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LA RÉSOLUTION ÉLECTRONIQUE DES LITIGES FAVORISE-T-ELLE LE

DÉVELOPPEMENT DE NOUVELLES STRATÉGIES DE NÉGOCIATION ?

Bruno Deffains, Yannick Gabuthy

De Boeck Supérieur | « Négociations »

2008/2 n° 10 | pages 9 à 23
ISSN 1780-9231
ISBN 9782804158095
DOI 10.3917/neg.010.0009
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-negociations-2008-2-page-9.htm
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La résolution électronique des litiges


favorise-t-elle le développement de
nouvelles stratégies de négociation ?
Bruno Deffains et Yannick Gabuthy 1
BETA, Nancy Université et CNRS

Cet article a pour objectif de présenter la manière dont l’analyse économique appréhende l’acti-
vité de négociation de parties en conflit préalablement à l’intervention éventuelle d’un tiers, qu’il
soit un juge, un arbitre ou encore un médiateur. Il s’agit notamment de déterminer l’impact de cette
intervention potentielle sur les stratégies développées par les parties lors de la négociation. L’ac-
cent est mis sur l’étude d’une procédure novatrice, la négociation électronique, qui a la particula-
rité d’intégrer la technologie comme acteur dans le traitement du conflit : les propositions des
parties sont reçues et évaluées par un logiciel informatique qui introduit un mécanisme de con-
vergence dans la négociation et détermine les modalités d’un accord selon une règle prédéfinie.
Les analyses présentées dans cet article visent alors à étudier l’efficacité de ce type de mécanis-
me, à savoir sa capacité à promouvoir une issue positive au litige.
Mots-clefs : Négociation, arbitrage, médiation, jugement, incitations.

The purpose of this article is to show how economics analyse the pre-trial bargaining behaviour
of conflicting parties. The literature on the topic focuses on the way the mere presence of a third
person in the background of negotiations may drive the bargaining strategies chosen by the par-
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ties. More specifically, this item analyses an innovative settlement method, called automated ne-
gotiation, which inserts the technology as a third party in the conflicts: the parties’ proposals are
received and evaluated by an automated algorithm which provides a convergence mechanism in
the bargaining process and gives a decision according to a given settlement rule. Analyses high-
lighted in this article aim to determine whether resorting to this mechanism promotes agreements.
Keywords : Bargaining, arbitration, mediation, judgment, incentives.

INTRODUCTION

La littérature consacrée à l’économie de l’Internet reconnaît que la « toile » permet


de produire et de traiter un plus grand nombre d’informations. Toutefois, on ne
saurait pour autant considérer que l’Internet constitue un marché idéal au sens de
l’analyse micro-économique. En effet, certaines défaillances, déjà présentes dans
le monde réel, continuent d’exister dans le monde virtuel. Si les externalités consti-
tuent l’un des exemples le plus abondamment commenté dans la littérature écono-
mique (Shapiro et Varian, 1998), d’autres aspects tels que le non respect des droits

1. Contact : BETA (CNRS, ULP Strasbourg, Nancy-Université). Courriel : Yannick.Gabuthy@univ-


nancy2.fr

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de propriété ou les litiges liés au commerce électronique peuvent également être


soulignés.

La question théorique posée, dans le cadre de l’Internet, est de savoir si ces


défaillances de marché se posent dans les mêmes termes que dans le monde
réel, et, in fine, si leur résolution suppose d’adapter les instruments utilisés dans
ce dernier. Cette question est essentielle du point de vue de la définition de règles
et dispositifs juridiques adaptés au traitement des principaux problèmes rencon-
trés sur le réseau. Nous proposons en particulier de nous interroger sur l’émer-
gence de procédures innovantes de résolution des conflits en ligne : les modes
électroniques de résolution des conflits. Le développement de ce type de méca-
nisme, spécifique à l’Internet, se fonde sur l’existence de modes plus convention-
nels de règlement des litiges (tels que l’arbitrage, la médiation ou la conciliation)
mais s’en distingue par l’intégration de la technologie comme acteur dans le trai-
tement des litiges.

A cet égard, Katsh et Rifkin (2001) ont introduit l’idée que la technologie pou-
vait ainsi agir comme une « quatrième partie » qui peut jouer un rôle majeur pour
organiser et diriger le processus de négociation. Cette idée est intéressante car
elle indique que, en tant que telle, la technologie peut avoir un impact considérable
sur la résolution du conflit. De manière générale, les modes électroniques de ré-
solution des conflits se différencient selon le degré de contrôle dont disposent les
parties dans le processus de règlement du différend et peuvent être regroupés en
trois catégories (Rule, 2002):

(1) L’arbitrage (une tierce partie est en mesure d’imposer une issue aux protagonis-
tes, issue que ces derniers devront respecter). A titre d’exemple, le centre d’ar-
bitrage de l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle) est la
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principale institution de règlement des litiges liés à l’enregistrement et l’utilisation
des noms de domaine de l’Internet (.com, .org, etc.), dont la gestion est assurée
par l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) ;
(2) La médiation (la tierce partie, le médiateur, ne peut qu’assister les protagonistes
vers une issue mutuellement avantageuse sans être en mesure de l’imposer).
Depuis mars 2000, le site d’enchères eBay permet aux utilisateurs de recourir
à une procédure de médiation (Squaretrade) en cas de litige relatif à l’échange
d’un bien sur sa plateforme ;
(3) La négociation : cette procédure se fonde sur la recherche d’une transaction
sans l’intervention d’un tiers (humain) dans le processus. Les parties soumet-
tent leurs propositions monétaires de règlement du différend via un logiciel in-
formatique qui leur fournit un algorithme de résolution. Le centre de négociation
Cybersettle est à ce titre particulièrement sollicité.

Dans ce contexte, nous commencerons par discuter des mérites économi-


ques des modes alternatifs de règlement des litiges, qui fondent l’émergence des
modes électroniques, avant de nous intéresser plus particulièrement aux proprié-
tés de la négociation en ligne.
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L’ANALYSE ÉCONOMIQUE DE LA RÉSOLUTION


DES LITIGES

L’analyse économique de la résolution des litiges considère que les parties ont le
choix entre résoudre leur différend à l’amiable ou aller devant un juge. En pratique,
une grande gamme de solutions extrajudiciaires existe : transaction, conciliation, mé-
diation ou arbitrage. Chacune diffère par sa forme, son coût, ou encore la présence ou
non d’une tierce partie. Traditionnellement, l’analyse économique des solutions extra-
judiciaires s’est limitée à la négociation directe (Bebchuck, 1984 ; Reiganum et Wilde,
1986 ; Spier, 1992) et à l’arbitrage (Farber, 1980, 1981 ; Aschenfelter et al., 1992).
Peu d’économistes se sont intéressés à la médiation ou à la conciliation (Shavell,
1995 ; Deffains et Doriat-Duban, 2001).

L’objectif de cette partie est de présenter la structure et les conclusions des


modèles de transaction, d’arbitrage et de médiation pour justifier le choix d’un
mode particulier de résolution du litige.

Analyse économique de l’arrangement direct entre les parties


Dans le cadre de la solution coopérative au conflit, il n’y a a priori pas de place pour
une tierce partie aidant les protagonistes à conclure un accord. En effet, suivant un
raisonnement « à la Coase », les conflits devraient être directement résolus entre
les parties dans la mesure où l’arrangement (la coopération) permet de dégager
un surplus par rapport au jugement (la non-coopération). Les agents rationnels
auraient simplement à prendre conscience de ce surplus, lié aux coûts du procès,
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et à se le répartir pour réaliser des gains mutuellement avantageux.

L’analyse économique de la résolution des conflits, fondée sur cette assertion,


appréhende ainsi le recours à l’un quelconque des modes de résolution des litiges
(procès, médiation ou arbitrage) comme le constat d’un échec des mécanismes
de marché. L’objectif de la littérature est alors d’identifier les incitations des parties
à résoudre le conflit et de déterminer, sur cette base, les raisons pour lesquelles
les négociations échouent parfois et nécessitent l’intervention d’un tiers. L’origine
de cet échec réside notamment dans la présence d’asymétries d’information. Plus
précisément, les parties en conflit sont soumises à deux problèmes information-
nels qui peuvent être appréhendés à travers des analyses distinctes mais complé-
mentaires.

Le premier problème provient de l’incomplétude du droit ; il relève de l’appro-


che « optimiste » de l’analyse économique des conflits juridiques (Landes, 1971 ;
Gould, 1973 ; Posner, 1973). Dans cette approche, l’échec des négociations est
expliqué par l’optimisme excessif d’une partie quant à sa probabilité de victoire en
cas de procès ou concernant le montant des dommages-intérêts qu’elle aura à
payer. Cet optimisme excessif est justifié par le fait que l’incertitude peut conduire
une partie à commettre des erreurs d’estimation sur le résultat du jugement (Miceli,
1997). Cette analyse a notamment été critiquée par Cooter et al. (1982).
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Les auteurs soulignent en effet que les modèles précédents ne prennent pas
en considération les aspects stratégiques du conflit, aspects qui peuvent mener à
un échec des négociations même si les deux parties détectent l’existence d’un sur-
plus coopératif (simplement parce que l’une d’entre elles tente de capturer la tota-
lité ou la plus grande part de ce surplus). Sur ce point, les auteurs rejoignent Posner
(1992) selon lequel la négociation constitue un exemple typique de monopole bila-
téral où chaque partie essaie de capturer la part la plus importante du surplus pro-
duit par l’accord. L’absence de consensus sur la division du surplus coopératif peut
donc conduire à l’échec des négociations même si les parties sont conscientes de
l’existence d’une possibilité d’accord mutuellement avantageux.

L’approche « stratégique » de l’analyse économique des conflits juridiques est


apparue suite à cette critique (Deffains, 1997). Les études se sont concentrées sur
le second problème informationnel auquel les parties sont soumises dans un conflit,
à savoir l’existence d’une incertitude quant aux caractéristiques (sélection adverse)
ou au comportement (risque moral) de la partie adverse. Les partisans de cette ap-
proche considèrent que les parties essaient de profiter de leurs informations privées
pour adopter des comportements stratégiques. Elles cherchent à obtenir à travers
la négociation un accord plus favorable que celui qu’elles obtiendraient en informa-
tion complète. Le problème de sélection adverse survient par exemple lorsque le
défendeur n’observe pas parfaitement le montant du dommage du demandeur, ce
qui se traduira par un effet d’Akerlof empêchant les parties de trouver une solution
coopérative 2. Le recours au juge, supposé capable de supprimer (au moins partiel-
lement) ces asymétries d’information, sera alors la solution.

Dans la réalité, les modèles « optimistes » et « stratégiques » sont complé-


mentaires. Les présupposés des modèles optimistes semblent mieux adaptés à
l’analyse du comportement de négociation des individus inexpérimentés (impliqués
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pour la première fois dans ce type de conflit). L’analyse stratégique, en revanche,
paraît plus appropriée pour décrire le comportement de parties coutumières de ce
type de litige et ainsi mieux à même d’utiliser leurs informations privées à des fins
stratégiques.

En dépit de sa simplicité apparente, les implications de cette approche écono-


mique de résolution des litiges sont assez robustes, y compris lorsque les parties
peuvent faire des propositions et des contre-propositions. Les asymétries d’informa-
tion sont à l’origine de comportements opportunistes qui conduisent à des situations
d’équilibre où tous les cas ne sont pas réglés de façon coopérative. L’économie met
ici en avant un problème d’anti-sélection puisque les « joueurs » ont tendance à se
faire passer pour ce qu’ils ne sont pas, en l’occurrence les « fragiles » essayent de
se faire passer pour des « solides ». Bien entendu, ce cadre d’analyse suppose que
les asymétries d’information sont données et l’on doit s’interroger sur les raisons pour
lesquelles les parties ne révèlent pas leurs informations privées à la partie adverse.

2. L’effet d’Akerlof est un effet d’éviction qui survient dans une relation d’échange lorsque les cocon-
tractants sont en situation d’asymétrie informationnelle. En effet, si l’une des parties détient des
informations inobservables par l’autre partie et les utilise de manière stratégique, l’échange peut
ne pas avoir lieu.
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Sur cette base, la littérature a développé d’autres prédictions concernant le choix


entre arrangement et jugement :

– le taux d’arrangement augmente avec les coûts de procès et les frais d’instan-
ce. Par extension, les recherches ont permis de comparer l’incitation à négocier
sous différents systèmes de répartition des frais d’instance. Il apparaît que la
règle américaine qui impute à chacun ses frais de procès facilite la résolution
des accords par rapport à la règle britannique qui opère un transfert à la charge
du perdant au procès. La règle française de condamnation aux dépens est
intermédiaire ;
– le taux d’arrangement augmente lorsque les informations détenues par les
parties convergent (moins il y a d’informations privées, plus l’incitation à coo-
pérer est forte) ;
– lorsque les parties sont mutuellement optimistes, la probabilité d’arrangement
diminue avec le montant de l’enjeu (plus les dommages-intérêts attendus en
cas de procès sont élevés, plus l’optimisme des parties sera fort) ;
– en cas de négociation dynamique (avec propositions et contre-propositions),
un effet « dernière limite » apparaît qui devient lui-même une variable straté-
gique. Il est intéressant de parvenir à un accord « sur les marches du palais »
car le fait de négocier rapidement est révélateur d’un signe de « faiblesse » du
dossier, et donc d’un désavantage relatif dans la négociation (Deffains et Doriat-
Duban, 2001).

Analyse économique de la procédure d’arbitrage


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L’arbitrage est un mode extrajudiciaire de résolution des conflits qui consiste à re-
courir à une tierce personne choisie par les parties pour obtenir une décision ayant
force obligatoire. Dans ce cadre, l’analyse économique s’intéresse à deux problé-
matiques soulevées par l’arbitrage. La première consiste à comprendre pourquoi les
parties choisissent de recourir à ce mode de résolution, la seconde comment se for-
ment les sentences arbitrales. Deffains et Doriat-Duban (2001) étudient les condi-
tions dans lesquelles les parties optent pour l’arbitrage. Ce choix ne peut être effectif
que si elles anticipent des gains supérieurs à ceux qui résulteraient d’une décision
prise par un tribunal.

Les avantages de l’arbitrage les plus souvent évoqués concernent sa flexibilité


(même si le degré de formalisme dans les débats a tendance à augmenter), sa ra-
pidité, sa confidentialité et les compétences techniques de l’arbitre. Ces avantages
pèsent lourd dans le choix dès lors que l’on prend en compte la complexité des dé-
bats devant les tribunaux, la lenteur de la justice « publique », le caractère public
des décisions et la compétence « générale » des magistrats.

Cependant, l’arbitrage présente aussi l’inconvénient d’être extrêmement cher.


Néanmoins, les coûts supplémentaires encourus sont habituellement surcompen-
sés par les avantages liés à la confidentialité de la décision arbitrale. Cela explique
le succès de ce mode de résolution des litiges dans certains domaines comme le
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commerce international. Mais l’élément principal dans le choix de l’arbitrage réside


dans le fait que les deux parties doivent souhaiter l’intervention d’un arbitre. Si
seulement une partie exprime cette préférence, le conflit sera toujours résolu par
le juge.

Ainsi, l’analyse économique a pu montrer que le choix en faveur de l’arbitrage


dépend du coût du procès et des risques d’erreurs commises par le juge et par l’ar-
bitre (en considérant que l’arbitre présente un risque d’erreur inférieur en raison de
ses compétences spécifiques). En supposant que les deux allouent le même mon-
tant de dommages-intérêts, le juge et l’arbitre n’utilisent cependant pas les mêmes
éléments pour prendre leurs décisions. Le jugement rendu par le juge et la senten-
ce décidée par l’arbitre dans des cas semblables n’ont donc aucune raison d’être
identique. Plus exactement, le juge doit interpréter les faits relatifs au cas d’espèce
et apprécier les comportements des parties sans attacher d’importance particulière
aux interprétations faites par ces dernières. Les faits jouent donc un rôle essentiel
dans la détermination du jugement.

L’intervention d’un arbitre, en revanche, est avant tout le résultat de la bonne


volonté des parties pour voir leur différend résolu par un tiers. Comme Farber et
Bazerman (1986) le soulignent, l’arbitre ne peut pas se contenter d’interpréter les
faits et ce pour au moins trois raisons. Tout d’abord, l’arbitrage doit être acceptable
par les deux parties afin que leurs relations professionnelles ne soient pas compro-
mises. Deuxièmement, les propositions d’accord formulées par les parties ne doivent
pas être négligées dans la mesure où elles contribuent à transmettre de l’information
concernant l’affaire, informations que l’arbitre serait incapable d’obtenir de toute
autre source. Finalement et contrairement au juge, l’arbitre est choisi par les parties
et son revenu dépend ainsi fortement de sa réputation dans la résolution de conflits
passés.
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Par conséquent, s’il souhaite être désigné pour résoudre d’autres litiges, il doit
s’efforcer de trouver une solution qui satisfasse les deux parties et éviter de mécon-
tenter trop fortement l’une ou l’autre d’entre elles (ce qui n’est bien entendu pas vrai
pour un juge). Dès lors, il sera incité à intégrer les propositions des parties dans sa
décision. Il se fonde néanmoins également sur les faits afin de parvenir à une déci-
sion « juste » et « appropriée » (Farber, 1981 ; Farber et Bazerman, 1986). Globa-
lement, l’arbitre essaiera de minimiser l’intervalle entre son appréciation intrinsèque
du dossier d’un côté et les propositions des parties de l’autre. Suivant ce compor-
tement, il est à noter que le poids attaché aux faits est indépendant des exigences
des parties. Il en résulte un effet de glaciation (chilling effect) dans la mesure où le
comportement de l’arbitre incite les parties à émettre des propositions extrêmes de
façon à obtenir une décision favorable (Dickinson, 2004).

Il semble alors pertinent de considérer que l’arbitre devrait attacher une plus
grande importance aux faits quand les propositions des parties sont déraisonna-
bles : plus les exigences de ces dernières sont divergentes (plus le conflit est exa-
cerbé), plus le poids attaché par l’arbitre aux faits sera élevé. Autrement dit, si les
parties souhaitent éviter l’effet de glaciation, elles ont intérêt à ne pas faire de pro-
positions extrêmes.
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Analyse économique de la médiation


La médiation est une forme non juridictionnelle de règlement des litiges dans la
mesure où le médiateur ne peut pas imposer de solution aux parties. Son rôle se
limite à proposer une issue et à aider les individus à l’atteindre. La médiation, con-
trairement à l’arbitrage, ne relève pas de la « justice privée » dans la mesure où le
médiateur est souvent sous le contrôle d’un juge public. La médiation trouve sa
place dans l’activité des juridictions, à l’ombre du juge qui joue un rôle majeur à tra-
vers son pouvoir de désignation des médiateurs et de ratification des propositions
qu’ils peuvent faire. Ajoutons que la médiation reste une procédure généralement
peu coûteuse même si les parties doivent payer le médiateur.
Il y a très peu d’études spécifiques relatives à la médiation. Shavell (1995) a
proposé une analyse des raisons pour lesquelles les individus décident de recourir
aux modes alternatifs de règlement des litiges mais il a fondé son travail sur l’idée
que les différents types de règlement présentent la caractéristique commune de fai-
re appel à une tierce partie (arbitre ou médiateur) dont le rôle est de communiquer
de l’information aux parties. En procédant ainsi, Shavell n’accorde pas d’attention
à la nature particulière de l’arbitre et du médiateur, préférant insister sur ce qu’ils
ont en commun. Ce choix peut se justifier dans le cas américain où les parties choi-
sissent toujours leur arbitre mais aussi en général leur médiateur. Ce n’est pas le
cas en France et dans bon nombre d’autres pays où l’arbitre est choisi par les par-
ties alors que le médiateur est toujours désigné par le juge.
Deffains et Doriat-Duban (2001) proposent sur cette base d’étudier les spécifi-
cités de la médiation et établissent les conditions sous lesquelles les parties recou-
rent à ce mode de règlement des différends. Il apparaît que les médiations sont
tentées plus fréquemment aux États-Unis mais se traduisent plus souvent par un
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succès en France, toutes choses égales par ailleurs. La raison tient au fait que les
coûts de médiation sont toujours payés en France alors qu’ils ne sont pas payés aux
États-Unis si la médiation échoue. Les parties sont ainsi plus motivées pour s’en-
tendre dans le cas français. Les auteurs montrent également que l’effet de glacia-
tion n’existe pas pour la médiation. Sa disparition peut être expliquée par l’influence
des propositions des parties sur la probabilité d’échec de la médiation qui implique
le risque de revenir devant le juge alors que ce risque n’existe pas dans l’arbitrage.

Il ressort de l’ensemble de ces travaux sur les modes alternatifs de règlement


des conflits que la présence d’un tiers apparaît le plus souvent justifiée. Tantôt il
s’agit de trouver une solution aux litiges qui ne peuvent se résoudre à l’amiable (ju-
ge ou arbitre), tantôt l’intérêt est de faciliter l’échange d’information entre les parties
(médiation). Dans ce dernier cas, le médiateur peut influencer les croyances des
parties. La rationalité des justiciables est en effet parfois mise en cause pour expli-
quer le déroulement des litiges. L’idée généralement avancée est qu’une partie
dans un conflit s’accorde toujours plus de chances de gagner que ce que lui accor-
de son adversaire. Ce point est validé par l’économie expérimentale. Dans ce cas,
même si les parties sont symétriquement informées, chacune pourra être relative-
ment plus optimiste sur l’issue du procès, freinant la réalisation d’arrangements
mutuellement bénéfiques. Dans ce cas, l’intervention d’un médiateur peut faciliter
l’obtention d’un accord.
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L’ÉMERGENCE DE LA NÉGOCIATION EN LIGNE

Les réseaux de communication, en particulier l’Internet, permettent la mise en re-


lation des parties sans déplacement physique. Il en résulte une diminution des
« coûts de transaction » et un raccourcissement des délais nécessaires à l’obten-
tion d’un accord. Aussi, des universitaires et des associations professionnelles (à
l’image de l’American Bar Association) ont-ils songé à élaborer des systèmes per-
mettant le règlement des différends à distance et sans comparution des parties. Il
a ainsi été proposé d’automatiser et de dématérialiser les étapes permettant de
parvenir à une décision obligatoire (sentence), facultative ou à un accord ayant la
force de la chose jugée (transaction au sens étroit que lui donne le droit civil). Des
opérateurs proposent donc des systèmes de négociation, médiation, conciliation et
arbitrage électroniques. Les modes électroniques de règlement des litiges, connus
dans la pratique anglo-saxonne sous le nom de Online Dispute Resolution, dési-
gnent tous ces modes de résolution des conflits qui ont pour trait commun d’être
administrés en ligne et de réunir les colitigants par voie électronique.

Développement des modes électroniques de résolution des litiges


Malgré leur originalité, les modes électroniques de règlement des litiges ont été lar-
gement délaissés par la doctrine juridique francophone qui, dans son ensemble, a
préféré étudier d’autres aspects contractuels ou délictuels des activités de com-
merce électronique. De son côté, la doctrine anglo-saxonne s’est montrée plus pro-
lifique et plus enthousiaste. A ce jour, les travaux sur les modes électroniques de
règlement des litiges peuvent être ventilés en trois grandes catégories : en premier
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lieu, des travaux prospectifs à contenu doctrinal, en second lieu des travaux de syn-
thèse faisant une analyse d’étape de l’état du marché, et enfin des travaux descrip-
tifs à finalité promotionnelle. Le marché des modes électroniques de règlement des
différends est extrêmement volatil : des opérateurs disparaissent (par exemple, le
premier Cybertribunal développé à Montréal) tandis que d’autres apparaissent. De
plus, les pratiques de ces opérateurs se modifient avec l’état de la technique.

En outre, la législation française a évolué de façon significative lors la période


récente. D’une part, la loi du 21 juin 2004 sur « la confiance dans l’économie nu-
mérique » admet l’écrit électronique à titre de validité et paraît donc favorable à la
mise en place d’instances arbitrales électroniques. Mais, d’un autre côté, la loi du
28 janvier 2005 qui concerne la protection des consommateurs classe parmi les
clauses potentiellement abusives celles qui obligent le consommateur « à passer
exclusivement par un mode alternatif de règlement des litiges ».

L’approfondissement de l’analyse des modes électroniques de règlement des


litiges répond en fait à des enjeux pratiques, politiques et théoriques. En pratique
d’abord, l’enregistrement des noms de domaine par un tiers de mauvaise foi au
détriment d’un titulaire de marque suscite un important contentieux. Comme nous
l’avons mentionné, ce contentieux échappe pourtant de plus en plus aux tribunaux
étatiques pour être soumis par voie électronique aux organes de règlement des
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différends établis sous l’égide de l’OMPI. Plusieurs milliers de décisions ont été
rendues pour constituer une véritable jurisprudence.

D’un point de vue politique ensuite, les modes électroniques de règlement des
litiges constituent l’un des facteurs d’achèvement du marché intérieur : ils peuvent
faciliter l’accès du consommateur à la justice. De manière générale, l’émergence
de ce type de procédure semble constituer un moyen de fonder la confiance dans
l’échange transfrontalier : en cas de différend, le consommateur a la possibilité de
recourir à un mécanisme simple, rapide et peu coûteux dont le fonctionnement
n’est pas sujet aux limites de la justice traditionnelle. En effet, la résolution du con-
flit est fondée sur les préférences des individus et ne requiert pas leur présence
physique. La localisation légale et l’anonymat des parties ne sont donc pas des
obstacles au règlement du différend.

De fait, on trouve des invitations explicites au développement des modes élec-


troniques de résolution des litiges dans la directive sur le commerce électronique
et dans les livres verts et rapports de la Commission européenne. L’article 17 de la
proposition de directive européenne relative au commerce électronique invite no-
tamment les États membres à permettre « l’utilisation effective des mécanismes de
résolution extrajudiciaires, notamment par les voies électroniques appropriées ».
De la même manière, lors de la réunion annuelle du Global Business Dialogue on
e-Commerce en 2000 (qui regroupe entre autres AOL Time Warner, Hewlett-Pac-
kard et DaimlerChrysler), Carly Fiorina, présidente directrice générale de Hewlett-
Packard entre 1999 et 2005, a déclaré : « National court systems are too expensi-
ve, too time consuming and judgements too hard to enforce. A global alternative
dispute resolution system is necessary to encourage cross-border electronic
commerce. ».
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D’un point de vue théorique, la question est également digne d’intérêt car elle
est au confluent de l’économie (et notamment de la théorie de la négociation) et du
droit (qu’il s’agisse du droit des contrats 3, du droit processuel ou du droit de l’arbi-
trage). L’engouement commercial autour du développement de ces mécanismes a
ainsi connu un certain écho dans le domaine académique : le Center for Informa-
tion Technology and Dispute Resolution (université du Massachusetts) organise
chaque année une semaine de conférences sur le thème de l’application de la
technologie à la résolution des conflits.

Toutefois, malgré l’intérêt indéniable de ce type de procédure, lié notamment


à sa rapidité et sa facilité d’utilisation, de nombreuses questions se posent quant à
la pertinence de ces mécanismes. En effet, malgré leur caractère particulièrement
innovant et l’engouement affiché par une grande partie de la profession juridique
anglo-saxonne (Katsh et Rifkin, 2001 ; Rule, 2002), il apparaît que le développe-
ment de ces procédures manque de fondements micro-économiques, fondements
pourtant nécessaires à la compréhension des interactions en jeu lors de leur utili-
sation. L’absence de données empiriques liée à l’émergence récente de ces mé-

3. Les modes électroniques de règlement des litiges se réclament d’une certaine contractualisation
de la justice. L’arbitre et le médiateur connectés au réseau seraient en effet les figures d’une nou-
velle justice de proximité.
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18 Bruno Deffains et Yannick Gabuthy —————————————————————————————

canismes et à la confidentialité qui les caractérise ne permet pas de tester leur


pertinence.

Par ailleurs, il convient de faire preuve de prudence lors de la lecture des écrits
relatifs à la doctrine anglo-saxonne. Plutôt que de proposer l’analyse scientifique
d’un phénomène observé, certains articles sont en réalité des instruments de promo-
tion au service des modes électroniques de règlement des litiges. Ces derniers sont
en effet administrés par des opérateurs privés qui en tirent une rémunération. Il exis-
te donc une concurrence entre les prestataires de service du secteur. Dans ce con-
texte, les publications scientifiques sont également un instrument de publicité.

Dans la section suivante, l’analyse est centrée sur la négociation électronique,


cette procédure étant la plus intéressante et la plus novatrice (de par l’absence de
tiers physique dans le processus de résolution du conflit). En outre, comme nous
l’avons vu précédemment, les mécanismes d’arbitrage et de médiation ont déjà
été largement étudiés dans la littérature économique.

Analyse économique de la négociation électronique


Le terme générique de négociation électronique cache en réalité un ensemble po-
lymorphe de procédures qui varient selon les modalités exactes de la transaction,
le déroulement de la négociation ou encore le fonctionnement du mécanisme de
résolution du litige. Néanmoins, l’élément commun à l’ensemble de ces procédu-
res est l’intégration de la technologie comme acteur dans le traitement des litiges.
Plus spécifiquement, le déroulement de la procédure est le suivant : le processus
de résolution commence lorsque le plaignant (la victime d’un préjudice) contacte
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un centre de négociation électronique, qui est un organisme privé, indépendant et
spécialisé dans la résolution des litiges, afin de lui faire part du problème survenu
lors de la transaction. Une fois la plainte déposée, le centre contacte le défendeur
(l’auteur du dommage) afin de l’informer de la volonté du plaignant de résoudre le
litige via la négociation électronique 4. Les propositions monétaires des parties en
conflit, à savoir l’offre du défendeur et la demande du plaignant, sont transmises de
manière confidentielle 5 et par Internet à un logiciel informatique qui détermine l’oc-
currence d’un accord et les termes de cet accord selon les modalités suivantes :

(1) Si les propositions sont compatibles (l’offre du défendeur est supérieure ou


égale à la demande du plaignant), le litige est réglé et le montant versé par le
défendeur correspond à la demande du plaignant.
(2) Si les propositions sont incompatibles mais suffisamment proches l’une de
l’autre (la demande du plaignant est supérieure à l’offre du défendeur mais l’of-
fre du défendeur augmentée d’un certain pourcentage est supérieure ou égale

4. Le coût monétaire de la procédure pour les parties a généralement deux composantes : des frais
liés au dépôt de la plainte (assumés naturellement par le plaignant) et des frais occasionnés par
la résolution du conflit (assumés par les deux parties, uniquement en cas de résolution du litige).
5. Les propositions ne sont effectivement jamais communiquées à la partie adverse : il s’agit d’une
proposition d’offres à l’aveugle (blind bidding process).
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à la demande du plaignant), le litige est réglé et le montant versé par le défen-


deur correspond à la moyenne des deux propositions. Ce pourcentage, qui peut
être nommé facteur de convergence, est de connaissance commune entre les
parties et défini ex ante par le centre de résolution 6.
(3) Si les propositions sont trop éloignées l’une de l’autre, le litige n’est pas résolu.

Afin d’illustrer convenablement les différentes configurations dans lesquelles


peuvent se trouver les parties, considérons un exemple avec la valeur du facteur
de convergence la plus souvent retenue par les centres de négociation électroni-
que, à savoir 30% :

Offre du Demande du Explication


Cas défendeur plaignant Issue du litige Prix de
(bD) (bP) transaction (b)

Accord pour bD > bP


1 3500 € 3000 €
3000 € → b= bP

Accord pour bD(1+30%) ≥ bP > bD


2 3000 € 3800 €
3400 € → b=(bP+bD)/2

bD(1+30%) < bP
3 2000 € 6000 € Pas d’accord
→ Pas d’accord

Contrairement à une négociation simple, le logiciel informatique et le mécanisme


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de convergence sous-jacent fournissent aux parties une possibilité supplémentai-
re de parvenir à un accord même si leurs propositions ne sont pas compatibles (via
l’issue 2), à condition naturellement que la divergence entre ces propositions ne
soit pas trop importante. L’existence de cette « marge de manœuvre » supplé-
mentaire devrait ainsi accroître la probabilité de résolution du conflit, tout en lais-
sant la liberté aux protagonistes de parvenir à un accord par eux-mêmes (via
l’issue 1). Cependant, ces avantages affichés par la profession juridique quant à
l’efficacité de cette procédure reposent sur des éléments essentiellement intuitifs
et manquent de fondements micro-économiques. De plus, l’absence de données
empiriques, liée notamment à la confidentialité caractérisant le fonctionnement de
ce type de mécanisme, ne permet pas de tester la pertinence de ces affirmations.

L’objectif des analyses développées (Deffains et Gabuthy, 2005 ; Gabuthy,


2004 ; Gabuthy et al., 2008) est ainsi d’apporter des réponses quant à l’efficacité
de cette procédure : dans quelle mesure ce mécanisme favorise-t-il l’obtention
d’un accord ? La méthode expérimentale est mobilisée afin de recréer, dans un
environnement contraint et contrôlé, la procédure de négociation électronique et
de produire les données nécessaires aux tests des prédictions théoriques. L’idée
fondamentale de l’expérimentation en économie est de simuler l’abstraction de la

6. La valeur de ce facteur est variable selon le site considéré, bien qu’elle soit en général fixée à 30%.
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20 Bruno Deffains et Yannick Gabuthy —————————————————————————————

théorie dans le cadre « aseptisé » d’un laboratoire. A ce titre, le contrôle de l’envi-


ronnement d’interaction que permet la méthode présente plusieurs avantages : (a)
l’observation des faits dans leur « environnement naturel » ne permet pas d’isoler
avec précision les multiples facteurs susceptibles de les provoquer, ni de quanti-
fier leur influence respective ; (b) certaines situations sont très difficiles à observer,
soit parce qu’elles sont rares, soit parce qu’elles nécessitent une combinaison par-
ticulière de facteurs ; (c) certaines situations économiques ne sont observables
qu’à la condition que certaines politiques publiques soient mises en œuvre.

L’expérimentation permet de provoquer ces situations et d’en observer les con-


séquences, constituant ainsi un outil puissant d’aide à la décision. A titre d’exem-
ple, Alvin Roth a mobilisé la méthode expérimentale dans le but d’aider à améliorer
l’efficacité du marché des internes en médecine aux États-Unis (Roth et Peranson,
1999). L’économie expérimentale est également mobilisée par les centres de re-
cherche d’IBM (T.J. Watson Research Center) ou de Hewlett-Packard (Hewlett-
Packard Laboratories) pour étudier la formation des prix, l’apprentissage stratégi-
que, les procédures de négociation ou encore les dynamiques d’information sur les
marchés 7.

Dans notre contexte, l’expérience consiste à mettre en relation un plaignant et


un défendeur qui peuvent parvenir à un accord sur la compensation monétaire
versée par ce dernier 8. Conformément à la procédure de négociation électroni-
que, les propositions ne sont pas faites à la partie adverse mais à un logiciel qui
détermine l’issue de la négociation et le montant de cette compensation selon la rè-
gle précédemment explicitée. Notre objectif est non seulement d’étudier le rôle du
facteur de convergence mais aussi l’influence du degré initial du conflit sur les com-
portements individuels et l’issue du litige. Contrairement aux résultats attendus, il
apparaît que la présence du facteur de convergence n’améliore pas la probabilité
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qu’un accord soit obtenu à l’issue de la négociation. En effet, le mécanisme de con-
vergence introduit dans le processus de négociation induit un effet pervers sur le
comportement individuel et le règlement du différend : les parties sont incitées à
exploiter stratégiquement le facteur de convergence afin d’accroître leurs gains,
ce qui limite largement l’efficience de la procédure.

Globalement, dans la détermination de leurs propositions, les individus sont


face à un arbitrage : en adoptant une stratégie agressive, correspondant à une de-
mande plus élevée du plaignant ou une offre plus faible du défendeur, l’individu con-
sidéré augmente son gain si le litige est réglé mais réduit la probabilité de parvenir
à un accord. Inversement, en adoptant une stratégie plus conciliante, une partie
augmente la probabilité de résolution du litige mais réduit le montant qu’elle obtient
si un accord est obtenu. Les résultats montrent que le facteur de convergence, en
fournissant aux parties une possibilité additionnelle de résoudre le conflit, influence
fortement cet arbitrage : de par la protection qu’elle introduit, l’existence de ce mé-

7. Pour davantage d’informations concernant la méthode expérimentale et ses applications au do-


maine économique, le lecteur est renvoyé à l’ouvrage d’Eber et Willinger (2005).
8. Les expériences réalisées ont réuni un total de 160 participants et ont permis de collecter 6 400
observations (décisions).
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canisme de convergence rend la survenance d’un désaccord moins crédible et in-


cite les protagonistes à formuler des propositions extrêmes lors de leur interaction.

Autrement dit, les individus ont collectivement intérêt à utiliser la marge d’erreur
fournie par le logiciel informatique mais ont des incitations individuelles à l’exploiter
stratégiquement afin d’accroître leurs gains. Cependant, l’ampleur initiale du conflit
influence la manière dont les parties appréhendent le mécanisme de résolution. La
menace accrue d’un désaccord liée à une augmentation du degré de conflit oppo-
sant les parties semble limiter cet effet pervers et rétablir l’efficacité de la procédure :
lorsque l’ampleur du conflit s’accroît, les parties sont incitées à adopter un compor-
tement plus conciliant lors de la négociation et à utiliser le facteur de convergence
de manière plus raisonnable. De manière générale, le logiciel informatique semble
jouer le rôle d’une tierce partie dont la présence détermine le comportement straté-
gique des individus en conflit.

Ce phénomène est une manifestation particulière de l’effet de glaciation évoqué


dans la première partie de cet article : le mécanisme introduit dans la négociation
électronique tend paradoxalement à exacerber le conflit dans la mesure où il réduit
le risque de désaccord, toute chose égale par ailleurs. Ces éléments ne remettent
pas nécessairement en question l’intérêt des procédures de négociation électroni-
que qui présentent par ailleurs de nombreux avantages en termes de coût, d’acces-
sibilité et de facilité d’utilisation comparativement à la justice « publique ». Il convient
simplement de réfléchir aux moyens de les améliorer en rendant leur fonctionnement
plus efficace, la théorie de la négociation et l’économie expérimentale constituant à
notre sens des outils performants pour l’atteinte de cet objectif.
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CONCLUSION

Cet article a été l’occasion de présenter la manière dont l’analyse économique ap-
préhende l’activité de négociation préalablement à l’intervention d’un tiers (qu’il
soit un juge, un arbitre ou encore un algorithme informatique). L’accent a été mis
sur l’étude des mécanismes de négociation électronique. Malgré leur caractère
novateur, l’intérêt de ces mécanismes est à relativiser : il apparaît notamment que
la manière dont est structurée l’interaction entre les individus et la présence de la
technologie en tant qu’acteur majeur de cette interaction ont des effets pervers sur
le comportement de négociation des parties et le règlement du différend. Ces con-
clusions tendent par ailleurs à conforter le scepticisme de la doctrine juridique fran-
cophone à l’égard des modes électroniques de résolution des litiges.

En outre, plusieurs questions restent à aborder au regard du fonctionnement


de ces mécanismes et de leurs implications. Etant donné que ce fonctionnement
est pleinement contractuel et que ces procédures sont proposées par des entrepri-
ses privées, comment s’assurer que les parties (et notamment les défendeurs) ac-
cepteront d’y recourir ex ante et de respecter l’accord obtenu ex post. En effet, alors
même que son intervention est compromise ici, seule la justice étatique a un pouvoir
de contrainte quant à l’exécution d’un accord entre deux parties en conflit (Cachard,
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2002). A cet égard, le rôle des mécanismes de réputation existant sur les platefor-
mes électroniques d’échange (telles que eBay) peut être prépondérant 9 : la volonté
de l’usager de conserver, voire d’accroître, son niveau de réputation au sein de la
communauté peut l’inciter à accepter le recours à un mode électronique de résolu-
tion des litiges et à se conformer à l’accord ainsi scellé.

Cette question relative à l’acceptation de l’accord obtenu à l’issue de la procé-


dure se pose naturellement uniquement si un tel accord émerge : qu’en est-il lors-
que les parties ne parviennent pas à réconcilier leur divergence ? Cette interrogation
n’est pas sans importance étant donné la performance toute relative des mécanis-
mes étudiés. Elle est en outre renforcée par les limites concernant la nature des con-
flits auxquels les procédures de négociation électronique peuvent s’appliquer. Dans
quelle mesure est-il possible d’étendre l’usage de ces procédures à des litiges non
monétaires, multidimensionnels et/ou impliquant plus que deux parties ? Notre ana-
lyse doit être considérée comme une première étape d’investigation des modes
électroniques de résolution des litiges. Suivant les arguments développés ci-des-
sus, plusieurs études complémentaires devront être développées avant d’avoir une
vision pertinente du fonctionnement, des interactions et des implications de ces
mécanismes dans leur ensemble.

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9. Suivant ces mécanismes, chaque participant à une transaction peut évaluer le membre avec le-
quel il vient de réaliser l’échange en lui attribuant une note. Toutes les notes attribuées à un mem-
bre sont additionnées et constituent ainsi son profil d’évaluation, profil qui est rendu public par
affichage sur le site (Resnick et al., 2006).
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