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L’autre, en moi 2/4

Nous voilà donc invités à revenir à l’intimité de l’être. La présence de l’autre me parle. Elle
parle à mon intelligence, à mon cœur, à mes émotions : il faut prendre le temps d’analyser ma
façon de les écouter. Ce voyage à l’intérieur de soi et à la rencontre de l’autre est
l’enseignement fondamental et commun des spiritualités et des religions. Il s’agit d’orienter
l’attention de l’être humain vers sa conduite, son comportement et de le faire remonter aux
causes de son agir maîtrisé ou non. L’enseignement hindouiste insiste beaucoup sur les
dispositions intérieures qui conduiront sur la « bonne vie », la vie équilibrée. Il s’agit
d’appréhender les prescriptions morales communes (sadharanadharma) et celles qui sont plus
spécifiques aux étapes et aux états de l’évolution morale (varnashramadharma) pour
remonter aux causes intérieures, elles aussi collectives (dharma) et tout à fait singulières
(karma). Alors que chacun, hindou ou pas, partage avec les autres le Soi essentiel (âtman) –
au-delà de son ego emprisonné –, chaque karma enfante une unique et singulière disposition
psychologique et morale (swabhava) que la conscience individuelle doit appréhender et
comprendre pour la réformer et l’améliorer. C’est cette quête, cette réforme, cette libération
intérieure qui permettra, par un travail sur soi de dépassement de l’ego, d’aller à la rencontre
de l’autre. Il s’agit de se maîtriser, de dépasser les dispositions aveugles de l’ego pour entrer
en communication avec le principe de causalité universelle : alors la différence des routes, des
voies, des intelligences et des couleurs s’explique et se comprend de l’intérieur, par la
disposition du cœur et de l’intelligence maîtrisant les illusions et l’aveuglement potentiel des
émotions.

La parabole des aveugles et de l’éléphant, que l’on retrouve dans la tradition bouddhique,
révèle cette même vérité : chacun des aveugles, touchant une partie de l’éléphant, croit décrire
l’éléphant en entier et détenir la vérité du Tout. Une interprétation superficielle pourrait nous
faire penser que ce qui compte dans ladite parabole tient au fait que jamais personne ne
détient la vérité du Tout et que les voies sont plurielles. Il existe pourtant un autre
enseignement: ces hommes sont aveugles, aveuglés, et le problème de leur rapport à la vérité
et à la diversité tient à leur cécité intime. Ils n’accéderont à la vérité essentielle de l’éléphant,
et des points de vue qui se posent sur lui, que par une introspection fondamentale. Ce qui
compte n’est pas d’abord ce qu’est ou ce que me dit l’autre, mais ce qui, en moi, m’empêche
de le voir, de l’écouter, de l’entendre et de le reconnaître pour ce qu’il est : ce qu’il révèle de
mes troubles, de mes surdités et de mes aveuglements. La rencontre avec l’autre et sa
reconnaissance ne sont pas le résultat d’une démarche intellectuelle, mais d’une initiation à
l’intime, d’une introspection, d’un voyage à l’intérieur de soi qui devrait me permettre de
réconcilier et d’harmoniser les dimensions de mon être, à savoir ma conscience, mon cœur,
mon intelligence et mes émotions. Mon rejet de l’autre révèle surtout l’aveuglement qui
m’habite : à la périphérie du « moi », autrui est un accidentel danger. Au cœur de la quête, il
est une positive nécessité.

C’était l’intuition de Socrate et de son enseignement sur la tempérance. Si la philosophie


permet d’accéder à la vérité, elle est aussi un exercice de maîtrise de soi et de ses passions,
une quête de la paix intérieure qui est seule à même de permettre, à terme, la paix sociale et
politique. C’est pourquoi ceux qui devraient être chargés des affaires de la cité sont, selon lui,
les philosophes : à partir de l’âge de cinquante ans, leur quête est bien avancée et leur
initiation aux secrets de l’âme et aux dangers des passions les plus intimes leur permet de
s’occuper avec sérénité des affaires de la collectivité. C’est dans La République que Platon
développe une partie de ses réflexions sur l’intimité des êtres. On retrouve la présentation de
la purification, de la catharsis, non pas seulement dans La Poétique mais aussi dans La
Politique d’Aristote. L’art, la représentation publique de la musique et du théâtre sont des
instruments collectifs, des miroirs sociaux qui renvoient chacun à soi, à son être intime, à sa
propre introspection, aux impératifs moraux du dépassement des passions aveugles, des peurs
et des émotions malsaines. La catharsis aristotélicienne, c’est l’anti-populisme : elle nous
enseigne et nous appelle à nourrir des dispositions exactement opposées à celles des discours
populistes qui nous minent aujourd’hui. Alors qu’elle renvoie à soi, avec profondeur et
exigence, afin de nous donner les moyens de nous ouvrir à l’autre avec sagesse, les discours
populistes nous présentent une image superficielle et effrayante d’autrui afin de revenir à
nous-mêmes, de façon fermée et égoïste.

Cet enseignement traverse les trois religions monothéistes de la même façon. La présence de
Dieu, Créateur du Tout et de tous, est un appel à la conscience individuelle : tous les
enseignements moraux n’ont en fait de sens que par ce qu’ils exigent de travail sur soi, sur
son comportement, ses sentiments, ses émotions, ses peurs. Le message commun par ailleurs,
de l’hindouisme aux monothéismes en passant par Socrate, Platon et Aristote, c’est que nous
sommes tous, naturellement et potentiellement, enclins au rejet, à l’intolérance et au racisme.
Livrés à notre naturel et à nos émotions brutes, nous pouvons être sourds, aveugles,
dogmatiques, fermés et xénophobes : on ne naît donc pas ouvert, respectueux et pluraliste, on
le devient par un travail sur soi, l’éducation, la maîtrise et la connaissance. La foi, nous
l’avons dit, veut dire confiance, état de paix, d’équilibre, de bien-être avec soi. La quête de
cette paix intérieure est considérée comme une des conditions du rapport serein à l’autre et
aux différences. Le message universel commun que l’on trouve dans la maxime « Aime ton
prochain comme toi-même » est un idéal qui révèle trois dimensions : d’abord, il est bien
question d’amour, à savoir d’une disposition du cœur ; ensuite, l’amour de l’autre passe par
une attention particulière donnée à l’amour de soi (« comme toi-même ») qui doit se vivre et
s’approfondir inlassablement, comme un souffle vers l’extérieur et non une prison ; enfin,
s’aimer, c’est-à-dire trouver la paix en soi, est une condition implicite de l’amour et de
l’accueil d’autrui dans la paix de son cœur. Une histoire d’amour. Une histoire de conscience
et d’exigence également : il s’agit de se connaître, de reconnaître les tentations les plus noires
de nos natures et de se mettre en quête des aspirations les plus nobles de nos cœurs. La
rencontre sereine et respectueuse avec l’autre est à ce prix : s’engager dans une rencontre avec
soi. Au moment où le Coran établit la volonté divine de la pluralité universelle (« nous vous
avons constitués en nations et en tribus »), il rappelle le sens de l’excellence dans sa maîtrise
et dans sa gestion : « Le meilleur d’entre vous est celui dont la conscience de Dieu [la piété]
est la plus profonde. » C’est le message universel partagé des philosophies, des traditions
spirituelles et des religions : il s’agit d’établir une disposition de la conscience, d’appeler à un
travail sur soi et de ne jamais oublier qu’il est question de confiance et d’amour en soi, de soi
et en autrui.

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