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Lorsignol 14/09/02

6D
Quentin

Le onzième apocryphe

Vincent Delorme, le plus puissant guerrier de l’Empire, raffermit sa prise sur son épée bâtarde.
Maintenant, il était seul face à ses agresseurs, tous ses hommes ayant été massacrés par la horde de
pillards qui les avaient pris en embuscade. Deux de ceux-ci foncèrent sur lui mais à peine le premier
avait-il eu le temps d’esquisser un mouvement qu’il s’effondra, la gorge tranchée. Vincent esquiva le
coup de hache du second de justesse et dans le même geste, lui ouvrit le ventre, déversant ses entrailles
sur l’herbe de la plaine. Soudain, un cri horrible stoppa net tous les hors-la-loi. Ils s’écartèrent et
laissèrent passer un géant de plus de deux mètres, d’une musculature impressionnante et maniant un
énorme marteau de guerre. Vincent reconnut en lui Garin le Rouge, prince des voleurs et se rappela
par la même occasion son serment de vengeance éternelle à l’encontre de celui qui avait détruit son
village et massacré sa famille. Il bondit vers lui en hurlant mais dans son élan, une ombre s’interposa
et tonna : « Monsieur Delorme ! »

Vincent sursauta et leva la tête, oubliant les petites figurines d’argile posées sur son bureau.
Maître Garin se tenait devant lui, la frêle silhouette du vieil homme arrêtant les quelques rayons de
soleil qui filtraient à travers les petites fenêtres de la salle de classe. Un silence inconfortable
s’ensuivit. Maître Garin finit par demander : « Puisque vous voilà redescendu sur terre, pouvez-vous
me citer les actuelles colonies du Portugal ? » Vincent n’en savait rien ; il n’avait pas écouté. Maître
Garin allait reposer cette question à un autre élève pour le mettre en valeur, c’est-à-dire Arthus de la
Roseraie, le plus studieux, aussi populaire auprès des profs qu’impopulaire auprès de ses condisciples.
Le Maître fut interrompu par un grattement à la porte du fond. Il leva la tête en clignant des yeux, pour
mieux voir le nouvel arrivant.

C’était un grand homme, habillé de vêtements de bonne facture, avec une longue cape brune à
capuchon. Le professeur lui demanda s’il était bien le libraire de Reims, attendu depuis deux jours. Le
visiteur se présenta : « Je suis Ernest Vaudeville et je vous apporte un message de votre ami Pierre
Barbacane, de Rouen. Il m’a chargé de vous remettre ces documents. » A ces mots le Maître chancela
et se rattrapa de justesse à son bureau. L’inconnu sortit une liasse de vieilles feuilles épaisses et
poussiéreuses et s’avança pour les poser. « Le cours est terminé, vous pouvez rentrer chez vous. Vous
profiterez de cette splendide après-midi pour réviser le chapitre sur l’âge d’or du Portugal. », dit le
professeur. Il y eut un profond soupir général dans la classe et les élèves s’en furent. Maître Garin
rappela Arthus pour qu’il lui lise ces parchemins, sa vue s’étant dégradée avec le temps. Vincent
s’était toujours demandé comment la légère cécité du Maître l’empêchait de lire, mais lui permettait de
remarquer chaque tentative de tricherie, chaque petit mot circulant entre les élèves.

Maintenant, il ne restait que trois personnes dans la classe. Le Maître était assis derrière son
bureau, écoutant attentivement les paroles d’Arthus, en face de lui. Ernest Vaudeville se tenait un peu
à l’écart, attendant que la lecture soit terminée, probablement pour réclamer sa paye. Quand Arthus se
tut, le professeur lui fit un signe de la tête et il s’en alla. Ernest s’approcha et s’assit là où se trouvait le
disciple quelques secondes auparavant. « Qu’en pensez-vous ? » demanda-t-il à Maître Garin. Le vieil
homme ne répondit point, comme plongé dans une intense réflexion. Après un long silence, il ouvrit
enfin la bouche. « Ma foi, bien des choses me viennent à l’esprit. Que voulez-vous savoir en
particulier ? »
_ Sont-ce là les pages que vous avez demandées à Pierre Barbacane, celles de la bibliothèque secrète
de Paris ?
_ Elles sont fascinantes, n’est-ce pas ? D’une qualité irréprochable. Vous me demandez si elles ont
bien été écrites par Magnus-le-Pieux d’Antogue, il y a cinq cents ans ? La calligraphie est splendide et
le phrasé est sans conteste dans son style. Tout simplement magistral. Cependant, ce ne sont pas les
pages originales. Elles n’ont jamais approché Antogue et encore moins Magnus-le-Pieux. Elles ont été
réalisées tout près d’ici, il n’y a pas deux semaines. L’humidité apparaît au toucher et elles sentent
l’encre fraîche.
_ Des faux ? Mais voyons, c’est impossible !
_ Je vous en prie, monsieur. Accordez-moi l’intelligence que mon âge mérite. Il s’agit d’un travail
d’artiste, pas d’un simple escroc. Vous ne vous seriez pas donné tant de mal si vous en vouliez à mon
argent ; ce qui m’amène à la question suivante : êtes-vous un membre de la garde royale ou un de ses
représentants ?
L’étranger esquissa le petit sourire de ceux qui voient leur secret démasqué et avoua : « Je suis le
capitaine Thibault Canton, de la garde royale. Je vous arrête pour conspiration contre l’Eglise, trafic de
savoirs interdits et perversion des esprits des enfants que vous prétendez éduquer. Ce bâtiment est
encerclé par mes hommes ; vous ne pouvez pas vous échapper. Vous serez conduit dans un endroit
secret, jugé et brûlé avec vos livres sur un bûcher en place publique. Maître Garin s’enfonça dans sa
chaise et caressa sa barbichette comme s’il n’avait pas entendu la liste d’accusations et de
menaces. «Vous êtes Canton, ce même Canton qui m’a pourchassé sans relâche ces six dernières
années ?
_ C’est moi. Mais maintenant, finis, les voyages autour du continent. Je vais enfin pouvoir faire
quelque chose dont je rêve depuis longtemps car ma quête touche à sa fin.
_ Ces voyages, comme vous dites, n’ont jamais existé. Mes collaborateurs se sont chargés de vous
emmener sur une série de fausses pistes pendant que moi, je restais ici, à enseigner. Mon imprimerie a
déjà produit dix excellents volumes…
_ Dix ouvrages de tromperie, de mensonges et d’hérésie ! Des divagations de blasphémateurs morts
depuis des siècles dont les textes ne sont dignes que des flammes purificatrices du bûcher ! J’ai lu vos
livres, Maître, et ils ne contiennent que sacrilèges et outrages dans le seul but est de corrompre l’esprit
de la population !
_ Je ne vous demande pas de les croire, capitaine. Seulement de les accepter comme étant une vérité
autre que celle colportée par vos semblables.
Canton cracha par terre et éleva le ton : « La vérité de Dieu est la seule crédible et la Bible en est son
unique récit d’inspiration divine. Vos prétendues connaissances d’un autre âge nuisent gravement à
notre civilisation et à nos certitudes ! »
Le Maître se leva et vociféra : « Peu importe vos menaces, capitaine Canton. Tant que vous serez en
ces lieux, vous restez mon invité ! Je suis plié par les règles de l’hospitalité ; je ne vous tuerai donc
point. A peine avait-il fini ses mots que Canton se leva et colla sa dague sur la gorge de
l’hérétique. « Ne menacez jamais un membre de la garde royale, vieillard ! Votre procès est un luxe
duquel je suis prêt à me passer si nécessaire.
_ Je pense qu’il est temps de clore cette discussion. Mes élèves ont eu le temps de fuir et je dois penser
à ma propre sécurité. J’espère avoir l’occasion de vous revoir dans les années qui viennent, monsieur.
Une dernière chose, cependant. Croyez-vous en la magie, capitaine ?
Celui-ci n’eut pas le temps de répondre que le vieillard sortit une petite fiole de sa poche et l’écrasa
sur le sol. Un épais nuage verdâtre s’en dégagea aussitôt et remplit bien vite la salle de classe. Canton
tenta de pourfendre le Maître de sa lame, mais ne le toucha pas.
Quand le nuage se dissipa, le professeur avait disparu. Cependant, un livre était posé sur les
parchemins contrefaits. Canton le ramassa et le tourna pour regarder la première page.

Le onzième apocryphe,
Recueil d’écrits hérétiques et interdits dus à divers auteurs.
Humblement dédié à Thibault Canton,
Officier de la garde royale dont l’obstination et le zèle au service de la Vérité
est un exemple pour trop de gens de ce pays

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