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LEVINAS LECTEUR DE DERRIDA

Stéphane Mosès

Presses Universitaires de France | « Cités »

2006/1 n° 25 | pages 77 à 85
ISSN 1299-5495

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ISBN 9782130555254
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Levinas lecteur de Derrida
STÉPHANE MOSÈS

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Dans l’histoire du dialogue philosophique entre Jacques Derrida et


Emmanuel Levinas, dialogue inauguré en 1964 par Derrida avec son essai
fondateur « Violence et métaphysique » (repris en 1967 dans L’écriture et 77
la différence) et conclu avec « Adieu » (1995) puis, un an plus tard avec le
prolongement de ce texte, « Visage et Sinaï », on ne trouve qu’un seul Levinas lecteur
texte de Levinas consacré intégralement à Derrida. Il s’agit de « Tout de Derrida
autrement », étude incluse dans le cahier d’hommages consacré en 1973 Stéphane Mosès
par la revue L’Arc à Derrida, et reprise en 1976 dans le volume Noms
propres. Ce texte de Levinas peut se lire, dans un certain sens, comme une
réponse tardive à « Violence et métaphysique », qui, trois ans après la
parution de Totalité et infini, fut la première étude d’ensemble consacrée à
cette œuvre majeure. Ce qui frappe dès l’abord dans l’essai de Derrida
(qui analyse la pensée de Levinas avec une subtilité et une profondeur
restées inégalées jusqu’à aujourd’hui), c’est sans nul doute son ambiva-
lence : dualité d’une fascination profonde pour la philosophie de Levinas,
qui semble avoir saisi Derrida comme une sorte de révélation, et d’un
effort systématique pour mettre en évidence le caractère, à ses yeux
contradictoire, de cette pensée même. Dans son analyse de cette philo-
sophie Derrida met en lumière le geste fondamental de Levinas, celui
d’une sortie radicale hors de la tradition philosophique occidentale. Cette
rupture, comparable à celle initiée par Heidegger, se présente néanmoins
Cités 25, Paris, PUF, 2006
comme encore plus fondamentale, puisque pour Levinas la réalité origi-
naire de l’être qu’évoque Heidegger appartient encore à la sphère de
l’ontologie occidentale. À cette tradition ontologique, qui privilégie la
théorie, le savoir et le pouvoir sur les choses, Levinas oppose une réalité
plus originelle, celle de l’éthique fondée sur le face-à-face immédiat avec
Autrui. Tout en mettant en évidence l’originalité absolue de ce geste
philosophique, Derrida démonte rigoureusement la structure logique de
l’interprétation par Levinas de la notion d’altérité, et soutient que l’op-
position introduite par Levinas entre l’Autre et le Même (fondement,

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pour lui, de toute l’ontologie occidentale), serait contradictoire en elle-
même, dans la mesure où l’altérité ne se définit jamais que par rapport à
une identité. Cette contradiction s’inscrit, pour Derrida, dans une aporie
plus générale, qui, en quelque sorte, déséquilibrerait toute la tentative de
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Levinas pour sortir hors du système philosophique occidental. En effet, le


langage même dont Levinas se sert pour affirmer cette différence radicale
est précisément celui du discours ontologique occidental, avec son lexique
– et avant tout avec l’emploi du verbe « être » – sa syntaxe et sa logique. Si
le monde spirituel dont Levinas se réclame dans Totalité et infini – celui
de la priorité absolue de l’éthique sur la théorie (et il s’agirait là sans nul
78 doute de celui de la tradition biblique) – est radicalement étranger à l’on-
tologie occidentale, la forme dans laquelle il s’exprime reste pourtant celle
Dossier :
qui, depuis les Grecs, affirme la prééminence de la théorie et du savoir.
Emmanuel Levinas. Suspendue entre son inspiration juive et le logos grec dans laquelle,
Une philosophie comme toute pensée cohérente, elle est obligée de se dire, la philosophie
de l’évasion de Levinas serait, selon Derrida, irrémédiablement prisonnière de cette
aporie.

On peut concevoir qu’à la lecture de « Violence et métaphysique »


Levinas ait été troublé par l’ambivalence dont ce texte est chargé. D’une
part il a dû être particulièrement sensible à l’admiration exprimée à l’égard
de Totalité et infini par un jeune philosophe, de vingt-cinq ans son cadet,
et déjà célèbre à cette époque. Mais d’un autre côté il a certainement dû
ressentir les critiques de Derrida comme une remise en question de la
cohérence de son projet philosophique lui-même. En particulier, l’ancien
élève de Husserl et de Heidegger, l’introducteur de la phénoménologie en
France dès le début des années 1930, a peut-être réagi avec une certaine
surprise aux longues analyses dans lesquelles Derrida cherche à prouver
que Levinas n’avait pas vraiment compris la démarche de ses deux profes-
seurs de Freiburg. On peut donc imaginer que, neuf ans plus tard, Levinas
ait profité de sa contribution au numéro spécial de la revue L’Arc pour
réagir à l’argumentation de Derrida dans « Violence et métaphysique ».
« Tout autrement » part d’une lecture de La voix et le phénomène, paru
en 1967 parallèlement à L’écriture et la différence, et consacré au problème
du signe dans la phénoménologie de Husserl. Derrida y établit que
l’origine de la notion de « différance » – entendue comme « l’opération du

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différer qui, à la fois, fissure et retarde la présence »1 – se trouve déjà
impliquée dans la théorie du signe chez Husserl. En effet, chez celui-ci, le
signe ne renverrait jamais à la présence pleine d’un objet, mais toujours à
un autre signe qui viendrait, en quelque sorte, se substituer au premier.
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« Substitution originaire, dans la forme du “à la place de” [...] c’est-à-


dire [...] dans l’opération même de la signification en général. »2 C’est
pourquoi celle-ci relève fondamentalement de l’idéalité. La signification
n’apparaîtrait jamais qu’à l’infini (comme « Idée au sens kantien »3). Pour-
tant, selon Derrida, Husserl refuse de tirer les conséquences de ces
prémisses, et cela parce que le motif de la « présence » pleine, l’impératif
intuitionniste et le projet de connaissance continuent de commander – à 79
distance [...] – l’ensemble de la description. Dans un seul et même
mouvement, Husserl décrit et efface « l’émancipation du discours comme Levinas lecteur
non-savoir »4. D’un côté, Husserl n’aurait jamais « dérivé la différence de de Derrida
la plénitude d’une parousie, de la présence pleine d’un infini positif ; il Stéphane Mosès
[n’aurait] jamais cru à l’accomplissement d’un “savoir absolu” comme
présence auprès de soi, dans le Logos, d’un concept infini ». Et pourtant,
dans le même temps, « tout le discours phénoménologique est pris [...]
dans le schème d’une métaphysique de la présence qui s’essouffle inlassa-
blement à faire dériver la différence »5.
Au début de « Tout autrement » Levinas se demande si ces thèses de
Derrida ne marqueraient pas une « ligne de démarcation semblable au
kantisme qui sépara la philosophie dogmatique du criticisme. Sommes-

1. Jacques Derrida, La voix et le phénomène, Paris, 1967, p. 98.


2. Ibid., p. 99.
3. Ibid., p. 114.
4. Ibid., p. 119.
5. Ibid., p. 114.
nous à nouveau au bout d’une naïveté, d’un dogmatisme insoupçonné qui
sommeillait au fond de ce que nous prenions pour esprit critique ? »1.
« On peut se le demander », répond-il non sans ironie. Mais « cette
nouvelle coupure » dans l’histoire de la philosophie [...] en marquerait
aussi la continuité. Car « l’histoire de la philosophie n’est probablement
qu’une croissante conscience de la difficulté de penser »2.
La question que pose Levinas se réfère, plus précisément, à la conclu-
sion de La voix et le phénomène, où Derrida proclame la clôture de
l’histoire de la philosophie. À la suite de Hegel, il y affirme que cette

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histoire se termine au moment même où la philosophie se pense elle-
même comme histoire. C’est alors seulement – c’est-à-dire au-delà de
cette clôture – que « l’indéfinité de la différance apparaît comme telle »3.
À cette clôture, écrit Derrida, « nous [...] croyons littéralement. Et qu’une
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telle clôture a eu lieu »4. Et, pour ne laisser aucun doute sur le caractère
révolutionnaire de cette formule, il précise : « L’histoire de l’être comme
présence, comme présence à soi dans le savoir absolu, comme conscience
(de) soi dans l’infinité de la parousie, cette histoire est close. » Et,
semblant ici annoncer tout le programme de son travail à venir, il ajoute :
« Pour ce qui “commence” alors, “au-delà” du savoir absolu, des pensées
80 inouïes sont réclamées qui se cherchent à travers la mémoire des vieux
signes » ; c’est ainsi que la différance nous invite à « continuer indéfini-
Dossier :
ment à interroger la présence dans la clôture du savoir ». Cette interroga-
Emmanuel Levinas. tion sans fin, dit Derrida, « il faut l’entendre ainsi et autrement. Autre-
Une philosophie ment, c’est-à-dire dans l’ouverture d’une question inouïe n’ouvrant ni sur
de l’évasion un savoir ni sur un non-savoir comme savoir à venir. Dans l’ouverture de
cette question, nous ne savons plus »5.

C’est certainement à cet « autrement » que Levinas se réfère lorsqu’il


intitule son texte sur Derrida « Tout autrement ». Après avoir rendu
hommage aux textes de Derrida, « exceptionnellement précis et cependant

1. Emmanuel Levinas, Noms propres, Montpellier, 1976, p. 81.


2. Ibid.
3. La voix et le phénomène, p. 114.
4. Ibid., p. 115.
5. Ibid.
si étranges », où l’on découvre « un style nouveau de la pensée »1 il fait
immédiatement remarquer que « dans La voix et le phénomène qui boule-
verse le discours logo-centrique aucun bout de phrase n’est contingent.
Merveilleuse rigueur apprise certes à l’école phénoménologique [...] Mais
pratiquée avec un esprit de suite et un art consommé »2. Le compliment
abrite ici une critique de principe, que Levinas explicitera quelques pages
plus loin en évoquant cette « architecture sévère du discours qui décons-
truit et qui emploie au présent le verbe être dans des propositions prédica-
tives »3. Non sans malice, Levinas retourne ici contre Derrida l’argument

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de la contradiction performative ( « Voie que peut-être Derrida lui-même
n’a pas toujours dédaignée dans sa polémique » ) et dont celui-ci avait en
effet fait le centre de sa critique dans « Violence et métaphysique » : « On
pourrait être tenté, écrit Levinas, de tirer argument de ce recours au
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langage logocentrique contre ce langage même, pour contester la décons-


truction produite. »4 Mais Levinas ne va pas aussi loin. Après s’être
contenté d’évoquer la possibilité d’une telle contestation de la déconstruc-
tion, il renonce à cette « tentation », et cela, comme nous le verrons, au
nom de sa propre ambiguïté, clairement assumée à présent, dans l’usage
du langage de l’ontologie classique. En tout cas, aux yeux de Levinas, le
tout autrement revendiqué par Derrida comme marque de sa pensée ne 81
serait pas aussi radicalement autre, ni, par conséquent, aussi « inouï » que
celui-ci ne le laissait entendre. Levinas lecteur
de Derrida
Stéphane Mosès
4

Ce qui, avant tout, frappe Levinas dans La voix et le phénomène est la


mise en évidence de la notion de présence comme fondement originel et
implicite de toute la philosophie occidentale, et, corrélativement, sa
déconstruction par Derrida : « La métaphysique occidentale, écrit Levinas
– et probablement toute notre histoire en Europe – auront été, à travers
un appareil conceptuel que Derrida démonte ou déconstruit, l’édification
et la préservation de cette présence : fondation de l’idée même du fonde-

1. Noms propres, p. 82.


2. Ibid.
3. Ibid., p. 85.
4. Ibid.
ment, fondation de tous les rapports qui se font expérience [...] Présence
du présent, rassemblement et synchronie. Ne rien laisser traîner ! Ne rien
laisser perdre ! Garder tout en propre ! La sécurité des peuples européens
derrière leurs frontières et les murs de leurs maisons, assurés de leur
propriété [...] est [...] le projet même d’une telle pensée. »1 Ce développe-
ment métapolitique de l’idée de la présence, qui va au-delà de la critique
de Derrida, anticipe déjà certains thèmes centraux d’Autrement qu’être
(1978) tels que la contestation radicale d’une philosophie fondée sur la
possession de soi par soi, l’introduction de la notion d’anarchie ou l’idée

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que « l’État ne peut pas s’ériger en Tout »2, thèmes résumés dans la cita-
tion de Pascal qui sert d’exergue au livre : « “C’est là ma place au soleil.”
Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. »
On voit ici à quelle profondeur se produit ici, dans la contestation de
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l’idée de la présence, la rencontre entre Levinas et Derrida : la présence,


écrit Levinas commentant Derrida, est un « simulacre métaphysique,
entretenu par la voix qui s’écoute : présence et possession unies dans la
conscience de soi »3.
Et pourtant, en même temps, Levinas s’insurge contre l’évanouisse-
ment du concept traditionnel de vérité que, selon lui, cette dénonciation
82 de la métaphysique de la présence entraîne. Chez Derrida, regrette
Levinas, la vérité est emportée dans le grand mouvement de dévaluation
Dossier :
du signe, qui ne se réfère plus à un signifié, ni à un objet présent, mais
Emmanuel Levinas. seulement à d’autres signes, et cela dans un mouvement de fuite infini.
Une philosophie « La défection de la présence, écrit-il, conduite jusqu’à la défection du
de l’évasion vrai, jusqu’aux significations qui n’ont pas à répondre à la sommation du
Savoir. [...] Désormais les significations ne convergent pas vers la vérité.
Ce n’est pas elle la grande affaire [...]4 Nous marchons, en attendant, dans
un no man’s land, dans un entre-les-deux qui est incertain même des
incertitudes qui, partout, clignotent. Suspension des vérités ! Insolite
époque ! »5
On pourrait, à première vue, s’interroger sur cette défense et illustra-
tion du concept traditionnel de vérité par Levinas, alors que cette notion a

1. Noms propres, p. 83.


2. Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, 1978 ; Paris, 2004,
p. 160.
3. Noms propres, p. 84.
4. Ibid.
5. Ibid., p. 82.
toujours été liée, depuis Platon, à l’idée de l’être et à la contemplation des
essences éternelles. Vérité, théorie, savoir, ne sont-elles pas les fondements
mêmes de l’ontologie, dont Levinas récuse la primauté au nom de la prio-
rité de l’éthique ? Mais en réalité, les choses sont bien plus complexes.
Pour Levinas, le caractère originel de la relation éthique, c’est-à-dire du
face-à-face avec Autrui, ne remet pas en question la validité des critères
philosophiques de la vérité. Même s’il n’y a de discours qu’adressé à
autrui, et même si ce discours peut toujours dédire ce qu’il vient de dire, il
ne s’en réclame pas moins doit pas moins d’un rapport fondamental à la

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vérité : « Le rapport éthique, écrit-il dans Totalité et infini [...], n’est pas
contre la vérité, il va vers l’être dans son extériorité absolue et accomplit
l’intention même qui anime la marche à la vérité. »1 C’est ce rapport
éthique à la vérité, qui définit pour lui l’essence même de la méta-
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physique. Celle-ci, par opposition à l’ontologie, repose, non pas sur


« la suffisance essentielle du Même, sur son identification d’ipséité, sur
son égoïsme », mais au contraire sur « l’accueil de l’Autre par le Même »,
c’est-à-dire sur « la mise en question du Même par l’Autre »2. En ce sens,
la théorie du signe développée par Derrida, théorie que Levinas interprète
comme une contestation radicale de « l’alternative du vrai et du faux »3,
semble à ses yeux remettre en question les fondements mêmes d’une 83
conception métaphysique de la vérité. Car « dans le signifié de ces signes
ne se produisent que des signes [...] ». Et « ce système de signes, de signi- Levinas lecteur
fiants sans signifié », donne naissance à « un langage que ne guide aucun de Derrida
plein sens. En guise de dissémination se dit ainsi la différance en laquelle Stéphane Mosès
la présence se déconstruit, un ajournement sans échéances à respecter [...].
Tout est autrement si on peut encore parler d’être »4.
Il y a chez Levinas comme un saisissement devant la radicalité de la
révolution introduite par Derrida dans la philosophie occidentale. C’est
sans doute pourquoi son texte se termine par une mise en lumière de ce
que lui-même et Derrida peuvent avoir en commun : à savoir deux
manières différentes de remettre en question la tradition de l’ontologie
occidentale. Il y aurait là, de la part de Levinas, comme une façon tardive
d’assumer la critique par Derrida, dans « Violence et métaphysique », de

1. Emmanuel Levinas, Totalité et infini, La Haye, 1961, p. 18.


2. Ibid., p. 13.
3. Noms propres, p. 82.
4. Ibid., p. 85.
la contradiction performative qui déséquilibrerait Totalité et infini. Oui,
semble dire Levinas, je continue à parler le langage de l’ontologie au
moment même où je la récuse radicalement, de même que Derrida, lui
aussi, continue à parler le langage de la présence au moment même où il la
déconstruit irrémédiablement. Comme si cette inconséquence (ou plutôt
cette oscillation permanente, que Levinas dénommera plus tard clignote-
ment) était le prix inévitable à payer pour pouvoir dire la sortie hors du
discours de l’ontologie.
À la fin de « Tout autrement », Levinas met en lumière la parenté entre

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la déconstruction par Derrida du discours logocentrique et sa propre
distinction du Dire et du Dit. Celle-ci deviendra, cinq ans plus tard, un
des motifs centraux d’Autrement qu’être. Le Dit pourrait désigner, d’une
certaine manière, ce que la linguistique entend par la notion d’énoncé,
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c’est-à-dire le contenu sémantique d’une assertion ; le Dire, quant à lui,


renverrait plutôt au concept d’énonciation, c’est-à-dire à l’acte subjectif
par lequel une assertion est formulée. Mais chez Levinas, les notions de
Dire et de Dit doivent s’entendre sur un horizon philosophique tout à fait
distinct de ce contexte linguistique. Si le Dit renvoie bien aux thèmes que
le discours développe, le Dire est l’instance subjective à travers laquelle
84 tous ces contenus possibles du discours peuvent être dé-dits, interrompus,
remis en question. Cette remise en question se produit par la rencontre
Dossier :
avec l’Autre. Le Dire provient de l’extériorité absolue de l’Autre par
Emmanuel Levinas. rapport au Moi, et c’est en quoi il fait échapper le discours à la sclérose où
Une philosophie le figerait sa dépendance par rapport à l’égotisme du sujet. En ce sens, le
de l’évasion Dire introduit un désordre radical dans l’ordonnancement du discours
(du « Dit »).
Pour Levinas, cette anarchie du Dire n’est pas sans ressemblance avec la
déconstruction des significations chez Derrida : « Elle n’a peut-être pas le
style de la dissémination verbale ; mais elle est du même non-monde, fin
des vérités éternelles. [...]. Il n’est donc pas absurde qu’une réflexion
rigoureuse laisse entrevoir ces interstices de l’être où se dédit cette
réflexion même. »1 Hommage sincère à Derrida, après bien des détours :
malgré leurs différences, leurs deux philosophies sont du même côté, celui
de la « fin des vérités éternelles ». En vérité, suggère Levinas, ne pourrait-
on pas interpréter l’infinie dérive du signe chez Derrida comme une

1. Ibid., p. 86.
forme du Dire, comme « l’événement extra-ordinaire – à contre-courant
de la présence – d’exposition à autrui, de la sujétion à autrui » ? En tant
que suppléance sans fin d’un signe par un autre, n’est-elle pas une forme
du « l’un-pour-l’autre », et en ce sens, ne serait-elle pas comparable au
« pour l’autre de ma responsabilité pour autrui »1 ? Quoi qu’il en soit de
cette réinterprétation de la pensée de Derrida, elle mène Levinas à une
sorte de déclaration de paix finale : au fond, dit-il, leurs deux critiques en
miroir finissent par s’annuler. Car même lorsqu’il s’agit, chez l’un comme
chez l’autre, de sortir sans retour du monde de la tradition ontologique,

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cette coupure ne peut se dire que dans le langage de cette tradition elle-
même.
Bien entendu, les différences demeurent. Mais, conclut Levinas,
« croiser [un vrai philosophe] sur son chemin est déjà très bon et c’est
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probablement la modalité même de la rencontre en philosophie »2. Et,


résumant la vérité si complexe de cette rencontre au-delà des divergences,
Levinas la définit, pour conclure, comme « le plaisir d’un contact au cœur
d’un chiasme »3.

1. Ibid., p. 88.
2. Ibid., p. 89. 85
3. Ibid.
Levinas lecteur
de Derrida
Stéphane Mosès

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