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14/07/2015 Le 

livre et ses espaces ­ « Sauver le texte de son malheur de livre » ? ­ Presses universitaires de Paris Ouest

Presses
universitaires
de Paris
Ouest
Le livre et ses espaces  | Alain Milon,  Marc Perelman

« Sauver le texte
de son malheur de
livre » ?
Alain Milon
p. 173­180

Texte intégral
http://books.openedition.org/pupo/488 1/11
14/07/2015 Le livre et ses espaces ­ « Sauver le texte de son malheur de livre » ? ­ Presses universitaires de Paris Ouest

Texte intégral
1 «  SAUV ER  LE  TEXTE  DE  SON  MALHEUR  DE  LIV RE  »  :  ce  propos  de
Levinas  évoqué  par  Blanchot  dans  L’Écriture  du  désastre
est annonciateur, non pas de l’inutilité de certains livres, ni
de  la  surabondance  de  livres,  mais  plutôt  de  l’idée  que
l’espace  du  livre  est  aussi  un  espace  de  refus  et  un  espace
d’échec. Échec du texte qui n’arrive pas à s’affirmer devant
le livre, échec du livre qui comprend vite ses lacunes devant
le texte.
2 Mais, pourquoi aborder la question du texte pour traiter le
livre sous ses espaces multiples ? Le texte ne fait­il pas, par
nature,  partie  intégrante  du  livre  ?  En  son  temps,  Artaud
posait  la  même  question  dans  une  lettre  de  janvier  1948  :
« une page blanche pour séparer le texte du livre qui est fini
de  tout  le  grouillement  du  Bardo  qui  apparaît  dans  les
limbes  de  l’électro­choc...  ».  Si  le  texte  demande  à  être
sauvé du livre, c’est aussi parce que le livre n’est pas encore
tout  à  fait  œuvre  tant  qu’il  n’a  pas  pu  trouver  un  lecteur
pour le lire. Avant cela, il n’est rien, non pas que le texte ait
besoin  physiquement  d’un  lecteur,  mais  tout  simplement
parce  que  la  lecture,  comme  le  fait  remarquer  Blanchot
dans L’Espace littéraire,  est  d’abord  un  acte  d’écriture  qui
confirme la nécessité d’un lien intime sans lequel, ni le livre,
ni  le  texte,  ni  le  lecteur,  ni  l’auteur  n’existent.  Le  texte  est
d’abord un lieu qui rend possible le dialogue entre le lecteur
et  l’écrivain,  et  c’est  en  tant  que  tel  qu’il  confirme  la
présence  d’une  œuvre  dont  tout  le  monde  sait,  le  lecteur
comme  l’auteur,  qu’elle  n’appartient  à  personne.  En  lisant,
le lecteur fabrique le texte, en écrivant l’auteur se demande
si  un  texte  est  seulement  possible.  L’espace  du  texte  est
d’abord  ce  lieu  de  possibilité  qui,  d’un  côté,  interroge
l’œuvre  sur  ses  singularités,  de  l’autre,  lui  montre  qu’elle
n’est qu’un amas de mots plus ou moins bien agencés.
3 A  priori,  le  texte  existe  dans  et  par  le  livre.  Pourtant,  il
existe  des  situations  où  le  livre  ne  porte  aucun  texte  (sans
parler  évidemment  des  livres  d’images).  Mais  on  peut
renverser  la  question  et  se  demander  s’il  existe  des  textes
sans  livre  ?  Oui,  diront  tous  ceux  qui  estiment  qu’un  texte
est  une  forme  ébauchée,  en  puissance  et  à  venir  d’un  livre,
le  remaniement  d’un  texte  par  exemple.  Non,  répondront
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le  remaniement  d’un  texte  par  exemple.  Non,  répondront


ceux  pour  qui  le  livre,  quel  que  soit  son  contenu,  contient
par  nature  un  texte  et  que  tout  fait  sens.  Finalement,
l’analyse  du  rapport  que  le  texte  entretient  avec  le  livre  est
plutôt  l’occasion  de  sortir  le  livre  de  ses  catégories
physiques  –  l’objet­livre  ou  le  livre­objet.  Et  le  seul  moyen
d’éviter  de  tomber  dans  le  piège  de  l’espace  physique
qu’occupe  le  livre  est  de  se  demander  si  la  finalité  de
l’espace physique du livre n’est pas justement de disparaître
en ouvrant sur l’espace métaphorique du texte.
4 Lorsque l’on se pose la question de la place du texte dans le
livre, ce n’est pas pour opposer le texte au livre. C’est plutôt
l’occasion  de  réfléchir  sur  l’interdépendance  de  l’un  sur
l’autre. Le livre contient souvent du texte comme le texte est
souvent dans un livre. Mais en envisageant le texte comme
refus  du  livre,  on  dépasse  l’espace  physique  du  livre  pour
entrer dans son espace métaphorique. Cela revient en fait à
confronter  le  texte  au  livre  pour  se  demander  si  l’un  est
l’échelle  de  l’autre.  Lorsque  le  texte  est  à  l’échelle  du  livre,
on retrouve la forme classique du livre : le livre composé de
textes au sens de chapitres. Au contraire, un livre à l’échelle
du texte fait du texte le référent ultime du livre. Il ne s’agit
pas d’opposer le texte et le livre dans une sorte de combat à
mort,  mais  de  pousser  aussi  loin  que  possible  la  question  :
Qu’est­ce qu’un livre ? Et s’il est évident que tous les textes
ne sont pas des livres – les ébauches ou les projets de livre
–,  il  est  aussi  évident  que  certains  livres  ne  sont  pas  des
textes  –  les  livres  sans  contenu.  Mais  pour  comprendre
pourquoi  et  comment  l’espace  d’un  texte  peut  être  le  refus
du livre, il faut revenir sur ce que l’on entend par texte.
5 Le  texte  comme  série  de  caractères  imprimés  se  distingue
du  texte  comme  résultat  d’un  dispositif  intellectuel.  En  ce
sens,  tous  les  livres  ne  sont  pas  des  textes.  Texte  sera  pris
ici au sens de réflexion d’auteur et de dispositif conceptuel
original,  ce  qui  limite  considérablement  l’usage  et  l’emploi
du  mot  texte.  On  dit  souvent  commentaire  de  texte,
explication  de  texte  pour  dire  que  le  texte  est  présent  dès
l’instant  où  il  recèle  du  sens,  sens  qui  va  au­delà  de  la
simple  suite  de  caractères  imprimés.  Il  y  aurait  ainsi  un
usage  noble  du  texte,  celui  de  la  rédaction  de  la  parole
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usage  noble  du  texte,  celui  de  la  rédaction  de  la  parole
authentique  d’un  auteur  :  lire  un  auteur  dans  le  texte,
restituer  un  texte,  se  rapporter  au  texte,  variante  d’un
texte par exemple. Mais il y aurait aussi un usage faible du
texte  lorsqu’il  se  réduirait  au  caractère  imprimé,  l’usage
appauvri et formel de la typographie. Le verbe latin textere
(tisser)  traduit  cette  ambivalence  puisque  en  renvoyant  au
tissage, il sous­entend deux perspectives différentes : tisser
en créant un motif ou tisser en suivant un motif. Si un livre
est souvent du texte  imprimé,  il  n’est  pas  souvent  un  texte
imprimé.  La  présence  ou  l’absence  de  dispositif  dans  le
texte  serait  le  moyen  de  faire  la  différence  entre  les  deux  ;
présence  ou  absence  s’envisageant  comme  le  moyen
d’apprécier  la  valeur  du  texte.  On  passe  évidemment  sur
l’absence de dispositif propre à l’artiste comme justification
du texte comme c’est le cas dans bon nombre d’installations
hypermedia  de  type  générateur  de  texte.  En  ce  sens,  par
dispositif,  nous  entendons  ce  qui  répond  à  une  véritable
problématique, autrement dit ce qui possède une intention
d’auteur,  tout  le  contraire  en  fait  du  procédé,  de  la  recette
d’écriture  ou  de  l’aléatoire  algorithmique  qui  ne  sont  que
des artifices ou des formules toutes faites.
6 Lecteur  cherche  livres  avec  dispositif.  Mais  quel  peut  bien
être  le  dispositif  d’un  texte,  autrement  dit  quel  espace,  le
livre quand il est un texte, met­il en scène ? Il serait vain ici
de faire l’inventaire des dispositifs du texte. Partons plutôt
du  principe  que  la  présence  d’un  auteur  garantit  la
présence d’un dispositif qui garantit à son tour la présence
d’un  texte,  en  notant  bien  qu’auteur  ne  s’entend  pas  par
personne  physique,  l’écrivain  par  exemple,  mais  beaucoup
plus par processus de création. Le dispositif peut autant se
lire  par  rapport  à  son  contenu  que  par  rapport  à  son
agencement  formel.  Quand  le  dispositif  est  du  côté  du
contenu,  il  se  découvre  par  sa  capacité  à  produire  des
concepts  si  l’on  est  dans  la  sphère  de  la  philosophie,  du
percept ou de l’affect si l’on est dans le champ de la création
artistique1 .Quand  le  dispositif  est  formel,  l’occupation  de
l’espace  physique  du  livre  par  exemple,  celui­ci  s’exprime
dans  la  forme  de  la  page,  qu’elle  soit  lettre  dans  la  ligne
avec le palindrome ou l’anagramme à la Perec, ligne dans la
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avec le palindrome ou l’anagramme à la Perec, ligne dans la
page  avec  Rabelais  qui,  dans  certains  passages  du  Tiers
livre,  invite  son  lecteur  à  passer  d’une  lecture  de  la  ligne  à
une  lecture  de  la  colonne,  page  dans  le  volume  avec
l’effeuillage  de  Queneau  qui  invente  un  poème,  Cent  mille
milliards  de  poèmes,  qu’il  a  écrit  mais  qu’il  est  dans
l’incapacité  physique  de  lire,  ou  au­delà  du  livre  avec
Borges  qui  ouvre  sur  les  plis  multiples  du  récit  qui
s’enchevêtre  sur  lui­même  par  ses  inventaires  fous  ou  ses
Quichotte de Ménard de Cervantès de Borges.
7 Le dispositif du texte, qu’il soit du contenu ou de la forme,
est  finalement  un  processus  dynamique  pris  dans  une
temporalité. L’espace du texte devient un lieu, mais un lieu
pris  dans  un  temps,  un  temps  long,  un  temps  des  longues
durées, un temps qui s’écoule lentement dans un espace lui­
même lent. Le texte réclame ainsi un livre lent, livre lent qui
va  avec  des  auteurs  lents,  des  lecteurs  lents,  des  éditeurs
lents...  Livre  lent  cherche  lecteur  lent  ;  la  lenteur
contribuant  à  construire  le  dispositif  de  l’espace  du  livre.
Bien  évidemment,  il  ne  s’agit  pas  ici  de  parler  des  lieux
extérieurs du livre comme les bibliothèques ou les libraires
qui font du livre, soit un objet de recueillement – le silence
sacré des cabinets de lecture –, soit un objet à consommer
sur place – l’effervescence des foires aux livres. Non, il s’agit
d’abord de l’espace intérieur du livre, celui qui ouvre sur la
page. Et la question que pose le texte par rapport à la page
est celle du bon espace à occuper. Mais quel est donc pour
le  texte  le  bon  espace  du  livre  ?  Des  milliers  de  pages  de
Proust  ou  un  vers  de  Char  ne  changent  rien  à  la  question
essentielle  de  l’espace  que  le  livre  offre  au  texte.  Dans  ces
circonstances,  la  lenteur  ne  se  résume  pas  à  un  temps  qui
s’écoule. Il s’agit plutôt d’une rencontre singulière : l’espace
d’un  instant  pour  reprendre  l’expression  courante,  et  c’est
bien  dans  l’espace  d’un  instant  que  la  magie  du  texte  dans
le  livre  opère,  espace  d’un  instant  qui  permet  au  texte
d’échapper à l’espace quand il est simplement une étendue
sans imaginaire. L’instant d’une écriture rencontre l’instant
d’une lecture, et cette rencontre est possible par la présence
du texte qui existe autant par le lecteur que par lui­même.
Dans  un  tel  dispositif,  auteur  et  lecteur  ne  peuvent  que  se
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Dans  un  tel  dispositif,  auteur  et  lecteur  ne  peuvent  que  se
rencontrer.
8 Le  dispositif  du  texte  qui  mélange  un  temps  long  avec  un
espace lent a besoin d’acteurs. Parmi ces acteurs, l’auteur et
le lecteur vont prendre une place conséquente sans que l’on
sache  très  bien  d’ailleurs  qui  est  le  premier  dans  cette
relation.  Le  lecteur  a­t­il  plus  besoin  d’un  auteur  que
l’auteur n’a besoin d’un lecteur ? A priori, on imagine qu’il
est  plus  facile  pour  un  auteur  de  se  passer  de  son  lecteur
que l’inverse. Mais si l’on creuse un peu plus la relation, on
se  rend  vite  compte  que  l’espace  d’écriture  s’inscrit  lui­
même dans un espace de lecture, et que, dans ce contexte, il
ne sert plus à rien de parler d’auteur. Il vaut mieux réfléchir
sur  l’acte  de  lecture  comme  acte  premier  et  non  comme
acte  second  :  la  lecture  n’étant  pas  un  acte  passif  qui
consiste  à  ingurgiter  le  texte  d’un  autre,  voire  son  propre
texte, mais un acte d’ordre ontologique qui définit l’essence
même  de  l’écriture.  L’écriture  devient  alors  ce  qui  nous
permet d’attendre patiemment de lire ce que l’on cherche2 .
Partant  de  l’idée  que  tous  les  auteurs  sont  à  la  recherche
d’un  pseudonyme  comme  Valéry  recherchant  le
pseudonyme  de  Mallarmé,  l’activité  d’écriture  consiste  à
faire  de  l’écrivain,  non  pas  l’auteur  d’un  texte  mais  le
rédacteur  d’un  texte  déjà  écrit.  En  ce  sens,  le  passage  de
l’anonymat  –  qui  est  l’auteur  ?  –  à  la  question  du
pseudonyme  –  quel  nom  l’auteur  va­t­il  bien  pouvoir
porter  ?  –  est  révélateur  de  la  situation  dans  laquelle  se
trouvent un auteur et un lecteur qui ne font désormais plus
qu’un.  Nous  serions  tous,  en  tant  qu’auteur,  lecteur  d’un
texte  écrit  pas  personne  mais  rédigé  par  chacun,  à  la
manière  de  Borges  qui  pose  la  question  de  l’antériorité  de
Ménard sur Cervantès sur Borges3 .
9 La  rencontre  dans  le  temps  long  de  l’auteur  et  du  lecteur
met en scène une anxiété commune, celle du lecteur qui se
pose la question de savoir s’il va trouver un texte, et celle de
l’auteur  qui  se  demande  ce  qu’il  va  bien  pouvoir  écrire  sur
sa page blanche. Cette rencontre entre le lecteur et l’auteur
a besoin, même dans les moments de fulgurance, du temps
des  longues  durées  ;  la  lenteur  permettant  au  processus  de
s’affirmer. Le croisement du regard du lecteur réécrivant le
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s’affirmer. Le croisement du regard du lecteur réécrivant le
texte  d’un  auteur  qui,  lui­même  dans  une  réécriture
permanente, cherche le regard du lecteur, contribue à faire
du  livre  un  texte.  Et  c’est  justement  cette  rencontre,  si
évidente  mais  si  particulière,  entre  un  lecteur  et  un  auteur
qui est à l’origine de la présence ou de l’absence d’un texte.
Cette rencontre singulière, Blanchot l’aborde, dans L’espace
littéraire,  lorsqu’il  parle  du  pouvoir  du  lecteur  et  de
l’impossibilité  de  l’écrivain.  Le  pouvoir  du  lecteur,  c’est  sa
capacité  à  réécrire  un  texte  qui  n’est  finalement  jamais
définitivement  écrit  puisque  chaque  auteur  consacre  toute
son écriture à la réécriture d’un texte déjà écrit à l’image du
porteur  de  flèche  que  Nietzsche  évoque  dans  Ainsi  parlait
Zarathoustra.  Chaque  artiste,  peintre  ou  écrivain  serait
comme le porteur d’une flèche qu’il aurait trouvée sur le sol
et  qu’il  lancerait  à  son  tour.  Cette  flèche,  une  fois  tombée,
serait  ensuite  ramassée  par  un  autre  qui,  à  son  tour,  la
lancerait,  et  ainsi  de  suite.  Ce  pouvoir  du  lecteur
correspond  finalement  au  moment  où  le  texte  trouve  sa
véritable existence à l’instant où il est lu. Avant cela, le texte
écrit,  s’il  n’est  pas  lu,  n’existe  pas.  Paradoxalement,
Blanchot que c’est le lecteur qui menace le plus le texte par
son  acharnement  à  lire  un  texte.  Le  danger  avec  le  lecteur
vient  de  sa  volonté  à  s’affirmer  comme  un  homme  qui  sait
lire.  Condamnation  que  l’on  retrouve  chez  tous  ces
commentateurs qui nous disent, du haut de leur érudition :
« Voilà comment il faut lire Artaud ! »
10 Ce  pouvoir  du  lecteur  a  un  contrepoids  :  l’impossibilité  de
l’écrivain. Et c’est justement cette impossibilité de l’écrivain
qui contrebalance le pouvoir du lecteur. Plus le lecteur aura
de  pouvoir,  plus  l’écrivain  lui  répondra  par  son
impossibilité  à  écrire.  En  fait,  ce  n’est  pas  le  pouvoir  du
lecteur  qui  provoque  cette  impossibilité  d’écrire  dans  la
mesure  où  l’écrivain  ne  se  pose  pas  la  question  de  savoir
comment son texte sera reçu. Non, le problème vient plutôt
du  fait  que  le  pouvoir  du  lecteur  est  à  la  mesure  de
l’incapacité de l’écrivain à écrire. Plus l’écrivain serait dans
l’impossibilité  d’écrire,  plus  le  pouvoir  du  lecteur  serait
important.  L’écrivain,  dans  son  impossibilité  à  écrire,
comme  le  lecteur  par  son  pouvoir  de  lecture  renvoient  à  la
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lecteur  par  son  pouvoir  de  lecture  renvoient  à  la
même figure : celle du texte qui n’est pas écrit mais rédigé,
qui  n’est  pas  lu  mais  en  réécriture  permanente.  Seul  reste
finalement le dialogue nécessaire mais impossible entre un
auteur  et  un  lecteur  qui  se  demandent  continuellement
jusqu’où l’autre ira dans son attente.
11 Ce  jeu  a  au  moins  l’avantage  de  poser  la  question  de  la
différence  entre  le  texte  et  le  livre.  Texte  lent  contre  livre
rapide aussi parce que leurs rapports au temps ne sont pas
les  mêmes.  Le  temps  court  n’est  pas  celui  d’une  lecture  ou
d’une  écriture  qui  réclame  de  la  patience.  Le  temps  court
est  ce  qui  nuit  au  dispositif,  ce  qui  l’empêche  de  se
construire,  ce  qui  en  somme  manque  d’architecture.  Ce
temps court est celui du non­événement – l’événementiel –,
un  temps  qui  oblige  l’événement  à  se  transformer  en
accident. En cela, le temps court empêche le texte d’exister.
Ce même temps court est la traduction d’un lecteur et d’un
auteur  qui  se  sont  dérobés.  Auteur­lecteur  qui  n’a  pas  fait
l’effort  de  pousser  à  bout  sa  lecture  et  son  écriture.  Au
mieux,  il  les  remplace  par  une  technique  d’écriture  ou  de
lecture ; au pire il met en scène une écriture événementielle.
C’est aussi en ce sens que le texte est l’expression d’un refus,
refus du livre pour se préserver de l’anecdote, refus du livre
pour éviter de rentrer dans des temps courts, refus du livre
parce  qu’il  affiche,  comme  par  prétention,  son  caractère
définitif et figé. Sauver le texte de son malheur de livre est
l’ultime  provocation  qui  permet  d’apprécier  la  situation
dans  laquelle  le  livre  se  trouve  :  livre  sans  dispositif,  livre
construit  avec  des  recettes  d’écriture  comme  il  existe  des
recettes  de  lecture  à  la  manière  de  celles  proposées  par  les
manuels  pédagogiques,  livre  dont  l’architecture  est  sans
plan,  livre  dont  l’écriture  journalistique  rappelle
étrangement  les  faiblesses  évoquées  par  Mallarmé  dans  sa
préface  à  Divagations  :  «  un  livre  comme  je  ne  les  aime
pas,  ceux  épars  et  privés  d’architecture.  Nul  n’échappe
décidément au journalisme ».
12 Mais  sauver  un  texte  de  son  malheur  de  livre,  c’est  aussi
l’occasion de poser la question du pourquoi encore un livre,
et pourquoi les livres servent à faire d’autres livres ? Quelle
est  donc  la  véritable  matière  du  livre  ?  Cela  renvoie  à
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l’avertissement  d’Artaud  que  nous  évoquions


précédemment  :  «  une  page  blanche  pour  séparer  le  texte
du livre... ». La question est de savoir si cette page blanche
est  le  signe  de  la  faiblesse  d’un  texte  qui  n’arrive  pas  à
s’écrire, ou la carence d’un livre écrit qui ne renvoie que des
pages  sans  propos.  Cette  page  blanche  qui  sépare  le  texte
du  livre  pour  dire  aussi  combien  sont  nombreux  les  livres
sans  auteur,  les  livres  édités  sans  être  publiés,  les  livres
« promotionnés » sans être défendus...
13 Le véritable espace du livre n’est­il pas là ? Dans le lieu du
texte  !  N’oublions  pas  que  le  livre  offre,  par  son  papier,  sa
typographie, sa reliure, son éditeur, un lieu à la hauteur de
l’idée qu’il se fait de l’accueil et du texte accueilli. Sauver un
texte de son malheur de livre, c’est aussi se dire que le texte
est  un  processus  en  mouvement  que  le  livre  fige  dans  un
état  immobile.  Ne  faut­il  pas  faire  avec  les  livres  ce  que
Bonnard  faisait  avec  ses  propres  peintures  qu’il  s’évertuait
à  retoucher  sans  cesse  même  accrochées  dans  une  galerie,
posture que reprend la formule de Picasso : « Achever une
toile c’est l’achever ! » Le véritable lieu du texte serait dans
cet  inachèvement  continuel,  non  parce  que  le  texte  est
immature,  mais  simplement  parce  qu’il  ne  se  satisfait  pas
d’une  quelconque  terminaison  ?  En  faisant  cela,  le  texte
montre  sa  suprématie.  Il  renvoie  en  outre  au  statut  de
l’écrivain  qui  n’est  que  le  rédacteur  d’un  texte  qu’il  n’a  pas
écrit. Que faire alors parce qu’il faut bien que le texte vive,
et, pour cela, il a besoin d’être reçu par et dans le livre ?
14 Le livre s’inscrit dans l’espace de ce malheur, le moment où
le  texte  se  fait  et  se  défait  d’une  page  de  livre  à  une  autre
page  de  livre  ;  tous  les  livres  étant  le  même  livre.  Tout  est
dans  cet  espace  de  décomposition  et  de  recomposition
permanentes. Deleuze disait : « Malheur aux pauvres, trop
pauvres  pour  avoir  des  dettes,  et  trop  nombreux  pour  être
enfermés...  alors  malheur  aux  pauvres  !  ».  Mais  quels
pauvres ? Mettre en garde un texte de son malheur de livre,
c’est aussi dire malheur aux livres parce que trop livre pour
être texte, et trop nombreux pour recevoir un texte... Donc
malheur  aux  livres...  Toutefois,  le  nombre  n’est  pas  la
quantité  mais  l’empressement.  C’est  le  non­événement
http://books.openedition.org/pupo/488 9/11
14/07/2015 Le livre et ses espaces ­ « Sauver le texte de son malheur de livre » ? ­ Presses universitaires de Paris Ouest

comme  lieu  de  l’événementiel  qui  tue  le  livre  et  l’empêche
d’être  texte  pour  finir  comme  simple  segment  de  marché.
Plus  de  livre,  parce  que  plus  de  textes,  parce  que  trop  de
livres ! Situation inquiétante de segments de marché qui se
renvoient  à  la  figure  leur  même  incapacité  à  s’affirmer
comme  texte.  En  envisageant  le  texte  comme  un  espace  de
refus,  les  conséquences  sont  dramatiques  car  elles
condamnent tous les liens futurs avec le livre. Mais n’est­ce
pas  ce  qu’annonce  le  livre,  à  savoir  le  refus  de  la  venue  du
texte comme espace de possible, livre qui, lui, ne reformule
que des certitudes et des évidences ?

Notes
1. Si l’on reprend les catégories de DELEUZE  Gilles  et  de  GUA T T A RI Félix
dans Qu’est­ce que la philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991
(chap.  VII),  l’affect  se  définit  comme  un  devenir  qui  déborde  celui  qui
passe  par  eux,  et  le  percept  comme  un  ensemble  de  perceptions
indépendant de celui qui l’éprouve.
2. Voir MILON   Alain,  «  Maurice  Blanchot,  lecteur  de  René  Char  ?  »,  in
Blanchot  de  proche  en  proche,  HOPPENOT   Éric  (sous  la  direction  de),
Paris, Éd. Complicités, 2006.
3.  Id.,  «  La  fabrication  de  l’écriture  à  l’épreuve  du  temps  »,  in
L’Épreuve  du  temps  chez  Maurice  Blanchot,  HOPPENOT   Éric  (sous  la
direction de), Paris, Éd. Complicités, 2006.

Auteur

Alain Milon

MILON Alain
Professeur  des  Universités  en  philosophie­esthétique,  Université  Paris
10. Membre du Créart­Phi. Travaille sur le corps, corps de la ville, corps
de la langue.
Derniers ouvrages publiés :
L’Art de la conversation, Paris, PUF, « Perspectives critiques », 1999.
L’Étranger dans la ville. Du rap au graff mural, Paris, PUF, « Sociologie
d’aujourd’hui », 1999.
La Valeur de l’information : entre dette et don. Critique de l’économie
de l’information, Paris, PUF, « Sociologie d’aujourd’hui », 1999.
Contours de lumière : les territoires éclatés de Rozelaar Green, Paris,
Draeger, 2002.

L’Écriture de soi : ce lointain intérieur. Moments d’hospitalité littéraire
autour d’Antonin Artaud, La Versanne, Encre Marine, 2005.
http://books.openedition.org/pupo/488 10/11
14/07/2015 Le livre et ses espaces ­ « Sauver le texte de son malheur de livre » ? ­ Presses universitaires de Paris Ouest
autour d’Antonin Artaud, La Versanne, Encre Marine, 2005.
Réalité virtuelle. Avec ou sans le corps, Paris, Autrement, 2005.

© Presses universitaires de Paris Ouest, 2007

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Référence électronique du chapitre
MILON,  Alain.  «  Sauver  le  texte  de  son  malheur  de  livre  »  ?  In  :  Le
livre  et  ses  espaces  [en  ligne].  Nanterre  :  Presses  universitaires  de
Paris Ouest, 2007 (généré le 14 juillet 2015). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pupo/488>. ISBN : 9782821826915.

Référence électronique du livre
MILON, Alain (dir.) ; PERELMAN, Marc (dir.). Le livre et ses espaces.
Nouvelle  édition  [en  ligne].  Nanterre  :  Presses  universitaires  de  Paris
Ouest,  2007  (généré  le  14  juillet  2015).  Disponible  sur  Internet  :
<http://books.openedition.org/pupo/453>. ISBN : 9782821826915.
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http://books.openedition.org/pupo/488 11/11

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