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Séminaire régional de recherche en didactique du FLE

du 2 au 5 décembre 2002 à Phnom Penh - Cambodge

UNE CONTRIBUTION A LA DEFINITION DE


L’ENVIRONNEMENT LINGUISTIQUE DU VIETNAM
(Vers une étude sociolinguistique de l’emploi des mots étrangers
dans la presse vietnamienne)

TRAN Thanh Ai
(Université de Cântho, Vietnam,
Courriel : ttai@ctu.edu.vn)

Résumé :L’enseignement d’une langue étrangère dépend beaucoup de la politique


linguistique, déclarée ou sous-entendue, établie ou en train de se construire, du pays
où cette langue est enseignée. Ce travail de recherche, de longue haleine, a pour but,
entre autres, de montrer comment agit le locuteur collectif représenté par les
journalistes vietnamiens face aux notions nouvelles et aux mots de langues étrangères,
comment ce locuteur impose son comportement langagier à toute la communauté
linguistique, et comment il fait pression sur la politique linguistique du Vietnam.

1. A PARTIR D’UN CONSTAT...


L’emploi excessif dans la presse vietnamienne des mots étrangers désignant les
choses (pour les distinguer des toponymes et des anthroponymes) devient un problème
alarmant sous les yeux de ceux qui se préoccupent de la langue vietnamienne(1). Ce
phénomène à la fois linguistique et sociolinguistique s’est vu commencer à partir de
l’ouverture du pays vers l’extérieur en 1986 avec la politique du renouveau (dôi moi).
Produit du changement social, il se développe inévitablement en fonction du
développement « spectaculaire »(2) de la presse : le nombre de journaux et revues en
1999 a doublé par rapport aux années 1984-1985. Nous sommes donc dans un moment
fort de la problématique du contact de langues qui se caractérise par la pénétration
massive dans le territoire vietnamien du mass media étranger, français et anglais surtout,
et des touristes. En choisissant d’étudier ce phénomène, nous avons l’intention de nous
centrer sur le changement sociolangagier en cours, donc d’aller plus loin que la
problématique structurale des emprunts, qui ne s’est intéressée qu’aux unités étrangères
conçues comme entièrement assimilées à la langue d’accueil et qu’à leurs relations
morpho-syntaxiques internes. Non seulement traces de l’histoire des contacts entre les
peuples, les emprunts sont aussi « les témoins des changements en cours dans les modes
qu’ils s’agisse de modes de pensée ou de modes tout court en matière de cuisine, de
vêtements, de loisirs, etc. En même temps bien sûr, ce sont de très forts marqueurs
sociaux qui servent à caractériser, par exemple, le parler de certaines classes d’âge ou

(1) Cf. Dô Huu Châu (2000), Lê Trung Thành (1999), Nguyên Thiên Giap (2000), Nguyên Van
Khang (2000), Vu Ba Hùng (2000)...
(2) Nhân dân cuôi tuân, n° 12, 19/3/2000, p. 5.

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les usages de certaines catégories socio-culturelles » (C. Deprez, 1995 : 1). Ce
positionnement théorique pose que derrière les mots étrangers utilisés dans une autre
langue, il y a toujours un choix idéologique, surtout quand il s’agit d’une concurrence
entre un mot étranger et son équivalent de la langue d’accueil.
2. ... JUSQU’AU DISCOURS GLOTTOPOLITIQUE ET AU
DISCOURS D’EXPERTS :
2.1. Le discours officiel :
- Le 30 novembre 1980, le Ministère de l’Education et le Comité des sciences
sociales ont promulgué des règlements de l’orthographe du vietnamien ;
- Le 25 décembre 1982, avec le consensus du Ministère de l’enseignement
supérieur, de l’Institut des Sciences et du Comité des Sciences sociales, le Ministre de
l’Education a signé les décisions 2000/QD et 2001/QD, fondant le Conseil de
standardisation de l’orthographe et le Conseil de standardisation terminologique ;
- Le 1er juillet 1983, les deux conseils ont achevé l’élaboration des règlements
concernant l’orthographe et la terminologie des sciences en vietnamien pour les
présenter au Ministre de l’Education ;
- Le 5 mars 1984, le Ministre de l’Education a signé la décision promulguant
Les Règlements de l’Orthographe et de la Terminologie en vietnamien élaborés par les
deux comités sus-mentionnés ;
- Le 12 juin 1999, L’Assemblée nationale a adopté l’amendement de la loi de
presse, où l’on peut trouver dans l’article 6 concernant les devoirs et droits de la presse,
la sentence 5 : « la presse doit contribuer à la préservation de la clarté de la langue
vietnamienne ainsi que des langues des minorités ethniques au Vietnam ».
- En 1999, le Comité de la Culture et de l’Education de l’Assemblée Nationale a
chargé l’Institut de Linguistique d’élaborer les règlements d’utilisation et de
transcription des mots étrangers. Un colloque national a été prévu pour octobre 1999 à
Hanoi(1) ;
2.2. Les discours d’experts :
Autour du colloque de 1999, une série d’articles d’experts ont été publiés dans
les quotidiens et périodiques régionaux et nationaux. La plupart d’entre eux mettent
l’accent surtout sur les questions posées par la transcription des toponymes et des
anthroponymes, reléguant ainsi au plan secondaire le phénomène d’emprunt de mots de
la vie quotidienne à des langues étrangères. Pourtant, on peut trouver un article qui
l’aborde de front (cf. Lê Trung Thành, 1999).
Les arguments sont très divergents, et les solutions proposées le sont également,
mais ce qui est commun entre eux, ce sont les jugements de l’état d’utilisation actuel de
mots étrangers dans la langue vietnamienne. Les qualifications telles que lôn xôn (en
salade), tùy tiên (anarchique), lam dung (abusif), sinh chu (manie de mots considérés

(1)En réalité, ce colloque s’est tenu le 12 novembre 1999. Dommage qu’aucune publication ne
présente ses communications, ainsi que les Règlements sur la transposition de mots étrangers en
vietnamien (projet) présentés dans ce colloque pour obtenir des suggestions et rectifications.

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comme relevant des savants), bùa bai (déréglé), trân dô bat quai (labyrinthe), révèlent
l’acuité des problèmes posés à la langue vietnamienne quand elle entre en contact avec
des langues étrangères. « On est en train de transformer notre langue en une tour de
Babel », « on est en train de massacrer la langue vietnamienne » pour parler comme
Duong Tuong (2001 : 32).
2.3. Observations :
De ces productions métalangagières on peut dégager quelques observations :
Les activités glottopolitiques tournent autour de celles des deux conseils créés en
1982. Comme l’indiquent leurs noms, ces deux conseils s’intéressent particulièrement à
la standardisation de l’orthographe vietnamienne et à celle de la terminologie
scientifique en vietnamien. Dans leurs discours directifs et prescriptifs, il n’y a aucune
place réservée aux problèmes posés par les mots d’origine étrangère désignant les
choses de la vie quotidienne.
Quant à la littérature linguistique, les attentions des experts sont en très grande
partie centrées sur la graphie des toponymes et des anthroponymes, tellement que le
terme tu ngu nuoc ngoai (mots étrangers) est utilisé pour désigner presque
exclusivement les noms de lieu et de personne. Cette ambiance révèle que l’importance
attribuée au phénomène de mélange lexical n’est pas suffisante pour refléter la situation
alarmante de l’emploi de mots étrangers que plusieurs auteurs ont remarquée. Tout fait
penser que la question comment écrire les toponymes et les anthroponymes étrangers est
plus importante que celle pourquoi employer les mots étrangers pour désigner les
choses vietnamiennes ou vietnamisées, et qu’il suffirait de résoudre le problème
d’orthographe des toponymes et des anthroponymes pour trouver les solutions à la
préservation de la clarté de la langue vietnamienne.
3. OBJECTIFS DE RECHERCHE :
Selon G. Lüdi (1987), l’emprunt continue incontestablement d’être considéré
comme un concept très controversé. Il est très difficile à délimiter ou à différencier
d’autres marques transcodiques : alternance codique, code-mixte, calque, interférence
ou transferts lexicaux.
Souhaitant inscrire notre problématique dans les changements linguistiques en
cours, nous nous intéresserons aux deux catégories d’emprunts distinguées par J.
Gumperz (1982) : les emprunts établis (established loans) et les emprunts spontanés
(more recent introductions).
Nos objectifs sont d’étudier :
- les motivations qui entraînent l’emploi des mots étrangers relevés du corpus. A
part celle qui est stimulée par le manque lexical de la langue d’accueil dans certains
domaines de la vie quotidienne, nous posons que d’autres éléments extra-linguistiques
interviennent également dans l’emploi des mots étrangers. Pour parler comme B.
Gardin, selon lequel « dans le langage, une fonction en cache toujours une ou plusieurs
autres » (1999 : 108), nous voudrions étudier d’autres fonctions actualisées dans l’acte
d’employer cette classe d’unités que la fonction de combler les lacunes lexicales pour
assurer la continuité de la communication.

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- les conditions d’assimilation des mots étrangers à la langue vietnamienne qui
est ici la langue d’accueil, autrement dit, celles qui assurent le passage du statut des
xénismes à celui des emprunts établis.
Dans les travaux précédents, on ne s’est intéressé qu’à la fréquence d’apparition
et l’adaptation morpho-syntaxique et phonologique. Ces critères paraissent insuffisants
pour un corpus écrit et en vietnamien. Au niveau graphique, si l’assimilation d’un mot
anglais à la langue française ne pose presque aucun problème (celle-ci peut le reprendre
tel quel, par exemple comme dans le cas de camping), ce n’est pas le cas pour le
vietnamien qui est une langue isolante quand il veut intégrer un mot étranger à son
trésor lexical : outre les critères de fréquence d’apparition et d’adaptation morpho-
syntaxique et phonologique, on doit tenir compte de l’orthographe, car c’est là où peut
se manifester le « sentiment xénique » du lecteur à l’égard de telle ou telle unité. Cette
particularité est due au fait que les syllabes de la langue vietnamienne s’écrivent
séparément. De plus, selon B. Gardin, « le scripteur donne un élément de son identité,
contribue au changement sociolinguistique, tout en utilisant l’écrit à une fin spécifique »
(B. Gardin, 1999 : 109). La forme graphique des mots étrangers constitue donc un indice
révélateur de la conscience linguistique du locuteur quand il se trouve en face des mots
étrangers.
- A partir de ces analyses, nous souhaitons confronter la norme proposée par le
Ministère de l’Education en ce qui concerne la standardisation des mots étrangers avec
la pratique effective enregistrée dans le corpus.
- et finalement le rôle de la presse vietnamienne dans ces faits sociolangagiers :
comment le concevoir et l’articuler avec le phénomène de l’emprunt qui semble de plus
en plus débridé et déréglé, surtout quand il s’agit d’une presse dirigée par le Parti
communiste ?
4. LA CONSTITUTION DU CORPUS.
La raison pour laquelle nous avons choisi la presse écrite comme objet
d’observation et d’analyse est que ce secteur médiatique constitue un terrain original qui
présente pour notre problématique plusieurs avantages que d’autres secteurs n’ont pas :
4.1. Les avantages de la presse écrite par rapport à la télévision et à la
radiodiffusion :
- Relais d’informations d’agences de presse étrangères, la presse écrite vietnamienne
était la première instance de communication à renouer les liens avec le monde extérieur
dans la campagne d’embargo menée après 1975 par les Etats-Unis contre le Vietnam.
Cette relation produit entre autres des interactions verbales qui se manifestent à travers
le phénomène d’emprunt linguistique. Si avant 1986 la source d’informations
internationales est venue presque exclusivement de la presse russe, elle est beaucoup
plus diversifiée dans les années qui suivent : nombreux articles sont traduits ou adaptés
ou inspirés de la presse occidentale, dont la plupart sont anglo-américaines.
- En général, un article de presse doit être soumis au contrôle de la rédaction tant au
niveau du contenu qu’au niveau de la langue. Ainsi n’est-il plus une production
individuelle, mais une coproduction de l’équipe de rédacteurs que nous appelons avec
J.-B. Marcellesi locuteur collectif. Or seulement dans la presse écrite on peut retrouver

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une gamme complète de différents locuteurs collectifs qui représentent de différentes
positions politiques de la société (voir tableau ci-après), les télévisions et les
radiodiffusions étant monopolisées par l’Etat, central ou local.
- Du point de vue linguistique, le travail sur un corpus écrit s’avère fructueux car il
concerne en même temps les deux dimensions du signe linguistique : le signe vocal et
surtout sa représentation graphique : « Le mot écrit se mêle si intimement au mot parlé
dont il est l’image, qu’il finit par usurper le rôle principal : on en vient à donner autant
et plus d’importance à la représentation du signe vocal qu’à ce signe lui-même »
(Saussure, 1972 : 45).
- La presse écrite est le seul lieu où sont conservées les graphies des mots, considérées
comme révélatrices identitaires du locuteur (« dis-moi comment tu écris, je te dirai qui
tu es »)
- En outre, il faut tenir compte d’une autre raison, secondaire mais non moins
importante : l’économie. Il est beaucoup plus facile de travailler sur un corpus écrit que
sur un corpus oral : il nécessite moins de peines, moins de matériels, moins de temps
investis, et surtout, on peut revenir facilement et rapidement sur ce qu’on a examiné.
Pour que le corpus soit représentatif, nous avons adopté quatre critères : le statut
politique du locuteur collectif, sa provenance géographique, le type du discours
journalistique et la fréquence de parution des publications choisies.
4.2. L’énonciation des locuteurs collectifs :
Nous avons collecté 6 périodiques diffusés en 2000, répartis en deux statuts
politiques : organes de presse du Parti communiste et organes de presse d’organisations
de masse. Ce choix nous permet de jeter un regard global sur le comportement
linguistique des locuteurs collectifs de différents niveaux de politisation.

Distribution des types de locuteurs selon les régions


et les statuts politiques
Statut p. ++++ +++ ++ +
Edités à Hanoi Nhân dân (A) Hànôi moi (B) Tiênphong (C)
Edités à HCM Saigon GP (D) Tuôitre CN (E) Thanhniên (F)
++++ : organe central de presse du Parti ;
+++ : organe local de presse du Parti ;
++ : organe de presse d’organisations sympathisantes du Parti ;
+ : organe de presse d’organisation de masse.
Géographiquement, ils sont aussi répartis en deux zones différentes : le nord
(Hanoi) et le sud (Hochiminhville). Cette stratégie vise aussi à confirmer les vécus selon
lesquels chaque région manifeste des attitudes différentes vis-à-vis de l’emploi ou non
d’un mot étranger. Il est regrettable que nous ne puissions pas travailler sur la presse du
centre du pays, ne pouvant pas avoir accès à la pratique journalistique de cette région.

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4.3. Le choix du type de discours journalistique :
Nous avons choisi les publications d’informations générales parce que nous nous
intéressons principalement à la pratique langagière manifestée dans le discours
ordinaire, au sens où il est adressé au grand public. Ce faisant, nous aurons plus de
chance de travailler sur les unités régulièrement pratiquées dans la vie quotidienne,
quoique l’exhaustivité ne constitue pas notre préoccupation prioritaire.
- au niveau de l’information en tant que contexte des occurrences, les hebdomadaires
constituent une sorte de bilans et/ou de sélections des informations de la semaine, qui
sont plus sélectives que celles apparues dans les quotidiens. C’est pourquoi, le corpus
sera constitué d’éléments doublement attestés, ce qui assure la légitimité du choix.
- au niveau de la pratique langagière, il est évident qu’il y a moins de fautes de
négligence qui échappent à la vigilance des rédacteurs, ainsi que d’emplois faits à la va-
vite, ce qui rend le corpus moins touffu et nous permet d’exclure de notre champ
d’observation les pratiques langagières peu soignées, fruits d’activités spontanées, et par
conséquent, d’économiser du temps.
5. POUR NE PAS CONCLURE
Loin d’être seulement l’objet d’étude de la linguistique au sens classique du
terme, les mots étrangers utilisés dans une autre langue peuvent aussi être soumis aux
analyses menées du point de vue sociolinguistique, qui prennent en compte tous les
éléments extra-linguistiques intervenant dans le processus de circulation et
d’implantation de ces unités exogènes.

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BIBLIOGRAPHIE
DEPREZ C. (1995) : « L’emprunt : la trace et la marque, le passage » dans Les
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VUONG TRI NHAN (2001) : « Le désordre du vietnamien à l’époque des contacts de
cultures » dans l’hebdomadaire Sports et Cultures, n°100 (14 décembre 2001), Hanoi
(en vietnamien).

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