétéro-normativité) instrumentalisées dans les stratégies morales des acteurs en quête
de leadership dans certains contextes postcoloniaux. Au Cameroun, on pourrait y ajouter la cor-
ruption et, désormais, l’homosexualité. Voir S. Wieringa, « Postcolonial Amnesia
… », art. cité, p. 206.
29. Ibid.
30. D’ailleurs, l’État n’est pas la seule cible des listes : des religieux aux sportifs de haut niveau en
passant par des artistes internationalement reconnus ou des universitaires, tous les « privilégiés »
y figurent.
Politique africaine
75 Médias, politique et homosexualité au Cameroun
« Et si les “chiens des ministres”, transformés en “chiens de garde”, s’étaient tout simplement
retournés contre leurs maîtres pour des raisons qu’eux seuls maîtrisent ? Cette presse qui
dénude pour l’essentiel les hommes et femmes appartenant aux cercles du pouvoir semble
savoir de quoi elle parle. Hier adulée et grassement payée pour services rendus aux pontes
du régime, elle se déchaîne aujourd’hui et fait peur. Les patrons de L’Anecdote, e de La Météo
et de Nouvelle Afrique ne sont plus en odeur de sainteté auprès de ceux-là mêmes qui ont
facilité leur insertion dans la profession pour les besoins de la cause. [
…] Ils n’osent pas
avouer leurs amours et connivences contre la vraie presse privée qui examine de manière
critique cette diffusion des orgies de la République32 ».
31. Sur le chantage fait à des personnalités de premier rang, lire l’a nalyse de François Soudan,
« Lynchage sur tabloïds », Jeune Afrique, 13 mars 2006.
32. E. Kamguia K., « Paradoxe : quand le chien mord son maître », La Nouvelle Expression, 1err février 2006.
LE DOSSIER
76 La question homosexuelle et transgenre
Le sens d’une telle attaque semble clair. Elle soulève la question des diver-
gences entre acteurs de la presse privée dans certains contextes africains après
la pluralisation des médias. D’un côté, se situeraient des journaux dits « proches
du pouvoir », soupçonnés d’être nancés par des personnalités du régime en
place pour limiter la capacité de nuisance de la presse « libre ». De l’autre, des
médias se voulant au service de la liberté et de la vérité mais souvent liés à
l’opposition33. Pour autant, la perméabilité de la frontière entre « presse
d’opposition » et presse dite proche du pouvoir ne semble pas si évidente que
ce que tente de démontrer le journaliste de La Nouvelle Expression. Certes, le
fondateur de L’Anecdote est un membre suppléant de l’organe directeur du parti
au pouvoir – justiant de fait les propos d’Edmond Kamguia –, mais le tort
ou, à tout le moins, l’embarras provoqué par la publication de listes d’homo-
sexuels présumés proches du pouvoir invite surtout à souligner l’ambiguïté
de telles publications. Au Cameroun, cette situation de tensions entre presse
supposée proche du pouvoir et journaux dits d’opposition est rendue histo-
riquement plus complexe par le rôle majeur joué par la gure centrale de Pius
Njawé, leader du quotidien Le Messager. r Devenu directeur de publication après
avoir été crieur dans les années 1970, il a acquis une notoriété qui a contribué
à façonner l’imaginaire du journalisme, en renforçant les oppositions entre,
d’une part, des professionnels sortis de l’école de journalisme et se mettant
notamment au service de l’État au sein du quotidien public Cameroon Tribune
et, d’autre part, des journalistes « sans diplôme » inspirés par la trajectoire de
self-made-man de Njawé. Même si une telle division s’est vue considérablement
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33. Sur ces tendances de « médias au service de », voir M.-S. Frère, « Médias en mutation : de l’éman-
cipation aux nouvelles contraintes », Politique africaine, n° 97, mars 2005, p. 5-17.
34. Thomas Atenga souligne que cette distinction est nuancée par les jeunes journalistes sortis de
l’école nationale de journalisme et qui s’investissent dans le quotidien privé Mutations. Une telle
division symbolique agit entre les personnes formées dans les instituts d’études supérieures privés
délivrant des BTS (brevets de technicien supérieur) après deux ans et celles sorties de l’école de
journalisme publique qui ont une licence des sciences et technique de l’information et de la com-
munication, option journalisme. Il reste ainsi très difficile pour un étudiant détenteur d’u n BTS
de se rendre crédible dans le monde des médias. Voir T. Atenga, « Pius Njawé
… », art. cité, p. 212.
Politique africaine
77 Médias, politique et homosexualité au Cameroun
35. Aurore plus est un hebdomadaire, alors que les deux derniers sont des bi-heddomadaires. Le
premier s’était déjà illustré par la publication, le 14 novembre 2004, d’une interview d’une lesbienne
sous le titre « Les homosexuels sont parmi nous ».
36. Sur ce point, voir T. Atenga, « Pius Njawé
… », art. cité, p. 212. Voir aussi M.-S. Frère, « Les médias
camerounais entre contestation et soumission », in M.-S. Frère (dir.), Afrique centrale. Médias et conflits.
Vecteurs de guerre ou acteurs de paix, Bruxelles, Grip/Complexe, 2005, p. 243-259.
37. Célestin Lingo, de l’Union des journalistes du Cameroun, a par certains aspects soutenu
l’initiative des listes, en déclarant notamment lors d’u n débat que les homosexuels sont « une race
d’humanoïdes à classer en dessous des bêtes » et que leurs pratiques relèvent du « magico-poli-
tique ». Pierre Essama Essomba, le président du Conseil camerounais des médias, sorte de tribunal
souhaitant réguler la profession, dénonce de son côté, « la violation des principes d’éthique et de
déontologie » par les journaux à l’origine de l’affaire. Voir « Le CNC invite les médias “à faire usage
de leur capacité de discernement et de responsabilitéɆ », Xinhuanet, t 8 février 2006.
38. Voir La Nouvelle Afrique, n° 126, 26 janvier 2006.
LE DOSSIER
78 La question homosexuelle et transgenre
privés s’enliser dans ce que certains parmi les journalistes du privé eux-
mêmes présentent comme « un débat de médiocres39 ». Le quotidien national
s’illustre donc par des articles qui mettent surtout en avant les condamnations
des directeurs de publication pour diffamation et se positionne en média
avant-gardiste ouvrant le débat sur l’homosexualité40. Cette dernière position
permet aussi d’assumer une posture de « rassembleur » face aux « fauteurs de
trouble » qu’incarne ici la presse privée.
Une affaire plus récente sur l’homosexualité illustre bien le positionnement
du quotidien Cameroon Tribune en opposition à la presse privée. En janvier 2011,
l’Association pour la défense des droits des homosexuels (Adefho, basée à
Douala) dirigée par l’avocate Alice Nkom devait recevoir un nancement de
300 000 euros pour soutenir la lutte citoyenne pour les droits des minorités
sexuelles. Informé de ce don de l’Union européenne et piqué au vif par les
critiques de la presse privée qui y voit un acte d’ingérence et de recolonisation,
le ministre des Relations extérieures de l’époque signie ofciellement au
représentant de l’Union européenne au Cameroun le refus de ce nancement
d’associations qui, selon lui, « violent la loi camerounaise ». Tenu de s’aligner
sur les positions du gouvernement, le quotidien national joue un rôle majeur
pour médiatiser le combat de ce ministre frondeur contre l’« ingérence » de
l’Union européenne. On s’aperçoit ainsi que Cameroon Tribune demeure
tributaire de sa vassalisation à l’administration publique41, qui en relayant
l’argument de l’ingérence porté par certains médias privés, tente aussi de se
reconstruire en gure morale face à l’opinion médiatique qui n’a pas oublié
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39. Sur ce point, voir H. Mana, « Point com’ : le journalisme de listes », Mutations, 7 mars 2006.
40. Voir A. Tchakounté, « Homosexualité : le débat est ouvert », Cameroon Tribune, 8 février 2006.
Paradoxalement, ce sont pourtant les journaux privés qui approfondissent le débat en donnant la
parole à des intellectuels camerounais aux positionnements variés. Ce fut notamment le cas de
Mutations qui, parmi les premiers, publie une réflexion du politologue Fred Eboko qui voit dans
l’affaire de l’homosexualité, une crise du glissement des « normes symboliques » provoquant la
résistance d’u ne partie de la société soucieuse de l’« ordre sexuel et du genre ». Le chercheur intro-
duit aussi l’hypothèse de l’homosexualité comme procès médiatique de la « corruption des corps »,
faisant ainsi le lien avec le procès d’u ne élite dite corrompue. Voir « Déchéance : entre corruption
des corps, libertés individuelles et homosexualité », Mutations, 10 février 2006. Voir aussi A. Moundé,
M. Ongono, S. A. Godong et G. Dougueli, « Révolte : l’homosexualité, cache-sexe idéal d’u ne vraie
misère morale », Mutations, 6 février 2006.
41. Voir J. R. Matia, « Homosexualité : le Cameroun désapprouve les financements de l’Union
européenne », Cameroon Tribune, 13 janvier 2011 ; voir aussi « L’homosexualité au centre d’u ne crise
diplomatique », Mutations, 13 janvier 2011.
Politique africaine
79 Médias, politique et homosexualité au Cameroun
La critique du procédé des listes a été partagée par la majorité des acteurs
de la presse privée comme de la presse publique. Il faut cependant remarquer
que les motivations de cette critique diffèrent d’un type d’acteur à l’autre42.
Le quotidien Le Messager, r par exemple, tente de montrer les insufsances
éthiques de cette publication des listes sans jamais condamner le principe
lui-même43. En effet, il reste d’abord dèle à sa dénonciation radicale du
gouvernement, en accentuant notamment le débat sur le lien entre corruption
et homosexualité. De façon révélatrice, la pratique sexuelle en tant que telle
est rarement interrogée, mais son lien avec les usages politiques du pouvoir
de Yaoundé est constamment évoqué.
Pour légitimer cette démarche critique contre le pouvoir, Le Messagerr donne
la parole à certains de ses détracteurs les plus ardents parmi les intellectuels
locaux et de la diaspora. Dans une chronique qui a fait date, l’universitaire
Achille Mbembe fustige ainsi le cynisme d’un « potentat sexuel », qui se sert
des hommes et des femmes comme autant de sujets à dominer, tout en ques-
tionnant l’historicité de l’homosexualité dans les sociétés africaines :
« De fait, tout discours crédible sur l’homosexualité africaine doit commencer par la
critique d’u ne culture du pouvoir et d’u n régime des plaisirs qu’il nous faut appeler,
provisoirement, le potentat sexuel. Le potentat sexuel est une structure du pouvoir et un
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42. Contrairement à ce qu’affirme L. Ladǹ, « L’homophobie populaire
… », art. cité, p. 925, pour qui
les « journalistes camerounais n’étaient pas divisés sur la stigmatisation de l’homosexualité »,
nombre d’entre eux se sont clairement positionnés en faveur de la liberté sexuelle. Haman Mana
de Mutations et certains de ses collègues ont ainsi exprimé leur rejet de la chasse aux homosexuels.
L’exemple cité plus loin du journaliste se montrant « solidaire des homosexuels au nom de la liberté »
va aussi dans ce sens. Enfin, la journaliste et militante des droits de l’Homme de La Nouvelle
Expression Suzanne Kala Lobè s’est montrée plus que critique de ces publications en prônant le
respect de la différence sexuelle, notamment lors de débats télévisés qu’elle a animés sur la chaîne
de télévision privée Canal 2 International.
43. Voir l’éditorial de Pius Njawé dans Le Messager du 17 février 2006. Le célèbre journaliste critique
le « défaut d’enquête approfondie et d’informations contradictoires » tout en soutenant la dénon-
ciation de ceux qui s’adonnent à une sexualité « contraire à la culture africaine ».
44. A. Mbembe, « Le potentat sexuel. À propos de la fellation, de la sodomie et autres privautés
postcoloniales », Le Messager, r 13 février 2006.
LE DOSSIER
80 La question homosexuelle et transgenre
« Pour comprendre ce qui se passe en matière d’homosexualité, il faut savoir qu’elle n’est
chez nous ni une homosexualité naturelle (orientation inscrite dans l’être même de la
personne) ni une homosexualité culturelle (adoptée par le fait qu’elle fait partie des
possibilités qu’offre la société de façon publique), mais une homosexualité rituelle,
alimentaire et imposée [
…]. Avec cette politique, on ne réfléchit pas, on mange. Le
Cameroun du ventre est devenu un pays d’inégalités, de misère et de désarroi : un pays
pauvre très endetté où les populations s’enterrent dans la souffrance pendant que l’élite
politique s’enrichit de façon insultante45 ».
Parmi ces journaux privés dont les journalistes s’opposent fermement aux
listes, il faut donc distinguer ceux que nous nommons les défenseurs de la
« liberté sexuelle » de ceux qui tentent de sauvegarder leur hégémonie dans
le champ médiatique. Les premiers s’illustrent par des prises de position
claires qui allient la critique du décit déontologique à la revendication du
droit au respect de la vie privée. Les seconds tentent prioritairement de délé-
gitimer les journaux de listes en montrant leur proximité avec les personnes
listées, comme on l’a vu avec Edmond Kamguia de La Nouvelle Expression. Des
articles allant dans le sens des défenseurs de la liberté se retrouvent priori-
tairement dans l’autre quotidien privé majeur, Mutations. Dans sa parution
en ligne du 30 janvier 2006 par exemple, un journaliste exprime sa « solidarité »
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magazine Situations (lié au groupe SMC dont fait partie Mutations) de deux
interviews. La première donne la parole à un homosexuel camerounais
« exilé », sous le titre évocateur « Un homosexuel parle ». La seconde interroge
l’un des artistes les plus populaires et controversé du pays (Petit-Pays de son
nom de scène), qui a composé une chanson en pleine période polémique pour
inviter l’opinion publique à plus de « tolérance »48. Les deux publications faites
à un an d’intervalle n’ont pas déclenché de réactions particulières dans la presse,
et ce pour plusieurs raisons. Concernant le journaliste interviewé en 2006, ses
propos allaient certes dans le sens de la dénonciation de la société pour son
hypocrisie vis-à-vis d’une homosexualité bien présente, mais ils soutenaient
aussi d’une certaine façon l’’outing de personnalités publiques en critiquant
leur refus de se voir associées à l’homosexualité. L’interview du journaliste
homosexuel accablait donc à sa façon les personnalités listées en suggérant
que certaines seraient certainement homosexuelles et qu’elles avaient une
attitude lâche, ce qui confortait la dénonciation des journaux de listes. Bien
plus, pendant les années où il a exercé comme journaliste dans plusieurs
médias du pays, dont une radio publique, l’auteur de l’interview a souvent
affronté des rumeurs autour de son homosexualité ; sa sortie à visage découvert
va dans le sens de la revendication des journaux de listes qui afrment « dire
haut ce que les gens pensent tout bas »49. L’interview de l’artiste Petit-Pays
répond à une logique analogue. Souvent présenté comme un « original » (il a
par exemple posé nu sur la pochette d’un album, ou encore dans un cercueil
dans les années 1990), il est au centre de toutes sortes de polémiques, dont
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48. Voir Situations, n° 0002, 10 février 2006. Dans ce numéro de l’hebdomadaire du vendredi, la
parole est donnée à un homosexuel camerounais résidant à l’étranger, mais ayant travaillé comme
journaliste dans le service public au Cameroun. Dans le numéro 87, en 2007, Petit-Pays, auteur-
compositeur, revient sur sa chanson polémique sortie quelques mois plus tôt, et ayant pour titre
« Pédés ». Le refrain de la chanson, « Les pédés, pédés, l’amour n’a pas de frontières », est assez
clairement en faveur de la tolérance de l’homosexualité et l’artiste assure qu’il « peut épouser un
homme ».
49. Cet argument a régulièrement été repris par les trois directeurs de publication de La Météo,
L’Anecdote et de La Nouvelle Afrique, à la fois pour se défendre des critiques de leurs confrères, en
montrant que ces derniers avaient failli à leur mission de « dire toute la vérité au peuple », et pour
se légitimer face à ce supposé peuple auquel ils rendraient ainsi justice.
LE DOSSIER
82 La question homosexuelle et transgenre
de ses collègues, dont Haman Mana, « [
…] que pour le mal qu’elle peut
engendrer dans notre pays et la déroute qu’elle constitue pour la jeunesse, le
combat contre l’homosexualité mérite d’être mené50 ». C’est peut-être en ce
sens que l’un des pourfendeurs les plus réguliers des trois journaux, Edmond
Kamguia, s’inquiète de ce soudain « retour de l’inquisiteur » endossé par cer-
tains journalistes, avant de se préoccuper enn du sort des accusés : « Comment
gérer plus tard la situation des personnes victimes d’accusations ou d’insi-
nuations mensongères ?51 ». L’énonciation médiatique de l’homosexualité par
une partie de la presse privée a donc permis une ouverture des controverses
sur cette orientation sexuelle dans l’espace public camerounais. Si plusieurs
types de traitement s’y retrouvent, le relais international ne reète pas toujours
cette pluralité.
des listes. À l’exception de RFI (Radio France Internationale) sur son site le
2 février 2006, ces médias internationaux se font très rarement l’écho de la
critique des listes portées par une partie de la presse camerounaise. Sur le
site d’’Afrik.com par exemple, alors même que certains journaux ont publi-
quement condamné la « presse de listes », un article afrme sans nuance : « La
presse soutient les trois mousquetaires55 ». Les articles des journaux dits
identitaires tiennent la même ligne éditoriale. Dans le magazine Têtu, un
dossier publié en mars 2006 titre : « Homophobie d’État au Cameroun » et
oublie de souligner que l’État est en partie pris pour cible. L’a malgame
reproché par les médias français à une partie de la presse camerounaise est
au cœur du traitement des journaux de la « métropole ». Certaines de ces
publications contribuent à une essentialisation du débat en généralisant
l’homophobie à l’ensemble de la presse, renforçant ainsi une situation de
radicalisation de l’affrontement. En présentant la presse camerounaise comme
unanimement « homophobe », les médias français entérinent un attendu du
sens commun (« tous les Africains sont homophobes ») tout en présentant une
vision manichéenne entre les « bons et mauvais », entre les « homophobes » et
les « libéraux », entre ceux qui résistent localement à l’homosexualité et ceux,
« de l’extérieur », perçus comme des détaillants d’un certain impérialisme
sexuel – donnant ainsi raison aux arguments pourtant erronés de la « presse
de listes ». La presse francophone « panafricaine » installée en France va dans
le même sens « culturaliste ». À titre d’exemple, le site Afrik.com pose régu-
lièrement le « problème » dans des termes généraux et simplicateurs. Dans
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55. Voir H. Bangré, « Cameroun : trois journaux publient des listes de présumés homosexuels »,
> 1er février 2006.
<Afrik.com>,
56. G. Dougueli, « Homophobes et fiers de l’être », <Jeuneafrique.com>,
> 9 novembre 2010.
LE DOSSIER
84 La question homosexuelle et transgenre
Patrick Awondo
IEDES – Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Abstract
Media, politics and homosexuality in Cameroon : the making of a controversy
By publishing lists of public figures « suspected of being homosexual » in 2006,
three private newspapers raised homosexuality as a subject of public debate. From
this media coverage, the article analyses the politicisation of homosexuality in
57. Voir S. Cohen, Folk Devils and Moral Panics : The Creation of the Mods and Rockers, New York,
Routledge, 2002.
Politique africaine
85 Médias, politique et homosexualité au Cameroun