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REVU
CONTEMPORAINE
TOME DIX-SEPTIÈME. _36
AiNÉE.
as ,, LIiRtIS4E%. - 31 .IanIer.
SOMMAIRE:
VIL - BULLETIN LITIIUAIEE : LIVRES FRANÇAIS, I' N't' lEU . IDIL. Lii: ME1UL.
ÇLLIOHEQUE.)
PARIS
MI: DE CIIOLSEUL, I
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nnnnnnF247flQ
HISTOIRE
LA DESTINÉE HISTORIQUE
DE
JEANNE D'ARC
Odes Quicherat : Procès de Cmt/an,rntiwe et de lldholjililalion de Jeanne d'Arc, publiés
pour ta première fois, d'après tes manuscrits de la Bibliothèque Nationale, suivis de tous tes
documents historiques qu'on a pu réunir 5 vol. grand in-8 0 , Paris, Jutes Renouard, 1849.
- Du même: Aperçus nouveauxaur l'histoire de Jeanne d'Are; 1851. - Du même
Le Sier d'Orléans.- Hachette, t854,—Mic.hclet Histoire dejeanne dire Hachette, 1854.
- Ahel De5jardius : Histoire de Jeanne d'Are; Didot, 1854.—De Jialdat : Examen critique
de l'histoire de Jeanne d'Arc; Nancy, 1880. - fleuri Lepage: Jeanne d'Ai-c est-elle
Lorraine? Nancy, 1851. - Athanase Renard : Jeanne d'Arc était-elle Iranrise?
bonne, 1851. - lin même: Du nom de Jeanne d'Arc; Paris. Garnier, 1854. - Du même
Jrannc dire ou la Fille du Peuple au quinzième siècle, drame; Paris. Fume, 1854.
pu èlre définitive que tout récemment. Elle date d'hier, et, gràce à
l'Étu'.le de M. -Michelet, gràee au travail admirable de M. Quicherat,
à l'authenticité irrécusable des pièces justificatives, qu'il a savaniiiient
publiées, le dix-neuvième siècle a pu comprendre dans son wuvre
de palingénésie historique ce personnage extraordinaire. C'est main-
tenant qu'il convient d'examiner quels ont été, dans l'histoire, et le
caractère de Jeanne et la destinée de son nom. Et véritablement, cette
étude est pleine d'attrait; ou peut sans exagération dire que Jeanne
d'Ai'e, dans l'obscure confusion du quinzième siècle, apparaît comme
un rapide météore. La France semblait morte ; elle la ressuscita. Que
l'on jette un coup d'ril sui, . nos annales, entre le règne de Charles V
et celui (le Louis Xl; c'est un spectacle douloureux à 'voir la famille
royale diviser ses forces et les paralyser, allimiblie qu'elle était par la
démence, iiir le divorce d'une mère, par l'étourdissement des plaisirs,
pur l'action malfaisante des favoris de cour; à 'voir la séparation du
nord et du midi se trancher plus profondément, les Armagnacs et les
Bourguiguunsprécipiter le démembrement général, l'invasion et l'usur-
pationéti'wgei'cs pénétrer, à la t'aveur de ces terribles conjonctures,
sur le sol national, les Anglais, depuis le débarquement de llenri V à
Honfleur (l15), s'avancer jusqu 'à la Loire, il semble que les temps de
la féodalité vont revenu', et ievciiir avec leur barbarie; car la foi
catholique, mère de la civilisation moderne, s'est entièremetit obscur-
cie. Cet édifice social, qui s'était lentement formé sous l'action du
Rome, par la conquête des Césars d'abord, ensuite par celle de la pa-
pauté, parait ébranlé dans ses fondements; ou croirait qu'entre la réfor-
mation de Wielef et celle de Calvin, l'Europe du quinzième siècle re-
nonça en même temps à la foi et à la raison. Sans renier Dieu, elle
ne savait plus par quelle voie aller à lui. En France, la supersti-
tion se joint à la misère; des soldats Féroces ravagent le pays; le
peupli? , placé entre la disette et les tailles, est en proie tutu' à tour à
la faim ou à la rage. On se rappelle les maillotins et les cahoettiens, et
surtout Jean Pt.Lit prononçant l'apologie publique du meurtre. Les
assassinats, les massacres sont les événements les plus ordinaires de
ce temps ; les sorciers et sorcières, les personnages les plus naturels.
- Or, au milieu de ce pandoemonium, une femme, sortant tout à coup
des derniers rangs, réveille l'amour divin (le la patrie, prêche l'union
et domine au nom de Dieu cette nation malheureuse dont elle devient
en deux ans la libératrice et la victime. Après elle, deux autres noms
populaires surgissent, ceux de Jean Bureau et de Jacques Ccour; il&.
réorganisèrent le royaume de Charles VII le Victorieux et préparèrent
es forces à Louis Xi, qui ramena violemment le siècle vers l'unité
.nouarehitjue. Que ce revirement immense ail, été commencé psi' mmc
'emme des plus simples, c'est un fait singulier et incontestable. Mais
JEANNE D'ARC.
li y avait une fois, ([ans un hameau près de. Vaucouleurs, t'ii Lor-
raine (Vaucouleurs était en Champagne), une femme qu'on appelait
Isabelle Roniée et qui était grosse; elle rêva qu'elle allait accoucher
d'un foudre. Dans la nuit de l'lpipiianie, tous les habitants du hameau
tressaillirent (le joie sans savoir pourquoi; les coqs se mirent à chan-
ter, à battre des ailes et pendant une heure ils annoncèrent un lieu-
reux événement. Les pLLystills coururent de tous côtés sans y rien
comprendre ; plus tard ils surent que celte nuit là une enfant merveil-
leuse était née. En effet c( quant elle estoit petite ct qu'elle gardoit les
» brebis, les oyseaulx des bois et des champs, quant elle les appeloit.
» ils venoiciit manger son pain dans son giroli comme privez. » Sa
présence seule préservait le troupeau de la maladie et des loups, pro-
tégeait contre les ennemis la chaumière de son père. Lorsqu'elle cou-
rait, elle était si légère (lue ses compagnes lui criaient Jeanne
Jeanne! In ne touches plus la tcrrc,tu as des ailes! Prés de Doinremy,
s'élevait un hêtre autrefois hanté par les sorciers et qu'on avait, depuis
exorcisé aec 1'lvaugile de saint Jean. Jeanne y allait suspendre des
guirlandes qui la nuit disparaissaient. Une merveille plus grandee fut
qu'à l'àge de douze ails elle vit apparaiti'e dans le jardin de son père
une huée éclatante d'où sortit une voix qui lui dit. « Sois bien sage. »
Une autre fois, dans une petite chapelle abandonnée, la inènie voix lui
dit : ( Cf u seras chef de guerre. » Or, c'était monsieur saint Michel qui
lui parlait; il avait l'air d'un vrai prud'homme et souvent (les anges
innombrables l'escortaient. D'autres fois c'était madame sainte Catlie-
rifle, ou encore madame sainte Agnès, ou bien la vierge Marie, ou
David avec sa harpe, laquelle il sonnait merveilleusement. Voilà ce
qui l'induisit à tenter une grande entreprise. Cepenclarut,on a dit aussi
qu'elle fut page chez un capitaine; d'autres rapportent qu'au hameau
elle s'exerÇait avec des espèces (le lances et faisait des assauts contre
tes arbres; quelques-uns ïirctclidehit (l l1'elle l'ut instruite avec d'autres
lemmes par le fière Richard, grand orateur et très habile homme. -
Bref, elle résolut un joui' de dcliv rer la Franco iles Aliglais et de re-
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rengs. Ainsi Jeanne la Pucelle devinait de bien loin loin ; elle disait savoir
« grand'partie des choses à venir » et même taisait tonner quand il lui
plaisait. Elle indiqua sans l'avoir jamais vue une épée rouillée qu'on
trouverait derrière l'autel de sainte Crithejimic de ['icrijois, à peu de
profondeur CII terre et qui avait cinq petites croix prés de la IJaiguéc.
Quand elle entra chez le dauphin, il s'était déguisé pour qu'elle ne le
reconnut pas; elle le reconnut. Bien mieux ! elle lui révéla un se-
cret. Peu de temps auparavant, une nuit, comme il était couché et
« silogisoit en sa pensée les gratis affaires où il estoit, il se leva de son
» lit en sa chemise et se mit à nudz veuoulx et les larmes aux veux et
» les mains joinctes suplki à sa glorieuse mèi'c,qui est royne de misé-
» ricorde et (le consolation des désolez que, s'il estoit vray liiz dit
» de Fiance et héritier (le sa couronne, il pleust à la dame suphier son
» fiiz que il iny donnast ayde et secours contre Ses eunemys mortelz
» et adversaires en maniere que il les peust chasser hors de sou
» royaume et icelluy gouverner en paix; paix; et s'il n'cstoit !ilz du ro y et
» le ro turne ne lui apparlcuist, que le bon plaisir de Dieu fut luy
donner 1)atieIlce et quelques possessions temporelles pour vivre ho-
» norablement en ce monde. » Jeanne racom la tout cela au roi qui eu
I
» qui est entre vous et moy. » A ces mots, elle fut effrayée, se jeta à
genoux et cria merci. Non! ce n'était point une sainte femme comme
la Pucelle, pas plus (}L1'il n'était inspiré, ce méritant berger Guillaume,
qui voulut conduire les hommes d'armes et fut battu. Hélas ! la vraie
Jeanne doit avoir été brûlée; mais les Anglais ont été punis, qui depuis
son supplice ont perdu tout ce qu'ils avaient conquis; et les mauvais
juges sont morts misérablement, les uns (le la lèpre, les autres noyés.
Si quelques-uns ont vécu, le roi Louis Xi les a poursuivis plus Laid; il
a même fait déterrer les juges défunts pour qu'on les jetàt au fumier.
Dans cette légende, où, comme on le voit, l'imagination populaire
tenait à venger la mémoire de Jeanne, l'ignorance était égale à la homme
volonté; car vingt ans après, un des juges, Érard, était vivant et
curé de Saint-Gervais; quant au prétendu lépreux, Nicole Midi, il ha-
ranguait Charle.s VII [L soit entrée à Paris. Mais combien d'hommes pou-
vaient rechercher la vérité exacte? D'ailleurs, 011 aurait mal accueilli
(les rectifications historiques; le merveilleux charmait les esprits et
leur paraissait naturel. Si quelque chose semblait surnaturel, c'était
que Jeanne eùt été prise et, brûlée; fait incroyable, événement
impossible , que l'on ne voulait pus concevoir et que l'esprit pu-
blic tantôt niait obstinément, comme nous l'avons vu , tantôt ex-
pliquait par mille h y pothèses. Voici les principales Jeanne avait
été vendue aux Anglais par le gouverneur de Compiègne, Guillaume
de Flavy. Des 'vieillards de cette ville assuraient que le jour môme (le
son malheur, ils avaient vu Jeamum après la messe s'arrèter près
d'un pilier au milieu d'un groupe de femmes et d'enfants et leur
dire : u Priez hotu' moi, on m'a vendue et trahie; je mourrai hientàt
et ne pourrai plus servir le Roi ni le royaume; u suivant d'autres, ht
puissance de .Jeanne résidait dans son épée divine; elle fut rompue et
le charme en même temps; aucun ouvrier de put jamais la refondre;
d'autres enfin,rnieux avisés, crurent deviner que lit mission de Jeanne
était terminée soit il Reims, soit au siége de Paris (qu'elle eut le tort
d'entreprendre le jour (le la Nativité de Notre-Daine). Certainement elle
ne cessa (le triompher (lue le jour où l'abandonna le pouvoir surna-
turel qui jusqu'alors l'avait aidé. Cette opinion sur le dénoûment de
sa vie u inspiré à Shakspeare le dénoùmentmème du drame d'Iienri VI.
On y voit Jeanne, se livrant à la magie noire, évoquer les esprits infer-
naux; les esprits refusent de la servir désormais; dc ce moment elle
perd sa force, sa dignité, et enfin elle meurt ignominieusement. En
effit, il était impossible d'admettre que Jeanne fût une simple femme.
Ce qu'elle était, de savants clercs écrivirent, puni l'apprendre au monde,
des thèses édifiantes. Henci (le Gorcum examina si c'était une per-
sonne humaine ou un être fantastique, si elle procédait du malin es-
prit ou de l'esprit divin. 11 donna de bonnes raisons pour et contre;
JEANNE fl'AIIC. 519
il rappela d'une part Esther, Judith, Deborah, Daniel, David; de
l'autre, les pseudo-prophètes, et n'osa pas conclure. L'alsacienJcan
Nider, savant inquisiteur lj avait brûlé bien (lu du monde pour pu-
rifier la chrétienté, inèla dans ses discours sévères l'histoire de Jeanne
avec celle de quelques autres magiciennes. Un clerc de spire réunit
dans une belle comparaison toutes les anciennes shilles et la
« sybille française » laquelle lui semblait animée de l'esprit (le
Dieu. Ce clerc ignorait qu'une des marraines de Jeanne. s'appelait
précisément Sybille, argument précieux s'il en avait eu connaissance.
De toute manière, Jeanne venait de Dieu ou du diable. De Dieu, disait
l'arolievéque d'Embrun, car ses actes étaient saints, et, du reste, le
diable ne peut faire dc pacte avec une vierge; - du diable, assuraient
les Anglais, car ses actes étaient diaboliques, et (lu reste Satan, selon
sait Paul, peut se changer en ange de lumière pour mieux tromper
les hommes. Les Anglais d'ailleurs pourraient-ils être battus par une
fille si elle n'était aidée du démon?
Ces raisons données dc part et d'autre, le peuple, les seigneurs, les
poètes ajoutaient leurs commentaires aux arguments des théologiens:
En France on rappelait que Dieu n'a jamais abandonné les rois de
France, puisque jamais
En fo y n'errèrent fleurs de lys.
Aussi le Seigneur voulut-il relever le royaume par la (enduite de
celle que lui seul inspirait par sus la conduite des ente ndeniriits 1m-
mains. » Dans les églises, on plaça à côté, de la sainte Vierge la statue
de lu nouvelle élue do Dieu - on dit en soin honneur des messes et, tics
oraisons. Les vieilles femmes lui apportaient des patenètres et des mé-
dailles pour qu'elle les touchât. A Lagny, on la pria de rendre un en-
fant, à la vie ; le duc de Lorraine lui demanda la santé et le comte
d'Armagnac lui écrivit, pour savoir lequel choisir des trois papes. La
mission de Jeanne une lois reconnue, il se troua que depuis long-
temps elle était annoncée par une prophétie de Merlin. Quatre vers
disaient que des marches de Lorraine et du Bois thesnu viendrait une
vierge qui chevaucherait sur le dos des archers. Bien plus, un tliéolo-
gie.n tic Poitiers avait entendu une femme nommée Marie, dite la
Gasque d'Avignon, rapporter une vision qui confirmait le vieil oracle:
des armures lui étaient apparues et une voix lui avait dit : » Cc n'est
pas toi qui les porteras, mais une jeune fille qui viendra après toi et
délivrera la Franco de ses ennemis. » Do telles merveilles humiliaient
la science des clercs et justifiaient la foi de la France.
L'armée anglaise, hardie jusqu'alors et victorieuse, maintenant dé-
busquée de toutes ses positions, (lisait de Jeanne : c'est un limier
dressé par le diable, disciple and lynte cf the Feende. Dit moins c'est
REVUE CONTEMPORAINE.
le mot que Bedford écrivait à Henri \r1; et les soldats embrassant cette
idée avec une terreur sincère, bientôt, pour échapper aux enchante-
ments de la Pucelle, on déserta. Vainement un édit du Roi prescrivit-il
les mesures les plus rigoureuses; vainement essaya-t-on de faire
passer Jeanne pour une femme de mauvaise vie; quoique Bedford,
dans une lettre de défi i Charles Vil, lui rcprocliàt avec mépris d'abuser
le peuple ignorant à l'aide « d'une femme désordonnée et ditlunée,
étant en habit d'homme et de gouvernement dissolut; » néanmoins,
quand le régent se trouva avec des forcessupérieures en face (les
Français à Montépillov, il dut refuser la bataille et s'enfermer dans
sou camp. Les Anglais cherchaient un mocu de rompre le charme;
un jour ils eurent l'idée de brûler un héraut de Jeanne; et plus tard,
quand elle fut prisonnière., chacun voulail savoir rie quels earauLr ou
danses magiques elle s'était servie.
Ainsi tout le monde, amis et ennemis, croyait au merveilleux dans
l'histoire de Je.aiiiie d'Arc, et les gentilshommes de la cour aussi bien
que le peuple. C'est un chambellan du Roi, Perceval de Boulaimivilliers,
qui a raconté les pronostics étranges de sa naissance. En ce temps oit
l'on portait rie la mandragore sur la poitrine comme amulette ou comme
talisman, où l'on voyait naître tant de sorcières, tant de veaux à huit
pieds et de pourcelets à deux tètes, la vérité était impuissante, et plus
le génie audacieux de la jeune fille déconcertait la prudence humaine,
plus on inventait facilement de merveilleuses aljsui'dilés. L'esprit. (le
parti, l'admiration et la haine, la superstition surtout.. t'iéLrent donc
cette légende aux nombreuses variantes; l'instruction judiciaire (le
Rouen, non-seulement rie la ruina pas, mais encore autorisa le bruit
public en formulant une accusation officielle (le sorcellerie. Ecoutez
les questions des juges, le rapport (lii promoteur d'Estivet, cet, homme
dont l'ingénieuse lftclieté se lit complice de la superstition du temps.
Sans doute on désire prouver que Jeanne est une fille débauchée,
l'élève d'une courtisane ou de quelques vieilles femmes (lui lui ont ap-
pris (les incantations abominables à l)ieu ; mais ce qu'il importe d'éta-
blir quand mémne, c'est qu'elle a l'ait un pacte avec le diable. En quel
lieu, à quel nioment conféra-t-elle avec les esprits malins? N'est-ce
pas à minuit, prés de l'arbre (les fées, ou bien à l'heure des offices,
quand tout le village est dans l'église Voyez! ses anneaux, son épée,
Soit étendard recèlent des sortilèges et ont reçu des bénédictions ma-
ibres, quels sont leurs veux, quelle langue ils parlent; et le costume
des saints et des saintes. Après l'interrogatoire de Roucn, vient la
déclaration de l'Université (le Paris, qui décide que les apparitions de
la prévenue procèdent des démons Bélial, Satan etBeheinmotli, Enfin,
sur le poteau du bâcher, la foule ignorante peut se faire lire cette
terrible inscription qui déclare Jeanne « abuseresse du peuple, devi-
neresse, invocateresse du diable, apostate. »
Voilà quel étrange éclaircissement sortit de ces savantes délibéra-'
tiolis; et, si l'on réunit ce témoignage solennellement inique aux diffé-
rentes versions de la légende, c'est un chaos d'idées. En vérité, les
hommes qui les premiers prirent la plume pour composer une chro-
nique ne pouvaient guère recueillir que des traits de complainte ou de
calomnie. C'est ainsi que d'abord se répandit une compositiumi singu-
lière qui ptlI' le titre est mie chronique, par le fond un mauvais roman
de chevalerie, par la forme, par les assonances multipliées un débris
de poème. La Chronique de Lorraine représente Jeanne comme une
haute et puissaimtt fille qui, montée sur un beau cheval, « fait des tria-
» gues devant ceux de p:j 1 is » , court (les lances en présence de la
noblesse ; puis,après avoir pris toutes sortes (le ' illes depuis Paris jus-
qu'à l)ieppe, disparaît tout à COU!) comme Romulus. Au nième rang
se place le Mirouer des femmes vertueuses, livre fort populaire qui
apprend à tous l'histoire de la patiente Gi'ielidis et celle de .Jehanne
la Pucelle; à cette source peu sérieuse ont puisé les historiens qui
accusent de trahison G. de. Flavy, gouverneur de Compiègne. Cet
homme, dont la vie lut riche de crimes, se trouve précisément inno-
cent de celui qu'on lui a imputé. Mais quicoIlqUc tentait d'écrire l'his-
toue rencontrait (les doutes publics, des obscurités. ()iln'osait P°
même alliriner le supplice (le Jeanne : « de quoy moult de gens ont
» esté et encore sont 'le diverses opinions » dit un chroniqueur. Pour
se tirer (le ces difiicultés peut-ètre, nui écrivain imagina (le prendre les
choses de plus haut et de redire les Gestes des nobles Urançoys, de-
puis le roi Pijain jusqu'au roi Charles VIE, son descendant; en musé-
(Jueilce, il raconta d'abord le siège de Troie, en Tioide et arriva, pour
s'y arrêter, au siège de Troyes en Champagne. Les chroniqueurs Moi-
gué de la Fiance se mèlérent aussi de répandre t tout hasard les tra-
ditions dont l'écho leiii' était parvenu; de là les récits, - (!il
en grec uiioderne, de
d'un chroniqueur (JUi confond mois et Blaye; -
Laonic Clialcondvle, qui, composant à la manière des poètes tragiques,
réunit en un seul lieu et dans le mème temps les événements les 1)1115
divers; - eu italien, de Philippe de Bergame, qui donne trois heures
à Jeanne FOui' prendre trois bastilles, fait durer sa IfliSSiOfl huit ans et
la met trente fois aux prises avec l'armée u iuglaise. Un Écossais, lisant
que Jeanne le jour de sa mort était eu deuil dohio), a raconté qu'elle
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fut brûlée dans un tonneau. Ajoutez enfin l'histoire écrite par les cri-
nemis, par les Bourguignons, comme Monstrelet, qui se trompe ou
se tait volontairement; par les Anglais, (lui font prédire à .Jeanne ce
qu'elle n'a pas prédit, qui nOUS montrent la jeune fille de sa propre
main coupant la tète à Franquet d'Arras. Un membre de l'Université,
qu'on a appelé le Bourgeois de Paris, enveloppe dans la même haine
les Armagnacs et cette « créature qui estoit en forme de femme avec
» cuix, que on nommait la Pucelle, qtte c'estoit, Dieu le scet! n Ce per-
sonnage de mauvaise humeur s'occupe beaucoup moins de savoir la
vérité sur la Pucelle que de raconter piteusement comment on ne peut
avoir de harengs frais, comment les vivres ont enchéri, d'un samedi
à l'autre, de 29 sols parisis; comment le siège de Paris empêche de
vendanger vignes et verjus
En lisant d3 pareils historiens, il me semble que leur plume fut plus
cruelle pour la mémoire de Jeanne d'Arc que celle des greffiers de
Rouen. Dans ce naufrage (le toute vérité, sortnom même u péri plu-
sieurs fois. Elle s'appelait .Jeannette d'Arc; dans les lettres patentes par
lesquelles Charles VII anoblit sa famille, on l'appelle Jeanne Day,
d'après la Prononciation des Lorrains qui mangent les deux consonnes
finales: et, chose ewieuse quand les frères de Jcauiie s'appelèrent du
Lys, on pronoiiça Daiys,puis Day, et le nouveau nom (le la famille se
confondit avec l'ancien '. J'ajouterai par parenthèse que récemment
on savait peu de choses sur les descendants de la famille. Il y u une
dizaine d'années ou avanea qu'elle était éteinte; M. Haldut du Lys
réclama. Les Haldat, les flot'dal ont toujours été les digues héritiers de
la famille d'Arc; en divers siècles, ils ont tenu à honneur de recueillir
d'utiles documents sur celle qui les illustra. L'écrivain que je viens de
citer, honorable médecin, mort aujourd'hui, a publié divers opuscules
intéressants, et signalé plusieurs erreurs. A vrai dire il n'avait que
l'embarras du choix. Dans le nombre, il s'est donn- la peine de com-
battre une invention des plus curieuses, celle que M. Caze présenta
sous ce titre piquant: La vériksur Jeanne d'Arc. Cette révélation inat-
Il
Eu guerre faut-il donc porter une longue robe? ( Ce point est scrupu-
leusement défendu par le Champion , qui ajoute ) : Quand on lâche le
faucon sur la proie, on lui ôte son capuchon. - Du reste, qu'on dise
ce qu'on voudra, oitn'obscurcira pas sa gloire
Que t'en faut-il oultre retraire?
Par sa vertu, par sa vaillance,
En despit de tout adversaire,
Couronné fut le rov de Franer.
- e L'adversaire au fauft visage » répond que l'outi'ecnidaiice de
Jeanne fut châtiée et qu'un la brûla à Rouen. - Et les saints réplique
le Champion, combien en tétons-nous (l ui subirent le même martyre?
Pense à .Jésus premièrement! ... Il faut confesser la gloire de Jeanne.
- L'adveisairù fâché demande qu'on change de sujet, qu'on blasonne
(l'autre chose. Car, sur cette aventure, on finirait par « forsener ou soy
arrachier les ceveulx ».
Blasonner d'autre chose, c'était le désir de Plus d'un personnage.
Mais le nom de Jeanne ne manquait pas de défenseurs; même à l'étran-
gel', on s'occupait d'elle; en Alleinagne , un tableau , représen-
tant ses exploits, circulait dès t9 , et les magistrats de Ratisbonne
consignèrent sur leurs régisties qu'ils avaient donné pour le voir
vingt-quatre pfennig. Oit la faisait aussi flgurcr dans un drame sur les
Hussites. En Fiance, plus d'un lieu i ait été coiisacré par suit passage.
Les vieillards de Poitiers mouitraient lu pierre sur laquelle s'appu y a un
jour la jeune tille I)Oui' monter à cheval. Dans son pa ys natal ou sur la
la route qu'elle suivit, il y a encore une vigne, uuiic fontaine, une vue
de la Pucelle. On sait que Roueui éleva sur le lieu de son supplice
une belle fontaine et une statue en signe d'expiation. En deux contrées
surtout., le nom (le Jeanne d'Arc rappelait aux habitants leur propre
héroïsme dans la défense natif ' ivale sut' les lini'l de la Loire il sut' les
bords de la Meuse on n'eut arde d laisser oublier cette parenté vie
JEANNE D'ARC. 529
gloire. C'est ce qui explique comment les deux pays accueillirent la
fausse Jeanne, la prétendue ressuscitée. Cette crédulité étonne d'abord
et la surprise redouble quand on voit que cette usurpation (le titre fut
en quelque sorte légalisée. tIans un contrat de vente , cité par Dom
Calmet, 0H lit ces mots u Nous, Robert des Armoises, et Jeliaime du
Lys, la Pucelle de France , notre lemme... u Mais il y avait un parti
pris de respect, qui, avec les bruits vagues de résurrection, fut habile-
ment exploité par l'aventurière. Les Orléanais, dont la ville était deve-
nue une patrie d'adoption pour Isabelle Ruinée, un séjour d'hospitalité
pour tous les parents de la libératrice, tenaient à signaler leur vénéra-
tion de toutes les irauiières. La fête célèbre du 8 mai. fèle toute muni-
cipale, à laquelle n'assistaient ni le Corps judiciaire ni l'université, était
destinée à entretenir l'admiration publique, tin vieillard (Jean de Mas-
con?), qui a raconté l'institution de cette solennité, marque expressé-
ment que la jeunesse doit remercier Dieu en ce jour et ne pas clouter
des miracles dont, pour son compte, il a été témoin. Dans le même
esprit, les <lames de la ville élevèrent un monument à Jeanne, et plu-
sieurs prélats accordèrent des indulgences pour la célébration de la
fête. L'h y mne qu'on chantait le 8 mai ne valait pas grand'chose. Chan-
lez, (lit l'auteur
Chantez, è le clergié et messieurs les bourgeois!
Plus tard aussi l'oii imagina de gàter cette noble cérémonie d'ac-
tion (le grâces en plaçant dans le cortège un ïniceaii habillé à la
Henri Vi puis une rosière. Le monument même n'était ptis fuit beau;
notre fabuliste
` Laforwiine, qui le vit uïi jour, le trouva « chétif et <le
petite apparence. » L'héroïne lui semblait peu héroïque u l'infante
Gradatillée en vaut dix comme elle», écrivait-il, Néanmoins , ht fidélité
(le la ICO!11utiSSaflc( orlcinaise, jointe aux marques dè deuil que
donnaient d'autres villes, comme Rouen, Tours et Bourges, à chaque
anniversaire du supplice, ne fut certainement pas Sans action sui
l'esprit <le Charles V1L et de Charles d'orléans. Peut-être est-ce la con-
stance (]il populaire qui poussa le roi à faire honorer la fa-
mille et respecter le nom de Jeanne d'Arc, qui pOUSSa le duc aban-
donner à Pierre d'Arc l'usufruit d'une petite lie de la Loire et quelques
amuèiies trop minimes. Ce monument « chétif u montrait Jeanne
d'Arc. et Charles VII en prière au pied d'une croix, et pros d'eux la
mère <lu Sauveur tenant sur ses genoux le cadavre de son lits. A
côté (le plusieurs symboles de guerre ou de ro yauté on remarquait
un pélican, einljiêine naivement expressif qui rappelait à la France
que Jeanne avait donné son sang pour lui conserver la vie. Cette
union du roi et de l'héroïne, ce souvenir du bienfait public eurent
une grande sign ilicatiori, sinon une grande influence,
TOME xvu. 34
530 REVUE CONTEMPORAINE.
III
L'oeuvre de l'histoire sérieuse a été commencée par le dix-huitième
siècle, achevée par le nôtre. Mais il rie serait point juste d'oublier les
hommes qui de bonne heure ont voulu recueillir les faits et les ra-
conter sincèrement. Dans la foule de ceux que M. Quicherat a rappelés
ou découverts je remarque des personnages de toutes les classes; par
exemple, au quinzième siècle, un héraut, Jacques le Bouvier, qui de
propos délibéré suit toute sa vie les hommes (l'armes pOUl' être témoin
et historien de leurs gestes (i'0- 1 Ti55); un écuyer dévoué à la maison
d'Alençon, Perceval de Cagny, dont le récit est très estimé; un évêque
normand, Thomas liazin, connu sous le faux nom d'Amelgard; un
lape, neasSylvius, esprit politique par excellence, observateur exercé,
qui comprend par la situation désespérée de la France la grandeur de
la libératrice; au seizième siècle, P asquivr, nuis les magistrats d'Orléans
qui font imprimer la relation du siège; au dix-septième siècle, les pu-
blications peu exactes, il est vrai, tics frères Godefroy; de 1610 à 1628,
divers ouvrages composés par les descendants de la famille de la
Puce]le et surtout l'histoire manuscrite dc Richei'. Ce dernier avait
compris que l'histoire ne serait jamais solide qu'à la condition de ras-
sembler et de comparer les témoignages contemporains, les titi-es et
JEANE D'ARC.
archives, mais avant tout les pièces des deux procès. Au lieu du fatras
étrange des chroniques, au lieu des copies fautives du procès et des
extraits insuffisants, il demandait que l'on reproduisit textuellement
les pièces justificatives, vrais matériaux de l'histoire; travail long,
coôteux et si pénible que déja une fois la difficulté de la tâche avait
découragé l'auteur anonyme qui l'avait entrepris par l'ordre de
Louis XII (1300). Edinond Richer offrit de donner gratuitement son
temps et sa peine pour mener à bien cette oeuvre importante, si quel-
qu'un voulait se charger des frais d'impression. Personne ne répondit
à son appel, l'oeuvre était réservée à la Société de l'Histoire de France
et tu courage de M. Quicherat. En attendant, elle resta en souffrance,
et les travaux partiels ne dissipaient guère les incertitudes de l'opi-
nion. Les plus grossières erreurs subsistaient; réfutées, elles suriia-
geaient bientôt; on redisait par exemple que Jeanne n'avait pas été
brilée ; en 1650, Guyon ruinait cette hypothèse; en 1680, elle reparais-
sait dans le Mercure. J'ai dit quel rôle prit Voltaire dans ces déhats;
ses préventions sont d'autant plus regrettables que ce grand esprit'
sentait d'ailleurs très vivement la gravité de certains faits (le cette
histoire. Lui-même, il a rappelé « le débordement de l'Angleterre eu
Franco ;) et la misérable fortune de cette femme, « qui ayant sauvé
sou roi aurait eu des autels dans les temps héroïques où les hommes
en élevaient à leurs libérateurs. ) il comprenait mieux que personne
quelle méthode de recherches devait conduire à la vérité, quand il
signalait expressément la nécessité (le consulter et le procès et l'esprit
du temps. Mais les besoins de la polémique égarèrent toujours ce (lie-
tateur littéraire il insulta Jeanne en vers et en prose. Cette odieuse
injustice rvolta d'honnêtes gens qui résolurent, comme l'abbé d'Ar-
tigiiy et le libraire l)ehiire, de publier comme apologie (le Je.anne d'Arc
l'histoire manuscrite de Richer. Lenglet Dufresnoy survint, qui prit
coiii aissance des 1;iêcS, examina le procès. fut couver! i en quelque
sorte cii voyant l'héroïne sous un nouveau jour, et, arrêtant le travail
commencé, en composa un autre sous ce titre histoire (le Jeanne
vierge, hiroine et martyre d'État. On a eu tort de blâmer ce
livre parce qu'il expliquait tout par des raisons humaines; c'était le
seul moy en (le se ttire entendre du siècle ; il réussit. suffisamuicut.;
un gr-m (1 tas était lait. L'étude du procès fut reprise quelques amiées
avaiit la révolution par un homme qui devait en être la victime.
M. Laverdy, licien ministre de Louis XV, poila (lails son travail de
révision cette sagacité de légiste pi n'est pas l'âme de I'hisloiie, mais
qui en est le puissant auxiliaire; s'il tenta mal à propos l'apologie de
Charles Vil, s'il ignora le droit inquisitorial, il n'en fonda pas moins
la première justification solide tic Jeanne d'Arc et c'est par lui que
le dix-huitième siècle, après avoir consommé l'insulte, commença la
réhabilitation.
36 REVUE CONTEMP0ftÀ1,
leur donnait son lit cl restait au coin du foyer. Elle apprit la religion
par l'aumône; aller à l'église devint sa passion; les cloches avaient
pour elle un charme infini ; quand au milieu des champs elle les en-
tendait., elle se signait et se mettait à genoux. Sa seule peine était que
le sonneur ne sonnait PtS assez bravement; elle ne put se tenir de lui
glisser quelque monnaie, de lui promettre méme de cette laine
qu'elle litait si bien, s'il voulait y mettre plus de coeur. Tandis qu'elle
grandissait ainsi, SOU père lui (lit un jour de prier pour la France et
pour le Roi, qui t'taieut bien malheureux: bientôt elle n'entendit plus
parler que de guerre et de soulïrances; le travail, la vie de sa famille,
dans ce coin du royaume perdu au milieu des ennemis, étaient mena-
cés de toutes parts; les enfants du hameau, s'ils aprochaient du vil-
lage voisin, revenaient blessés; Jeanne pleurait en les voyant. Un jour,
on lui annonça l'arrivée des Bourguignons; en toute hâte elle condui-
sit son troupeau dans l'ue que forme la Meuse devant L)ornremy.
C'était une panique; mais l'orage qui depuis longtemps m ena ç ait ne
Larda pas à éclater. Les Anglais d'un côté, les Bourguignons do l'autre,
se répandirent dans la vallée de la Meuse, et que se passa-t-il? L'his-
toire l'ignore, mais elle entrevoit une résistance obscure, opiniâtre,
héroïque, les Anglais arrêtés des mois et des années par quelques bi-
coques, des hommes qui se défendent sans espoir et, plutôt que de se
rendre, partent pour l'exil. Dans cette crise, qui dura quatre ans
quand le hameau de Jeanne fut envahi, elle se réfugia
avec sa famille à Neufcliàteau. Que faisait donc le roi de France qui
ne secourait pas ses sujets? Hélas 1 le Roi était si faible qu'il avait be-
soin lui-même d'être secouru; après Azincourt, Cravan, Verneuil;
après les malheurs et les trahisons de sa famille, il ne pouvait rien
pour ce royaume que l'étranger envahissait, que ravageaient les corps
francs et que les troupes mercenaires venues d'Ecossc, d'Italie, dEs-
pagne ne savaient las détendre. Jeanne apprit tout cela: eu même
ternis qu'elle croissait en âge et en raison, les maux de la France
avaient augmenté de jour en joui'; lorsqu'elle le comprit elle aima
cette patrie suYrante comme elle aimait autrefois ses malades. Dieu
ne pouvait-il donc pas sauver ce pays? Ne bénirait-il pas le Dauphin,
s'il venait se faire sacrer à Reims. A Reims! il fallait y aller avant
tout... Cette pensée exaltait la jeune fille qui y rêvait toujours dans la
solitude de la campagne, la plus enivrante des solitudes, et se disait
naïvement qu'elle parlerait au Roi, qu'elle l'entraiiierait, et que, s'il
fallait donner pour cela tout son sang, elle le donnerait de grand coeur.
Elle n'est rien, elle, mais Dieu peut tout, et il lui parle. Dans ses
prières, dans son extase, elle l'entend; elle voit apparaître l'archange
des combats, saint Michel, tantôt seul, tantôt accompagné de saintes
et d'anges, tous lui disant qu'une femme peut être élue entre toutes
les femmes pour le salut de ses frères. Elle écoute avec éblouissement
JEkNNE D'ARC. , , 547
cette voix intérieure et ces conseillers divins sans oser les croire. Com-
ment quitterait-elle son père? Non, elle ne peut, dans sa faiblesse, que
prier la vierge Marie pour le salut de la Fiance. Mais les visions re-
commencent et les appels mystérieux, sans qu'elle parvienne à com-
primer les élans de son coeur. Pendant cinq années entières ces idées
fermentent dans son âme, eu même temps que les périls du pays sont
de plus en plus pressants; car on dit que l'heure décisive est venue,
que les Anglais assiégent Orléans, o1:i va se vider la querelle une foie
prise, cette ville, qui est la clé de la Loire, la dernière barrière est
franchie. Lorsque Jeanne apprend ces nouvelles, l'exaltation de son
génie inquiet éclatant enfin, la fille timide se transfigure; elle veut que
le Dauphin soit couronné à Reims elle part. De l)omremy à Chinon
que d'obstacles. Les menaces de son père qui jure de la noyer si elle
part avec des hommes (l'armes, les railleries des capitaines qui veulent
qu'on ramène cette fille dans sou village bien souffletée; l'incrédulité
de la foule, les dangers de la route infestée d'ennemis, les passages
coupés, les ponts rompus, rien ne peut arrêter sa persévérance sur-
humaine. Il faut qu'elle aille à Orléans, quand pour cela elle devrait
user ses jambes jusqu'aux genoux. L'ascendant de sa confiance sub-
jugue un de ses parents qui l'emmène à Vaucouleurs; subjugue le
peuple qui lui donne un vêtement militaire; entra juc des gens «urines
qui se proposent de l'escorter. Enfin, elle se met en route sans embrasser
ceux qu'elle aime, de peur de leur affection. Ses compagnons s'ef-
fraient de ce voyage impossible Jeanne prend les chemins de tra-
verse, passe les rivières à gué, voyage la nuit, couche dans les bois et
parvient à Chinon. Là, dans une méchante auberge, elle atteiid;
quelques mois plus tard la France apprend qu'une simple fille u do-
miné malgré eux le Roi, les courtisans, les tliéolugiciis, les hommes
d'armes, qu'elle a fait lever le siège d'Orléans et conduit Charles VIE à
Reims. Quel est donc le secret inconnu puni' la Ioule de cette puis-
sauce magique? L'énergie du coeur. C'est ici le triomphe d'une force
plus grande que la force matérielle des armées, (lue la Force intelli-
gente de la politique, - la conviction. Deux sentiments, l'amour de
Dieu et l'amour du pays s'unissent dans l'âme de Jeanne et s'y con-
fondent en une loi si entière que cette foi donne à sa parole, à sa
figure, à ses démarches, une audace prophétique.
En conséquence, elle prédit et croit pouvoir alléguer l'intervention
d'un pouvoir surnaturel, d'accord en cela avec soit temps qui voit par-
tout des sorciers et des saints, des miracles ou de maléfices, le doigt
de Dieu ou les sortilèges dit et prête l'oreille à mille prophètes
qu'il canonise ou qu'il brûle. Dans l'âme de Jeanne règne une illusion
impérieuse qui peu à peu gagne tous ses sens, l'ouïe d'abord, elle en-
tend des voix; puis la vue, elle est éblouie par mie lumière et des
apparitions divines; enfin l'odorat, elle est enveloppée d'une odeur
548 REVUE CONTEMPOILUM.
suivre, allait où elle allait, pleurait quand elle pleurait, et, par paren-
thèse, s'approchait tellement d'elle qu'un jour une torche du cortége
mit le feu à son étendard. Elle convertit l'armée, força les hommes de
guerre, tout à l'heure pillards et paillards, à quitter leurs dés, leurs
femmes de mauNaise vie et leur ordonna de jurer désormais par leur
bâton. Enfin, elle jeta l'épouvante parmi les ennemis et le vertige parmi
les juges de Rouen.
La révolution que Jeanne d'Arc détermina dans les affaires de
France paraît surnaturelle à ceux qui ne reconnaissent pas l'empire
d'une àme forte et l'action d'un grand coeur; faits aussi positifs cepen-
dant que peuvent l'être des faits. 11 y a une science des phénomènes
moraux qui n'est pas la partie la moins curieuse de l'histoire. Seule-
ment il arrive souvent que les plus sublimes natures n'ont point de
prise sur leur siècle et s'épuisent à lutter contre un courant plus fort
qu'elles-nièmes. Jeanne d'Are, heureusement, put être la libératrice
de sou pays avant (Feri être la victime. Elle vint à propos: la détresse
universelle sous Charles VII appelait un secours providentiel; le labou-
reur pillé avait besoin du repos qui suit la victoire, les soldats du chef
qui sait y conduire. En outre, l'esprit chevaleresque, la dispersion des
armées et leur milice effectif rendaient fort possible une entreprise
comme celle de la jeune fille. Ajoutez enfin que lorsqu'elle parut, non-
seulement son inspiration fut un guide pour son siècle crédule, mais
encore son bon sens naïf, spontané, lui montra la politique à suivre,
et c'était celle-ci : au lieu de perdre les jours en délibérations vaines,
les mois en négociations inutiles avec l'étranger, réunir les défenseurs
épars de l'indépendance nationale, prendre l'offensive, marcher tout
droit au secours d'Orléans attaqué, assiéger les assiégeants, profiter
en un mot du dernier tressaillement national pour exécuter une opé-
ration (l'ensemble; dans cette situation désespérée, la sagesse était
(l'être aventureux. Polir obtenir cette unité d'action, Jeanne d'Arc
catéchisait tout le monde, surtout le Roi et la foule; son autorité (il en
fallait une) était celle de Dieu mème; sa devise : « Aide-toi, 1 ciel
t'ai(lera; » son but, Reims, où le dauphin devait arriver avant son
compétiteur. Mais cette politique élémentaire avait le grave défaut
d'exiger, comme condition indispensable, l'oubli des haines, l'absence
d'égoisnie. Une lutte s'établit entre le désintéressement de la jeune
1111e et l'incurable jalousie des courtisans. Elle triompha d'abord, par
l'irrésistible passion qu'elle apportait dans l'accomplissement de sa
mission; plus lard elle fut vaincue à son tour par la persévérance de
ses adversaires.
La Trémouille, fume insinuante et despotique, que le Roi laissait
volontairement dominer, fit tout pour ruiner l'influence et déconcerter
le plan de Jeanne d'Arc; lenteur calculée des conseils, licenciement
(les troupes, négociations avec le duc de Bourgogne et avec le foi
JEANNE D'ARC.
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HISTOIRE LITTÉRAIRE
LES
DIONYSI4QUES DE NONNOS