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Le spectateur de cinéma : approche sémio-pragmatique


Roger Odin

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Odin Roger. Le spectateur de cinéma : approche sémio-pragmatique. In: Communication. Information Médias Théories,
volume 13 n°2, automne 1992. Spectateurs. pp. 38-58;

doi : https://doi.org/10.3406/comin.1992.1593

https://www.persee.fr/doc/comin_1189-3788_1992_num_13_2_1593

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Resumen
Uno de los objectivos del enfoque semiopragmático del cine es el de proponer un marco teórico
capaz de ayudar a comprender el funcionamiento de los diferentes participantes (actants) en el
campo cinematográfico. Dentro de esta perspectiva el autor de este artículo propone algunos
puntos de reflexión que permiten circunscribir de una manera más exacta : la noción de
espectador de cine. El autor del artículo considera al espectador de cine como el producto de un
conjunto de determinaciones que provienen de dos tipos de instituciones : la institución
constitutiva (Searle) del campo cinematográfico y la institución espectatorielle. Descubriremos
entonces que la noción de espectador de cine es una noción «abierta» (Weitz) pero descriptible
solamente en términos de contrato, de coacciones, de familia (Wittgenstein) y de modos de
producción de los sentidos y de las emociones.

Résumé
L'un des objectifs de l'approche sémio-pragmatique du cinéma est de proposer un cadre théorique
susceptible d'aider à comprendre le fonctionnement des différents actants du champ
cinématographique. Dans cette perspective l'auteur propose quelques éléments de réflexion pour
mieux cerner la notion de spectateur de cinéma. Il considère le spectateur de cinéma comme le
produit d'un faisceau de déterminations provenant de deux types d'institutions : l'institution
constitutive (Searle) du champ cinématographique et l'institution spectatorielle. On découvrira
alors que la notion de spectateur de cinéma est une notion «ouverte » (Weitz) mais descriptible en
termes de contrat, de contraintes, de famille (Wittgenstein ) et de modes de production de sens et
d' affects.

Abstract
One of the goals of a semio-pragmatics of cinema is to develop a theoretical framework that will
aid in accounting for the various actants in the cinematographic field. From this perspective, the
author examines how one might better conceive the notion of film spectator. The spectator is
conceived as the product of the intersection of determinations from two types of institutions : the
constitutive (Searle ) institution of the cinematographic field and the institution of spectatorship.
Thus, the notion of film spectator is an «open » (Weitz) one, although descri-bable in terms of
contract, constraint, and families and modes of sense and affect production.
COMMUNICATION VOL 13, N° 2

RÉSUMÉ

proposer
L'un des objectifs
un cadre de
théorique
l'approche
susceptible
sémio-pragmatique
d'aider à comprendre
du cinémaleest
fonc¬
de

tionnement des différents actants du champ cinématographique. Dans


cette perspective l'auteur propose quelques éléments de réflexion pour
mieux cerner la notion de spectateur de cinéma. Il considère le spec¬
tateur de cinéma comme le produit d'un faisceau de déterminations
provenant de deux types d'institutions: l'institution constitutive
(Searle) du champ cinématographique et l'institution spectatorielle.
On découvrira alors que la notion de spectateur de cinéma est une
notion « ouverte » (Weitz) mais descriptible en termes de contrat, de
contraintes, de famille (Wittgenstein ) et de modes de production de
sens et d' affects.

ABSTRACT

One of the goals of a semio-pragmatics of cinema is to develop a theo¬


retical framework that will aid in accounting for the various actants in
the cinematographic field. From this perspective, the author examines
how one might better conceive the notion offilm spectator. The specta¬
tor is conceived as the product of the intersection of determinations
from two types of institutions : the constitutive (Searle ) institution of
the cinematographic field and the institution of spectatorship. Thus,
the notion offilm spectator is an « open » (Weitz) one, although descri-
bable in terms of contract, constraint, and families and modes of sense
and affect production.

RESUMEN

Uno de los objectivos del enfoque semiopragmático del cine es el de


proponer un marco teórico capaz de ayudar a comprender el funcio¬
namiento de los diferentes participantes (actants ) en el campo cine¬
matográfico. Dentro de esta perspectiva el autor de este artículo
propone algunos puntos de reflexión que permiten circunscribir de
una manera más exacta : la noción de espectador de cine. El autor del
artículo considera al espectador de cine como el producto de un con¬
junto de determinaciones que provienen de dos tipos de instituciones :
la institución constitutiva (Searle) del campo cinematográfico y la ins¬
titución espectatorielle. Descubriremos entonces que la noción de
espectador de cine es una noción «abierta» (Weitz) pero descriptible
solamente en términos de contrato, de coacciones, de familia (Wit¬
tgenstein) y de modos de producción de los sentidos y de las emocio¬
nes.

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LE SPECTATEUR DE CINÉMA... BIBLID 0382-7798(1 992) 1 3:2p.39-58

Le spectateur de cinéma :

approche sémio-pragmatique

Roger Odin*

Pour
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La
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La première réponse qui vient à l'esprit est qu'un spectateur de


cinéma est un individu qui voit un film. C'est, semble-t-il, également
la définition acceptée plus ou moins explicitement par un grand nom¬
bre de théoriciens. Il est évident, par exemple, que c'est ce que pré¬
supposent les approches quand elles parlent d 'expérience cinéma¬
tographique : que cette expérience soit analysée dans une perspective
psychologique (Mlinsterberg, Morin), phénoménologique (Ayfre,
Agel, Bazin, plus récemment le Schefer de L'homme ordinaire au
cinéma ) ou psychanalytique (Baudry, Metz: 77), il s'agit toujours
d'une expérience de visionnement de film. Il en va de même pour les
approches en tant (dénonciation qui étudient comment le film
«désigne son spectateur, en structure la présence, en organise
l'action» (Casetti, 1990: 31); comment, «en payant sa place» pour
assister à la projection de Stage Coach, le spectateur « s'approprie non
seulement un siège mais un regard; regard dont l'identité le constitue
pendant la durée du film, le dote d'un rôle, d'une compétence, d'un
emploi» (Dayan, 1983: 11). Cependant, ce sont toutes les analyses
qui visent à modéliser le spectateur construit pas le film qu'il convien¬
drait de citer ici, des greimasiens D. Blanco et J. Fontanille à E. Brani-
gan en passant par le dernier ouvrage de Christian Metz : l'Énonciation

* L'auteur est
recherche en cinéma
professeur
et audiovisuel
à l'Université
(IRCde
A).Paris III et membre de l'Institut de

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COMMUNICATION VOL 13, N° 2

impersonnelle ou le site du film (1991), et j'en oublie très certaine¬


ment. Quant aux analyses d'inspiration cognitiviste ou néo-formaliste
qui insistent sur le rôle du spectateur comme producteur de sens, elles
n'en posent pas moins le film comme point de départ : « a film cues the
spectator to execute a definable variety of operations », écrit ainsi
David Borwell dans le chapitre 3 de Narration and the Fiction Film
précisément intitulé: «The Viewer's Activity» (1985 : 29). La défini¬
tion de l'approche néo-formaliste donnée par Kristin Thompson va
dans le même sens: «Neoformalism as an approach does offer a
series of broad assumptions about how artworks are constructed and
how they operate in cueing audience response » (Thompson, 1988 : 6).
Nous partirons donc de la proposition suivante qui semble sous-
jacente à toutes ces approches.
un Proposition
film. I : un spectateur de cinéma est un individu qui voit

Nous voudrions montrer que cette proposition ne permet pas vrai¬


ment de définir la notion de spectateur de cinéma et que seule une
approche sémio-pragmatique, c'est-à-dire une approche plaçant réso¬
lument les déterminations externes au poste de commande1, est sus¬
ceptible de nous aider à comprendre comment se constitue cet actant
social spécifique.

« When is film » ?

Une première difficulté tient au statut de l'objet film dans l'espace de


la réception. Que signifie, en effet, voir un film ? La réponse tradition¬
nellement donnée à cette question est la suivante : voir un film, c'est
voir des images photographiques mouvantes multiples (Metz, 1971).
Or, l'attribution du statut photographique à une image est très problé¬
matique lorsque l'on se place dans la perspective du spectateur : celui-
ci peut en effet être conduit à prendre comme photographiques, et
donc comme images filmiques, des images qui n'ont rien de photogra¬
phiques, par exemple, des images vidéo ou des images de synthèse2.
Dans L'image précaire (1987), Jean-Marie Schaeffer aborde ce pro¬
blème à propos de la photographie. Il insiste sur le fait que « le statut
d'empreinte de l'image photographique ne se trouve pas inscrit dans
l'image [...], mais dépend du savoir de l'arché» (p. 114). C'est parce
que nous savons qu'une image photographique est le résultat de Y em¬
preinte lumineuse d'un objet réel sur une plaque sensible que nous la
lisons d'une façon différente d'une peinture; «le savoir de l'arché

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LE SPECTATEUR DE CINÉMA- ROGER ODIN

porte sur " la genèse de l'image et non pas sur son statut 'phénoméno¬
logique' qui seul est directement accessible à la réception " ; le savoir
de l'arché fonctionne généralement comme postulat admis d'avance et
non pas comme inférence concrète» (p. 115). Schaeffer ajoute que si
la connaissance du mécanisme de l'arché photographique est indispen¬
sable à la compréhension d'une photographie, le destinataire n'a
«nullement besoin» d'en avoir une connaissance «scientifique au
sens strict du terme. Il suffit qu'il soit capable d'enclencher une récep¬
tion qui réfère les formes analogiques à des imprégnants réels, plutôt
qu'à une figuration libre. La plupart du temps il s'agira sans doute
d'un savoir pratique diffus [...]. Balzac qui, à en croire Nadar expli¬
quait la production de l'image photographique par la translation d'une
pellicule, appartenant au corps photographié, vers la surface sensible,
disposait du savoir implicite suffisant pour distinguer une image pho¬
tographique de toute autre sorte d'image » (p. 46).

Marquons le déplacement opéré par cette analyse : dans cette pers¬


pective, un objet x est considéré comme une photographie non pour
ses qualités intrinsèques mais parce qu'il est construit comme tel dans
le processus de la lecture. Avec Schaeffer, on passe d'une analyse
immanente à une analyse intentionnelle pragmatique. Les objectifs de
Schaeffer sont d'ailleurs très proches des nôtres : il s'agit de fonder
une fonctionnement
son pragmatique de social.
la photographie susceptible d'aider à comprendre

A priori, transposer cette approche dans l'espace du cinéma ne pose


pas de problèmes particuliers. On notera simplement la nécessité d'in¬
tégrer le dispositif de la projection dans la définition de l'arché
cinéma : la genèse de l'image cinématographique ne se fait pas seule¬
ment au moment de la prise de vue mais aussi au moment de la projec¬
tion. On considérera donc que pour un spectateur, un film est une série
d'images produites par un dispositif photographique enregistrant des
images animées puis projetées sur un écran par un projecteur qui res¬
titue ces images en mouvement. C'est cela l'arché cinéma.

Proposition II : le spectateur de cinéma est un individu qui dispose


du savoir de l'arché cinéma et qui, attribuant les propriétés de l'arché
cinéma à un objet x, appréhende cet objet comme un film.
Cette proposition déplace la question de départ de Qu'est-ce qu'un
film ? à Quand un film ? Il y a film quand un individu y perçoit x
comme ayant l'arché cinéma (depuis l'article de Nelson Goodman:
When is Art ?, cette forme de questionnement nous est devenue fami¬
lière). Cette façon de poser le problème permet par exemple de com-

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COMMUNICATION VOL 13, N° 2

prendre pourquoi, quoi qu'en dise Godard (qui a bien évidemment


raison sur le fond), tout le monde a le sentiment de voir des films à la
télévision: la réalité matérielle de l'image perçue (= des images
vidéo) a moins d'importance que la présupposition de l'arché (= c'est
un film).

Des archés

Schaeffer note que pour demeurer pertinente, la définition de l'arché


doit être stable (p. 110): c'est l'arché qui fonde la photographie en
tant que photographie (vs la peinture, la gravure, etc.). Or, dès l'ori¬
gine, ce sont au moins deux archés cinéma qui sont posées : le cinéma
de la photographie animée (Lumière, Méliès) et le cinéma du dessin
animé (Plateau). Ces deux archés conduisent à des expériences specta-
torielles assez différentes. Schaeffer le remarque incidemment: un
dessin animé, à la différence d'une production du cinéma de la photo¬
graphie, ne fonctionne pas «comme indice du temps physique ou
humain» (p. 65); «le dessin animé [...] est d'ordre non indiciel»
(même page, note 6). Bien évidemment, il conviendrait de conduire
une analyse systématique de ces différences (la sémiologie du dessin
animé reste très largement à élaborer), mais le fait n'en demeure pas
moins : les images qui interviennent dans le champ cinématographique
relèvent de deux archés. Il y a plusieurs façons de régler ce problème.

La première est radicale : elle consiste purement et simplement à


évacuer le dessin animé du champ cinématographique; c'est la solu¬
tion de C. Metz dans Langage et cinéma. Cette solution nous semble
trop s'éloigner du fonctionnement social du spectateur pour être
acceptable : on va au cinéma voir un dessin animé, celui-ci faisant par¬
tie du champ cinématographique même s'il y occupe une place diffé¬
rente du cinéma de la photographie.

La seconde solution consiste à montrer qu'il ne s'agit pas en fait de


deux archés mais de deux variantes d'une même arché puisque cinéma
photographique et dessin animé ont en commun la projection d'ima¬
ges animées. On se rend vite compte toutefois qu'il n'est pas difficile
de trouver des exemples de productions cinématographiques réduisant
encore ces traits communs. Il existe ainsi des films qui ne possèdent
pas le trait animé (qui sont constitués d'images fixes), d'autres qui ne
possèdent pas le trait figuratif (= tout le cinéma abstrait), etc. Vouloir
ramener à une seule arché ce qui est donné à voir sous la dénomina¬
tion de cinématographique, c'est de fait vider la notion d'arché de tout

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COMMUNICATION VOL. 13, N° 2

du monde) de même que l'utilisation pédagogique des films en classe,


avec projecteur dans la salle de cour et enseignant intervenant pendant
le déroulement de la projection, etc. En fin de compte, la variété des
dispositifs cinématographiques est à l'heure actuelle bien aussi grande
qu'elle ne l'était dans les premiers temps. Mais il y a plus : les varia¬
tions d'arché existent à l'intérieur d'un même film (dans La vieille
dame indigne de René Allio, on passe de l'image fixe à l'image ani¬
mée) voire à l'intérieur d'une même image (ex. : Qui veut la peau de
Roger Rabbit ?, Zemeckis, 1988).

Ces remarques ne remettent pas en cause l'analyse en tant qu'arché,


mais elles invitent à reconnaître l'existence de plusieurs archés ciné¬
matographiques, archés qui peuvent être activés successivement ou
simultanément dans l'expérience cinématographique d'un individu
« spectateur de cinéma ». Au terme de cette analyse le spectateur de
cinéma apparaît comme une entité variable diachroniquement et syn¬
chroniquement.

Proposition III : Le spectateur de cinéma est une entité variable,


tant diachroniquement
truire les films en recourant
que àsynchroniquement
différentes archés.; il est amené à cons¬

Mais il faut aller plus loin. Les esthéticiens qui s'inscrivent dans le
courant de la philosophie analytique nous ont appris tout l'intérêt qu'il
y avait à travailler sur les marges pour comprendre un phénomène
(ex. : Arthur Danto, Thierry de Duve et les ready made). Si l'on adopte
cette façon de faire pour le cinéma, on constate que certains dispositifs
du champ cinématographique, ceux qui appartiennent à ce que l'on
appelle le cinéma élargi {expanded cinema ), ne se laissent réduire à
aucune description matérielle unifiée. On trouve tout et n'importe quoi
dans les dispositifs des séances de cinéma élargi : des machines à cou¬
dre, des douches, des rings de boxe, des tables de ping-pong, etc.
(Devaux, 1984). Assurément, il n'existe pas une arché du cinéma
élargi comme il existe une arché du dessin animé.

C'est que rien n'empêche de créer autant de dispositifs cinémato¬


graphiques nouveaux qu'on le veut. On pourrait reprendre utilement à
ce propos la distinction proposée par Noam Chomsky entre la créati¬
vité régie par les règles et la créativité de règles. Créer un dispositif
nouveau, c'est créer des règles nouvelles. Par exemple, Pollock crée
des règles nouvelles dans le champ de la peinture en introduisant le
dripping, alors qu'inversement Delacroix est un créateur à l'intérieur
du système de règles de son temps. Pour ce qui est du cinéma, Mac
Laren est un créateur de règles; il a inventé une nouvelle arché

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LE SPECTATEUR DE CINÉMA... ROGER ODIN

contenu (nous avons développé ce point, dans une perspective un peu


différente, dans le premier chapitre de notre ouvrage Cinéma et Pro¬
duction vide
devient de sens
à son
) ; du
tour.
coup, c'est la notion de spectateur de cinéma qui

La troisième solution vise à accepter l'idée de la multiplicité des


archés. Nous disons multiplicité car il faut alors reconnaître qu'il y a
plus de deux archés. Il suffit de lire les textes consacrés aux specta¬
teurs des début du cinéma (ceux d'André Gaudreault ou ceux du
numéro 11 d'Iris dirigé par Donald Crafton) pour se rendre compte
que, dès l'origine, un grand nombre d'archés conduisant à différentes
expériences cinématographiques, et donc à des «spectateurs de
cinéma» différents, interviennent dans le champ cinématographique.
Dans Pour un observateur lointain (1979), Noël Burch insiste sur ces
«libertés du cinéma primitif» (p. 67): «Projections répétées d'un
même film ou groupe de films au cours d'une même séance; mais
aussi spectateurs assis de part et d'autre d'un écran translucide ; films
projetés à l'envers, alternance de projections cinématographiques et de
numéros en chair et en os » (note 6), avant de se tourner vers le Japon
et de découvrir d'autres dispositifs : comme par exemple le dispositif
avec benshi. (p. 84 et ss.) L'histoire du cinéma est aussi l'histoire de
l'évolution de ces dispositifs. Si l'on tient compte du travail sur le son,
de nouvelles variations apparaissent encore : en passant d'un dispositif
avec bonimenteur, bruiteur et orchestre à un dispositif ou paroles,
bruits et musiques sont enregistrés, c'est toute la distance entre un
spectacle où les éléments vivants restent très présents, avec tout ce que
cela suppose de risques, à un spectacle entièrement fixé et figé sur pel¬
licule qui est franchi (les anecdotes illustrant les risques de l'accompa¬
gnement live abondent dans les textes consacrés à la description de
séances de cinéma : celle qui revient le plus souvent est très certaine¬
ment celle du pianiste ivre; voir par exemple, Pianistes d' Antony
Burgess).

Fait curieux : si l'on semble tout disposé à insister sur la diversité


des spectateurs des premiers temps ou des spectateurs lointains, il
semble, en revanche, que l'on soit bien moins disposé à admettre cette
pluralité en synchronie. Pourtant, elle n'en existe pas moins. C'est
ainsi que le magnétoscope et la télévision sont très largement perçus
comme de nouveaux dispositifs pour visionner des films. D'ailleurs,
ces nouveaux dispositifs ne surclassent ni ne rendent désuets les
anciens : la mode actuelle des séances de cinéma avec orchestre en
témoigne, tout comme les films de voyage commentés par le voyageur
lui-même dans le cadre de tournées de conférence (style Connaissance

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LE SPECTATEUR DE CINÉMA- ROGER ODIN

cinématographique : le cinéma sans caméra, le cinéma de la pellicule


grattée (peu importe que ce soit lui ou un autre). Tout le cinéma élargi
fonctionne sur le principe de la création de règles nouvelles à chaque
nouvelle installation ; il y a des séances de cinéma élargi qui ne com¬
portent même pas un projecteur de cinéma ou le moindre morceau de
pellicule.
film ! Il peut donc y avoir spectateur de cinéma sans qu'il y ait

Cela ne signifie toutefois pas que le savoir sur l'arché ne soit pas
mobilisé dans les séances de cinéma élargi : très souvent, le jeu con¬
siste à décevoir le système d'attente des spectateurs en leur présentant
quelque chose qui ne correspond pas aux deux archés dominantes (le
cinéma de la photographie et le dessin animé). On notera cependant
qu'un individu qui n'aurait jamais vu de cinéma avant de participer à
une séance de cinéma élargi - par exemple la séance décrite par Jean-
Claude Rousseau dans le numéro 6 de La Revue d'Esthétique consacré
au « Cinéma en l'an 2000 », consistant à faire un film avec des clous et
des ficelles (il s'agit d'une séance organisée par Giovanni Martedi au
Ciné Club Saint-Charles à Paris) - pourrait tout à fait croire, en toute
bonne foi, qu'il s'agit-là du dispositif cinéma.

Proposition IV : il peut y avoir spectateur de cinéma sans qu'il y ait


film; un individu y se constitue en spectateur de cinéma lorsqu'il
accepte de voir dans un événement z, une séance de cinéma.

Un contrat institutionnel

Ainsi donc, tout peut devenir cinéma. Pourtant, il est clair qu'en tant
que spectateur je ne peux pas décider de considérer n'importe quoi
comme du cinéma. Lorsque dans la vie quotidienne, face à des com¬
portements qui me semblent vraiment trop exagérés pour ne pas être
quelque peu joués ou mis en scène, je m'exclame que «c'est du
cinéma», j'ai bien évidemment le sentiment d'utiliser une métaphore :
je ne me crois pas réellement au cinéma. En réalité, tout ce que je
peux faire en tant que spectateur, c'est répondre positivement ou néga¬
tivement aux propositions qui me sont faites d'entrer dans le champ
(dans l'institution) cinématographique (c'est-à-dire de me considérer
comme « spectateur de cinéma » et d'agir en conséquence). A la base
de la construction du spectateur de cinéma, il y a toujours un contrat
institutionnel; le contrat cinématographique. Accepter ce contrat,
c'est accepter de regarder ce qui est donné à voir comme une produc¬
tion intentionnellement cinématographique.

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COMMUNICATION VOL 13, N° 2

Proposition V : un individu y se constitue en spectateur de cinéma


par l'acceptation d'un contrat qui le fait entrer dans le champ
cinématographique : le contrat cinématographique. Par ce contrat, cet
individu accepte de considérer ce qui lui est donné à voir comme une
production intentionnellement cinématographique.
Avec cette proposition, nous nous éloignons radicalement de la
notion d'arché ; certes, la nouvelle définition est toujours une défini¬
tion intentionnelle, mais l'intentionalité ne vise plus ici la définition
matérielle de ce qui est vu mais une intention communicative spécifi¬
que (cinématographique ). On insistera sur le fait que cette définition
ne dit rien de l'objet de cette intention qui peut revêtir les formes les
plus diverses et même les plus farfelues3...

Voir un film vs construire un texte filmique

Nous voudrions maintenant prendre la réflexion par un autre bout. Les


choses se compliquent en effet lorsqu'on découvre qu'accepter le con¬
trat cinématographique
cinéma ». ne suffit pas à fonder le «spectateur de

Plaçons-nous, pour commencer, dans le cas le plus favorable d'ac¬


ceptation du contrat cinématographique, celui d'un individu y qui a
constitué un objet x en film par le mécanisme de l'arché, le processus
intentionnel étant confirmé empiriquement de façon indiscutable. On
constate aisément que cela n'implique pas que cet individu regarde ce
film en spectateur de cinéma. Imaginons par exemple que cet individu
y soit un spécialiste des problèmes de la perception ; il peut toujours
regarder ce film, disons par exemple Partie de campagne , comme un
phénomène perceptif demandant à être expliqué : comment se fait-il
qu'il a le sentiment de voir un monde, des personnages, des actions
alors qu'il n'y a en fait que des taches sur un écran ? Il convient donc
de distinguer entre la construction d'un objet x en film et la construc¬
tion d'un texte filmique. Si nous soulignons le terme de construction
dans les deux cas, c'est pour insister sur notre refus de considérer que
le texte filmique se construit directement sur l'objet matériel film : il y
a toujours intervention préalable du destinataire. Par ailleurs, nous
précisons texte filmique car nous pensons que, dans l'espace de la
réception, à partir du moment où il y a construction d'un film, il y a
construction d'un texte. Ceci est vrai dans le cas du physicien tout
comme dans le cas du spectateur : simplement le physicien construit
un texte de physique et le spectateur un texte filmique. Ces deux points
marquent tout ce qui nous sépare de la position d'un Dick Eitzen qui

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LE SPECTATEUR DE CINÉMA- ROGER ODIN

parle de « the material object upon which all textual interpretations


are based» (1989 : 127) et pour qui il serait possible de voir un film
sans construire un texte. Notre position est, au contraire, que l'inter¬
prétation est toujours première, qu'elle intervient dès la construction
d'un objet x en film, que cette construction présuppose toujours une
intention communicative et conduit donc toujours à la construction
d'un et
film texte.
construire
Autrement
un texte
dit, pour
maisnous,
entreleconstruire
choix n'est
unpas
filmentre
et donc
voir un

texte ou ne pas construire un film : on peut imaginer un individu qui


refuse le contrat cinématographique ou qui soit incapable de le com¬
prendre. (Sol Worth évoque une telle possibilité dans The Develop¬
ment of a Semiotic of Film : « The viewer does not know what a film is.
He sees images on a screen but does not know that he has to code
them and make inferences from these images . » [1969 : 294].)

Proposition VI : construire un objet x en film conduit à construire


un texte qui n'est pas obligatoirement un texte filmique ; un spectateur
de cinéma est quelqu'un qui, dans ces conditions, construit un texte
filmique.

Construire un texte filmique vs être spectateur


DE CINÉMA

Mais il faut pousser encore d'un cran notre réflexion. Que se passe-t-il
par exemple lorsqu'un film nous est donné à voir dans le cadre d'une
pièce de théâtre (voir Sacha Gitry, Une petite main qui se place ou A.
Bejard, La reine verte). Il est clair que dans ces conditions, bien que
nous soyons conduit à construire un texte filmique, nous sommes posi¬
tionnés comme spectateur de théâtre et non comme spectateur de
cinéma. C'est également ce qui se passe à la télévision; le spectateur
met en œuvre l'arché cinéma pour construire le film mais il est institu-
tionnellement positionné en spectateur de télévision; on remarquera
d'ailleurs que très souvent la télévision éprouve la nécessité de réins¬
crire à l'intérieur du contrat spectatoriel télévisuel le contrat de specta¬
teur de cinéma, ce qui montre bien que ce n'est pas le contrat
cinématographique qui fonctionne d'emblée même si l'arché cinéma
est convoquée par le spectateur (le début de l'émission La dernière
séance est tout à fait remarquable à cet égard : il donne à voir l'entrée
dans une séance de cinéma des années 50).

Proposition VII : on peut voir un film en spectateur, sans être spec¬


tateur de cinéma.

47
COMMUNICATION VOL 13, N° 2

Par ailleurs, il existe bien des façons de construire un texte filmi¬


que. Construire un texte filmique comme élève dans un cours d'his¬
toire, d'anglais, de français ou même de cinéma, n'est pas construire
un texte filmique comme spectateur mais comme élève ou comme étu¬
diant (au niveau où nous nous situons, il s'agit du même rôle social).
De même, construire un texte filmique dans un grand magasin lors
d'une démonstration de vente pour apprendre à réussir les œufs à la
neige ou à poser du papier peint ne fait pas de nous des spectateurs de
cinéma, mais des consommateurs.

Mais il y a plus. Tout actant de l'institution cinéma qui construit un


texte filmique n'est pas ipso facto un spectateur de cinéma. Bien que
cela soit évident pour les actants de l'espace de la réalisation, cela
l'est moins dans l'espace de la réception où il y a d'autres actants que
le spectateur.

Le critique, par exemple, ne relève pas de l'institution spectato-


rielle. Comme l'a bien vu Bordwell (1989), la critique est en elle-
même une institution, une institution avec un mode de production de
sens et d' affect spécifique : même s'il construit l'Énonciateur du film
comme non
critique se constitue
sérieux (cas
lui-même
du critique
en Énonciateur
qui regardesérieux
un film
; par
de fiction),
ailleurs le

critique ne voit pas un film pour le seul fait de voir un film mais pour
écrire un papier sur ce film, etc. ; enfin, le critique fonctionne comme
tateurs.
adjuvant ou opposant du réalisateur avec comme destinataire les spec¬

Le cinéphile n'est pas non plus un spectateur ; c'est un amateur, au


sens goffmanien du terme (Goffman, 1991 : 138), qui relève d'un con¬
trat institutionnel spécifique. Cela se traduit, notamment, par le fait
que le cinéphile ne fréquente pas les mêmes salles de cinéma que les
simples spectateurs ; il ne met pas non plus en œuvre les mêmes opé¬
rations de production de sens et d'affect; l'une de ses caractéristiques
majeures est sans doute de fonctionner au nom propre : le cinéphile ne
se contente pas d'aller voir un film, mais il va voir un film de Renoir,
ou un film avec Marlène Dietrich, etc. ; par ce recours au nom propre,
le cinéphile s'inscrit dans l'institution Art. Enfin, mais l'analyse
demanderait à être poursuivie plus avant, le cinéphile est quelqu'un
qui prépare sa séance de cinéma et qui la prolonge par des lectures :
voir un film ne lui suffit pas.

On notera que dans les deux cas, il existe un terme spécifique, dis¬
tinct
la lexicalisation
du mot spectateur,
affiche la
pour
différence
désigner
des
cesrôles
actants
sociaux.
: critique, cinéphile ;

48
LE SPECTATEUR DE CINÉMA- ROGER ODIN

Il y a ainsi de très nombreuses circonstances dans lesquelles cons¬


truire un texte filmique ne relève pas de l'institution spectatorielle.
Proposition VIII : on peut construire un texte filmique sans être
spectateur; être spectateur implique d'appartenir à l'institution
spectatorielle.

L'institution spectatorielle

L'institution spectatorielle règle les modes de production de sens que


je peux mettre en œuvre lorsque je suis positionné en tant que specta¬
teur. Le modèle sémio-pragmatique pose en effet qu'il existe dans un
espace social donné un certain nombre de modes de production de
sens et d'affects dont l'ensemble constitue la compétence discursive
des acteurs de l'espace social. Le rôle des institutions est de sélection¬
ner certains modes parmi les modes qui sont à ma disposition dans
l'espace social discursif (et éventuellement d'ajouter certaines con¬
traintes supplémentaires) : les modes de production de sens et d' affect
que l'on met en œuvre dans l'institution Pédagogique (l'École) ne

sont pas
tution
social des
spectatorielle.
ceux
langages.
de l'institution
Autrement
Art, dit,
de l'institution
les institutions
Famille
règlent
ou de Yl'insti¬
usage

Quels sont donc les modes compatibles avec l'institution


spectatorielle? Répondre à cette question, c'est mettre en évidence les
contraintes qui constituent le spectateur, puisqu'un individu ne devient
spectateur que lorsqu'il a accepté de se soumettre à ces contraintes
(contrat). Deux contraintes nous paraissent devoir s'imposer :
- la première est de construire un Énonciateur « non sérieux » et de

pelle
pace
production
me positionner
comme de
énonciation
évaluable
la lecture
des textes
moi-même
«en
les
non
propositions
;tant
Searle
sérieuse
que
comme
: vrai
1982)
» faites
une
et
Destinataire
; faux
énonciation
par(je
Searle
transpose
«non
pour
qui sérieux
ne
l'espace
icisedans
pose
» ; j'ap¬
de
l'es¬
pas
la

- la seconde est de construire deux espaces séparés (Pavel : 1988) :


notre monde et l'espace du spectacle (je n'utilise pas ici le terme de
monde car il ne s'agit pas toujours d'une diégèse : il peut s'agir d'un
espace purement
évoluent des danseurs
spectaculaire,
comme c'estpar souvent
exemple,
le un
cas plateau
dans les sur
comédies
lequel
musicales).
Trois modes me semblent résister à ce double processus de
sélection :

49
COMMUNICATION VOL 13, N° 2

- le mode fictionalisant : construire le film de telle sorte qu'il nous


fasse vibrer au rythme des événements racontés,
- le mode spectaculaire qui nous fait assister à un spectacle (nom¬
bre de comédies musicales),
- enfin, le mode que, faute d'avoir trouvé mieux, nous dénomme¬
rons énergétique qui caractérise selon nous « le nouveau spectateur »
(Odin : 1988) et qui consiste à nous faire vibrer, non plus à des événe¬
ments, mais au rythme des images et des sons (ex. : les vidéoclips).
Suivant le mode mis en œuvre, on parlera de l'Institution spectato-
rielle fictionalisante, spectaculaire ou énergétique.
comme
La conclusion
suit. de ces analyses nous semble pouvoir se formuler

Proposition IX : être spectateur de cinéma, c'est se situer à l'inter¬


section de deux institutions : l'institution cinéma et l'institution spec-
tatorielle. Cela suppose d'accepter deux contrats : le contrat
cinématographique
soumettre à un faisceau
et lede
contrat
déterminations
spectatoriel,
issuetdes
pardeux
conséquent,
institutions.
de se

Il convient maintenant de préciser le statut et le fonctionnement de


ces deux institutions.

Le statut des institutions

Institution cinéma et institution spectatorielle ne sont pas de même


type.
- L'institution cinéma fait partie des institutions que nous dénom¬
merons constitutives , c'est-à-dire des institutions constituées en
champ: champs photographique, pictural, cinématographique, etc.
Nous proposons d'ailleurs d'appeler champs ces institutions.
- L'institution spectatorielle fait partie des institutions qui régissent
les modes de production de sens et d' affect: institution École, institu¬

tion Art,
Nous proposons
institution
d'appeler
Consommation,
institutions tout
institution
court cesSpectatorielle,
institutions. etc.

Les institutions hors de nous et en nous

On pourrait penser que voir un film dans une salle de cinéma, c'est-
à-dire dans un cadre institutionnel à la fois cinématographique et spec¬
tatoriel, implique obligatoirement d'être spectateur de cinéma. Or, cela
est faux. L'expression « se trouver dans une institution » est en effet
une expression ambiguë car les institutions sont à la fois hors de nous

50
LE SPECTATEUR DE CINÉMA- ROGER ODIN

et en nous. Hors de nous, elles se manifestent par un «substrat


matériel» (Malinowski, 1968) et un système de contraintes externes
(conception durkheimienne des institutions). En nous, elles fonction¬
nent comme un ensemble intériorisé de déterminations qui nous cons¬
truisent en tant que sujets discursifs : « Le sujet n'est pas là avant, ou
malgré, ou contre l'institution, mais est là en tant qu'institué » ; autre¬
ment dit, notre « moi est un bric-à-brac d'institutions » (Lourau, 1970 :
47-48). Conséquence : il peut y avoir décalage entre l'institution maté¬
rielle dans laquelle le spectateur se trouve et l'institution intériorisée
qui va régir sa production de sens.
Il faut noter à ce propos qu'il y a dans notre espace social, une ins¬
titution privilégiée : l'institution spectatorielle fictionalisante. A défaut
d'un contrat nous spécifiant le contraire, ce sont les opérations régies
par cette institution que nous mettons en œuvre (nous sommes tous
animés par le désir de fiction). D'où tous les problèmes du documen¬
taire l'institution
dans et, d'une façon
fictionnelle.
générale, de tous les films qui ne rentrent pas

L'inscription des institutions dans le film

La sémio-pragmatique, on le sait, est un modèle de non-communi¬


cation qui pose que le sens d'un texte est toujours le résultat d'un dou¬
ble processus de construction, primo dans l'espace de la réalisation et
secundo dans l'espace de la lecture, et qu'il n'y a aucune raison a
priori pour que ces deux constructions soient homologues. Pour ce qui
est du film, cette constatation se trouve encore aggravée par le fait que
le cinéma (comme d'ailleurs le texte écrit) fonctionne de façon diffé¬
rée. Il faut donc des conditions tout à fait particulières pour que le
même mode de production de sens soit convoqué à la réception et à la
réalisation. Une de ces conditions est précisément que le film inscrive
dans sa structure une demande aussi explicite que possible d'être lu
conformément aux déterminations de telle ou telle institution : docu¬
mentaire, spectatorielle, artistique, etc. C'est cette demande (qui se
manifeste pour l'essentiel dans le paratexte et dans les génériques)
qui nous fait évaluer si c'est un documentaire, une fiction, une publi¬
cité, etc.

Ajoutons qu'il n'est pas obligatoire que la demande du film corres¬


ponde à l'institution dans laquelle le film sera vu ni que le destinataire
accepte de se plier aux déterminations institutionnelles ou à la
demande du film. La lecture d'un film est toujours un jeu à trois
actants : le film et sa demande institutionnelle, la demande de l'institu¬
tion de visionnement, et la demande de l'institution dominante intério-

51
COMMUNICATION VOL 13, N° 2

risée par le destinataire (dans notre espace social, une demande de


fiction).

Pertinence de la notion de spectateur de cinéma ?

Au terme de ces réflexions, il n'est peut-être pas mauvais d'examiner


le statut de la notion de « spectateur de cinéma ». Nous croyons pou¬
voir dire que la notion de « spectateur de cinéma», telle qu'elle appa¬
raît à la suite de nos analyses, appartient à ce que Morris Weitz appelle
la catégorie des «concepts ouverts» («Le rôle de la théorie en
esthétique », 1988). Réfléchissant sur la notion d'art, M. Weitz remar¬
que que la première chose que doit faire le théoricien n'est pas de
répondre à la question «Qu'est-ce que l'art? », ni même à la question
«When is art?», mais à la question «De quelle sorte est le concept
art? » ; la réponse qu'il propose (p. 33) est que le concept « art» est
un « concept ouvert ».
Un concept est ouvert si ces conditions d'application peuvent
être amendées et corrigées ; c'est-à-dire si on peut imaginer ou
établir une situation ou un cas qui ferait appel à quelque
espèce de décision de notre part, en vue soit d'étendre l'usage
du concept de façon à le couvrir, soit de clore le concept ou
d'en inventer un nouveau pour traiter le nouveau cas et sa
nouvelle propriété. Si on peut énoncer des conditions néces¬
saires et suffisantes pour l'application d'un concept, il s'agit
d'un concept clos. Mais ceci ne peut arriver qu'en logique ou
en mathématique, où les concepts sont construits et définis de
façon complète. Cela ne peut être le cas pour les concepts
empirico-descriptifs et les concepts normatifs, à moins que
nous ne les fermions arbitrairement en stipulant les champs de
leurs emplois.

Cette analyse nous semble valoir pour la notion de « spectateur de


cinéma». Tous nos efforts depuis le début de cette communication
n'avaient au fond d'autre objectif que de montrer la nécessité de con¬
sidérer la notion de spectateur de cinéma comme une notion ouverte.
Il ne saurait en effet être question dans notre perspective pragmatique
de fermer arbitrairement le champ du concept: ce serait tout à fait
contraire à une approche qui veut comprendre comment la notion de
«spectateur de cinéma» fonctionne (a fonctionné et fonctionnera)
dans un espace social donné. Nous voilà donc condamné à assumer
l'ouverture de la notion et à montrer qu'elle présente malgré tout une
pertinence.

52
LE SPECTATEUR DE CINÉMA... ROGER ODIN

Une première réponse à ce défi est de constater que tous les specta¬
teurs de cinéma ont accepté un contrat cinématographique. Même si
ce contrat n'a ni la même forme ni le même contenu, les spectateurs
de cinéma sont des individus qui ont tous décidé, à un moment ou à un
autre, pour une raison ou pour une autre, d'entrer dans l'institution
cinématographique. Cette décision les engage : entrer dans l'institu¬
tion cinématographique signifie accepter les contraintes de l'institu¬
tion. À partir du moment où j'ai accepté d'entrer dans l'institution

cinéma
donné
commeà du
(contrat),
voir.
cinéma,je et
m'engage
ceci quelle
à regarder
que soit ce
la qui
nature
m'est
de donné
ce qui àm'est
voir

La seconde réponse est de montrer que la notion de spectateur de


cinéma est une notion structurable malgré la variabilité des situations
et des expériences qui la manifestent. Nous suivrons ici la voie
ouverte en linguistique par Labov et l'école variationniste, ainsi que
par les adeptes des grammaires dites polylectales. Pour ces théori¬
ciens, une approche qui a pour ambition de rendre compte á\i fonction¬
nement social des langages et non plus d'une sorte de fonctionnement
abstrait supposé, réclame que l'on cesse d'opposer structure et
variable : «ce qu'il faut admettre, c'est l'existence de variations et de
structures hétérogènes ». « Dès lors que l'on a défait le lien supposé
entre structure et homogénéité, on est libre de construire les outils for¬
mels que réclame le traitement linguistique de la variation inhérente à
la communauté linguistique (Labov, 1976 : 282-283.)

L'outil auquel nous aurons recours ici est la notion d q famille telle
qu'elle apparaît chez le Wittgenstein des Investigations philosophi¬
ques (1961 : 148). Cette notion vise à faire comprendre qu'un ensem¬
ble hétérogène peut être un ensemble structuré : les membres d'une
famille ne partagent pas tous une même caractéristique (Pierre a le
même nez que Paul, son père, mais Jacques a les mêmes yeux que sa
mère, alors que Julie a la couleur de cheveux de la grand-mère, etc.)
et pourtant ils sont tous membres d'une même famille. Wittgenstein
illustre ce type de relations par divers exemples dont celui des jeux
(p. 147) : considérons ce que nous appelons jeux, jeux de cartes, jeux
d'échiquier, jeux de balle, jeux Olympiques, etc. « Ne dites pas : il
doit y avoir quelque chose de commun ou on ne les appellerait pas
"jeux", mais regardez et voyez s'il y a quelque chose qui est com¬
mun à tous [...] Car si vous les regardez vous ne verrez pas quelque
chose qui est commun à tous, mais des similitudes, des relations et
toute une série de celles-ci [...]». On peut donc reconnaître qu'un
élément x est un jeu, cela sans qu'il n'y ait rien de commun à tous les

53
COMMUNICATION VOL 13, N° 2

jeux. De la même façon, on peut identifier un spectateur de cinéma,


dire qu'_y est un spectateur de cinéma, se qualifier de spectateur de
cinéma, même s'il n'y a rien de commun à tous les spectateurs de
cinéma.

Proposition X: la notion de spectateur de cinéma est un concept


ouvert (Weitz) que l'on peut décrire en terme de famille (Wittgenstein).
Une telle approche présente une particularité intéressante: si le
contenu de l'expression «spectateur de cinéma» n'est pas en lui-
même circonscrit par une limite, je peux également décider de me ser¬
vir de cette expression « pour la désignation d'un concept rigoureuse¬
ment délimité» (nous citons librement Wittgenstein [p. 148] en
substituant l'expression «spectateur de cinéma» au mot «nombre»).
Autrement dit, je peux donner des descriptions précises des différentes
variétés de spectateurs de cinéma sans pour autant faire perdre à la
notion sa capacité à recouvrir l'infinie variété des spectateurs de
cinéma.

C'est ainsi que toutes les approches dont nous avons parlé au com¬
mencement de cette communication peuvent être reprises dans cette
nouvelle perspective : une fois posées les modalités du contrat cinéma¬
tographique, les analyses en tant que dispositifs et même qu 'arché
retrouvent toute leur valeur ; une fois reconnue l'extrême variété des
dispositifs, il devient possible de décrire (en termes psychologiques,
phénoménologiques ou psychanalytiques, peu importe) V expérience
cinématographique vécue par un individu dans le cadre de tel ou tel
dispositif sans laisser croire que cette expérience correspond à l'expé¬
rience cinématographique tout court ; une fois admis que les films sont
construits par leurs destinataires sous la pression des déterminations
institutionnelles, il devient possible d'étudier la façon dont les films
positionnent à leur tour ces destinataires (approche énonciative ) et ce
qui se passe dans le cas particulier (car il s'agit, nous le savons main¬
tenant d'un cas particulier) où ces destinataires sont des spectateurs ;
enfin, une fois décrite la compétence discursive des actants d'un
espace social ainsi que les déterminations institutionnelles qui règlent
la sélection des modes de production de sens, il devient possible
d'analyser le travail du destinataire comme producteur de sens (appro¬
che cognitive ) étant bien entendu que ce travail ne sera pas le même
dans le cas d'un spectateur ou d'un autre positionnement institution¬
nel. En bref, une fois reconnue la diversité des institutions, il est possi¬
ble de parler de spectateur de cinéma sans assimiler cet actant à
n'importe quel destinataire de film. On le voit, notre analyse ne vise

54
LE SPECTATEUR DE CINÉMA... ROGER ODIN

nullement à remplacer les approches antérieures mais bien à les remet¬


tre à leur place dans un cadre théorique d'ensemble.

Au cours de cette analyse, ce cadre théorique s'est construit à tra¬


vers une sorte de commentaire des deux termes qui forment l'expres¬
sion «spectateur de cinéma». Nous avons d'abord considéré le
spectateur de cinéma en tant que spectateur de cinéma , puis en tant
que spectateur. La notion de « spectateur de cinéma » apparaît alors
comme le point d'intersection de deux types de détermination externe
correspondant à deux types d'institution. D'une part, les détermina¬
tions constitutives des champs, et donc des actants spécifiques de ces
champs ; ces actants peuvent être décrits par la formule y (p), dans
laquelle y désigne un actant quelconque et p un prédicat « de champ »
du type: de cinéma, de peinture, de littérature , etc., exemple: un
auteur de cinéma, de peinture, de littérature, etc. D'autre part, les
déterminations des institutions qui règlent l'usage des modes de pro¬
duction de sens et d' affect et donc les rôles sociaux du type : être un
spectateur, être un critique, être un amateur, être un consommateur,
être un élève, etc. On notera que ces modes fonctionnent dans l'espace
social et pas seulement dans le champ cinématographique.
Telle quelle la notion de spectateur de cinéma est un construit théo¬
rique qui a l'ambition de rendre compte d'un rôle social. On ne peut
alors éviter de se demander comment une telle analyse peut être vali¬
dée. La réponse nous semble avoir été donnée par C. Metz à propos de
l'analyse énonciative (1991 : 35).
Le type de validité propre aux études textuelles d'énonciation
pourrait être comparé, jusqu'à un certain point, à celui qui
caractérise les recherches sémio-psychanalytiques. Ici comme
là, si on suppose acquise la formation nécessaire (connaissan¬
ces, méthode), toute la valeur du travail dépend des qualités
personnelles de l'analyste, puisqu'il est à la fois le chercheur
et (avec le film) le terrain même de la recherche. Il peut
déclarer que le plaisir spécifique du film de fiction tient à un
processus fétichiste de clivage, à un mélange de croyance et
d'incroyance; il n'a pas besoin pour cela, d'interroger les
gens, qui seraient d'ailleurs bien en peine de répondre à une
telle question. C'est une vérité générale, ou plus exactement
générique ; elle concerne LE spectateur. Chacun peut la trou¬
ver en soi. Elle ne nous dit pas - par exemple - si, chez tels ou

55
COMMUNICATION VOL 13, N° 2

tels, la croyance l'emporte nettement sur l'incroyance, et si


chez d'autres, au contraire, l'incroyance domine. Il n'y a nulle
contradiction. Le constat générique conserve son intérêt, supé¬
rieur, je le crois,
locales. à celui de ses variantes ou de ses modalités

De la même façon, je pense que chacun peut « trouver en soi » les


opérations de production de sens et d' affect caractéristiques du posi¬
tionnement spectatoriel (ou des autres modes) ainsi que le mécanisme
contractuel qui fonde le spectateur de cinéma. On le voit, cette valida¬
tion est de type phénoménologique. La sémio-pragmatique du cinéma
qui vise à fournir des instruments théoriques pour comprendre ce qui
se passe dans le champ cinématographique d'un espace social donné
ne peut le faire qu'en se fondant sur la relation de l'analyste (qui est
lui-même un éventuel spectateur de cinéma) avec ce champ. Il serait
peut-être envisageable par la suite de soumettre les conclusions de ces
analyses à une validation de type sociologique, voire cognitive (pour
les modes de production de sens).

Notes

1. Pour une présentation de l'approche sémio-pragmatique, voir nos articles : « Pour


une sémio-pragmatique du cinéma », Iris, n° 1 , 1983 ; « Mise en phase, déphasage
et performativité dans Le Tempestaire de Jean Epstein », Communications, n° 38,
Seuil, 1983, p. 213-238; «Du spectateur fictionnalisant au nouveau spectateur»,
Iris, n° 8, 1988; «La sémio-pragmatique du cinéma sans crise ni désillusion»,
Hors-Cadre, n° 7, mars 1989, p. 77-92 ; et notre ouvrage à paraître : Comment le
sens vient aux films ?, A. Colin, 1993.
2. On a ici un bon exemple des multiples décalages entre une sémiologie de la lec¬
ture et une sémiologie de la réalisation (en général le réalisateur connaît, lui, la
nature matérielle des images qu'il utilise).
3. Cette définition contractuelle rejoint la définition économique du spectateur de
cinéma comme ticket-buying dans la mesure où l'une des formes les plus couran¬
tes d'acceptation du contrat d'entrée dans le champ cinématographique est
(hélas !) d'acheter un billet; heureusement ce n'est pas la seule.

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