VENDREDI 25 FÉVRIER 2022

78E ANNÉE – NO 23992

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WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

ROBERTO SAVIANO EN BD
SUPPLÉMENT

GUERRE ET PESTE LE MONDE
LA VIE APRÈS « GOMORRA » LE MOYEN ÂGE SELON JAMES MEEK  DES LIVRES

LA RUSSIE ATTAQUE L’UKRAINE SUR PLUSIEURS FRONTS
▶ Vladimir Poutine
a annoncé, jeudi, à 1
l’aube, le déclenche­
ment d’une « opéra­ ÉDITORIAL
tion militaire spé­ LA DOUBLE DÉRIVE 
ciale » en Ukraine
DE VLADIMIR 
▶ Des frappes aérien­
nes ont été signalées POUTINE
dans tout le pays, des par JÉRÔME FENOGLIO
troupes et des blindés
sont entrés dans cinq la guerre, frontale, est de re­
tour en Europe. L’offensive dé­
régions, selon Kiev clenchée, à l’aube du 24 février,
par les forces russes sur de multi­
▶ Dans la capitale, ples sites du territoire ukrainien
les habitants ont été constitue une agression militaire
réveillés à 5 h 05 par d’une ampleur inédite sur notre
continent depuis la fin de la se­
des explosions, le prési­ conde guerre mondiale. Elle est
dent appelle à ne pas préméditée, soigneusement pla­
nifiée et assumée cette fois sans
céder à la panique aucun faux­semblant.
Ce ne sont plus des soldats dé­
▶ Les Occidentaux pourvus d’insignes d’apparte­
condamnent l’inva­ nance à une armée, comme en
sion et promettent des Crimée en 2014, qui sont entrés
en action. Le déploiement de
sanctions massives, force ne se dissimule plus derrière
tandis que Poutine les combattants des deux républi­
Jeudi 24 février, frappe ques fantoches du Donbass. La
les menace de « consé­ russe sur une position guerre est cette fois assumée dans
quences jamais vues » de défense aérienne chacun des mots du chef de l’Etat
ukrainienne, à Marioupol. russe, Vladimir Poutine. Son ob­
PAGES 2 À 4 LORENZO MELONI/MAGNUM POUR « LE MONDE » jectif est limpide : briser l’Ukraine.
ET CHRONIQUE PAGE 2 7 L I RE L A S UI T E PAGE 27

Iran Présidentielle Une campagne  Covid­19 Economie

Les jeux de société,
Musique
Un album du duo
L’accord  entre défiance et indifférence Des inégalités  une passion pop Tears for Fears,
nucléaire  dans les rues de Roanne (Loire),
ville moyenne qui fut en 2017 le
vis­à­vis des élus et du scrutin, et
même les citoyens engagés se
sociales face renforcée par après dix­huit ans
en bonne voie la crise sanitaire de silence
parfait miroir électoral de la
France, la présidentielle intéresse
disent déçus par la campagne et
indécis sur leur participation. à la vaccination
peu, la distance s’est installée PAGES 8-9 PAGE 17 PAG E 20
Alors que les pourparlers Selon l’Inserm, la méfiance
étaient dans l’impasse en à l’égard des autorités ren­
décembre 2021, trois mois force les disparités d’accès
de tractations ont permis Justice Société à la prévention
d’espérer un compromis A Marseille, Abus sexuels dans
E
AIN
PAGE 6
sur l’accord nucléaire la protection l’Eglise : les travaux
S E M
UE LLEUR SSE
signé en 2015 avec Téhéran
des mineurs en de réparation AQ
et dénoncé en 2018
Dépendance CH MEI PRERE
par Donald Trump urgence absolue débutent E
L DE L A
NGÈ
PAGE 5 PAG E 1 3 PAGE 12
Le curieux modèle TRA É
IRAK — LA MALÉDICTION DU PÉTROLE SCIENCES — DANS LA FABRIQUE DE NOS RÊVES

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Andorre 5,30 €, Canada 7,95 $CAN,

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No 1634 du 24 février au 2 mars 2022
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La CGT et la CFDT ont fait

expertiser la stratégie du
groupe et ses conséquen­
VERS LA GUERRE ? Vladimir Poutine fait monter la pression en Ukraine.
La crise vue par les intellectuels Andreï Kourkov, Yuval Noah Harari,
Herta Müller et Svetlana Alexievitch.
ces sur l’offre de soins
PAGE 12

Economie
Une reprise 
du tourisme en 
ordre dispersé
Niveaux de vaccination et
stratégies de réouverture
recomposent la carte des CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
destinations de voyage
PAGE 14
Algérie 220 DA, Allemagne 4,20 €, Andorre 3,80 €, Autriche 4,00 €, Belgique 3,50 €, Espagne 3,80 €, Grèce 3,70 €, Guadeloupe-Martinique 3,50 €,
Hongrie 1 560 HUF, Italie 3,70 €, Luxembourg 3,50 €, Maroc 25 DH, Pays-Bas 4,20 €, Portugal cont. 3,70 €, La Réunion 3,50 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,70 CHF, Tunisie 5,20 DT, Afrique CFA autres 2 500 F CFA
 INTERNATIONAL
2|
GUERRE  EN  UKRAINE
5 h 05, les premières 
explosions 
retentissent à Kiev
La capitale ukrainienne s’est réveillée avec
l’annonce de l’intervention militaire russe.
Tout en proclamant la loi martiale sur l’ensemble
du pays, le président Zelensky a appelé
ses concitoyens à ne pas céder à la panique
kiev ­ envoyé spécial
I
l est 5 h 05 du matin, jeudi
24 février, à Kiev. Trois pre­
mières explosions se font
entendre dans le lointain.
Elles suivent de quelques
minutes l’annonce par
Vladimir Poutine d’une « opéra­
tion militaire spéciale » en
Ukraine. La guerre a commencé.
Kiev a retenu son souffle toute la
nuit, tant cette guerre était an­
noncée. En dépit d’un calme appa­
rent et de rues quasi désertes, peu
d’habitants de la capitale ukrai­
nienne sont parvenus à dormir.
Les plus détendus buvaient entre
amis, dans des cafés, « un dernier
verre avant la guerre », selon l’ex­
pression d’une jeune femme. Les
autres restaient les yeux rivés à
leurs téléphones et aux réseaux
sociaux, porteurs d’angoisse de­
puis de longues semaines.
Des sources gouvernementales
ukrainiennes avaient indiqué,
au cours de la journée de mer­
credi, qu’une attaque russe sem­
blait inévitable la nuit suivante, et
avaient même prédit, sur la foi
d’informations de leurs services
de renseignement, qu’elle com­
mencerait à 4 heures du matin.
M. Poutine n’a eu qu’une heure de
retard sur ces prévisions.
Peu après les premiers
bombardements, le ministère de
l’intérieur ukrainien a confirmé
« une attaque de missiles sur
Kiev », indiquant que, partout
dans le pays, « des bâtiments mili­
Les Occidentaux demandent à Moscou « un retrait sans conditions »
Le Conseil européen devait acter dès jeudi soir le vaste plan de sanctions préparé depuis des semaines par les Vingt­Sept contre la Russie
L a guerre engagée par Vla­
dimir Poutine en Ukraine a
suscité, jeudi 24 février, une
avalanche de condamnations et
des consultations tous azimuts
du côté des capitales occidenta­
les. Celles­ci étaient en état
d’alerte depuis mercredi en fin
d’après­midi, quand de nouveaux
renseignements ont émergé sur
l’imminence d’une offensive de
grande ampleur.
« Le président Poutine a choisi [de
lancer] une guerre préméditée qui
entraînera des souffrances et per­
tes humaines catastrophiques », a
dit le président américain, Joe Bi­
den, dans un communiqué. « La
Russie, seule, est responsable de la
mort et de la destruction que cette
attaque provoquera », a­t­il insisté,
assurant que « le monde exigerait
des comptes de la Russie ».
L’Union européenne con­
damne « dans les termes les plus
forts possible l’invasion non justi­
fiée de l’Ukraine par les forces rus­
ses » de même que « l’implication
de la Biélorussie » dans cette
agression. Les Vingt­Sept de­
taires, des aéroports et des
terrains d’aviation » faisaient
partie des principales cibles vi­
sées. A Kiev, l’aéroport interna­
tional Boryspil, aurait notam­
ment été touché. Dans la nuit,
l’Ukraine a fermé son espace aé­
rien aux vols civils.
Les sirènes de certains bâti­
ments ont alors retenti afin d’in­
citer les habitants de la capitale à
descendre aux abris. Même si
certains d’entre eux se sont diri­
gés vers des caves ou des stations
de métro souterraines, aucun
mouvement de panique n’était
visible dans les rues du centre­
ville. Certains allaient même au
travail comme si de rien n’était,
marchant d’un pas calme.
D’autres tentaient de se rensei­
gner, aux gares routière et ferro­
viaire, sur le maintien ou non
des liaisons avec l’ouest du pays.
Seuls signes de nervosité, des fi­
les d’attente se formaient ici ou là
devant les distributeurs bancai­
res et les stations d’essence. Des
KIEV A RETENU SON  « une invasion à grande échelle
SOUFFLE TOUTE LA NUIT.  d’agression », avant d’assurer que
DANS DES CAFÉS,  « l’Ukraine se défendra et rempor­
CERTAINS HABITANTS  russe vise à « détruire l’Etat ukrai­
BUVAIENT ENTRE AMIS  par la force et établir une occupa­
« UN DERNIER VERRE  tion », a ajouté son ministère
AVANT LA GUERRE »
mandent également au prési­
dent russe de « cesser immédiate­
ment les opérations militaires et
de retirer sans condition toutes
les forces militaires de la totalité
du territoire ukrainien ».
Envoi d’armes
Emmanuel Macron a pu joindre
son homologue ukrainien
Volodymyr Zelensky, sur son télé­
phone portable, en tout début de
matinée, pour lui affirmer « tout
le soutien et la solidarité » de la
France, au moment où Kiev était
ciblé par des bombardements.
M. Zelensky, a indiqué l’Elysée, lui
« a décrit la situation et a de­
mandé des interventions multi­
ples pour soutenir l’Ukraine ».
Dans foulée, l’Elysée a organisé
un conseil de défense.
Convoqué mercredi en fin
d’après­midi, tandis que l’offen­
sive russe semblait imminente,
le Conseil européen devrait acter
dès jeudi soir le vaste plan de
sanctions préparé depuis des se­
maines par les Vingt­Sept, en
étroite concertation avec les
automobilistes patientaient no­
tamment pour faire le plein de
leur véhicule dans les stations de
la route de l’ouest, prêts à partir
vers Lviv, la ville occidentale la
plus proche de la frontière polo­
naise. Après un appel du gouver­
nement à rester chez soi, il sem­
blait toutefois qu’il n’y ait pas, à
ce stade, d’exode de Kiev.
Dans une adresse télévisée à la
nation, le président ukrainien,
Volodymyr Zelensky, a déclaré à
ses concitoyens : « Pas de panique,
nous allons vaincre ». Il a pro­
clamé la loi martiale sur l’ensem­
ble du territoire, ultime étape
sécuritaire au lendemain de l’ins­
tauration de l’état d’urgence et de
la mobilisation des réservistes de
l’armée, qui seraient environ
40 000 hommes. Le ministre de
la défense a, plus tard, ajouté que
des armes légères seraient rapi­
dement distribuées à tous les
vétérans des guerres contre les
séparatistes prorusses.
« DÉTRUIRE L’ÉTAT UKRAINIEN »
Le ministre des affaires étrangè­
res, Dmytro Kuleba, a dénoncé
de l’Ukraine » et « une guerre
tera la victoire ». L’opération
nien, s’emparer de son territoire
dans un communiqué. Kiev s’in­
terroge désormais sur l’ampleur
Etats­Unis. Les représentants des
Etats membres se sont réunis
dès le début de la matinée pour
finaliser les détails de cette ri­
poste annoncée comme « mas­
sive » et « coûteuse » pour la Rus­
sie. Il s’agit notamment de blo­
quer les exportations dans un
certain nombre de domaines, en
particulier celui des produits de
haute technologie.
Jeudi en début d’après­midi, les
dirigeants du G7 devaient par
ailleurs se parler en visioconfé­
rence, à l’initiative du chancelier
allemand, Olaf Scholz, qui pré­
side cette instance cette année. Il
devait être question de coordon­
ner les différents plans de sanc­
tions, afin de réagir au plus vite
au choix de la guerre fait par Vla­
dimir Poutine. Sans grande illu­
sion, l’idée est aussi de l’inciter à
revenir à la table des discussions
pour tenter de restaurer l’or­
dre de sécurité de l’ensemble
du continent européen. A com­
mencer par l’Ukraine.
L’OTAN, elle aussi, est en état
d’alerte. « Nous sommes aux
que Vladimir Poutine compte
donner à l’offensive militaire
russe. En annonçant « une démili­
tarisation et une dénazification
de l’Ukraine », le chef du Kremlin
a paru justifier par avance une in­
vasion totale du pays. La déclara­
tion de l’ambassadeur russe à
l’ONU visant « la junte au pou­
voir » à Kiev semble aussi tra­
duire la volonté de Moscou de
faire chuter le gouvernement
ukrainien, même si M. Poutine
n’a donné aucune précision et se
garde peut­être une liberté de
manœuvre.
côtés du peuple ukrainien en ce
moment terrible. L’OTAN fera tout
ce qu’il faut pour protéger et dé­
fendre tous les alliés », a déclaré
Jens Stoltenberg, son secrétaire
général. Un Conseil de l’Atlanti­
que Nord (NAC), la principale ins­
tance de décision de l’organisa­
tion, a été aussitôt convoquée à
Bruxelles.
Le processus de consultation
des alliés prévu par l’article 4 en
cas d’agression extérieure devait
être activé dès jeudi matin, à la
demande de plusieurs capitales
d’Europe centrale et orientale,
ainsi que de Paris.
Il s’agit notamment d’exami­
ner les plans de défense établis
pour les pays de l’OTAN fronta­
liers de la Russie ou voisins de
l’Ukraine, susceptibles de se sen­
tir menacés par l’offensive lan­
cée par le Kremlin : la Pologne et
les Etats baltes sur le flanc est de
l’alliance, ainsi que la Roumanie
et la Bulgarie.
L’Ukraine n’étant pas membre
de l’alliance, la clause d’assis­
tance mutuelle du traité de l’At­
En dépit de ces incertitudes, les
Ukrainiens n’ont plus guère de
raisons de penser que Moscou va
se contenter de conquérir les ré­
gions administratives orientales
de Donetsk et de Louhansk, où
Vladimir Poutine prétend, contre
l’évidence, qu’un « génocide » se­
rait à l’œuvre contre les popula­
tions prorusses du Donbass.
Le président ukrainien a ré­
pondu à l’attaque russe en appe­
lant le monde à « créer une coali­
tion anti­Poutine » destinée à
« contraindre la Russie à la paix ».
La veille, dans un discours au ton
lantique Nord (article 5) ne peut
pas être invoquée pour voler mi­
litairement à son secours. Ce­
pendant, certaines voix, dont
celles du président de la com­
mission de la défense de la
chambre des communes britan­
niques, le très écouté Tobias
Ellwood, ont appelé l’OTAN à en­
voyer des armes à l’Ukraine. Sans
attendre, Boris Johnson, le pre­
mier ministre britannique, s’ap­
prêtait par ailleurs à annoncer
dans la journée la fourniture
d’aide militaire supplémentaire
à Kiev, à titre bilatéral.
Vote à l’ONU
Enfin, dernier canal de coordina­
tion : le Conseil de sécurité de des
Nations unies. « Président Pou­
tine, au nom de l’humanité, rame­
nez vos troupes en Russie ! », a
lancé Antonio Guterres, le secré­
taire général de l’ONU, juste
après l’annonce des opérations
militaires russes au beau milieu
d’une session du Conseil de sécu­
rité. « C’est le moment le plus
triste de mon mandat de secré­
0123
VENDREDI 25 FÉVRIER 2022
très personnel et prononcé ex­
ceptionnellement en langue
russe, Volodymyr Zelensky avait
également appelé la société russe
à se rebeller contre son dirigeant
afin de prévenir « une grande
guerre en Europe ».
Quelques heures après le dé­
clenchement de l’attaque russe,
la capitale ukrainienne ne don­
nait, elle, aucun signe de militari­
sation. Malgré l’imposition de la
loi martiale, l’armée ne s’est pas
déployée dans les rues, les bâti­
ments officiels n’étaient pas par­
ticulièrement protégés, et aucun
taire général des Nations unies »,
a­t­il ajouté. Un projet de résolu­
tion, porté par les Etats­Unis afin
de condamner l’offensive devait
être soumis au vote dans la jour­
née de jeudi. Ce texte n’a aucune
chance d’être adopté en raison
du veto de la Russie.
« Nous appelons la Russie à res­
pecter le droit international hu­
manitaire en toutes circonstan­
ces, nous appelons à la protection
et au respect de tous les civils, no­
tamment les personnes vulnéra­
bles, les femmes et les enfants, et
le personnel humanitaire », a dé­
claré l’ambassadeur de France à
l’ONU, Nicolas de Rivière.
Les Occidentaux espéraient en
revanche, sans vraiment y croire,
que la Chine s’abstiendrait,
même si elle s’est plutôt rangée
ces dernières semaines du côté
de la Russie. Emmanuel Bonne,
le conseiller diplomatique
du président Macron, devait
joindre son homologue chinois
dans la matinée pour parler de
la situation. 
philippe ricard
0123
VENDREDI 25 FÉVRIER 2022
checkpoint militaire ou policier
n’était visible.
Ces derniers jours, le seul signe
d’une perspective de guerre ur­
baine, en cas d’offensive russe
jusqu’à Kiev, a reposé sur la prise
d’assaut des magasins d’arme­
ment. Des habitants ont acheté
armes individuelles et muni­
tions, mais aucun n’en porte os­
tensiblement en public.
POPULATION TRÈS RÉSILIENTE
Malgré l’angoisse que procure
une opération militaire russe
visant apparemment le cœur de
l’Etat ukrainien, et peut­être l’en­
semble du territoire, les habitants
de Kiev continuent, à ce moment,
d’affecter une sorte de détache­
ment. Huit ans après la « révolu­
tion de la dignité » de 2014 à
Maïdan, le conflit armé qui s’en
est suivi dans les territoires orien­
Situation le 24 février à 10 heures
Attaque russe avec le concours
des forces biélorusses
Avancée de troupes
terrestres russes
Pays allié de la Russie
Fermeture de l’espace maritime
de la mer d’Azov par les Russes
BIÉLORUSSIE
POLOGNE
Kiev
Loutsk
UKRAINE
MOLDAVIE
Transnistrie
ROUMANIE
Odessa
Mer Noire
200 km
taux a enseigné aux Ukrainiens la
résilience même si, jusqu’à ces
derniers jours, peu d’entre eux
semblaient véritablement croire
que la Russie mettrait ses mena­
ces à exécution.
« Voir son pays, européen et
démocratique, être attaqué mili­
tairement par son voisin n’est pas
vraiment l’idée que je me fais de
ma jeunesse à Kiev au XXIe siè­
cle », confiait, moins de vingt­
quatre heures avant la guerre,
Julia, une étudiante, qui s’apprê­
tait à passer la nuit d’attente
dans un bar, histoire de « se tenir
compagnie entre amis ». Le lende­
main matin, après un réveil
amer, son visage était, sur le che­
min du travail, plus grave, mais
elle s’efforçait encore de sourire.
Fataliste, elle s’affirmait « déter­
minée à rester à Kiev ». 
rémy ourdan
Zone contrôlée
par les prorusses
au 23 février
Territoire séparatiste
prorusse
Etat membre de l’OTAN
RUSSIE
Région
du Donbass
Kharkiv
Kramatorsk
Dnipro
Louhansk
Donetsk
Marioupol
Mer
d’Azov
Crimée
(annexée
par la Russie)
Source : Liveuamap
Infographie Le Monde
A Kiev, tôt le matin
du 24 février, des
habitants se sont mis
à l’abri dans le métro,
tandis que la majorité
d’entre eux semble
circuler comme
d’habitude, après le
déclenchement de
l’offensive russe,
dans la nuit. LAURENT VAN
DER STOCKT POUR « LE MONDE »
VERBATIM
Extraits de
l’intervention
de Poutine
Dans son discours, jeudi 24 fé-
vrier, justifiant l’intervention
armée en Ukraine, le chef
du Kremlin a lancé une
adresse aux Ukrainiens :
« Je vous appelle à déposer
les armes et à rentrer chez
vous. Toute la responsabilité
d’un possible bain de sang
sera intégralement sur la
conscience du régime diri-
geant le territoire ukrainien.
(…) A ceux qui voudraient
être tentés de se mêler de
ces événements : quiconque
entend se mettre sur notre
chemin ou menacer notre
pays et notre peuple doit
savoir que la réponse russe
sera immédiate et aura des
conséquences jamais vues
dans son histoire. »
L’armée russe lance une
attaque contre l’Ukraine
Vladimir Poutine a invoqué, jeudi, « l’appel à l’aide »
que lui auraient envoyé les séparatistes du Donbass
moscou ­ correspondant,
L e président russe est ap­
paru sur les écrans de télé­
vision à 5 h 30 du matin,
heure de Moscou, jeudi 24 février,
pour une intervention de cin­
quante­six minutes dont l’essen­
tiel tient en quelques mots : « J’ai
décidé de lancer une opération mi­
litaire spéciale. » Peu après que
cette phrase eut été prononcée,
explosions et sirènes commen­
çaient à retentir dans les villes
d’Ukraine, bien au­delà de la ligne
de front du Donbass. Des frappes
aériennes ont été signalées dans
tout le pays, suivies de l’entrée de
blindés en plusieurs points de la
frontière qui sépare les deux pays.
Durant ses vingt­deux ans de
règne à la tête de la Russie,
Vladimir Poutine, arrivé au pou­
voir à la faveur du conflit en
Tchétchénie, aura conduit plu­
sieurs guerres. Aucune n’a été
annoncée avec autant de netteté
que la vaste opération lancée à
l’aube contre l’Ukraine, guerre
d’agression contre un « pays
frère », menée par voie aérienne
et terrestre. Aucune ne risque de
laisser une trace aussi profonde
sur le continent européen.
« Le but de cette opération est de
protéger les personnes qui, depuis
huit ans, sont victimes d’intimida­
tion et de génocide de la part du ré­
gime de Kiev, a déclaré M. Poutine.
Et, pour cela, nous nous efforce­
rons de démilitariser et de dénazi­
fier l’Ukraine, ainsi que de traduire
en justice ceux qui ont commis
de nombreux crimes sanglants
contre des civils, y compris des ci­
toyens de la Fédération de Russie.
Nos plans ne comprennent pas
l’occupation des territoires ukrai­
niens. Nous n’allons rien imposer
par la force à personne. »
Dans ce discours, le président
russe a invoqué « l’article 51 de la
partie 7 de la Charte des Nations
unies », qui évoque le droit à la
légitime défense, mais aussi
« l’appel à l’aide » que lui auraient
envoyé les entités séparatistes du
Donbass. Il s’est aussi adressé aux
militaires ukrainiens, leur de­
mandant de « déposer les armes »
et prévenant : « Toute la responsa­
bilité d’un possible bain de sang
sera intégralement sur la cons­
cience du régime dirigeant le terri­
toire ukrainien. »
La loi martiale proclamée
Aux Occidentaux et à « ceux qui
voudraient être tentés de se mêler
de ces événements », il a aussi
lancé : « Quiconque entend se
mettre sur notre chemin ou me­
nacer notre pays et notre peuple
doit savoir que la réponse russe
sera immédiate et aura des consé­
quences jamais vues dans son
histoire. » Le président russe a
établi un lien peu clair entre cet
avertissement et la victoire so­
viétique « sacrée » sur le nazisme.
Les premières cibles recensées
sur le sol ukrainien ont été les aé­
roports, dans au moins douze
villes, y compris celles situées
dans l’ouest du pays. De
nombreuses vidéos, à Kiev et
ailleurs, ont montré ces infras­
tructures en feu ou touchées par
des missiles. Des aérodromes
militaires ont aussi été ciblés.
Le ministère de la défense russe
a assuré que « les forces armées ne
mènent aucune frappe sur les vil­
les d’Ukraine ». « Des attaques
sont menées avec des armes de
haute précision dans le but de dé­
truire l’infrastructure militaire de
l’Ukraine et ses systèmes de dé­
fense aérienne. » D’autres bâti­
ments, militaires et civils, ont
international | 3
« NOUS NOUS  de « guerre d’agression », et ap­
EFFORCERONS 
DE DÉMILITARISER 
ET DE DÉNAZIFIER 
L’UKRAINE »
VLADIMIR POUTINE
président russe
toutefois été détruits, par exem­
ple la tour de télévision de Loutsk,
à une centaine de kilomètres de la
Pologne, ou des bases militaires
et des entrepôts dans tout le pays.
S’agissant du bilan, il était,
jeudi matin, difficile à établir.
L’armée ukrainienne n’a pas évo­
qué de pertes et, concernant les
civils, Kiev a donné un bilan pro­
visoire de huit morts. Des ima­
ges ont montré au moins un im­
meuble détruit à Kharkiv et des
traces laissées en pleine rue par
une roquette non explosée de
type Smersh, ou encore un mis­
sile non explosé à Kiev.
La deuxième phase de l’opéra­
tion semble être terrestre. Selon
les comptes rendus des différents
ministères ukrainiens, des trou­
pes sont entrées dans cinq ré­
gions ukrainiennes. Des colonnes
de blindés ont notamment été fil­
mées pénétrant en territoire
ukrainien, y compris en prove­
nance de Biélorussie et de Crimée,
menaçant Kiev au nord et Odessa
au sud. Les gardes­frontières
ukrainiens ont aussi fait état de
tirs de l’artillerie russe.
Le déroulement exact des com­
bats est difficile à établir. L’armée
ukrainienne a affirmé avoir dé­
truit cinq avions et un hélicoptère,
et son commandant en chef a
assuré que « les forces de défense
nationale contrent dignement les
tentatives de l’ennemi de franchir
la frontière de l’Etat ». Moscou a de
son côté d’ores et déjà assuré avoir
détruit l’ensemble des systèmes de
défense antiaérienne ukrainiens.
Les combats les plus durs sem­
blent avoir lieu dans le Donbass,
où la Russie revendique pour ses
protégés séparatistes l’intégralité
des régions administratives de
Donetsk et de Louhansk, et où
l’armée russe est déjà interve­
nue, en le niant, en 2014 et
en 2015. De source ukrainienne,
plusieurs localités sont passées
sous contrôle russe, notamment
Milove et Horodychtche, 2 000 et
6 000 habitants. Les séparatistes
ont également assuré avoir pris
Chtchastia et Stanytsia Lou­
hanska, deux localités plus im­
portantes au nord de Louhansk.
En Ukraine, la population, ré­
veillée par le bruit des bombes, a
découvert avec sidération l’am­
pleur de cette offensive. A Khar­
kiv, deuxième ville du pays si­
tuée à 30 km de la frontière russe
et peuplée de 1,5 million d’habi­
tants, des bombardements ont
été entendus dès l’aube. « Il y a
des explosions depuis 5 heures
du matin. Les fenêtres tremblent.
Les gens fuient dans la panique. Il
y a des embouteillages sur les rou­
tes. Des installations militaires
sont en feu dans toute la région »,
témoigne Alla Fechenko, une ha­
bitante et responsable associa­
tive de Kharkiv, qui faisait part,
quelques jours plus tôt, du man­
que d’informations sur la con­
duite à tenir face à un tel scéna­
rio. Sur les réseaux sociaux, de
nombreux Ukrainiens témoi­
gnent de ce choc, mais aussi d’un
profond sentiment d’injustice.
Le ministre des affaires étran­
gères, Dmytro Kouleba, a aussi­
▶▶▶
tôt dénoncé l’attaque, qualifiée
pelé le monde à « arrêter Pou­
tine ». Dans une brève allocution
à la nation, le président, Volody­
myr Zelensky, a proclamé la loi
martiale dans tout le pays et ap­
pelé les Ukrainiens à rester chez
eux et à garder leur calme. « Nous
allons vaincre », a­t­il promis.
Quelques heures plus tôt, il avait
prononcé un discours solennel,
empreint d’émotion, dans lequel
il s’était adressé au peuple russe
pour lui demander de faire pres­
sion sur ses dirigeants : « On vous
dit que nous sommes des nazis.
Comment une nation qui a donné
huit millions de vies pour combat­
tre le nazisme pourrait­elle l’être ?
Comment puis­je être un nazi ?, a
demandé M. Zelensky, premier
président juif de l’Ukraine. Nous
sommes différents [de la Russie].
Mais ce n’est pas une raison pour
être ennemis. »
Fébrilité occidentale
Vladimir Poutine s’en prenait ces
derniers jours de plus en plus
nettement à l’Ukraine, après
avoir engagé à l’automne un bras
de fer avec les Occidentaux au su­
jet de « garanties de sécurité »
pour son pays. Il n’aura donc pas
laissé de chance à la paix, et ce
alors que les sanctions très limi­
tées adoptées par les Occiden­
taux après la reconnaissance des
entités séparatistes pouvaient
s’apparenter à une main tendue.
Contrairement à ce qu’atten­
daient nombre d’observateurs, le
président russe n’a pas non
plus pris la peine d’orchestrer
une montée progressive des ten­
sions dans le Donbass, ou cher­
ché à créer un prétexte servant
de casus belli. Depuis une se­
maine, médias russes et sépara­
tistes locaux avaient seulement
évoqué une « offensive ukrai­
nienne », imaginaire, mais sans
chercher à rendre très convain­
cante cette affirmation.
Selon plusieurs médias indé­
pendants russes, l’étude des
métadonnées de la vidéo de
« déclaration de guerre », publiée
jeudi sur le site du Kremlin,
montre par ailleurs qu’elle a été
enregistrée dès lundi, jour où
Vladimir Poutine avait reconnu
l’indépendance des Républiques
séparatistes. Dans ces deux mes­
sages, le cadrage, le décor et
jusqu’à la cravate du président
russe sont identiques.
Dans les jours suivants, le
Kremlin avait brandi ouverte­
ment la menace de la guerre,
ajoutant de nouvelles revendica­
tions à celles préexistant,
comme la « démilitarisation » de
l’Ukraine ou l’octroi aux entités
séparatistes d’un territoire trois
fois plus important que celui
qu’elles occupaient au matin du
24 février. « Pourquoi le bien res­
terait désarmé ? », s’était inter­
rogé M. Poutine mardi.
Kiev s’attendait donc à cette at­
taque, jusqu’à évoquer précisé­
ment sa date et son heure, mer­
credi soir. Dans les capitales occi­
dentales, une certaine fébrilité
s’était aussi installée dans la soi­
rée. Berlin a annoncé le déména­
gement de son ambassade à Lviv,
et la France a recommandé à ses
ressortissants de quitter le terri­
toire ukrainien. En Russie, dans
les régions frontalières de
l’Ukraine, les aéroports ont été
fermés jusqu’au 2 mars, de même
que les écoles. L’indice principal
de la bourse de Moscou a chuté de
44 % dans la matinée. 
benoît vitkine
avec faustine vincent (à paris)
 0123
4 | international VENDREDI 25 FÉVRIER 2022

GUERRE  EN  UKRAINE

Le Donbass, BIÉ LORUS SIE

RUS S IE
Donbass
RÉGION DU DONBASS
52 909 km 2

6,5 millions d’habitants

UKRAINE
OBLAST DE
LOUHANSK
TERRITOIRE SÉPARATISTE ( )
31 % de la superficie
du Donbass
(16 596 km2) UKRAINE
Milove
Kiev Avant le conflit, en 2014,

levier stratégique UKRAINE

MOLDAVIE zoom
c’est la région la plus
peuplée du pays après
Kiev la capitale
25 % de l’industrie
OBLAST
DE DONETSK
Avant 2014, 60 % de la
population vivait dans
les zones passées
sous le contrôle des
RUSSIE forces séparatistes RUSSIE

de Poutine Transnistrie Crimée

(annexée par la Russie
en mars 2014)
Zone séparatiste prorusse
ukrainienne

Millerovo
Sievierodonetsk
OBLAST
Depuis 2014, le bassin minier Sloviansk DE LOUHANSK
de l’est de l’Ukraine est le théâtre Kramatorsk
Chtchastia

des manœuvres de Moscou

Kadiïvka
Louhansk
OBLAST

L
undi 21 février, Vladimir Altchevsk
Poutine a reconnu l’indé­
LES OLIGARQUES  DE DONETSK Aéroport
de Louhansk Donetsk
pendance des deux pro­ APPARUS Debaltseve
Lieu du crash du
vinces séparatistes pro­ Kamensk-
SUR LES RUINES  Boeing MH17, abattu
russes dans l’est de l’Ukraine, les Horlivka RÉPUBLIQUE
U KR AI NE par un missile Chakhtinski
républiques autoproclamées de
DE L’URSS Y RACHÈTENT  le 17 juillet 2014 POPULAIRE
Aéroport international
Donetsk et de Louhansk. La
de Donetsk
DE LOUHANSK
décision prise par le président LES USINES POUR UNE  Krasnyi
russe a enterré les accords de Makiivka Loutch
Minsk qui, depuis 2015, visaient à BOUCHÉE DE PAIN Kourakhove
mettre fin au conflit dans le Donetsk
Donbass et, justement, à réinté­ RÉPUBLIQUE
grer ces territoires sous contrôle révolution proeuropéenne de POPULAIRE
ukrainien. Elle a surtout ouvert la Maïdan. A l’époque, le président DE DONETSK
Novochakhtinsk
porte à un déploiement militaire ukrainien, Viktor Ianoukovitch,
russe dans ces régions et à une avait trahi sa promesse de signer Novotroitske
Chakhty
offensive militaire, qui s’est
confirmée jeudi 24 février.
un accord d’association avec
l’Union européenne, déclenchant
R U SS I E
Volnovakha
Le flou demeure toutefois sur des manifestations pendant plu­
une question cruciale : les frontiè­ sieurs mois.

Mio
res dans lesquelles Moscou re­ La révolution, puis la destitu­ Frontière Novotcherkassk
s

us
miou

connaît les deux entités sépara­ tion du chef de l’Etat, en fé­ internationale
tistes. Concernent­elles la zone vrier 2014, sont alors particulière­
Ka l

contrôlée par les séparatistes ment mal vécues dans le Don­

– soit un tiers de la région – ou
tout le Donbass, y compris, donc,
les zones contrôlées par Kiev ? Se­
lon M. Poutine, il s’agit des fron­
tières inscrites dans les « Consti­
tutions » des deux républiques
autoproclamées, c’est­à­dire l’in­
tégralité des régions administra­
tives (oblasts) de Donetsk et de
Louhansk, soit un territoire trois
fois plus grand que celui qu’elles
contrôlent actuellement.
Dans le texte ratifié par la
Douma, la chambre basse du
Parlement russe, le périmètre est
toutefois plus restreint : il s’agit
des frontières « existantes » des
deux républiques, lesquelles
s’arrêtent à la ligne de front.
« Mais qui dit que, demain, il n’y
aura pas un autre texte ? On ne
connaît pas les intentions de
Poutine. Pour lui, c’est une façon
de maintenir la pression », expli­
que la politiste Alexandra
Goujon, autrice de L’Ukraine, de
l’indépendance à la guerre (Le
Cavalier bleu, 2021). « La Russie,
dit­elle, pourrait prendre n’im­
porte quel prétexte pour avancer
derrière la ligne de contact », dans
la zone contrôlée par le gouver­
nement ukrainien, obligeant
Kiev à riposter.
Le conflit dans le Donbass, un
bassin minier, industriel et russo­
phone situé à la frontière avec la
Russie, a éclaté en 2014, après la
bass, où le président déchu avait
été gouverneur à Donetsk, entre
1997 et 2002. « Il y a une sorte de
scepticisme, voire d’aversion en­
vers Maïdan. Ianoukovitch est
perçu comme la victime d’une ré­
volution nationaliste, même s’il
s’est enrichi sur le dos du Don­
bass », reprend la chercheuse.
Mécontentement social
Le 11 mai 2014, les séparatistes,
prospérant sur le mécontente­
ment social et l’affaiblissement
des institutions, désarçonnées
après le départ du président,
organisent un référendum et
proclament l’indépendance des
« républiques populaires de
Donetsk et de Louhansk ». Kiev, qui
ne les reconnaît pas, intervient mi­
litairement au début de l’été 2014,
mais l’avancée de l’armée ukrai­
nienne est arrêtée par une contre­
offensive appuyée par des forces
russes. Les accords de Minsk, si­
gnés en septembre 2014 et fé­
vrier 2015, figent les positions des
deux camps le long de la ligne de
contact, longue de 457 kilomètres.
Pour le Kremlin, qui considère
l’Ukraine, indépendante depuis
1991, comme une création artifi­
cielle, la guerre dans le Donbass
est un levier efficace pour l’empê­
cher d’intégrer l’Union euro­
péenne et l’OTAN. En huit ans,
Moscou a aussi distribué plus de
457 km de ligne
de front...
Ligne de contact
Avancées maximales
des forces séparatistes
en 2014
Aéroport détruit en 2014
Tirs d'artillerie
depuis décembre 2021
Checkpoint ouvert
600 000 passeports russes aux
habitants des zones séparatistes,
où il accuse régulièrement Kiev
de vouloir commettre un « géno­
cide » contre les russophones
– une allégation sans fondement,
mais pouvant servir de prétexte à
une offensive. La guerre dans le
Donbass a déjà fait plus de 14 000
morts, 25 000 blessés et 1,5 mil­
lion de déplacés, selon l’ONU. Les
territoires séparatistes, ruinés et
détruits, sont aujourd’hui essen­
tiellement peuplés de retraités,
de gens malades, démunis ou
Novoazovsk
Marioupol
Mer
... qui séparent les républiques autoproclamées...
Zone contrôlée
par les forces séparatistes
xx République autoproclamée
en avril 2014, reconnue par
la Russie le 21 février 2022
Bassin houiller
Usine ou mine
de charbon endommagée
par les combats
n’ayant nulle part où aller. Sous
l’URSS, la région, dotée d’une
forte identité, était pourtant
prospère et faisait figure de vi­
trine de l’industrie soviétique.
« Quand les bolcheviques sont
arrivés, ils ont éradiqué l’histoire
impériale du Donbass et ont
construit une image de la région
reflétant l’idéologie soviétique,
avec une population de mineurs
présentés comme héroïques, et
l’idée qu’il s’agissait du poumon
économique de l’URSS », explique
Alexandra Goujon.
Taganrog
Don
zov
d’A
... soutenues par la Russie
Principales villes :
0,1 0,5 1 million
d’habitants
Sources : LiveuaMap ; ACLED ; ACTED ; UN OCHA ;
Zoï Environment Network ; Le Monde
L’éclatement de l’Union soviéti­
que, en 1991, marque le début du
déclassement social de la région.
Les oligarques apparus sur les
ruines de l’URSS y rachètent les
usines pour une bouchée de pain
grâce à leurs connexions avec le
pouvoir et cherchent à s’enrichir à
moindres frais. De nombreuses
usines ferment. Le sort de ces ré­
gions est aujourd’hui de nouveau
au centre du jeu. Lundi, Vladimir
Poutine avait autorisé l’envoi de
« forces de maintien de la paix »
dans ces zones, tout en se gardant
Rostov
Bataïsk
20 km
Installation militaire russe
Entrée des troupes russes
le 22 février, avant l’offensive
du 24 février
Point de passage
vers la Russie
Infographie Le Monde
bien de dire quand les forces rus­
ses franchiraient la frontière
ukrainienne. « Je n’ai pas dit que
nos soldats vont y aller là, mainte­
nant. (…) Cela dépendra, comme
on dit, de la situation sur le ter­
rain », affirmait­il mardi. Moins
de quarante­huit heures plus
tard, jeudi, le chef du Kremlin an­
nonçait que, les « républiques po­
pulaires de Donetsk et de Lou­
hansk » ayant « demandé l’aide de
la Russie », il déclenchait « une
opération militaire spéciale ». 
faustine vincent

A Marioupol, des files devant les banques et les stations­service

En dépit des explosions qui ont réveillé la rive gauche de la ville vers 5 heures, l’activité dans les rues reste presque habituelle

marioupol (ukraine) ­
envoyé spécial
L es défenses antiaériennes
situées près de l’aéroport
de Marioupol (Ukraine), la
grande ville portuaire de l’oblast
de Donetsk, ont été visées, jeudi
24 février, selon toute vraisem­
blance, par au moins deux missi­
les tactiques. Sur place, Le Monde
a constaté un radar renversé, des
équipements militaires, des bâti­
ments et des voitures endomma­
gés. Mais aucune présence hu­
maine. Un peu plus loin, dans une
autre partie de la base militaire,
une série d’explosions a retenti
tandis qu’un incendie faisait rage.
Sans doute un dépôt de muni­
tions touché par un missile. L’ac­
cès s’avère impossible. Un mili­
taire tire en l’air.
Puis soudain, de puissantes ex­
plosions retentissent autour de
Marioupol, causées par des muni­
tions de très gros calibre. Des ba­
ses militaires autour de la ville
viennent, elles aussi, de subir des
frappes, selon une source liée à la
« défense territoriale », section de
l’armée constituée de militaires
professionnels et de réservistes
volontaires. Des ambulances et
des voitures de police sillonnent
les rues de la ville de plus de
450 000 habitants, toutes sirènes
hurlantes. Des tanks transportés
sur des semi­remorques sont
aperçus circulant en périphérie.
Ces explosions ont réveillé la
rive gauche de Marioupol autour
de 5 heures locales, jeudi. Deux
d’entre elles, puissantes, se sont
également produites à quelque
10 km du centre­ville, sur la rive
droite. En dépit de ces gronde­
ments sonores, sources d’an­
goisse, l’activité dans les rues
reste presque habituelle. Les cafés
ont ouvert à leurs horaires habi­
tuels, suivis par les autres com­
merces. Les clients comme les
serveurs passent le plus clair de
leur temps le nez dans leurs
smartphones à la recherche in­
formation. Loin d’être terrorisés
par la situation, les habitants
échangent spontanément leurs
impressions sans perdre leur
sens de l’humour.
La circulation des véhicules est
normale dans le centre, comme
aux abords de Marioupol. Le
transport urbain fonctionne
comme à l’accoutumée. Chacun
se rend au travail comme si de rien
n’était. Les uns dressent l’oreille au
son des détonations, les autres
poursuivent leur chemin en gar­
dant un calme imperturbable.
Nervosité des habitants
Deux signes trahissent néan­
moins la nervosité dissimulée des
habitants. De longues files, pa­
tientes et disciplinées, se sont for­
mées devant les distributeurs
automatiques, qui ont limité
les retraits à 2000 hryvnias
(60 euros). Toutes les stations
d’essence sont cernées par des
voitures en attente de remplir
leurs réservoirs, en prévision
d’une pénurie probable dans les
CONTRAIREMENT jours à venir. Ici aussi, en dépit des
circonstances exceptionnelles, le
AUX RUMEURS QUI 
ONT COMMENCÉ À 
CIRCULER SUR PLACE, 
personnel et les caissières restent
courtois et même souriants.
Contrairement aux rumeurs
qui ont commencé à circuler en
ville, le port de Marioupol n’a pas
LE PORT DE LA VILLE été bombardé. Il s’agit d’un port
N’A PAS ÉTÉ BOMBARDÉ de marchandise qui n’est protégé
que par quelques modestes ve­
dettes des garde­côtes. Une file de
camions transportant des pla­
ques métalliques encore fuman­
tes attend l’ouverture des grilles
du port. « à la guerre comme à la
guerre, mais [Rinat] Akhmetov
[l’homme le plus riche du pays]
continue son business », lâche le
gardien, visiblement nerveux. 
emmanuel grynszpan
0123
VENDREDI 25 FÉVRIER 2022
L’accord nucléaire
avec l’Iran
en bonne voie
Après de longues discussions,
le texte négocié n’attend plus que
l’approbation des autorités iraniennes
C
es négociations­là sont
occultées par le conflit
entre la Russie et
l’Ukraine, loin des re­
gards et de la pression médiati­
que. Après trois mois de tracta­
tions aussi intenses que confi­
dentielles dans le charme désuet
d’un palace viennois, le sauve­
tage de l’accord nucléaire (Joint
Comprehensive Plan of Action,
JCPoA) signé en 2015 avec l’Iran,
puis dénoncé en mai 2018 par
les Etats­Unis de Donald Trump,
est sur le point de se conclure.
Dans le meilleur des cas, un com­
promis pourrait même être dé­
voilé dans les tout prochains
jours. « Un projet d’accord est
sur la table », explique au Monde
une source proche du dossier.
Les représentants des autres
pays signataires (France, Allema­
gne, Royaume­Uni, Chine et
Russie) n’attendent désormais
qu’une décision des plus hautes
autorités iraniennes. « Il faut dé­
sormais bien comprendre qu’il
faut des décisions politiques de la
part de Téhéran », a récemment
expliqué le chef de la diplomatie
française, Jean­Yves Le Drian.
« Nous sommes à un point de bas­
cule, une décision est nécessaire
maintenant », dit une source.
L’objectif des travaux en cours
est double : permettre le retour
des Etats­Unis dans l’accord,
tout en contraignant Téhéran à
suspendre son programme nu­
cléaire. Depuis que l’ancien pré­
sident républicain Donald
Trump a tenté de torpiller le
compromis signé par son prédé­
cesseur démocrate Barack
Obama, en en retirant unilatéra­
lement son pays, l’Iran s’est af­
franchi des engagements pris
trois ans plus tôt pour mieux re­
lancer le développement de
l’arme atomique.
D’après les experts, le pays
enrichirait d’ores et déjà assez
d’uranium, pour passer à la fabri­
cation d’une bombe, s’il en déci­
dait ainsi. Ce temps, dit de
« breakout », de quelques semai­
nes à ce stade, serait allongé de
manière substantielle avec le
nouvel accord, sans atteindre les
douze mois agréés voici sept ans.
La Colombie dépénalise l’avortement jusqu’à vingt­quatre semaines
Après l’arrêt de la Cour constitutionnelle, le Congrès doit encore légiférer pour garantir l’accès des femmes au droit à l’IVG
bogota ­ correspondante
C’ est une nouvelle déci­
sion historique en Amé­
rique latine. Depuis
lundi 21 février, l’avortement n’est
plus un délit en Colombie. La Cour
constitutionnelle a opté pour la
dépénalisation de l’avortement
jusqu’à la vingt­quatrième se­
maine de grossesse. Après cette
date, précise la cour, l’avortement
peut encore être légalement effec­
tué dans les trois cas autorisés de­
puis 2006, à savoir si la grossesse
résulte d’un viol, si la santé de la
femme est en danger ou si le fœtus
est mal formé. Dans ce pays de tra­
dition catholique, cette décision,
adoptée par cinq voix contre qua­
tre, fait débat. Jusqu’alors, l’avor­
tement était passible d’une peine
de seize à cinquante­quatre mois
de prison. « La Colombie est subi­
Les Occidentaux ont prévenu
qu’ils ne souhaitaient pas discu­
ter au­delà de la fin février, avant
que le dispositif qu’il s’agit de res­
taurer ne devienne totalement
caduc en raison des progrès rapi­
des, selon eux, du programme
nucléaire iranien. Pour les pays
qui négocient l’accord, le mo­
ment est donc venu de conclure
sur la base d’un donnant­don­
nant délicat à mettre en œuvre.
Au fil des pourparlers, les Etats­
Unis ont offert de lever de très
nombreuses sanctions financiè­
res et économiques qui frappent
l’Iran, mais pas toutes, en
échange du retour de la Républi­
que islamique aux engagements
qui ont été pris voici sept ans. Les
délais retenus par l’accord initial
ne vont pas être prolongés : ainsi,
il sera interdit à Téhéran de me­
ner des activités d’enrichisse­
ment d’uranium d’ici à 2025.
En échange, l’administration
Biden a proposé de lever une
bonne partie des mesures impo­
sées par Donald Trump dans
l’idée alors de bloquer toute pers­
pective de retour au texte de 2015
et d’exercer une « pression maxi­
male » sur le régime. L’interdic­
tion d’exporter du pétrole serait
aussi levée.
Jusqu’à la dernière minute
Dans la dernière ligne droite, le
négociateur iranien Ali Bagheri
Kani est rentré, mercredi 23 fé­
vrier, pour un « court séjour » à Té­
héran afin d’obtenir l’aval de ses
autorités. Il devrait revenir sa­
medi à Vienne. Lors d’un discours
télévisé, le Guide suprême, Ali
Khamenei, s’est montré plutôt
encourageant, le 17 février : « La
diplomatie est bonne aussi et nos
frères révolutionnaires œuvrent
pour faire lever les sanctions et
persuader l’autre côté [de le
faire] », a soutenu la plus haute
autorité du pays. La veille, Mo­
hammad Marandi, un conseiller
de l’équipe de négociation ira­
nienne, et une figure très conser­
vatrice, avait tweeté : « Il est possi­
ble qu’un accord soit conclu en
quelques jours. » En attendant, il
est tout aussi possible que Téhé­
ran fasse des demandes de der­
tement devenue un pays ultra­pro­
gressiste », s’étonne et se réjouit
Elisa Tamayo, militante pour
l’avortement légal, qui, lundi, est
venue manifester son soutien
aux magistrats de la Cour consti­
tutionnelle. Très peu d’Etats auto­
risent en effet l’avortement après
vingt semaines de gestation.
Des centaines de femmes se sont
retrouvées devant le bâtiment du
haut tribunal, dans le centre de Bo­
gota, pour célébrer « une décision
historique ». Les militantes de
Causa Justa, la coalition d’organi­
sations qui a saisi la Cour constitu­
tionnelle, brandissaient leurs dra­
peaux verts, couleur de la lutte
pour le droit à l’interruption vo­
lontaire de grossesse (IVG). Para­
doxe : sur les quatre femmes que
compte la Cour, trois ont voté con­
tre la dépénalisation. « On le savait
déjà : être femme ne fait pas de toi
Les délégations européenne et iranienne, lors de pourparlers à Vienne (Autriche), le 17 décembre 2021. AFP/EU DELEGATION IN VIENNA/EEAS
nière minute, avant de se décider
à l’ultime moment. Dans ce cas­là,
les Européens sont décidés à ne
pas prolonger les discussions.
« Nous sommes unis et détermi­
nés », souligne une source.
« Les négociations pour restaurer
le JCPoA sont sur le point de fran­
chir la ligne d’arrivée », a estimé,
mardi, le négociateur russe,
Mikhaïl Oulianov, une figure cen­
trale dans les pourparlers, tout
comme l’est son pays, qui conti­
nue de travailler main dans la
main avec les Occidentaux dans
ce domaine, en dépit de la crise
russo­ukrainienne. Ces derniers
jours, Emmanuel Macron et Vla­
dimir Poutine ont d’ailleurs évo­
qué la question à différentes re­
prises, en marge de leurs échan­
ges infructueux pour tenter d’évi­
ter la guerre entre Moscou et Kiev.
Comme en 2015, la Russie est
pressentie pour être le pays de
stockage de la matière fissile que
l’Iran va être obligé d’exporter
afin de se mettre en conformité
avec ses engagements – le pays ne
pourra pas garder plus de 300 ki­
los d’uranium enrichi à 3,67 %.
Moscou fait aussi régulièrement
pression sur Téhéran pour per­
mettre à l’Agence internationale
de l’énergie atomique de mener
ses inspections sur le terrain, en
dépit des obstacles mis sur sa
route par les Iraniens.
Les négociateurs américains et
iraniens ne se parlent toujours
pas directement, mais par le tru­
chement des autres délégations.
Et les pourparlers reviennent de
loin. Les tractations pour sauver
le « deal » ont été engagées quel­
une féministe, commente Elisa Ta­
mayo. Mais sans les féministes, rien
n’aurait bougé. La dépénalisation
n’est pas un cadeau des magistrats,
c’est une victoire de la lutte des fem­
mes colombiennes. »
Vive indignation de la droite
Les féministes dénonçaient de­
puis longtemps l’hypocrisie d’une
société où les nanties avortent
dans des cliniques privées, pen­
dant que les femmes des régions
rurales ou des quartiers pauvres le
font, quand elles le peuvent, dans
des conditions précaires, voire sor­
dides. Moins dangereux qu’ils ne
l’ont été dans le passé, les avorte­
ments clandestins causent encore
la mort de quelque 70 femmes par
an, selon le ministre colombien de
la santé. La dépénalisation par­
tielle de l’IVG, en 2006, n’avait pas
mis fin aux inégalités. Les autori­
Les Etats-Unis ont
offert de lever de
très nombreuses
sanctions
financières et
économiques qui
frappent Téhéran
ques mois après l’élection de Joe
Biden à la présidence des Etats­
Unis. En dépit des progrès consta­
tés au printemps 2021, elles ont
ensuite été interrompues pour
cause d’élection présidentielle en
Iran. Le scrutin a vu un ultracon­
servateur, et proche du Guide su­
prême, Ebrahim Raïssi, prendre la
succession d’un des plus fervents
avocats de l’accord nucléaire, le
modéré Hassan Rohani, qui avait
soutenu le compromis de 2015.
Après cinq mois de suspension,
le nouveau gouvernement ira­
nien a accepté de revenir à la table
des négociations, avec des exi­
gences inacceptables pour les
Etats­Unis. Il réclamait en parti­
culier la levée de toutes les sanc­
tions américaines et des garan­
ties pour éviter qu’une nouvelle
administration ne dénonce à
nouveau le texte. Fin décem­
bre 2021, les pourparlers étaient
dans l’impasse. Chacun a, depuis,
fait des concessions.
L’imminence d’un accord ne va
pas sans quelques mouvements
de fébrilité. Aux Etats­Unis, des
élus du Congrès, en grande majo­
rité républicains, ont averti Joe
tés estiment à 400 000 le nombre
d’avortements pratiqués chaque
année, dont moins de 10 % légale­
ment. « Le long délai octroyé par les
magistrats pour avorter s’explique
par les très grandes inégalités du
système de santé colombien », con­
sidère la juriste Carolina Vergel.
La maire de Bogota (Alliance
verte), Claudia Lopez, a célébré « la
victoire la plus importante, après
l’obtention du droit de vote, pour la
vie, l’autonomie et la réalisation
pleine et égalitaire des femmes ».
Mais à droite, l’indignation est
vive. « Tuer un enfant dans le ven­
tre de sa mère n’est pas un droit », a
déclaré la sénatrice Paola Holguin.
Les magistrats de la Cour suprême
s’y font traiter d’assassins. « Cinq
personnes ne peuvent proposer à la
nation quelque chose d’aussi atroce
que de permettre l’interruption
d’une vie jusqu’à six mois de gesta­
international | 5
Biden qu’un retour au compro­
mis de 2015 ne pourrait pas se
faire sans un nouvel examen par­
lementaire du texte. Cette pers­
pective préoccupe les capitales
européennes, qui craignent que
l’accord renouvelé ne butte sur
une vive opposition, même s’il
s’agit d’une des priorités du pré­
sident démocrate.
Echanges de prisonniers
En Israël, l’inquiétude est déjà
vive. Dimanche, le premier minis­
tre, Naftali Bennett, a jugé que
l’accord serait « plus fragile » que
le texte d’origine. Allié des Etats­
Unis et ennemi de l’Iran, l’Etat hé­
breu s’était opposé au compromis
de 2015. « Israël se prépare pour le
jour d’après [la conclusion de l’ac­
cord] afin d’assurer la sécurité
de ses citoyens par nos propres
moyens », a ajouté le chef du gou­
vernement. « Le principal pro­
blème avec ce [nouvel] accord est
que dans deux ans et demi (…)
l’Iran pourra développer, installer
et mettre en marche des centrifu­
geuses nucléaires », a­t­il dénoncé.
Enfin, l’accord pourrait être ac­
compagné d’échanges de prison­
niers entre l’Iran et les Etats­Unis,
même si cette dimension dépasse
l’objectif de non­prolifération qui
mobilise les négociateurs instal­
lés depuis des semaines à Vienne.
En janvier 2016, le jour de l’en­
trée en vigueur du précédent
compromis, cinq Irano­Améri­
cains avaient été libérés par
l’Iran. En contrepartie, Washing­
ton avait décidé de relâcher ou
d’abandonner les charges contre
sept Iraniens, presque tous accu­
tion », a déclaré le président con­
servateur, Ivan Duque.
« En Amérique latine, où la
femme a longtemps été réduite à
son rôle de mère, l’avortement est
resté un sujet très largement ta­
bou », expliquait il y a quelques se­
maines la Française Florence Tho­
mas, grande figure du féminisme
en Colombie. De fait, seuls Cuba,
l’Uruguay et l’Argentine ont léga­
lisé l’avortement, tandis que la
Cour suprême du Mexique l’a dé­
pénalisé en septembre 2021.
Le Congrès colombien s’est
gardé d’aborder le sujet. Une demi­
douzaine de projets de loi ont ca­
poté dans les années 1980 et 1990.
Les féministes ont finalement fait
le choix de la voie judiciaire. « La
Cour constitutionnelle, qui a léga­
lisé le mariage homosexuel et
l’adoption par des couples homo­
sexuels, qui a dépénalisé l’euthana­
sés ou condamnés aux Etats­
Unis pour violation des sanc­
tions contre la République isla­
mique. Le gouvernement améri­
cain avait également renoncé
à poursuivre quatorze autres
Iraniens vivant à l’étranger. Le
même jour, il avait procédé au
transfert en Iran de 1,7 milliard de
dollars (1,5 milliard d’euros), dans
le cadre d’un vieux différend en­
tre les deux pays concernant un
contrat de vente d’armes.
En cas d’entente à Vienne, diffé­
rentes déclarations, aussi bien en
Iran qu’aux Etats­Unis, laissent
penser qu’un nouvel échange
pourrait avoir lieu. En janvier,
l’émissaire spécial de Washington
pour l’Iran, Robert Malley, avait
suggéré que la relance du pacte
nucléaire était difficilement ima­
ginable, « alors que quatre Améri­
cains innocents sont retenus en
otage par l’Iran ». Dans un tweet,
le 22 février, le diplomate améri­
cain a demandé leur libération.
Samedi, le ministre des affaires
étrangères iranien, Hossein Amir
Abdollahian, a déclaré que la Ré­
publique islamique d’Iran était
prête pour un échange immédiat
de prisonniers avec Washington.
Téhéran demande, de son côté, la
libération de plus d’une douzaine
de ses ressortissants emprison­
nés aux Etats­Unis, dont sept Ira­
no­Américains, deux Iraniens ré­
sidents permanents et quatre Ira­
niens sans statut légal. Cette fois
encore, la plupart ont été empri­
sonnés pour avoir violé les sanc­
tions américaines contre l’Iran. 
ghazal golshiri
et philippe ricard
sie, se montre plus progressiste que
le législateur », notait Mme Thomas.
« La dépénalisation de l’avorte­
ment n’est qu’un premier pas, rap­
pelle Mme Vergel. Tout doit encore
être mis en place pour que les fem­
mes puissent avorter. » De fait, la
décision de la Cour constitution­
nelle exhorte le Congrès et l’exécu­
tif à mettre en place « au plus vite
une politique publique intégrale ».
Celle­ci, précisent les magistrats,
doit garantir que la femme en­
ceinte dispose d’une information
claire concernant les options dis­
ponibles, éliminer les barrières à
l’exercice des droits reproductifs et
sexuels, mettre en place des pro­
grammes d’éducation sexuelle et
de prévention des grossesses. C’est
maintenant au Congrès de réguler
le droit à l’IVG. La bataille des fémi­
nistes n’est sans doute pas finie. 
marie delcas
 PLANÈTE
0123
6| VENDREDI 25 FÉVRIER 2022

C O V I D ­1 9

Une vaccination marquée par les inégalités
Le manque de confiance Part de la population adulte ayant reçu au moins une dose de vaccin en juillet 2021, en %
envers les pouvoirs publics Selon le niveau de diplôme Selon les catégories Selon le niveau de vie
socioprofessionnelles
et les scientifiques renforce France
72,2 %
France
72,2 %
France
72,2 %
les disparités sociales d’accès Bac + 5 ou plus Cadres et prof. intellectuelles sup. 10e décile de niveau de vie (les 10 % les plus riches)
79,2 83,1 87,6
à la prévention, selon une
Agriculteurs 8e et 9e déciles
vaste enquête menée à partir Bac + 2 à bac + 4 77,3 81,9
des données de juillet 2021 72,2 Artisans, commerçants et chefs d’entreprise
6e et 7e déciles
75,9
Baccalauréat 75,3
Professions intermédiaires

L
a sociologue Natha­ deuxième volet en novem­ 66 4e et 5e déciles
74,8
lie Bajos n’a pas pour bre 2020, avec cette fois un gros
habitude de surven­ plan sur un éventuel recours Employés
69,9
dre ses travaux. Pour aux vaccins encore à venir. CAP ou BEP
70,6 2e et 3e déciles
présenter le troi­ Pour cette troisième livraison, 71,8
sième volet de l’en­ 85 000 fidèles, âgés de plus de N’ayant jamais travaillé 62,7
quête EpiCov (« Epidémiologie et 15 ans, ont fait part tout à la
Niveau primaire ou brevet 65,7
conditions de vie ») sur les dispa­ fois de leur statut vaccinal, mais 1er décile (les 10 % les plus pauvres)
rités sociales dans l’accès à la vac­ aussi de ce qui les avait motivés à 78,5 Ouvriers 54,8
cination contre le Covid­19, réali­ accepter ou à refuser les 64,8
sée par l’Institut national de la deux doses de produit. Re­
santé et de la recherche médicale cueillies en juillet 2021, pour l’es­ Sans dipôme Etudiants
Champ : personnes âgées de 18 ans ou plus,
(Inserm) et la direction de la re­ sentiel juste avant la mise en 69,8 53,8 résidant en France métropolitaine hors Ehpad,
cherche, des études, de l’évalua­ place du passe sanitaire, ces in­ maisons de retraite et prisons
tion et des statistiques (Drees), la formations sont simultanément
Infographie : Le Monde Source : EpiCov (Inserm-Drees), volet 3
directrice de recherche à l’In­ publiées dans deux articles, l’un
serm annonce la couleur : « Il n’y édité par la Drees, l’autre déposé
a pas de scoop. Les inégalités ob­ sur le site MedRxiv.
servées habituellement dans l’ac­ les personnes âgées sont les plus cinés est déjà de 10 % entre non­ 76,3 % ; de l’autre les immigrés
cès à la prévention, on les re­ LES FEMMES MIEUX VACCINÉES vaccinées (93 % des 75­84 ans, diplômés et bac + 5, mais elle hors UE (59,1 %), leurs descen­ « LA PRATIQUE 
trouve dans cette politique parti­ A l’époque, 72 % des personnes contre 55 % des 18­24 ans), un s’amplifie encore lorsque l’on dants (52,5 %) et les natifs ou des­ N’ENTRAÎNE 
culière qu’est la vaccination. » majeures avaient reçu au moins effet d’autant plus marqué qu’en observe les catégories sociopro­ cendants de DROM (56,2 %).
Nul ne sera stupéfait de lire que une dose, 10 % avaient l’intention juillet 2021, la vaccination des fessionnelles, avec 64,8 % de vac­ « Cela renvoie cette fois sans PAS L’ADHÉSION. 
les catégories sociales les moins de le faire, une même proportion jeunes n’était ouverte que de­ cinés chez les ouvriers contre doute à l’expérience de discrimi­
favorisées, les personnes les hésitait encore, tandis que 8 % puis deux mois. Entre les sexes, 83,1 % chez les cadres supérieurs. nation rencontrée par ces popula­ ON RETROUVE 
moins diplômées, celles aux affirmaient ne pas souhaiter se en revanche, le résultat est Et le fossé devient gouffre avec le tions dans leur relation avec le
plus bas revenus ou encore les faire vacciner. Aujourd’hui, nettement moins attendu : alors niveau de vie : parmi les 10 % les système de soins, un constat que
DES DOUTES CHEZ 
immigrés non européens sont environ 92 % de la population que les femmes étaient plus plus pauvres, seuls 54,8 % étaient l’on retrouve dans plusieurs en­ LES VACCINÉS »
les moins vaccinés. Pas surpre­ adulte est vaccinée. Il semble hésitantes devant les vaccins, vaccinés, en juillet 2021, contre quêtes conduites à l’étranger »,
nant non plus le constat que la bien que le temps de réflexion et lors du deuxième volet de l’en­ 87,6 % des personnes apparte­ constate Nathalie Bajos. ALEXIS SPIRE
confiance envers le gouverne­ les mesures de contrainte prises quête, elles apparaissent huit nant aux 10 % les plus riches. Diverses études ont en effet été directeur d’études au Centre
ment ou vis­à­vis des scien­ par le gouvernement soient par­ mois plus tard mieux vaccinées Plus de 30 points d’écart. publiées ces derniers mois, national de la recherche
tifiques pèse lourdement dans venus à faire basculer les hési­ (73 % contre 71 %). « C’est d’autant plus spectacu­ particulièrement au Royaume­ scientifique
le statut vaccinal. tants vers l’immunisation, sans « Notre hypothèse c’est que, face laire que la vaccination est gra­ Uni et aux Etats­Unis. Elles
Mais l’ampleur de ces influen­ toutefois beaucoup toucher la à des vaccins disponibles, un tuite », souligne Nathalie Bajos, aboutissent à des résultats simi­
ces apparaît en revanche tout à frange la plus réfractaire. rappel à l’ordre de genre inter­ qui avance une explication : laires. Mais cette enquête, outre le vaccin. Ni la protection per­
fait étonnante, comme tout un L’observation de la distribution vient, explique Nathalie Bajos. La « Leurs conditions de vie les l’ampleur de son échantillon, sonnelle ni celle des proches ou
ensemble de petits détails qui par âge n’offre pas de surprise : charge de protéger les aînés, avec éloignent du contrat social. Ce offre la particularité d’avoir de la famille n’apparaissent pou­
font de l’enquête rendue publi­ lesquels elles sont les plus en sont les personnes les moins sen­ détaillé le poids de la confiance voir les motiver. Une part d’entre
que, jeudi 24 février, un tableau contact, revient aux femmes. » sibles au discours préventif envers les institutions. eux avance l’idée que les mesu­
tout à fait saisissant. « Dans la précédente étude, on comme aux arguments de solida­ « Les enquêtes américaines ont res barrières suffisent, d’autres
Les deux premiers volets de ce S’ILS ÉTAIENT  avait observé chez elles une aver­ rité nationale, les deux princi­ montré l’importance de la sensi­ jugent que des moyens « plus na­
vaste projet lancé avec la pan­ sion plus importante au risque paux arguments avancés pour bilité politique, les sympathisants turels » les protégeront mieux.
démie avaient permis d’en sui­ PRÉVISIBLES, LES ÉCARTS  technologique, ajoute Alexis appuyer la vaccination. » républicains d’un côté, moins vac­ Deux France ? Alexis Spire met
vre la dynamique sociale, d’ana­ Spire, directeur d’études au L’origine géographique mar­ cinés, les démocrates de l’autre, en garde contre une telle conclu­
lyser l’exposition au risque, les
SOCIAUX SURPRENNENT Centre national de la recherche que également une séparation souligne Alexis Spire. Mais cette sion : « Il ne faut pas durcir l’op­
contaminations ou encore les PAR LEUR AMPLEUR :  scientifique. Ce sentiment de entre deux groupes : d’un côté, observation laisse de côté tous position entre vaccinés et non­
répercussions de la crise sani­ risque s’est sans doute estompé les individus « ni immigrés ou ceux qui ne se reconnaissent pas vaccinés. La pratique n’entraîne
taire sur les conditions de vie des 64,8 % DE VACCINÉS  avec le temps et la réalité de descendants d’immigrés, ni natifs dans le clivage droite­gauche. » pas l’adhésion. On retrouve des
Français. Cent trente­cinq mille plusieurs mois d’injections. » ou descendants de DROM [dépar­ doutes chez les vaccinés, qui peu­
personnes avaient ainsi répondu CHEZ LES OUVRIERS,  Les écarts sociaux, s’ils étaient tements ou régions d’outre­ FOCUS SUR LES ENFANTS vent ressortir avec la protection
à un premier questionnaire CONTRE 83,1 % CHEZ  prévisibles, surprennent toute­ mer] » ou les immigrés de En interrogeant le panel sur leur réduite contre l’infection par
en mai 2020, 107 000 d’entre el­ fois par leur ampleur. La diffé­ l’Union européenne (UE), respec­ confiance envers le gouverne­ Omicron observée aujourd’hui. »
les avaient poursuivi lors du LES CADRES SUPÉRIEURS rence dans la proportion de vac­ tivement vaccinés à 74,5 % et à ment et les scientifiques pour « li­ Le focus réalisé par la Drees sur
miter la propagation du virus », la vaccination des enfants de
l’équipe d’EpiCoV met en évi­ 5­11 ans en témoigne. Cette fois,
Sanofi va demander l’approbation réglementaire de son vaccin dence une autre réalité, particu­
lièrement pesante. Ainsi ceux qui
les femmes sont moins nom­
breuses que les hommes à se dire
n’ont pas du tout confiance en­ prêtes à sauter le pas pour leurs
après avoir joué l’arlésienne ces der­ Le chemin aura été laborieux pour Sa­ vaccin de Sanofi trouvera­t­il sa place ? Le vers le gouvernement ne sont enfants (43,7 % contre 56,4 %),
niers mois, le vaccin contre le Covid­19 de nofi. Lancé dans la course au vaccin dès le français, qui mise sur une utilisation de vaccinés qu’à 51,1 %, contre 85 % alors même qu’elles ont davan­
Sanofi, le Vidprevtyn, est enfin prêt. Le la­ début de la pandémie, le champion trico­ son vaccin en rappel, sait que l’espace pour parmi ceux qui ont tout à fait tage peur de les voir tomber gra­
boratoire pharmaceutique a présenté, lore a cumulé les retards. En décem­ son produit est restreint. Il a un temps es­ confiance. Un écart de 34 points, vement malades (36 % contre
mercredi 23 février, des résultats finaux bre 2020, une erreur dans le dosage de l’an­ péré que la technologie à protéine recom­ qui passe à 50 lorsqu’il s’agit de 27 %). Les niveaux de revenus pè­
de phase 3 positifs pour son candidat­vac­ tigène lors des essais cliniques de phase 1­2 binante adjuvantée de son vaccin, plus croire aux arguments des scienti­ sent de façon moins marquée,
cin contre le virus, développé en partena­ avait forcé le laboratoire pharmaceutique à classique que celle de l’ARN messager, lui fiques (34,3 % contre 83,5 %). « At­ sauf pour le dernier décile, celui
riat avec le britannique GlaxoSmithKline recommencer les tests depuis le début. Un permettrait de se différencier de ses com­ tention, la confiance envers les des plus riches, plus enclin que
(GSK). Il lui reste désormais à obtenir an plus tard, Sanofi avait de nouveau dû re­ pétiteurs. Mais là aussi, d’autres concur­ scientifiques reste de 80 %, les autres à vacciner ses enfants
l’approbation des autorités de santé pousser l’arrivée de son produit, car il ren­ rents, comme Novavax, qui utilise une beaucoup plus forte que celle en­ (64,3 %). Plus curieusement, les
pour pouvoir commencer à livrer ses pre­ contrait des difficultés à recruter des per­ technologie similaire, l’ont devancé. vers le gouvernement, qui est de plus et les moins diplômés y
mières doses. sonnes jamais contaminées au Covid­19 Sanofi, qui a déjà entamé la production 50 %, rappelle Alexis Spire. Mais, sont les plus favorables.
Les deux laboratoires déposeront pro­ pour tester son vaccin. de son vaccin, n’est cependant pas entiè­ quand elle n’est pas présente, Ici encore, la confiance appa­
chainement une demande en ce rement démuni. Il a déjà plusieurs con­ l’effet devient énorme. » raît essentielle, tant envers le
sens auprès de l’Agence européenne des Déjà plusieurs contrats trats en poche pour son produit, dont un Ces deux critères « jouent indé­ gouvernement que les scientifi­
médicaments (EMA) et de son homologue Ces contretemps ont suscité de nombreu­ pour 100 millions de doses avec les Etats­ pendamment l’un de l’autre et ques, de même que le statut vac­
américaine, la Food and Drug Administra­ ses critiques en France sur l’incapacité du Unis, et d’autres, avec l’Union européenne indépendamment des autres cinal des parents ou, dans une
tion (FDA). Les données d’efficacité du fleuron national, pourtant l’un des spécia­ et le Royaume­Uni, pour 75 millions de caractéristiques socio­économi­ moindre mesure, la perception
vaccin, qui a été testé sur plusieurs listes mondiaux des vaccins, à mettre au doses. Des discussions sont également en ques étudiées », souligne la publi­ du risque encouru par les en­
centaines de volontaires ces derniers point rapidement un rempart contre le vi­ cours avec Covax, le dispositif destiné à cation de la Drees. Ce qui entraîne fants. Est­ce cette confiance qui a
mois, « sont comparables aux données cli­ rus. L’échec français est d’autant plus fournir des vaccins aux pays à faibles reve­ ce que Nathalie Bajos nomme manqué, le peu de mobilisation
niques récentes obtenues avec des vac­ saillant que plusieurs vaccins, dont ceux à nus. Face à ses concurrents, le laboratoire « un effet symbiotique » : « Les en­ des professionnels en faveur de
cins autorisés », précise Thomas Triom­ ARN messager de Pfizer­BioNTech ou de pharmaceutique peut aussi compter sur jeux de confiance augmentent les la campagne pédiatrique ou les
phe, vice­président exécutif de la divi­ Moderna, ont, entre­temps, été commer­ son savoir­faire industriel. Le groupe, qui inégalités. Si on tient compte des doutes évoqués par Alexis Spire
sion vaccins de Sanofi, dans un commu­ cialisés avec succès. De nombreux pays, ex­ est le premier fournisseur mondial de deux extrémités, on observe un qui ont ressurgi ? Toujours est­il
niqué. Selon l’industriel pharmaceutique, ception faite des pays à faible revenu, enre­ vaccins contre la grippe, maîtrise la rapport de 1 à 16 dans le refus de se que le taux de vaccination des
le Vidprevtyn protégerait à 100 % con­ gistrent déjà des taux de vaccination con­ chaîne de production, de commercialisa­ faire vacciner entre les 10 % les plus 5­11 ans peine à dépasser les 5 %,
tre les formes sévères de Covid­19 et à tre le Covid­19 élevés. En France, 92 % des tion et de distribution. Il est en outre re­ riches qui ont confiance et les 10 % le plus mauvais score européen.
57,9 % contre toutes les formes sympto­ plus de 12 ans ont reçu deux doses. connu comme un industriel de confiance. les plus pauvres sans confiance. » Loin, très loin des 49,7 % des per­
matiques de la maladie – les études sur Arrivé après le gros de la bataille, et alors Des atouts non négligeables pour décro­ L’enquête livre quelques traits sonnes interrogées qui se di­
lesquelles se fondent ces résultats n’ont que l’épidémie est en recul dans une cher des commandes.  supplémentaires du portrait de saient prêtes à y recourir. 
pas été publiées. grande partie du monde (sauf en Asie), le zeliha chaffin ceux qui refusent délibérément nathaniel herzberg
0123
VENDREDI 25 FÉVRIER 2022 planète | 7

Hongkong La réponse des autorités hong­

kongaises à la cinquième vague a
montré un manque de prépara­
plier les centres d’« isolement ».
Selon les photos fournies par les
autorités de l’un de ces centres,
LES SEPT MILLIONS 
ET DEMI D’HABITANTS 
Ils seront convoqués par année de
naissance et sur rendez­vous.
Pourtant, au vu des problèmes

durcit encore
tion flagrant. Les hôpitaux ont été
submergés, au point de voir des
dizaines de patients alités en
plein air pendant plusieurs jours
devant les services d’urgence.
créé dans un gymnase, il s’agit ni
plus ni moins d’un immense
dortoir, sans la moindre partition
entre les centaines de lits, placés
très proches les uns des autres, où
rencontrés ces dernières semai­
DEVRONT TOUS  nes lors de sessions de tests obli­
gatoires imposés à un seul im­
EFFECTUER TROIS  meuble ou à un petit quartier
TESTS CONSÉCUTIFS  (queues interminables, résultats

son arsenal Cette situation avait provoqué un

coup de semonce du président
chinois en personne. Le 16 février.
Xi Jinping avait vertement rap­
la notion d’« isolement » semble
avoir été étrangement oubliée
du cahier des charges. Vingt mille
chambres d’hôtel ont également
DÉBUT MARS
égarés, etc.), tout le monde se de­
mande comment les autorités
vont soudain trouver le moyen de
déployer à l’échelle de tout le terri­

« zéro Covid » pelé à l’ordre les autorités locales,

Nouveaux centres d’isolement,
tests massifs, fermetures des
écoles… les autorités ont décidé
de nouvelles mesures drastiques
hongkong ­ correspondance
prix de mesures drastiques, à li­
miter le nombre de morts liés à
leur demandant de faire de la
lutte contre le rebond épidémi­
que leur « priorité absolue ».
Moins d’une semaine plus tard,
Carrie Lam a confirmé la cons­
truction de plusieurs nouvelles
structures d’accueil des patients :
des hôpitaux de campagne mon­
tés en quelques jours, comme on
en a vu apparaître en Chine au
début de l’épidémie. L’un est en
cours de réalisation dans l’im­
mense terminal pour paquebots
de croisière, situé sur l’ancien aé­
roport de Kai Tak, un autre à
été mobilisées et les autorités
continuent d’identifier des ter­
rains susceptibles d’accueillir
toujours plus de malades ou de
cas contacts.
Innombrables complications
Dans le même but, les grandes
vacances scolaires vont excep­
tionnellement commencer avec
quatre mois d’avance, c’est­à­dire
dès la semaine prochaine, afin de
libérer les locaux de tous les
établissements scolaires qui
pourront être réquisitionnés
comme centres de vaccination,
ils continuent de devoir fermer à
18 heures, et les tables y sont limi­
tées à deux personnes. Dans la
rue, il est également interdit
toire ce type d’opérations. Jeudi
matin, le numéro deux du gou­
vernement, John Lee, a annoncé
un recours aux « lois d’urgence »
d’être plus de deux, sauf pour les
membres d’un même foyer. Les
pour permettre à des médecins
ou d’autres personnels hospita­
transports publics et les maga­
sins échappent toutefois aux rè­
liers chinois de venir pratiquer à
Hongkong sans licence.
gles de distanciation sociale qui
sont parfois très strictement
« Si nos laboratoires n’ont pas les
capacités nécessaires, nous enver­
imposées dans la rue. Un incident
au cours duquel la police a donné
rons les tests en Chine », a indiqué
Carrie Lam, la cheffe de l’exécutif,
une amende à une personne sans pendant sa longue allocution
abri qui avait enlevé son masque annonçant ces mesures, mardi
pour manger, à même le trottoir, soir. Elle a indiqué à plusieurs re­
a outré l’opinion publique. La prises que « ce ne serait pas un

A
lors que Hongkong
fait face à sa cin­
quième vague de Co­
vid­19, incomparable­
ment plus virulente que les qua­
tre premières réunies, un vaste
plan de bataille a été annoncé,
mardi 22 février, pour renforcer la
mise en œuvre de la stratégie zéro
Covid, prônée par la Chine conti­
nentale. Cette approche (que les
autorités chinoises ont récem­
ment rebaptisée « dynamique
zéro Covid ») consiste, théorique­
ment, à traiter tous les malades et
à retracer et isoler tous les cas
contacts, jusqu’à ne plus avoir un
seul cas du virus.
Après deux ans au cours des­
quels Hongkong avait réussi, au
l’épidémie de Covid­19 (qui avait
plafonné jusqu’à la fin 2021 à
213 morts pour 7 millions et demi
d’habitants), la situation a basculé.
Depuis une semaine, les chiffres
quotidiens du nombre de conta­
minés et de décès dépassent cha­
que jour le record de la veille, et
doublent tous les trois jours :
8 674 nouveaux cas et 43 décès ont
été confirmés mercredi 23 février.
En outre, un bébé de 11 mois et
deux enfants, de 3 et 4 ans, sont
également décédés dans cette
nouvelle vague. L’extrême densité
démographique de la ville et le
faible taux de vaccination des per­
sonnes âgées sont deux facteurs
qui compliquent et aggravent
considérablement la situation.
proximité du camp de quaran­ de dépistage ou d’isolement. De­
taine publique de Penny’s Bay, qui puis deux ans, les écoles et les
accueille pour le moment les cas universités de Hongkong n’ont
contacts, un autre encore en pro­ pas connu un seul trimestre nor­
jet à la frontière chinoise. mal, ces interruptions du calen­
Par ailleurs, le gouvernement, drier scolaire créant par ailleurs
qui avait déjà annoncé la réquisi­ d’innombrables complications
tion de tours de logements so­ dans l’ensemble de la société.
ciaux neufs, va également multi­ Trois cents taxis et une flotte de
minibus vont également être ré­
servés au transport des malades
et des cas contacts. La fermeture
LA RÉPONSE  de nombre d’activités de loisirs
(centres de sport, coiffeurs, pisci­
DES AUTORITÉS nes, terrains de jeux, cinémas),
déjà en vigueur, a été prolongée
À LA CINQUIÈME VAGUE  jusqu’au 20 avril. Quant aux
A MONTRÉ UN MANQUE DE  restaurants, essentiels dans une
ville où beaucoup de logements
PRÉPARATION FLAGRANT n’ont quasiment pas de cuisine,
séparation des parents et de jeu­
nes enfants en cas d’hospitalisa­
tion, imposée par certains hôpi­
taux, a également traumatisé
nombre de familles.
Le port du masque, déjà obliga­
toire dans presque toutes les
circonstances, est étendu, à partir
de jeudi, aux activités sportives de
plein air. Et l’application de traçage
du gouvernement « Leave Home
Safe » permettant l’accès à cer­
tains lieux, renseigne désormais
le statut vaccinal des porteurs.
Mais la plus spectaculaire des
mesures annoncées est sans doute
celle du dépistage universel et
obligatoire des 7 millions et demi
d’habitants, qui devront effectuer
trois tests consécutifs début mars.
problème de moyens ».
D’ailleurs, dans sa présentation
du budget 2022, mercredi, le mi­
nistre des finances, Paul Chan, a
annoncé avoir « mis de côté » des
montants énormes pour lutter
contre l’épidémie, notamment
20 milliards de dollars hongkon­
gais (soit 2,3 milliards d’euros)
pour les prochains mois, sur une
enveloppe totale de 170 milliards
de dollars hongkongais. Après
deux années de restrictions conti­
nues, les Hongkongais font
preuve d’une résilience excep­
tionnelle face à cette crise qui s’ag­
grave soudain et dont ils redou­
tent pourtant la gestion « à la chi­
noise », plus encore que le virus. 
florence de changy

Le sous­variant BA.2 ne devrait pas

provoquer de rebond épidémique
L’Institut Pasteur estime que l’immunité acquise par les nombreuses
infections et la vaccination protège la population à court terme

A u moment où l’étau épi­

démique du Covid­19
semble se desserrer en
France après un mois de reflux
constant de la vague Omicron
portée par le sous­variant BA.1,
faut­il craindre un rebond provo­
qué par son « petit frère » BA.2,
dont la progression se confirme
de semaine en semaine ? Les
modélisations publiées mercredi
23 février par l’équipe de Simon
Cauchemez, à l’Institut Pasteur,
dégagent l’horizon des prochai­
nes semaines : « L’épidémie de
BA.2 ralentit la décroissance des
cas sans toutefois générer un re­
bond épidémique important »,
écrivent les modélisateurs.
Un résultat rassurant qui vient
contrecarrer les scénarios catas­
trophe que pouvait laisser crain­
dre la plus grande transmissibilité
de ce sous­lignage d’Omicron doté
d’une dizaine de mutations sup­
plémentaires et qui a provoqué un
rebond épidémique au Danemark
au moment où le pays abandon­
nait ses restrictions. Selon l’équipe
de Pasteur, BA.2 est en effet 70 %
plus transmissible que les autres
sous­variants d’Omicron.
« On n’attend pas le rebond épi­
démique qu’on a eu dans certains
pays, comme le Danemark, car
cette progression de BA.2 survient
assez tardivement par rapport à la
vague Omicron », explique Simon
Cauchemez, responsable de
l’unité modélisation mathémati­
que des maladies infectieuses à
l’Institut Pasteur. Se basant sur les
enquêtes de séquençage menées
chaque semaine par l’agence
Santé publique France et l’aug­
mentation continue des cas BA.2,
les chercheurs s’attendent à ce
que la moitié des cas Omicron
soient des infections BA.2 aux en­
virons du 24 février. D’ici un mois,
au 1er avril, environ 35 % de la
population française pourrait
avoir été infectée par un virus
Omicron, qu’il s’agisse de BA.1,
BA.2 ou BA.3, les trois sous­ligna­
ges identifiés jusque­là.
Le mécanisme­clé à l’œuvre ici
est l’immunité très forte acquise
par la population française lors de
la cinquième vague grâce aux in­
fections et à la vaccination. « Pour
la première fois depuis le début de
la pandémie, la diminution très
rapide des infections n’est pas due
aux mesures de contrôle strictes
mais au niveau d’immunité », sou­
lignent les chercheurs. Une pre­
mière permise notamment par la
moindre sévérité de ce variant
par rapport aux précédents.
Des cas rares de réinfection
« Les hypothèses que l’on fait sont
assez solides sur le court terme :
quand on a été infecté par Omi­
cron, on est a priori bien protégé
contre une réinfection avec BA.2 »,
avance M. Cauchemez. Or, la va­
gue d’infections a été si impor­
tante, portant le taux d’incidence
à des niveaux jamais atteints
jusque­là – plus de sept fois supé­
rieurs au pic de la deuxième va­
gue –, que les Français sont bien
protégés contre BA.2. « Le risque
d’une nouvelle vague importante
qui interviendrait en mars si on ve­
nait à relâcher les mesures n’est
sans doute pas probable », conclut
M. Cauchemez. Et cela, même en
prenant en compte un scénario où
le taux de transmission augmen­
terait de 50 % du fait d’un relâche­
ment des mesures de contrôle et
des comportements. Une hypo­
thèse à envisager, au vu des récen­
tes déclarations gouvernementa­
les faisant miroiter l’abandon du
port du masque dès la mi­mars.
Quelques rares cas de réinfec­
tion par BA.2 après une contami­
nation par Omicron ont été recen­
sés au Danemark, mais les spécia­
listes restent prudents. Mardi,
Anurag Agrawal, membre du co­
mité consultatif d’experts sur
l’évolution du virus pour l’Organi­
sation mondiale de la santé (OMS),
a fait savoir que, « pour l’heure, il
semble y avoir une protection si­
gnificative entre BA.1 et BA2 et vice
versa », au moins pour une
période de six à huit semaines.
Par ailleurs, BA.2 ne « provoque
pas de forme plus grave » du Co­
vid­19 que le sous­lignage BA.1, a
ajouté Maria Van Kerkhove, res­
ponsable technique de la lutte
contre le Covid­19 à l’OMS. En
conséquence, l’institution mon­
CONGRÈS
diale n’a pas jugé opportun de
donner un nom spécifique à BA.2, EUROPÉEN
qui reste considéré comme une
déclinaison du variant Omicron. Mobilités intelligentes
Il est toutefois important de ne
pas crier victoire trop vite, comme
et durables
toujours avec ce virus. « Sur le long
terme, il faut rester très prudents
car on a déjà été déçus plusieurs
fois par l’arrivée de nouveaux TOULOUSE
variants », rappelle M. Cauche­
mez. Alpha, Delta, Omicron… De­
30 mai - 1er juin 2022
puis la diffusion de la souche his­
torique de Wuhan, trois variants
sont ainsi successivement deve­
nus majoritaires en France. itseuropeancongress.com
« Etant donné ce que l’on sait de
l’immunité et de la baisse de la
protection contre l’infection, on
aura probablement d’autres va­
gues de SARS­CoV­2, notamment à
l’automne », avertit le chercheur,
tout en se montrant rassurant :
« On peut espérer que l’impact sur
le système de santé sera plus faible
du fait d’une bonne protection
contre les formes graves acquise
grâce à la vaccination et aux infec­
tions. » Une immunité à entrete­
nir grâce à la dose de rappel que
plus de 3 millions de Français éli­
gibles n’ont pas encore faite. 
delphine roucaute
 FRANCE
8|
« J’irai voter blanc » : la défiance française
A Roanne, où les citoyens avaient voté exactement à l’image du pays en 2017, la campagne intéresse peu
REPORTAGE
roanne (loire) ­ envoyé spécial
S
i Roanne est restée un
miroir de la société,
alors le président ou la
présidente de la Répu­
blique élu au soir du
24 avril a du souci à se
faire pour gouverner sereine­
ment le pays et fabriquer une voie
commune dans le puzzle des opi­
nions et des contradictions fran­
çaises. Sur les bords de la Loire,
dans le département du même
nom, Roanne, 34 000 habitants,
ville populaire, sous­préfecture
parmi 233 en France, est un
concentré électoral des 48 mil­
lions d’électeurs inscrits sur les
listes à l’échelle nationale.
Au premier tour de l’élection
présidentielle d’avril 2017, la ville
avait, en effet, voté presque exac­
tement comme la France dans
son ensemble : Macron (24,66 %
des suffrages exprimés à Roanne,
24,01 % au niveau national), Le
Pen (21,36 % pour 21,30 %), Fillon
(19,91 % pour 20,01 %), Mélen­
chon (19,48 % pour 19,58 %),
Hamon (6,2 % pour 6,36 %) et
Dupont­Aignan (4,36 % pour
4,70 %). Jusqu’aux taux de partici­
pation quasi identiques : 76,36 %
dans la ville et 77,77 % en France.
Cinq ans plus tard, ce qui frappe,
c’est d’abord l’indifférence. La dis­
tance. La défiance. Pas seulement
vis­à­vis des hommes et femmes
politiques. Mais face à l’élection
elle­même et à son incidence sur
la vie réelle. « Les élections, pffff, ça
ne change rien. Il y a tellement de
guignols en politique » (Michel,
59 ans, cuisinier salarié en restau­
ration collective, abstention­
niste). « Ils ne tiennent jamais ce
qu’ils promettent » (Françoise,
56 ans, femme de ménage, élec­
trice déçue de Macron en 2017). « Il
n’y a personne qui se distingue »
(Sylvie, 56 ans, aide­soignante).
« La politique, c’est du catch, cela a
l’apparence de la violence, mais ils
sont tous d’accord. Je choisirai le
jour même. Mais pas pour Macron,
j’ai été trop con en 2017 » (Jean­Paul
Luquet, 70 ans, ancien commer­
« C’est la première
fois que
je n’arrive pas
à me motiver
pour une
élection »
LISA OTTON
médecin généraliste
çant, 940 euros de retraite). « Mon
mari s’informe beaucoup. Mais,
moi, cela me lasse. Les débats sont
tellement stériles » (Perrine Picard,
infirmière en hôpital, 34 ans, plu­
tôt favorable à Macron).
Certains ont effectué un choix
plus radical et se sont mis en re­
trait. Comme les 3 millions de
Français majeurs non enregistrés
sur les listes électorales, selon les
estimations de l’Insee. « Je ne suis
plus inscrit, je ne crois plus dans
l’intégrité des politiques », expli­
que Claude Patard, prothésiste
dentaire à la retraite, abstention­
niste depuis 1981.
SANS PROJET NI VISION
« Je ne voterai pas, ajoute Céline,
45 ans, mère d’un petit garçon de
8 ans. C’est pas le candidat qu’il
faut changer, c’est le système. J’ai
longtemps pensé qu’on pouvait
changer les choses avec le vote. J’ai
même participé à la primaire so­
cialiste en 2017. Mais c’est faux,
cela ne change rien, j’ai décidé de
tout arrêter. » Intérimaire dans
l’agroalimentaire, diplômée d’un
CAP électricien, elle avait voté
pour Hamon au premier tour,
s’était abstenue au second et se
bat désormais contre le passe
vaccinal, cette fracture ouverte
qui sépare deux continents so­
ciaux et politiques.
Le trouble, les doutes, les
questionnements touchent des
citoyens engagés. Lisa Otton, mé­
decin généraliste de 42 ans, est un
des piliers de la maison de santé
de Roanne, où elle déploie une
énergie inépuisable pour tenter
de répondre à la désertification
médicale. Elle décrit, avec la force
d’une personnalité impliquée
dans la vie locale, le sentiment de
découragement face à la vie poli­
tique. « C’est la première fois que je
n’arrive pas à me motiver pour une
élection. Beaucoup de gens très
engagés par ailleurs se deman­
dent s’ils vont voter. »
Elle dit sa déception face à une
campagne électorale trop superfi­
cielle, sans projet ni vision, si peu
sérieuse, si peu concrète. « Pour
moi, le drame de la France, ce sont
les élus. Leur incapacité à dire : “Je
ne sais pas.” Leur incapacité à être
exemplaires. » Lisa Otton dit aussi
la fatigue des professions de santé
après des mois éprouvants
– 58 morts dans sa patientèle à
cause du Covid­19 depuis
mars 2020. « J’ai toujours pris le
temps d’écrire aux familles de mes
patients décédés. Là, je n’ai pas pu
le faire. » Alors, les élections, ce
sera comme un passage obligé.
Un vote par défaut. Un droit­de­
voir accompli sans élan.
L’impuissance du politique,
Simon Torossian, 91 ans, en parle
avec des mots choisis. Il tient le
commerce ouvert par son père,
rescapé du génocide arménien, ar­
rivé à Roanne au début des années
1920, d’abord cordonnier, puis
commerçant à force d’ingérer des
cours du soir. En 1972, celui­ci avait
ouvert son commerce, Aux
bonnes affaires, sur la place du
marché, et le fils, devenu grand­
père à son tour, dans une famille
où les enfants sont chirurgiens,
mathématiciens, enseignants,
s’en occupe toujours, au milieu
des cartons et des présentoirs, des
chaussettes et des mi­bas chauds,
des gants et des collants pour jam­
bes sensibles. Une dame âgée, aux
yeux fatigués, au pas incertain, lui
demande le prix des mi­bas :
« 11 euros, madame, et il y en a
deux paires.
— 11 euros, c’est trop cher.
— A quel prix vous les achetez ?
— 3 euros.
— A 3 euros, ça n’existe pas, si
vous voulez de la qualité et quelque
chose fabriqué en France. Ou alors,
ça se déchire dans la journée. »
La dame repart sans mi­bas
indéchirables. Simon Torossian
hausse les épaules. La scène est
habituelle. « Les gens veulent
acheter à bas prix, pour le textile,
pour l’alimentation. Ils ne veulent
pas payer. Et ils se désolent quand
les usines ferment, quand les
commerces baissent leurs rideaux,
quand le centre­ville se vide,
quand les salaires ne suivent pas. »
Les contradictions d’une société,
celles des individus, les contradic­
tions que les politiques ne par­
viennent pas à résoudre face à la
mondialisation et à la bataille ja­
mais terminée des revenus et du
pouvoir d’achat.
CHACUN DANS SA BULLE
A Roanne, cette histoire est ins­
crite dans les destins familiaux
depuis que la crise du textile a
frappé la région, dans les années
1980 et 1990, cette période où les
usines étaient délocalisées les
unes après les autres, une époque
où les élites vantaient les mérites
de la mondialisation, tandis que
ceux qui la subissaient la pre­
naient de plein fouet. Simon
Torossian résume la perte de
confiance dans le monde politi­
que : « C’est la chanson Paroles, pa­
roles, de Dalida ! Tout se décide en
Europe, le reste n’a pas beaucoup
d’importance, le président a de
moins en moins de pouvoir. Le
grand tort des Occidentaux, il est
culturel, c’est de croire au père
Noël. Parce que les hommes politi­
ques ne peuvent pas faire grand­
chose et quand ils promettent, il
faut se méfier. »
La distance se double d’une
fragmentation des opinions.
Emmanuel Macron avait été élu,
en 2017, avec 8,7 millions de voix
au premier tour, puis 20,7 mil­
lions au second tour – dans cet
exercice si particulier, tellement
différent des Etats­Unis, de l’Alle­
magne, du Royaume­Uni ou de
l’Italie, par exemple, d’un mode
de scrutin à deux tours où les
électeurs du premier se rabattent
sur un autre candidat au second.
Cinq ans plus tard, à écouter des
électeurs de Roanne, dans une
ville où le taux de chômage s’est
fortement réduit au point qu’il
existe près de 2 500 emplois non
pourvus dans l’agglomération,
cette machine­là est en partie
grippée et, avec elle, la capacité à
fabriquer la légitimité du prési­
dent élu.
Ceux qui iront voter peinent
déjà, pour la plupart, à choisir un
candidat. Alors comment voter
pour un autre au second tour ? « Je
voterai peut­être écologiste au
premier tour, blanc au second »,
explique Alan Duinat, 24 ans, sa­
larié d’un commerce de chaussu­
res, 1 200 euros net par mois, di­
plômé d’un bac pro vente. « J’irai
voter blanc au premier, peut­être
Macron au deuxième », indique
Elsa Gros, 19 ans, étudiante à l’IUT
de Roanne en technique de com­
munication. « Quand bien même
Emmanuel Macron sera réélu, il
n’aura pas de majorité aux législa­
tives », veut croire le maire de
Roanne, Yves Nicolin (Les Répu­
blicains), élu la première fois
en 2001 face à Jean Auroux, an­
cien ministre de Mitterrand.
L’élection est devenue un ren­
dez­vous à la carte. Chacun dans
sa bulle, chacun dans son sillon,
dans son histoire, chacun dans
son raisonnement. Mathilde,
27 ans, originaire de Martinique, a
connu une vie heurtée. Elle parle
d’elle­même de ses avortements
décidés faute de pouvoir s’occu­
per correctement de ses enfants,
de ses souffrances, de ses recher­
ches de stages et d’emplois, de la
difficulté à trouver un logement
« J’ai longtemps
pensé qu’on
pouvait changer
les choses avec le
vote. Mais c’est
faux, j’ai décidé
de tout arrêter »
CÉLINE
intérimaire dans
l’agroalimentaire
0123
VENDREDI 25 FÉVRIER 2022
Dans le centre­
ville de Roanne
(Loire),
le 10 février.
PHOTOS :
BRUNO AMSELLEM
POUR « LE MONDE »
durable. Elle a entrepris les dé­
marches pour être inscrite sur les
listes électorales après son démé­
nagement. « Je ne sais pas encore.
J’aime bien Taubira parce qu’elle a
fait voter la loi sur l’esclavagisme.
Mais j’aime bien aussi Mélenchon.
Mais je me dis pourquoi pas
Macron ou Le Pen, parce qu’elle est
très différente de son père. Vous
voyez, c’est ouvert ! »
Corentin Fay, 19 ans, étudiant en
BTS, hésite entre Macron et
Le Pen – deux visions de la France
pourtant irréconciliables. « Ils ont
tous les deux des idées intéressan­
tes. » Didier Mercier, 59 ans,
chauffeur de taxi et d’ambulance,
s’est longtemps senti à gauche.
Puis de moins en moins avec le
temps et les déceptions. « On ne
fait plus du social, on fait de l’assis­
tanat. » Il avait voté Fillon au pre­
mier tour en 2017. Pécresse ? « Elle
n’arrive pas à me convaincre. »
Macron, alors, sans doute. « Il
tient la route. » L’extrême droite,
jamais : « Leurs idées ne seront ja­
mais applicables. Cela ne rime à
rien de mettre les étrangers de­
hors. Mais, en revanche, il faut
s’occuper des racailles et s’en dé­
barrasser – je veux dire remettre
de l’ordre, de l’autorité. »
La volatilité des comporte­
ments électoraux témoigne de la
fragilité du lien avec la politique.
Dans une société de zapping, de
réseaux sociaux et d’auto­
entrepreneurs, le rapport à la dé­
mocratie représentative s’est lui
aussi individualisé, loin de l’épo­
que où les partis, les syndicats, les
associations contribuaient à
éduquer les citoyens. Désormais,
chacun, ou presque, est seul face
aux candidats en rayon avec leurs
slogans, leurs promesses, leurs
modes d’emploi, leurs formules
marketing.
Denis André, 58 ans, architecte,
deux enfants devenus médecins,
avale les kilomètres sur son vélo
rouge pour ses déplacements. Il
fait partie de ces électeurs qui dé­
fient les présentations en Power­
Point des sondages ou les grilles
de la science politique. Il fait aussi
partie de ces Français qui n’ont
0123
VENDREDI 25 FÉVRIER 2022
Simon Torossian, 91 ans,
propriétaire d’une boutique
dans le centre­ville de Roanne,
le 8 février.
pas de télévision chez eux et s’en
réjouissent. En 2017, il se sentait
proche de Hamon, mais il avait
voté Fillon avec l’espoir d’éviter la
présence du Front national au se­
cond tour. Raté. Pour cette année,
ce sera Taubira ou Hidalgo, si ja­
mais elles tiennent jusqu’à
l’échéance. « Zemmour, au début,
franchement, je m’en suis réjoui. Je
me disais, “la gauche me déses­
père mais les cons sont divisés en
deux camps”. Malheureusement,
la gauche ne sera pas au niveau et
ce sera lui à la place de Le Pen, avec
cette haine des Arabes. »
« CETTE FOIS, JE VOTE ZEMMOUR »
On écoute Roman Meunier,
32 ans, manutentionnaire chez
Michelin, deux enfants, dont le
plus jeune s’impatiente dans sa
poussette devant les jeux installés
au bord de la Loire. Ses espoirs le
portent vers des horizons radica­
lement différents d’une élection à
l’autre. Il avait voté Macron
en 2017. Ce sera Marine Le Pen
en 2022. « On n’a plus rien. Notre
vie, c’est boulot­dodo. On garde les
plaisirs gratuits, mais on a arrêté
les McDo ou les restaurants avec les
enfants, c’est trop tendu. »
Son épouse, aide­soignante,
touche 1 400 euros net par mois,
lui 2 000 euros. Ils se sont endettés
sur vingt­cinq ans pour financer
leur prêt de 200 000 euros pour le
pavillon. « Mon père est mort
quatre mois après sa retraite,
alors… » Un silence. « Je fais des
Corentin Fay, 19 ans, Tiffen Beni, 20 ans, et Mathias Dupuy, 20 ans, à Roanne, le 8 février.
nuits, des week­ends. On n’a jamais
eu d’aides, jamais. Avec ma femme,
on a tous les deux commencé à bos­
ser à 14 ans, elle faisait la plonge,
moi j’étais dans la pâtisserie. Et on
en voit tellement qui en profitent.
C’est pour ça que je veux voter pour
un parti qui n’a jamais gouverné. »
Le dégagisme, de Macron à Le Pen.
La passion française pour la
politique demeure certainement,
mais elle s’est rabougrie. Sauf pour
les plus radicaux. Ce sont ainsi les
soutiens d’Eric Zemmour qui
apparaissent les plus déterminés,
ceux qui affichent volontiers leur
futur suffrage – relativisant du
même coup les rumeurs sur un
« vote caché ». Ils ne sont certes pas
si nombreux sur les quelque
18 000 électeurs inscrits à Roanne,
mais ils apparaissent infiniment
plus motivés que les autres. « Eric
Zemmour, c’est le seul qui va faire
bouger les choses, explique ainsi
l’employée d’une compagnie d’as­
surances, âgée de 64 ans, qui a
commencé sa vie professionnelle
sur les marchés à 13 ans, électrice
de Fillon au premier tour en 2017,
puis de Macron au second. En tant
que femme, je le soutiens. Je veux
que mes petites­filles puissent sor­
tir dans la rue et se balader en mini­
jupe, si elles en ont envie. On ne veut
pas l’arrivée des talibans. Un pays,
c’est comme une maison, est­ce que
vous y accueillez tout le monde ? »
Lisa Otton, médecin généraliste, à Roanne, le 11 février.
Son mari votera comme elle. Sa
mère, aussi. « Si mon père était en­
core vivant, il voterait pour lui. »
Bernard Degonne, 61 ans, céliba­
taire, d’abord salarié dans l’hôtel­
lerie, puis aide­soignant, avait voté
Sarkozy en 2012. Il s’était abstenu
en 2017. « On aide plus les étrangers
que les Français avec trois ou qua­
tre gamins. Ça me révolte. L’immi­
gration a dégradé la France, on ne
se sent plus chez nous. S’il y avait eu
Ciotti, j’aurais voté pour lui,
Pécresse non, elle n’est pas crédible,
elle est trop Macron­compatible.
Tous mes copains vont faire pa­
reil. » Jean­Loup Guerry, 87 ans, en
fait partie, de ses copains et des
électeurs convertis à Zemmour.
+ d’infos sur
www.lamarqueduconsommateur.com/vote-historique-
augmenta�on-de-la-remunera�on-des-producteurs-de-lait-cqlp/
Corentin Fay,
19 ans, en BTS,
hésite entre
Macron et Le Pen,
deux visions de la
France pourtant
irréconciliables
Entrepreneur dans le textile, il
avait dû fermer son usine au plus
fort de la crise, au milieu des
années 1980, lorsque la ville s’en­
fonçait dans une dépression éco­
nomique et sociale. Lui avait
commencé à voter Jean­Marie Le
Pen dans les années 1990, il avait
poursuivi avec Marine Le Pen. « Il
faut parler de l’immigration. Tout
leur est permis, ils ne respectent
rien. Cette fois, je vote Zemmour. Il
manque de prestance physique, ça
va lui nuire pour être élu, mais ses
idées sur l’immigration sont brutes,
c’est ce qu’il faut. »
La remise en cause de l’immi­
gration et la question des échecs
de l’intégration touchent tous les
milieux, toutes les appartenan­
ces. Dans la boucherie de Djelloul
Filali, les cuisses de poulet hallal
sont à 10 euros les 5 kilos, l’esca­
france | 9
lope de veau à 16,95 euros le kilo,
le rumsteck à 14,95 euros. « On fait
du volume, on a des bons prix »,
explique le patron, 52 ans, en fai­
sant goûter les pâtisseries que
cuisine son épouse. Son père,
tourneur, mort du Covid­19, avait
quitté l’Algérie pour la France,
en 1963. Lui travaille tous les
jours, de 5 heures à 21 heures, dans
sa boucherie. « Il y a du travail en
France, mais trop de gens qui pré­
fèrent profiter du système. Mélen­
chon a de bonnes idées, mais je ne
le verrais pas président. Marine Le
Pen aussi, sur le pouvoir d’achat et
sur l’immigration – il y en a trop
maintenant en France, ça nuit à
ceux qui sont déjà intégrés. »
La boucherie est installée dans
un quartier populaire de Roanne,
là où la gauche a longtemps fait le
plein d’électeurs. Dans la fraîcheur
du matin, au volant d’un Citroën
Berlingo gris, deux militants de
Mélenchon viennent coller des
affiches de leur candidat sur celles
de Roussel, le candidat du Parti
communiste français. « La trahi­
son, elle vient des communistes »,
justifie Gilbert Gunther, 66 ans,
retraité du BTP et du commu­
nisme. Chacun son élection, cha­
cun sa bataille, chacun sa victoire
ou sa défaite. 
luc bronner
 0123
10 | france VENDREDI 25 FÉVRIER 2022

Valérie Pécresse ou la difficulté Parrainages : Jean Castex boudé

par les associations d’élus
de boxer dans le vide
Selon la candidate du parti Les Républicains, sa campagne pâtit de la non­ A huit jours de la date limite de dépôt des parrainages au
Conseil constitutionnel, l’inquiétude continue de ré­
gner dans le camp de certains candidats déclarés quant
à leur capacité à réunir les cinq cents paraphes d’élus. Parmi
participation d’Emmanuel Macron, qui n’est toujours pas entré en lice ceux­ci, certains, crédités par les sondages d’intentions de vote
significatives, sont encore à la peine, tels Jean­Luc Mélenchon
(442 présentations à la date du 22 février), Marine Le Pen (393)
ou Eric Zemmour (350).

L’
expression a fait date
dans les rangs du parti
Les Républicains (LR).
En qualifiant, fin jan­
vier sur France Inter, l’actuelle
course à la présidentielle de
« campagne Tefal » car rien ne
semble accrocher, Brice Teintu­
rier, le directeur général délégué
de l’institut de sondage Ipsos, a
exprimé un sentiment très pré­
sent dans toutes les têtes à droite.
A six semaines du jour fatidique,
non seulement rien ne prend
mais en plus, en dehors d’Emma­
nuel Macron, personne, insiste­
t­on à droite, ne se distingue.
Dans l’équipe de campagne de la
candidate LR Valérie Pécresse, la
cause est entendue : si la course à
la présidentielle ne mobilise pas,
si les propositions de leur candi­
date ne percutent pas, si elle­
même stagne, voire pire, chute
dans les sondages, c’est parce que
le chef de l’Etat n’est pas encore
entré dans l’arène.
Certes, il y a eu la pandémie de
Covid­19 dont les soubresauts
n’ont eu de cesse de replonger les
Français dans l’angoisse des con­
séquences de la maladie sur leur
santé et leur vie quotidienne. Il y a
aussi, depuis quelques semaines,
la crise en Ukraine qui place l’Eu­
rope et ses habitants dans une pé­
riode de troubles et d’incertitude.
Mais ça n’explique pas tout.
Pour les cadres de la droite, tout se
passe comme si Valérie Pécresse
était sur un ring, s’échauffant in­
lassablement, en attendant un
adversaire qui ne se décide pas à
livrer combat. Ou pire, qui aurait
mieux à faire sur le front diplo­
matique ou sanitaire. Face à cette
absence qui se prolonge, le parti
semble démuni.
Fidèle parmi les fidèles de l’an­
cienne ministre du budget, le dé­
puté des Alpes­Maritimes Eric
Pauget avoue sentir un intérêt li­
mité pour la campagne dans sa
circonscription. Des électeurs,
même parfois des militants, sont
encore focalisés sur autre chose.
« C’est comme si on ne sortait ja­
mais de ce tunnel d’inquiétudes »,
analyse­t­il. Et de poursuivre : « On
était à peine sortis d’Omicron
qu’on passe déjà à autre chose avec
la crise ukrainienne qui remet une
chape de plomb sur la campagne. »
Tant « qu’Emmanuel Macron ne
rentre pas dans le match, veut­il
croire, il n’y a pas de déclic ».
Une explication aussi avancée
par le président (LR) du Sénat, Gé­
rard Larcher, mercredi 23 février
sur France 2 : « Nous n’avons pas le
sparring­partner en face. (…) Il y a
un vrai sujet d’expression démo­
cratique. » « Cette stratégie d’Em­
manuel Macron de tuer la campa­
gne en ne la faisant pas, c’est le
débat empêché, c’est un déni dé­
mocratique », s’emporte, pour sa
part, le sénateur de Vendée et pré­
sident du groupe LR au Palais du
Luxembourg, Bruno Retailleau.
Tant et si bien que cette déclara­
tion de candidature tant attendue
devient, à les entendre, un tour­
nant. « Une nouvelle campagne »,
professe­t­on même ici ou là.
Etre plus audible
Une explication jugée un peu
courte par certains en interne,
qui commencent déjà à douter.
Mauvaise prestation lors du pre­
mier grand meeting du Zénith, à
Paris le 13 février, difficulté à bien
orchestrer thèmes du discours et
déplacements, mais aussi man­
que d’incarnation, sont autant de
faiblesses brandies par les uns et
les autres pour expliquer que la
campagne de Valérie Pécresse ne
soit pas au beau fixe. Sans comp­
ter les révélations, mercredi, du
journal Libération sur des irrégu­
larités qui auraient entaché
l’élection de Valérie Pécresse
« Cette stratégie
de Macron de
tuer la campagne
en ne la faisant
pas, c’est un déni
démocratique »
BRUNO RETAILLEAU
sénateur LR de Vendée
comme candidate et pourraient
saper sa légitimité.
L’équipe de la candidate estime
toutefois qu’il faudra riposter et
saisir sa chance lors de l’entrée
d’Emmanuel Macron dans la ba­
taille. « Nous avons besoin, dès qu’il
se sera lancé, d’avoir un discours
ferme sur le bilan, explique ainsi
Vincent Chriqui, chargé du projet
aux côtés de Frédéric Lemoine,
l’échec sur la sécurité, le régalien
mais aussi l’économie doit être
bien perceptible par les Français. »
Et d’insister sur les « 1 000 mil­
liards d’euros de dette supplémen­
taire en dix ans, qui résulte moins
de la crise que de la dérive des dé­
penses sur toute la période ».
M. Chriqui espère ainsi qu’en sou­
lignant les incohérences et les
« zigzags » d’Emmanuel Macron
sur des questions comme celle du
nucléaire, les électeurs souhaite­
ront changer de capitaine.
« Valérie Pécresse doit être la
candidate de la vérité contre la
démagogie, celle qui expliquera
aux Français qu’on ne pourra pas
maintenir un système social per­
formant à crédit. Il faudra tra­
vailler plus », analyse Bruno Re­
tailleau qui espère que les cartes
seront rebattues en mars, une
fois tous les noms des partici­
pants à la course connus.
Au­delà de la « reddition des
comptes » sur le bilan d’Emma­
nuel Macron, la candidate doit,
selon plusieurs cadres, rappeler
ses propositions les plus fortes,
recommencer à expliquer le
contenu de son projet quitte à se
répéter inlassablement. En
choisissant quelques points­clés
dans chaque domaine afin d’être
plus audible. Une stratégie qui
inclut une expression publique le
jour même ou le lendemain de
l’entrée en campagne du chef de
l’Etat. Problème : Valérie Pécresse
sera en déplacement à La Réunion
du 4 au 5 mars ; elle sera donc loin
de la métropole au moment où le
président de la République envi­
sage de tenir un premier grand
meeting à Marseille.
S’extraire du piège
Au sein de LR, certains exhortent
aussi Valérie Pécresse à débattre
en face­à­face contre Marine
Le Pen d’un côté et Eric Zemmour
de l’autre, à défaut d’Emmanuel
Macron. Ils sont en effet quelques­
uns, comme Bruno Retailleau, à
espérer voir la candidate, qui a
montré ses talents de débatteuse
pendant la course à l’investiture
LR, se distinguer face à ces deux
personnalités d’extrême droite
contre lesquelles elle bataille dans
les sondages. Une idée qui divise
toutefois en interne : si elle débat
avec eux, ne se met­elle pas auto­
matiquement dans leurs divi­
sions à eux, s’éloignant alors de la
confrontation avec le chef de l’Etat
qui pour l’instant plane au­dessus
du jeu dans les études d’opinion ?
Valérie Pécresse est à ce stade
condamnée à trouver une solu­
tion pour s’extraire du piège où
elle est enferrée avec l’extrême
droite. Un défi, à quarante­cinq
jours d’un scrutin qui risque de
passer au second plan si la situa­
tion internationale se dégrade da­
vantage. 
sarah belouezzane
Les initiatives se sont multipliées ces derniers jours pour
tenter de « sauver » leurs candidatures et éviter ce que ces
candidats en difficulté qualifient de « scandale démocratique »
ou de « déni de démocratie ». Aussi le président du MoDem,
François Bayrou, a­t­il appelé à constituer une « banque de
parrainages démocratiques » – dans laquelle il assure en avoir
recueilli plus de deux cents – pour venir en aide aux candidats
« en galère ». Le maire (Les Républi­
cains) de Cannes, David Lisnard, prési­
LE PRÉSIDENT DU  dent de l’Association des maires de
France (AMF), a décidé, « à titre person­
MODEM, M. BAYROU, A  nel », de parrainer « le candidat dont [il
APPELÉ À CONSTITUER  est] le plus éloigné », Jean­Luc Mélen­
chon, pour qu’il puisse concourir.
UNE « BANQUE  Le premier ministre, Jean Castex,
s’est à son tour inquiété de cette situa­
DE PARRAINAGES  tion. Mardi 22 février, à l’Assemblée
nationale, il lançait « un appel aux élus
DÉMOCRATIQUES » habilités à accorder leur parrainage » et
annonçait dans la foulée vouloir
réunir à ce sujet, jeudi matin, l’ensemble des représentants
d’associations d’élus locaux ainsi que les présidents de l’Assem­
blée nationale et du Sénat.
Las, il a essuyé une fin de non­recevoir de la part des trois
grandes associations – AMF, Assemblée des départements de
France et Régions de France – regroupées au sein de Territoires
unis, qui jugent l’initiative bien tardive. « Le gouvernement a eu
cinq ans pour se saisir de la question, déplorent­elles dans un
communiqué commun. Il n’appartient pas au premier ministre
de faire pression sur les élus habilités à parrainer ni de faire
porter aux associations d’élus locaux une responsabilité qui n’est
pas la leur. » En début d’après­midi mercredi, Matignon faisait
savoir que la réunion était annulée. 
patrick roger
Hidalgo et Jadot visent
le « danger » Mélenchon,
accusé d’être « prorusse »
Les deux candidats mettent en garde contre
le discours géopolitique de l’« insoumis »

C’ est un autre dommage

collatéral de la crise
ukrainienne. Minime
au regard des mouvements sur le
facile d’absorber maintenant, tant
qu’il n’y a pas d’OTAN, que demain,
quand il y aura l’OTAN ». M. Mélen­
chon réfute l’efficacité de sanc­

Les hésitations de Macron en matière terrain. La gauche française a une

nouvelle fois trouvé matière à se
scinder en deux camps. Depuis
mardi 22 février, Yannick Jadot et
tions, même s’il convient qu’« il
faut qu’il y en ait », et appelle à la
tenue d’une « conférence des fron­
tières » dans le cadre de l’Organisa­

de sécurité alimentent les critiques Anne Hidalgo entretiennent un

feu nourri contre Jean­Luc Mélen­
chon, l’accusant d’indulgence
vis­à­vis de Vladimir Poutine. A
L’entourage du chef de l’Etat craint qu’il soit desservi par le poids du régalien dans la campagne l’heure où le candidat de l’Union
populaire les devance dans les
sondages, ces derniers s’appli­
tion pour la sécurité et la coopéra­
tion en Europe.
Ce discours conjuguant con­
damnation et explication prête le
flanc aux attaques. Interrogé à ce
sujet, M. Jadot a lancé mardi, de­
vant l’ambassade russe à Paris :

P atience, sa candidature ar­

rive. Voilà le sous­titre que
l’on pourrait donner à l’in­
formation soufflée par La Répu­
blique en marche (LRM), mercredi
23 février, à l’Agence France­Presse
(AFP), relative à la tenue du pre­
mier meeting de campagne d’Em­
manuel Macron, à Marseille, le
5 mars. Une manière d’occuper
l’espace médiatique dans une pé­
riode où le chef de l’Etat est
contraint de retarder son entrée
dans l’arène pour cause de crise
russo­ukrainienne. Mais aussi
d’indiquer la stratégie que compte
suivre M. Macron d’ici à l’élection
présidentielle des 10 et 24 avril.
La ville, en effet, est un symbole
de diversité, qui peut s’opposer à
l’identitarisme – au hasard, d’un
Eric Zemmour –, et incarne en
même temps la volonté du prési­
dent de la République d’apparaître
en prise avec la vie quotidienne
des Français – il a taillé à la cité
phocéenne un plan de développe­
ment sur mesure.
Seulement, avec ses règlements
de comptes à répétition, Marseille
incarne aussi une des failles du
quinquennat, sur laquelle ne
manquent pas d’appuyer la droite
et l’extrême droite : l’insécurité.
Une faiblesse, sur l’une des préoc­
cupations des Français, dont con­
viennent les proches du chef de
l’Etat eux­mêmes, qui ne cachent
pas leur inquiétude de voir cette
question les desservir lors de la
présidentielle.
Cette matière constitue le cœur
du livre La nuit tombe deux fois
(Fayard, 240 pages, 20 euros),
qu’ont publié, mercredi, Corinne
Lhaïk et Eric Mandonnet, respecti­
vement journalistes à L’Opinion et
à L’Express. L’enquête, consacrée à
la politique régalienne d’Emma­
nuel Macron, fourmille d’informa­
tions sur les chassés­croisés et les
hésitations qui ont marqué le
quinquennat, dans les domaines
de l’immigration, de la sécurité ou
du rapport à la République et à la
laïcité. « Ce n’est pas tant une ques­
tion de résultats – les chiffres, ça va,
ça vient, ceux des gouvernements
de droite ne sont pas si bons – que
de crédibilité, de gueule de l’emploi,
soulignent les auteurs. La droite
l’a, la gauche a pu l’avoir, elle reste
une quête pour celui qui depuis
cinq ans dirige la France. »
Le livre se lit comme un portrait
en creux de ce jeune chef de l’Etat,
« premier président de la Ve Répu­
blique à n’avoir jamais été mili­
taire, maire, député, ministre de
l’intérieur, premier ministre ».
Guère préparé, en somme, pour
s’atteler au maintien de l’ordre et à
la gestion d’administrations aux
traditions bien arrêtées. A son ar­
rivée au pouvoir, en 2017, ceux
« qui portaient [pendant la campa­
gne] la relation avec la police, la
justice, la défense, disparaissent »,
rapportent les deux journalistes.
Le poste de secrétaire général ad­
joint de l’Elysée chargé du réga­
lien, prévu pour le conseiller
d’Etat Didier Casas, n’est finale­
ment pas créé. Alexis Kohler, le se­
crétaire général, n’en veut pas.
« Plus de bleu » dans la rue
Le choix des hommes tracasse
Emmanuel Macron. Le ministre
de l’intérieur, Gérard Collomb,
jugé trop dur par une partie de la
majorité, finit par claquer la porte
pour repartir à la conquête de la
mairie de Lyon. Son successeur,
Christophe Castaner, perd pied
dans sa relation aux forces de l’or­
dre, et s’étrangle quand certains
macronistes proposent de créer
un ministère de l’intégration et de
l’immigration qui amputerait une
partie de son portefeuille.
Dragué, le sarkozyste Frédéric
Péchenard, ancien directeur géné­
ral de la police nationale, éconduit
Emmanuel Macron, faute d’avoir
obtenu assez d’autonomie. Il le
prévient, au lendemain de la crise
des « gilets jaunes » : « Sans la po­
lice, vous étiez seul face à la rue,
vous en avez conscience ? »
Cela n’empêchera pas l’Elysée
d’envisager, en juin 2020, la parti­
cipation du chef de l’Etat à une
manifestation d’hommage à
George Floyd, tué quelques semai­
nes plus tôt par des policiers aux
Etats­Unis. Ni d’entendre M. Ma­
cron parler de « violences policiè­
res ». Aujourd’hui, le même pro­
met de renforcer les moyens des
policiers et « plus de bleu » dans la
rue. « J’ai appris au concret des
choses que je voyais moins, assure
le chef de l’Etat dans le livre. J’ai
vécu le terrorisme de là où je suis (…)
Ça vous change, et j’ai forgé la con­
viction qu’il nous fallait répondre
de la manière la plus adaptée à ça. »
« Une part du retard tient à notre
majorité. Il a fallu lui expliquer que
la sécurité n’est pas un gros mot,
mais la première de nos libertés »,
estime de son côté le député Jean­
Michel Fauvergue (Seine­et­
Marne, LRM), ancien patron du
RAID. Difficile, dans ce domaine,
d’être en même temps martial et
empathique. Comme le résume
l’actuel ministre de l’intérieur,
Gérald Darmanin : « Si le mari fait
le cocu et le cocu le mari, je ne
comprends plus rien à la pièce. » Et
les Français non plus. 
olivier faye
quent à le présenter en homme
dangereux. Et à cultiver leur
stature de défenseur du fédéra­
lisme et des libertés fondamenta­
les pour l’un, de femme d’Etat et
fervente Européenne pour l’autre.
Tous trois s’accordent, pourtant,
pour dénoncer l’échec d’une
certaine « diplomatie de l’image »
d’Emmanuel Macron, ses mises
en scène successives au cours du
quinquennat, de la poignée de
main à Donald Trump au coup de
menton contre Erdogan, pour
finir par cette médiation désa­
vouée par Vladimir Poutine.
Condamnation et explication
Mais la volonté de diplomatie
« non alignée » de M. Mélenchon,
son extrême méfiance vis­à­vis
des Etats­Unis, le distingue. En
font même un « prorusse » pour
ses concurrents. Depuis mardi, le
candidat développe un discours
en deux temps. Admettre, d’un
côté, que la reconnaissance par la
Russie de deux républiques sépa­
ratistes du Donbass constitue une
« violation de l’intégralité territo­
riale de l’Ukraine », jugée « inad­
missible ». Expliquer, ensuite, que
« les Russes vraisemblablement se
sont dit que l’OTAN [Organisation
du traité de l’Atlantique Nord] vien­
drait en Ukraine, et que c’était plus
« Certains se trompent d’analyse, se
cachent derrière un certain relati­
visme sur les libertés fondamenta­
les et la démocratie, dangereux
dans cette période. »
Mme Hidalgo, favorable à une po­
litique européenne de sécurité et
de défense et à un dialogue politi­
que entre l’UE et la Russie, a davan­
tage dramatisé ces différences.
Dans une « déclaration solennelle »
mercredi, elle a assimilé M. Mé­
lenchon aux candidats d’extrême
droite. « Marine Le Pen, Eric Zem­
mour, Jean­Luc Mélenchon renver­
sent les rôles et se font les complices
des nationalistes agressifs et des
impérialistes. Il faut dénoncer ces
discours », a­t­elle dit.
Une fois n’est pas coutume, le
candidat « insoumis » a reçu un
soutien extérieur. Aurélien Taché
(député non inscrit du Val­d’Oise),
rallié à la campagne de Yannick
Jadot, estime que c’est une « faute
morale » de dire qu’il partagerait
les convictions de Marine Le Pen et
Eric Zemmour. « Chacun sait que
Jean­Luc Mélenchon n’adopte pas
cette position par convergence de
vue avec Poutine, mais par souhait
d’une position non alignée… »
Quant à Jean­Luc Mélenchon, il
assurait, mardi, avoir « le cuir fait »
face aux attaques des socialistes. 
julie carriat
0123
VENDREDI 25 FÉVRIER 2022
Trois nouveaux membres
au Conseil constitutionnel
Malgré les critiques de l’opposition, l’Assemblée
et le Sénat ont approuvé, mercredi, les nominations
de Jacqueline Gourault et de Véronique Malbec
L Mme Gourault
es auditions « pour avis »
par les commissions des
lois de l’Assemblée natio­
nale et du Sénat des per­
sonnalités proposées pour siéger
au Conseil constitutionnel sont
une pure formalité sur le fond,
car le risque de veto est quasi nul,
mais pas sur la forme.
Jacqueline Gourault, ministre de
la cohésion des territoires et des
relations avec les collectivités ter­
ritoriales, proposée par Emma­
nuel Macron, et Véronique Mal­
bec, directrice de cabinet du minis­
tre de la justice, Eric Dupond­Mo­
retti, présentée par le président
(La République en marche, LRM)
de l’Assemblée nationale, Richard
Ferrand, l’ont constaté à leurs dé­
pens, mercredi 22 février.
Pour des raisons différentes,
le choix de ces personnalités a été
critiqué par les oppositions.
Mme Malbec est restée plus de
deux heures face à la commission
des lois du Palais­Bourbon. Son
parcours et ses compétences juri­
diques ont été salués, mais les
conditions de sa nomination ont
nourri le débat. Elle s’est défendue
de toute situation de conflit d’in­
térêts avec le président de l’Assem­
blée nationale. Ce dernier a été
la cible de critiques en proposant
pour le Conseil constitutionnel la
magistrate qui était procureure
générale de la cour d’appel de Ren­
nes, supérieure hiérarchique du
procureur de Brest lorsque celui­ci
a décidé, le 13 octobre 2017, le clas­
sement sans suite de l’affaire des
Mutuelles de Bretagne.
Véronique Malbec assure avoir
respecté la loi interdisant à un
procureur général d’ordonner
à un procureur de classer sans
suite une procédure. Le fait qu’elle
ait eu à connaître de cette affaire
ne peut être remis en question et
n’est pas en soi une difficulté pour
accéder au mandat qui lui est con­
fié. Les interrogations sur les rai­
sons du choix fait par M. Ferrand
n’ont en revanche pas été levées.
Mais ce n’était pas le lieu.
L’Assemblée nationale adopte
l’allongement du délai légal de l’IVG
La période est portée à quatorze semaines, contre douze auparavant
C’ est un jour important
dans la vie de cette as­
semblée, un jour impor­
tant pour la santé sexuelle et re­
productive, et un jour important
pour la santé des femmes », a dé­
claré, mercredi 23 février, Olivier
Véran, le ministre des solidarités
et de la santé, dans la foulée du
vote définitif, par les députés, de
l’allongement du délai légal pour
recourir à l’interruption volon­
taire de grossesse (IVG), de douze
à quatorze semaines de gros­
sesse. Une réponse au manque
de praticiens et à la fermeture
progressive de centres prati­
quant l’IVG. Les députés l’ont ap­
prouvé par 135 voix, contre 47 et
9 abstentions.
Pour Albane Gaillot, (députée
du Val­de­Marne, anciennement
La République en marche, deve­
nue écologiste), c’est la fin d’un
marathon parlementaire com­
mencée en octobre 2020, lorsque
sa proposition de loi est débattue
pour la première fois. Son texte
reprend les conclusions d’un rap­
port de deux députées de la délé­
gation aux droits des femmes, Cé­
a reconnu avec
sincérité avoir
été elle-même
« surprise » de
cette proposition
« Mme Malbec, vous auriez dû re­
fuser la proposition qui vous a été
faite », a lancé le député (La France
insoumise) du Nord Ugo Bernali­
cis, invoquant la « théorie des ap­
parences » qui impose aux juridic­
tions de prendre garde aux signes
qui pourraient laisser croire que
les garanties d’indépendance pro­
pres à une bonne justice ne sont
pas réunies. « Il importe que vous
nous précisiez votre degré d’inter­
vention » dans l’affaire, a interrogé
la rapporteuse Cécile Untermaier
(Parti socialiste, Saône­et­Loire).
Didier Paris, député (LRM) de la
Côte­d’Or, s’est élevé contre une
« instrumentalisation politique »
de cette nomination à moins
de deux mois de la présidentielle.
Il estime que Véronique Malbec
est « attaquée d’une manière parti­
culièrement infamante ». Finale­
ment, la commission des lois a
approuvé sa nomination par
vingt­sept voix contre onze.
Des profils politiques
Proposée par le chef de l’Etat,
Jacqueline Gourault est la seule à
avoir dû affronter les commis­
sions des deux assemblées. Elle a
recueilli quarante et une voix
pour et trente et une contre. Un
score parmi les moins brillants de
ces vingt dernières années, mais
seul le vote contre des trois cin­
quièmes des suffrages exprimés
aurait pu bloquer sa nomination.
Le député Les Républicains (LR)
des Bouches­du­Rhône Eric Diard
a salué son parcours républicain
tout en s’interrogeant : « Je pensais
qu’entrer au Conseil constitution­
nel supposait avoir des compéten­
cile Muschotti (La République en
marche, LRM, Var) et Marie­
Noëlle Battistel (PS, Isère), sur les
disparités d’accès à l’IVG en
France. Elles préconisent, en plus
de l’allongement du délai d’avor­
tement de douze à quatorze se­
maines, de permettre aux sages­
femmes de pratiquer des IVG chi­
rurgicales.
Marque d’indépendance
Aujourd’hui, seulement 5 % des
IVG sont réalisées entre la
dixième et la douzième semaine.
Au­delà, les femmes, celles qui en
ont les moyens, vont dans un
pays voisin. Selon Mme Battistel,
deux mille femmes « parmi les
plus vulnérables » seraient
contraintes chaque année de se
rendre à l’étranger pour pouvoir
avorter, car elles ont dépassé les
délais légaux.
Rien n’était acquis pour ce texte,
et le choix, de la part de la majo­
rité, de le soutenir a été présenté
comme une rare marque d’indé­
pendance du groupe LRM, vis­à­
vis d’Emmanuel Macron qui a
plusieurs fois exprimé ses réti­
france | 11
ces en droit constitutionnel. Cela
ne oit pas être un fromage de la
politique. Il y a d’autres conseils : le
Conseil économique et social… »
Maire, conseillère régionale,
conseillère départementale, puis
sénatrice du Loir­et­Cher pendant
seize ans avant d’entrer au gouver­
nement, Jacqueline Gourault, ex­
professeure d’histoire­géogra­
phie, a reconnu avec sincérité
avoir été elle­même « surprise » de
cette proposition de rejoindre
l’institution de la rue de Montpen­
sier : « Mon parcours ne m’y pré­
destinait pas particulièrement. »
Au Sénat, Patrick Kanner (PS,
Nord) s’est inquiété que l’on puisse
passer du gouvernement au
Conseil constitutionnel sans une
période de latence. Le sénateur
(LR) de la Manche Philippe Bas a
volé au secours de son ancienne
collègue à la commission des lois.
« Le Conseil constitutionnel a
aussi besoin de personnalités qui
connaissent la société française.
Vos mandats d’élue locale, votre ac­
tivité de sénatrice, vos fonctions mi­
nistérielles sont des qualifications
pour y entrer. Juristes, professeurs
de droit et magistrats ne sauraient
avoir le monopole de la capacité de
siéger au Conseil constitutionnel. »
L’argument d’un panachage des
profils dans la composition de
cette institution ne semble pas re­
mis en question. Mais si crainte
de monopole il devait y avoir, ce
serait plutôt celui des anciens
responsables politiques. Sur neuf
membres, le Conseil constitution­
nel comprendra deux anciens pre­
miers ministres, trois anciens sé­
nateurs, deux conseillers d’Etat,
une ancienne administratrice de
l’Assemblée, une magistrate judi­
ciaire et aucun universitaire.
Le conseiller d’Etat François
Séners, proposé par le président
(LR) du Sénat, Gérard Larcher,
dont il a dirigé le cabinet de 2014
à 2017, a recueilli, pour sa part,
sans difficulté, au Sénat vingt voix
pour et une seule contre. 
jean­baptiste jacquin
cences sur le sujet. La proposition
de loi prévoit également d’éten­
dre la pratique de l’IVG instru­
mentale aux sages­femmes.
« Plus nombreuses que les méde­
cins en France, elles peuvent déjà
pratiquer les IVG par voie médica­
menteuse depuis 2016 », explique
Mme Gaillot.
Initialement, le texte prévoyait
de supprimer la « clause de
conscience spécifique » permet­
tant aux médecins de refuser de
pratiquer un avortement. Cette
évolution a finalement été aban­
donnée pour permettre à la pro­
position de loi d’avancer dans son
parcours parlementaire, com­
mencé il y a un an et demi. M. Vé­
ran, favorable à titre personnel à
l’allongement du délai de l’IVG, en
avait fait un préalable. C’est un
texte « responsable », qui se « mon­
tre fidèle au combat pour l’émanci­
pation des femmes », a­t­il salué.
Le texte permet enfin la publica­
tion d’un répertoire officiel qui
recensera les professionnels de
santé – sur la base du volontariat –
pratiquant l’avortement. 
service société
 0123
12 | france VENDREDI 25 FÉVRIER 2022

Abus dans l’Eglise : début des travaux de réparation

Les deux commissions créées par les évêques et les religieux ont reçu les premières demandes des victimes

E
n novembre 2021, les
évêques et les religieux
décidaient de créer deux
commissions indépen­
dantes chargées de recevoir les
demandes des victimes de violen­
ces sexuelles sur mineurs dans
l’Eglise catholique et de leur accor­
der reconnaissance et réparation.
C’était une partie de leur réponse
au rapport de la Commission in­
dépendante sur les abus sexuels
dans l’Eglise (Ciase), qui avait mis
au jour l’ampleur des faits de
pédocriminalité depuis soixante­
dix ans. Trois mois plus tard, les
deux commissions mettent la
dernière main à leur organisation
et à leur modèle de fonctionne­
ment. Elles ont déjà commencé à
recevoir les premières demandes.
Avant même sa mise en route,
près de deux cents personnes ont
déjà contacté l’Instance nationale
indépendante de reconnaissance
et de réparation (Inirr), créée par
l’épiscopat pour les personnes
victimes de prêtres diocésains.
Même si tout n’est pas encore
tranché, sa présidente, la juriste
Marie Derain de Vaucresson, de­
vait en présenter l’architecture,
jeudi 24 février, afin d’« éclairer les
personnes victimes » qui atten­
dent cela depuis des années.
« Réponse individualisée »
« La structuration de l’Inirr est évo­
lutive, explique cette ancienne Dé­
fenseure des enfants. Elle dépen­
dra beaucoup du nombre de de­
mandes que nous recevrons. Nous
voulons avoir rapidement un se­
crétaire général pérenne, un
chargé de mission, un secrétariat
ainsi que deux ou trois écoutants
salariés et deux ou trois bénévoles,
tous professionnels. D’ici à la fin de
l’année, si nous sommes saisis de
10 000 situations, nous aurons
besoin d’une vingtaine d’équiva­
lents temps plein. »
Les personnes victimes qui con­
tacteront l’Inirr (par courrier
papier ou électronique) auront,
dans un premier temps, un
échange avec un écoutant. Ce­
lui­ci vérifiera la vraisemblance
des faits allégués puis, dans un
second temps, l’aidera à affiner
ses demandes, ses attentes, y
compris en matière d’indemnisa­
Près de
200 personnes
ont déjà contacté
l’Instance
nationale
indépendante de
reconnaissance
et de réparation
tion, le cas échéant. Comment
évaluer cette indemnisation ?
Comment prendre en compte, en
même temps, le type d’actes su­
bis, les conséquences qui en ont
résulté dans la vie de la personne
agressée et ses besoins ? « C’est un
travail encore en cours de cons­
truction, précise Marie Derain de
Vaucresson. Il y a des enjeux de
justice et d’équité très complexes.
La réponse sera individualisée. »
L’écoutant présentera enfin
« une synthèse à un collège d’ex­
perts qui se réunira régulièrement
et validera la démarche propo­
sée », explique la présidente. Les
associations et collectifs de victi­
mes auront­ils une place dans le
dispositif ? Mme Derain de Vau­
cresson évoque un « lieu de dialo­
gue structuré » avec elles, qu’elle
souhaite concerté avec son ho­
mologue pour les victimes de reli­
gieux, la Commission reconnais­
sance et réparation (CRR), prési­
dée par le juriste Antoine Gara­
pon, ancien membre de la Ciase.
La CRR doit encore, elle aussi,
peaufiner son système d’indem­
nisation, qu’elle devrait rendre
public d’ici dix jours. « Mais nous
avons fait le choix de démarrer
tout de suite, car il y a une forte
attente », explique M. Garapon. La
CRR a déjà reçu près de deux cents
demandes, mais sa quinzaine
d’animateurs a pu mesurer à quel
point il restait difficile pour les
victimes de se manifester : « Il
faut aller les chercher avec les as­
sociations, avec les instituts, les
soutenir, encourager la constitu­
tion de collectifs, explique son
président. La démarche reste ex­
trêmement compliquée. »
Il peut être efficace de s’appuyer
sur des personnes victimes qui se
Antoine Garapon,
président
de la Commission
reconnaissance
et réparation, à
Paris, le 14 février.
JULIEN DE ROSA/AFP
sont signalées pour en atteindre
d’autres, par exemple d’anciens
condisciples. « Avec notre soutien,
elles peuvent s’organiser, explique
M. Garapon. Cela marche bien, on
se rend compte qu’il est mieux
d’aller chercher les victimes établis­
sement par établissement, région
par région, plutôt qu’une par une. »
Il juge « bon » le contact avec les
différents instituts de vie consa­
crée, dont certains « se donnent les
moyens de comprendre ce qu’on
savait et ce qu’on aurait dû voir ».
Si les congrégations auxquelles
appartenaient les agresseurs se
chargeront elles­mêmes de finan­
cer les indemnisations accordées
par la CRR, celles de l’Inirr seront
adressées pour paiement au fonds
de dotation créé par les diocèses,
qui a déjà collecté plus de 20 mil­
lions d’euros. Constitué à l’été
2021, le Fonds de secours et de
lutte contre les abus sur mineurs
(Selam) a, après les décisions de
novembre, démarché les évêques.
« Il s’agissait d’être le plus rapi­
dement possible en mesure de fi­
nancer des actions de réparation et
de prévention, de témoigner que
l’Eglise voulait être active pour
appliquer ses propres décisions »,
explique son président, Gilles
Vermot Desroches. Cet ancien
président des Scouts et guides de
France a écrit à chaque évêque
pour leur proposer de contribuer à
titre personnel. « Quasiment tous
ont fait un don », observe­t­il. Puis,
il a fait appel aux quelque cent
diocèses, avec l’objectif de parve­
nir vite à 20 millions d’euros.
Contributions des diocèses
Les évêques ont donc cherché
comment leur diocèse pouvait
apporter son écot. Dominique
Blanchet, évêque de Créteil, a an­
noncé la mise en vente de sa rési­
dence épiscopale. De nombreux
diocèses ont pioché dans leurs
réserves financières, qui équiva­
lent, en moyenne, à un an de
dépenses. Paris, le plus riche, an­
nonce 2 millions d’euros, Rennes
et Nantes 500 000 euros, Saint­
Brieuc 100 000 euros… Certains
essaient de diriger vers le fonds
des legs de prêtres abuseurs.
Les inquiétudes initiales sur la
régularité de ces financements
– les associations diocésaines, ver­
sion catholique des associations
cultuelles, ne peuvent théorique­
ment financer que des dépenses
liées au culte – paraissent apaisées.
« Les financements des diocèses
sont passés par différents canaux,
explique Ambroise Laurent, secré­
taire général adjoint de la Confé­
rence des évêques de France,
chargé des questions économi­
ques, sociales et juridiques. Ont
contribué, outre les associations
diocésaines, des associations im­
mobilières, des SCI, des syndicats
ecclésiastiques. Du reste, les asso­
ciations diocésaines peuvent
contribuer à un fonds de dotation
d’intérêt général, comme le Selam,
dès lors que ce financement est
pour elles accessoire. Cela a été fait
dans le cadre de la réglementation
des fonds de dotation. »
S’ils sont à l’origine de la ma­
jeure partie des fonds, les diocèses
ne sont pas les seuls à contribuer.
« Tous les jours, deux ou trois
donateurs complètent la démar­
che », explique M. Vermot Desro­
ches. Des structures d’Eglise ont
fléché un don vers des actions de
prévention. Des particuliers ont
aussi souhaité apporter leur part.
« Le premier donateur était une
personne victime, qui considérait
que d’autres victimes avaient be­
soin de son aide, raconte le prési­
dent du Fonds. Au total, ces dons
de particuliers représentent 5 % du
montant total. »
En plus de soutenir l’activité de
l’Inirr, le fonds Selam a pour mis­
sion de financer des actions de
prévention et de mémoire. Il lan­
cera des appels à projets. Dans la
première enveloppe votée, 5 mil­
lions d’euros iront aux répara­
tions et un million aux actions de
prévention et de mémoire. Et si les
sommes déjà récoltées se révèlent
insuffisantes, « nous nous retour­
nerons vers l’Eglise pour complé­
ter », assure son président. 
cécile chambraud

Chez Orpea, toujours plus de lits mais toujours moins de soignants

Le groupe d’Ehpad a connu un développement international fulgurant ces dernières années, derrière des montages financiers complexes

T outes les heures, Orpea

exploite un lit de plus
dans le monde depuis
2015. Le premier groupe euro­
péen de maisons de retraite et de
entreprises. Installé en Australie,
l’organisme est, notamment, fi­
nancé par des cotisations de syn­
dicats de plusieurs pays, dont la
CGT et la CFDT. Les deux centrales
cer ses investissements immobi­
liers. Cictar prend ainsi l’exemple
de Residenz Gruppe, une entre­
prise allemande de trente­six
Ehpad rachetée par Orpea en
syndicale européenne des servi­
ces publics, relève que « le lien de
cause à effet entre le développe­
ment du parc immobilier et la
baisse de la qualité de la prise
d’une partie de ses actifs immo­
biliers pour rembourser une
dette qui dépasse les 7 milliards
d’euros. Son endettement total
a doublé depuis sept ans. Mais
Orpea n’est pas le seul opéra­
teur privé lucratif dans le secteur
du soin à dégager des plus­values
en achetant et en vendant des
biens avec, si possible, de l’opti­
cliniques privées a connu, ces françaises, qui dénoncent depuis 2015 par le biais d’un crédit­bail. en charge des résidents d’Orpea les établissements cédés versent misation fiscale. Mais, chez Or­
dernières années, une expansion longtemps l’ostracisme d’Orpea Selon ce mécanisme, Orpea n’est pas établi ». Mais elle ajoute : aussi un loyer au nouveau pro­ pea, « l’information financière est
internationale fulgurante. Quitte envers leurs adhérents et les ca­ verse des loyers au vendeur pour « On a la preuve que ce groupe priétaire afin de continuer à y nettement moins transparente
à réduire le nombre de soignants rences de soins envers les rési­ finir par en devenir propriétaire. consacre plus d’énergie et de exercer leur activité de maison que celle d’entreprises cotées com­
au chevet de ses résidents âgés ou dents des établissements d’hé­ moyens à valoriser ses biens qu’à de retraite. Ces charges grèvent parables », observe Cictar.
de ses patients, révèle une étude bergement pour personnes âgées « Baisse sensible des effectifs » prendre soin des personnes. » leurs dépenses et les incitent En 2014, dans ses comptes pu­
du Center for International Cor­ dépendantes (Ehpad), ont com­ Pour construire de nouveaux éta­ Interrogé par Le Monde, Orpea à réaliser des économies par blics, le groupe faisait état de
porate Tax Accountability and mandité à Cictar une enquête sur blissements sous la bannière de répond que « de manière tout à ailleurs. D’autant qu’ils reçoi­ 314 filiales. Par la suite, il n’en
Research (Cictar), rendue publi­ sa structuration financière. Residenz Gruppe, Orpea a égale­ fait logique, lorsque le groupe loue vent des primes, indexées essen­ a plus mentionné que 123. Sur les
que, jeudi 24 février, par les fédé­ Qu’il soit propriétaire ou loca­ ment contracté des emprunts à un bâtiment, le loyer est pris dans tiellement sur leurs bons résul­ 40 filiales répertoriées au Luxem­
rations santé­sociaux de la CGT taire des murs de ses établisse­ hauteur de 40 millions d’euros. les charges ». Et ne donne aucune tats financiers. bourg, 37 ne sont pas inscrites
et de la CFDT. ments, Orpea fait peser sur leur « Les loyers et les paiements explication sur l’évolution des ef­ dans ses documents officiels.
Cictar expertise les circuits fi­ budget des charges financières d’intérêts s’élèvent pour Residenz fectifs de Residenz Gruppe. Filiales au Luxembourg « Les actionnaires ne peuvent pas
nanciers et fiscaux des grandes sous forme de loyers pour finan­ Gruppe à près de la moitié du mon­ Mike Lewis n’a pas pu étudier le Le rapport de Cictar montre savoir qui détient les actifs, quel
tant de sa masse salariale », expli­ même exemple en France, non qu’Orpea a vendu ces établisse­ est leur volume exact, ni qui sont
que Cictar. Dans le même temps, parce qu’il n’existe pas mais ments à des filiales qui les achè­ les bénéficiaires des biens immobi­
La Cour des comptes veut renforcer « le nombre de salariés de Residenz
Gruppe a diminué de 10 % entre
parce que les Ehpad hexagonaux
sont, pour beaucoup, répartis
tent et les vendent par le biais
d’actions du groupe. Ces filiales
liers vendus », remarque M. Lewis.
Un constat qui devrait interpeller,
son contrôle des Ehpad privés lucratifs 2015 et 2019, alors qu’Orpea, ajoute dans des sociétés civiles immo­ sont pour quarante d’entre elles selon l’étude, l’Autorité des mar­
La Cour des comptes veut pouvoir contrôler « l’immobilier et les l’étude, exploite deux maisons de bilières (SCI), qui ne sont pas te­ basées au Luxembourg. Rien chés financiers.
achats » des Ehpad privés lucratifs. « L’utilisation des recettes retraite supplémentaires ». « Nous nues de rendre publics leurs d’illégal, rappelle Cictar, mais Avant de rendre public son
d’hébergement [versées par les résidents] échappe au contrôle de avons découvert, en analysant les comptes, contrairement aux ins­ « céder des établissements par le rapport, jeudi, Cictar a soumis
la Cour et des chambres régionales des comptes », a regretté le comptes de Residenz Gruppe, une titutions allemandes. Outre les biais de vente d’actions d’une so­ une liste de questions à Orpea,
premier président, Pierre Moscovici, mercredi 23 février, devant baisse sensible des effectifs, que crédits­bails, les Ehpad d’Orpea ciété luxembourgeoise peut pré­ qui n’y a pas répondu. Le groupe
la commission des affaires sociales du Sénat, à l’occasion ce soit du personnel infirmier ou payent pour beaucoup d’entre senter des avantages fiscaux tant a annoncé, mercredi, que la
de la remise d’un rapport de la Cour sur la médicalisation des des auxiliaires de soins », affirme eux, aussi, des loyers à des parti­ pour l’acheteur que pour le ven­ publication complète des comp­
Ehpad. Il plaide pour que la loi élargisse « rapidement » le champ Mike Lewis, analyste financier et culiers qui ont acquis des cham­ deur », explique Mike Lewis. « Le tes 2021 initialement prévue à
de contrôle des juridictions financières, les autorise à contrôler auteur de l’étude. bres au titre d’un placement contribuable, lui, est de ce fait la mi­mars était reportée à
le siège des groupes et, enfin, pour que les inspections de toutes Prudente, Françoise Geng, vice­ immobilier défiscalisé. Depuis perdant dans ce cas », abondent une date ultérieure. 
les maisons de retraite soient « inopinées ». présidente CGT de la Fédération 2015, le groupe accélère la vente la CGT et la CFDT. béatrice jérôme
0123
VENDREDI 25 FÉVRIER 2022 france | 13

A Marseille, l’urgence
de la protection
des mineurs
Les saisines des juges des enfants
pour des situations de danger social,
physique ou psychique explosent
marseille ­ correspondant mesure judiciaire, que dire des Cécile Rapeau,
20 % de mesures qui sont en souf­ assistante

L
es onze juges des enfants france depuis plus d’un an ? », dé­ sociale, dans
du tribunal judiciaire de plore Laurence Bellon, coordon­ le quartier du
Marseille ont des sueurs natrice du tribunal pour enfants. parc Kalliste,
froides. Plus de 500 me­ Plusieurs facteurs expliquent à Marseille,
sures d’action éducative en milieu cette flambée des mesures AEMO le 19 février.
ouvert (AEMO) qu’ils ont ordon­ non exécutées. A la mi­2020, MATTHIEU ROSIER/
nées en réponse à une alerte sur la Sauvegarde 13 fait le choix de limi­ VOST COLLECTIF/
situation d’un mineur en danger ter à 28 enfants le nombre de HANS LUCAS
attendent une hypothétique prise mesures attribuées par éducateur POUR « LE MONDE »
en charge. Au palais de justice, on ou assistante sociale, respectant
redoute en permanence « une ainsi une norme nationale et
catastrophe ». Le drame a déjà été évitant l’explosion du service.
évité de justesse, à l’image du cas Dans un rapport publié en
de cette mère dépressive qui février 2021 sur l’ASE dans les La direction territoriale de la quance. Tous les interlocuteurs tée à une « fuite » de certains de
menaçait de jeter ses enfants Bouches­du­Rhône, la chambre Protection judiciaire de la jeu­ évoquent une crise des profes­ ses salariés vers le conseil départe­
Habilitée pour
dans le vide depuis son apparte­ régionale des comptes Provence­ nesse (PJJ), qui habilite les associa­ sions sociales, faiblement rému­ mental où les éducateurs gagnent 3 825 mesures
ment situé dans une tour de Alpes­Côte d’Azur décrivait « un tions pour les mesures d’AEMO, et nérées et véhiculant une image 300 à 350 euros supplémentaires.
quinze étages alors que, plusieurs service d’AEMO saturé ». Habilitée le conseil départemental des Bou­ négative. « Notre société valorise Ces dysfonctionnements au
d’action
mois plus tôt, une juge avait or­ pour 3 825 mesures, l’association ches­du­Rhône, qui les finance, plus un youtubeur à Dubaï qu’un sein du plus important service éducative,
donné une protection judiciaire. Sauvegarde 13 en a assuré, selon ont rendu, en octobre 2021, les éducateur, déplore un cadre de la d’AEMO de France se traduisent
En février 2021, le président du les années, entre 4 650 et 5 325. conclusions d’un rapport « de dys­ protection de l’enfance. L’image par un recours plus fréquent des
l’association
tribunal et la procureure de la fonctionnements » de Sauvegarde qu’on colle aux jeunes de l’aide juges des enfants au placement Sauvegarde 13
République ont tiré la sonnette Emprise des réseaux de drogue 13, perçue comme un « Mam­ sociale à l’enfance ou de la PJJ, c’est des mineurs. « L’AEMO, c’est l’anti­
d’alarme dans un courrier Hors mineurs non accompagnés, mouth » à remettre en mouve­ l’échec, la récidive, la prison, on biotique à la maison, le place­
en a assuré, selon
adressé au conseil départemen­ les saisines des juges des enfants ment. Un Etat dans l’Etat, disent parle rarement des résultats posi­ ment, c’est l’hôpital, illustre les années, entre
tal, chargé de l’aide sociale à l’en­ marseillais pour des situations de certains. Outils de pilotage illisi­ tifs de la prise en charge. » Mme Bellon. Et sans ces mesures,
fance (ASE), qui finance l’AEMO à danger, qu’il soit physique, social, bles, incertitudes sur les chiffres, Evoquant une forme d’« ubérisa­ on se prive d’un traitement gra­
4 650 et 5 325
hauteur de 12 millions d’euros par psychique, conséquence d’un turnover de 17 % du personnel, tion du secteur », Sauvegarde 13, où dué. » Une mesure d’AEMO coûte
an. A l’époque, ce sont quelque conflit parental aigu, d’une désco­ absentéisme grimpant à 24 %… il manque en permanence une 9,50 euros par jour quand un pla­
900 mineurs qui figurent sur la larisation, d’un embrigadement sont pointés à l’issue du contrôle. dizaine d’éducateurs sur un effec­ cement est dix fois plus coûteux tement, c’est toute la chaîne de la
liste d’attente de Sauvegarde 13, dans un réseau de stupéfiants, ont A l’automne, dans le 15e arron­ tif de 142 affectés au seul service pour le département. protection de l’enfance qui connaît
association habilitée à mener ces augmenté de 23 % entre 2018 et dissement, quatre des douze pro­ d’AEMO, peine à recruter en CDI des difficultés, estime­t­il, et le
mesures de protection judiciaire. 2020 et même de 42 % en 2021. fessionnels chargés de l’AEMO des professionnels qui préfèrent Une riposte schéma départemental est large­
Les juges des enfants signent Cette hausse reflète l’extrême pré­ étaient manquants. Un tiers des un mode de travail en free­lance Pour lutter contre l’engorgement ment sous­dimensionné ».
des prolongations d’AEMO alors carité d’une grande partie de la po­ retards de prise en charge affec­ ou en CDD, « alors que les familles de l’AEMO, la Protection judiciaire Au palais de justice, on s’in­
même que les mesures n’ont pas pulation marseillaise et des phé­ taient les cabinets des juges des suivies ont besoin de stabilité avec de la jeunesse a préparé un appel à quiète de possibles procédures en
commencé à être exécutées. « Si nomènes de violences liés à l’em­ enfants des 3e et 14e arrondisse­ un même intervenant », estime un projets pour ouvrir 600 nouvelles responsabilité de l’Etat, mais,
on considère qu’une attente supé­ prise des réseaux de drogue sur de ments, particulièrement fragiles des responsables de la structure. mesures qui seraient confiées à déplore Olivier Leurent, président
rieure à six mois vide de son sens la nombreux quartiers et cités. sur le plan social et de la délin­ L’association a aussi été confron­ une nouvelle association. Mais la du tribunal judiciaire, « cela
procédure va prendre des mois soulève aussi la question du sens
quand l’urgence est là. Un temps, de l’office du juge. Au­delà, on
« Des familles nous disaient : “Ça fait un an qu’on vous attend” » les juges des enfants ont imaginé
une riposte : prononcer un non­
mesure la dichotomie existant
entre les discours tenus sur la
lieu dès l’ouverture de la procé­ protection des personnes vulnéra­
depuis huit ans, Cécile Rapeau, 49 ans, plus. C’est frustrant et pour eux et pour nous. L’emprise des réseaux de stupéfiants sur dure d’action éducative en le moti­ bles, qu’il s’agisse de la petite
assistante sociale de Sauvegarde 13, ar­ Certaines familles nous disaient : ça fait un de nombreuses cités marseillaises est un vant par l’impossibilité de prise en enfance ou du très grand âge, et les
pente les cités du 14e arrondissement à la an qu’on vous attend », explique­t­elle, tout obstacle majeur, à l’origine de nombreuses charge, mais « ça aurait fait pren­ problématiques des personnels
rencontre des mineurs et de leurs familles en reconnaissant qu’« une liste d’attente, démissions de travailleurs sociaux. « Je me dre la responsabilité d’un déni de qui s’en occupent, dont le travail
pour lesquels un juge des enfants a or­ c’est terrible pour un travailleur social ». refuse à montrer ma carte professionnelle justice », observe­t­on au palais de n’est valorisé ni du point de vue
donné une mesure d’assistance éducative. Le travail de l’AEMO se veut pluridiscipli­ au chouf [guetteur] ou de dire dans quelle justice. Désarmés, ils envisagent salarial, ni en termes d’image ».
« La casquette de l’AEMO [action éducative naire, avec un binôme éducateur, une psy­ famille je me rends. Je parle avec lui, je lui de­ maintenant de désigner directe­ Les juges des enfants y ajoutent
en milieu ouvert], c’est très particulier, chologue, parfois une travailleuse familiale mande mon chemin, mais c’est tout », expli­ ment le conseil départemental « leur grande déception » après les
explique­t­elle. C’est très intrusif puisqu’on et, lorsque c’est nécessaire, un profession­ que Cécile Rapeau, qui, quotidiennement, pour assurer les mesures d’AEMO. annonces de renforts en magis­
intervient sur un mandat du juge, mais on nel de l’ethno­clinique. « Dans des familles, « montre patte blanche aux cagoulés ». Par­ Alors que l’inspection générale trats faites, vendredi 11 février, par
reste éducateur, pas flic. » on travaille avec les invisibles », explique Cé­ fois, ce sont les familles qui informent le des affaires sociales mène actuel­ le garde des sceaux. « On attendait
Vingt­huit mineurs à suivre, à rencontrer cile, en référence à des croyances fortes sur réseau qu’elles attendent un éducateur. A lement une enquête sur l’aide so­ tous au moins un poste de juge des
au moins deux fois par mois, des sorties l’influence des djinns (créatures surnatu­ Sauvegarde 13, on cite même le cas où le ciale à l’enfance dans les Bouches­ enfants supplémentaire et là, rien,
éducatives à mettre en place, beaucoup de relles dans la mythologie arabique préisla­ membre du réseau accompagne l’éduca­ du­Rhône, Stéphane Pianetti, dé­ ce qui semble vouloir confirmer le
contacts à établir et un grand nombre de mique), du mauvais œil. « On ne rejette pas teur jusque dans la famille et assiste au dé­ légué CGT à Sauvegarde 13, appelle vieil adage, “justice des mineurs,
rapports à rédiger. « A un moment donné, leurs outils – le marabout, les ventouses –, but de l’entretien, afin de vérifier qu’il à « une réunion de consensus ». justice mineure” », déplore amère­
on avait 48 enfants chacun et, là, on ne fait on les valorise même, mais on amène aussi s’agit bien de travail social.  Alors que « tous les indicateurs so­ ment l’un d’eux. 
pas du bon travail, on éteint le feu tout au à des consultations de psy, par exemple. » l. l. (marseille, correspondant) ciaux sont au rouge dans le dépar­ luc leroux

Les sénateurs critiquent le quinquennat de Jean­Michel Blanquer

Les élus ont remis mercredi un rapport d’information qui fait l’inventaire des mesures prises pour l’école depuis cinq ans

L’ heure des bilans a sonné, à

moins de deux mois du
premier tour de l’élection
présidentielle. Mercredi 23 février,
c’est le Sénat qui relève la copie de
Jean­Michel Blanquer et fait l’in­
ventaire des mesures prises
pendant le quinquennat. Les trois
sénateurs auteurs du rapport,
Annick Billon (Vendée, Union
centriste), Marie­Pierre Monier
(Drôme, Groupe socialiste, écolo­
giste et républicain) et Max Bris­
son (Pyrénées­Atlantiques, Les Ré­
publicains), adressent un « peut
mieux faire » au ministre de l’édu­
cation nationale. « La mise en
œuvre des réformes donne l’im­
pression d’une politique publique
menée dans la précipitation, à la
mise en œuvre mal accompagnée.
De nombreux objectifs n’ont pas été
atteints, conduisant à un senti­
ment de “naviguer à vue”, de “géné­
rations d’élèves cobayes” ou [de]
déception pour le personnel ensei­
gnant », écrivent­ils en se focali­
sant sur les mesures­phares des
cinq dernières années. « Il ne s’agit
pas de faire le bilan de la personne
mais des politiques éducatives me­
nées », tient à préciser le président
de la commission de la culture, de
l’éducation et de la communica­
tion du Sénat, Laurent Lafon.
« Réforme symbolique »
La relation « très dégradée » entre
les personnels de l’éducation et
leur ministre fait partie néan­
moins des critiques les plus sévè­
res adressées par les parlementai­
res. « Nous sommes passés d’une loi
pour l’école de la confiance à un
quinquennat marqué par la dé­
fiance », assènent­ils. Selon eux, la
multiplication des injonctions a
« bridé l’autonomie des établisse­
ments et la liberté pédagogique des
enseignants ».
Le rapport met en avant le ma­
laise des enseignants : un quart
d’entre eux se demandent s’ils
n’auraient pas mieux fait de choi­
sir une autre voie professionnelle,
selon un sondage réalisé pour le
Sénat en janvier. Face à cela, leur
revalorisation salariale, d’un bud­
get global de 1,16 milliard d’euros
en 2021­2022, à mettre au crédit de
M. Blanquer, est « à poursuivre »
pour les sénateurs. Mais ils notent
« l’absence d’une politique sociale
volontariste au sein du ministère
de l’éducation nationale » et le
« besoin de renforcer la formation
continue des enseignants », alors
que la nouvelle réforme de la for­
mation initiale a « du mal à attein­
dre ses objectifs ».
Même la mesure­phare du quin­
quennat, le dédoublement des
classes de CP et CE1 en éducation
prioritaire pour favoriser l’égalité
des chances, n’est pas exempte
d’interrogations. Les premiers ré­
sultats sont « mitigés au regard des
moyens importants consacrés » :
« Le budget conséquent n’a pas per­
mis une inversion franche des diffi­
cultés scolaires rencontrées par les
élèves de REP et REP+. » Ils ont fait le
calcul : le dédoublement et le pla­
fonnement à 24 élèves par classes
nécessitent 19 300 emplois, mais
seuls 7 000 ont été créés durant le
quinquennat. Les réformes « ne
doivent pas se faire au détriment
des moyens de remplacement ou
par des suppressions d’emploi »,
martèlent les parlementaires.
Bilan « en demi­teinte » aussi
pour une réforme du lycée « au mi­
lieu du gué ». Les sénateurs consta­
tent une diversification des par­
cours, mais des inégalités territo­
riales en matière d’accès aux en­
seignements de spécialité et aux
heures consacrées à l’orientation.
La prise en compte de la réforme
par l’enseignement supérieur est
par ailleurs « perfectible ». Parcour­
sup et le nouveau bac « ont été con­
çus en silo et mis en œuvre de ma­
nière parallèle, alors qu’ils auraient
dû être liés », notent les sénateurs.
Dans la catégorie « efforts à pour­
suivre », des « progrès » ont été ac­
complis sur l’inclusion, même si
les sénateurs soulignent la préca­
rité du statut des accompagnants
des élèves en situation de handi­
cap. Quant à l’abaissement de
l’instruction obligatoire à 3 ans, il
s’agit avant tout d’une « réforme
symbolique » puisque la quasi­to­
talité des enfants de 3 ans étaient
déjà scolarisés, mais « insuffisam­
ment accompagnée », car « trop
peu de modules de formation
continue sont destinés aux ensei­
gnants exerçant en maternelle ».
Forts de ces analyses et alors que
« l’avenir de l’école semble mo­
rose » pour l’opinion publique,
les sénateurs émettent une série
de recommandations générales –
dont beaucoup ont trait à la for­
mation des enseignants – à desti­
nation du prochain ministre de
l’éducation nationale. 
sylvie lecherbonnier
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
14 | VENDREDI 25 FÉVRIER 2022

Tourisme mondial : reprise en ordre dispersé
Les destinations où la vaccination patine et où les restrictions demeurent sont désertées par les voyageurs

I
l souffle un vent d’euphorie
dans les états­majors des
multinationales du tou­
risme. « Travel is back » (« le
voyage est de retour »), entend­on
à l’heure des résultats annuels
comme dans les foyers triples
vaccinés, riches de l’épargne ac­
cumulée et frustrés par les annu­
lations de vols répétées. La reprise
des déplacements se confirme de­
puis l’été 2021, à l’exception d’un
début d’hiver perturbé par le va­
riant Omicron, et devrait attein­
dre un pic à l’été. La société
d’agences de voyages Expedia
l’envisage comme « la plus forte
saison touristique de l’histoire ».
L’hyperbole a pourtant toutes
les chances d’être démentie si le
plus gros contingent de touristes
du monde, la Chine, continue de
freiner les déplacements de ses
concitoyens. L’idée d’un retour
imminent à l’ère prépandémique
est occidentalo­centrée. Sur les
50 premiers marchés aériens
mondiaux, près de la moitié (22)
restent au moins soumis à qua­
rantaine, même pour les voya­
geurs vaccinés, notait l’Associa­
tion du transport aérien interna­
tional, le 17 février. Et la non­re­
connaissance des vaccins chinois
dans certains pays, notamment
en Europe, complique encore la
donne, comme l’absence d’ho­
mologation internationale du
vaccin russe.
Or la reprise esquissée depuis
six mois repose la vaccination et
la levée totale des restrictions aux
frontières. Ces prérequis dessi­
nent de profondes inégalités en­
tre les destinations, mises en lu­
mière par le rapport annuel de
l’Organisation mondiale du tou­ Une plage de Bali, en Indonésie, vendredi 4 février. FIRDIA LISNAWATI/AP
risme. En 2021, les déplacements
internationaux n’ont augmenté
que de 4 % par rapport à 2020, en mode mais de ses marchés affini­ en Indonésie. Le Japon, la Chine et de retour aux profits après avoir nations. Le Brésil et la Russie ré­
baisse de 72 % par rapport à 2019.
Le succès taires, du déploiement des vac­ Hongkong restent fermés. bénéficié d’aides publiques mas­ sistent. Le tourisme chinois, en
Une reprise à la fois « lente » et d’une destination cins et des restrictions à l’entrée. La reprise en Asie sera plus lente sives, que dans la situation déses­ vase clos, tutoyait les chiffres de
« inégale », constate l’agence onu­ Quelques îles des Caraïbes et le qu’ailleurs. Le premier pour­ pérée de l’économie informelle 2019 jusqu’à l’émergence de
sienne, puisque l’Europe et les
ne dépend plus Mexique ont opté rapidement voyeur de touristes dans la région, du tourisme en Asie du Sud­Est, foyers de Covid­19, à l’été 2021. Sur
Amériques gagnent respective­ tout à fait de ses pour une stratégie d’ouverture to­ la Chine, interdit de facto à ses con­ au Maghreb ou en Afrique du Sud. le Vieux Continent, c’est le grand
ment 19 % et 17 % sur une année, tale et de vaccination prioritaire citoyens de quitter le pays. Ces des­ Certains pays et opérateurs se­ écart entre la France, la Grande­
quand l’Asie­Pacifique perd 65 %.
atouts, des prix des employés du tourisme, afin tinations sont dépendantes du ront mieux positionnés que d’au­ Bretagne ou l’Allemagne, d’un
ni de la mode d’attirer les touristes américains. trafic aérien, les compagnies inter­ tres pour exploiter la frénésie de côté, et l’Europe centrale, les Balk­
« Tout le monde a hiberné » Les Iles Vierges et Porto Rico ont nationales ont tardé à rouvrir voyages qui se dessine pour ces ans ou le Benelux, de l’autre.
Si reprise du tourisme il y a eu, les ainsi dépassé leurs chiffres de leurs lignes et l’écosystème touris­ prochaines années, selon Jean­ A l’intérieur de ces mêmes pays,
plages de Bali, le temple d’Angkor Asie ou Afrique du Nord, ou d’af­ 2019 quand, dans la même ré­ tique sur place est bouleversé. Pierre Mas, président du syndicat les grandes villes souffrent au dé­
Vat (Cambodge) ou la Grande Bar­ faires, de New York à Singapour ; gion, Cuba ou les Antilles françai­ « Tout le monde a hiberné : hôtels, Les entreprises du voyage. triment des zones moins denses.
rière de corail australienne ne l’ont des stations balnéaires prisées ses ne redémarraient pas. restaurants, transporteurs, guides, Une tendance qui devrait s’inver­
pas vue : ces sites demeuraient dé­ des Américains, Cancun (Mexi­ L’Union européenne, en grou­ explique Olivier Colomès, cofon­ Aides publiques en Occident ser dans les mois à venir, si l’on en
serts il y a quelques jours encore, que), Miami, San Juan (Porto Rico) pant les achats de vaccins et en dateur de l’agence Exo Travel, or­ « Sans l’assistance gouvernemen­ croit les niveaux de réservation
faute d’entrée possible sans qua­ ou Punta Cana (République do­ s’entendant sur un passeport sa­ ganisatrice de séjours en Asie du tale dont ont bénéficié les Euro­ dans les villes comme Paris, Lon­
rantaine. A l’inverse, certains minicaine) se hissent dans les nitaire, a sauvé l’été 2021 de ses Sud­Est. Ils ont fermé et cherché du péens, ces opérateurs locaux n’ont dres ou New York. Le signe supplé­
parcs nationaux américains ont quinze aéroports les plus fré­ pays du Sud, et tente de rétablir boulot là où il y en avait, car le tou­ pu assurer la maintenance de leurs mentaire d’un retour à l’ancien
battu leurs records de visites, le lit­ quentés du monde ; les compa­ cette unité après le vent de pani­ risme domestique dans ces pays infrastructures, encore moins in­ monde, déjà matérialisé par la
toral français a fait le plein durant gnies européennes qui vivent des que Omicron. A l’inverse, la zone est un leurre. Cela prendra douze à vestir, souligne­t­il. Ces pays ris­ réapparition des publicités tou­
quatre mois, les resorts de Répu­ déplacements professionnels Asie­Pacifique, la plus herméti­ dix­huit mois pour se remettre à quent de souffrir d’une deuxième ristiques au Super Bowl début fé­
blique dominicaine débordent – Lufthansa, Air France ou British que du monde en raison d’une flot. Mais la haute saison ne com­ vague de désaffection, cette fois vrier, l’ouverture de nouvelles li­
d’Américains en maillot de bain et Airways – sont dépassées par les stratégie zéro Covid, rouvre en or­ mence qu’à l’automne : cela laisse liée à la perte de qualité des infras­ gnes par les compagnies low cost
l’Exposition universelle de Dubaï spécialistes des vols intérieurs dre dispersé depuis l’automne. le temps de se préparer au retour tructures touristiques. » européennes ou le rembourse­
attire des millions de visiteurs. chinois ou américains, dont les Ces dernières semaines, ce fut le des visiteurs. » En outre, les grands pays dotés ment d’un premier prêt par le
L’année 2021 dessine ainsi un noms sont inconnus en Europe. cas de l’Australie et des Philippi­ Les conséquences de cette re­ d’une forte consommation inté­ tour­opérateur TUI au gouverne­
paysage radicalement nouveau, Le succès d’une destination ne nes. En mars suivra le Vietnam, prise à plusieurs vitesses se lisent rieure ont été soutenus par leur ment allemand, qui l’a sauvé plu­
dans lequel souffrent de hauts dépend plus tout à fait de ses en attendant peut­être la levée aussi bien dans les comptes des tourisme domestique, dont ne sieurs fois de la faillite. 
lieux du tourisme organisé, en atouts, des prix ni de la des quarantaines en Thaïlande et géants occidentaux du tourisme, bénéficient pas les petites desti­ clément guillou

Accor sort du rouge, mais paie sa faible présence aux Etats­Unis

L’entreprise hôtelière est pénalisée par son fort ancrage en Asie du Sud­Est et dans les centres d’affaires européens

C’ est un caillou dans la

chaussure de Sébastien
Bazin, le PDG d’Accor : sa
faiblesse aux Etats­Unis, premier
marché mondial. Durant la pan­
démie de Covid­19, le caillou est
devenu un boulet. Le groupe
hôtelier français a annoncé, jeudi
24 février, un résultat net positif
de 85 millions d’euros sur l’exer­
cice 2021, grâce à des réductions
de coûts et à la vente de parts dans
l’hôtelier chinois Huazhu. Son
chiffre d’affaires, de 2,2 milliards
d’euros, est inférieur de 42 % à ce­
lui qu’il était en 2019, avant la crise
du tourisme. Un redressement li­
mité, dû en grande partie à la si­
tuation de ses hôtels, très présents
en Europe et en Asie­Pacifique, et
très discrets outre­Atlantique.
Les Etats­Unis, en raison d’une
campagne de vaccination précoce,
de leur immense marché domesti­
que et d’une politique libérale
quant à la circulation du virus, ont
vu le tourisme repartir plus vite et
plus fort qu’ailleurs : à la fois sur le
front des vacances, qui ont bénéfi­
cié aux hôtels de la Gold Coast, en
Floride, ou aux resorts des Caraï­
bes, et sur le tourisme d’affaires
économique et milieu de gamme.
C’est ainsi que les chaînes anglo­
saxonnes rivales d’Accor, à l’excep­
tion d’Hyatt, ont, toutes, annoncé
des profits confortables. Propul­
sées par l’activité aux Etats­Unis,
elles ont contenu la baisse globale
du revenu par chambre (RevPAR),
l’indicateur de référence du sec­
teur, entre − 30 % et − 19 %. La chute
d’Accor est supérieure : − 46 %.
Les clients ne boudent pas parti­
culièrement les marques d’Accor,
les propriétaires d’hôtels non
plus : le groupe prévoit une crois­
sance de 3,5 % de son parc en 2022.
Mais il est pénalisé par sa pré­
sence importante en Asie du Sud­
Est, en Australie et, bien sûr, en Eu­
rope, dans les centres d’affaires.
En Amérique du Nord, sa pré­
sence est anecdotique, avec
moins d’une centaine d’hôtels.
Difficile de convaincre les pro­
priétaires de passer sous pavillon
Novotel ou Ibis plutôt que sous
des marques reconnues outre­At­
lantique, aux mains de groupes
jouissant d’un immense réser­
voir de cartes de fidélité.
« Décote »
Le rachat du canadien Fairmont,
en 2016, lui a donné une petite no­
toriété et une présence dans le
luxe, mais guère de chambres. Le
groupe espère désormais se faire
une place par le biais de l’hôtellerie
branchée, avec notamment les
marques du groupe SBE, racheté
en 2021. « On essaie de se différen­
cier, car c’est difficile d’aller de front
contre des gens nombreux et très
puissants, dit Jean­Jacques Morin,
le directeur financier d’Accor. No­
tre angle, c’est le luxe et le lifestyle. »
Et 2022 ne va pas changer la donne,
avec seulement deux ouvertures
prévues aux Etats­Unis, encore
dans le haut de gamme.
Dans les années 1990, Accor
avait tenté sa chance en rachetant
la chaîne Motel 6, riche de plus
de huit cents établissements en
Amérique du Nord. Mais le
groupe y a perdu beaucoup d’ar­
gent, et l’a revendue en 2012. « Les
Français partent aux Etats­Unis
en Concorde et, neuf fois sur dix,
reviennent en charter », déclarait
Sébastien Bazin dans un entre­
tien au Monde, en 2020.
Selon le PDG, la discrétion d’Ac­
cor, outre­Atlantique, pèse non
seulement sur ses résultats, mais
aussi son cours de Bourse – le seul
en baisse depuis le début de la
pandémie, parmi les hôteliers :
« Accor souffre d’une décote, car
un investisseur américain qui re­
garde l’hôtellerie a le choix entre
quatre sociétés américaines et
une française. Sans être arrogant,
il va falloir que l’on montre nos
muscles aux Etats­Unis. » 
cl. gu.
0123
VENDREDI 25 FÉVRIER 2022 économie & entreprise | 15

« Le plan
de relance doit
moderniser le
tissu productif »
La ministre espagnole de l’économie,
Nadia Calviño, met en exergue
l’importance des fonds européens

ENTRETIEN tous les pays à la suite de la ré­

ponse budgétaire à la pandémie
madrid ­ correspondante
[de Covid­19], et que nous devons

M
inistre de l’écono­
mie et de la trans­
formation numé­
rique depuis 2018
et première vice­présidente du
gouvernement de gauche mené
par le socialiste Pedro Sanchez
depuis 2021, Nadia Calviño sera à
Paris, vendredi 25 et samedi
26 février, pour la réunion des
ministres européens des finan­
ces. Ancienne directrice générale
au budget à la Commission euro­
péenne, cette brillante écono­
miste sociale­démocrate de
53 ans est l’atout maître de l’Espa­
gne à Bruxelles, où son orthodo­
xie budgétaire rassure. Elle expli­
que au Monde comment son
pays compte utiliser l’argent de
la relance européenne.
La France souhaite avancer
dans l’assouplissement des rè­
gles budgétaires européennes
et espère convaincre l’Allema­
gne. Quelle est, sur ce sujet, la
position de l’Espagne, dont la
dette s’élève à 118 % du produit
intérieur brut, et le déficit pu­
blic à 7,9 % ?
Nous souhaitons jouer un rôle
actif pour adapter les règles à la
réalité actuelle et aux besoins fu­
turs de l’Union européenne [UE].
Mais il ne s’agit pas de revenir à
d’anciens débats et de vieilles
tranchées qui, dans le passé, ont
conduit à une approche Nord­
Sud, grands pays contre petits
pays, qui est contreproductive.
Il existe un large consensus sur
le fait que nous devons être réalis­
tes et pragmatiques, que les ni­
veaux d’endettement ont consi­
dérablement augmenté dans
faire face à un investissement
massif pour la double transition,
verte et numérique. Tout cela né­
cessite que nous nous mettions
d’accord sur le cadre budgétaire le
plus approprié pour réduire nos
ratios de déficit et d’endettement,
de manière progressive, afin de
maintenir une croissance et une
création d’emplois fortes.
L’Espagne est le principal pays
bénéficiaire du plan de relance
européen après l’Italie, avec
69,5 milliards d’euros de sub­
ventions et autant en prêts. Si
ces fonds ne sont pas utilisés
de manière efficace, l’appro­
fondissement de la solidarité
budgétaire européenne pour­
rait être remis en cause…
Le plan de relance constitue
évidemment une occasion extra­
ordinaire. Nous sommes cons­
cients que nous avons la grande
responsabilité, en tant que pays,
mais aussi vis­à­vis de l’ensem­
ble de l’UE, de savoir en tirer
parti. C’est pourquoi nous tra­
vaillons depuis juillet 2020 afin
de mettre en place un cadre qui
nous permettra d’aborder les in­
vestissements de la manière la
plus efficace.
Nous avons bien avancé dans les
réformes : celle du travail a été ap­
prouvée fin 2021. Elle est le résul­
tat d’un accord entre les patrons
et les syndicats et est essentielle
pour promouvoir la création
d’emplois de qualité. Nous allons
de l’avant avec la réforme des re­
traites. Et la plupart des réformes
visant à moderniser notre tissu
productif ont amorcé leur par­
cours législatif.
La ministre espagnole de l’économie, Nadia Calviño, à Madrid, le 7 février. OSCAR DEL POZO/AFP
Vous avez déjà commencé à
répartir ces fonds : plus de
10 milliards d’euros en 2021. Et
24 milliards sont prévus au
premier semestre 2022…
Nous avons transféré 11,2 mil­
liards d’euros aux régions auto­
nomes afin qu’elles puissent réa­
liser les principaux investisse­
ments dans les domaines de
l’éducation, de la protection des
écosystèmes, des énergies renou­
velables, de la rénovation des bâ­
timents et de l’efficience énergé­
tique. En 2022, nous espérons at­
teindre la vitesse de croisière,
avec le déploiement des grands
projets stratégiques, à commen­
cer par celui du véhicule électri­
que et connecté. Les projets des
secteurs agroalimentaire, de l’hy­
drogène vert ou du stockage des
énergies renouvelables visent à
réunir le secteur public et le sec­
teur privé, les grandes entrepri­
ses, les PME pour aboutir à une
transformation de ces secteurs.
Quand l’arrivée de ces fonds
se fera­t­elle sentir dans l’éco­
nomie réelle ?
Nous avons commencé à ouvrir
200 000 places de formation pro­
fessionnelle supplémentaires et
nous avons déjà transféré des
fonds pour l’innovation et le dé­
veloppement (I + D) dans la 5G et
la 6G, qui sont arrivées dans les
universités ou pour le premier ré­
seau d’informatique quantique
du sud de l’Europe, coordonné
par le supercalculateur de Barce­
lone. Les ressources arrivent et, ce
jeudi 24 février, nous lançons le
programme « Digital Kit », qui
permettra d’investir 3 milliards
d’euros en faveur de la numérisa­
tion des PME.
Le temps des investissements
massifs dans les grandes
infrastructures est­il passé ?
L’Espagne est un pays qui a mer­
veilleusement su profiter des
fonds structurels européens, no­
tamment pour le déploiement
d’autoroutes, de gares, d’aéro­
ports, mais aussi d’hôpitaux,
d’écoles. Maintenant, ce plan de
relance doit avant tout servir à
moderniser l’ensemble du tissu
productif. C’est pourquoi il pré­
voit 10 % d’investissements desti­
nés à l’enseignement et à la for­
mation professionnels et 7 % à la I
+ D. Cela doit nous permettre
d’augmenter la productivité et
être un levier pour la croissance
future. Notre objectif est d’aug­
menter la croissance potentielle
au­dessus de 2 %.
N’est­ce pas ambitieux ?
Nous devons européiser le mar­
ché du travail, réduire le chômage
structurel et celui des jeunes,
« Nous devons
européiser
le marché du
travail, réduire
le chômage
structurel et celui
des jeunes »
améliorer la qualité de l’emploi.
Evidemment, nous avons des ob­
jectifs concrets dans différents
secteurs, comme augmenter la
production audiovisuelle de 30 %
ou terminer les corridors médi­
terranéen et atlantique de trans­
port ferroviaire.
Le plan espagnol est probable­
ment le plus détaillé et le plus am­
bitieux. Et sans doute le seul à
avoir à la fois un axe numérique,
vert, de cohésion sociale et terri­
toriale, mais aussi d’égalité des
sexes. L’intégration des femmes a
été un moteur de la modernité et
de la transformation en Espagne
depuis la fin de la dictature et
nous pensons qu’elles doivent
continuer à l’être.
Contrairement au Portugal, le
gouvernement que vous formez
avec la gauche radicale et les né­
ocommunistes d’Unidas Pode­
mos semble résister aux diver­
gences entre sensibilités…
L’important est que nous nous
soyons mis d’accord sur la feuille
de route envoyée à Bruxelles.
L’ensemble du gouvernement a
été uni derrière la réforme du tra­
vail ou l’augmentation du salaire
minimum de plus de 30 % depuis
2018. Les fonds européens vont
nous permettre d’accélérer le pro­
gramme réformiste. On com­
mence à voir les résultats de nos
politiques. Le taux d’abandon
scolaire est passé de 18 % à 13 %. Le
chômage des jeunes est à un ni­
veau inférieur à 2008 (29 %). Si ces
tendances se poursuivent, nous
pourrons profiter du plan de re­
lance pour aborder tous les pro­
blèmes structurels que connaît
l’Espagne depuis des décennies. 
propos recueillis par
sandrine morel

0123
H O R S - S É R I E
ÉDITION 2022

Airbus, Safran et General Electric LE BILAN

▶ GÉOPOLITIQUE
▶ ENVIRONNEMENT
▶ ÉCONOMIE

se lancent dans l’avion à hydrogène DU MONDE

+ ATLAS DE 198 PAYS
Les trois groupes vont équiper un A380 d’un moteur qui fonctionnera avec le gaz liquide + 15 PAGES DE DÉBATS : JEAN-MARC DANIEL, ALICE EKMAN,
RACHID BENZINE, MAYA KANDEL, GILLES KEPEL, ISABELLE FENG...

A irbus veut tenir son ca­

lendrier de lancement de
l’avion du futur zéro
émission, fixé à 2035. Pour respec­
ter les délais, le numéro un mon­
dial de l’aéronautique a annoncé,
mardi 22 février, la signature d’un
partenariat avec deux motoristes,
le français Safran et son associé
américain General Electric (GE).
L’objectif du trio est de tester, à
partir de 2026, un moteur à hy­
drogène. Dans un premier temps,
le trio va développer un démons­
trateur – un dispositif complet
qui associera un moteur à
hydrogène ainsi que des réser­
voirs pour stocker ce gaz à l’état li­
quide. Lors de cette phase de test,
Airbus équipera un super­
jumbo A380, le plus gros long­
courrier en activité, d’un cin­
quième moteur reconditionné
pour fonctionner à l’hydrogène.
Le réacteur supplémentaire sera
fixé à l’arrière du fuselage. L’A380
décollera ainsi avec ses moteurs
alimentés au kérosène, avant, une
fois atteinte son altitude de croi­
sière, de poursuivre son vol à l’hy­
drogène. « Il s’agit de l’étape la plus
significative entreprise par Airbus
pour inaugurer la nouvelle ère des
avions à hydrogène, depuis l’an­
nonce de nos concepts d’appareil
zéro émission en septembre 2020 »,
a indiqué Sabine Klauke, direc­
trice technique d’Airbus.
L’après-kérosène
Avec ce partenariat, Airbus fait
basculer le transport aérien dans
l’après­kérosène. En effet, Safran
et GE, partenaires à 50­50 dans la
coentreprise CFM International,
sont les deux plus importants
motoristes du secteur. A eux
seuls, ils fournissent tous les
737 MAX de Boeing et la majorité
des moyen­courriers de la famille
A320neo d’Airbus, les avions les
plus vendus au monde.
Surtout, avec cette annonce,
Airbus fait savoir que les biofuels
ne seront qu’une étape intermé­
diaire avant la mise en œuvre des
avions à hydrogène. Les carbu­
rants alternatifs sont déjà certi­
fiés pour être utilisés sur la flotte
actuelle d’avions commerciaux.
Problème, ils sont produits en
quantité trop faible et, surtout, ils
coûtent de six à sept fois plus cher
que le kérosène.
A la mi­2021, Safran et GE avaient
présenté un projet de futur
moteur, baptisé « RISE », avec pour
objectif de réduire de 20 % la
consommation et les émissions
de CO2. En s’associant à Airbus, le
français et l’américain passent à la
vitesse supérieure. « La combus­
tion à hydrogène est une des tech­
nologies fondamentales que nous
sommes en train de développer et
d’éprouver, dans le cadre du projet
RISE », a signalé Gaël Meheust,
PDG de CFM international.
Pour Airbus, le choix d’un A380
pour tester un moteur à hydro­
gène n’est pas anodin. Il s’agit d’un
signal adressé à tous les acteurs du
transport aérien. Il signifie que la
technologie retenue par l’avion­
neur équipera les avions commer­
ciaux du futur à partir de 2035. A
contrario, cela indique aussi que
l’avion électrique n’est pas pour
demain. En raison du poids des
batteries, ce mode de propulsion
devrait rester réservé, au moins à
moyen terme, aux petits appareils
de moins de 20 places.
Avec cette annonce, Airbus es­
père contrer les arguments des
détracteurs du transport aérien. Le
« flygskam », la « honte de prendre
l’avion », un mouvement né en
Suède en 2019, avait pris de la vi­
gueur à l’occasion de la pandémie
de Covid­19. Le gouvernement
avait notamment conditionné son
aide financière pour sauver Air
France de la faillite à la fermeture Une publication indispensable pour comprendre le monde
de quelques destinations – celles d’aujourd’hui et se projeter dans l’année 2022
joignables par TGV en moins de
deux heures trente. Avec l’hydro­
gène, le transport aérien, qui re­
présente aujourd’hui environ 3 %
des émissions de CO2, compte ver­
dir un peu plus son activité. 
guy dutheil

16 | économie & entreprise
PERTES & PROFITS | KORIAN
p ar j ea n­ mi c he l b e zat
Eteindre l’incendie
à la maison de retraite
L’exercice était délicat pour Ko­
rian. Comment présenter de bons
résultats 2021, alors que les prati­
ques de son concurrent Orpea, ré­
vélées par le livre enquête Les Fos­
soyeurs (Fayard, 400 pages,
22,90 euros), de Victor Castanet, a
mis le secteur des maisons de re­
traite dans le collimateur de l’opi­
nion et les pouvoirs publics cen­
sés les contrôler, dans l’embarras ?
En assortissant leur publication
d’une annonce : l’adoption,
en 2023, du statut d’« entreprise à
mission », à l’instar de Danone, de
la MAIF ou du Crédit mutuel.
Le numéro un européen des
Ehpad a enregistré une hausse de
80 % de son bénéfice net, surtout
due aux moindres effets de la
crise due au Covid­19. Il a atteint
117,3 millions d’euros (contre
64,9 millions en 2020), pour un
chiffre d’affaires de 4,3 milliards
(+ 11 %). Pour l’heure, cette crise
n’a « pas d’impact sur le taux d’oc­
cupation » des résidences, assure
Philippe Garin, son directeur fi­
nancier. Le groupe a aussi mis en
avant « un effort soutenu en fa­
veur des collaborateurs », illustré
par « la progression continue de la
part des salaires dans le chiffre
d’affaires », qui atteint 59 % (con­
tre 52 % en 2016).
La grande affaire du moment
reste l’annonce du nouveau sta­
tut. Les dirigeants de Korian as­
surent que le choix de l’entre­
prise à mission – « veiller au bien­
être des personnes âgées et
fragiles » – n’est pas une décision
Actrice,
réalisatrice,
scénariste
NOÉMIE
LVOVSKY
TOUT JEU,
TOUT FLAMME
PODCASTS
Le goût de M
EN VENTE DÈS DEMAIN
de circonstance, mais le fruit
d’une réflexion de deux ans. Le
groupe, qui projette de moderni­
ser 80 % de ses 300 établisse­
ments français d’ici à 2025, avait
déjà créé un « conseil des parties
prenantes » composé de person­
nes extérieures. Il va se doter
d’un comité, indépendant du
conseil d’administration, chargé
de veiller à ce que tout soit mis
en œuvre pour respecter cet en­
gagement. Tout dépendra des
ambitions de Korian et de la rigu­
eur des personnalités retenues.
Rendez-vous périlleux
L’entreprise note que « le modèle
des Ehpad est fortement ques­
tionné ». C’est peu dire. Il l’est
autant par les familles que par la
Bourse : le cours d’Orpea a plongé
de 55 % depuis un mois, celui de
Korian, d’un tiers. Les profits de
l’entreprise et le bien­être des ré­
sidents ne sont pas antinomi­
ques, a plaidé Sophie Boissard, di­
rectrice générale de Korian, lors
de son audition à l’Assemblée na­
tionale, le 16 février.
Elle devra convaincre lors d’un
rendez­vous plus périlleux :
mardi 1er mars, elle répondra en
direct aux questions d’Elise Lucet
après la diffusion par France 2,
dans « Cash Investigation », d’une
enquête sévère sur son groupe.
Mais l’enjeu dépasse les cas de Ko­
rian et d’Orpea. C’est l’attractivité
des métiers du grand âge et le fi­
nancement de la dépendance
qu’il faut remettre sur le métier. 
INSTAGRAM
@M_magazine
Les opérateurs mobiles virtuels
en voie de disparition
En un an, quatre entreprises de taille importante ont été rachetées
L
es opérateurs mobiles
virtuels sont de moins en
moins réels. Ces groupes
de télécoms, qui louent le
réseau d’Orange, de Bouygues ou
de SFR pour vendre, ensuite, des
services de téléphonie mobile,
ont vu leurs parts de marché s’ef­
fondrer en 2021. Selon les chiffres
dévoilés, début février, par l’Auto­
rité de régulation des communi­
cations électroniques, des postes
et de la distribution de la presse
(Arcep), les opérateurs de réseau
mobile virtuel (Mobile Virtual
Network Operator, MVNO) ne dé­
tenaient plus que 7,9 % du marché
mobile français à la fin de 2021,
contre 11,7 % un an auparavant. En
cause, une vague d’acquisitions
inédite. En un an, quatre MVNO
de taille importante ont été ra­
chetés. Une façon de concentrer
par le bas le marché français, alors
qu’un rapprochement entre les
quatre grands acteurs (Orange,
SFR, Free et Bouygues Telecom)
reste difficilement envisageable.
Bouygues Telecom, qui a dé­
voilé, jeudi 24 février, ses résultats
2021, avec un chiffre d’affaires en
hausse de 5 %, à périmètre cons­
tant, et un bénéfice opérationnel
de 663 millions, a été, avec SFR,
l’un des deux grands prédateurs
de MVNO. La filiale du groupe
Bouygues n’a pas hésité à débour­
ser 530 millions d’euros, début
2021, pour s’emparer d’Euro­In­
formation Telecom (EIT), un
MVNO détenu par le Crédit mu­
tuel, qui commercialise des for­
faits de téléphonie mobile sous
les marques Auchan, NRJ, Cdis­
count, Crédit mutuel et CIC.
La facture pourrait même être
augmentée de 140 millions à
325 millions d’euros, payables sur
plusieurs années, en fonction de
l’atteinte ou non par EIT d’indica­
teurs de performance économi­
que. SFR a emboîté le pas de son
concurrent : coup sur coup, l’opé­
rateur de Patrick Drahi a acheté,
en 2021, Réglo Mobile (ex­Leclerc
mobile), Coriolis et Prixtel.
« Calmer la concurrence »
« L’acquisition d’un MVNO permet
à l’opérateur de gagner une base
de clients et un réseau de distribu­
tion. Dans une industrie de coûts
fixes et mature, où les parts de
marché sont difficiles à gagner,
cela apporte un effet d’échelle inté­
ressant », explique Sylvain Che­
vallier, associé du cabinet de con­
seil BearingPoint, chargé du sec­
teur des télécommunications.
L’achat d’EIT a permis à Bou­
ygues Telecom de s’emparer des
2 millions d’abonnés, mais aussi
de renforcer son réseau de distri­
bution, avec la possibilité de com­
mercialiser ses offres dans les
4 200 agences de Crédit mutuel.
Avec Réglo, Coriolis et Prixtel, SFR
a mis près de 1,5 million de clients
dans sa poche, soit 10 % de son
parc d’abonnés grand public.
Les résultats record de Stellantis,
fruits de la rude méthode Tavares
Le constructeur automobile franco­italo­américain a réalisé 13 milliards
d’euros de profit en 2021, au prix d’une chasse aux coûts
T rente­cinq ans dans l’auto­
mobile et je n’avais jamais
vu ça. » Quelques heures
après la publication des résultats
de Stellantis, mercredi 23 février,
ce syndicaliste chevronné n’en re­
vient toujours pas. Le construc­
teur, né début 2021 de la fusion
entre PSA et Fiat Chrysler, dé­
marre son existence en beauté :
un chiffre d’affaires à 152 mil­
liards d’euros – en hausse de 14 %
par rapport à 2020 –, un bénéfice
de 13 milliards, une marge opéra­
tionnelle à 11,8 % du chiffre d’af­
faires et 6 milliards de flux positif
de trésorerie, alors que les spécia­
listes prédisaient une perfor­
mance très inférieure pour cha­
cun de ces chiffres­clés.
Ce miracle managérial et finan­
cier porte la signature du direc­
teur général de la nouvelle entité,
Carlos Tavares. L’homme, venu du
groupe Renault il y a dix ans, a
sauvé Peugeot Citroën de la
faillite, puis a repris Opel en 2017
pour en faire en un an une entre­
prise rentable, alors qu’elle perdait
de l’argent depuis deux décen­
nies. Le spécialiste de la chasse aux
coûts a donc encore frappé fort.
Les synergies ont dégagé 3,2 mil­
liards de cash net dès la première
année, avec une large avance sur le
plan de marche du groupe aux
14 marques et aux 6 millions de
voitures vendues en 2021.
Quelle est cette méthode Tava­
res qui fait merveille ? Elle com­
bine une recherche maximale de
compétitivité, avec notamment
une baisse du point mort, ce ni­
veau de production des véhicules
en dessous duquel on perd de l’ar­
gent, et un haut niveau de prix de
vente des véhicules. « Tavares a
mis en musique l’équation mana­
gériale qui a cours depuis les an­
« L’achat d’un
MVNO permet
à l’opérateur
de gagner une
base de clients
et un réseau
de distribution »
SYLVAIN CHEVALLIER
associé du cabinet de conseil
BearingPoint
« Racheter un MVNO, c’est aussi
un bon moyen de calmer la con­
currence sur les tarifs », reconnaît
le dirigeant de l’un des quatre
grands opérateurs français. Ces
acteurs alternatifs ont l’habitude
d’attirer dans leurs filets les
clients les plus sensibles au prix,
prêts parfois à changer d’opéra­
teur pour 1 euro de moins par
mois sur leur facture. Une activité
promotionnelle qui oblige les
grands opérateurs à s’aligner
temporairement sur ces tarifs
pour retenir leurs clients. Prixtel
proposait, par exemple, un abon­
nement mobile à 6,99 euros par
mois pour 100 gigaoctets de don­
nées, une offre vendue actuelle­
ment deux fois plus chère par
Red, la marque low cost de SFR.
Mais avec une telle agressivité
commerciale, difficile d’être ren­
table pour ces MVNO, contraints
Le patron
promeut
une recherche
maximale
de compétitivité
et un haut niveau
de prix de vente
des véhicules
nées 1980 et qui repose sur une
double doctrine. Primo, les petites
voitures du segment B ne sont pas
fabriquées dans les pays à haut
coût comme la France. Secundo,
les usines doivent être mises en
concurrence entre elles », explique
Bernard Jullien, économiste de
l’automobile à l’université de
Bordeaux.
Mise en concurrence interne
Le patron de Stellantis applique
surtout ce qu’il a appris chez le Re­
nault­Nissan des années 1990 et
2000. Il n’est d’ailleurs pas surpre­
nant que les directeurs industriels
de M. Tavares viennent de Re­
nault : d’abord Yann Vincent et,
depuis 2020, Arnaud Deboeuf. La
conséquence est une baisse sensi­
ble des effectifs dans les pays à
haut coût, sans fermeture d’usine
et avec l’accord d’une partie des
syndicats. En France, selon un dé­
compte de la CFDT, on est passé de
59 000 salariés industriels en 2013
à un peu plus de 40 000
aujourd’hui. Depuis le 1er février,
un nouveau plan prévoit 2 600 dé­
parts volontaires. Outre­Rhin,
Opel a vu disparaître en quatre ans
un tiers de ses effectifs allemands.
Carlos Tavares assume cette po­
litique et compte même étendre
0123
VENDREDI 25 FÉVRIER 2022
de contenir leurs charges au
maximum pour supporter le
loyer payé aux opérateurs afin
d’emprunter leur réseau – sachant
que le paiement prévoit une part
fixe, le solde étant payé en fonc­
tion du trafic. Même La Poste Mo­
bile, la société commune entre La
Poste et SFR, reste déficitaire, mal­
gré ses 2 millions de clients. « La
baisse des prix insufflée par l’arri­
vée de Free Mobile, en 2012, et la
création, en riposte, par les trois
autres opérateurs, de marques low
cost [Sosh par Orange, Red par SFR
et B & You par Bouygues Telecom]
ont considérablement réduit l’es­
pace économique des MVNO »,
ajoute M. Chevallier.
Beaucoup de ces opérateurs ont
connu des difficultés financières,
comme Prixtel ou Syma Mobile,
l’un des derniers MVNO indépen­
dants. Fondé en 2003 et toujours
contrôlé par Mesrop Yeremian,
Syma a connu un violent passage
à vide en 2012, avec un séjour d’un
an en redressement judiciaire.
Depuis, la société, qui loue les ré­
seaux d’Orange et de SFR, s’est re­
lancée. Elle a fait entrer le fonds
d’investissement Capza à son ca­
pital, début 2021, pour tenter de
franchir le palier nécessaire. Dé­
tenteur d’environ 700 000 abon­
nés, Syma vise un doublement de
son parc en cinq ans. A moins
que, d’ici là, un opérateur jette
son dévolu sur l’entreprise. 
olivier pinaud
la mise en concurrence interne.
« L’électrification entraîne des sur­
coûts de 40 % à 50 % non transfé­
rables aux consommateurs, a­t­il
déclaré lors de la présentation des
résultats. Nous devons donc abso­
lument gagner 10 % de producti­
vité par an d’ici à 2026. » Le cons­
tructeur est notamment en train
de remettre à plat son réseau de
distribution. Les équipementiers
vont aussi devoir y contribuer. Ce
défi provoquera « une transition
darwinienne », a­t­il prévenu.
Le patron a quand même remer­
cié ses collaborateurs et annoncé
1,9 milliard d’euros de redistribu­
tion aux salariés (et 3,3 milliards
de dividendes). En France, cela se
traduit par une prime d’intéresse­
ment de 4 000 euros brut, saluée
par FO, le premier syndicat du
constructeur. Mais, paradoxale­
ment, ces bonnes nouvelles font
aussi monter le mécontentement
chez d’autres organisations, alors
qu’une négociation parallèle est
en cours sur les augmentations
de salaire dans l’Hexagone.
« La direction propose 3,2 %
d’augmentation, mais avec des
traitements différents selon les ca­
tégories », relève Christine Viras­
samy, déléguée centrale CFDT de
Stellantis France. « Les techniciens
vont subir une perte de pouvoir
d’achat », précise Franck Don, dé­
légué CFTC. « Il y a un grand senti­
ment de déception, poursuit
Mme Virassamy. L’intéressement
est inférieur à celui de 2019, alors
que les résultats étaient moins
brillants. » La CFDT considère les
propositions de la direction « pas
signables » ; la CFTC annonce vou­
loir consulter sa base. La méthode
Tavares commencerait­elle à faire
grincer des dents ? 
éric béziat
0123
VENDREDI 25 FÉVRIER 2022 économie & entreprise | 17

C
onfinés chez eux,
en télétravail, en
raison de la crise sa­
nitaire, les Français
en quête de distrac­
tions ont, plus que
jamais, consacré des heures aux
jeux de société, ces deux derniè­
res années. Malgré les fermetures
de points de vente, le secteur, qui
se réunit du 25 au 27 février au Fes­
tival international des jeux de
Cannes (Alpes­Maritimes), affi­
che une santé insolente.
« Par rapport à 2019, l’ensemble
du secteur est en croissance de
24 % en France, et de 12 % sur
2021 », détaille Frédérique Tutt,
spécialiste jeux et jouets au sein
du cabinet NPD Group, qui col­
lecte et analyse les chiffres des
grands distributeurs. D’après une Devant le Palais des festivals, à Cannes, le 21 février, qui accueille le Festival international des jeux dès vendredi 25 février. CHRISTIAN ROY
étude de marché réalisée pour
Asmodee, le principal éditeur du
secteur, le pourcentage de Fran­
çais qui jouent plus d’une fois par
mois a augmenté de 17 % après les
confinements.
« Il y a incontestablement eu un
PLEIN CADRE
regain d’intérêt pour le jeu de so­
ciété après le premier confine­
ment, mais 2020 a tout de même
été compliquée, car les boutiques
sont restées fermées à deux repri­
ses pendant l’année », nuance
Les Français toujours plus que nous traversons actuellement.
S’y ajoutent la pénurie de matières
premières, la hausse des coûts [de
celles­ci] et la persistance de la
Patrice Boulet, cofondateur de
l’éditeur tricolore Iello. Sans
oublier qu’avant la pandémie les
ventes de jeux de société étaient
en nette augmentation, avec
épris de jeux de société crise sanitaire. »
Le secteur est également con­
fronté à la dématérialisation. La
plate­forme française Board
Game Arena, qui permet d’accé­
« une croissance “naturelle” de
20 % sur plusieurs années. On
Alors que s’ouvre, vendredi 25 février, le Festival international der à des versions en ligne de
plusieurs centaines de jeux de
peut effectivement parler d’un “ef­
fet Covid”, avec 10 % de croissance
des jeux de Cannes, le secteur, renforcé par les confinements, société populaires, a connu une
croissance spectaculaire. Le site a
en plus en 2020, mais surtout 24 %
supplémentaires en 2021 », estime
amorce la fin de la cinquième vague de Covid­19 en nette croissance gagné 500 000 utilisateurs du­
rant les trois premières semaines
M. Boulet. du premier confinement et a qua­
siment triplé son audience en
PEU DE PÉNURIES deux ans, pour atteindre plus de
Malgré les fermetures prolon­ 7,5 millions d’inscrits début 2022,
gées, les magasins ont globale­ mie, à se reconvertir et qui envisa­ nombreux, mais très recherchés sont fabriqués en Chine, et les dont 75 % de non­francophones.
ment bien résisté. « Les ventes ont gent d’ouvrir une boutique. par les couples durant les restric­ perturbations du transport mari­
« Les personnes L’entreprise a été rachetée, en
suivi une forme de cloche durant la La forte hausse du secteur tions sanitaires. « Toutes les time ont entraîné des délais de li­ qui jouaient février 2021, par le poids lourd du
pandémie », explique Patrice masque cependant d’importan­ boutiques ont désormais un rayon vraison parfois importants. « Les secteur Asmodee, qui met désor­
Pillet, trésorier du Groupement tes variations entre catégories de qui leur est consacré », détaille boutiques ont eu très peur, fin
déjà jouent plus, mais le jeu dématérialisé au cœur
des boutiques ludiques, qui ras­ jeux. Les cartes à collectionner, à M. Pillet. Un effet qui a no­ 2021, et ont un peu surstocké, dé­ et nous avons de son développement. Lors
semble la plupart des magasins commencer par le best­seller tamment bénéficié à Iello, qui taille M. Pillet. Cela s’est finale­ d’une présentation aux investis­
spécialisés en France. « Il y a eu un Pokémon, ont accusé une mau­ édite plusieurs titres populaires ment plutôt bien passé, les problè­
vu arriver seurs, en décembre 2021, l’entre­
essor très net à la sortie du premier vaise année en 2020, avec la fer­ comme Codenames Duo ou mes d’approvisionnement ont été de nouveaux prise décrivait sa stratégie
confinement, qui est un peu re­ meture des écoles et l’arrêt des Schotten Totten. « Il y a une consé­ plus importants pour les jouets comme « centrée autour de la pro­
tombé, mais la plupart des bouti­ tournois dans les boutiques, quence directe de la crise sanitaire, que pour les jeux. »
clients » priété intellectuelle », une appro­
ques restent à des niveaux supé­ avant de rebondir très fortement mais c’est aussi le fruit de longues PATRICE PILLET che très courante dans les studios
rieurs à ceux de 2019. C’est lié à un en 2021. Les ventes de puzzles, qui années de travail pour déployer, ESSOR DES PLATES-FORMES trésorier du Groupement de jeux vidéo.
double effet : les personnes qui ont connu une explosion specta­ au fil des ans, une gamme « Ces difficultés ont touché un peu des boutiques ludiques Pour autant, les déclinaisons
jouaient déjà jouent davantage, et culaire lors des confinements, cohérente et de qualité sur ce seg­ tout le monde, mais sont restées numériques des jeux de plateau
nous avons aussi vu arriver de sont, elles, revenues à des niveaux ment », se félicite M. Boulet. ponctuelles, renchérit Frédérique sont loin de représenter une
nouveaux [clients]. » plus classiques. Comme de nombreux pans de Tutt. De façon anecdotique, cer­ des consommateurs ont changé de vague de fond. « Les possibilités
L’association souligne une re­ Certains types de jeux ont été l’économie, le secteur a pourtant tains vendeurs ont reçu des conte­ magasin pour trouver ce qu’ils vou­ offertes par Board Game Arena
crudescence de demandes de ren­ particulièrement demandés, no­ été confronté à des difficultés neurs après Noël, mais il y avait du laient, un tiers a attendu et un tiers sont intéressantes et complémen­
seignements de la part de person­ tamment ceux pour deux per­ d’approvisionnement. La plupart stock. Lorsqu’il y avait des pénuries, a acheté un autre produit. » taires de notre activité », mais ne
nes qui cherchent, après la pandé­ sonnes, historiquement peu des jeux distribués en Europe d’après nos études, un tiers environ Sur ce point, Studio H, créé par la sont pas une direction prioritaire
maison d’édition Hachette en pour Iello, précise M. Boulet. L’en­
2019, a « eu de la chance », estime treprise souligne que ces services
L’éditeur Asmodee poursuit sa folle ascension son directeur, Hicham Ayoub Be­
dran. « Notre premier jeu, Oriflam­
n’ont pas de conséquences néga­
tives sur les ventes de versions
mes, a gagné l’As d’or [prix décerné physiques, mais « Iello n’est pas
tout un symbole. Fin 2021, le principal développements tous azimuts. En plus de procédé, depuis 2019, a une série d’acqui­ à Cannes] en février 2020, et s’est une société qui développe des jeux
éditeur tricolore Asmodee, dont le catalo­ la plate­forme de jeux en ligne Board Game sitions, en rachetant les éditeurs Gigamic, retrouvé assez vite en rupture. Par vidéo, ce n’est pas [son] savoir­
gue affiche des jeux aussi populaires que Arena, acquise en 2021, Asmodee a égale­ Funnyfox, Le Scorpion masqué, mais aussi le hasard des choses, nous avions faire ni [son] ADN, cela doit rester
Jungle Speed ou Time’s Up, a été racheté au ment racheté le site spécialisé Tric Trac le distributeur Blackrock Games. Mercredi lancé une réimpression avant le une activité complémentaire ».
prix fort, 3 milliards d’euros (dont une ainsi que Philibert, le principal site de 23 février, le groupe a annoncé la reprise de premier confinement, et nous Studio H, qui propose aussi des
partie en actions), par le groupe suédois vente par correspondance en France. Edi­ l’éditeur indépendant La Boîte de jeu (It’s a n’avons pas eu de problèmes d’ap­ jeux sur Board Game Arena, voit
Embracer. En moins de dix ans, la valeur de teur, Asmodee est également distributeur Wonderful World, Au creux de ta main…). provisionnement. » surtout dans la plate­forme un
cette société a été multipliée par plus de – la société a notamment obtenu, en 2013, Si la concentration du secteur s’accélère, Certains éditeurs ont étudié la bon canal de marketing. Déve­
vingt. Valorisée à 143 millions d’euros le contrat exclusif pour les très populaires les PME y restent, malgré tout, bien plus possibilité de rapatrier une plus lopper des versions en ligne ne ré­
en 2014, lors de son achat par le fonds d’in­ cartes Pokémon en France. présentes que dans le jeu vidéo. « Par grande partie de leur production, pond « pas spécialement à une
vestissement français Eurazeo, Asmodee ailleurs, beaucoup de passionnés passent mais, au­delà des questions de volonté stratégique », explique
valait 1,2 milliard d’euros en 2018, au mo­ Concentration par les plates­formes de financement parti­ coût, les relocalisations ne règlent M. Bedran, qui observe que, dans
ment de sa revente au fonds d’investisse­ Une ascension fulgurante pour cette cipatif pour lancer leurs projets de manière pas tout, estime M. Boulet, dont un secteur où l’événementiel (sa­
ment PAI Partners. entreprise lancée en 1995, après une pre­ indépendante, qui sont parfois rachetés une partie des jeux sont produits lons, festivals…) joue un rôle im­
Ces dix dernières années, le groupe mière expérience dans l’édition de jeux de ensuite par un éditeur », explique Frédéri­ en Europe. « Si le problème du portant, le numérique a pu pallier
installé dans les Yvelines a multiplié les rôle, et qui fait aujourd’hui partie des prin­ que Tutt, spécialiste jeux et jouets au sein transport maritime demeure im­ la fermeture des grands événe­
rachats de studios (Days of Wonder, Repos cipales entreprises mondiales du secteur. du cabinet NPD Group.  portant aujourd’hui, il ne s’agit là ments durant la pandémie. 
Production, Libellud, Plan B Games…) et les Face à Asmodee, Hachette a également da. l. que de l’une des facettes de la crise damien leloup
18 | carnet 0123
VENDREDI 25 FÉVRIER 2022

Sylvain Serougne, Dominique, Il y a trois ans, à Paris, disparaissait

Robin et Lucas Serougne, Sarah sa fille,
ses enfants LICHTSZTEJN-MONTARD, Michel et Pierre, Jean-Louis BERNADAC,
et leurs compagnes, ses fils dessinateur, aquarelliste
en vente Georges Meunier, ancienne déportée d’Auschwitz, et leurs conjoint.e.s, et voyageur.
actuellement Le Carnet son frère,
Xavier Meunier, Ses petits-enfants
nous a quittés le 21 février 2022 Son œuvre lui survivra.
son neveu Et ses arrière-petits-enfants,
et notre peine est immense.
et sa compagne,
K En kiosque Vous pouvez nous faire Les familles Serougne, Meunier et clairecotinaud@yahoo.fr ont la tristesse d’annoncer le décès Remerciements
De Sena laurentmontard @orange.fr de
parvenir vos textes Et ses amis,
0123 André VANOLI,
ont la douleur de faire part de la Françoise Milliez,
ÉDITION 2022
H O R S - S É R I E

LE BILAN
▶ GÉOPOLITIQUE
▶ ENVIRONNEMENT
▶ ÉCONOMIE
soit par e-mail : mort de son épouse,
ancien directeur à l’Insee,
DU MONDE
+ ATLAS DE 198 PAYS
+ 15 PAGES DE DÉBATS :
carnet@mpublicite.fr Marie DE SENA,
Corentin et Emilie,
Adrien et Amicie, survenu le 20 février 2022,
(en précisant impérativement
JEAN-MARC DANIEL, ALICE EKMAN,

épouse SEROUGNE, à l’âge de quatre-vingt-onze ans.

RACHID BENZINE, MAYA KANDEL, GILLES KEPEL, ISABELLE FENG...

Jeanne et Xavier,
votre numéro de téléphone ses enfants,
le 17 février 2022, à Paris, Camille, Chloé, Louise, Ses obsèques auront lieu le lundi La Fédération des Aveugles
et votre éventuel numéro à l’âge de cinquante-neuf ans. Gabriel, Charlotte, Joséphine, 28 février, à 11 heures, au cimetière de France
d’abonné ou de membre Victor, Raphaëlle, communal de Bagneux, 15, avenue rend hommage
Une cérémonie aura lieu pour elle, ses petits-enfants, à ses généreux bienfaiteurs.
le samedi 26 février, à 10 heures, au Garlande, à Bagneux (Hauts-de-
de la SDL) Marie-Christine Milliez-Lamour, Seine).
musée départemental de Préhistoire Annick Milliez,
d’Ile-de-France, 48, avenue Etienne- En désignant notre association
ses sœurs
Hors-série soit sur le site : Dailly, à Nemours (Seine-et-Marne).
Ainsi que toute sa famille,
Dominique Vanoli, comme bénéficiaire
8, place du Commerce, de leur patrimoine,
https://carnet.lemonde.fr L’inhumation aura lieu au cimetière 75015 Paris. ils contribuent à améliorer
de Poligny, 15, rue de la Mairie, à ont la tristesse de faire part du décès la vie quotidienne
de dominique.vanoli@orange.fr
L’équipe du Carnet Poligny (Seine-et-Marne). des personnes aveugles
UNE VIE, UNE ŒUVRE
et malvoyantes.
reviendra vers vous Information - Contact, M. Pierre-Yves MILLIEZ, Stéphane Bauer, Mathieu Bauer Leur mémoire restera à jamais
Tél. : 06 07 76 78 03. professeur en chirurgie plastique, et Elie Wilms, ancrée dans nos souvenirs.
dans les meilleurs délais reconstructrice et esthétique ses fils, Nous ne les oublierons jamais.
au CHU de Rouen (Normandie),
pour vous confirmer M. Christian Graeff, Evelyne Didi,
ambassadeur dignitaire, sa femme, Fédération des Aveugles
la parution. son époux,
survenu le 17 février 2022, dans sa
Anne-Lise Heimburger, de France,
Molière soixante-dixième année.
L’illustre inconnu Nadia et Thierry, sa compagne, 6, rue Gager-Gabillot,
ses enfants, Ses petits-enfants 75015 Paris.
« Un portrait pour le siècle », par Georges Forestier
carnet@mpublicite.fr Michèle, Elodie,
e

Et ses amis, Tél. : 01 44 42 91 91.

Hors-série https://carnet.lemonde.fr sa belle-fille, sa fille,
Gaëlle, Lorenne, Delphine, Boris, Arnaud,
Quentin, Cassandre, son gendre, font part du décès de Prix de recherche
ses petits-enfants, Stanislas et Laurène, Marguerite,
AU CARNET DU «MONDE» Le frère et les sœurs de Maria Oriane, André WILMS,
HORS-SÉRIE (aux Pays-Bas), ses petits-enfants, Prix de la Recherche
leurs enfants et petits-enfants, Madeleine, survenu le 9 février 2022, de l’École nationale
PEUPLES
LES
Décès son arrière-petite-fille à l’âge de soixante-quatorze ans. de la magistrature 2022.
ont l’immense tristesse de faire part
CARTES
Ainsi que toute sa famille
EN

Ses enfants, du décès de Et ceux qui l’ont aimé, L’ENM décerne deux prix destinés
Ses obsèques, suivies de
Ses petits-enfants, à distinguer deux thèses en droit
Mme Maria Willemina GRAEFF, l’inhumation, seront célébrées le
Toute sa famille ont l’immense tristesse de faire part ou en histoire du droit,
née WASSINK, samedi 26 février, à 14 heures, au
Et ses proches, du décès de portant sur les pratiques judiciaires
docteur en psychologie et sociologie cimetière de Montmartre, Paris 18e. internes ou comparées,
de l’université d’Amsterdam
ont la tristesse de faire part du décès ainsi que de la Sorbonne, Francis THABARD, ou sur l’organisation
de X 51, Anniversaires de décès et le fonctionnement de la justice.
survenu le 20 février 2022, officier de la Légion d’honneur,
Hors-série Bernard BALLET, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. Il y a trente ans, le 23 adar 5752, Les étudiants ayant soutenu
homme de théâtre, survenu le 17 février 2022, disparaissait leur thèse
Une cérémonie sera célébrée le à l’âge de quatre-vingt-dix ans. entre le 1er janvier 2021
lundi 28 février, à 11 h 30, au Arlette LÉVY-ZLOTOWSKI, et le 31 décembre 2021
survenu le 17 février 2022,
crématorium d’Aix-en-Provence, La cérémonie religieuse sera peuvent se porter candidats
agrégée de l’Université,
H O R S - S É R I E

après une longue maladie. via le formulaire de candidature

d’Aix-les-Milles. célébrée le mardi 1er mars, à 10 h 30,
présidente-fondatrice de Judaïques en ligne sur
en l’église Notre-Dame-de-Grâce de
employé de l’année La vie
de bureau
vue par
Une cérémonie aura lieu le Cet avis tient lieu de faire-part. Passy, 10, rue de l’Annonciation, FM. https://www.enm.justice.fr/
Franquin
mercredi 2 mars, à 11 h 30, au Paris 16e. les-prix-de-l-ENM.
crématorium du cimetière du Père- 25, allée Camille Borghèse, Nous nous souvenons.
Lachaise, Paris 20e. 13100 Aix-en-Provence. Elodie Le Marois. Date limite de dépôt
boulogne@pfdefrance.com Fidel, Yaël, Rebecca. des candidatures : 15 avril 2022.
Lyon. Le conseil d’administration,
La direction
3’:HIKTKI=XU]ZUX:?k@k@c@b@f";

Et l’ensemble du personnel
M 09083 - 21H - F: 8,50 ¤ - RD

C’EST UN GAG ! Alice Chartier,

son épouse, de l’Institut Pasteur,
Hors-série Leslie, Henri, Jules, Fabrice,
ont appris avec tristesse la
ses enfants,
disparition, survenue le 18 février
Ses petits-fils, 2022, de
Son gendre
Collections Et sa famille, François GROS
font part du décès du et souhaitent associer leur peine à
celle de ses proches.
LES GRANDS CLASSIQUES DE LA
LITTÉRATURE EN BANDE DESSINÉE
présente la collection de prestige
docteur
Jean-Paul CHARTIER, Professeur honoraire à l’Institut Le journal papier livré chez
Pasteur et membre de l’Académie
neuro-psychiatre,
psychanalyste.
des sciences, François Gros a dirigé
l’Institut Pasteur de 1976 à 1981.
vous et le numérique
Un dernier hommage lui est rendu François Gros est un spécialiste
le vendredi 25 février 2022, à 10 heures,
169 € pour 6 mois
mondialement reconnu pour ses
en la salle polycultes de la chambre recherches ayant contribué à la
funéraire de Lyon, 177, avenue découverte de l’ARN messager et des
Berthelot, Lyon 7e, suivi de facteurs d’initiation de la synthèse
l’inhumation au cimetière de protéique.
Rochetaillée-sur-Saône.
(Le Monde du 24 février.)
Ni fleurs ni couronnes, dons au
Dès jeudi 24 février, profit de l’association ARSEP : Nous avons la tristesse de faire
https://don.arsep.org/ part du décès de
le volume n° 3
NOTRE-DAME DE PARIS Philippe JUBIN,
Cet avis tient lieu de faire-part et docteur en sciences de l’éducation
de remerciements. (1987),
enseignant spécialisé,
Niort (Deux-Sèvres).
PRÉSENTE survenu le 12 février 2022, à l’âge de
soixante-dix ans, à Poissy (Yvelines).
Les familles Corset, Greiner, Suze
LES ŒUVRES COMPLÈTES ILLUSTRÉES
De la part de
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de Xavier Jubin,
ÉMILE ZOLA
Abonnez-vous en ligne sur :
L’argent son frère,
M. Philippe CORSET, Anne Cotiche, promo.lemonde.fr/quotidien-numerique-6-mois
ingénieur ESTP. sa sœur,
Sa famille
Et ses amis.
Un hommage religieux lui est
rendu le vendredi 25 février 2022,
BULLETIN D’ABONNEMENT 173EMQAD6M
Ses obsèques ont eu lieu le 17 février, A compléter et à renvoyer à : Le Monde - Service Abonnements - A1100 - 62066 Arras Cedex 9
à 10 heures, en l’église Saint-André en l’église de Saint-Florent-sur-Cher,
de Niort. suivies de l’inhumation au cimetière Je m’abonne à l’offre Quotidien + numérique du Monde Nom :
paysager Lamartine (Cher). pendant 6 mois pour 169€au lieu de 543,40€ (prix de vente au numéro). Prénom :
Dès mercredi 23 février, Cet avis tient lieu de faire-part.
 6 quotidiens + tous les suppléments + « M le magazine
Cet avis tient lieu de faire-part et Adresse :
le volume n° 18 de remerciements. du Monde » + l’accès à tous les contenus numériques
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Philippe Broussard, Nicolas Chapuis, Emmanuelle
Lecteurs Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lanne-
longue, Harold Thibault
peintre et graveur,
né le 4 septembre 1934, à Vierzon, Je règle par :
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Emilie Conte 1er mars, à 11 heures. en France métropolitaine. Conformément à la loi Informatique et Libertés du 06/01/1978 modifiée et au RGPD du 27/04/2016, vous disposez d’un droit d’accès, de rectification, d’effacement,
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0123
VENDREDI 25 FÉVRIER 2022
belgrade ­ envoyé spécial
C’
est ici, dans cet espace
devenu aujourd’hui
l’Institut Confucius de
Belgrade, que l’irrépa­
rable se produisit, peu
après qu’eurent sonné
les douze coups d’une nuit lointaine, quand
la Yougoslavie existait encore. Le 7 mai 1999,
au 46e jour des bombardements déclenchés
par les avions de l’OTAN pour faire plier la
Serbie du régime du président Slobodan
Milosevic, un bombardier américain furtif
de type B­2 lâcha cinq bombes sur l’ambas­
sade de Chine, faisant trois morts et endom­
mageant gravement le bâtiment.
C’était le temps de la guerre au Kosovo,
conflit dans lequel l’armée de l’autocrate
yougoslave se livrait depuis des mois à des
opérations de nettoyage ethnique contre la
minorité musulmane de ce territoire – alors
province de la Serbie. Pour sauver les
Kosovars, l’OTAN déclencha alors l’opération
« Force alliée », dont les bombardiers allaient
pilonner le territoire serbe à un rythme
soutenu : on dénombrera, en tout, 37 465 sor­
ties aériennes durant les soixante­dix­huit
jours que dura l’opération (du 23 mars au
10 juin), soit 480 par jour en moyenne…
Le bombardement de l’ambassade fut­il
une « erreur », comme le plaida aussitôt
l’administration du président américain Bill
Clinton ? Ou cet acte « barbare », comme le
dénonça sans tarder le vice­président chinois
de l’époque, le futur numéro un chinois Hu
Jintao, fut­il intentionnel ? Jusqu’à ce jour,
aucune réponse satisfaisante n’a été appor­
tée à cette question. Et vingt­trois ans après
les faits, le mystère reste entier à propos de
l’une des crises les plus aiguës que traversa
l’histoire des relations entre Washington et
Pékin. De courte durée, cette crise se traduisit
en effet par des manifestations antiaméricai­
nes en Chine, avec attaques, par des étu­
diants ayant reçu l’appui du régime, de
l’ambassade américaine à Pékin et du consu­
lat général des Etats­Unis à Shanghaï. Dont
les façades furent égratignées par les jets de
bouteilles, de pierres et de pétards…
POSITIONS IRRÉCONCILIABLES
A Belgrade, le seul rappel tangible de la tragé­
die est aujourd’hui un monument érigé
devant le centre culturel chinois, dont la
façade au revêtement ajouré forme les
contours symboliques d’une peinture de
paysage chinoise classique. A côté d’une sta­
tue du philosophe Confucius (551­479 avant
J.­C.), qui donne son nom au centre, ce monu­
ment a été construit récemment en mémoire
des « martyrs » – le mot est gravé dans le
marbre, en serbe, en chinois et en anglais – de
la tragédie. Les trois citoyens chinois (deux
hommes et une femme) qui périrent dans
l’explosion des bombes étaient officiellement
journalistes, l’un travaillant pour l’agence de
presse Chine nouvelle (Xinhua) et les deux
autres, un couple, pour le journal Guanming,
quotidien de l’élite du Parti communiste.
Les positions sino­américaines sur l’événe­
ment sont irréconciliables. Mais presque un
quart de siècle plus tard, à Belgrade, celles et
ceux qui ont vécu cette histoire en direct –
journalistes, intellectuels, artistes proches du
régime ou membres de l’opposition d’alors
qui ont accédé au pouvoir après la chute de
Milosevic, en 2000 – ont, eux aussi, des avis
parfois divergents. Même si, au fil des ren­
contres dans la capitale serbe, une tendance
s’est confirmée : nombre d’interlocuteurs,
même s’ils se sont dits pour la plupart hosti­
les au défunt régime yougoslave et ne tirent
aucune conclusion définitive sur l’événe­
ment, ont du mal à croire à la thèse de l’erreur
mise en avant par les Américains.
Il faut dire que l’explication de Washington
frôla l’invraisemblable et aurait presque été
risible, en dépit des circonstances : l’adminis­
tration Clinton indiqua que ses services
n’avaient pas « la bonne carte » de Belgrade et
ne savaient pas que l’ambassade de Chine
avait déménagé deux ans avant les bombar­
dements dans un nouveau quartier…
« Tout est bizarre dans cette affaire, qui était
mystérieuse à l’époque et le reste
aujourd’hui », résume Filip Swarm, rédacteur
en chef de l’hebdomadaire Vreme (« le
temps »), média indépendant au temps de
Milosevic. Rencontré dans l’un de ces bars
enfumés et douillets du vieux Belgrade, il dit
avoir « quand même du mal à croire que le
[bombardement] fut une erreur ».
« Techniquement, dit­il, compte tenu de la
couverture satellitaire dont disposaient les
Américains et de la précision de leurs tirs du­
rant la guerre, l’erreur est peu probable. Mais si
faute il y a, elle est sans doute humaine. Et si l’on
émet l’hypothèse que les bombardements [sur
A Belgrade,
un casus belli
sino-américain
RIVAUX EN PUISSANCE 4|6 En mai 1999, pendant la guerre
en ex­Yougoslavie, un bombardier américain de
l’OTAN lâche cinq bombes sur l‘ambassade de Chine en
Serbie, tuant trois personnes. Erreur ou acte intentionnel ?
Vingt­trois ans après, la question n’est pas tranchée
l’ambassade de Chine] puissent avoir été inten­
tionnels, alors je pense que ces tirs n’ont rien eu
à voir avec la guerre de l’OTAN en Serbie. » Pour
lui, si l’appareil furtif qui avait décollé le
6 mars 1999 de la base aérienne de Whiteman
(Missouri), à 8 618 kilomètres de Belgrade, et
dont le ventre était chargé de bombes guidées
par GPS, a lâché volontairement sa mortelle
cargaison sur l’ambassade, c’est que les Améri­
cains avaient « une autre raison ».
Un autre motif, oui, mais lequel ? « Peut­être
quelqu’un, chez les Américains, voulait­il tester
les Chinois ? Cela peut arriver dans une guerre,
n’est­ce pas ? », avance l’historien Bojan Dimi­
trijevic, qui connaît bien les milieux militaires
puisqu’il fut l’un des conseillers de Boris
Tadic, ministre de la défense d’un gouverne­
ment post­Milosevic (2003), avant de devenir
président de la Serbie (2004­2012). L’hypo­
thèse du « test » impliquerait que l’Amérique
ait fait cavalier seul dans une opération qui,
outre les Etats­Unis, impliquait la France et les
onze autres pays de l’OTAN. Ils n’auraient pas
mis leurs alliés dans la confidence et auraient
décidé unilatéralement d’une opération.
Cette possibilité, pour extravagante qu’elle
soit, n’est cependant pas à exclure, puisqu’elle
a même été émise, pour qualifier plus généra­
lement l’opération « Force alliée », dans un
rapport du ministère français de la défense de
l’an 2000 : le rapport estima qu’« une partie
des opérations militaires [sur la Serbie] ont été
conduites par les Etats­Unis en dehors du strict
cadre de l’OTAN et des procédures de l’Alliance
atlantique ». Le rapport ajoutait que le général
américain Wesley Clark, qui était à la fois
commandant des forces américaines en
Europe et commandant suprême des forces
alliées, « en référait non seulement à l’OTAN
mais aussi à sa propre hiérarchie ».
L’hypothèse de l’intentionnalité reste
cependant peu plausible, même pour les ob­
servateurs serbes les plus sceptiques à l’égard
de la thèse de l’« erreur ». D’autant que, ont re­
marqué a posteriori nombre d’analystes, les
Etats­Unis avaient beaucoup à perdre dans
une crise avec Pékin : moins d’un an avant le
bombardement, en juin 1998, Bill Clinton
s’était rendu en visite officielle en Chine. Le
voyage avait relancé des relations mises à mal
après le massacre des étudiants du mouve­
ment de la place Tiananmen, en 1989.
LA THÈSE DE LA MÉPRISE
Certaines supputations postérieures au
« TOUT EST BIZARRE  désastre, selon lesquelles les Américains
auraient pu penser que les Serbes avaient
DANS CETTE  demandé à l’ambassade de Chine de les aider
à surveiller l’arrivée des avions de l’OTAN dans
AFFAIRE, QUI ÉTAIT  le ciel de Belgrade, sont aujourd’hui jugées
MYSTÉRIEUSE  farfelues par Bojan Dimitrijevic : « Tout ça, ce
sont des conneries ! », assène­t­il, enchaînant
À L’ÉPOQUE ET  les cigarettes, dans son bureau belgradois de
l’Institut de l’histoire contemporaine. L’histo­
LE RESTE  rien est sûr de deux choses : « Un, l’ambassade
chinoise ne disposait pas d’outils technolo­
AUJOURD’HUI » giques militaires ou de renseignement ; deux, il
FILIP SWARM n’existait aucune coopération entre les Chinois
rédacteur en chef de l’ambassade et l’armée de Milosevic.
de l’hebdomadaire D’ailleurs, il faut bien avoir à l’esprit que les
indépendant « Vreme » relations sino­yougoslaves n’étaient pas parti­
culièrement proches, à l’époque. »
Il y a bien sûr les radicaux serbes de tou­
jours, selon lesquels l’Amérique est le vieil
ennemi, pourfendeur invétéré du socialisme.
En banlieue de Belgrade, au sein d’une friche
industrielle, le célèbre metteur en scène de
théâtre et réalisateur Ljubisa Ristic ne déco­
lère pas. C’est ici que cet ancien proche de
Mira Markovic, épouse de Milosevic et idéolo­
gue du régime, a installé son théâtre. Près du
feu de bois où il se réchauffe, ce moustachu
rigolard et vociférateur de 74 ans débite avec
une joie mauvaise ses diatribes contre l’em­
horizons | 19
Le président
américain,
Bill Clinton
(à gauche),
lors d’un
point presse
à la Maison
Blanche,
le 10 mai 1999.
JOYCE NALTCHAYAN/AFP
pire du mal : « Bien sûr que c’était une attaque
délibérée contre un territoire chinois dans Bel­
grade, hurle­t­il, comme s’il était encore sur
scène. Les Américains sont, de tout temps,
prêts à bombarder n’importe qui, n’importe où
dès qu’ils estiment leurs intérêts en danger ! »
Des médias étrangers apportèrent de l’eau
au moulin à de telles informations dès le
mois d’octobre 1999 : après une enquête con­
jointe, les journaux The Observer, à Londres,
et Politiken, à Copenhague, publièrent un ar­
ticle à charge, au titre sans ambiguïté :
« L’OTAN a bombardé l’ambassade chinoise
délibérément. » Les journalistes britanni­
ques et danois citaient dans leurs articles
trois sources anonymes, présentées comme
des officiers de l’Alliance atlantique. Ces der­
niers affirmaient que tous trois savaient, dès
le mois d’avril, que l’ambassade de Chine de
Belgrade avait fourni aux militaires serbes
des moyens de transmission qui leur fai­
saient désormais défaut. Les sources étant
non identifiées, l’affaire en resta là.
Quelques mois plus tard, en avril 2000, le
New York Times sortit à son tour un petit
scoop qui exonérait les Etats­Unis, tout en
fournissant une nouvelle hypothèse pou­
vant expliquer le malencontreux bombar­
dement : Bill Clinton avait donné son aval au
pilonnage du siège de la Direction fédérale
yougoslave d’import­export d’armements,
la SDBS selon son acronyme serbe. Le siège
de celle­ci se trouvait en face de l’ambassade
de Chine. A environ 500 pas de l’actuel
Institut Confucius. Les Américains auraient­
ils donc raté leur cible et confondu les deux ?
Encore une question sans réponse.
Même l’ancien ministre Dragan Sutanovac,
qui fut, entre 2007 et 2012, chargé du porte­
feuille de la défense dans des gouvernements
post­Milosevic, et dit être en « relation cons­
tante » avec l’OTAN, hésite à dédouaner les
Etats­Unis. Même s’il refuse d’accréditer les
thèses de l’intentionnalité du bombardement
de l’ambassade. « Tout ce que je peux dire, c’est
que les tirs des avions américains furent très
précis durant la guerre », confie­t­il.
Restent les faits, et les souvenirs. Par exem­
ple, ceux de Radomir Diklic, à l’époque direc­
teur de l’agence de presse indépendante you­
goslave Beta et futur ambassadeur de Serbie
à Paris. « Nous fûmes les premiers à annoncer
la nouvelle des explosions qui avaient endom­
magé l’ambassade de Chine, se remémore­
t­il. L’un de mes journalistes connaissait un
diplomate chinois. Il m’avait appelé aussitôt et
dit : “L’ambassade chinoise est touchée. Je
fonce pour vérifier !” » Sur place, le journaliste
vit l’ambassade en flammes et se précipita
vers le grand hôtel Yougoslavia, situé à côté,
pour téléphoner. « Arrivé à l’hôtel, il m’appela
et, au moment où il me donnait l’info, l’hôtel
fut à son tour la cible de tirs. Heureusement,
notre reporter parvint à se protéger de l’explo­
sion et survécut », sourit M. Diklic.
A la différence de la représentation diploma­
tique chinoise, les tirs sur l’hôtel étaient, pour
le coup, justifiés : l’un des clients était le sinis­
tre Zeljko Raznatovic, alias Arkan, célèbre
mafieux et chef d’une unité paramilitaire
extrémiste du régime. A Belgrade, les Améri­
cains n’ont pas toujours fait des « erreurs ». 
bruno philip
Prochain article Obama et la militarisation
de la mer de Chine méridionale
 CULTURE
0123
20 | VENDREDI 25 FÉVRIER 2022

L’harmonie 
retrouvée de 
Tears for Fears
Le duo pop emblématique des
années 1980 sort un nouvel album
abouti, après dix­huit ans de silence

RENCONTRE Les partenaires,

L
e 13 février, le SoFi Sta­
dium d’Inglewood, en Ca­
lifornie, accueille la finale
du Super Bowl LVI, grand­
messe sportive américaine suivie
par 90 millions de téléspecta­
teurs. A la mi­temps du match op­
posant les Rams de Los Angeles
aux Bengals de Cincinnati, le
spectacle est assuré sur scène par
les rappeurs Eminem, Dr. Dre,
Snoop Dogg, 50 Cent, Kendrick
Lamar et la chanteuse R’n’B Mary
J. Blige. Vêtue d’une tenue cou­
verte de cristaux, la reine du hip­
hop soul interprète son tube No
More Drama quand, soudain,
dans un gigantesque feu d’arti­
fice, résonnent les notes au piano
de Head Over Heels, une chanson
tirée du premier album de Tears
for Fears. Les 70 000 spectateurs
du stade sont en liesse.
L’un des auteurs de la mélodie,
Curt Smith, assiste à la cérémonie
tous deux âgés
de 60 ans,
se connaissent
depuis leur
adolescence
à Bath, en
l’Angleterre
devant sa télévision. « J’étais chez
moi à Los Angeles, entouré de ma
famille en train de regarder la fi­
nale, raconte le musicien anglais
encore stupéfait. Personne ne
nous avait prévenus, mais ce genre
de surprise est toujours bonne à
prendre ! Le public était en délire au
moment où les notes ont retenti.
Aussi étonnant que cela puisse pa­
raître, Head Over Heels a appa­
remment eu un certain impact
dans le milieu hip­hop et R’n’B. »
UNE VIE, UNE ŒUVRE
Roland Orzabal et Curt Smith le 17 février, à Paris. ROBERTO FRANKENBERG POUR « LE MONDE »
Après dix­huit ans de silence
discographique, les planètes sont
à nouveau alignées pour Tears for
Fears, l’un des duos de pop syn­
thétique les plus marquants des
années 1980. Le tandem formé
par les Britanniques Roland Orza­
bal et Curt Smith sort un nouvel
album, intitulé The Tipping Point,
démontrant qu’il n’a rien perdu
de son talent pour trousser des
hymnes pop à la fois sophistiqués
et universels. On avait presque
oublié que ses trois premiers al­
bums, The Hurting (1983), Songs
from the Big Chair (1985) et The
Seeds of Love (1989) – se sont ven­
dus à plus de 30 millions d’exem­
plaires dans le monde.
Curt Smith et Roland Orzabal re­
çoivent dans une suite d’un grand
hôtel parisien, non loin de l’Olym­
pia. Les partenaires, tous deux
âgés de 60 ans, se connaissent de­
puis leur adolescence à Bath, dans
le sud­ouest de l’Angleterre. Diffi­
cile, aujourd’hui, de trouver deux
apparences plus opposées : Curt
Smith, cheveux très courts, physi­
que sec de marathonien et bron­
zage californien, semble à peine
perturbé par le décalage horaire ;
Roland Orzabal, quant à lui, est
méconnaissable pour quiconque
garde en tête les clips du groupe.
Une longue chevelure grise et une
barbe épaisse lui donnent l’allure
d’un vieux barde. Le musicien,
qui dit ne pas avoir de maison at­
titrée et voyage sans cesse, dégage
une certaine prestance.
Dix­huit ans sans nouvel album,
le détail n’est pas anodin. Le titre
de leur précédent opus, Everybody
Loves a Happy Ending (2004), son­
nait déjà comme un baroud
d’honneur, une énième réconci­
liation entre les deux comparses.
Depuis, le duo s’est contenté de
tournées très lucratives, se repo­
sant sur son imposant patrimoine
de tubes, Shout, Mad World (dont
les nombreuses reprises ont per­
mis au groupe de rester dans l’air
du temps) ou encore Everybody
Wants to Rule the World. Orzabal
se remémore cette période indé­
cise : « Notre manageur d’alors ne
voulait pas s’occuper d’un groupe
qui enregistre un nouvel album ou
s’embêter à nous trouver un con­
trat avec un label. Tout ce qui l’inté­
ressait était de nous faire tourner. Il
y a eu beaucoup de manipulations
« Nous travaillons
par opposition.
L’un se focalise
sur les détails,
tandis que l’autre
regarde l’œuvre
dans son
ensemble »
ROLAND ORZABAL
ment été utilisés pour un best of. »
Le reste dort dans les tiroirs. « Ré­
trospectivement, je pense que nous
ne savions pas nous­mêmes ce que
nous voulions exactement, analyse
Curt Smith. Et nous avons certaine­
ment été mal conseillés, une fois de
plus. » Des tensions émergent,
Smith et Orzabal prennent chacun
leurs distances… une fois de plus.
Au milieu des années 1980, la
paire incarna l’avant­garde de la
pop dite « new wave », aux côtés
de Depeche Mode, Pet Shop Boys,
Soft Cell ou Eurythmics. Puis
quelque chose s’est grippé au mo­
ment de The Seeds of Love, un troi­
sième ouvrage très ambitieux,
dont l’élaboration dura quatre
ans. En dépit du succès des singles
Sowing the Seeds of Love – vérita­
ble pièce montée psychédélique –
et Woman in Chains, l’ensemble
se révèle inégal et surproduit.
Orzabal avance une explication :
« Lorsque vous êtes jeune, vous
êtes naturellement à l’affût et à
l’écoute des modes. Nous avons
suivi la vague de la musique pop
durant tout le milieu des années
1980, jusqu’à devenir nous­mêmes
“pop”. Mais, une fois que nous
avons conquis le monde, nous
avons arrêté d’écouter la radio.
Nous sommes allés dans deux di­
rections différentes. The Seeds of
Débarrassé de son ancien ma­
nageur, le duo recentre ses priori­
tés, retourne en studio, accompa­
gné de son fidèle guitariste Charl­
ton Pettus, également composi­
teur et coproducteur. « Nous
avons retravaillé les cinq meilleurs
morceaux tirés des sessions d’enre­
gistrement de 2016, résume Orza­
bal. Puis, de 2019 à 2020, cinq
autres morceaux ont émergé. »
Parmi eux, la chanson qui donne
son titre à l’album, The Tipping
Point, envoûtant premier single al­
liant un spleen pop à de subtiles
textures atmosphériques. En an­
glais, « tipping point » peut se tra­
duire par « point de bascule » ou
« seuil de tolérance ». Un texte très
personnel pour Orzabal : « C’est
une expression qui reflète parfaite­
ment le monde d’aujourd’hui, pou­
vant aussi bien évoquer le change­
ment climatique que l’invasion du
Capitole, en janvier 2021. Mais,
dans le cadre de cette chanson,
j’évoque une personne très proche
que l’on regarde glisser de la vie à la
mort. Les paroles questionnent cet
état d’impuissance. C’est une chan­
son pour les mourants. »
Orage électrique
Autre réussite de l’album, No
Small Thing, une folksong qui
laisse progressivement éclater un
orage électrique, sur des paroles
interrogeant la notion de liberté
dans notre société moderne. Ri­
vers of Mercy, tout aussi émou­
vant, est une ballade piano gra­
cieuse dont Orzabal demeure le
plus fier, tandis que Master Plan
s’avère un vertigineux tour de
force orchestral. Break The Man
pourrait, quant à lui, être vu
comme la suite féministe de Wo­
man in Chains. « Au début de la
présidence de Donald Trump aux
Etats­Unis, souligne Curt Smith,
j’ai éprouvé, en tant que père de

Molière
et d’égoïsme de sa part. »
« Nous n’allions nulle part »
L’illustre inconnu En 2016, le duo décide pourtant de
s’atteler à un nouvel opus, en choi­
sissant de travailler avec différents
collaborateurs, à la manière des
productions pop R’n’B actuelles.
« Un portrait pour le xxie siècle », par Georges Forestier « Cette conception collective de
l’écriture n’est pas si nouvelle, af­
firme Curt Smith. Il y en a toujours
eu, comme Stock, Aitken et Water­
man [fameux trio de producteurs
anglais derrière de nombreux tu­
Qui était Molière ? Un libertin avide de plaisirs ? bes de Kylie Minogue, Rick Astley
Un courtisan prêt à toutes les courbettes ? Un ou Donna Summer] dans les an­
comédien qui éleva la farce au rang de chef- nées 1980. Ce qui était nouveau
d’œuvre ? Le premier humoriste de son temps ? pour nous, c’était de tenter de tra­
MOLIÈRE Un chroniqueur acerbe des mœurs de l’humanité ? vailler de cette manière avec des
collaborateurs extérieurs. Mais cela
Un entrepreneur de spectacle qui s’échina à faire
n’a clairement pas fonctionné, nous
Un hors-série du « Monde » vivre une troupe dont la Comédie-Française est
n’allions nulle part. » Les sessions
126 pages - 9,50 € issue ? A l’occasion du 400e anniversaire de sa s’éternisent, sans vraiment porter
Chez votre marchand de journaux naissance, Le Monde se penche sur cet illustre leurs fruits. « Nous avons accu­
et sur lemonde.fr/boutique inconnu dont, en fait, nous savons si peu... mulé vingt chansons et retenu dix
d’entre elles pour un album, précise
Orzabal. Deux inédits ont finale­
Love n’était plus du tout connecté
avec son temps. » Pour la première
fois, des divergences artistiques
apparaissent au sein du tandem.
Curt Smith claque la porte, lais­
sant Orzabal seul aux comman­
des de Tears for Fears sur les al­
bums suivants, Elemental (1993)
et Raoul and the Kings of Spain
(1995), à l’orientation plus pop
rock. Les retrouvailles auront lieu
près d’une décennie plus tard
avec le bien nommé, quoique pré­
maturé, Everybody Loves a Happy
Ending (2004), à l’esthétique très
sixties, un hommage à peine ca­
ché aux Beatles.
Pour ce nouvel album, le déclic a
résulté d’un drame personnel :
en 2017, Roland Orzabal perd sa
femme des suites d’une longue
dépression et d’une sérieuse dé­
pendance à l’alcool. Cette épreuve
traumatisante sera le début d’une
prise de conscience qui le pousse
à renouer avec son vieux com­
plice Curt Smith.
deux jeunes filles, la nécessité
d’écrire sur une femme forte lut­
tant contre le patriarcat. »
Avec ces dix titres, leur plus ho­
mogène collection depuis Songs
From a Big Chair, le duo a renoué
avec son alchimie et, surtout, sa
complicité. « Je pense qu’il y a cinq
ans nous n’avions pas la volonté,
l’amour et l’énergie que nous avons
aujourd’hui, conclut Orzabal. Nous
travaillons par opposition. Il y a un
côté Yin et Yang dans notre rela­
tion. Si l’un est extraverti, l’autre se
montre plus introverti. L’un se foca­
lise sur les détails, tandis que l’autre
regarde l’œuvre dans son ensemble.
Il y a un équilibre qui s’établit à la
fin. » Avec cette harmonie enfin re­
trouvée, Tears for Fears est prêt à
arpenter de nouveau les scènes du
monde entier, un monde aussi
« fou » qu’il y a quarante ans. 
franck colombani
The Tipping Point, de Tears
for Fears (Universal/Concord).
0123
VENDREDI 25 FÉVRIER 2022
Bonga, toujours fidèle
aux rythmes de l’Angola
Le nouvel album du chanteur
marque cinquante ans de carrière
MUSIQUE
U n grain unique. L’une
des plus belles voix
d’Afrique. A nulle autre
pareille. Ebréchée, éraillée,
comme brouillée par la mélanco­
lie, une fêlure indicible, poi­
gnante même quand elle rit.
Joint par téléphone un soir de fé­
vrier, chez lui à Lisbonne, entre
deux coups de fourchette, Bonga
se marre quand on lui parle de sa
voix. D’où lui vient­elle ? C’est un
mystère, mais elle fait la fierté du
chanteur angolais qui n’ignore
pas qu’elle reste son premier
atout. Elle produit encore son ef­
fet dès les premières mesures de
Kintal da Banda, son nouvel al­
bum, qu’il présentera à Paris sur
la scène de La Cigale le 4 mai. On
y entend aussi Camélia Jordana,
invitée sur un titre vantant la
gastronomie de l’Angola.
A l’instar des précédents, Bonga
a puisé pour cet album son inspi­
ration dans les rythmes tradi­
tionnels de ce grand pays ouest­
africain (alors colonie portugaise)
où il est né, le 5 septembre 1942,
sous le nom de José Adelino Bar­
celo de Carvalho. On y reconnaît
le semba, que les esclaves ban­
tous emportèrent avec eux au
Brésil à partir du XVIe siècle et
d’où naîtra la samba.
« Paris m’a ouvert les bras »
« Je veux que notre jeunesse reste
en contact avec cet héritage, ces
rythmes, nos instruments tradi­
tionnels, notre langue », explique
Bonga, star internationale qui
n’oublie jamais d’où il vient. Kin­
tal da Banda (« “la cour de la mai­
son” en kimbundu, cet endroit pri­
vilégié où j’ai tant appris, où les
anciens nous transmettaient leur
vision de la vie ») résonne comme
un symbole de carrière bien ac­
complie, cinquante années après
son premier album, Angola 72,
enregistré sur le label Morabeza,
à Rotterdam.
C’est d’ailleurs dans la ville
néerlandaise que Bonga ira
chanter dans la foulée de son
concert parisien, en mai. Il y
avait débarqué dans les années
1960, après avoir quitté préci­
pitamment le Portugal, où il
menait une brillante carrière
d’athlète (champion du 400 mè­
tres) quand la police politique
portugaise avait découvert son
engagement dans la lutte pour
l’indépendance de l’Angola (in­
dépendance qui ne sera obtenue
qu’en 1975).
« J’y ai rencontré beaucoup de
Cap­Verdiens exilés, dont Djunga
D’Biluca, avec qui je suis toujours
en contact, se souvient­il. Un
grand monsieur, engagé dans la
lutte pour l’indépendance du
Cap­Vert. Il avait créé le label
Morabeza sur lequel il signait des
vedettes de la communauté [Luis
Morais, Voz de Cabo Verde,
Bana…]. Après m’avoir entendu
chanter dans une fête, il m’a fait
enregistrer mon premier album. »
Après ce premier disque en 1972,
il enchaîne avec Angola 74, con­
tenant le fameux titre Sodade,
une composition de Luis Morais
et Amandio Cabral qui rendra
célèbre Cesaria Evora deux dé­
cennies plus tard.
La rencontre avec Djunga D’Bi­
luca fut déterminante, comme le
fut celle avec Paris, où revenir
chanter a toujours un sens parti­
culier. « Paris m’a ouvert les bras
dans les années 1970. J’y ai rencon­
tré une foule d’artistes comme
Manu Dibango, Salif Keïta, Ber­
nard Lavilliers… J’adorais traîner
au Quartier latin, il y avait un tel
brassage de musiciens. J’étais là, le
25 avril 1974, quand on a appris ce
qui se passait au Portugal, le début
de la “révolution des œillets”. Pour
moi qui me battais contre la dicta­
ture et la colonisation, l’événe­
ment a changé ma vie. »
La chute de la dictature repré­
sentera, comme pour beaucoup
d’exilés, un tournant et poussera
l’artiste à revenir. Le Portugal l’a
depuis quelque peu déçu : « Il y a
trop de connivence avec les autori­
tés de l’Angola, mon pays miné par
la corruption, le cynisme et l’hypo­
crisie », lâche­t­il. Avec l’âge,
Bonga s’est cependant assagi. Plus
question d’écrire ses rancœurs ou
ses colères dans ses chansons.
Pour le chanteur, bientôt octogé­
naire, l’essentiel est de rester fi­
dèle à ses racines musicales. 
patrick labesse
Kintal da Banda,
de Bonga (Lusafrica/Sony).
« Rouge de cadmium clair », 1972. COLLECTION MARTINE ET MICHEL BROSSARD
Gérard Fromanger à Lisbonne,
une belle histoire de peintres
Le Musée Berardo consacre une riche exposition à l’artiste français, dont
le commissariat est confié à son homologue et ami Eric Corne
ARTS
lisbonne
A
ccueillie par son ho­
mologue portugaise,
Graça Fonseca, la mi­
nistre de la culture,
Roselyne Bachelot, a inauguré, le
16 février, au Musée Berardo de
Lisbonne, une exposition consa­
crée au peintre Gérard Froman­
ger (1939­2021), premier acte de
l’année France­Portugal. On ne
sait ce que l’artiste, connu pour
son engagement à gauche de
l’échiquier politique, penserait
d’un tel hommage, mais on de­
vine qu’il aurait pu aimer ce que
les visiteurs peuvent y découvrir :
une célébration de la peinture, et
d’une peinture hors norme.
Et pour cause : le commissariat
de l’exposition a été confié non à
un professionnel de la profession,
mais à un autre artiste, le peintre
Eric Corne. Certes, celui­ci a une
certaine expérience, lui qui a été
un des fondateurs du centre d’art
Le Plateau, dans le 19e arrondisse­
ment de Paris, aujourd’hui géré
par le Fonds régional d’art con­
temporain (FRAC) Île­de­France,
et a déjà organisé plusieurs expo­
sitions pour le Musée Berardo de­
puis son inauguration en 2007.
Amitié confraternelle
Mais ce qui importait à Froman­
ger, qui travaillait avant sa dispari­
tion à ce projet avec Eric Corne,
c’était plutôt cette amitié confra­
ternelle qui les liait malgré la diffé­
rence d’âge, vingt ans de moins
pour ce dernier. Il appréciait chez
lui l’engagement dont il avait fait
preuve lors de la création du Pla­
teau, et surtout, une pratique de la
peinture qui n’entre dans aucune
catégorie connue.
On a donc affaire ici à une his­
toire de peintres plus qu’à une
histoire de l’art. Cela déroutera
ceux qui s’attendent aux sempi­
ternels débats autour de la figura­
tion narrative des années 1960,
ou au ressassement du rôle de
Fromanger au sein de l’Atelier po­
pulaire des beaux­arts en Mai 68.
Son amitié avec Jean­Luc Godard
et leur film Le Rouge, film­tract
que ce dernier fit avec lui sur la
base de son travail de l’époque
(des drapeaux de plusieurs natio­
nalités dont une couleur, le
rouge, s’échappe et coule comme
du sang), sont certes évoqués et
présentés, mais en toute fin d’un
parcours riche d’une soixantaine
Fromanger
refusait de
s’enfermer dans
un style, même
si le succès
commercial
était à la clé
d’œuvres, dont beaucoup rare­
ment montrées.
Le début, lui, s’ouvre avec une
heureuse juxtaposition : une des
figures grises qui valurent au tout
jeune Fromanger d’intégrer la
prestigieuse galerie Maeght est ac­
crochée près d’un portrait par Gia­
cometti, dans les gris aussi. Cette
« influence » fut toujours admise,
voire revendiquée par Fromanger,
mais, rétrospectivement, elle peut
faire figure de manifeste. Comme
Giacometti, Fromanger est un ar­
tiste, certes parfois proche de tel
ou tel mouvement, mais fonda­
mentalement singulier.
Et surtout, refusant de s’enfer­
mer dans un style, même si le suc­
cès commercial était à la clé. Ainsi,
il claqua la porte de ladite galerie
quand il lui fut demandé de pro­
duire des gris en série aux jolis
empâtements si plaisants. Or, l’ar­
tiste commençait à flirter avec la
figuration narrative, et à pratiquer
une peinture lisse. Sur une photo­
graphie de cette nouvelle produc­
tion, Aimé Maeght dessina au
stylo un petit nu ancienne ma­
nière et expliqua : « C’est simple, tu
mets du Fromanger dans un coin,
tout le monde est content, et tu de­
viens milliardaire comme d’autres
qui voulaient rajeunir et à qui j’ai
dit la même chose. »
Fromanger ne voulait pas être
comme d’autres. « Tous les quatre
ou cinq ans, je remets tout en ques­
tion », disait­il. D’où ce travail par
séries – 26 sont évoquées ici, il en
manque quelques­unes – qui pou­
vaient de l’une à l’autre dérouter
ceux qui s’habituaient à peine à la
précédente. La seule peut­être
qu’il a poursuivie au­delà d’un
quinquennat, c’est la série « Splen­
deurs » (elle a ensuite évolué vers
la série « Amis ») qui est aussi, en
hommage à un poème de Fer­
nando Pessoa portant le même ti­
tre, l’intitulé de l’exposition.
Des portraits de ses proches
dont une vision saisissante du
philosophe Michel Foucault hi­
lare. De Jacques Prévert à Gilles
Deleuze ou Félix Guattari, la liste
de ses amitiés est impression­
nante… La plupart, peintures ou
dessins, ont en commun une écri­
ture particulière, l’importance
donnée au trait qui joue de l’ara­
besque : les lignes colorées sem­
blent partir dans tous les sens,
toutefois, se regroupant aux en­
droits stratégiques, parviennent
à une ressemblance avec le mo­
dèle, mais, surtout, en évoquent
la psychologie avec une acuité
parfois dérangeante.
« Le désir est partout »
Fromanger aimait les humains.
De toutes les époques. Ainsi, de­
puis la colline Toscane où était si­
tué son atelier, il contemplait les
Crete senesi, un paysage de colli­
nes apparemment arides qui le
fascinait à cause de ce que
l’homme y avait apporté : des mil­
lénaires de travail de la terre, de­
puis les Etrusques jusqu’aux ac­
tuels paysans sardes qui l’ont colo­
nisé. Un labeur invisible mais
pourtant tangible. De même, il lui
suffisait de sortir de la cour où ni­
chait son autre atelier, à Paris,
pour être pris par la frénésie per­
manente de la foule arpentant la
place de la Bastille.
De son voyage en Chine maoïste
en 1974, à l’invitation du cinéaste
CULTURES
MONDE.
© Radio France/Ch. Abramowitz
En partenariat avec
culture | 21
Joris Ivens, Fromanger, auquel on
avait présenté des « peintres­pay­
sans », avait tiré plusieurs ta­
bleaux, une série intitulée « Le
Désir est partout ». Le plus célèbre,
En Chine à Hu­Xian, montre une
foule d’artistes amateurs joyeuse
et colorée, devant le lieu de leur ex­
position, un bâtiment tradition­
nel au fronton surmonté d’idéo­
grammes. Le texte dit : « Servir le
peuple ». Il l’a fait, à sa manière.
Eric Corne raconte dans le catalo­
gue sa dernière visite à Froman­
ger, dans la salle funéraire de l’hô­
pital de la Pitié­Salpêtrière à Paris.
Tandis que le personnel d’accueil,
deux jeunes femmes, vérifiait
l’identité de celui qui venait ren­
dre hommage au défunt, il leur a
parlé de l’homme, de son œuvre.
« Elles ont ouvert leur moteur de re­
cherche et un bon moment nous
avons regardé ensemble ses peintu­
res. (…) Je me souviens de leur bon­
heur de découvrir cet élan de vie et
de couleur dans ce lieu… » Même
mort, Gérard Fromanger peut en­
core rendre les gens heureux. 
harry bellet
Gérard Fromanger. Splendeur, au
Musée Collection Berardo, place de
l’Empire, Lisbonne. Tous les jours,
de 10 heures à 19 heures, jusqu’au
29 mai. 5 €.
du lundi
au vendredi
11H – 12H
Florian
Delorme
L’esprit
d’ouver-
ture.
22 | télévision
Jacques ou le terrible combat intérieur d’un schizophrène
Marie Garel­Weiss donne corps à une personne atteinte de troubles psychiques, interprétée par Vincent Deniard
ARTE
VENDREDI 25 - 20 H 55
TÉLÉFILM
J
acques, c’est un job à plein
temps. » Une contrainte, un
boulet, c’est ainsi que Fabien
voit son frère, trentenaire
atteint de troubles schizoph­
réniques, alors qu’avec ses deux
sœurs, Louise et Estelle, ils se
retrouvent dans la maison de
famille. La mort – étrange et
douce – de leur père les contraint
brutalement à affronter cette réa­
lité que le dévouement paternel
pour cet enfant, sensible et diffé­
rent, leur avait permis d’occulter
jusqu’alors. Jacques, après le
décès de leur mère, a toujours été
surprotégé et choyé.
Ce scénario est l’occasion de con­
vier le téléspectateur à faire de
même et à appréhender à travers
Jacques cette pathologie complexe
qu’est la schizophrénie, dans ce
téléfilm juste et bouleversant.
Après les drogués d’un centre de
désintoxication dans La fête est
finie (2018), la réalisatrice Marie
Garel­Weiss donne corps à une
autre frange de la population peu
visible à l’écran, les schizophrènes,
parfois internés, mais le plus
souvent vivant libres dans une
société peu informée sur leur
« différence ». Après une tentative
de suicide le jour de l’enterrement,
Jacques regagne la maison fami­
Un portrait en pièces détachées de Georges Perec
Quarante ans après sa mort, Pierre Lane rappelle combien l’auteur des « Choses » fut un « expérimentateur de langage » hors norme
FRANCE 5
VENDREDI 25 - 22 H 30
DOCUMENTAIRE
A lors que, pour le 40e anni­
versaire de la mort
de Georges Perec, le
3 mars 1982, Seuil annonce la pu­
blication en mai de Lieux, passion­
nant chantier inachevé qui enten­
dait, sur plus de dix ans, enregis­
trer le passage du temps qui altère
l’état des lieux, de l’écriture
comme du souvenir, Pierre Lane
propose une évocation subtile et
délicate de l’auteur des Choses
GRILLE N° 22 - 047
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V Matière purulente. X. Résiste à la dé-
VI
VII
VIII
IX
X 4. Au cou des dames. Cours italien.
SOLUTION DE LA GRILLE N° 22 - 046
HORIZONTALEMENT I. Indétectable. II. Meunerie. Aïs. III. PC. Virements.
IV. Ordinales. Se. V. Louât. Rue. VI. Ile. Assistât. VII. Molestât. Api.
VIII. Eg. Etes. Ne. IX. Nichera. Etel. X. Télégéniques.
VERTICALEMENT 1. Impoliment. 2. Nécrologie. 3. Dû. Duel. Cl. 4. Envia.
Eche. 5. Teintas. Eg. 6. Erra. Stère. 7. Ciel. Satan. 8. Témérité. 9. Esus.
Seq. 10. Ban. Eta. Tu. 11. Lits. Apnée. 12. Essentiels.
La caissière (Yvonne Kerouedan), Jacques (Vincent Deniard) et Louise (Maud Wyler). SAMUEL LAHU
liale, refusant d’aller dans une
institution.
Les plans, longs, le rythme, lent,
installent l’ambiance. Des blattes
aux fenêtres, des clopes dans un
cendrier, des bières partout et des
vêtements en vrac… Dans ce
morne décor d’hiver, les deux
sœurs et le frère incarnent les
trois réactions dominantes face à
une telle situation : la dévouée
(prix Renaudot 1965), qui s’attacha
à la vie matérielle autant qu’aux
traces du passé pour conjurer
l’oubli où s’abîment les mémoires.
Explorant, en 1979, leur identité
et leurs origines juives à travers les
Récits d’Ellis Island – Robert Bober
filmait pendant que Perec prenait
des notes –, l’écrivain confiait re­
douter le voyage en Pologne, terre
de ses ancêtres effacés, comme
leur mémoire, lors de la Shoah. S’il
s’y rend finalement en avril 1981, il
renonce à voir Auschwitz, où sa
mère a été assassinée en 1943 ;
mais à Lubartow, berceau pater­
7 8 9 10 11
(Louise), l’égoïste (Estelle, même
si elle a l’excuse de bientôt avoir
un enfant avec sa compagne) et le
paniqué (Fabien). Autrement dit,
la famille dans toute son horreur.
Phobies ordinaires
Si tous les acteurs sonnent juste,
Vincent Deniard (récemment vu
dans La Nuée, de Just Philippot,
en 2021) impressionne par son
nel, il ne croque qu’une ville réin­
ventée, bricolée à partir de rares
bribes, comme, orphelin fugueur
à 12 ans, il crayonna d’un trait net
et limpide, en séance chez Fran­
çoise Dolto, un monde en lutte où
il était sans appui.
Audace visionnaire
Ce seront le trait et la langue qui y
remédieront. Avec une audace vi­
sionnaire qui fait de Perec, dès
qu’il découvre l’Ouvroir de littéra­
ture potentielle (Oulipo) imaginé
par Raymond Queneau, une fi­
gure majeure du mouvement.
HORIZONTALEMENT
I. Pour ne rien manquer et manifes-
ter sa fidélité. II. Admis par tout
le monde. Ranger les cordages. III. Fut
capitale pour les Nippons. Part de gâ-
12
teau. Mon Oncle. IV. Prise sur le tapis.
Louise Labé ou Anna de Noailles.
V. Sur la portée. Mauvais en bouche,
dangereux pour l’estomac. VI. Grosse
cerise quand il n’est pas en or.
Fait tache au soleil. VII. Sorties de
la boîte. Est à terre sans mouvement.
Dieu solaire. VIII. L’Irlande libre.
formation. Sucée par les suiveurs
X. Dépassés quand il n’y a plus rien à
comprendre.
VERTICALEMENT
1. Ne pardonnera jamais. 2. Agitation
qui peut aller jusqu’au délire. 3. Pour
le repos des aigles. Croule et disparaît.
Au Nigeria et aux Pays-Bas. 5. Dans
l’ombre. Réserve d’énergie. Préposi-
tion. 6. Affaire commerciale. Point
chaud. 7. Point de départ avant l’en-
vol. 8. Article de Cordoba. Produit
des rafles et des pépins. 9. Chant reli-
gieux. Vieille caisse. 10. Elargis.
A quitté l’armée pour se mettre à lire.
11. Sans bavures. Précieux et mou.
Sur la portée. 12. Le temps de faire
plusieurs fois trois tours.
jeu et son regard doux et péné­
trant, mélange de Christophe
Lambert dans Greystoke, la lé­
gende de Tarzan (1984) et de Jack
Nicholson dans Shining (1980).
Le rôle lui a d’ailleurs valu le prix
de la meilleure interprétation
masculine au Festival de la
fiction de La Rochelle en septem­
bre 2021. Tout en retenue, Samir
Guesmi (qui incarne Laurent, le
Mention spéciale pour la perti­
nence et la fantaisie de la plasti­
cienne belgo­suisse Clarence
Stiernet, qui, dès 2014, avait in­
vesti, par le dessin puis en volume,
les 99 pièces de l’immeuble fictif
du 17e arrondissement où Perec a
situé la foisonnante intrigue de La
Vie mode d’emploi (prix Médicis
1978), jusqu’à en suggérer la visite
en un film d’animation – 11, rue
Simon­Crubellier – Qui est là ? réa­
lisé par Marc Philippin (2019).
Qu’il se cache dans son lit pour
dévorer Jules Verne, perde ses
crayons ou, plus tard, écrivain re­
SUDOKU
N°22­047
1 4
1 4
9 3
3 8 4
6 3 4
3 8 9
5 2 7 9
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
Chaque jeudi,
le meilleur
de la presse
étrangère
CHEZ VOTRE MARCHAND
DE JOURNAUX
compagnon idéal de Louise) est
également remarquable.
Au fil des minutes, on ne se de­
mande plus ce que Fabien, Louise
et Estelle vont faire de Jacques,
mais comment Jacques fait pour
supporter les voix intérieures qui
le terrorisent : « Elles sont si mé­
chantes (…) Dans mon monde, je
dois me battre toute la journée. Et je
suis crevé. » Il boit et fume, beau­
coup. Quand cela ne suffit pas, Jac­
ques se fait interner – le corps mé­
dical reste toutefois absent du film.
On retrouve Jacques à sa sortie,
prêt à emménager dans l’apparte­
ment vacant de Louise. Nous dé­
couvrons alors avec elle les pho­
bies ordinaires de Jacques, comme
celle de prendre une douche – « J’ai
l’impression de fondre ».
Jacques pleure. Jacques rit.
Jacques fait peur lorsqu’il manie
une imposante tronçonneuse,
alors que Louise s’approche, frêle
et pieds nus. Jacques aime éten­
dre le linge avec une lampe fron­
tale. Selon l’Institut du cerveau,
600 000 personnes sont attein­
tes de schizophrénie en France. 
catherine pacary
Qu’est­ce qu’on va faire de
Jacques ?, de Marie Garel­Weiss
(Fr., 2021, 84 min). Avec Vincent
Deniard, Maud Wyler, Claude
Perron, Pascal Rénéric, Samir
Guesmi. Disponible sur Arte.tv,
jusqu’au 8 juin.
connu, compose, reclus au moulin
d’Andé, Perec apparaît figuré
comme ses personnages de fic­
tion dans des maquettes aussi pré­
cises que poétiques. Sauf quand la
situation, trop grave – la sépara­
tion d’avec sa mère qu’il ne reverra
pas –, commande l’effacement de
la mise en scène, un simple dessin
fixant l’instant sans théâtralité.
Mêlées à la présentation de pho­
tos, manuscrits et documents, ces
saynètes rendent justice à la curio­
sité facétieuse d’un gamin privé
d’enfance, qui conjura l’amnésie
en investissant la fiction, multi­
7 2
5 1
9 6
9 1 2 5
1 4
3 8 3 9
6 8
3 9
7 2
8 7
Difficile
9 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
2 Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
5 seule fois par ligne,
4 par colonne et par
carré de neuf cases.
IRAK — LA MALÉDICTION DU PÉTROLE SCIENCES — DANS LA FABRIQUE DE NOS RÊVES
SOCIÉTÉ — CHÂTEAU-GONTIER, UN BOUT DE LA FRANCE HEUREUSE
VERS LA GUERRE ?
Vladimir Poutine fait monter la pression en Ukraine.
La crise vue par les intellectuels Andreï Kourkov, Yuval Noah Harari,
Herta Müller et Svetlana Alexievitch.
0123
VENDREDI 25 FÉVRIER 2022
NOTRE
SÉLECTION
VE NDR E DI 25 FÉ VRIE R
Mezzo
Vêpres de Monteverdi
12.30 Magnifique spectacle
enregistré à la chapelle royale du
château de Versailles, en février 2019.
Une musique fabuleuse et des
solistes d’exception, avec l’ensemble
Pygmalion et une direction musicale
signée Raphaël Pichon.
Canal+
47e Cérémonie des Césars
20.55 Antoine de Caunes, maître
de cérémonie, animera en direct
cette soirée, qui, comme en 2021,
déserte la Salle Pleyel pour
l’Olympia, à Paris. Avec un César
d’honneur pour Cate Blanchett.
France 2
Le crime lui va si bien
21.10 L’épisode 5 de la saison 1 de la
série de Stéphane Kappes embarque
la capitaine de police Gaby Molina
(Claudia Tagbo), grimée en hôtesse
de caisse, dans un hypermarché
pour mener l’enquête sur une jeune
femme morte d’hypothermie dans
un camion frigorifique.
Ciné+ Classic
Entrée des artistes
22.30 On ne se lasse pas de revoir
ce film de Marc Allégret (1938),
avec un Louis Jouvet phénoménal
en professeur au Conservatoire d’art
dramatique de Paris, et des
dialogues signés Henri Jeanson.
plia avec malice les pistes, déclina
les jeux de mots et de sens, les
défis les plus fous – la suppression
de la lettre « e » puis sa réappari­
tion hégémonique, de La Dispari­
tion (1969) aux Revenentes (1972).
« Expérimentateur de langage »
hors norme, Georges Perec, resti­
tué par ce brillant puzzle, apparaît
comme la résolution d’une
énigme, celle de l’oubli conjuré. 
philippe­jean catinchi
Georges Perec, l’homme
qui ne voulait pas oublier,
de Pierre Lane (Fr., 2022, 55 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
4 6 3 5 9 1 8
3 2 8 9 6 7 4 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
8 4 1 7 5 2 3 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
6 3 7 1 4 8 9 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
7 9 6 8 3 5 2 Par courrier électronique :
abojournalpapier@lemonde.fr.
5 4 2 1 6 7
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
1 7 9 4 2 3 5
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1 5 3 8 9 6 Par courrier électronique :
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Bretagne 4,70 £, Grèce 5,40 €, Italie
Pays Bas 5,40 €, Portugal cont. 5,40
Andorre 5,30 €, Canada 7,95 $CAN,
€, Sénégal 3400 F CFA, Suisse 6,80
Algérie 530 DA, Allemagne 5,70 €,
5,40 €, Japon 850 Y, Maroc 43 DH,
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Afrique CFA autres 3500 F CFA.
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93290 Tremblay-en-France
Montpellier (« Midi Libre »)
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
VENDREDI 25 FÉVRIER 2022
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Simone
Rocha.
BEN BROOMFIELD

MODE

C
omment donner de
l’élan à une fashion week
en demi­teinte ? La ques­
tion se pose à Londres
depuis que les poids lourds s’en
éclipsent : cette saison, JW Ander­
son a décampé à Milan ; Craig
Green, Alexander McQueen et
Burberry la jouent perso, hors sai­
son. Du 17 au 22 février, la semaine
de la mode a répondu en misant
sur des propositions cohérentes et
surtout incarnées. Dans la capitale
britannique, repaire d’une créati­
vité qui envoie valser les conven­
tions, les designers ont avant tout
cherché à se raconter eux­mêmes,
privilégiant souvent un souvenir
d’enfance comme point de départ
de leurs collections. Molly
Après un congé maternité, Goddard.
Molly Goddard revient en pleine BEN BROOMFIELD
forme, donnant rendez­vous
dans une salle de gym à deux pas
de Hyde Park. Les robes de tulle
smockées qui font sa réputation
sont toujours là, mais ont perdu
de leur volume princier pour des
associations plus rafraîchissan­
tes. Elles se portent avec des pulls
trop grands comme les enfants en
enfilent pour se déguiser, ou mu­
tent en sacs. « J’avais envie d’une
silhouette débridée et mélangée,
très années 1980 », décennie où la
meilleure amie de sa mère qui l’a
inspirée courait le marché de Por­
tobello en bricolant des tenues
hybrides. En 2022, ces souvenirs
ressurgissent sur ses manne­
quins, en vieux denims à fleurs,
leggings et grands manteaux gris,
cardigans à carreaux et mailles
torsadées, chaussures à plate­
forme et tee­shirts naïfs qui expo­
sent un cheval ailé. « Il s’agit d’un Nensi
imprimé tiré de The Story of Dojaka.
Twinky, un livre pour enfants de NENSI DOJAKA
Betty Larom que j’adore depuis
toujours », précise la trentenaire.
Chez Simone Rocha, l’histoire
avant d’aller se coucher est celle
des Enfants de Lir, « une légende ir­
landaise où deux garçonnets et
deux fillettes finissent transformés
Réminiscences tion du show et financé l’électrifi­
cation du bâtiment. « Ce qui m’in­
téresse reste une mode glamour et
artisanale, mais déplacée dans un
landaise Robyn Lynch. En plus de
ses silhouettes masculines bâties
à partir de surplus de vestes tech­
niques Columbia et de ses panta­

d’enfance
en cygnes durant neuf cents ans et contexte différent pour la sortir des lons brodés de perles, elle a envoyé
meurent lorsqu’ils reprennent salons pour privilégiés », défend­il. des photos de maillots de foot de
forme humaine », raconte­t­elle. Les nouveaux venus du calen­ son père à Synflux, un laboratoire
Dans le décor solennel du Lin­ drier, aussi, puisent dans leur en­ créatif japonais. « Leur algorithme
coln’s Inn, un bâtiment du XVe siè­ fance. Steven Stokey­Daley, sensa­ a recomposé les maillots qui datent
cle où sont aujourd’hui formés les Evocations de livres de jeunesse, tion de l’édition de septembre, de 1995, 2002 ou 2007, dans une
avocats du barreau anglais, elle a dont la mode masculine se carac­ forme nouvelle, plus abstraite, que
voulu « traduire en vêtements les souvenirs des années d’internat… térise par son romantisme et sa j’ai réimprimée sur du coton. » Une
étapes de cette narration mythi­ mise en scène théâtrale (cette façon de revisiter son passé.
que ». Après les prémices de la mé­ A Londres, les designers ont livré fois, des étreintes chorégraphiées
tamorphose (manteaux et jeux de entre les mannequins), se remé­ Garçons fiers en tailleurs de soie
taffetas pour figurer des ailes), elle une part d’eux­mêmes, dans une more notamment ses années Daniel W. Fletcher a, lui, réima­
pose le décor d’un lac (cristaux ar­ d’internat, au travers de pyjamas giné un vieux tee­shirt Levi’s de
gent en écho aux reflets de l’eau ; belle série de défilés mixtes fleuris, d’uniformes ou costumes son père, Pete, en un débardeur
organza bleu sinueux comme une à carreaux. en cuir rouge et blanc. Sa mort ré­
vague) puis fait monter la tension Le débutant Maximilian Davis cente lui inspire une collection
jusqu’au dénouement sanglant dévoile, lui, du tailleur bien enlevée et émouvante, comme
(une robe virginale souillée de vi­ coupé et des pièces comme des une ode au club de Manchester
nyle rouge). tailleurs et saris et détourne les ricain. Son défilé pourtant n’a pas évocations de son enfance dans (dont il était fan) et à son goût du
Les souvenirs de films de jeu­ posters en imprimés. « CE QUI M’INTÉRESSE  lieu sur tapis rouge, mais au Re­ le Shropshire. Des manteaux rock. Puisque c’est ensemble
nesse demeurant en mémoire Le second est davantage branché RESTE UNE MODE  creation Centre, un gymnase de ceinturés suggèrent le culte de qu’ils avaient assisté, en 2002, à
pour toujours, les voilà qui s’invi­ Hollywood et dégaine sa spécia­ Brixton qui offre activités sporti­ l’équitation ; une robe à l’im­ un mémorable concert des Rol­
tent chez Priya Ahluwalia et Mi­ lité : de spectaculaires robes à se­ GLAMOUR ET ARTISANALE,  ves et a abrité une banque alimen­ primé couronne d’épines, son ling Stones, le créateur fait para­
chael Halpern. La première, d’ori­ quins ou drapées. « J’ai pensé au taire. Halpern, dont la marque a éducation catholique ; les cour­ der, au rythme de Paint It Black,
gine indo­nigériane, puise dans personnage féminin de Madame MAIS SORTIE DES SALONS  pris une dimension sociale depuis tes vestes en vinyle, l’allure des des garçons fiers en tailleurs de
ses visionnages d’adolescence Satan, de Cecil B. DeMille, une la pandémie (il avait signé en 2020 motards qu’il croisait sur le che­ soie crème ou à rayures marine
des hits de Bollywood et Nol­ femme qui veut reconquérir son
POUR PRIVILÉGIÉS » une collection autour des « pre­ min de l’école. très Mick Jagger. Leur visage est
lywood pour imaginer un ves­ mari infidèle, et à Katherine De­ MICHAEL HALPERN miers de corvée » du Covid­19), a « Faire de la mode en parlant de voilé d’organza, évoquant une
tiaire bigarré qui emprunte Mille elle­même », explique l’Amé­ designer d’Halpern intégré les équipes à la prépara­ soi est plus amusant », estime l’Ir­ mantille de deuil aussi bien qu’un
clin d’œil à la couverture de l’al­
bum Goats Head Soup.
Eloge de la sensualité Enfin, c’est à la Tate Britain, de­
vant des sculptures graphiques
en bois peint de l’artiste Eva
si, à l’extérieur de la fashion week de jaka, tremblante d’émotion après son dé­ grand soir. « Je voulais ranimer, en plus tron à l’Aubrey, la table de l’Hôtel Manda­ Rothschild, que Roksanda Ilincic
Londres, qui s’est déroulée du 17 au 22 fé­ filé. Elle introduit ainsi du velours, des fantomatique, un cabaret des années rin Oriental. « J’ai découvert récemment convie son monde pour une col­
vrier, la tempête Eunice faisait frissonner, tailleurs ou des sequins, comme sur une 1920, en revendiquant son sous­texte les “supper clubs”, lieux de rencontre entre lection où l’on reconnaît ses pan­
c’était un vent de sensualité moite qu’ex­ robe de sirène portée par la modèle Mag­ sexuel : une brassière s’assume par­dessus amis sous la Prohibition des années 1930, talons fluides et robes aux teintes
halaient les propositions des créateurs gie Maurer, enceinte de quatre mois. une robe », souligne Erdem Moralioglu, où l’alcool se servait en douce. Je voulais chatoyantes. Mais elle y a adjoint
pour l’automne­hiver prochain. inspiré par la « fluidité de genres » des en retrouver la vibration », explique la cette fois une touche sportswear,
Lauréate en 2021 du LVMH Prize, l’Alba­ Clins d’œil et sourires entendus images de la photographe autrichienne créatrice. Ses modèles passent dans les à travers des robes monumenta­
naise Nensi Dojaka fait dans la garde­robe Dans une salle obscure du Sadler’s Wells, Madame d’Ora (1881­1963). alcôves feutrées du restaurant, en denim les fluo et sacs doudounes épi­
libératrice et affriolante. Sa recette ? Des un théâtre à deux pas d’Islington, Erdem La peau se dévoile aussi sur les garçons délavé, robes moulantes à imprimés ques, en collaboration avec l’équi­
vêtements aux constructions symétri­ joue d’abord sur une sensualité auditive. élancés qu’habille le duo du label Stefan pop, sacs griffés. « Je leur ai dit : imaginez pementier Fila. « J’ai voulu
ques et graphiques où l’on lit sa formation Tandis que résonnent des études de Phi­ Cooke. Attitudes d’apprentis rockeurs et que vous allez aux toilettes ou au ves­ m’échapper de mon territoire et
en lingerie. Ses robes et tops, très applau­ lip Glass, interprétées par Annie Yim sur cheveux piqués d’argent, ils déboulent en tiaire et que vous devez traverser la salle appliquer au sport mon vocabu­
dis, soulignent les seins, laissent tomber un piano à queue, entrent en scène des vestes trompe­l’œil en maille qui passent en sachant que tout le monde vous ob­ laire inspiré de la couture », dit­
une bretelle de l’épaule, osent des ajours filles aux robes et manteaux si riche­ pour du denim, mais aussi en tops hybri­ serve. » Elles en profitent pour glisser un elle. Parmi le public se cachait « la
sur les hanches (à condition, pour garan­ ment brodés de sequins qu’ils crépitent à des mi­polo, mi­cardigan qui laissent le clin d’œil à l’un, un sourire entendu à plus importante de [ses] VIP » : sa
tir l’effet, d’accepter de porter le tout sans chacun de leurs pas. Tailleurs stricts à la nombril à l’air, en pulls grillagés à même l’autre. « Je désirais une connivence di­ fille, venue assister au show avec
sous­vêtements…). « J’ai créé ces derniers Marlene Dietrich, ensembles plissés fa­ le torse. Et même en débardeurs en cotte recte avec les spectateurs, dit Pyo. Le sexy, toute sa classe de primaire. De
temps des robes dans cet esprit pour des cé­ çon Fortuny et gants d’opéra en cuir croi­ de maille, mais davantage clubbeurs allu­ ce n’est pas que du rentre­dedans. C’est quoi, peut­être, fabriquer des sou­
lébrités, et j’ai eu envie de continuer d’explo­ sent des nuisettes parcourues de cris­ meurs que chevaliers en armes… aussi ce frisson particulier du tout début venirs à la prochaine génération
rer encore ce genre, tout en le mélangeant à taux, du tulle brodé de perles qui laisse Plus jazzy, Rejina Pyo a installé ses invi­ d’un flirt. »  de designers britanniques. 
d’autres possibilités », souffle Nensi Do­ entrevoir le corps et des soutiens­gorge tés, à l’heure de l’apéro, devant un gin ci­ v. p. valentin pérez
 IDÉES
0123
24 | VENDREDI 25 FÉVRIER 2022

Bruno Riou, Didier Samuel et Benoît Veber

Contre les déserts médicaux, il n’y a pas de solution unique
notre pays. Sauf à ce que les dotations
Jugeant simpliste la proposition du maire d’Orléans de moyens suivent !
de recourir à l’université de Zagreb pour former Mais, sachons­le, les augmentations
récentes n’auront des effets que dans dix
des médecins français, le président de la Conférence ans au moins. Un tel délai est inaccep­
des doyens de médecine et deux doyens de la faculté table pour nos concitoyens qui deman­
dent des réponses à court terme. Notons
de médecine esquissent des pistes de réflexion cependant que, progressivement et à
échéance de dix à quinze ans, le faible
nombre de départs à la retraite, corres­
compris l’Ile­de­France, qui vient de
gagner une première place en métropole
comme zone médicale sous­dense ? Si on
prend en compte les multiples expérien­
ces tentées dans d’autres pays, on cons­
tate qu’il n’y a pas de solution unique.
Le rapport sur le sujet de la Drees du
9 décembre 2021 devrait être lu attentive­
ment par nos élus. Les mesures coerciti­
ves, surtout lorsqu’elles ne s’appliquent
veaux métiers de la santé. Comme celui
des infirmiers de pratiques avancées
(IPA), dont le déploiement est encore trop
timoré. Il faudrait rapidement des IPA de
pédiatrie, de gériatrie, de coordination de
prélèvement d’organes et de transplanta­
tion et de médecine de premier recours.
Leur durée de formation étant plus
courte (deux ans), ils seraient rapide­
ment opérationnels. Les IPA constituent

C
omme à l’accoutumée, les cam­
pagnes électorales sont l’occa­
sion de surenchères. La propo­
sition du maire d’Orléans de
recourir à l’université de Zagreb pour
créer une faculté de médecine à Orléans,
assortie d’une scolarité très onéreuse,
en fait partie [Le Monde du 10 février].
Au­delà des difficultés à mettre en place
une telle formation délivrant un
diplôme croate, de l’absence de garantie
sur sa qualité et de son coût élevé pour
les étudiants, il convient de souligner
l’incohérence de cette proposition.
En effet, on ne peut pas proposer une
augmentation du nombre de médecins
formés comme une réponse unique à
l’urgence du déficit d’offres de soins
dans les territoires. Les facultés de
médecine ont déjà augmenté de plus
de 50 % sur les quinze dernières années
et de près de 20 % en 2021 le nom­
bre d’étudiants en médecine formés, à
moyens constants.
Or, le « quoi qu’il en coûte » ne s’appli­
que pas à l’université. Cette augmen­
tation importante du nombre de
lycéens entrant dans les études médi­
cales correspond actuellement au maxi­
mum des capacités de formation dans
pondant à l’étiage le plus bas du nume­
rus clausus dans le passé (3 500 en 1993),
conjugué à l’arrivée d’un nombre de
nouveaux médecins en fin de formation
élevé (plus de 9 300 en 2020, auxquels il
faut rajouter les quelque 2 000 médecins
à diplôme européen ou extracommu­
nautaire), fait que la question du nombre
de médecins devrait être résolue.
Quelles sont les solutions plus rapides
pour lutter contre les « déserts médi­
caux » qui touchent tous les territoires, y
L’ANALYSE DE
L’ACCÈS AUX SOINS
DOIT PRENDRE
EN COMPTE
LE DÉVELOPPEMENT
DES NOUVEAUX
MÉTIERS
DE LA SANTÉ
qu’à une sous­catégorie professionnelle,
par exemple les plus jeunes, sont souvent
peu efficaces et aboutissent à des solu­
tions de contournement.
Etablir des régulations par spécialités
Les mesures incitatives doivent l’être
vraiment pour avoir une efficacité et cel­
le­ci est souvent transitoire. Par ailleurs,
il semble illusoire d’inciter des médecins
à s’installer dans un « désert médical »
s’il est abandonné de tous les services
publics. La profession de médecin
devrait être mieux régulée sur un plan
territorial. Cette régulation devrait
prendre en compte les secteurs conven­
tionnés par la Sécurité sociale.
Car il n’est pas acceptable que l’accès au
secteur 1 ait disparu de certains territoi­
res. Raisonner uniquement en matière
de démographie globale est un leurre si
la régulation de certaines spécialités mé­
dicales, en grand danger, n’est pas prise
en compte. Le problème ne porte pas
uniquement sur la spécialité de méde­
cine générale. Nous devons donc établir
des régulations par spécialités pour faire
face aux enjeux de santé publique.
Enfin, l’analyse de l’accès aux soins doit
prendre en compte le développement,
par la formation universitaire, des nou­
une progression de la carrière des infir­
miers qui permettra de les valoriser et,
peut­être, d’éviter la sortie de plus en
plus rapide du système de santé de pro­
fessionnels formés.
L’intégration des IPA dans l’offre de
soins permettra sa réorganisation autour
des médecins dans une approche plu­
riprofessionnelle. Cela suppose une
réflexion sérieuse, au sein de chaque spé­
cialité, pour définir ce qui relève ou non
du médecin et pour favoriser la mise en
place de véritables équipes du « prendre
soin des patients » partout en France. 
Bruno Riou, doyen de la faculté
de médecine de Sorbonne Université,
président de la Conférence des doyens
de santé d’Ile-de-France ;
Didier Samuel, doyen de la faculté
de médecine de l’université Paris-
Saclay, président de la Conférence
nationale des doyens de médecine ;
Benoît Veber, doyen de l’UFR santé
de l’université Rouen-Normandie,
vice-président de la Conférence
nationale des doyens de médecine

Antoine Brézin, Guy Collet et Gérard Vincent

Le pilotage du système de santé doit être confié aux régions
Aucune leçon n’a été tirée de la crise sanitaire, s’alarment le chef de service et les deux anciens dirigeants du secteur
hospitalier, qui appellent les candidats à la présidence à réformer le système de santé et à libérer l’hôpital de la bureaucratie

L
e Ségur de la santé n’a en
rien apporté une réponse
à la crise hospitalière – à
la désespérance des soi­
gnants – et encore moins aux in­
suffisances du système de santé,
notamment au niveau des terri­
toires. Aucune leçon ne semble
avoir été tirée de la crise sanitaire.
Les corporatismes, en période
préélectorale, poussent les feux, la
bureaucratie reprend ses droits,
voire s’accentue, et le système de
santé donne tous les signes d’un
effondrement « programmé ».
C’est pourquoi nous interpel­
lons directement les candidats à la
présidence de la République sur la
nécessité de réformer le système
de santé. Ce sujet est aussi impor­
tant que ceux de l’immigration ou
de la sécurité, qui occupent quoti­
diennement les médias. Nous
proposons deux mesures de rup­
ture pour « réenchanter » notre
système de santé et, singulière­
ment, l’hôpital public, auquel
nous sommes viscéralement
attachés : donner une responsa­
bilité aux régions en matière de
santé et libérer l’hôpital public de
ses contraintes bureaucratiques.
Pour nous, il est clair que le pilo­
tage du système de santé doit être
confié aux régions en matière de
tutelle et de régulation. C’est ce
qu’ont fait la grande majorité des
pays qui nous entourent. La pré­
sidence du conseil d’adminis­
tration des agences régionales de
santé (ARS) doit être assumée par
la région. En même temps, les
délégations départementales des
ARS doivent disposer de compé­
tences générales inscrites dans
les orientations stratégiques défi­
nies au niveau régional.
Les compétences des régions
doivent être élargies à la santé, en
complément de leurs compéten­
ces en matière de formation, de
recherche, d’environnement et
d’aménagement du territoire.
Donner le pouvoir de décision à
ceux qui connaissent les problè­
mes et difficultés du terrain
relève à nos yeux du simple bon
sens. Bien sûr, le rôle de l’Etat est
important, mais il doit être limité
à l’essentiel : les priorités nationa­
les de santé publique, le finance­
ment du système de santé avec
le Parlement, les normes de sé­
curité sanitaire et les règles
d’exercice des métiers de la santé.
Intérêts corporatistes
Nous pensons que l’Objectif
national de dépenses d’assuran­
ce­maladie (Ondam) doit être
décliné en enveloppes de santé
par région, sur la base de critères
de population et de santé publi­
que. Les conseils régionaux
pourront participer au finance­
ment des investissements ou
d’équipements tout en abondant
à la marge les tarifs nationaux.
Mais, dans un tel schéma, les
conseils régionaux deviennent
responsables des équilibres fi­
nanciers régionaux. Des pou­
voirs accrus impliquent une res­
ponsabilité financière.
Nous proposons que les régions
soient chargées d’un véritable
« service public de santé régio­
nal » incluant l’ensemble des
NOUS PROPOSONS acteurs de santé, y compris les cli­
niques commerciales, qui pour­
DE TRANSFORMER ront disposer de missions de ser­
vice public dans le cadre d’un
LE STATUT contrat d’objectifs et de moyens
avec les ARS. Elles pourraient
DE L’HÔPITAL, ainsi se transformer en entrepri­
AUJOURD’HUI ses à mission. Enfin, les régions
pourraient mettre leurs compé­
ÉTABLISSEMENT tences à disposition des acteurs
de santé dans de nombreux
PUBLIC À domaines comme la gestion du
CARACTÈRE patrimoine hospitalier, la mise en
place de campus d’enseignement
ADMINISTRATIF, et de recherche en santé, la lutte
contre les déserts médicaux, la
EN FONDATION création de plates­formes numé­
HOSPITALIÈRE riques… Mais cette révolution sys­
témique de la régulation du sys­
tème de santé n’aurait aucun sens
si le pilier du système de santé,
l’hôpital public, n’était pas libéré
de ses chaînes bureaucratiques.
Nous proposons de transformer
le statut de l’hôpital, aujourd’hui
établissement public à caractère
administratif, en fondation hospi­
talière. Tous les gouvernements,
quels qu’ils soient, n’ont fait
qu’amender à la marge les règles
de fonctionnement de l’hôpital
public. Ce manque de courage ou
de vision politique sur le rôle et la
place de l’hôpital n’a pas changé
son mode de fonctionnement.
Cela a abouti, au contraire, à une
sédimentation constante de rè­
gles élaborées par la technocratie
ministérielle avec la complicité, il
faut bien le dire, d’intérêts corpo­
ratistes ou catégoriels. Pour nous,
l’hôpital n’est pas une administra­
tion, mais une entreprise de ser­
vice public qui doit, en perma­
nence, s’adapter aux enjeux liés
aux évolutions de la science médi­
cale et des innovations techno­
logiques, tout en répondant aux
besoins de santé dans chaque
territoire. Cela suppose souplesse
et responsabilité.
Libérer les énergies
C’est la raison pour laquelle nous
demandons au prochain prési­
dent de la République de libérer
les énergies de nos soignants en
changeant radicalement le statut
de l’hôpital public et en lui don­
nant celui de fondation. Cela sup­
pose ambition et courage. Résu­
mer la crise hospitalière à l’insuffi­
sance des moyens budgétaires est
une tromperie voire une lâcheté.
Bien sûr, nous savons qu’il faut
distinguer le statut de l’hôpital de
celui de ses salariés. Le rapport de
Gérard Larcher sur l’avenir de
l’hôpital avait abordé intelligem­
ment ce sujet. Il proposait déjà,
une transformation du statut de
l’hôpital tout en permettant aux
personnels médicaux et non
médicaux de garder leur statut
public ou de choisir le statut de la
convention collective des établis­
sements privés à but non lucratif.
Dans les centres hospitaliers
universitaires (CHU), ces fon­
dations hospitalières doivent
contractualiser leurs relations
avec les facultés de médecine pour
assurer les missions de recherche
et d’enseignement. Il n’est plus
temps de tergiverser. L’hôpital est
en danger. Si les décisions ne sont
pas prises, c’est tout le système de
santé français qui risque d’être
emporté dans la tourmente. Nous
savons que, dans ce cas, la méde­
cine lucrative l’emportera et nous
aurons un système à deux vites­
ses. Tous ceux qui crient à l’insuf­
fisance de moyens, à la course aux
créations de postes tout en préser­
vant leurs statuts et intérêts parti­
culiers affaiblissent en réalité le
service public de santé.
Sur le plan de la méthode nous
appelons, dès le début de la légis­
lature à la nomination d’une per­
sonnalité, entourée d’une équipe
rapprochée, chargée, pour la fin
de l’année 2022, de proposer au
président de la République, une
grande réforme du système de
santé publique dans ses missions
et son organisation. 
Antoine Brézin est professeur
à l’université de Paris, chef
du service d’ophtalmologie à
l’hôpital Cochin ; Guy Collet
est ancien directeur d’hôpital
et d’agence régionale d’hospi-
talisation ; Gérard Vincent
est ancien directeur des hôpi-
taux au ministère de la santé
0123
VENDREDI 25 FÉVRIER 2022 idées | 25

Maryse Bonnefoy, Cécile Garrigues et Pierre Suesser

Après le scandale des Ehpad, assurons-nous
du bien-être des bébés accueillis
S’appuyant sur les soupçons de maltraitance enfance. Dans ces conditions, qui por­
tera un jugement expert sur les projets
dans les établissements Orpea, les trois médecins d’accueil, éducatifs et sociaux des futu­
spécialistes de la protection maternelle et infantile res crèches comme sur leur compatibi­
lité avec les besoins de développement
alertent sur les risques liés à la privatisation des et d’épanouissement de très jeunes en­
services consacrés aux tout­petits fants et de leur famille ?
A ce jour, le processus d’agrément et
de contrôle est réalisé par les services
La dérive vers la priorité à l’écono­
mie est déjà à l’œuvre : à la Caisse
nationale d’allocations familiales
(CNAF), une note adressée aux admi­
nistrateurs préconise une « approche
[qui] industrialise l’exercice de la com­
pétence “agrément et suivi” des [crè­
ches] dans un objectif d’efficience ». En
outre, elle prévoit « pour le suivi et le
structure », l’objectif de rentabiliser au
mieux le fonctionnement de la crèche
en optant « pour la standardisation »
des projets pédagogiques.
Confronté à des objectifs gestionnai­
res toujours plus stricts, le secteur pu­
blic ou non lucratif n’est pas non plus
à l’abri de tels errements. Dans ce con­
texte, « industrialiser le contrôle » et

L
e scandale des mauvais traite­
ments infligés à nos aînés dans
certains établissements d’héber­
gement pour personnes âgées
dépendantes (Ehpad) bouleverse. Une
logique de privatisation associée à un
manque de contrôle sérieux, un per­
sonnel insuffisant en nombre et en
qualification ont induit prévisiblement
des pratiques tout à fait intolérables
dans l’accueil de personnes dépendan­
tes. Chacun comprend qu’il appartient
à l’Etat de revoir le mode de fonction­
nement et de régulation des Ehpad.
A l’heure d’une prise de conscience
sur les abus envers des personnes
âgées vulnérables, n’est­il pas temps
de nous assurer du bien­être des bébés
accueillis, également fragiles et dé­
pendants ? Dans les modes d’accueil
des tout­petits, l’enjeu est celui de la
dignité ou du respect, mais aussi celui
des conditions favorisant leur bon dé­
veloppement. A l’instar de l’accueil
des anciens dans les Ehpad, l’Etat est
attendu pour mettre en place un en­
tourage par des personnels qualifiés,
des réglementations et des modes de
contrôle garantissant cet accueil de
qualité pour les bébés.
Or les récentes orientations des ré­
formes – issues de l’ordonnance du
19 mai 2021 relative aux services aux
familles – instaurées par le gouverne­
ment sur les modes d’accueil inquiè­
tent car elles conduisent immanqua­
blement vers une dégradation, rappe­
lant celle qui touche les Ehpad, de la
qualité et de l’éthique nécessaire à cet
accueil. Tout d’abord, l’exigence en ma­
tière de normes est singulièrement ré­
duite. La réforme permet désormais
qu’un adulte accueille un groupe de six
petits bébés en crèche, à comparer au
taux d’un adulte pour quatre enfants
en Allemagne et d’un pour trois au Da­
nemark. Toujours d’après ces nouvel­
les normes, les structures d’accueil
sont de surcroît autorisées à accueillir
chaque jour 15 % d’enfants en surnom­
bre, selon nos calculs, durant une large
partie de la journée, dans des locaux
aux surfaces inchangées.
La dérive vers la priorité à l’économie
Et pour faire bonne mesure, le gouver­
nement prévoit à ce jour à titre expéri­
mental de confier le contrôle de la qua­
lité des structures à leur principal cofi­
nanceur, les caisses d’allocations
familiales (CAF). Il est dès lors à crain­
dre qu’elles ne privilégient la rationali­
sation des coûts sur la qualité humaine,
d’autant plus que les CAF ne disposent
pas des professionnels compétents en
santé ou en éducation pour la petite
de protection maternelle et infantile
(PMI) des départements. Ils réunissent
deux qualités essentielles pour s’assu­
rer de la qualité des modes d’accueil : la
neutralité à l’égard des porteurs de pro­
jet et l’expertise professionnelle en
santé et petite enfance. Leur mission
principale − promouvoir le développe­
ment et la santé des jeunes enfants, en
lien avec les parents − détermine leur
critère de décision : la qualité d’un ac­
cueil soucieux des besoins des enfants
et des familles. Non pas l’optimisation
financière. Ils effectuent un travail sur
mesure pour rester au plus près des
porteurs de projets et des intérêts des
enfants.
LA LOGIQUE DES
NOUVELLES CRÈCHES
À BUT LUCRATIF
RELÈVE DES MÊMES
MÉCANISMES DE
MAXIMISATION
FINANCIÈRE
contrôle [des crèches] des grilles
d’autoévaluation annuelles ; des con­
trôles systématiques a minima tous les
cinq ans ».
Le secteur public n’est pas à l’abri
Le scandale des Ehpad a mis en évi­
dence les conséquences d’une privati­
sation sans contrôle efficace sur l’ac­
cueil de nos aînés. Or, depuis plusieurs
années, ont également fleuri des en­
treprises de crèches à but lucratif,
principales pourvoyeuses de création
de places. La logique de ces nouveaux
venus relève des mêmes mécanismes
de maximisation financière que celle
prévalant dans les Ehpad à but lucratif.
D’ores et déjà, des dérives identiques y
sont observées. L’émission d’investi­
gation « Pièces à conviction » diffusait,
le 5 février 2020, sur France 3, un re­
portage édifiant sur les pratiques
d’une entreprise de crèches : turnover
incessant et burn­out dans les équi­
pes, non­respect des taux d’encadre­
ment, sous­effectif chronique, stabi­
lité des liens inexistante avec les en­
fants, utilisation rationnée de
couches. Un rapport d’études de la
CNAF révélait dès 2009 le choix dans
ce secteur de recruter « un personnel
“vierge” de toute expérience de travail
en crèche », l’obsession de « l’optimisa­
tion maximale du remplissage de la
lâcher totalement la bride aux opéra­
teurs en leur octroyant la libéralité
d’« autoévaluations » reviendrait à ne
tirer aucune leçon du fiasco du con­
trôle des Ehpad ! Aucune garantie ne
serait apportée quant à l’adéquation
du fonctionnement des crèches avec
les besoins des jeunes enfants. La ré­
gulation de la qualité d’accueil des
tout­petits par la puissance publique
passerait à la trappe !
Plus que jamais notre société doit
s’enrichir de citoyens créatifs, épa­
nouis : il importe que les tout­petits
soient accueillis de façon à favoriser
leur plein développement physique,
affectif, cognitif et social. Il serait judi­
cieux que l’Etat, instruit de l’expé­
rience malheureuse des Ehpad, revoie
à la hausse les normes concernant les
structures d’accueil et renforce les
moyens et compétences des services
de protection maternelle et infantile
pour les accompagner. 
Maryse Bonnefoy, Cécile Garri-
gues et Pierre Suesser sont
coprésidents du Syndicat national
des médecins de PMI (protection
maternelle et infantile)

Bernard Bégaud Dans les affaires Mediator et Orpea,

la responsabilité du politique est engagée
Le professeur émérite de médecine souligne des similitudes troublantes dans la manière dont l’Etat
se défausse dans la gestion des scandales sanitaires ou de prise en charge de la dépendance

L
es deux scandales du
Mediator – un médica­
ment mis au point par le
groupe pharmaceutique
Servier, vendu comme un anti­
diabétique, mais prescrit comme
coupe­faim, responsable d’avoir
causé la mort de plusieurs
centaines de personnes – et Or­
pea – maltraitance de personnes
âgées placées dans des organis­
mes privés – sont a priori sans
rapport, mais ils illustrent, de
manière tristement superposa­
ble, la gestion des crises sanitai­
res et médiatiques « à la fran­
çaise » : donner, par de multiples
annonces, l’impression de tout
IL EST DIFFICILE mettre en œuvre tout en évi­
tant de s’attaquer au fond et
DE CROIRE QUE aux causes.
La similitude est en effet frap­
NUL SIGNAL N’AIT pante. Dans les deux cas, cela dé­
marre par la médiatisation d’un
ÉTÉ JUSQUE-LÀ livre : Mediator, 150 mg. Combien
ENTENDU, AUCUNE de morts ? (Dialogues, 2010),
d’Irène Frachon, et Les Fos­
INVESTIGATION OU soyeurs, de Victor Castanet
(Fayard, 400 pages, 22,90 euros),
INSPECTION, MÊME qui contraint le politique à se sai­
DE ROUTINE, N’AIT sir de l’affaire, ou, en tout cas, à
communiquer pour en donner
ÉTÉ COMMANDITÉE l’impression. Dans les deux cas, la
ou le ministre dit et répète son ef­
farement et promet une réponse
implacable.
Peut­être est­il permis de
s’étonner qu’un ministre de la
santé à la tête d’une des plus gros­
ses bureaucraties sanitaires au
monde ne découvre seulement
qu’en 2010, grâce à un livre, qu’un
médicament, sans intérêt dé­
montré – et qui plus est dange­
reux –, le Mediator, ait été, main­
tenu par son administration sur
le marché durant plus de trente
ans et remboursé par la Sécurité
sociale au taux de 65 %, celui ré­
servé aux médicaments « ma­
jeurs ou importants ».
Douze ans plus tard, la ministre
déléguée chargée de l’autono­
mie, Brigitte Bourguignon, sem­
ble apprendre, par un livre, que
la maltraitance des personnes
âgées existe en France et a été
poussée jusqu’au cynisme le plus
sordide par des groupes privés
auxquels on en a, comme dans
d’autres secteurs, abandonné
la gestion, ou plutôt le marché,
de la perte d’autonomie des per­
sonnes âgées.
Dans les deux cas, la communi­
cation ministérielle vise à faire
oublier que le ministère a été pris
au dépourvu et, surtout, que la
responsabilité du politique est
clairement engagée, quoi que l’on
dise, au minimum par un long
laisser­faire. Comme si le dys­
fonctionnement ne datait que de
quelques semaines, on promet de
« frapper fort » et de « faire toute la
lumière » sur ces agissements et
leurs conséquences. Que ce soit
pour le Mediator ou Orpea, l’an­
nonce de l’ouverture « immé­
diate » d’une enquête administra­
tive, confiée à l’inspection géné­
rale des affaires sociales (IGAS),
vise à attester de la volonté mi­
nistérielle d’en accepter les con­
clusions « quelles qu’elles soient »
et de prendre, en conséquence,
les « mesures qui s’imposent ».
Espérer une autre issue
Il est cependant difficile de croire
que – alors qu’il existe dans
l’Hexagone un tissu, sans équiva­
lent, de surveillants sanitaires –
nul signal n’ait été jusque­là en­
tendu, aucune investigation ou
inspection, même de routine,
n’ait été commanditée. Pourtant,
depuis des années, les paroles et
témoignages de soignants et de
familles n’ont pas manqué. Il est
étonnant qu’il faille le travail soli­
taire d’un journaliste indépen­
dant pour faire découvrir des dys­
fonctionnements graves à un sys­
tème tentaculaire de contrôle
derrière chaque soignant, y com­
pris durant les pires moments de
surchauffe. Par exemple, les
agences régionales de santé (ARS)
– chargées de « l’organisation de
la veille et de la sécurité sanitai­
res » – disposent d’un budget
conséquent et aussi de plus de
8 600 personnes réparties sur le
territoire français. A moins de
penser que les conditions de vie
de millions de personnes, parti­
culièrement fragiles et parfois
dans l’impossibilité de se défen­
dre, ne soient pas ou plus une
priorité sanitaire ou bien soient
jugées moins importantes que la
normalisation et la mise au pas
de la relation de soin.
Une autre similitude, assez dé­
sespérante, serait que, dans les
deux cas, on préfère rester sur la
surface du récit, aussi effrayant
soit­il, pour ne pas toucher au
fond. La longue épopée du Me­
diator n’a pas abordé la question
des responsabilités politiques
dans le maintien stakhanoviste
de ce médicament sur le marché
durant des décennies, ni celle des
connivences et conflits d’intérêts,
qui ont perduré en s’amplifiant,
et qui expliquent une bonne part
de l’affaire. Ce beau travail d’es­
quive a éliminé une formidable
occasion de revoir les pratiques et
de travailler sur le retard de la
France en matière de transpa­
rence des décisions sanitaires.
Il faut espérer une autre issue
pour la maltraitance des person­
nes âgées. A ce stade, on peut
simplement s’inquiéter qu’à nou­
veau on personnalise trop les res­
ponsabilités, comme si la même
logique de rentabilité poussée à
l’extrême n’était pas à l’œuvre
dans les établissements apparte­
nant à d’autres groupes qui ont
vu dans la perte d’autonomie un
formidable marché captif. 
Bernard Bégaud est profes-
seur émérite à la faculté
de médecine de l’université
de Bordeaux
 0123
26 | idées VENDREDI 25 FÉVRIER 2022

Nucléaire : la pénurie d’uranium n’est pas pour demain

ANALYSE du coût croissant de la filière. Penser qu’un
pays peut être autosuffisant en énergie dans
constituent, selon le directeur général
d’Orano, Philippe Knoche, une « réserve stra­
A l’abondance de la ressource primaire, la
diversification des sources d’approvisionne­

L
e président de la République a re­
lancé, jeudi 10 février, un pro­
gramme de construction de cen­
trales nucléaires, le premier depuis
le plan Messmer de 1974 : six EPR 2 (nouvelle
génération) à l’horizon 2035­2040, et huit
autres dans un second temps. Emmanuel
Macron l’a fait, a­t­il souligné, au nom de la
À TRAVERS lutte contre le réchauffement climatique,
LE MONDE,  l’électricité d’origine nucléaire ne produisant
pas de CO2. Il y a ajouté un deuxième objectif,
LES MINES PEUVENT  rappelé avec des accents gaulliens : « Repren­
dre en main notre destin énergétique. »
ASSURER Ce programme doit répondre à la forte
croissance de la consommation d’électricité
CENT TRENTE ANS  attendue dans les trente prochaines années.
DE PRODUCTION  La filière française maîtrise toutes les étapes
du processus : extraction et enrichissement
NUCLÉAIRE,  de l’uranium, production de combustible et
fabrication des réacteurs, jusqu’au retraite­
A CALCULÉ L’AGENCE  ment des rebuts radioactifs. Un seul maillon
INTERNATIONALE DE  manque à la chaîne : le minerai lui­même,
localisé à l’étranger. Les 56 réacteurs d’EDF en
L’ÉNERGIE ATOMIQUE consomment de 8 000 à 9 000 tonnes par an
pour produire 70 % de l’électricité française.
La dernière tonne d’uranium sortie des mi­
nes françaises a été extraite en 2003, après un
pic de production en 1988. Ce manque de res­
sources menace une « indépendance énergéti­
que » revendiquée depuis soixante ans, tran­
chent mouvements et partis antinucléaires.
Un risque qui s’ajoute, selon eux, à ceux d’ac­
cidents, du stockage des déchets radioactifs et
un monde sans risque relève de l’illusion.
La diversification est une première assu­
rance. Depuis 2005, la France se fournit au Ka­
zakhstan, en Australie, au Niger, en Ouzbékis­
tan, en Namibie et au Canada, que le minerai
provienne des mines d’Orano (ex­Areva), de
compagnies minières locales ou de multi­
nationales. Le temps est révolu où Paris se
fournissait essentiellement auprès du Niger.
Orano s’est diversifié en Mongolie et en
Ouzbékistan, tout en étudiant les moyens de
rendre compétitive la production du gise­
ment nigérien d’Imouraren. Orano a un por­
tefeuille d’uranium capable d’assurer près de
trente ans de fourniture à EDF.
Ce dernier affirme conserver « la maîtrise
globale de l’ensemble des opérations du
cycle du combustible », avec des contrats et des
stocks d’uranium (naturel et enrichi) et les as­
semblages introduits dans le cœur des réac­
teurs. Il a diversifié ses sources d’uranium
naturel, assurées à 40 % par son partenaire
historique Orano, mais aussi par le canadien
Cameco ou le kazakh Kazatomprom. Il dispo­
serait de quoi alimenter son parc durant deux
ans. Et sa consommation ne va pas exploser
puisque les EPR consomment environ 10 %
d’uranium en moins par kilowattheure que
les réacteurs de deuxième génération.
A ces matières premières s’ajoute le poten­
tiel, sous­exploité, du recyclage des combus­
tibles usés, qui n’assurent que 10 % de la pro­
duction d’électricité nucléaire d’EDF. Elles
tégique ». En cumulant l’uranium retraité, le
mox (mélange uranium­plutonium) et le
plutonium multirecyclé, « le taux d’électricité
nucléaire française provenant de matières
recyclées atteindra plus de 30 % », développe
M. Knoche dans un article de la revue Anna­
les des Mines (janvier 2020).
Percées technologiques
A travers le monde, les mines peuvent assu­
rer cent trente ans de production nucléaire et
près du double en y ajoutant les réserves esti­
mées, calcule l’Agence internationale de
l’énergie atomique. Le risque géopolitique est
maîtrisé : 44 % des réserves se trouvent dans
les pays de l’OCDE. La pénurie ne menace pas,
même si le parc mondial va, sous la pression
de la Chine, s’accroître au­delà de 440 réac­
teurs en exploitation. Une centaine de tran­
ches nucléaires sont en chantier ou program­
mées, affirme la World Nuclear Association.
De fait, de nouvelles mines devront ouvrir.
Le marché spot (pour livraison immédiate) du
minerai donne un signal de l’optimisme
ambiant, même s’il ne représente que 10 %
des achats physiques, l’essentiel se négociant
dans le cadre de contrats à long terme : la livre
d’U308 est passée de 18 dollars en 2016 à
42 dollars aujourd’hui. Mais les électriciens
sont à l’abri d’une flambée des cours : l’ura­
nium ne représente que 5 % du coût d’un
mégawattheure, l’essentiel venant des colos­
saux investissements de départ.
ment et le recyclage s’ajoutent les percées
technologiques. Plusieurs pays tablent sur
les réacteurs à neutrons rapides, capables de
réutiliser les matières fissiles à l’infini. Ce qui
permettrait à l’atome, selon ses partisans, de
prétendre au titre d’« énergie renouvelable »
– à défaut d’être « verte ». La France a renoncé
à cette filière : en 2019, le Commissariat à
l’énergie atomique a arrêté le programme
Astrid en raison de son coût. Phénix et
Superphénix n’auront pas de successeur.
Dans les années 2000, entre la catastrophe
de Tchernobyl (1986) et l’accident de
Fukushima (2011), la renaissance du secteur
avait réveillé la crainte d’un manque d’ura­
nium. Son cours avait atteint des sommets
spéculatifs en 2007 (120 euros la livre),
comme le prix des actifs miniers. Cette exu­
bérance avait entraîné Areva dans la ruineuse
acquisition d’Uramin, qui se soldera par une
lourde perte et un scandale financier.
Le spectre d’une pénurie de yellow cake est
éclipsé par la crainte de difficultés d’accès à
des minerais critiques pour la transition éco­
logique : cuivre, cobalt, terres rares et surtout
lithium. Au point que Barbara Pompili, minis­
tre de la transition écologique, envisage
d’ouvrir des mines en France pour « récupérer
notre souveraineté sur un certain nombre de
matériaux très importants ». L’objectif d’un
monde « zéro carbone » impose parfois de
déchirantes révisions. 
jean­michel bezat

CHRONIQUE  | PAR MARIE DE VERGÈS COMPRENDRE LES STRATÉGIES D’INFLUENCE

Le Nigeria victime de LIVRE cohabite avec les guerres hybrides.
Selon cette lecture, la crise ukrai­
ses à trois modèles d’influence : le
modèle occidental, démocratique

la malédiction du pétrole P lus le monde se complexi­

fie, plus les conflits sont il­
lisibles. A partir de cette
équation, Frédéric Charillon, spé­
cialiste des relations internatio­
nienne serait le théâtre d’une op­
position entre un soft power amé­
ricain et guerre d’influence russe.
Changement d’échelle
et libéral, en plein doute cepen­
dant sur ses capacités à séduire.
Le modèle impérial et autoritaire
(Russie, Turquie, Chine), dont les
diplomaties de nuisance ne vi­

L e Nigeria a vécu, mi­février, une

mésaventure que l’on pourrait
trouver cocasse si elle n’était pas
désolante. Le premier producteur de
pétrole en Afrique a été confronté
toute une semaine à une pénurie de
carburant, provoquant de mons­
trueux embouteillages dans les sta­
tions­service du pays. A l’origine de ce
dysfonctionnement, l’importation ac­
cidentelle d’une grosse quantité d’es­
sence frelatée. Car là est le nœud du
problème : le Nigeria achète à l’étran­
ger l’essentiel de son carburant, faute
de raffiner lui­même les centaines de
milliers de barils extraits chaque jour
de son sous­sol.
L’incident a causé un « choc inutile »
à l’économie, selon le Bureau national
des statistiques. Dans l’immédiat, on
s’attend à un nouveau pic d’inflation,
alors que près d’un Nigérian sur deux
vit avec moins de 1,90 dollar par jour.
A plus long terme, cet incident vient
confirmer ce que l’on savait déjà : les
incroyables richesses pétrolières du
géant d’Afrique de l’Ouest ne profitent
guère à sa population.
En jargon économique, on appelle
cela la « malédiction des ressources
naturelles ». Ou comment, trop sou­
vent, l’exploitation rentière des matiè­
res premières déstabilise l’activité
économique, nourrit la corruption, ra­
lentit l’industrialisation et aggrave la
pauvreté. Au Nigeria, l’argent de l’or
noir a été dilapidé pendant des décen­
nies. Et la première économie afri­
caine en matière de PIB est, à de nom­
breux égards (mortalité infantile, vio­
lence, déscolarisation…), un Etat en dé­
liquescence.
Or, comme le Nigeria, de nombreux
pays africains dépendent encore à l’ex­
cès de leurs ressources naturelles.
Pour certains, il peut s’agir de thé, de
coton ou de cacao, mais il est plus sou­
vent question de produits miniers ou
pétroliers. En Angola, au Tchad, en Ré­
publique démocratique du Congo
(RDC), ou encore au Soudan du Sud, les
exportations sont composées à plus
de 90 % de ressources extractives.
LE PAYS ACHÈTE  tre 60 % en 1985) et prouvé qu’il était
À L’ÉTRANGER L’ESSENTIEL  pour préparer l’avenir. Car même les
DE SON CARBURANT, FAUTE 
DE RAFFINER LUI­MÊME 
SES PROPRES BARILS
Est­ce forcément problématique ?
L’Economie africaine 2022 (La Décou­
verte, 126 pages, 10 euros), publié par
l’Agence française de développement
(AFD), nous livre des éléments d’ap­
nales, s’empare de la thématique
de la guerre pour alerter sur la
nuance entre « soft power » et
« influence ». Si la première ex­
pression signifie « la capacité
Légitimer le concept d’influence
à l’aune du pivot de la géopoliti­
que mondiale vers l’Indo­Pacifi­
que, telle est l’ambition de Frédé­
ric Charillon, qui décrypte les
sent qu’à sauver des régimes tout
en déstabilisant leur proie. Enfin,
le modèle confessionnel fondé
sur les croyances (Etats de la pé­
ninsule arabe), handicapé par une
préciation factuels mais éclairants sur d’influencer les autres afin d’obte­ nouveaux usages des Etats en ter­ réputation sulfureuse.
« l’inertie » de ces économies tributai­ nir d’eux les résultats souhaités, mes de séduction, d’attraction et Cette rencontre des modèles dé­
res de leur sous­sol. On y apprend GUERRES D’INFLUENCE.  par l’attraction et la persuasion, surtout de rémunération des ci­ boucherait, selon l’universitaire,
qu’elles ont enregistré des taux de LES ÉTATS À LA  plutôt que par la coercition », il en bles à influencer. Mission accom­ sur trois types de stratégies : le re­
croissance plus faibles depuis 2015 que CONQUÊTE DES ESPRITS  va autrement de la seconde. plie et démonstration convain­ tour aux sphères d’influence dé­
les pays plus diversifiés. Et qu’elles ne de Frédéric Charillon, L’influence, pour Frédéric Cha­ cante quand on referme ce livre fendu par les régimes autoritaires
sont pas parvenues, dans l’ensemble, à Odile Jacob, rillon, « consiste pour un acteur A à accessible et truffé d’exemples. adeptes d’un monde multipo­
renouer avec leur niveau d’activité 352 pages, 23,90 euros faire faire par un acteur B ce qu’il Selon lui, parler aujourd’hui de laire ; l’émergence de « joint­ven­
d’avant la crise due à la pandémie. n’aurait pas fait autrement, et ce « guerres d’influence » s’impose, tures » entre Etats, où la logique
sans recourir à la contrainte ». Or, car le passage du transatlantique du partenariat l’emporterait sur
Capter le pactole au fil du temps, le concept s’est vers l’Indo­Pacifique induit un celle des alliances ; enfin, les riva­
La croissance y est volatile, soumise épaissi : l’influence suppose, dé­ changement d’échelle dans le dé­ lités entre les Etats et les géants
aux aléas des cours mondiaux. Quand sormais, un processus de fabrica­ bat géopolitique. Il consacre, en du Net (Gafam), avatar des ten­
les prix sont à la hausse, les caisses de tion et surtout de rémunération, effet, l’avènement des stratégies sions entre le monde réel et le
l’Etat se remplissent, mais l’afflux de contrairement au soft power. Elle indirectes propres à l’Asie, au mo­ monde virtuel. Autrement dit,
capitaux renchérit la monnaie, ce qui ne s’oppose pas à la puissance. Et ment où l’Occident sort laborieu­ une nouvelle forme de batailles
handicape la compétitivité et décou­ n’a rien à voir avec la propagande sement de deux décennies de des valeurs dans un monde tou­
rage l’industrialisation. Quand ils s’ef­ ni avec le lobby. Mais elle peut être stratégies directes et frontales. jours aussi fidèle aux logiques de
fondrent, les recettes publiques s’éva­ aussi menaçante en dernier re­ Ainsi, les relations internationa­ domination et de prédation. 
porent et les déficits se creusent. cours, corruptible à tout instant et les seraient, au XXIe siècle, soumi­ gaïdz minassian
Globalement, les emplois y sont
moindres et de mauvaise qualité, et
les populations sont, bien souvent,
négligées. Comme l’illustre l’ouvrage
de l’AFD, le Gabon et la Guinée équato­
riale, deux pays pétroliers d’Afrique
Le temps moderne | par selçuk
centrale, se situent respectivement au
119e et 145e rang de l’indice du dévelop­
pement humain (sur 189 pays), malgré
un revenu par habitant près de quatre
fois supérieur à la moyenne africaine.
Et que dire de la RDC, si riche en cobalt,
coltan ou cuivre, dont un quart de la
population souffre d’insécurité ali­
mentaire ? Sans doute faut­il y voir le
résultat des luttes de pouvoir pour
capter le pactole, qui affaiblissent au
passage la gouvernance et les institu­
tions. Autrement dit, au Nigeria
comme ailleurs, les ressources natu­
relles enrichissent quelques­uns mais
sapent le développement.
Pourtant, la malédiction des matiè­
res premières peut être conjurée. Le
Botswana, premier producteur mon­
dial de diamants a, de longue date, réal­
loué une partie des revenus extractifs à
la santé, à l’éducation et aux investisse­
ments dans les infrastructures. Ce fai­
sant, le pays a réussi à faire chuter le
taux de pauvreté (moins de 15 %, con­
possible de gérer sagement sa rente
diamants ne sont pas éternels. 
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0123
VENDREDI 25 FÉVRIER 2022
INTERNATIONAL | CHRONIQUE
par i sab e ll e mandrau d
L’assaut
permanent
P
résentée pudiquement,
mardi 22 février, par Joe
Biden comme un « début
d’invasion », l’interven­
tion de la Russie en Ukraine ne
date pas d’aujourd’hui, ni même
de 2014, lorsque la guerre, déjà
bien réelle, a éclaté sur le territoire
du Donbass entre les séparatistes
prorusses soutenus par Moscou et
l’armée ukrainienne. Ingérences,
pressions, cyberattaques, intru­
sions militaires, violations des
frontières et des traités, prises
d’otages, captation de la mer
d’Azov, jusqu’à la reconnaissance
aujourd’hui de l’indépendance
des républiques autoproclamées
de Donetsk et de Louhansk, c’est
un assaut permanent qu’a engagé
Vladimir Poutine depuis des an­
nées contre le pays voisin de la
Russie « qui n’existe pas ».
Avant même son arrivée au pou­
voir, en 2000, le chef du Kremlin
livrait déjà sa vision des choses sur
les « cadeaux » que la Russie, héri­
tière revendiquée de l’ex­URSS,
aurait abandonnés aux anciennes
républiques soviétiques. En 1994,
alors qu’il était l’adjoint du maire
de Saint­Pétersbourg, Anatoli
Sobtchak, il avait ainsi évoqué, lors
d’un obscur colloque, la perte de
« territoires gigantesques », en ci­
tant, au passage, notamment, la
Crimée. Vingt ans plus tard, la pé­
ninsule ukrainienne était an­
nexée par la Russie. Poutine n’im­
provise pas. Il adapte sa stratégie,
planifiée, aux circonstances.
Perçue comme une récrimina­
tion « paranoïaque », sa vision sur
l’Ukraine exposée le 21 février, de­
vant son Conseil de sécurité, puis à
la télévision – une « création
de Vladimir Illitch Lénine », comme
il l’a affirmé –, s’inscrit dans un dis­
cours pourtant bien rodé qui a in­
fusé, jusqu’à s’incarner dans une
réalité tragique, étape après étape.
Une vraie guerre
La première a eu lieu en 2004, lors
de l’élection présidentielle ukrai­
nienne, qui oppose Viktor Ioucht­
chenko et Viktor Ianoukovitch
dans un climat délétère, sur fond
de soupçon d’empoisonnement
du premier, tandis que la victoire
annoncée du second, soutenu par
Moscou, déclenche de gigantes­
ques manifestations. La « révolu­
tion orange », couleur arborée par
les partisans de Iouchtchenko,
aboutit in fine à sa victoire après
l’organisation d’un nouveau vote.
Ianoukovitch est défait, mais pour
un temps seulement.
Pour Vladimir Poutine, le fait
que l’Ukraine, avec ses 603 000 ki­
lomètres carrés et ses 44 millions
d’habitants (18 % de la population
de l’ex­URSS), se rapproche des
Occidentaux n’est pas concevable.
La révolution de couleur qui
s’achève alors, attribuée à l’Occi­
dent, appelle à une revanche.
La deuxième étape, majeure et
brutale, a lieu dix ans plus tard,
en 2014, le temps de moderniser
de fond en comble son armée. Dé­
sormais, ce n’est plus seulement la
scène politique ukrainienne que
le chef du Kremlin entend maîtri­
ser, mais son identité et ses fron­
tières, pourtant confirmées par
référendum en 1991 et internatio­
nalement garanties par le mémo­
randum de Budapest. Signé en dé­
cembre 1994, ce dernier assurait
« l’indépendance, la souveraineté
et les frontières existantes de
l’Ukraine ». En échange, Kiev s’en­
gageait à se défaire du stock d’ar­
INGÉRENCES,  l’une des grandes faiblesses des
PRESSIONS,  pour argent comptant ce que dit
CYBERATTAQUES, 
INTRUSIONS 
MILITAIRES…
0123 | 27
LA DOUBLE  trouvent en réalité leur origine dans la dou­ de comportement, que Poutine entend
ble dérive de Vladimir Poutine depuis son aujourd’hui mettre fin par la force.
DÉRIVE accession au pouvoir en 2000. La première C’est donc bien le droit international qui
est la tournure autocratique de plus en plus est ici violé. C’est bien l’ordre européen de
DE VLADIMIR 
POUTINE
prononcée qu’a prise son régime, organisé
autour de sa personne et de ses obsessions.
Au fil des années et des mandats, Poutine a
sécurité issu de la fin de la guerre froide qui
est défié. Que peut faire l’Occident ? Les
pays démocratiques paient la faiblesse de
imposé un contrôle absolu sur la société ci­
vile. L’assassinat en 2006 de la journaliste
d’investigation Anna Politkovskaïa portait
leur réaction aux précédentes violations du
droit international par Vladimir Poutine.
Lorsque, sur ordre de M. Poutine, les for­
déjà la marque de ce système. La tentative ces russes ont occupé une partie du terri­
d’empoisonnement en août 2020 du criti­ toire géorgien en 2008, cette agression est
POUTINE  que du régime Alexeï Navalny, aujourd’hui restée impunie. Lorsque, en 2014, sur ordre
emprisonné, et le harcèlement de ses sou­ de M. Poutine, la Russie a annexé la Crimée
N’IMPROVISE PAS.  tiens, était un autre signe de cette dérive puis est intervenue dans le Donbass en ap­
suite de la première page permanente. Début 2022, un humoriste a pui aux séparatistes prorusses, la riposte
IL ADAPTE dû fuir la Russie pour avoir critiqué un oli­ européenne et américaine à cette violation
Et ses menaces envers toute entrave à cette garque proche du chef de l’Etat, Evgueni flagrante de la souveraineté et de l’intégrité
SA STRATÉGIE,  volonté sont également explicites : « Qui­ Prigojine, dont les mercenaires, les Wagner, du territoire ukrainien s’est limitée à des
PLANIFIÉE, AUX  conque entend se mettre sur notre chemin ou se sont déployés en Syrie, au Mali, en Cen­ sanctions certes inconfortables mais calcu­
menacer notre pays et notre peuple doit sa­ trafrique ou en Libye, au prix d’exactions lées, pour ne pas causer de dégâts majeurs
CIRCONSTANCES voir que la réponse russe sera immédiate et jamais assumées par Moscou. aux économies occidentales.
aura des conséquences jamais vues dans vo­ Opposants, journalistes et aujourd’hui On le constate aujourd’hui, ces sanctions
tre histoire », a­t­il martelé dans sa brève allo­ parlementaires, conseillers : au cours des ont échoué. Elles n’ont pas détourné Vladi­
mes nucléaires dont elle avait hé­ cution marquant le déclenchement des opé­ années, tous les acteurs d’une vie politique mir Poutine de son dessein profond, qui est
rité de l’époque soviétique. rations – de fait une déclaration de guerre. tempérée par des règles et des contraintes de redessiner la carte de l’Europe en se réap­
C’est précisément avec cette vio­ Il faut l’écrire aussi clairement qu’il l’as­ ont été écartés, de plus en plus brutale­ propriant une sphère d’influence. Les dé­
lation de traité que commence le sume en paroles : Vladimir Poutine est bien ment, d’un cercle restreint obnubilé par la mocraties occidentales doivent aujourd’hui
« début d’invasion » physique de le responsable de ce conflit majeur. Aucune défense de ses richesses et de ses privilèges. prendre acte de cet échec et adopter contre
l’Ukraine. Les forces spéciales rus­ maladresse occidentale, aucune erreur his­ La seconde dérive découle directement de le régime de M. Poutine des mesures beau­
ses sont déployées en Crimée torique, aucun des arguments avancés par cette évolution clanique. Depuis sa « révo­ coup plus fortes, en assumant le coût qu’el­
pour prendre possession de la pé­ le régime russe et ses défenseurs depuis lution orange » de 2004, la démocratie les auront pour leurs propres économies.
ninsule, d’autres s’infiltrent dans des années ne sauraient justifier l’attaque ukrainienne est devenue le repoussoir ab­ C’est le prix minimum à payer si l’on veut
le Donbass, dans l’est du territoire qui vient de commencer. solu du Kremlin. Ses évolutions sont vé­ vraiment faire respecter les principes fon­
ukrainien. A l’époque, les rensei­ Cette volonté d’imposer la loi du plus fort, cues comme une menace existentielle. damentaux du droit international. 
gnements américains et occiden­ ce mépris affiché du droit international C’est à cette indépendance, de vue, d’esprit, jérôme fenoglio (directeur du « monde »)
taux voyaient ces mouvements,
mais il n’était pas question de les
verser dans le domaine public.
Depuis, les affrontements dans
cette partie du territoire ont fait
14 000 morts ukrainiens des deux
côtés, tandis que des milliers de ci­
vils ont dû fuir leurs domiciles.
Oui, oui, une vraie guerre. Il suffit
de lire l’excellent roman d’Andreï présente la collection de prestige
Kourkov qui vient de paraître, Les
Abeilles grises (Liana Levi, 400 pa­
ges, 23 euros), pour en mesurer
toute la réalité. Avec une simpli­
cité déconcertante, l’écrivain
LES GRANDS CLASSIQUES DE LA
ukrainien décrit le quotidien de
retraités isolés dans des villages
abandonnés de tous au cœur
LITTÉRATURE EN BANDE DESSINÉE
d’une « zone grise » qui sépare, sur
la ligne de front, les séparatistes
prorusses du reste des Ukrainiens.
Passé une vague de protestation,
les Occidentaux ont pourtant
cessé de voir le mot guerre en Les Trois Mousquetaires, Le Tour du monde en 80 jours,
Ukraine pour lui préférer la termi­ Les Misérables, Voyage au centre de la Terre, Germinal, Robinson Crusoé......
nologie postsoviétique de « conflit
gelé ». Malgré l’enlisement des
tentatives de médiation entrepri­
ses dans le cadre des accords dits
« de Minsk » et de son appendice
9,99
appelé « format Normandie », les
€
dirigeants européens et améri­
cains ont fini par s’accommoder
de la situation. Petit à petit, en dé­
pit des déclarations de principe,
l’idée de reléguer la Crimée au
rang des pertes et de profits a
même fini par s’imposer. seulement
L’assaut, pourtant, a continué.
Moins visible, certes, mais tout
aussi efficace, le temps, cette fois,
de distribuer des milliers de passe­
ports aux habitants du Donbass.
Une « technique » déjà étrennée
en 2008, avant la reconnaissance
unilatérale par Moscou de l’indé­
pendance de l’Ossétie du Sud et de
l’Abkhazie, deux régions séparatis­
tes de Géorgie, qui s’est ainsi re­
trouvée amputée de 20 % de son
territoire. Puis les troupes russes,
troisième étape, ont recommencé
à se masser aux frontières de
l’Ukraine, 10 000, 40 000, 80 000…
En avril 2021, le ministère de la dé­
fense russe promettait leur retrait
après des « exercices ».
Le même scénario s’est repro­
duit à peine huit mois plus tard, en
décembre 2021 : arrivées massives
de soldats et d’équipements, nou­
velle promesse non tenue. Jusqu’à
l’encerclement, aujourd’hui, de
l’Ukraine, avec le concours de la
Biélorussie inféodée à Moscou,
où, ici aussi, les troupes russes « en
L’ALBUM N°3
Paolo Martinello, © Glénat, 2022
exercice » ont la fâcheuse ten­
NOTRE-DAME DE PARIS
dance à ne pas s’évaporer après.
Pour l’heure, la Crimée et le Don­
bass des séparatistes sous tutelle
russe représentent moins de 10 % EN BONUS : un dossier littéraire, en fin de chaque album,
du territoire ukrainien, mais pour rédigé par des spécialistes sur la vie et l’œuvre de
combien de temps encore ? C’est l’auteur avec une mise en perspective historique.
www.lesclassiquesenbd.fr
Occidentaux : ils ne prennent pas
Vladimir Poutine. Dans son dis­
cours, le chef du Kremlin ne fait
aucune distinction de région, il ne CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX ET SUR WWW.LESCLASSIQUESENBD.FR
compartimente pas. Il parle de
l’Ukraine. Et il avance. 
 2|3
DOSSIER
v L’ENFANCE
À PART ENTIÈRE
v Histoire, philosophie,
littérature… Autour
des livres d’Eric Alary,
Vincent Delecroix,
Thierry Paquot,
Rachid Benzine…

James Meek
4|5
La guerre et la peste LITTÉRATURE
v Bernard Quiriny,
Tom Charbit, Philip
Roth, Dermot Bolger
Une équipée anglaise traverse la Manche, en 1348, et croise la peste noire. Comment l’histoire
se raconte­t­elle ? « Vers Calais, en Temps ordinaire » est la belle réponse de l’écrivain écossais
6
HISTOIRE
D’UN LIVRE
v « Je suis toujours
vivant », de Roberto
florence noiville Saviano et Asaf
Hanuka

I
ls avancent. Ils font le V de la
victoire. Avec leurs arcs de 7 pieds
de long, les redoutables longbows
en bois d’if, ils envoient sur
l’ennemi des pluies de flèches
torrentielles. Ils se sentent invin­
cibles, les archers anglais de la guerre de
Cent Ans (1337­1453). Quand les Français
en capturent un, ils s’empressent
d’ailleurs de lui couper l’index et le ma­
jeur pour s’assurer que, plus jamais, il
ne pourra bander un arc. C’est pourquoi,
avant chaque bataille, par défi, les ar­
chers font ce V avec leurs doigts. Signifi­
cation : nos mains sont intactes, nous
vous écraserons.
7
MOTS DE PASSE
C’est dans cet esprit vainqueur qu’avan­ v Les tourments
cent les protagonistes du passionnant féconds de
roman de James Meek, Vers Calais, en Nathalie Azoulai
Temps ordinaire. Ils s’appellent Laurence
Hacket, Long Gaillard ou Beau Parleur.
Dix ans plus tôt, à Crécy, en 1338, ils ont
mis en déroute « ces diables de Français
qui avaient brûlé Portsmouth ». Encore
auréolés de cette gloire, ils quittent les
Cotswolds, à l’ouest d’Oxford, et mar­
chent vers Calais, désormais ville an­
glaise, où Hacket prendra possession du
manoir et des gens reçus en récompense
de sa bravoure.
A leurs côtés, des prises de guerre,
comme la jolie Cees, une Francaise « ra­
vie » (c’est­à­dire volée et violée) au siège
de Mantes, un confesseur, un serf affran­
chi et dame Bernadine, gente fille de
8
CHRONIQUES
chevalier tombée en « énamourement » v LE FEUILLETON
pour Hacket et fuyant un mariage ar­ Camille Laurens
rangé avec un « vieillard » de 50 ans au a lu « Développement
visage tout « picoré ». Mais voilà que, au du sensible », du
moment où cette troupe s’apprête à tra­ romancier, metteur
verser la Manche, un ennemi inattendu en scène, poète
vient à sa rencontre. La Mort noire. La et performeur
grande peste de 1347, qui enverra ad Extrait du « Roman de la rose », enluminé par Testard pour Charles d’Orléans (XVe siècle). BODLEIAN LIBRARIES, THE UNIVERSITY OF OXFORD/AURIMAGES Christophe Fiat
patres près de la moitié de l’Europe.
Vers Calais, en Temps ordinaire est le
quatrième roman de l’Ecossais James
Meek, après Un acte d’amour, Nous com­
mençons notre descente et Le Cœur par
effraction (Métailié, 2007, 2008 et 2013).
« sourd », l’épidémie fait naître les ru­
meurs les plus farfelues, les fausses nou­
velles prolifèrent, la xénophobie galope).
pas celui qu’elle croit ? Carnages, flam­
bages, pillages, dépucelages forcés :
« C’était la guerre, il n’y avait là point de
de Chaucer, l’auteur des Contes de Can­
terbury (1392). C’est dire le défi qui atten­
dait le traducteur. C’est dire aussi ce qu’il
9
ESSAIS
Ancien correspondant du quotidien bri­ Mais ce qui l’intéresse surtout, c’est la péché », lui expliquent les archers à pro­ fallait de toupet pour se lancer dans ce v « 1797 », un
tannique The Guardian à Kiev et à Mos­ façon dont l’histoire se raconte. Le mythe pos de son passé. Des hommes dont elle pari fou revisitant autant de traditions essai d’histoire
cou, Meek se fait ici envoyé spécial sur le de la « grande victoire », la fabrique du comprend vite qu’ils n’ont jamais ac­ littéraires, du récit initiatique à la parodie expérimentale
terrain du grand conflit médiéval. Trans­ « héros » en temps de guerre, les récits cordé « plus d’importance à l’âme d’une de conte médiéval, en passant par l’in­ d’Anouchka Vasak
différents des hommes et des femme qu’à une mouche ». Dès lors, Ber­ temporelle quête spirituelle et amou­
femmes. Son texte est conçu nadine va se battre elle aussi, persuadée reuse, le tout nimbé d’ironie légère et
On glisse du récit initiatique à comme une joute à mort. Un que l’amour courtois – son esprit de res­ d’humour anglais.
la parodie de conte médiéval,
en passant par l’intemporelle
tournoi où se croisent les flè­
ches d’Eros et celles des ar­
chers, sous le regard narquois
pect, de raffinement – peut aider à soi­
gner la mauvaiseté des êtres. A la fin du
voyage, alors qu’ils ont symbolique­
Mais, pour drôle et savoureux qu’il soit,
le récit de James Meek propose surtout,
en filigrane, un art de vivre beaucoup
10
RENCONTRE
quête spirituelle et amoureuse, de la Grande Faucheuse. ment passé la Manche, tous seront moins « féodal » qu’il n’y paraît. En temps v Linda Lê :
« Mirez » donc Bernadine, transformés : occis, repentis ou émanci­ d’épidémie et de menace de guerre, ce « Je dépérirais,
le tout nimbé d’ironie légère cette dame tout imprégnée du pés, mais à jamais changés. livre résonnerait presque comme une si je lisais moins ! »
et d’humour anglais Roman de la rose, le grand Il y a dans cette fable toute la naïveté et prière. A « Sensibilité », à « Courtoisie » et à
best­seller profane du Moyen la fraîcheur des enluminures du Moyen « Raison la Sage ». Les seules vertus qui,
Age. Elle le connaît par cœur et Age. On y musarde à l’affût de détails avec le recul, méritent le V de la victoire. 
posant au milieu du XIVe siècle ses thè­ ne voit son bel Hacket qu’à travers ce amusants, comme dans Les Très Riches
mes favoris – l’exploration du cœur et de prisme. N’est­il pas « tout ce que l’amour Heures du duc de Berry (1411­1489). Mais vers calais, en temps ordinaire
ses énigmes, le désir, la mort, la double exige, courtois, libre d’orgueil, élégant, al­ le plus délicieux vient de la langue. Des (To Calais, In Ordinary Time),
aspiration de l’homme à la destruction et lègre et généreux » ? Au fil du voyage, langues. Car pour faire entendre le juste de James Meek,
à la poésie… –, il nous fait sourire au pas­ pourtant, « Doute » et « Vérité » – les pa­ timbre de ses personnages, Meek mé­ traduit de l’anglais (Ecosse)
sage de parallèles décidément immua­ ges fourmillent de ces allégories – s’im­ lange trois niveaux d’anglais : le patois, le par David Fauquemberg,
bles (alors que Dieu n’a jamais été aussi miscent dans son esprit. Et s’il n’était parler aristocratique et celui, poétique, Métailié, 464 p., 23 €, numérique 13 €.

Cahier du « Monde » No 23992 daté Vendredi 25 février 2022 ­ Ne peut être vendu séparément
2 | Dossier 0123
Vendredi 25 février 2022

L’enfance
à part
entière« Histoire des
Une école à Strasbourg. Carte postale de 1915. LUX-IN-FINE/LEEMAGE

enfants », d’Eric
Alary, décrit le lent
mouvement qui
a fait des plus passionnante jusque dans ses limites. On
jeunes des acteurs ne peut lire Histoire des enfants sans
penser que certaines pistes – les violen­
de nos sociétés. ces pédocriminelles, l’immigration… –
auraient mérité d’être davantage explo­
De nombreuses rées, ou que d’autres approches, en parti­
culier d’histoire des sensibilités, auraient
parutions en pu enrichir celles qu’Alary privilégie – au
témoignent, qui premier chef, l’histoire sociale. Mais ce
sont, précisément, des perspectives qui
pensent l’enfance, s’ouvrent, et comme un programme de
recherche pour les travaux que devrait
ou en font, plus que susciter cette étude pionnière.
La structure même du livre tient
jamais, un sujet d’ailleurs compte du fait que, parce qu’il
s’agit de défricher un terrain, l’enquête
littéraire ne peut avancer qu’en assumant ses lacu­
nes. Si elle est fondée, pour une part, sur
Cap Corse, 2016. CHRISTOPHER ANDERSON/MAGNUM PHOTOS

les grandes scansions de la chronologie,

de la Belle Epoque aux « trente glorieu­
HISTOIRE ses » et aux bouleversements qui leur
ont succédé jusqu’à nos jours, l’historien
y entrelace des fils thématiques, en mul­
tipliant à chaque étape les angles d’ana­
lyse. Plutôt que de prétendre restituer
florent georgesco comme un tout homogène la réalité
historique des enfants français, il la
défense les plus vulnérables des siens.
Une histoire de l’enfance passe nécessai­
rement, à intervalles réguliers, par ces
paroxysmes de dénuement et de déses­
poir dont le XXe siècle a été prodigue.
Mais Eric Alary insiste autant sur les
renaissances que sur les gouffres. Il met
la fin du XIXe siècle, période où l’on
commence à s’inquiéter de la transition
démographique en cours. Si l’on encou­
rage les Français à faire des enfants, il
faut d’abord que ces enfants vivent, et
l’on débouche, dès la Belle Epoque, sur
une prise de conscience de leurs besoins
L’enfance se détache de la masse, se
met à exister pour elle­même, voire, de
plus en plus, par elle­même. On assiste,
écrit l’historien, au « passage d’un être
réifié à un être personnifié », jusqu’à l’ap­
parition de la figure de l’« enfant roi », ob­
jet de nouvelles craintes nées à l’orée du

L
es enfants ont longtemps été,
pour les historiens, un peuple
des interstices, dont on ne
pouvait ignorer la présence,
mais qui semblait toujours
s’estomper dans les replis des
sociétés d’adultes. Première monogra­
phie consacrée à l’enfance – en France, de
la fin du XIXe siècle à notre premier quart
de XXIe –, Histoire des enfants, d’Eric
Alary, renverse la perspective, reprenant
des données qui, si elles avaient déjà été
analysées, ne l’avaient pas été à partir de
la question qu’il installe au cœur de
l’historiographie : comment les évolu­
tions de la société française ont­elles
progressivement façonné la figure de
l’enfant, telle que nous la connaissons
aujourd’hui ?
L’historien offre ce faisant une expé­
rience intellectuelle qui se révèle
diffracte, observe tour à tour les rôles
qu’ils ont joués, ou non, la place qu’on
leur a laissée, ou non, pour « éclairer » par
assauts successifs « leur vie quotidienne,
l’évolution de leur statut et de leur envi­
ronnement » et, d’abord, « identifier les
facteurs de ces changements ».
Soit une manière d’aller du contexte à
la réalité même, en commençant par ob­
server ce que l’histoire fait aux enfants.
C’est sans doute la dimension la moins
neuve du livre. Elle n’en était pas moins
indispensable au tableau d’ensemble.
Enfants de la Grande Guerre, seuls avec
leur mère pendant que le père combat et,
si souvent, meurt, mobilisés à la maison,
aux champs, à l’école, où la guerre
envahit tout. Enfants de l’exode, des
privations, des persécutions, des dépor­
tations, en 1940­1945. L’effondrement
d’une société en guerre laisse sans
surtout en lumière un phénomène spécifiques. Une « guerre aux microbes » XXIe siècle, comme si l’accélération avait
est lancée. Des traditions séculai­ été trop forte et qu’il fallait tout réap­
res sont bouleversées. La puéri­ prendre. Mais comment en aurait­il été
L’enfance se détache de la culture se développe, et bientôt la autrement ? Jouets des événements, en­
masse, se met à exister pour psychologie des enfants. jeux sociaux et politiques, les enfants
Sans réduire le phénomène à sont devenus au XXe siècle des acteurs
elle­même, voire, de plus en une cause unique, Eric Alary mon­ à part entière, qui ont enfin surgi sur la
plus, par elle­même. On tre que cette préoccupation a été scène de l’histoire, au terme d’une révo­
assiste, écrit l’historien, au un puissant levier de transforma­ lution qui nous a transformés si intime­
tion. Le baby­boom contribuera ment qu’il nous arrive de ne plus la
« passage d’un être réifié à ainsi, en lui donnant une place voir. Histoire des enfants, en ouvrant le
un être personnifié » qu’elle n’avait jamais connue, à chantier à son sujet, devrait nous aider à
changer la nature même de l’en­ la comprendre. Il nous aide déjà à la
fance, en même temps qu’une sé­ regarder en face, et ce n’est pas une petite
constant des après­guerres : la capacité rie de progrès dans l’ordre juridique – la réussite. 
de la société française, non seulement à création de la justice des mineurs
se reconstruire, mais à précipiter les évo­ en 1945, l’introduction d’un droit des en­ histoire des enfants.
lutions que les conflits avaient paru faire fants en 1970 – ou scolaire – la progres­ des années 1890 à nos jours,
voler en éclats. Ainsi de la question de la sive égalisation de l’accès à la scolarité d’Eric Alary,
natalité, qui a progressivement placé les entre garçons et filles, le collège unique Passés composés, 336 p., 23 €,
enfants au cœur du débat public depuis dans les années 1960… numérique 16 €.

Naissance continue
L’enfance est une création permanente, explique à sa manière sensible le philosophe Vincent Delecroix dans son nouvel essai

PHILOSOPHIE phoses du social. La belle force
de Vincent Delecroix dans Leur
enfance, la douce solidité de son
livre, est de refuser ces chemins
faciles – lyrisme niais, surplomb
jean birnbaum philosophique. De reculer, du
moins, chaque fois qu’il se sur­
démontré sa capacité à conju­
guer rigueur et émotion. Son
nouvel ouvrage en témoigne en­
core : ancrant les idées dans la
vie, il avance à tâtons, par frag­
ments, comme si la forme de son
propos visait d’abord à conjurer
et constater : dès leur venue au
monde, nos filles et nos fils n’en
finissent pas de naître.
Une étrangeté radicale
L’enfance est moins un état
qu’une création permanente.
sont pas la chair de ma chair. Les
vêtements dont nous les affublons
sont là pour nous rassurer (…),
pour les faire ressembler à ce que
nous connaissons, car en réalité ils
ne ressemblent à rien de connu. »
Mêlant ses lectures à son quo­
dimension symbolique qui
donne sa richesse à l’existence
humaine, et que tant de gens pas­
sent leur vie à éviter. Néanmoins,
il ne s’agit pas de donner des
leçons ou de fournir un quel­
conque modèle. Delecroix pro­

A
peine a­t­on tracé le
mot « enfant » qu’on
est déjà menacé par
l’infantilisme. Ou par
les grandes envolées métaphysi­
ques sur cet âge des commence­
ments qui détiendrait la clé des
origines. Décrire l’enfance, ce se­
rait se brancher sur les vérités
majuscules, lever le voile sur le
destin de l’homme, le développe­
ment de l’histoire, les métamor­
prend à les emprunter, parce que
ces sentiers balisés cernent le ter­
ritoire qu’il a choisi d’explorer.
Partir du quotidien
Pour se maintenir sur cette
voie d’exigence, Delecroix utilise
la méthode sensible qui met
en mouvement ses livres, essais
comme romans. Au fil des paru­
tions (déjà plus d’une dizaine),
ce spécialiste de Kierkegaard a
l’arrogance. L’auteur puise dans
son expérience de père et ne
prétend pas en faire toute une
théorie. La seule chose qu’il pro­
clame, c’est que de l’enfance on
ne peut à peu près rien affirmer.
L’enfance n’est pas là pour nour­
rir des idées générales. Plutôt
que d’attribuer aux enfants un
statut à part ou une puissance
d’élucidation exceptionnelle,
mieux vaut partir du quotidien
Cette « naissance continue » nous
plonge dans la vulnérabilité en
même temps qu’elle nous im­
pose une « responsabilité totale ».
En effet, et c’est l’une des pistes
les plus stimulantes du livre, de­
venir parent nous place devant
une étrangeté radicale. Si nous
aimons nos enfants, ce n’est pas
parce qu’ils sont proches, ressem­
blants, mais parce qu’ils sont im­
médiatement lointains : « Ils ne
tidien, convoquant Gorki ou
Arendt tout en évoquant la sortie
de la maternité ou les ritour­
nelles de la boîte à musique, Vin­
cent Delecroix dit le boulever­
sement dont l’enfance est por­
teuse, la manière dont elle nous
projette, de gestes répétés en ri­
tuels extraordinaires, dans une
« grammaire rudimentaire de
l’existence » qui nous fait toucher
quelque chose d’essentiel : cette
mène ses lecteurs tout au bord
des certitudes, sans jamais les
laisser tomber dedans. « L’en­
fance est le temps où l’on ne sait
pas ce qu’est l’enfance », écrit­il.
Rendons­lui grâce de perpétuer
cette féconde ignorance. 
leur enfance,
de Vincent Delecroix,
Rivages, « Bibliothèque »,
240 p., 18 €, numérique 14 €.
0123
Vendredi 25 février 2022
Almeria, Espagne, 1990. MARTIN PARR/MAGNUM PHOTOS
Au collège, à Fécamp (Seine­Maritime), en mai 2020. JEAN GAUMY/MAGNUM PHOTOS
Faire de la ville et de l’école
un terrain d’aventures
Le philosophe Thierry Paquot appelle à une cité
conçue pour l’épanouissement des jeunes
URBANISME
anne both
I
l faut se rendre à l’évidence : les en­
fants n’ont toujours pas le droit de
cité dans nos villes, comme le re­
marque Thierry Paquot dans son
nouvel essai, Pays de l’enfance, plaidoyer
pour que les territoires arpentés par les
marmots (école, espaces verts, rue…) res­
pectent enfin leur besoin de courir, de
rêvasser ou de jouer avec de la terre
mouillée. L’inadéquation entre ces lieux
et ceux qui les fréquentent est d’autant
plus flagrante pour les petits citadins,
qui, chaque matin, quittent un logement
clos pour se rendre à l’école en emprun­
tant un parcours dangereux conçu pour
la circulation automobile. On en vien­
drait même à considérer que « les enfants
[sont] inadaptés à la ville alors que c’est
[elle] qui devrait s’adapter à eux ».
Quant aux écoles, contrairement à la
société, la plupart n’ont pas changé
depuis plusieurs décennies. Les classes
d’aujourd’hui ressemblent, l’estrade et le
tableau noir en moins, à celles fréquen­
tées par l’auteur, né en 1952. Les cours de
récréation, conçues pour surveiller les
écoliers et non pour qu’ils s’y cachent,
sont encore asphaltées. Certes, ils peu­
vent s’y défouler après deux heures d’en­
seignement, judicieuse initiative quand
on sait que peu d’enfants (ni d’adultes,
d’ailleurs) sont à même de rester assis et
attentifs sept heures par jour. Mais insuf­
fisante pour l’auteur, qui déplore que
« les acquis de la chronobiologie (…) ne
[soient] aucunement pris en compte ».
Pourtant, si l’on en croit Thierry Paquot,
les gamins ne sont pas condamnés à être
enfermés dans leur appartement, cloîtrés
dans leur classe, contenus dans des
cours, cantonnés sur d’étroits trottoirs. Il
le prouve en recensant d’innombrables
alternatives, dont certaines aujourd’hui
centenaires. Charles Fourier (1772­1837)
préconisait déjà une éducation hors les
murs. Un siècle plus tard, le pédagogue
belge Ovide Decroly (1871­1932) prônait
une école adaptée à tous, réconciliant
théorie et pratique, « pour apprendre
aussi bien à lire qu’à écrire ou à compter,
mais surtout s’épanouir par soi­même ».
Préoccupations sécuritaires
De la psychiatre italienne Maria Mon­
tessori (1870­1952) à l’instituteur Céles­
tin Freinet (1896­1966), l’auteur multi­
plie les exemples de ces initiatives pion­
nières. Ainsi encore de la réalisation par
l’architecte Aldo van Eyck, entre 1947 et
1978, à Amsterdam, de plus de sept cents
terrains d’aventure, avec des passages
secrets, des recoins et des branchages
pour les cabanes. Hélas, mal entretenus,
devenus dangereux, ils ont, comme
leurs rares équivalents français, été rem­
placés par des aires de jeux plus confor­
mes aux préoccupations sécuritaires des
parents. Du côté de l’architecture sco­
laire, des progrès ont cependant été réa­
lisés et de plus en plus de projets intè­
grent les attentes des enfants : cours­jar­
dins, classes bâties comme de petites
maisons indépendantes…
Loin d’être alarmiste ou utopiste,
même si à l’évidence urbanistes, archi­
tectes et pédagogues peuvent mieux
faire, ce livre regorge d’exemples en­
thousiasmants. Et nous invite à placer
les petits citadins au même rang que
les grands. 
pays de l’enfance,
de Thierry Paquot,
Terre urbaine, « L’esprit des villes »,
254 p., 20 €.
ROMAN Un jeune en enfer
Une étape après l’autre, Joseph traverse
les cercles d’un enfer nommé « protec­
tion de l’enfance ». Né en 1919, orphelin
de père, il a 7 ans quand sa mère meurt
des suites d’un avortement sauvage ; le
voilà confié à sa grand­mère, qui perd la
tête et est bientôt envoyée « à l’asile ».
Pupille de l’Etat, Joseph, à 8 ans, se re­
trouve engagé dans une trajectoire terri­
ble qui est, dans cet entre­deux­guerres,
celle de tant d’enfants : d’abord placé
dans une famille nourricière (« souri­
cière », se dit­il, conviendrait mieux à ce
piège) qui l’exploite, il tente de s’échap­
per et se retrouve ainsi à la prison pour
enfants de la Roquette, à Paris, avant
d’intégrer la « colonie pénitentiaire » de
Mettray (Indre­et­Loire) – celle­là même
que Jean Genet évoque dans Miracle de
la rose (Gallimard, 1946) – où, sous pré­
texte de rééduquer les jeunes par le tra­
vail de la terre selon l’idéal des fonda­
teurs philanthropes, on les écrase et les
fait vivre dans la souffrance et un climat
de terreur constant. En six ans, Joseph a
désappris la joie, l’amour, la confiance,
et même à lire et à écrire. Sur quelles ba­
ses, ensuite, une fois libéré par une mi­
raculeuse intervention, construire une
vie ? Ecrit à la hauteur de Joseph, dans le
présent de son expérience, sans préten­
dre en savoir plus que lui, mais sans sin­
ger une voix d’enfant, Le Gosse plonge le
lecteur dans une noirceur qui ménage
des percées d’espérance. 
raphaëlle leyris
 Le Gosse,
de Véronique Olmi,
Albin Michel, 300 p., 20,90 €, numérique 15 €.
ROMAN Une reconstruction
Les vacances s’annonçaient si bien :
le soleil, la mer, les paysages sauvages
d’Ouessant. Iris, 10 ans, goûte le
bonheur simple d’un été qui s’étire
paresseusement. Mais son univers vole
en éclats le jour où sa mère disparaît
mystérieusement. Comment une mère
peut­elle disparaître ? Quelques mois
plus tard, Iris, pour tenter de compren­
dre, revisite les souvenirs de cet été,
comme des dessins dans le sable sur le
point de s’effacer.
Ce motif classique aurait pu être traité
sur le mode de la noirceur. En réalité,
tout est lumineux dans ce livre doux et
délicat. Iris a cette chance, minuscule et
immense, de voir la beauté partout où
elle se cache. Pour se reconstruire, elle se
love dans de vieilles comédies améri­
caines, invente des histoires à partir de
photos en noir et blanc et collectionne
les anecdotes étranges qui se déploient
dans de malicieuses notes de bas de
page. On y lit, entre autres, que les
homards seraient immortels, car « leurs
cellules ne vieillissent pas. Seules la pêche
et l’usure de leur carapace les rendent
vulnérables.»
Outre la délicatesse, Sophie Pujas a le
sens de la formule. L’amour ? « Savoir
sur l’autre quelque chose qu’il ignore ou
tient caché. » Le chagrin, lui, est « un
parasite. Il se nourrit de son hôte, et le
pousse à des comportements qui le
détruisent ». Un beau roman tout en
retenue qui dit l’abandon, la difficulté
à grandir et la nécessité de vivre. 
stéphanie dupays
 Les homards sont immortels,
de Sophie Pujas,
Flammarion, 144 p., 17 €, numérique 12 €.
Rachid Benzine :
« L’enfant rouvre
des possibles »
L’écrivain se place à la
hauteur du petit Fabien
pour évoquer le sort
de ceux qui, amenés en
Syrie par leurs parents
djihadistes, y sont
aujourd’hui retenus
LITTÉRATURE
propos recueillis par
gladys marivat
V
oyage au bout de l’enfance,
le nouveau roman du
politologue, islamologue
et écrivain Rachid Ben­
zine, est l’histoire de Fabien, un petit
Français épris de poésie et passionné
de football, que ses parents emmè­
nent en Syrie rejoindre l’organisa­
tion Etat islamique (Daech). Quatre
ans durant, Fabien découvre l’endoc­
trinement, la guerre, puis le camp de
réfugiés d‘Al­Hol, dans le Kurdistan
syrien, où des enfants de toutes na­
tionalités survivent dans le dénue­
ment et la violence.
Quand avez­vous imaginé
ce livre ?
J’ai suivi le phénomène Daech à
travers le récit que le groupe terro­
riste proposait. En travaillant sur le
sujet en 2014­2015, notamment dans
les prisons, j’ai rencontré des pa­
rents dont les enfants étaient partis
en Syrie ou en Irak. Je les ai interro­
gés. Le 23 mars 2019, avec la défaite
de Daech, nous avons vu que l’on
pouvait détruire le territoire physi­
que du prétendu « califat » mais pas
le territoire des esprits. Puis, il y a eu
ce sondage qui disait que près de
deux Français sur trois s’opposaient
au retour des enfants des djihadistes
français, qui se retrouvaient dans
des camps. Avec toute la matière que
j’avais, en particulier des paroles
d’enfants, je me suis demandé ce que
pourrait nous dire un enfant qui se
retrouve dans ces camps aujour­
d’hui. Un enfant qui est à la fois vic­
time de la décision de ses parents et
de l’Etat français, qui ne souhaite pas
son retour.
Fabien a été élevé à Sarcelles
[Val­d’Oise], une commune
connue pour sa mixité…
Je voulais un enfant qui parte de
Sarcelles avec tout un imaginaire.
Un enfant dont l’école s’appellerait
Jacques­Prévert et qui aimerait la
poésie et son instituteur, M. Tannier.
Un enfant qui aurait un copain juif
qui s’appellerait Ariel, et plein
d’autres copains. Quand le roman
débute, Fabien attend le jour de
gloire où il doit réciter ses propres
poèmes devant la classe. Mais ce
jour ne vient jamais, car ses parents
décident de l’emmener dans un
grand voyage en Syrie pour rejoin­
dre l’Etat islamique. Je voulais ra­
conter la guerre et l’horreur vues à
travers les yeux d’un enfant. Avec
l’innocence, l’étonnement et les
mots d’un enfant, qui ne souhaite
que rentrer à Sarcelles, revoir ses
amis, son papy et sa mamie.
Fabien parle de manière très di­
recte, ce qui rend certains passages
de ce roman insupportables pour
les adultes que nous sommes. Fa­
bien nous désarme par sa naïveté
sans préjugés. Il nous convoque en
tant que parents et responsables. Il
convoque notre enfance, avec la­
quelle nous n’en avons jamais fini.
Car notre enfance nous porte. Pour
moi, c’est une promesse. Et voilà que
nous assistons à une promesse qui
est empêchée.
Dossier | 3
Fabien adore Jacques Prévert
[1900­1977]. Pourquoi ce poète en
particulier ?
La première poésie que j’ai apprise
à l’école, c’était En sortant de l’école,
de Prévert. M. Sfartman, mon insti­
tuteur en CE2, nous la faisait chanter
tous les après­midi. Prévert appar­
tient à notre imaginaire, notre récit
commun. Réactiver ces souvenirs,
c’est comme faire émerger un îlot où
tout est possible. Pour l’enfant, le
monde n’est pas fini. Les adultes
croient au principe de réalité, ils ac­
cordent peu de place à l’imaginaire,
le monde leur paraît fini. Tandis que
l’enfant, par son regard naïf, rouvre
des possibles. L’enfance et la poésie
sont des espaces de liberté.
Fabien est notre conscience. Fa­
bien est notre enfance. Fabien vient
nous rappeler ce qu’ont été nos rê­
ves, et ce que nous avons perdu en
chemin. Quand j’étais au lycée, nous
avons fait un voyage à Auschwitz
en compagnie d’anciens déportés.
L’une d’entre eux, à qui j’avais de­
mandé ce qui l’avait aidée à tenir,
m’a répondu : « Une parole que
m’avait dite ma mère. » Quand il a
mal, Fabien puise dans ses souve­
nirs. Il recompose la poésie de Pré­
vert et les chansons de Jacques Brel
[1929­1978]. Cette liberté intérieure
le sauve.
Fabien ne se laisse pas avoir
par la propagande de l’Etat isla­
mique, il veut tout savoir…
Ses parents sont aveuglés. Lui,
grâce à son innocence, voit la vérité.
Ses parents lui disent en arrivant à
Rakka : « Ici, c’est le paradis. » Il leur
répond : « Mais je croyais que le para­
dis c’était quand on est mort ! » Il ne
comprend pas ses parents, mais il
continue à les aimer, même quand sa
mère le gronde et le punit. Avec eux
comme avec ses amis, il est dans un
amour pur. On se dit : « Que serait­il
devenu s’il était resté en France ? »
Une belle âme. L’enfance, c’est la
confiance dans le monde. Et voilà
que, quand on devient adulte, on dé­
sespère du monde. Et des hommes.
« Voyage au bout de l’enfance »
s’inscrit dans la continuité d’un
de vos précédents romans, « Nour,
pourquoi n’ai­je rien vu venir ? »
(Seuil, 2016), le dialogue épisto­
laire d’un père et de sa fille partie
faire le djihad en Syrie. Pourquoi
raconter ces trajectoires ?
Un récit peut permettre que les
blessures soient reconnues. La re­
connaissance donne le sentiment
d’appartenance, qui permet d’agir.
Un défaut de reconnaissance crée
des pathologies, de la défiance, du
rejet. Toute vie mérite récit. C’est
pourquoi j’ai imaginé de prendre le
risque de parler à hauteur d’enfant.
Pendant que j’écrivais, j’avais en tête
La Vie devant soi, de Romain Gary
[Mercure de France, 1975], Prévert,
les photos et les voix des enfants,
les entretiens avec les parents et les
grands­parents que j’ai accumulés
depuis 2014­2015.
Je relie toujours l’intime et le politi­
que. La littérature me sert à raconter
des histoires qui nous touchent. Si le
corps ou l’âme ne sont pas touchés,
je me dis qu’on a raté quelque chose.
Ce livre est aussi un plaidoyer pour
le retour de ces enfants qu’on a invi­
sibilisés. Fabien nous renvoie à des
ressources et des convictions que
nous avons, comme le droit et la jus­
tice, mais sur lesquelles la peur a pris
le dessus. Je ne sais pas si c’est de la
littérature engagée, mais je voulais
écrire un texte court, qui donne à
penser et qui puisse toucher chacun
d’entre nous. Pour renouer ce lien,
qui manque. 
voyage au bout de l’enfance,
de Rachid Benzine,
Seuil, 82 p., 13 €, numérique 9,50 €.
Signalons, du même auteur, la
parution en poche de Dans les yeux
du ciel, Points, 146 p., 6,30 €.
4 | Littérature | Critiques 0123
Vendredi 25 février 2022

La banlieue à cœur perdu

L’horizon s’éloigne à mesure qu’on avance. Il est un attrape­
rêves. Une sorte de mirage, une illusion. On sait bien qu’à
marcher droit devant soi on finit par se retrouver à l’endroit
monique petillon qu’on a quitté. Pour son nouveau roman, Hector Mathis re­
vient dans « la grisâtre », cette banlieue de son enfance qui fai­

S
avoureuse et désopilante lecture
que celle du nouveau roman de
Bernard Quiriny, Portrait du ba­
ron d’Handrax. Le nouvelliste et
romancier innove avec une forme de nar­
ration éclatée, multipliant des évocations
absurdes, souvent plaisantes, parfois ma­
cabres – car l’auteur de Contes carnivores
(Seuil, 2008) ne refuse pas l’humour noir.
Et comme dans une toile du peintre
Arcimboldo (1526­1593), l’ensemble des
détails compose l’insolite portrait d’un
personnage, Archibald d’Handrax, un
fameux baron perché.
Venu voir dans le musée local d’une
bourgade de l’Allier les œuvres d’un pein­
tre mineur, Henri Mouquin d’Handrax, le
narrateur, Bernard, fait la connaissance
de son petit­neveu Archibald (un prénom
qu’il partage avec le capitaine Haddock).
Débonnaire et bon vivant, celui­ci ac­
cueille à bras ouverts le narrateur dans
le vaste manoir où il abrite ses deux
familles, son épouse Hortense et leurs
quatre enfants, la cuisinière Coralie et
leurs trois petits. Physiquement, avec son
embonpoint et sa barbe, il ressemble à un
brave ogre.
Parce que Bernard Quiriny, professeur
de droit public à l’université de Dijon, est
né en 1978 en Belgique, on a souvent rat­
taché ses œuvres au surréalisme belge.
Mais le fantastique dont il se réclame est
celui de Marcel Aymé – il a doté Le Passe­
muraille (1941) d’une fin inédite dans
L’Angoisse de la première phrase, préfacé
par Enrique Vila­Matas (Phébus, 2004).
Le baron d’Handrax est un être fantas­
sait déjà la part essentielle du décor de ses deux précédents
textes (K.O. et Carnaval – Buchet­Chastel, 2018 et 2020). Enfin,
« décor », si l’on veut. « Toutes les banlieues c’est les mêmes, on
en connaît une on les connaît toutes. » Pas facile en tout cas d’y
grandir. De ses premières années à celles d’une jeunesse un
peu cabossée, le narrateur de Langue morte rassemble
comme il peut ses souvenirs, les tord, les réinvente (« La mé­
moire est un singulier petit arrangement ») dans un récit qui
emporte, et qui mêle d’infinies douceurs à de grands désen­
chantements. La famille qui s’érode, l’école où l’on s’ennuie.
La violence, les coups, la mort de ceux qu’on
aime (« des paquets de chagrin ») et puis l’explo­
ration de nouvelles tendresses. Au plus près, au
plus proche, les mots d’Hector Mathis ont une
surprenante justesse. Un gamin « à l’âme fu­
gueuse » taille comme il peut son chemin. Il sait
confusément qu’il porte en lui un rêve. C’est
toucher l’horizon que veulent les écrivains. 
xavier houssin
 Langue morte, d’Hector Mathis,
Buchet­Chastel, 256 p., 16 €, numérique 13 €.
Un improbable génie de la psychanalyse
Oubliez Freud, Jung, Ferenczi, Lacan et les autres. Pour dé­
nouer enfin vos névroses, pourquoi ne pas tenter une « psy­
chanalyse en double aveugle », cette méthode radicalement
Avec l’enchanteur Bernard Quiriny, nouvelle et passablement improbable dont Chtarbov est le
fondateur trop méconnu ? Guéri par ses soins, Jacques Lede­
faisons la connaissance d’Archibald rer livre ici le portrait de cet homme exceptionnel, « né en
Hongrie d’une mère gaveuse d’oies et d’un père croupier dans
d’Handrax, aristocrate fantasque, l’arrière­salle d’un tripot où il faisait aussi le violoneux », puis
devenu psychanalyste en France après avoir abandonné des
études rabbiniques. Il raconte le colloque où il a rencontré
et de son œuvre, qui ne l’est pas moins Chtarbov, et la sidération du gratin des psys lorsque celui­ci
dévoile sa méthode révolutionnaire à l’efficacité redoutable…

que. Ce qui le singularise, c’est le pas de
côté et le regard oblique. Avant tout, il est
« tellement gamin » : c’est un grand enfant
qui adore jouer avec les siens, au train
électrique ou aux bulles de savon.
Son goût de la plaisanterie le pousse à
cultiver de nombreuses lubies et manies.
Ce collectionneur est riche, car son
ancêtre anarchiste Ambroise, malgré ses
efforts, n’a pas réussi à se ruiner. Le baron
peut donc acquérir les vieilles maisons à
l’abandon, qu’il se garde de rénover. Il
y fait de courts séjours : une manière de
« voyager dans le temps ». Dans la nature,
il marche volontiers à reculons, ce qui
lui permet d’ignorer les panneaux publi­
citaires et de recomposer le paysage. Cela
rejoint sa pratique préférée, retourner les
évidences pour en faire surgir d’autres
vérités, et les prolonger selon une logique
déchaînée.
Sosies costumés et maquillés
Mais le baron ne manque pas d’ambi­
tion intellectuelle. Il organise des dîners
de têtes parodiques où sont invités des
sosies, costumés et maquillés, de Nietz­
sche à George Sand. Et la littérature, dans
tout cela ? Le baron, qui se présente
comme un « Bartleby non pratiquant »,
bouillonne de projets de livres, inache­
vés, pas même commencés : la simple
Le baron à reculons
énumération des titres envisagés peut
constituer un ouvrage, comme Œuvres,
d’Edouard Levé (P.O.L, 2002).
Après la mort du baron, on découvre le
manuscrit d’un recueil de pensées : Car­
nets secrets, qui paraît simultanément
en poche sous la signature d’Archibald
d’Handrax, et que Bernard Quiriny pré­
face, faute d’avouer en être l’auteur. Le­
quel est le double de l’autre ? Aphorismes
et brèves sentences, qui confirment leur
goût pour l’Anglais G. K. Chesterton (1874­
1936) et le Belge Louis Scutenaire (1905­
1987), sont classés par rubriques, notam­
ment « le monde à l’envers ». Des listes de
noms d’auteurs témoignent d’une prédi­
lection pour le début du XXe siècle, no­
tamment les « Marcels » (Proust, Béalu,
Arland, Aymé, etc.). On pourrait y joindre
Marcel Schwob, l’auteur de Vies imagi­
naires (1896).
Dans cette préface, Quiriny brosse un
portrait moral de l’aristocrate : « Que le
baron eût prisé le genre littéraire du texte
bref, de l’éclat, du trait d’esprit, n’est pas
pour me surprendre. Il adorait les para­
doxes, les aphorismes, les anecdotes. La
brièveté, disait­il, est en littérature une
forme de la politesse. » Il souligne aussi
« son ironie, son goût d’inventer,
sa curiosité, son ton sarcastique, portrait
sa mélancolie, sa faculté du baron
d’émerveillement ». d’handrax,
Canular littéraire ? Certes. Mais de Bernard
pas seulement. Car Quiriny, dans Quiriny,
« Interludes », un article de la Rivages,
Nouvelle Revue française (« Des 160 p., 17 €.
fantômes », coordonné par Sté­
phane Audeguy, Gallimard, no­ carnets secrets,
vembre 2012) avait écrit qu’un d’Archibald
bon écrivain, selon lui, est celui d’Handrax,
qui « libère des fantômes ». préface de
N’est­ce pas ainsi qu’il faut enten­ Bernard Quiriny,
dre cette rencontre d’outre­ Rivages, « Poches »,
tombe ? « Qu’êtes­vous au juste : inédit, 166 p., 7 €.
un fantôme ou une hallucination ?
– Un rêve, mon cher. » Un rêve qui s’efface
lorsque s’approche le jour, et dont sub­
siste un halo, une trace, bonhomme
et enchantée. 
sur le papier. C’est un bien curieux bienfaiteur de l’humanité
qui sort ainsi du néant. Ancien OS, steward, pianiste de jazz,
rédacteur publicitaire et bibliothécaire, auteur
d’une douzaine de livres, Jacques Lederer était
aussi l’« admirable et charmant ami » de Georges
Perec (1936­1982). Ce dernier aurait beaucoup ri
en lisant cette sottie, ce récit enlevé conçu,
comme naguère Un cabinet d’amateur (Balland,
1979), « pour le seul plaisir, et le seul frisson, du
faire­semblant ».  denis cosnard
 Chtarbov. Le génial inventeur de la psychanalyse
en double aveugle, de Jacques Lederer,
Maurice Nadeau, 68 p., 15 €, numérique 11 €.
13 ans et culottées
« Est­il possible que l’on ne sache rien de toutes les jeunes filles
qui vivent cependant ? », demandait Rainer Maria Rilke dans
Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (1910). Marie Darrieussecq
a placé cette question en exergue de Clèves (P.O.L, 2011), épa­
tant et dérangeant roman d’un apprentissage physiologico­
sexuel féminin. Le Goût des garçons relève du même genre, et
s’attache à éclairer d’un jour cru le mystère qui frappait Rilke,
à dire comment et ce que les jeunes filles vivent. Celles décri­
tes par Joy Majdalani, dans son premier roman à la langue
affûtée et drôle, appartiennent à la très bonne société d’une
ville non nommée qu’on devine être Beyrouth. Elles fréquen­
tent un établissement catholique, francophone, mixte depuis
peu. Elles ont 13 ans, un corps devenu invraisemblablement
encombrant avec ses poils, ses seins et ses hormones, et elles
ploient sous les injonctions contradictoires, qui
les veulent à la fois séduisantes et pas aguicheu­

Il y a une vie après la fête
Autour d’un DJ en fin de carrière, Tom Charbit signe un bouleversant premier roman
florence bouchy
puissante qui se dégage de ce
texte tient surtout à la lucidité, à
la fois tendre et impitoyable,
toute d’autodérision, avec la­
quelle le héros du roman exa­
mine sa vie de « fêtard invétéré »
et tente de s’inventer un avenir.
ni une satire du roman néorural.
Plutôt l’évocation d’une crise de
milieu de vie, qui prend au sé­
rieux la question du sens de la
fête et la laisse entrer en écho
avec les blessures de l’époque.
discrète. Le récit s’empresse
d’ailleurs de revenir sur l’année
au cours de laquelle Juan Llosa a
dû renoncer à exercer ses talents
de DJ pour se construire une nou­
velle vie en Ardèche.
Mais, dès les premières lignes
ses, désirables et surtout pas désirantes. Tout est
raconté du point de vue de l’anonyme narratrice,
qui, en même temps qu’elle découvre sa libido,
s’initie au pouvoir et à ses jeux cruels, à travers
lesquels la cour de récré reproduit les hiérarchies
adultes. Sa fougue porte ce roman culotté et
prometteur.  raphaëlle leyris
 Le Goût des garçons, de Joy Majdalani,
Grasset, « Le Courage », 176 p., 16 €, numérique 11 €.
Auprès de Matisse

P
endant vingt ans, Juan
Llosa a fait danser la
planète. Toujours entre
deux avions, deux soi­
rées, deux gueules de bois, le
vibrionnant DJ des Sirènes d’Es
Vedra a vécu « deux décennies
d’exil et d’excès ». Capable de de­
vancer les désirs du public, de
« l’amener à un endroit où il
n’aurait jamais pensé aller », il est
considéré comme « un esthète du
mix, un virtuose des platines ».
Est­ce parce que la pandémie a
rendu rares les occasions de faire
la fête et quelque peu anachro­
niques les évocations de grandes
communions musicales ? Les
mots et les rythmes du premier
roman très abouti de Tom Char­
bit résonnent chez le lecteur avec
une intensité remarquable. Mais
gageons plutôt que la mélancolie
Lorsque le lecteur fait sa con­
naissance, le narrateur a trouvé
refuge, en plein hiver, dans un
village ardéchois. Contraint de
s’éloigner des dancefloors pour
soigner ses acouphènes, il goûte
difficilement la sobriété des
lieux. Il lui faut bien admettre
que sa « solide expérience de la
fête est une compétence assez peu
recherchée » hors du monde de la
nuit. Et que sa capacité à expli­
quer « dans n’importe quelle lan­
gue et à n’importe quel point du
globe [qu’il a] besoin d’une bière
fraîche et d’un gramme de co­
caïne » ne suffira pas à lui ouvrir
les portes de la sociabilité villa­
geoise. Le roman de Tom Charbit
n’est pourtant ni un récit branché
sous psychotropes, célébrant
d’un air faussement désabusé les
nuits sans fin d’Ibiza ou de Berlin,
Energie créatrice
Le romancier s’empare d’une
thématique prétendument futile
et en explore avec finesse les pro­
fondeurs. Comme Ulysse se lais­
sant séduire par le chant des sirè­
nes, dont il connaît pourtant les
dangers mortifères, son narra­
teur tente de trouver un moyen
terme entre l’énergie créatrice à
l’œuvre dans la fête et les risques
attachés à ses excès. Ce qui aurait
pu n’être que le récit d’un malaise
existentiel devient, sous la plume
aiguisée de Tom Charbit, un ro­
man aussi ample que boulever­
sant, où l’amour et la mort jouent
chacun leur partition sans que
l’on sache quelle pulsion mène
véritablement la danse.
Il est vrai que le lecteur n’y fait
pas très attention, à l’ouverture
du roman, car la mention est
des Sirènes d’Es Vedra, la menace
plane. « A Paris, puis partout en
France, et plus loin ailleurs, relève
le romancier, le cours tranquille
des fleuves et des rivières tournera
bientôt aux torrents de larmes,
mais pour l’heure c’est le temps de
la sidération. » Sans jamais ap­
puyer les significations ni souli­
gner les parallélismes, l’écrivain
réussit à entrelacer la crise per­
sonnelle de son personnage et le
traumatisme des attentats du
13 novembre 2015. Si, ce soir­là, la
mort semble avoir gagné la par­
tie, le premier roman de Tom
Charbit lui oppose avec une émo­
tion pudique la puissance d’un
hymne à la vie et à la fête. 
les sirènes d’es vedra,
de Tom Charbit,
Seuil, 336 p., 19,50 €.
Après avoir perdu son père, médecin, dans sa Sibérie natale,
Lydia Delectorskaya (1910­1996) se trouve à Nice en 1932 : elle
aide Matisse à terminer les panneaux décoratifs de La Danse,
commandé par le docteur Barnes. Elle devient bientôt l’indis­
pensable assistante du peintre, de quarante ans son aîné,
jusqu’à la mort de celui­ci, en 1954. Elle lui a inspiré des
chefs­d’œuvre et l’a accompagné jusqu’aux ultimes créations,
les papiers découpés et la chapelle du Rosaire, à Vence. L’ex­
position qui, en 2010, au Musée Matisse de Cateau­Cambresis,
lui rendait hommage, s’intitulait « Lydia D., muse et modèle
de Matisse », car il l’a représentée dans de nombreux por­
traits. Elle a donné au Musée de l’Ermitage, à Saint­Péters­
bourg, Jeune Femme au corsage bleu (1939) et
l’éclatant Madame L. D., portrait vert, jaune et bleu
(1947). Dans La Delector, cette biographie roman­
cée, alerte et familière, François Vallejo revendi­
que sa liberté d’écrivain, car seule la fiction, selon
lui, peut tenter de deviner l’énigme d’une telle
osmose entre le peintre et son modèle, et de
rompre un certain silence sur cette muse intègre
et discrète.  m. pn.
 La Delector, de Francois Vallejo,
Viviane Hamy, 350 p., 20,90 €, numérique 14 €.
0123
Vendredi 25 février 2022
Le génie du conflit intérieur
et la science du théâtre éclatent
dans « Romans et récits (1979­
1991) », nouvelle « Pléiade »
de l’écrivain américain
Philip Roth
à l’essentiel
marc weitzmann
écrivain
P
our ceux qui connaissent
peu ou ne connaissent
pas Philip Roth (1933­
2018) et se demandent
d’où vient sa réputation de
« géant littéraire », L’Ecrivain
fantôme est certainement le ro­
man à découvrir. Publié en 1979
(Gallimard, 1981), ce sobre
chef­d’œuvre qui se lit d’une traite
se déroule au milieu des années
1950 et met en scène le jeune Na­
than Zuckerman alors que, pris à
partie par sa famille et par sa tribu
d’origine (les juifs américains)
pour avoir écrit une nouvelle qui
« ferait le jeu » des antisémites,
comme on dirait aujourd’hui, il
s’en va chercher refuge, le temps
d’un week­end, dans la maison
isolée, cerclée par la neige, où vit
en reclus son modèle littéraire,
l’écrivain E. I. Lonoff. Au côté de
Lonoff, Zuckerman découvre son
épouse, Hope, et une assistante
de son âge, du nom d’Amy Bel­
lette, à l’accent européen et aux
origines mal définies.
Dès la première phrase, l’aspect
satirique des premiers chapitres
du roman est comme miné par
une atmosphère de mystère
venue tout droit d’Henry James
(1843­1916), dont le sens explose
brutalement à la face du lecteur
lorsque, au milieu du livre, Zuc­
kerman, confronté aux relations
énigmatiques unissant ces trois
personnages, et à sa propre atti­
rance pour Amy Bellette, se
prend à imaginer que cette der­
nière pourrait bien être Anne
Frank, une Anne Frank ayant sur­
vécu à la Shoah et secrètement
émigrée aux Etats­Unis. La comé­
die de mœurs cède alors la place
à la tragédie historique et à la
névrose pathogène.
Au­delà de l’élégance d’une
Dermot Bolger et l’éveilleuse
Une Irlandaise abandonne tout pour une vie sans attaches. Hommage de l’écrivain à une figure de son passé
christine rousseau
T
out un symbole ! Alors que, à
Dublin, en ce 18 avril 1954, on
célèbre le dernier acte d’indé­
pendance de la jeune Républi­
que d’Irlande, à quelques kilomètres de
là, au nord du pays, dans le comté de
Mayo, Eva Fitzgerald décide, elle aussi,
de reprendre sa liberté. Et ce, après
vingt­trois ans de mariage et autant à
soumettre son bonheur aux autres. En
quittant Freddie, son époux, cette petite
femme frêle mais déterminée sait
qu’elle défie les conventions d’une
société où le divorce est interdit. Mais
qu’importent les labyrinthes légaux
dans lesquels elle s’apprête à plonger.
Eva, en esprit libre, veut vivre sans dé­
pendre de quiconque, pour voyager, se
frotter au monde, à de nouvelles idées.
écriture où l’ironie et le drame
s’épousent dans un équilibre par­
fait, le tour de force de ce roman
est son implacable pouvoir de
conviction. Impossible de ne pas
croire à l’histoire d’Anne Frank
telle que racontée par Zuckerman.
L’Ecrivain fantôme, en d’autres
termes, est le premier des romans
de Philip Roth dans lequel se dé­
ploie pleinement ce qui sera long­
temps sa marque de fabrique : un
jeu de miroirs faussement auto­
biographique, combattu par un Philip Roth,
talent romanesque inégalé pour à New York,
faire sonner vrai, par les mots en 2002.
qu’ils prononcent, ces personna­ NANCY
ges de la vie que sont « les autres », CRAMPTON/
en particulier lorsqu’ils sont OPALE.PHOTO
invraisemblables.
Aux mensonges de l’auteur sur
sa propre vie répond ainsi la véra­
cité de ses créatures – véracité
d’autant plus persuasive que ce
qu’elles racontent avec le plus
grand naturel défie les lois de l’or­
dinaire. L’exemple de cette Anne
Frank fictive donne une idée de
ce que ce naturel demandait, en
réalité, de travail acharné. Entre
respect de la tragédie et démythi­
fication ironique, Roth, en quête
du ton juste pour écrire le person­
nage, le rédigea d’abord à la
Aux mensonges de l’auteur
sur sa propre vie répond ainsi
la véracité de ses créatures
– véracité d’autant plus
persuasive que ce qu’elles
racontent avec le plus grand
naturel défie les lois de
l’ordinaire
première personne, passa tout à
la troisième personne afin d’ex­
purger du texte toute tentation
« littéraire » lyrique, avant de reve­
nir à la première personne.
Entièrement consacré à la trilo­
gie fondatrice des « Zuckerman »,
le volume II des œuvres de Philip
Roth dans « La Pléiade » permet
de prendre la mesure de ce travail
Bien décidée à ne rien concéder, ni au
malheur ni au désespoir.
Treize ans après l’inoubliable Toute la
famille sur la jetée du Paradis (Joëlle Los­
feld, 2008), où il contait les heurs et mal­
heurs d’une lignée d’aristocrates protes­
tants, les Goold­Verschoyle, pris dans
les fracas politiques de l’Irlande du
début du XXe siècle, Dermot Bolger re­
noue avec le roman familial. Du moins
en apparence. Car si, chronologique­
ment, Une arche de lumière s’apparente
à une suite de Toute la famille…, c’est à
un voyage dans le temps beaucoup plus
intimiste, voire (auto)biographique,
qu’il nous invite.
Dans l’effervescence des années 1960­
1970, sa condition de presque paria a tôt
fait d’entraîner Eva aux marges de la
société. Là, près d’une jeunesse dont elle
épouse les aspirations émancipatrices et
les combats pacifistes, elle vit sans
autres attaches que celles qui la relient à
ses enfants ; sans autres amitiés que
celles qu’elle noue au gré de ses périples
en Espagne ou à Tanger ; sans autre
grâce, en particulier, à une révi­
sion serrée des traductions par
Philippe Jaworski, ainsi qu’aux
très éclairantes notices d’Aurélie
Guillain et, surtout, de Paule Lévy.
Je viens d’écrire trilogie mais, en
réalité, au cycle des trois romans
constitué par L’Ecrivain fantôme,
Zuckerman délivré (1981) et La
Leçon d’anatomie (1983) s’ajou­
tent non seulement un épilogue
(L’Orgie de Prague, 1985), mais
aussi La Contrevie (1986), roman
« accidentel », non prévu dans le
plan d’origine, et qui est l’autre
chef­d’œuvre total de ce volume,
voire de toute l’œuvre de Roth, le
tout agrémenté de deux com­
mentaires semi­fictifs de l’auteur
sur son propre travail, Les Faits
(1988) et Tromperie (1990). Un
ensemble qui aura pris plus de
dix ans à son auteur.
Qu’un tel achèvement ait été
initialement envisagé comme un
seul livre, que Roth dut se résou­
dre à « ouvrir parce qu’il était trop
condensé », selon ce qu’il m’a
expliqué lui­même, en dit long
sur ce qui peut se produire lors­
qu’un écrivain de cette envergure
se laisse guider par la rigoureuse
logique de son imagination ver­
bale (laquelle n’a rien à voir avec le
fait d’écrire au fil de la plume).
Roth concevait ses livres parfois
en parallèle, toujours comme se
possession que les livres de Maître
Eckhart, de Martin Buber ou de
D. H. Lawrence, ses compagnons de
route qui la nourrissent et la guident.
Deuils effroyables
Faisant fi des apparences, enchaînant
les petits boulots, Eva enseigne la pein­
ture, s’essaye à l’écriture, voyage au gré
de ses élans, de son désir de solitude, de
ses interrogations spirituelles sur sa rai­
son d’être. Mais sa compassion d’épouse
et de mère la ramène toujours près des
siens. Sur l’île de Wight, d’abord, où son
époux agonise, tiraillé entre douleur et
rancœur contre Francis, son fils « dégé­
néré ». A Londres ensuite, où les liaisons
homosexuelles de ce dernier, aussi tu­
multueuses que malheureuses, pour­
raient le conduire en prison. Au Kenya
enfin où, dans la torpeur postcoloniale
d’une plantation de café, Hazel, sa fille,
s’enfonce chaque jour un peu plus dans
un mariage à la dérive.
Au terme d’un long chemin marqué de
deuils effroyables, c’est dans une vieille
Critiques | Littérature | 5
répondant les uns aux autres, en
un dialogue auto­subversif qui
n’autorisait nulle idéologie, et ou
les objections – éthiques, histori­
ques – se contredisaient moins
qu’elles ne s’éclairaient mutuelle­
ment. Le volume de « La Pléiade »
permet de prendre conscience de
la pression mentale qu’implique
une telle dynamique, où, comme
chez Dostoïevski, le génie du
conflit intérieur alimenté à la
science du théâtre (Shakespeare,
Tchekhov) sert de moteur à l’ap­
profondissement sans fard de ce
que Roth appelait « les questions
essentielles ».
« C’est un jeu, c’est du théâtre »,
m’avait­il confié pour « Le Monde
des livres » quelques mois avant
sa mort. « Pour que les choses de­
viennent intéressantes, vous devez
vous faire passer pour Raskol­
nikov [le héros de Crime et châti­
ment, de Dostoïevski, 1866]. (…)
Vous jouez à vous compromet­
tre. » Lâcher la bride à ses démons
sur la page était sa façon d’explo­
rer le monde. 
romans et récits (1979­1991),
de Philip Roth,
multiples traducteurs de l’anglais
(Etats­Unis), édité sous la
direction de Philippe Jaworski,
Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1 584 p., 69 €.
caravane – son « arche » – qu’Eva, 70 ans,
trouve enfin la quiétude, auprès de ses
chats et de son colley, Johnny. Mais aussi
sa raison d’être : « éveilleuse » auprès de
jeunes artistes ou auteurs. Tel Donal,
18 ans, poète et ouvrier originaire du Fin­
gal, sous les traits duquel se devine l’ap­
prenti écrivain Dermot Bolger.
De son côté, Eva, elle, ressemble beau­
coup à Sheila, dont l’auteur nous parle
dans sa postface. Cette femme avec la­
quelle il restera lié jusqu’à sa mort,
en 2000, est celle qui l’autorisa à pour­
suivre son rêve. Et à faire de sa vie ce ro­
man poignant. C’est à elle qu’est dédié ce
portrait délicat et poétique, exaltant
l’essence d’une femme qui n’aura cessé,
malgré les deuils, d’être portée par la joie
et l’audace du bonheur. 
une arche de lumière
(An Ark of Light),
de Dermot Bolger,
traduit de l’anglais (Irlande)
par Marie­Hélène Dumas,
Joëlle Losfeld, 464 p., 23 €, numérique 17 €.
Brouillage final
D’une poésie profonde, imprévisible
comme l’âme humaine, Manquer à
l’appel, du Portugais Valério Romao,
emporte dans l’histoire de Virginia,
ex­maire d’une petite ville proche de
Lisbonne, et de sa fille, Eugénia, pro­
fesseure de philosophie, alors que la
première bascule dans la sénilité. La
relation des deux femmes, qui vivent
ensemble, a été bâtie sur l’entraide
dans l’exclusion : le père, un tyran
domestique, a déserté le foyer, affligé
d’être le géniteur d’une fille. Après son
départ vinrent les fins de mois diffi­
ciles, la honte, les aventures cachées,
les recommandations de la mère
qu’inquiétait le penchant d’Eugénia
pour la poésie – cette « maladie » qui
l’éloignerait de la vraie vie et des
études sérieuses.
Après Autisme et Les Eaux de Joana,
sur le déni d’une mère dont l’enfant
est mort­né (Chandeigne, 2016 et
2019), Romao clôt son triptyque Pater­
nités ratées. Se moquant de la tempo­
ralité, il décrit le chaos de vies bous­
culées par la maladie, hantées par les
traumas familiaux. Sa prose abolit
toute hiérarchie entre les événements,
toute distinction entre le récit, les
poèmes cités et les dialogues. Qui est
la plus malade, de Virginia atteinte
d’Alzheimer et qui ne reconnaît plus
personne, ou d’Eugénia chez qui
poésie, fantasme et travail se confon­
dent ? Et si, dans ce grand brouillage
final de la vie, les deux femmes tou­
chaient là au plus près de ce qu’est la
littérature ?  gladys marivat
 Manquer à l’appel
(Cair para dentro), de Valério Romao,
traduit du portugais par Joao Viegas,
Chandeigne, 240 p., 21 €., numérique 17 €.
Pulsions cairotes
Comme son auteur, Muhammad
Aladdin (né au Caire en 1977), le héros
de ce roman, Ahmad, appartient à la
« génération de la place Tahrir ». Celle
qui avait porté les aspirations révolu­
tionnaires de la jeunesse égyptienne
lors du « printemps arabe » de 2011 et
qui connut ensuite la désillusion. Ce
bref récit porte la marque de ce coura­
geux soulèvement populaire. Le ton
y est libre, impertinent, un rien désa­
busé, et le propos pour le moins
provocateur : sexe et drogue dans un
milieu de quadras désargentés, vi­
vant d’expédients dans le tumulte
inouï de la mégapole cairote.
Son dénuement oblige Ahmad, licen­
cié en lettres, à mettre en sourdine ses
ambitions littéraires. Il subvient tant
bien que mal à ses besoins en écrivant
pour un site Web de courts récits
pornographiques payés 3 dollars
chacun.
Parmi ces jeunes gens, Nevine, une
superbe femme dont le mari réside
dans le golfe Arabo­Persique pour des
raisons professionnelles, laisse libre
cours à ses impérieuses pulsions et les
entraîne tous deux dans de vertigi­
neuses aventures érotiques qu’ils
paieront au prix fort. Par petites tou­
ches, aussi légères qu’incisives, Alad­
din brosse ici le portrait d’une Egypte
des marges dont la misère n’altère pas
l’humour. Humour qui, plus encore
que la courtoisie du désespoir, en a ici
l’extrême élégance.  eglal errera
 Un chien de rue bien entraîné
(Kalb baladî mudarrab), de Muhammad
Aladdin, traduit de l’arabe (Egypte) par Khaled
Osman, Actes Sud, « Sinbad », 124 p., 15 €,
numérique 11 €.
6 | Histoire d’un livre 0123
Vendredi 25 février 2022

Roberto Saviano reprend vie L’Algérie à mi-voix

La comparaison finit par sauter aux
yeux de Sarah, la narratrice : son
histoire d’amour avec Karim est à
Depuis « Gomorra », en 2006, le journaliste et écrivain, menacé de mort par la l’image de sa ville, Alger : « Un peu
moche, mais grandiose. » Moche
Mafia, étouffe. Pour se donner un peu d’air, il raconte cette existence dans une BD parce qu’elle condamne la jeune
femme à l’attente et à la clandesti­
nité – l’amant, avocat vivant à Paris,
y est marié. Grandiose parce qu’il
s’agit d’une passion, avec grands
sentiments, retrouvailles enfiévrées
et toute la panoplie des films que
l’on se fait en pareilles circonstances.
Si le lecteur se laisse emporter par le
béatrice gurrey récit – à mi­voix, teinté de ce qu’il
faut d’ironie légère – de cette liaison,

E
st­il normal, au XXIe siè­ l’empreinte que laisse Amour, exté­
cle, en Europe, que trois rieur nuit tient d’abord à ce que le
journalistes d’investiga­ premier roman de Mina Namous ra­
tion aient été assassinés ? conte, entre les lignes, du pays dont
Peter R. de Vries, le Néerlandais, vient l’autrice (« Oui, l’Algérie, c’est
Daphne Caruana Galizia, la Mal­ dommage », dit Sarah à Karim). De la
taise, Jan Kuciak, le Slovaque, en­ manière dont s’y appréhendent les
quêtaient sur des affaires crimi­ relations entre hommes et femmes,
nelles de corruption et l’ont payé de l’impossibilité pour les individus
de leur vie – et la compagne de d’échapper au collectif, de l’héritage
Kuciak avec lui. Cette interroga­ des dernières décen­
tion est au cœur du nouveau livre nies. Avec Amour, ex­
de Roberto Saviano, dont le titre térieur nuit, les édi­
jaillit comme un cri : Je suis tou­ tions Dalva publient
jours vivant. leur premier roman
Cette bande dessinée autobio­ non traduit. 
graphique vient de là. De cette raphaëlle leyris
anomalie devenue sa vie « nor­  Amour, extérieur
male », quotidienne, de journa­ nuit, de Mina Namous,
liste et d’écrivain traqué, depuis Dalva, 242 p., 18,90 €,
seize ans, pour avoir écrit Go­ numérique 13 €.
morra (2006 ; Gallimard, 2007),
fresque corrosive sur la mafia na­
politaine. Un succès planétaire
qui a donné lieu à deux films, à Un cas de harcèlement
d’autres livres et à une série
télévisée, dont les cinq saisons Face au comité médical chargé d’éva­
ont été diffusées dans près de luer son état mental, le héros du nou­
130 pays. Mais ni l’ivresse de la vel ouvrage de Pierre Filoche a beau­
réussite, ni la passion des foules coup à perdre. Est­il l’agresseur ou
pour ses récits, ni la satisfaction l’agressé ? Doit­il être puni ou pro­
du justicier n’ont adouci pour tégé ? Pourtant, le récit qu’il fait dans
l’auteur la perte irrémédiable de Harcelé n’est pas le simple plaidoyer
sa liberté. « Je me suis aperçu que, auquel se livrerait, pour sa défense,
pour protéger ma propre vie, je ne un salarié accusé d’avoir violenté son
vivais pas. Je n’ai pas été tué, mais supérieur hiérarchique. C’est bien
je ne peux pas vivre », dit­il au une matière romanesque, dont la
« Monde des livres ». force tient à la capacité qu’a le texte
Que faire d’autre, alors, que de Roberto Saviano, extrait de « Je suis toujours vivant ». GALLIMARD/STEINKIS de reformuler constamment ses en­
raconter cette vie qui n’en est pas jeux. Jusqu’à son dénouement re­
une, sous protection policière marquable. Connu pour ses nouvel­
permanente ? « J’ai attendu que le les et romans policiers, Pierre Filoche
“boss” des Casalesi, ce clan très Exposé, surexposé, et pourtant donner une image réaliste mais un labyrinthe.” J’ai immédiate­ se révèle ici aussi fin sociologue que
puissant, et son avocat soient toujours caché, personnage pu­ aussi symbolique, expression­ ment pensé que j’étais une sorte psychologue du travail. Sans être dé­
condamnés, explique Saviano. blic, admiré ou controversé, niste, de ma vie, confie le quadra­ de minotaure », raconte Saviano. monstrative, sa plume sait rendre
Que le fragile Etat italien en arrive l’homme Saviano s’était dissous génaire. Avec le dessin, on accède L’animal mythique tourne en sensibles les différentes techniques à
à ce premier degré de jugement. » Il dans son image. à une autre représentation sensi­ rond dans un petit appartement l’œuvre dans les situa­
aura tout de même fallu treize C’est par l’image qu’il tente de ble. » Grand admirateur de l’Amé­ vu de haut, les mains dans les po­ tions de harcèlement
années de procès, de combat, au reprendre la maîtrise de son exis­ ricain Art Spiegelman, ou des Ita­ ches de son jean. Des échanges moral et leurs effets dé­
cours desquelles ce projet a mûri. tence. La bande dessinée s’est im­ liens Gipi et Andrea Pazienza, il a entre les deux hommes fusent létères, qui rendent le
« Je n’ai jamais montré mes bles­ posée comme le mode naturel, la choisi un dessinateur israélien de des images, des idées, de manière besoin de justice plus
sures. Mais raconter toute cette suite logique d’une littérature sa génération, Asaf Hanuka, qui quasiment symbiotique. « Asaf impérieux encore que
douleur, c’était la seule façon de qui s’était coulée avec aisance vit à Tel­Aviv mais s’est formé en connaît ma passion pour les go­ celui de réparation. 
me sauver », estime l’écrivain. dans le cinéma. « Je voulais France. « C’est très important pour rilles à dos argenté. Il pensait que florence bouchy
moi de publier ce livre en France, je vivais dans une cage. Ce gorille,  Harcelé, de Pierre
glisse Saviano. Dans ce pays, la BD c’est moi », dit encore l’écrivain. Filoche, Serge Safran, 192 p.,
est considérée comme de l’art et de « Pour faire le portrait d’un pay­ 17, 90 €, numérique 10 €.
Une prison intime la littérature. »
Tous deux nés dans la même
sage intérieur, un travail aussi
intime, il faut avoir une relation
DEUX FRÈRES de minéralogie de Naples, une décennie, l’Italien (1979) et l’Israé­ profonde, confiante, devenir des
JOUENT AU menace on ne peut plus claire lien (1974) n’ont pas seulement un amis », observe le dessinateur. Primo Levi inattendu
SUBBUTEO, ce sur la vie de son fils aîné. Le air de famille – calvitie, barbe et « Asaf est juif, kurde, israélien, sou­
miniterrain de jeune frère, devenu infirmier, gros sourcils –, mais une sorte ligne Saviano. On s’est sentis pro­ Au cours des années suivant la se­
foot sur table subit des intimidations et des d’entente souterraine, fraternelle, ches. » Ils se sont compris sur le conde guerre mondiale, l’auteur de
où les figuri­ insultes, même lorsqu’il porte qui s’est épanouie à la faveur de ce sentiment du danger, de l’instabi­ Si c’est un homme, Primo Levi (1919­
nes en culbuto secours à un blessé. Ils doivent travail commun. « Je connaissais lité de la vie, de la présence, réelle 1987), tenta de restituer son expé­
se déplacent quitter la ville, conséquence ou potentielle, de la violence. rience d’Auschwitz de toutes les ma­
grâce aux pichenettes des parmi d’autres de Gomorra, le « Pour faire le portrait d’un Asaf Hanuka ne pouvait man­ nières littéraires possibles. Rassem­
joueurs. « Buut ! » Roberto, best­seller fulgurant de Roberto quer de dessiner l’anneau de mé­ blés pour la première fois, les deux
12 ans, lève les bras, hilare, en Saviano sur la Mafia, publié paysage intérieur, un travail tal que Roberto Saviano porte à poèmes et les dix nouvelles d’Aus­
signe de victoire. Son petit en 2006, alors que l’auteur n’a aussi intime, il faut avoir une l’index et touche sans y penser. Il chwitz, ville tranquille révèlent
frère, 8 ans, boude un peu. que 26 ans. C’est la première fois a été fabriqué en Grèce à sa de­ autant de facettes inattendues de
Cette scène d’exposition très que celui­ci révèle les souffrances
relation profonde, confiante, mande, en tungstène, du même son œuvre. Qui eût dit que ce chi­
réussie raconte une enfance de ses proches, lesquelles le devenir des amis », observe métal, assure­t­il en souriant, que miste de formation avait tâté par
heureuse, dans une famille tourmentent par ricochet. Asaf Hanuka, le dessinateur les casques des myrmidons, les exemple de la science­fiction et
italienne normale, celle de La force de cette autobiogra­ puissants soldats d’Achille pen­ même du fantastique ? Pour autant,
Roberto Saviano. phie sous forme de roman gra­
de « Je suis toujours vivant » dant la guerre de Troie, chers à qu’il soit peint de manière réaliste
Quinze ans plus tard, une phique, dédiée « à R., mon frère », son cœur. Sur son bras droit, un ou « comme un gaz qui se répand
main anonyme a jeté dans la écrite par Saviano et dessinée par tatouage maori, symbole de résis­ dans l’espace et se prolonge dans le
boîte aux lettres de sa mère, Asaf Hanuka, illustrateur israé­ le travail d’Asaf. Quand j’ai vu tance. « Le mélange de la réalité, de temps », l’univers concentration­
une chercheuse qui a long­ lien, est d’avoir construit un récit Valse avec Bachir, j’ai su que ce la symbolique, de la littérature, naire ne cesse de se dérober. Levi
temps dirigé le Musée royal fourmillant de détails réalistes serait lui. J’avais cette idée depuis c’est ce qui définit Roberto, note le dépeint ainsi comment il échappe à
en laissant toute sa place à l’ima­ très longtemps et j’ai compris qu’il dessinateur. J’ai été invité à décou­ ceux dont l’esprit est « affamé de
ginaire. Les cadrages, le décou­ pourrait représenter ma vie. » vrir une couche d’émotions que comprendre ». Mais, dans la nouvelle
page, l’utilisation particulière de Dans ce film d’animation du réa­ l’on ne dévoile pas forcément. Je ne qui donne son titre paradoxal au re­
L’ÉCRITURE PREND VIE
couleurs franches dans un al­ lisateur israélien Ari Folman sur m’attendais pas à cela. J’ai trouvé cueil, il dresse aussi le portrait de
bum dominé par le noir et blanc la guerre du Liban, sorti en 2008, un trésor. Quelque chose de plus « ces bons citoyens qui s’efforçaient
s’impriment durablement dans Asaf Hanuka avait dessiné l’un qu’une biographie. » de ne pas voir et de
l’œil du lecteur, plongé dans la des soldats et des scènes oniri­ L’Iliade est « l’origine même de ce taire ce qu’ils
prison intime de l’écrivain.  b. g. ques. « J’ai compris avec ce film, qui te nourrit, de ce qui te donne de voyaient ». 
qui ressemblait beaucoup à une la force », écrit Saviano dans ce ro­ florence noiville
je suis toujours vivant BD, que l’on pouvait mieux racon­ man graphique et vrai. Jamais  Auschwitz, ville
(Sono ancora vivo), ter avec l’imagination, l’onirisme, l’Odyssée ? « Je n’ai plus de maison. tranquille (Auschwitz,
Éditions Persée de Roberto Saviano qu’en montrant la réalité crue », Je n’ai plus d’Ithaque où retourner, città tranquilla), de
127 avenue Jean-Baptiste Clément et Asaf Hanuka, complète l’illustrateur. ma terre m’a chassé », répond Primo Levi, multiples
92100 Boulogne-Billancourt
traduit de l’italien par Vincent Ils se sont rencontrés plusieurs l’écrivain. Mais, sous le crayon traducteurs de l’italien,
Raynaud, Gallimard/Steinkis, fois, à Rome, à Milan, à New York. d’Asaf Hanuka, il est pour tou­ Albin Michel, 208 p., 19 €,
148 p., 20 €, numérique 15 €. « Asaf m’a dit : “Tu es enfermé dans jours, et plus que jamais, vivant.  numérique 13 €.
0123
Vendredi 25 février 2022
Mots de passe | 7

Les tourments
féconds de
Nathalie Azoulai
Avec « La Fille parfaite », l’écrivaine signe son
onzième roman en vingt ans. Autant d’occasions
d’explorer les thèmes qui lui tiennent à cœur,
tels l’amitié et son délitement, ou le pouvoir
du langage, dans une recherche constante
de formes et de registres différents

celle de l’amitié est au cœur de ce roman

coupant et hypnotique, un peu appuyé
dans l’opposition qu’il met en scène en­
tre matières scientifiques et littéraires,
mais fort subtil dans sa manière de ne Nathalie Azoulai, à Paris, en 2022. PATRICE NORMAND/LEEXTRA VIA OPALE.PHOTO
raphaëlle leyris pas chercher à élucider à tout prix le mys­
tère Adèle, et surtout dans sa façon d’ap­

O
n rencontre Nathalie Azoulai
alors que s’amplifie une
controverse publique autour
de l’enseignement des mathé­
matiques à la suite de la réforme du lycée,
et notamment du nombre de filles choi­
sissant de les étudier. Il n’était « vraiment
pas prévu » par son autrice que tombe à ce
point à pic La Fille parfaite, ce roman qui
voit s’affronter les maths et la littérature
à travers les parcours d’Adèle et Rachel,
deux amies liées depuis le collège, à la
gémellaire blondeur et pourtant si diffé­
rentes. La première deviendra une
grande mathématicienne – et finira par
se suicider à 46 ans, le lecteur l’apprend
d’emblée. La seconde étudiera les lettres,
et écrira des romans qui connaîtront le
succès. A elle de raconter leur histoire,
après la mort de sa presque sœur et rivale.
L’énigme de l’intelligence autant que
préhender le mélange d’admiration, de
compétition, d’amour et de lassitude qui Maternité bien tout le travail de Nathalie Azoulai
les attache l’une à l’autre au fil des décen­ « C’est la maternité qui m’a permis qui est irrigué par la question de la mater­
nies. Nourri de Virginia Woolf, dont la fille d’écrire », dit l’écrivaine, dont le premier nité, à travers une génitrice paumée,
Nathalie Azoulai a traduit Mrs Dalloway parfaite, roman, Mère agitée, portait justement comme celle des Spectateurs, ou mépri­
(P.O.L, 2021) pendant un an avant de com­ de Nathalie sur le sujet. « Avant ce bouleversement, je sée par sa famille, telle celle d’Adèle dans
mencer ce texte, La Fille parfaite ressaisit Azoulai, pouvais être traversée par l’idée de le La Fille parfaite. Laquelle Adèle surprend
des motifs qui traversent tout son propre P.O.L, faire, mais ça n’avait rien de sûr ou de un peu en faisant le choix d’avoir un en­
travail. Voilà vingt ans (« déjà ! ») que 320 p., 20 €, décidé. Avoir des enfants a ouvert certai­ fant. De ce Nicolas, avec lequel elle a tissé
Nathalie Azoulai, née en 1966, a publié numérique nes choses en moi. Ça m’a libérée de ce un lien superbe, c’est Rachel qui s’occu­
son premier roman, Mère agitée, paru 15 €. point de vue. » pera après la mort de son amie, formant
chez Flammarion en 2002. Depuis, on a Mère agitée a connu une suite, Les filles avec lui un autre de ces duos que Nathalie
vu revenir des scènes d’un livre à l’autre ont grandi (Flammarion, 2010), mais c’est Azoulai prise tant. 
(dans La Fille parfaite, Rachel, en se lan­
çant dans A la recherche du temps perdu
l’année de son bac, reproduit le geste qui
ouvrait C’est l’histoire d’une femme qui a
un frère – Seuil, 2004), des tourments se
manifester sous différentes formes, au fil
d’une œuvre qui prise cependant les
changements de registre.
UNE CROISIÈRE ÉVÈNEMENT

Langue
A travers l’affrontement entre les matières, on pourrait dire que La Fille parfaite observe celui de deux langa­
ges différents, ce que résume Adèle, la matheuse, dans une harangue : « Arrêtez de penser qu’il y a d’un côté les
TOUTE L’IRLANDE
maths et de l’autre le monde, c’est le contraire. Si vous choisissez de ne plus faire de maths, vous parlerez la
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langue des humains, mais vous ne parlerez plus jamais la langue du monde. » *
La question de la langue occupe une place essentielle dans les livres de Nathalie Azoulai. Prenez Les Mani­
festations (Seuil, 2005) : ce roman retrace une autre amitié, celle d’Anne et Virginie, qui, après avoir longtemps
crié les mêmes slogans dans les mêmes cortèges, s’éloignent au début des années 2000 à mesure que se
littéraires
fracture le combat antiraciste. Les mots – ceux qui sont dits et ceux qui ne le sont pas, ceux qui ne sont pas
compris et ceux qui ne le sont que trop – creusent l’écart entre elles, nourrissant « la lente détérioration du
processus de conversation ». Les Spectateurs (P.O.L, 2018) est une autre histoire de brutalité et d’exclusion
infligée par la langue : il tourne, concentrique, autour de la conférence de presse lors de laquelle le général de
Gaulle fit un fameux « velours » (une liaison fautive), parlant des juifs, « qui étaient restés ce qu’ils avaient­z­
été de tout temps, c’est­à­dire un peuple d’élite, sûr de lui­même et dominateur ».
Nathalie Azoulai admet que la langue est « un fil rouge essentiel », un thème auquel elle revient toujours
(« Sans doute parce que c’est mon arme »). L’exemple le plus éclatant de cela est bien sûr Titus n’aimait pas
Bérénice (P.O.L, prix Médicis 2015), qui plonge dans la vie de Racine pour tenter de comprendre comment s’est
forgée sa phrase à la « tristesse majestueuse », ses « à­plats de couleurs », ses ellipses, son obscure clarté.
Et elle, comment travaille­t­elle sa propre langue ? « Ça dépend des livres, du tempo que je recherche, qui n’est
jamais le même, qui doit s’adapter. » Pour La Fille parfaite, l’écrivaine dit avoir eu envie « d’une langue assez
rapide, orale, qui se lirait dans le flux du récit et de la conscience ».

Double
Pour qui suit le travail de la romancière, il est frap­
pant de constater à quel point ses personnages avan­
cent par deux. En découvrant Rachel et Adèle, on
pense forcément aux Anne et Virginie des Manifes­
Fiction
« Mais pourquoi écris­tu encore des ro­
mans ? » La question, posée par un ami écri­
vain, avait plongé Nathalie Azoulai dans
des abîmes de perplexité, et nourri une
© MNStudio-iStock

tations. « Ce que ces deux paires d’amies ont en com­
mun, c’est la fusion, la passion », note Nathalie Azou­
lai. Elle confie : « Sans doute parce que je suis née dans
une famille nombreuse, mais avec un grand écart
d’âge entre mes aînés et moi, c’est hors de la maison
que j’ai dû aller chercher des gens de mon âge. J’ai eu
plusieurs amitiés très fortes, avec lien fusionnel, dé­
ception, rivalité… Oui, j’ai un faible pour l’amitié. »
tribune dans Le Monde du 13 septembre
2020, témoignant de son angoisse « pro­
fonde », dit­elle en souriant, à l’idée que, « si
le public plébiscitait essentiellement en li­
brairie » des histoires dites « vraies », c’est
que « le temps du roman était passé », que Du 14 au 22 mai 2022 En compagnie de
celui­ci « n’était plus pour le XXIe siècle ». Ses
interrogations sont toujours en cours, mais C’est à travers son patrimoine littéraire légendaire Jean Birnbaum
© Astrid di Crollalanza

Cependant, les paires, chez elle, ne sont pas qu’ami­ il semble bien que sa manière d’y répondre que l’Irlande, une île mystique à livres ouverts, directeur
cales : le couple est fraternel dans le bien nommé consiste à continuer, vaille que vaille, à s’as­ du Monde des Livres
C’est l’histoire d’une femme qui a un frère comme treindre à « composer », « trouver des défis vous dévoilera ses plus beaux trésors
dans Les Spectateurs ; dans Titus n’aimait pas Béré­ formels » ; « changer de points de vue, de d’hier et d’aujourd’hui.
nice, il y a le duo formé par Jean Racine, enfant, avec temporalité, d’angles », liste­t­elle. Sa tri­ Véronique Ovaldé
Jean Hamon, le médecin de l’abbaye de Port­Royal, bune, dit­elle, tendait à rappeler que « la vé­ Itinéraire romancière, primée
pour Ce que je sais
© Pascal Ito

auprès duquel il voudra être enterré…
L’autrice observe que ses personnages sont sou­
vent en butte à un tiraillement : Port­Royal (et le
rigorisme janséniste) versus Versailles (et les fastes
de la cour) pour Titus…, les maths versus les lettres
dans La Fille parfaite. « Le motif du double m’aide à
mettre au jour cette polarisation. Je n’aurais pas pu
écrire un livre depuis le point de vue d’une scientifique
géniale. Il me fallait quelqu’un en face, que je con­
naisse mieux et qui me permette de raconter ce que je
connais moins bien. »
rité, c’est aussi des déplacements, des person­
Paris - Le Havre - St. Mary’s (les îles Scilly) - Bantry de Vera Candida
nages, des masques, des emprunts qu’on fait
Galway - Londonderry - Belfast - Dublin - Dunkerque - Paris
au réel mais qu’on détourne ». Des années
plus tôt, c’est cet emploi des masques
qu’exaltait Une ardeur insensée (Flamma­ Demandez votre brochure à :
rion, 2009), dans lequel une pharmacienne
croisiere-le-monde@rivagesdumonde.fr
sans histoire se piquait soudain de jouer
Phèdre, accédant à des vérités très précises Licence : IM075100099 Informations au 01 83 96 83 47
(et pas forcément confortables pour sa fa­ (code de référence : LMIRL22)
mille) sur elle­même à travers les costumes * montant de réduction valable sur toutes les catégories de cabine, pour toute réservation avant le 25/03/2022.
et détournements de personnages fictifs.
8 | Chroniques 0123
Vendredi 25 février 2022

LE FEUILLETON
CAMILLE LAURENS le récit soit traversé par l’histoire, de la
guerre du Golfe au 11­Septembre, l’hu­ LES YEUX
mour et une sorte de légèreté tourbillon­ DANS LES POCHES

Sur orbite
DÉVELOPPEMENT DU SENSIBLE, malgré
son titre, n’est pas signé d’un photogra­
phe. Il ne semble pas en effet que Chris­
tophe Fiat ait cette corde à son arc pour­
tant fourni – romancier, metteur en
scène, poète, performeur, co­créateur de
la revue Cockpit en 2020 –, mais c’est
bien comme dans le bain d’un révéla­
teur, à la manière d’une image sur un
papier sensible, que son premier texte
autobiographique développe son por­
trait. A moins que le titre ne suggère plu­
tôt l’idée d’un accroissement, comme si
la sensibilité d’un enfant devenu artiste
ne faisait que s’approfondir au cours
de la vie – ce que le livre cependant ne
démontre pas.
développement Développement du sensible est
du sensible, un roman de formation. L’enfance
de Christophe Fiat, à Besançon avec Bob et Bobette, les
Seuil, « Fiction & Cie », parents, révèle d’emblée la fragilité
240 p., 18 €, de Christophe – ainsi baptisé en
numérique 13 €. hommage au chanteur d’Aline,
dont les paroles en ritournelle,
« j’avais dessiné sur le sableeeeu/ son
doux visaaageu », ponctuent comique­
ment le roman. Le petit garçon, à la mort
de sa chienne adorée, se met à bégayer et
développe des allergies : « Tout devient
très intense autour de moi », note­t­il.
Pourtant, il redoute le traitement de dé­
sensibilisation : « Je ne veux pas qu’on
m’enlève ma sensibilité », crie­t­il.
On suit à hauteur d’enfant sa scolarité
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
ALINE BUREAU
dans les années 1970 (l’auteur est né
en 1966), quand les châtiments corporels
existent encore, sa découverte de la lec­
ture et de l’imagination, ses premiers
questionnements amoureux et sexuels
– sa mère lui dit qu’il est « allergique aux
filles », mais la suite prouvera ample­
ment que non. Cependant, le garçon a
peur d’avoir « des nerfs de fille » : surtout,
« ne pas pleurer ». La découverte du
monde passe beaucoup par le langage. Il
y a des mots qu’il aime tant qu’il peut les
prononcer sans bégayer, « tramontane »
par exemple, d’autres, comme « turges­
cent » ou « bonhamie » qui excitent en lui
diverses émotions. Le style naïf adopté
par l’écrivain, très oral, va de pair avec
une narration enfantine au présent, où
on saute d’une anecdote à l’autre à coups
de « Et puis », « un jour », « un soir »…,
comme si la vie était une suite d’actions
d’importance égale.
L’entrée dans l’adolescence se fait
dans la foulée, les lectures changent
– avant Sade et Bataille, Colette et Cha­
teaubriand, « accablé d’une surabon­
dance de vie », même si lui se juge incapa­
ble « de vivre des états aussi profonds ». Le
porno, la musique, la philo (Aristote était
bègue), la drogue l’occupent, mais rien ne
l’arrête, du reste « tout le monde n’est pas
fait pour les paradis artificiels, surtout
quand on a écrit ses premiers poèmes chez
sa mamie en Franche­Comté ». Bien que
spécialiste de la sorcellerie, et
Philippe Martin, professeur à
l’université Lyon­II, auteur de
nombreuses études sur les su­
perstitions et le fait religieux. Ils
ont eu la bonne idée de rassem­
bler et de présenter avec soin plu­
nante ne vont plus le quitter, alors même
que la fréquentation de la langue mater­ FRANÇOIS ANGELIER
nelle devient centrale – « Le français oc­
cupe tout mon esprit, écrie­t­il, je n’arrive
pas à me mettre dans la langue des EN PLUS D’UN SIÈCLE ET DEMI, du brûlot
autres. » Il quitte Besançon pour Paris, se de Michelet, La Sorcière (1862), aux figures
lie avec de nombreux poètes, Louis­Com­ sorcellaires du féminisme américain ou
bet, Tarkos, Heidsieck, Deguy… (léger ef­ européen apparues depuis les années 1970,
fet de name dropping ici) et le devient lui­ la figure de la sorcière a totalement muté,
même. « Il faut que je fasse chanter la lan­ passant d’un mythe romantique à une
gue, mais je n’y arrive pas (…). C’est comme figure emblématique des luttes sociales,
si j’aimais la poésie et qu’en retour la poé­ d’un fantasme esthétique à un objet an­
sie ne m’aimait pas. » thropologique et politique. En revanche, la
Il y a dans tout le roman un refus du sé­ question du sabbat et des cérémonies dia­
rieux dont on ne sait pas s’il est sincère boliques a gardé, elle, sa part d’ombre, son
ou joué. Il qualifie ses poèmes de « qua­ aura de mystère. Un festoiement nocturne
trains pourris ». « Je ne baisse pas les bras, éclairé, dans le sillage des travaux de l’his­
ajoute­t­il, je me dis que la poésie, ça dé­ torien américain Norman Cohn, par ceux,
range ! » et puis « quand même les rimes, notamment, de Nicole Jacques­Lefèvre, de
elles claquent, non ? » Sur sa poétique ori­ Robert Muchembled ou de Jean­Michel
ginale, on apprend hélas trop peu – il faut Sallmann et par l’apport,
aller lire ses autres textes, par exemple imposant et d’une érudi­
Tea Time (Les Petits Matins, 2020), fondé tion abyssale, du livre de
sur la répétition, ou Cosima, femme élec­ l’historien italien Carlo
trique (Philippe Rey, 2013), hommage à Ginzburg, Le Sabbat des
l’énergie et à la liberté. Il s’amuse à mêler sorcières (Gallimard, 1992),
à son récit des influences surnaturelles. que sa sortie en poche
Ainsi la légende de la Dame blanche, cette agrémente d’un superbe
femme spectrale, souvent une auto­ cahier couleur et d’une
stoppeuse « ffffantôme », prend corps à postface inédite.
différents endroits du roman. Les oracles Fils de l’écrivaine Natalia
populaires font mouche. « Les Christophe Ginzburg (1916­1991), te­
sont d’une grande émotivité. En eux il y a nant d’une microhistoire centrée sur des
un élan de vivre qu’on ne voit nulle part figures hétérodoxes et singulières (comme
ailleurs. (…) Toujours en train de prôner de celle du meunier frioulan Menocchio,
nouvelles méthodes pour atteindre [leurs] pour qui Dieu et les anges émanent du
buts les plus fumeux. » chaos comme les vers du fromage – Le Fro­
Tout cela fait de Développement du mage et les vers, Aubier, 1980), militant
sensible un livre d’aventures foutraque politique et spécialiste de la sorcellerie et
auquel une définition de la revue Cockpit des cultures populaires italiennes, Ginz­
sied à merveille : « Espace singulier tou­ burg inscrit le sabbat au centre d’une im­
jours en mouvement », et dont le héros mense ronde planétaire multimillénaire
est un garçon à la fois émotif et léger. « Le de croyances et de pratiques, d’objets et de
truc, c’est d’arriver à bien gérer les temps symboles. Et fait de cette cérémonie se­
forts (…). Varier les intensités. » C’est sans crète ameutant pour l’orgie, en des lieux
déserts, sectataires et adoratrices du dé­
Bien que le récit mon, adeptes de l’extase et du vol à dos
d’animaux, non une bizarrerie marginale
de Christophe Fiat soit mais une donnée fondamentale de l’his­
traversé par l’histoire, toire sociale. Articulant le conspiration­
nisme médiéval européen (complot des
de la guerre du Golfe lépreux, des juifs et des musulmans) à la
au 11­Septembre, persécution des sorcières, les cérémonies
l’humour et une agraires et les dévotions païennes, ba­
layant un espace géographique qui court
sorte de légèreté des Alpes aux confins sibériens, du pays de
tourbillonnante Galles aux Balkans et à la Grèce, Carlo
ne vont plus le quitter Ginzburg met à jour ce qui serait un tuf,
une couche mère anthropologique qui est
celle d’un folklore universel, un grand flux
doute ce qui manque à ce roman mondial de croyances itinérantes. Exaltant
tonique. Le ton enfantin du début est le et vertigineux.
même quarante ans plus tard – c’est que
les poètes ne vieillissent pas. Les paroles « EL AQUALARRE. Sabbat, Masses agglo­
les plus profondes y sont prononcées mérée telle la courbe d’un globe. Bouche
par des femmes. « Tu préfères fuir plutôt épaisse respirant d’un seul souffle haletant.
que de parler à ta douleur », lui dit une Nombre à un œil. Lumière filtrant dans l’ef­
amie voyante. « J’ai peur de découvrir des froi de la nuit. Assemblée d’âmes frémissan­
choses terribles en moi, des choses en­ tes. Rudesse des traits ramenés à leur cons­
fouies », admet­il. C’est à la fois le vrai titution première, ensorcelés par l’ombre
charme et la limite du récit. Le sensible ancestrale de la bestialité. » Ainsi parle Sté­
s’y développe plus en étendue qu’en pro­ phane Lambert du second Sabbat, de Goya
fondeur, pour « s’en tenir à l’apparence (1819), toile où la silhouette, nettement dé­
des choses, là où il y a de l’écume (…) juste coupée, du Grand Bouc ouvre sur des ténè­
à un niveau où c’est possible d’écrire bres hantées. Moment­clé du cycle vision­
comme on veut et quand on veut ».  naire des quatorze « peintures noires » du
Prado, réalisées sur les murs de la « maison
du sourd » entre 1819 et 1823, une série à
hissent les corps, agitent les cou­ laquelle sont largement
vents, dévastent les maisons ver­ consacrées Visions de Goya
tueuses, ruinent les réputations. (prix André Malraux 2019).
Cette présence physique laisse Mêlant contemplation et
place, peu à peu, à une figure de déambulation madrilène,
récits, reprise et transformée no­ méditation et analyse, il
tamment par Dostoïevski, Bloy, nous offre une approche

Le diable a-t-il sieurs dizaines de textes, dont les

dates de publication s’échelon­
nent de 1321 (Dante) à 1912 (Le Ca­
Huysmans et quantité d’autres,
de contes en opéras, de nouvelles
en romans. Au XIXe siècle, quel­
poétique, éclatée et per­
cutante d’une œuvre où
plane un sentiment d’iné­

vraiment disparu ? baret de l’Enfer). Tous décrivent

PEAU TRÈS ROUGE, cornes au
front, rire sarcastique, trident à la
main… La silhouette du démon
standard se reproduit à l’identi­
que de publicités en bals mas­
qués, de fêtes foraines en parcs
d’attractions. Ce diable banalisé
plus d’effroi qu’elle était, le plus
souvent, impossible à détecter
d’emblée : ses visages étaient
multiples, ses traits changeants.
Le diable du temps jadis, bien que
par nature « infect, vil et puant »,
était susceptible d’apparaî­
des « rencontres avec le diable » en
des termes dont l’évolution
même est instructive.
Dans cette anthologie bigarrée,
quelques grands auteurs sont
présents (Jean Bodin, John
Milton, Goethe) à côté de nombre
d’explorateurs des ténèbres
moins illustres, mais souvent pit­
toresques et intéressants. Jean­Jo­
ques catholiques continuent à
proclamer la réalité de Satan,
mais l’époque n’adhère plus au
diable des théologiens. Elle court
luctable chaos. D’une toile
l’autre, Stéphane Lambert
dresse l’inventaire du cataclysme : Vieilles
(1812), femmes parées comme des fées et
désormais après la figure du bouc sèches telles des momies ; Colosse (après
présidant aux cultes lucifériens 1808), géant errant dans une nuit peuplée
attribués aux francs­maçons et de foules en fuite ; Vols de sorcières (1797),
prépare déjà les courts­métrages aux étranges bonnets ; ou, parmi les
de Méliès ou les réclames pour la « peintures noires », Asmodea, « ange de­
ouate Thermogène. venu démon » ; l’énigmatique Duel au gour­
Toutefois, on aurait tort de din ; Le Pèlerinage à la source Saint­Isidore,
PHOTOS PHILIPPE MATSAS, ANNIE CIVARD, BRUNO LEVY

vante les mérites de la viande de
bœuf, accompagne la Salsa du
démon ou les soirées d’Hal­
loween. Personnage de comédie,
panoplie stéréotypée, il ne fait
plus peur à personne. Nous en
oublions presque que le Malin
inspira pourtant, durant des siè­
cles, les terreurs les plus intenses.
Figure du mal absolu, artisan de
maléfices inconcevables, il collec­
tionnait les perditions éternelles.
Son existence inspirait d’autant
rencontres tre sous des formes très di­
avec le diable. verses, apparemment ano­
anthologie dines : chien noir ou crabe,
d’un personnage ombre ou chat. Les démons
obscur, n’ayant pas de corps, ils s’en
de Nicolas Diochon créent un « avec de l’air »,
et Philippe Martin, selon les connaisseurs, et
Cerf, 398 p., 24 €, multiplient ainsi aisément
numérique 15 €. les subterfuges pour mieux
dévaster les âmes.
C’est ce que rappellent deux
universitaires experts en diable­
ries, Nicolas Diochon, historien
seph Surin décrit par exemple les
religieuses possédées de Loudun,
en 1636, au moment même où
Descartes met la dernière main
au Discours de la méthode. L’âge
classique est en effet à la char­
nière de la conviction médiévale
que le diable se rencontre en chair
et en os, et de l’imagination litté­
raire qui va suivre, où il est seule­
ment évoqué. Le diable de l’an­
cien monde se touche, s’affronte,
se combat. Ses avatars enva­
croire que le diable s’est complè­ qui mêle cortège religieux et cohue pani­
tement évanoui. Le plus probable quée. Une déambulation qui s’achève dans
est qu’il s’est déplacé, rien d’autre. la gueule de Saturne engouffrant la chair
Complotismes, idéologies racis­ d’un de ses enfants. Un superbe moment
tes, radicalisations de toute na­ de magie noire picturale. 
ture font en effet grand usage de
la diabolisation. Le mal, c’est les  Le Sabbat des sorcières (Storia notturna.
autres. Le diable, aujourd’hui, a Una decifrazione del sabba), de Carlo Ginzburg,
pris le visage de l’humain déshu­ traduit de l’italien par Monique Aymard, postface
manisé, celui dont on fabrique inédite de l’auteur traduite par Martin Rueff,
une image telle qu’il fait peur, Folio, « Histoire », 720 p. 13 €.
qu’on le méprise sans fin, et qu’on  Visions de Goya, de Stéphane Lambert,
aime le détester.  Arléa, « Poche », 130 p., 10 €.
0123
Vendredi 25 février 2022
Avec « 1797. Pour une histoire
météore », Anouchka Vasak
sonde l’air du temps d’un
moment de la Révolution
française. Un passionnant
essai expérimental
Capter
le souffle de
l’année 1797
antoine de baecque
Q
uel est le point com­
mun entre la réouver­
ture de la Maison de
Charenton destinée
aux aliénés, le voyage
de William Turner à Llangollen
Bridge, au Pays de Galles, la vic­
toire de Bonaparte à Rivoli, la
parution de l’Essai sur les révo­
lutions, de Chateaubriand, et le
premier saut en parachute d’An­
dré­Jacques Garnerin, depuis un
ballon volant au­dessus du parc
Monceau ? Dans un livre d’his­
toire expérimentale passionnant,
1797. Pour une histoire météore,
Anouchka Vasak répond : tous
ces événements, parfois large­
ment oubliés par l’historiogra­
phie, qui les a rendus anecdo­
tiques, datent de 1797.
Il s’agit moins de réunir des
perles pour un collier d’« alter­
histoire » que de lire autrement
les « choses vues » ou « choses di­
tes » collectées dans le révélateur
textuel et visuel d’un moment
qui, dès lors qu’il est ainsi regardé,
prend un sens absolument nou­
veau. Le parti pris « météore » – au
sens de tout ce qui est en suspen­
sion dans l’air – propose de resti­
tuer les vents, les atmosphères,
les nuages, les tempêtes ou les
soudaines accalmies d’une an­
née, pour mieux en révéler les
secrètes, étranges et résurgentes
vibrations.
La question historiographique
qui est au cœur de ce livre – à la­
quelle se sont frottés bien des his­
toriens – est : « Quand finit la Ré­
L’humiliation, une question politique et sociale
Pour le philosophe Olivier Abel, apprendre à ne plus humilier doit devenir une priorité des institutions
david zerbib
L’
injustice et plus encore les vio­
lences font horreur au corps
social. En revanche, montre
Olivier Abel, il en va tout autre­
ment pour l’humiliation, « qui est par­
tout dans nos sociétés, et que nous ne
voulons pas voir ». Nous ne vivons pas,
en effet, comme au Japon ou dans les so­
ciétés arabes traditionnelles, au sein
d’une « civilisation de honte » où l’humi­
liation joue un rôle reconnu dans le
fonctionnement social, comme l’avait
analysé l’anthropologue Ruth Benedict
en 1946. Au carrefour de la morale stoï­
cienne enseignant à ne pâtir de rien et
de la théologie chrétienne glorifiant
l’humilité, notre société serait culturelle­
ment insensible à l’humiliation, analyse
Olivier Abel.
volution ? », et donc, plus généra­
lement : « Qu’est­ce qu’une révo­
lution ? » Anouchka Vasak choisit
de ne pas y répondre directement
pour passer par d’autres « cap­
teurs » de l’histoire. Dans sa sta­
tion historio­météorologique, la
savante voit la chronologie
« trembler » – le calendrier lui­
même bouge, puisqu’on est à la
fois en 1797 selon l’Eglise et en l’an
V ou l’an VI pour la République.
Elle la lit comme un almanach
dont le déroulé immuable des André­Jacques Garnerin effectuant le premier saut en parachute de l’histoire, à Paris, le 22 octobre 1797. ADOC-PHOTOS/AG
saisons, des fêtes, des récoltes se­
rait plongé dans l’incertitude et
l’imprévisibilité. Elle la voit égale­
ment s’orner de métaphores :
dans cette strate de l’histoire ins­
pirée par les chroniques, articles,
récits, nouvelles, images du pré­
sent, la Révolution devient un
« orage », une « tempête », un
« vent », un « ouragan ».
Cette histoire pluri­
sensorielle permet de
regarder l’homme et la
femme de 1797 pris à la fois
dans un récit et dans un
tableau, en promenade ou
lors d’un concert, témoin
politique comme vivant
corporel et naturel
Pour bien des observateurs du
temps, il faut calmer, arrêter, du
moins maîtriser, le souffle de
l’histoire. Pour l’historienne, il
s’agit de le ressentir. Ecrire l’his­
toire devient affaire de sensa­
tions, dont témoignent les apos­
trophes, les coupes, les divaga­
tions, les hésitations du texte ;
Et pourtant, la demande de dignité
s’exprime en tous sens, de la « pride »
(« fierté ») des mouvements LGBT au
« respect » exigé par une jeunesse con­
trôlée au faciès, autant que par le poli­
cier ou l’enseignant insultés en tant que
représentants d’institutions jugées ar­
rogantes, en passant par les « gilets jau­
nes » ou, à l’échelle des relations inter­
nationales, la funeste conséquence sur
l’Allemagne du traité de Versailles (1919),
ou la Chine de Xi Jin Ping annonçant :
« L’humiliation, c’est fini ! »
Spécialiste de Paul Ricœur (1913­2005),
qui fut un grand penseur de la recon­
naissance, Olivier Abel est convaincant
lorsqu’il affirme que l’humiliation est
une question politique et sociale, et non
pas seulement psychologique et morale.
Alors qu’on serait tenté de la rapporter
au strict effet de structures de pouvoir,
on admettra avec l’auteur qu’il existe des
formes de domination à l’égard du faible
ou du vaincu sans humiliation, comme
il les observe dans certaines figures épi­
ques de l’Iliade. Inversement, un ordre
comme s’il fallait prendre à
témoin le lecteur du sentiment du
temps et de l’espace, et de la façon
dont la scientifique d’aujourd’hui
peut comprendre « naturelle­
ment » ces traces de l’autrefois.
L’écriture ne cache rien ; elle dit
les conditions matérielles de la
recherche en cours et les états
émotionnels de la chercheuse.
Quelle histoire sort de cette
station météorologique ? Que
sait­on de 1797 en refermant ce li­
vre ? On retient, d’abord, des prin­
cipes d’incertitude : le réel est par­
cellaire, le regard fragmenté, le
temps changeant et l’espace mou­
vant, à la manière dont Louis­Sé­
bastien Mercier tente de résumer,
en 1797, la Révolution qu’il a tra­
versée : « Tout est jeu d’optique. De
près, que les choses sont différentes
de ce qu’on les juge de loin ! Tout a
ses apparences trompeuses. C’est le
vent qui porte au loin le bruit du ca­
non : tout à côté, on l’entend
moins. » Il s’agit pour l’historien
de se tenir à la fois tout près et au
loin, là où ça s’agite et ici où rien
ne bouge, du côté du piquant et de
celui du doux. Cette histoire pluri­
sensorielle permet de regarder
égalitariste peut bannir l’exploitation
tout en humiliant le sujet simplement
mis à l’écart, rendu superflu.
Deux obstacles
« Si les violences s’attaquent au corps de
l’autre, l’humiliation s’attaque à son vi­
sage, elle fait “perdre face”, écrit Abel, elle
ridiculise, avilit, mais surtout elle fait taire
le sujet parlant, elle lui fait honte de son
expression, de ses croyances et de ses
goûts, elle ruine sa confiance en soi,
elle dévaste pour longtemps les circuits de
la reconnaissance, et laisse derrière elle
une parole dérisoire ou fanatique. » Ainsi,
dans l’affaire des caricatures de Maho­
met, en 2005, qui avait été suivie de
plusieurs attentats islamistes, jusqu’au
massacre de Charlie Hebdo dix ans plus
tard, le terreau de l’humiliation a été la­
bouré par un fanatisme destructeur. Cet
exemple montre que, dans la lutte
contre l’humiliation, il faut lever deux
obstacles en même temps : « la dénéga­
tion de son existence », mais aussi une
exacerbation « justifiant le chantage
Critiques | Essais | 9
l’homme et la femme de 1797 pris
à la fois dans un récit et dans un
tableau, en promenade ou lors
d’un concert, témoin politique
comme vivant corporel et naturel.
A travers cet « instantané mo­
bile » d’une année, ce qui apparaît,
c’est l’envers de l’« être 1797 ». Un
être qui se révèle aussi bien
pleinement conscient de
son temps que de ce qui se 1797.
joue de l’autre côté de sa pour une
conscience : personnage des histoire
« fantasmagories », ce spec­ météore,
tacle de fantômes tout juste d’Anouchka
inventé par Robertson, Vasak,
aliéné de l’asile de Bicêtre, Anamosa,
adepte du traité sur le 432 p., 26 €,
« transformisme », la pre­ numérique 18 €.
mière théorie de l’évolution
de Lamarck. Soit l’homme « par­
tagé » et « bougé » de 1797, qui
avance en reculant dans le temps
historique, qui se précipite lente­
ment vers son futur. Le poète Yves
Bonnefoy (1923­2016) se demande,
dans le pain, où la mie commence,
où finit la croûte ; Anouchka Vasak
prône une histoire poétique qui
explore cette zone troublée en
l’homme, entre sa conscience et
son inconscient. 
perpétuel au respect, l’extrême suscep­
tibilité », mise au service d’une violence
démesurée.
On aimerait lire plus d’analyses de cas,
qui permettraient notamment d’élabo­
rer une typologie des processus humilia­
toires. Mais le but d’Olivier Abel, qui s’ap­
puie sur le philosophe israélien Avishaï
Margalit (La Société décente, Climats,
1999), est avant tout d’inscrire dans
l’agenda politique, jusqu’à en faire une
priorité, le projet de « concevoir des insti­
tutions qui n’humilient pas ceux qu’elle
traite ». Non parce qu’une élection prési­
dentielle « peut se gagner ou se perdre sur
un sentiment d’humiliation ou sur son
adroite manipulation », mais parce que
cette question, au­delà de l’éthique indi­
viduelle, apparaît comme un enjeu de
civilisation. 
de l’humiliation.
le nouveau poison
de notre société,
d’Olivier Abel,
Les Liens qui libèrent, 224 p., 17,50 €.
Fascismes d’hier,
fascismes d’aujourd’hui
« Le fascisme n’est peut­être pas
aujourd’hui exactement semblable à ce
qu’il était dans les années 1930 », écrit
Jason Stanley. Il n’empêche : des simi­
litudes existent, et renoncer à les ob­
server désarmerait la réflexion.
Comme le démontre cet essai dense et
rigoureux, le premier traduit en fran­
çais du philosophe américain, c’est à
partir du moment où l’on mesure
avec précision à la fois cette distance
et cette proximité qu’une analyse
peut au contraire se révéler féconde.
En observant les procédés dont usent
les dirigeants nationalistes en Russie,
en Hongrie, en Inde ou dans les Etats­
Unis de Donald Trump – recherche
d’une division entre « eux » et
« nous », invention d’un passé mythi­
que, victimisation fantasmatique des
majorités… l’ensemble finissant « par
générer un sentiment d’irréalité » qui
permet tous les abus – et en les
confrontant à ceux qu’utilisaient les
fascismes du XXe siècle, Jason Stanley
parvient à mettre au jour des schémas
idéologiques récurrents sans confon­
dre les situations concrètes.
Ce n’est pas parce que des fascismes
ressurgissent que nous allons revivre
ce que nos prédécesseurs ont vécu.
Mais ce n’est pas non plus parce que
les temps sont différents que nous ne
pouvons pas comprendre mieux, à la
lumière du passé, ce que nous som­
mes en train de vivre. A la croisée de
ces deux constats, le philosophe, s’il
n’apporte pas une vision nouvelle de
la question, offre une boîte à outils
conceptuelle d’une incontestable
salubrité.  florent georgesco
 Les Ressorts du fascisme (How Fascism
Works. The Politics of Us and Them), de Jason
Stanley, traduit de l’anglais (Etats­Unis) par
Antoine Dang Van et Sébastien Réhault, Eliott,
« La part des choses », 202 p., 19 €.
Orléanais d’avant-guerre
En synthétisant des décennies de tra­
vail sur la ville d’Orléans, où il réside,
Antoine Prost offre un condensé chi­
miquement pur d’histoire sociale. Au
départ, des sources d’une exception­
nelle richesse : les registres nominatifs
et détaillés du recensement, qui per­
mettent de saisir l’inscription sociale,
spatiale et familiale des Orléanais. A
l’arrivée, le portrait vivement mené
d’une ville moyenne un peu endor­
mie à la veille de la Grande Guerre,
non sans surprises. Un tiers seule­
ment de la population, par exemple,
est originaire de la ville. Très peu,
même parmi les bourgeois, sont pro­
priétaires de leur logement. Et, en ces
temps qu’on idéalise parfois du point
de vue de la participation politique,
près de 30 % des habitants ne sont pas
inscrits sur les listes électorales.
En reliant les groupes sociaux – ma­
raîchers, cheminots, rentiers… – aux
quartiers qu’ils habitent, l’historien
décèle les « effets de lieu » qui façon­
nent les espaces aussi bien que ceux
qui s’y enracinent. Il parvient surtout
à traduire un matériau chiffré pou­
vant paraître aride en raisonnements
accessibles, appuyés sur une trentaine
de cartes et de tableaux très lisibles. Et
à corriger, ainsi, les images simplifiées
de la prétendue « Belle Epoque » par
une restitution magistrale de ses
complexités sociales.  andré loez
 Orléans 1911. Sociologie d’une ville,
d’Antoine Prost, CNRS Editions, 208 p., 22 €,
numérique 16 €.
10 | Rencontre
Linda Lê
« Je dépérirais,
si je lisais
moins ! »
L’écrivaine construit son œuvre sur ses lectures.
« De personne je ne fus le contemporain », qui raconte
une entrevue entre Ho Chi Minh et Ossip
Mandelstam, est ainsi marqué par le poète russe
comme par Claudio Magris et par le philosophe
méconnu Carlo Michelstaedter
bertrand leclair
N’
était la porte­fenê­
tre donnant sur un
balcon chargé de
plantes, la pièce tout
en profondeur don­
nerait le sentiment
d’un terrier creusé dans les livres. Par
milliers peut­être, les éditions jaunies ou
récentes tapissent les murs, les unes de­
bout, les autres sur la tranche, toutes im­
peccablement empilées de façon à for­
mer des briques aimables sans que la
moindre escarbille dépasse.
L’effet est, à dire vrai, des plus saisissants,
lorsqu’on pénètre dans le petit
appartement du nord de Paris qu’habite
Linda Lê depuis peu, après avoir long­
temps vécu dans le 5e arrondissement et la
proximité d’une sorte de seconde maison,
la mythique bibliothèque Sainte­Gene­
viève où Ho Chi Minh, le libérateur du
Vietnam (1890­1969), avait lui aussi « sou­
vent travaillé tard » au début du XXe siècle,
comme elle le rapporte dans son nouveau
livre, De personne je ne fus le contempo­
rain. Elle le redit avec un bonheur sensible,
de sa voix calme et pondérée, qui sur­
prend moins, désormais, qu’à l’époque de
Calomnies ou des Trois Parques (Christian
Bourgois, 1993 et 1997), au temps où elle
déchaînait sur la page les furies de l’impré­
cation, dégageant d’un noir tumulte exis­
tentiel des salves d’explosions sonores
pour mieux exprimer sa « rage littéraire » :
celle­là même qu’a illustrée le poète russe
Ossip Mandelstam (1891­1938) et qui est au
cœur de ce nouveau récit dédié « à tous
ceux qui, de tout temps, sous un régime to­
talitaire, ont cherché refuge dans les livres,
l’art, la beauté, au péril de leur vie ».
Une rencontre à Moscou, en 1923
EMPRUNTÉE À OSSIP MANDEL­
STAM (1891­1938), l’un de ses
deux personnages principaux, la
citation qui donne son titre au
vingt­sixième livre de Linda Lê
claque comme l’étendard du der­
nier des poètes résistants, dans
l’URSS de Staline : « De personne
je ne fus le contemporain. » Le
passé simple employé en de­
vient perpétuel, puisque, au
moment de l’affirmer, la phrase
englobe le présent du poète per­
sécuté, dont l’œuvre, en grande
partie sauvée par sa femme,
Nadejda, demeure un phare dans
la nuit du XXe siècle.
De l’autre acteur principal du
récit, Ho Chi Minh (1890­1969),
des foules entières se crurent le
contemporain, au contraire, au
point de faire une icône de celui
qui voulait, en 1948, « battre la
famine, battre l’ignorance, battre
l’envahisseur ». Si l’on a quelque
peu oublié le vainqueur de Dien
Bien Phu (1954), c’est que ses
successeurs ont endossé à leur
tour l’habit des persécuteurs.
Parcours
1963 Linda Lê
naît à Dalat (Vietnam).
1977 Arrivée en France.
1995 Mort de son père,
resté au Vietnam.
1999 Lettre morte
(Christian Bourgois).
2012 Rupture d’anévrisme.
2019 Elle reçoit le prix Prince
de Monaco pour l’ensemble de
son œuvre.
Un terrier de livres cultes et autres rare­
tés, ou bien l’intérieur soyeux d’une
carapace, songe­t­on dans l’espace utile
sérieusement restreint, cerné de cloi­
sons mouvantes où se répètent les noms
des écrivains qu’elle­même a si souvent
célébrés dans ses nombreuses préfaces
pour Le Livre de poche comme dans ses
romans, passants considérables, « éclai­
reurs » ou grands illuminés de la littéra­
ture mondiale pour qui « la poésie sera
effraction ou ne sera pas » – au premier
rang desquels Ossip Mandelstam, bien
sûr, mais aussi bien Unica Zürn (1916­
1970), l’amie d’Henri Michaux et autrice
de L’Homme­Jasmin, dont le spectre
hantait le volume précédent, Je ne répon­
drai plus jamais de rien (Stock, 2020).
C’est ici l’évidence : l’éternelle exilée
qu’est Linda Lê habite les livres, ceux des
La romancière part de la ren­
contre réelle de ces deux hommes,
en 1923, à Moscou. Mandelstam
entamait alors sa descente aux
enfers ; il pouvait encore écrire
dans les journaux afin de subsis­
ter, ce qui l’amena à rencontrer le
futur Ho Chi Minh sillonnant le
monde pour affermir une
conscience politique mûrie dans
les livres au rythme de cent et un
boulots de misère.
Entêté, le récit ne cesse de reve­
nir à cette rencontre, toute petite
pierre posée à la croisée de deux
chemins opposés. Volontiers
cubiste, il l’éclaire à chaque fois
sous un nouvel angle en fonction
des routes qui y convergent, ac­
centuant les contrastes, et par­
vient à dégager conjointement la
part la plus lumineuse et la part
maudite du XXe siècle.  b. le.
de personne
je ne fus le contemporain,
de Linda Lê,
Stock, 120 p., 18 €,
numérique 13 €.
Linda Lê, à Paris, en 2012. ULF ANDERSEN/AURIMAGES
autres autant que les siens, y travaillant
la nuit, dit­elle, « parce que [elle] aime ça,
[elle] aime le silence de la nuit » – ces heu­
res où les voisins dorment et les poèmes
veillent. C’est à double titre qu’on pour­
rait la décréter figure de l’exil en littéra­
ture, quand ses propres livres sont tous
hantés par l’exil et ses déchirures, mais
que, hors les livres, elle se sent deux fois
étrangère, à sa manière l’a toujours été :
« Je ne me sentais pas du tout de là­bas,
enfant, au Vietnam. J’allais au lycée fran­
çais, m’habillais à l’européenne, ne par­
lais vietnamien qu’avec mon père. Nous
avions même une crèche à Noël », sourit­
elle, au souvenir d’une famille mater­
nelle qui avait de longue date demandé
la nationalité française.
« Ce qui longtemps ne lui a rien valu
d’autre qu’une taxe supplémentaire »,
mais a facilité le départ à l’heure terri­
fiante des boat people : « Nous avons été
officiellement rapatriés, ce qui n’avait évi­
demment aucun sens. » C’était en 1977 ;
elle avait 14 ans en arrivant au Havre
pour y découvrir la vie en foyer avec sa
mère et ses deux sœurs, le lycée, où elle
était volontiers solitaire, et déjà la biblio­
thèque municipale, « celle­là même que
fréquente Roquentin dans La Nausée, de
Sartre [Gallimard, 1938] », comme elle ne
manque pas de le préciser.
Les lecteurs de Lettre morte et de
l’inoubliable Voix (Christian Bourgois,
1999 et 1998), le second restituant les dé­
lires paranoïaques qui l’ont précipitée à
l’époque dans l’enfer psychiatrique, le sa­
vent : son père était resté à Saïgon, deve­
nue Ho Chi Minh­Ville, en 1977, bien que
le régime l’ait contraint à abandonner sa
profession d’ingénieur pour devenir
peintre d’enseignes. Il y est mort vingt
ans plus tard, avant que sa fille, alors em­
portée par une passion amoureuse dé­
vastatrice, n’ait fait le voyage de retour,
redevenu possible.
C’était il y a longtemps, une éternité.
Depuis, un événement sur lequel elle
insiste a changé jusqu’à son rapport à
la lecture, autant dire sa vie même :
en 2012, une rupture d’anévrisme a failli
lui coûter la vie, non sans que la littéra­
ture fasse signe, évidemment, à travers le
docteur Trystram : « Le chirurgien m’a
précisé qu’à la différence de Tristram
Shandy son nom comptait un “y”. S’il
connaissait le chef­d’œuvre de Sterne
[1759], j’étais entre de bonnes mains ! »
Avoir frôlé la mort n’a en rien renvoyé la
EXTRAIT
« Notre imaginaire a besoin
des poèmes au cœur brûlant
de Mandelstam le chaman,
comme il se nourrit des lé­
gendes colportées à propos
d’Ho Chi Minh le libérateur.
Le rencontre de ces deux ré­
sistants d’exception ouvre un
espace à la fois politique et
littéraire qui permet au lec­
teur du XXIe siècle de ne rien
oublier ni des luttes pour l’in­
dépendance des peuples dits
arriérés ni des contre­feux
allumés par des créateurs dé­
terminés à ne jamais capitu­
ler, même quand leur vie est
en jeu. Ils montrent la voie,
diraient d’aucuns, qui ne me­
surent pas à quel point ils ne
sont pas seulement nos gui­
des : ils incarnent la part en
nous qui aspire à se trans­
cender par l’action ou par le
sacrifice de soi dans l’opiniâ­
treté mise à écrire, envers et
contre tout, ce qui nous
expose au danger. »
de personne je ne fus le
contemporain, page 119
littérature à la vanité : « Au contraire. Je
me suis sortie de là en me disant que seul
le travail m’importait, désormais », dit­
elle, avant d’ajouter, d’un souffle : « Je
dépérirais, si je lisais moins ! »
Lectrice avant tout, c’est en évoquant
son éloignement relatif de Thomas Bern­
hard (1931­1989), dont l’influence fut
prégnante dans plusieurs de ses livres,
ou son intérêt actuel pour l’œuvre si
différente de Georges Didi­Huberman
qu’elle met le doigt, peut­être, sur ce qui
a changé dans ses propres livres : « Je lis
avec encore plus d’avidité, mais moins
comme si les livres allaient me sauver que
comme si je devais faire un puzzle de tous
ceux que je lis, construire un socle. »
Un puzzle a priori impossible : voilà, en
effet, qui pourrait caractériser De per­
sonne je ne fus le contemporain. L’autrice
avait de longue date l’idée de confronter
dans un récit les deux destins si contra­
0123
Vendredi 25 février 2022
dictoires d’Ho Chi Minh et de Mandel­
stam, à la croisée de sa propre existence.
D’un côté, le héros de l’anticolonialisme
s’apprêtant à libérer son peuple, sinon
tous les peuples que les « civilisateurs »
disaient, à l’époque, « arriérés ». De
l’autre, le poète obstiné à habiter sa
liberté dans la langue, quitte à y défier
« le montagnard du Kremlin » et ses sbires
assoiffés de sang – le poète que ses
contemporains rejetèrent par lâcheté ou
par indifférence, entre ceux qui ne
comprenaient pas ses livres et ceux qui
les comprenaient trop bien au regard de
leurs propres compromissions, éternelle
comédie des littérateurs, saisie ici dans
une acmé tragique. « Ho Chi Minh eut son
mausolée, Mandelstam les honneurs
d’une fosse commune », mais la postérité
travaille à rebours. A la mort d’Ho Chi
Minh, en 1969, sa voix est devenue un
« ordre renvoyé par mille porte­voix » qui
sans cesse l’ont dévoyée, tandis que celle
de Mandelstam s’avère de plus en plus
nécessaire en ce début de siècle rongé
par la lèpre identitaire.
Le projet n’a vraiment pris son élan
qu’au détour des Œuvres complètes de
Mandelstam telles que les ont magistra­
lement rassemblées Le Bruit du temps/
La Dogana en 2018, quand Linda Lê y a
découvert l’article consacré par Man­
delstam à sa rencontre avec Nguyen Ai
Quoc, Nguyen le Patriote, autrement dit
le futur Ho Chi Minh, à Moscou, en 1923.
Elle revient obstinément, tout au long du
livre, à ce moment précis de la rencontre
pour en interroger toutes les facettes.
Avec une sorte d’entêtement qui, dans le
texte lui­même, fait résonner la convic­
tion inébranlable des deux hommes,
chacun à sa manière en appelant à plus
grand que soi : une force de persuasion
qui s’oppose en tout point à la rhétorique
partout dominante, résume Linda Lê,
puisqu’elle en revient à la bibliothèque,
évidemment.
Passant par Claudio Magris, qu’elle
« admire énormément » et qui, dans Une
autre mer (Gallimard, 1993), évoquait le
philosophe radical Carlo Michelstaedter
(1887­1910), elle en arrive bientôt au
livre déterminant que ce dernier a écrit
en 1910, La Persuasion et la Rhétorique
(L’Eclat, 1989) : et c’est bien cette force de
persuasion dans un monde écrasé par
les rhéteurs que célèbre De personne
je ne fus le contemporain, au cœur de
la bibliothèque. 