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En attendant Godot en 1953: Performance et réception

Article · June 2020


DOI: 10.3828/franc.2020.2

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Jean-Michel Gouvard
Université Bordeaux Montaigne
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En attendant Godot en 1953
Performance et réception
1953: Performance et réception
Jean-Michel Gouvard
Université de Bordeaux Montaigne
L’objectif de cet article est d’étudier quelle fut la réception par la critique paris-
ienne de la mise en scène de Roger Blin et du jeu des comédiens, lors de la création
d’En attendant Godot au début de l’année 1953, afin d’en dépeindre les propriétés
saillantes, ou du moins perçues comme telles. Afin d’effacer autant qu’il est
possible les aspects les plus anecdotiques et les plus subjectifs, la méthode suivie
consiste à repérer des récurrences lexicales d’une recension à l’autre, et à les
interpréter dans le contexte culturel de l’époque, afin de restituer sur cette base
factuelle un instantané aussi objectif que possible de ce que fut cette première
mondiale, dont l’aura qui l’a peu à peu nimbée au fil des décennies a fait oublier
ce qu’elle fut vraiment pour les spectateurs de l’époque.

Mots clefs: Beckett, mise en scène, jeu d’acteur, histoire du théâtre en


France, En attendant Godot

This article deals with the reception, by the Parisian reviewers, of Roger
Blin’s staging and actor’s performances of the initial production of Waiting
for Godot, in early 1953. Our purpose is to better understand this première,
which became over time an unavoidable template, by drawing on factual
and objective elements. To do so, we will focus on contemporary reviews of
the play, and track lexical recurrences from one to another, with the aim of
identifying relevant semantic fields. By interpreting them in the cultural and
sociological context they belong to, it will be possible to identify which features
were prominent for the audience – and what they tell us about the way the play
has been performed and perceived.

Keywords: Beckett, staging, acting, French theatre history, Waiting for Godot

La création d’En attendant Godot en 1953, au Théâtre de Babylone, à Paris,


marque une étape importante dans la carrière de Samuel Beckett. Suite à
la bagarre qui attira l’attention du tout Saint-Germain, au début du mois
de février,1 cette pièce devint l’un des grands succès de la saison théâtrale,
et permit à son auteur d’acquérir en quelques mois une renommée inter-
nationale, et de pouvoir enfin vivre de sa plume, alors qu’il approchait

1 Dans les tout premiers jours de février, des spectateurs perturbèrent le spectacle, à tel point
que l’on en vint aux mains dans la salle. La presse se fit l’écho de l’incident, assurant ainsi
à la pièce un succès au parfum de scandale. Voir James Knowlson, Damned to Fame. The
Life of Samuel Beckett (London: Bloomsbury, 1996), p. 387 et p. 778, note 140.
Francosphères, vol. 9, no. 1 (2020) https://doi.org/10.3828/franc.2020.2
Published open access under a CC BY license.
https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
8 Jean-Michel Gouvard

de la cinquantaine. La représentation de 1953 est ainsi auréolée d’une


force symbolique qui conduit souvent à présenter l’événement comme un
moment de grâce, où les aspects les plus négatifs deviennent des anecdotes
pittoresques, comme l’absence de chauffage qui, au cœur d’un hiver
rigoureux, obligeait les spectateurs à conserver leurs manteaux pour ne pas
être frigorifiés; ou encore le fait que Jean-Marie Serreau, le directeur du
théâtre, devait parfois aller chercher des chaises dans le café qui jouxtait
l’établissement, afin d’accueillir la foule qui se pressait au guichet.2
A cette aura symbolique, qui fait du Godot de 1953 un événement
fondateur, en regard de la geste beckettienne, s’ajoute la réputation de
l’écrivain, telle qu’elle a commencé peu à peu de se construire à travers les
relations difficiles qu’il eut dès cette création avec son metteur en scène,
Roger Blin, et avec plusieurs des comédiens, à tel point que le drama-
turge est aujourd’hui encore considéré par les professionnels du spectacle
comme un auteur contraignant, qui exigeait que l’on respectât à la lettre
ses didascalies3 – même si Matthieu Protin, par exemple, a montré ce que
cette réputation avait de factice, et combien elle devait être relativisée si l’on
examinait les pratiques théâtrales avérées de Samuel Beckett.4
Le caractère sacro-saint qu’a pris la création de la pièce, et le poids sinon
la violence symbolique qu’elle a exercée en France sur les représentations
ultérieures,5 conduisent à s’interroger sur ce que nous pouvons objectivement
connaître de cette première, et en particulier de sa réception. Le fait que la
pièce fut jouée pendant plusieurs mois dans le petit théâtre du Boulevard
Raspail, à Paris, est un indice factuel de son succès, encore qu’il faille le
pondérer par le petit nombre de spectateurs que la salle était à même de
recevoir. Par ailleurs, nous disposons de documents que l’on peut subdiviser
en deux ensembles: (i) les témoignages, avec les lettres de Samuel Beckett,6 les
mémoires de Roger Blin,7 et les interviews que les comédiens ont accordé au
fil des années dans la presse; (ii) les documents d’archives: quelques photog-
raphies, conservées à la Bibliothèque Nationale de France,8 le programme du

2 Témoignage de Geneviève Latour, <https://francearchives.fr/commemo/recueil-2003/39737>


[consulté le 5 avril 2018].
3 Voir, dans ce volume, le témoignage de Jean-Pierre Vincent.
4 Voir Matthieu Protin, De la page au plateau. Beckett auteur-metteur en scène de son premier
théâtre (Paris: Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2015).
5 Voir la contribution de Matthieu Protin à ce volume.
6 Pour la période concernée, consulter George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn et
Lois More Overbeck, The Letters of Samuel Beckett. 1941–1956 (Cambridge: Cambridge
University Press, 2011).
7 Roger Blin, Souvenirs et propos recueillis par Lynda Bellity Peskine (Paris: Gallimard, 1986).
8 La fiche sous laquelle sont enregistrées les photographies est accessible à cette adresse:
<https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb41067679g> [consultée le 5 octobre 2018].
1953: Performance et réceptio 9

Théâtre de Babylone, conservé à l’Université de Reading,9 l’enregistrement


de l’émission de radio Entrée des auteurs, qui fut diffusée en février 1952,
avec certains des interprètes de 1953, puisque Lucien Raimbourg joue déjà
Vladimir, et Serge Lecointe le messager.10 Toutefois, selon Alain Robbe-
Grillet, qui était présent dans le studio lors de la diffusion de l’émission, cette
captation radiophonique, avec des acteurs « sans toile de fond, en costume
de ville, les rôles lus d’une voix plus terne encore, beaucoup plus neutre et
presque sans nuance »,11 ne donne qu’une faible idée de l’impression que
procurait la mise en scène de 1953. Il convient d’adjoindre à ces éléments les
recensions publiées dans les journaux, magazines et revues, lesquelles ont été
réunies par André Derval dans le Dossier de presse. ‘En attendant Godot’
1952–1961.12 La plupart de ces textes ont été vite oubliés; quelques-uns sont
au contraire souvent cités dans les travaux universitaires, essentiellement
parce qu’ils avaient été signés par des noms qui jouaient ou joueraient un
rôle dans la vie littéraire française, tels Jean Anouilh, Jacques Audiberti,
Jean Grenier, ou Alain Robbe-Grillet. Je procéderai tout autrement dans
cette étude, dont l’objet est de dégager les principaux champs sémantiques
qui caractérisent l’ensemble des recensions écrites entre janvier 1952, soit
peu avant la diffusion de l’émission de Michel Polac Entrée des auteurs, et
le mois de juillet 1953, qui marque la fin de la saison théâtrale – et la fin des
publications consacrées à la première de Godot.
La lecture de ces trente recensions (voir liste en annexe) réserve quelques
surprises. D’un article à l’autre, on apprend que Samuel Beckett vit loin de
Paris, quelque part dans la campagne la plus reculée;13 qu’il est professeur
d’anglais à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm;14 qu’il écrit un
français « très pur » pour un Irlandais; qu’il est un romancier américain; ou
encore qu’il a écrit un roman intitulé Malloy – un beau mot-valise, digne
de Whorosocope, qui réunit Molloy et Malone meurt en un seul ouvrage.
Journalistes, écrivains, « intellectuels », comme on aimait à le dire en cette
époque de littérature « engagée », les auteurs des trente recensions ont

9 University of Reading’s Beckett Collections, cote MS4186.


10 L’émission est téléchargeable sur le site de l’Institut National de l’Audiovisuel (I.N.A.):
<http://www.ina.fr/audio/PHD88012274> [consulté le 10 octobre 2018].
11 Alain Robbe-Grillet, « Samuel Beckett, auteur dramatique », Critique, février (1953), article
reproduit dans l’ouvrage cité dans la note qui suit, pp. 75–83.
12 Dossier de presse. ‘En attendant Godot’, 1952–1961, textes réunis et présentés par André
Derval (Paris: IMEC & Editions 10/18, 2007).
13 Beckett vivait alors entre son studio de la rue des Favorites, dans le 15e arrondissement de
Paris, et la petite maison qu’il s’était fait construire à Ussy-sur-Marne, avec une partie du
capital dont il avait hérité à la mort de sa mère, en 1950.
14 Beckett fut lecteur à l’ENS de la rue d’Ulm en 1928–30 (et non en 1953), mais il n’y fut
jamais « professeur d’anglais ».
10 Jean-Michel Gouvard

pour certains d’entre eux une idée très approximative de qui était Samuel
Beckett, et de ce qu’avait été son parcours avant Godot. Le savoir dont ils
se font ponctuellement l’écho dans leurs articles repose sur des ouï-dire, des
plaquettes de presse ou encore les revers de jaquette des Éditions de Minuit –
dont l’une assertait en effet que Beckett vivait à la campagne, Jérôme Lindon
ayant jugé bon de faire de son poulain un ermite solitaire.15 Souvent contraints
de travailler avec des délais très courts, les critiques font souvent preuve aussi
d’une certaine spontanéité, faisant part de leur impression générale au sortir
de la salle, et de la réaction des autres spectateurs. Ce caractère spontané
transparaît à travers certains propos à l’emporte-pièce, comme lorsque Robert
Kemp, l’un des critiques les plus influents de l’époque, signe pour Le Monde
un compte rendu paradoxal, dans lequel il décrit « une pièce probablement
sans génie; […] à peine équarrie », « qui ne sonne pas très neuf » et « qui
n’enseigne rien qu’on ne sache », tout en reconnaissant qu’elle est « efficace »,
« poignante » et « sympathique », et « qu’elle nous tient oppressés et curieux
plus de deux heures, qui ne semblent pas longues ». Toutefois, c’est justement
parce que ces textes sont écrits dans l’instant, et par des personnes dont le
jugement est parfois hasardeux, que leurs commentaires nous intéressent:
à travers la diversité des points de vue et des sensibilités, nous chercherons
non pas l’exception, mais au contraire les convergences, les récurrences, les
similitudes, qui traversent ce corpus de presse. Nous étudierons tout d’abord
la réception de la mise en scène par les critiques, puis celle des performances
d’acteurs, en nous intéressant à l’impression générale donnée par la représen-
tation d’En attendant Godot en 1953, puis aux commentaires visant chacun
des comédiens, afin de dégager les points forts, mais aussi les points faibles,
d’une création devenue, au fil des ans, aussi mythique que contraignante.

Mettre en scène Beckett

Sur les 30 recensions de la première mondiale de Godot, 15 (50%) expriment


une opinion sur la mise en scène de Roger Blin. Cette proportion est excel-
lente, puisqu’elle ne sera jamais dépassée dans la suite de cette étude. Parler
de la mise en scène dans une recension théâtrale n’est pas en soi une surprise,
et, avec le jeu des acteurs, constitue un passage non pas « obligé », puisqu’un
critique sur deux s’en dispense, mais une voie qu’il est usuel d’emprunter.
Cependant le fait qu’un compte rendu sur deux parle de la mise en scène ne

15 Pour une analyse de la stratégie commerciale de Jérôme Lindon, voir Jean-Michel Gouvard,
« Le marketing Lindon », dans Lire Beckett (Paris: Ellipses, en préparation).
1953: Performance et réceptio 11

reflète pas seulement une pratique courante: il traduit un réel enthousiasme,


puisque tous les avis exprimés sont laudatifs. Certes, ainsi que cela arrive
souvent, de nombreuses recensions ne donnent pas d’idée précise de ce
qu’était la mise en scène de Blin. Sept d’entre elles se résument à un adjectif
louangeur, assez convenu, qui s’applique soit à Blin en personne, lequel est
consacré par Henri Gouhier comme le metteur en scène « le plus hardi de sa
génération », soit à sa mise en scène: « Une excellente mise en scène » (Max
Favalleli), « une mise en scène intelligente » (Luc Estang), « une mise en scène
remarquable » (Hubert Englehard), « une mise en scène admirable » (André
Alter), « la mise en scène de Rober Blin est excellente » (Thierry Maulnier).
Trois autres recensions recourent à l’adverbe au lieu de l’adjectif, « Roger
Blin a assumé très heureusement la mise en scène » (G. Joly), « remarqua-
blement mise en scène par Roger Blin » (Marcelle Capron), « admirablement
monté par M. Roger Blin » (Gabriel Marcel), tandis que l’auteur anonyme
de Paris-Casablanca asserte sans le démontrer que « la mise en scène de
Roger Blin [a] une grande part dans cette réussite ». De telles recensions
sont les témoignages, factuels et incontestables, d’une réception critique
positive de la pièce, mais ils ne donnent guère d’indice sur les facteurs qui
ont, de facto, suscité cet engouement collectif.
Les six autres comptes rendus sont un peu plus diserts. Celui rédigé
par Jacques Lemarchand, bien qu’il occupe plusieurs lignes, n’est pas
foncièrement différent des précédents:

Je ne crois pas qu’il [Roger Blin] ait rien réussi aussi complètement que sa
mise en scène de la pièce de Beckett. Pour arriver à cette simplicité, à cette
évidence et à cette force d’expression, il faut une intelligence du cœur et une
générosité sans lesquelles le talent, l’expérience ne servent pas à grand-chose.

Jacques Lemarchand accumule des termes laudatifs, mais les qualifi-


catifs qu’il emploie, « simplicité », « évidence », « force », « intelligence »,
« générosité », « talent », font partie de la palette rhétorique à laquelle, dans
les années 1950 et 1960, recouraient usuellement les critiques de théâtre
parisiens, et il ne donne aucune information concrète sur la mise en scène –
sur les choix scénographiques, par exemple, qui incarneraient concrètement
la « simplicité » ou le « talent » de Blin.
Plus intéressante est l’opinion de G. Joly:

la mise en scène de M. Roger Blin prend forme d’hallucination. Les gestes


de Pozzo et Lucky – les mots puérils de Gogo et Didi qui attendent Godot,
l’absence de toute musique de scène, tout cela crée un climat d’intérêt intense
qui ne se départira pas de toute la pièce.
12 Jean-Michel Gouvard

Le critique ne fait pas que louer, il met en avant certains choix du metteur en
scène qu’il juge particulièrement bienvenus: le travail sur le geste; l’absence
de musique; une tension jamais relâchée, qui procède d’une parfaite orches-
tration des moyens mis en œuvre au service du texte. Ce dernier point
est conforté par le témoignage de George Belmont, qui estime que « la
mise en scène de Roger Blin [est] l’articulation même du texte »; et celui
de Jean-Baptiste Jeener, qui souligne que « [l]’auteur a choisi l’immobile,
l’interchangeable, l’évanescent. Cependant, avec son metteur en scène, il
sait aussi la relancer avec une adresse de jongleur ». On peut avancer, en
s’appuyant sur ces appréciations, que l’une des qualités les plus évidentes
du spectacle était que, malgré l’absence d’action, le metteur en scène avait
su donner à la pièce un rythme et une direction qui en préservait l’unité –
le risque étant qu’une œuvre aussi peu « tenue » par un quelconque enjeu
dramatique s’effondrât sur elle-même et se résumât à une suite de sketches
décousus et insignifiants –, ce à quoi il parvint en jouant notamment sur la
gestuelle, et sur la tension et les attentes que faisaient naître les longs silences
imposées par les didascalies. Ce sont là des indications assez maigres sur
ce qui faisait la force de la mise en scène de Blin, mais ce sont néanmoins
ces aspects, et eux seuls, qui transparaissent dans les recensions contempo-
raines de la première de Godot, et qui caractérisent donc la réception qui
en fut faite par les professionnels du spectacle en ce début des années 1950.

Jouer Beckett et faire le clown

12 recensions sur 30, soit 40%, parlent du jeu des comédiens saisi dans
leur globalité, c’est-à-dire qu’elles commentent l’impression générale que
produisait la direction d’acteurs. Pour mémoire, rappelons qu’Estragon
était joué par Pierre Latour, Vladimir par Lucien Raimbourg, Pozzo par
Roger Blin, Lucky par Jean Martin, et le garçon par Serge Lecointe. Sur
ces 12 mentions, 11 ne comportent guère plus que des appréciations empha-
tiques assez convenues, comparables à celles citées plus haut à propos de la
mise en scène de Blin. Tout ce que l’on peut en dire est que la pièce donnait
l’impression d’être bien jouée, tout comme pour sa mise en scène.
G. Joly est cependant un peu plus précis que ses confrères, même si c’est
lui qui, par ailleurs, a avancé que Beckett était un romancier américain.
Il écrit à propos des comédiens que « leur naturel, leur fantaisie et leur
présence font merveille ». « Fantaisie » et « présence » restent des apprécia-
tions qui ne disent rien de concret sur le jeu des acteurs, mais « naturel »
est plus significatif. Le terme implique que la troupe jouait sans emphase,
1953: Performance et réceptio 13

sans effet trop appuyé, à l’opposé par exemple des pratiques qui étaient
encore celles non seulement du théâtre dit « de boulevard », mais aussi de
pièces plus ambitieuses, comme celles de Giraudoux ou du jeune Anouilh,
dont certaines scènes ou tirades étaient encore interprétées avec un certain
lyrisme, et des usages hérités de l’entre-deux guerres.16
La lecture de ces recensions permet par ailleurs de dégager un paradigme
critique récurrent d’un texte à l’autre, qui vise un aspect bien particulier
du jeu des comédiens. Après avoir évoqué l’impression générale que lui
procurait la pièce, et loué la fantaisie qui s’en dégageait, Hubert Engelhard
ajoute que « la mise en scène de Roger Blin accentue cette ambiance de
cirque ». De son côté, Alain Robbe-Grillet considère que « c’est […] le côté
cirque – présent dans le texte, mais que les comédiens accentuent – qui rend
viable [la mise en scène de Roger Blin] ». Qu’elle soit rattachée à la mise
en scène ou au jeu des comédiens – lequel procède en partie de la première
–, l’impression procurée par la représentation se laisse caractériser par
une analogie avec le cirque, qui n’a rien de ponctuelle ou d’anecdotique,
puisqu’elle apparaît dans 15 recensions sur 30, soit directement à travers
le mot « cirque », dont on relève 10 occurrences, comme ci-dessus, soit
par un lexique spécifique qui renvoie à son univers, avec 5 occurrences de
« clowns », 3 occurrences de « clownerie », 3 occurrences d’« Auguste », un
type de clown, 4 occurrences de « farce », associée en contexte au registre
du cirque, 2 occurrences du mot « entrée » au sens d’« entrée en piste ».
Soit, sur 15 recensions, 27 mentions qui renvoient à l’univers du cirque. Le
phénomène s’accorde avec le goût qu’avait Beckett pour le cirque et pour les
spectacles de music-hall, dont James Knowlson a montré que le dramaturge
s’était inspiré pour créer l’atmosphère si particulière de Godot.17 Toutefois,
pour mieux comprendre ce paradigme et sa signification, il convient de
l’aborder dans l’ordre chronologique. Les premières références au cirque
apparaissent dans la toute première recension de notre corpus, celle signée
des initiales M.B. et parue dans la revue Opéra, dès janvier 1952:

cette pièce où il ne se passe rien […] n’est jamais ennuyeuse ni lassante, tant
les scènes sont menées avec un sens très sûr de la progression dramatique et
du burlesque, tant l’écriture est nette, précise, serrée. C’est du vrai théâtre,
et d’une virulence extrême. Je dirais du cirque, si je ne savais ainsi déplaire
à Samuel Beckett, un cirque tragique et vain. Ces quatre personnages ne
sont-ils pas des clowns?

16 Anthony Paraskeva, The Speech-Gesture Complex: Modernism, Theatre, Cinema (Edinburgh:


Edinburgh University Press, 2013).
17 Knowlson, pp. 27–28 et 57.
14 Jean-Michel Gouvard

Ces quelques lignes donnent une idée de la tonalité générale de l’article,


dans lequel l’auteur parle de la pièce d’un point de vue littéraire, faute
d’avoir assisté à une représentation. Il en va de même pour la seconde
référence au cirque, laquelle apparaît dans la deuxième recension, par
Jacques Brenner, dans la revue Arts du 1er janvier 1953. Intitulé « L’avant-
garde au théâtre s’est reformée », l’article analyse et compare les mérites
des pièces de Ionesco, d’Adamov et de Becket – le seul de ces trois auteurs
dont aucune pièce n’avait encore été représentée à la date de parution –, en
s’appuyant sur la version de Godot qui avait été publiée à l’automne 1952
par les Editions de Minuit. Il s’agit à l’évidence d’une commande de Jérôme
Lindon, qui développa toute une stratégie commerciale pour promouvoir la
pièce, et qui n’eut pas grand mal à obtenir un papier de Brenner, dont il avait
édité quatre romans à la fin des années quarante. Et c’est parmi diverses
considérations qui représentent l’une des premières synthèses sur le théâtre
d’avant-garde parisien du début des années 1950 que l’auteur avance entre
autres: « A propos de Beckett, [on peut parler] de la farce irlandaise,18 des
trucs du cirque, des films de Charlot ».
S’ils constituent les deux premières analyses jamais écrites d’En attendant
Godot, ces deux articles ne sont pas des recensions de la première, mais nous
les avons néanmoins intégrées à notre corpus d’étude car elles montrent
que l’analogie avec le monde du cirque ne résulte pas, initialement, de la
réception de la pièce telle qu’elle fut jouée, mais du texte tel qu’il fut lu,
et interprété, par ses premiers lecteurs. Or, si de nos jours le cirque s’est
marginalisé, et n’est plus qu’une distraction accessoire, plutôt estivale, à peu
près absente des grands centres urbains, il n’en était pas ainsi au milieu du
XXe siècle, où il faisait partie des attractions populaires, avec le cinéma, les
spectacles de variétés et les foires, de telle sorte qu’il constituait un référent
familier, sans autre pittoresque que celui de son esthétique plutôt kitsch.19
S’y reporter pour restituer l’impression produite par une pièce de théâtre de
la rive gauche n’était pas aussi singulier ou original que cela peut aujourd’hui
le sembler.
Il ne faut donc pas être surpris que les critiques qui, après M.B. et Jacques
Brenner, ont rendu compte de la représentation, aient également songé au
cirque, qu’ils aient ou non lu l’un ou l’autre des deux articles publiés avant
le 3 janvier 1953. Cela commence dès le 6 janvier, dans Paris-Presse, qui était
alors l’un des concurrents directs du très populaire France-Soir, avec une

18 Il est bien difficile de préciser ce que ce critique français entend par « farce irlandaise », si
ce n’est que Godot est une farce écrite par un Irlandais.
19 Pascal Jacob, Une histoire du Cirque (Paris: Seuil & BNF Éditions, 2016).
1953: Performance et réceptio 15

recension de Max Favalleli qui s’intitule « En attendant Godot au Théâtre


de Babylone – Alex et Zavatta à la Sorbonne », et qui mentionne dès son
accroche les noms de deux célèbres clowns français, avant d’y faire écho
dans le corps du texte en parlant de « cirque » et en qualifiant Estragon
et Vladimir d’« augustes ». Dès le lendemain, le 7 janvier, André Ransan
publie dans Le Matin un compte rendu au titre tout aussi orienté, « Théâtre
de Babylone – En attendant Godot ou les hommes-clowns dans la piste de
la vie ». Le mot composé « hommes-clowns » est un peu lourd et la « piste
de la vie » peine à faire sens, mais la référence au cirque est là aussi mise en
exergue. Le paradigme sera repris, comme on l’a vu, par une dizaine d’autres
chroniqueurs dans les semaines qui suivent. Ainsi, lorsque, le 27 février,
dans la revue Arts, Jean Anouilh publie une très brève recension de la pièce,
qu’il conclut par une formule qui a été souvent citée depuis et qui réduit
la pièce à un « sketch des Pensées de Pascal par les Fratellini », renvoyant
à une autre grande famille du monde du cirque français, il ne fait en rien
œuvre originale. Il reprend une analogie à laquelle plusieurs de ses confrères
avaient pensé avant lui, et c’est assurément à son nom, et à la notoriété
dont il jouissait en cette période d’après-guerre, qu’il doit à ces quelques
lignes d’avoir non seulement échappé à l’oubli, mais d’être devenues un lieu
commun de la critique beckettienne en France.20
Il apparaît ainsi que, si les termes renvoyant à l’univers du cirque sont
souvent convoqués dans notre corpus, cela tient autant à ce qu’un tel référent
faisait partie de la culture de tout un chacun, et à ce que le terrain avait
en quelque sorte été préparé en amont par des articles qui précédèrent la
première, qu’au fait que le jeu des acteurs s’inspirait en lui-même du cirque,
et plus particulièrement des procédés propres aux numéros de clowns.

Jouer son rôle

Si les commentaires généraux sur le jeu des acteurs sont, lorsqu’ils


existent, tous positifs, comme c’est aussi le cas pour la mise en scène, cela
tient en partie à une convention qui veut que si un spectacle procure une
impression favorable, le critique, qui dispose de peu de temps et de peu de
lignes, se contente de l’exprimer par une formule plus ou moins convenue,
en soulignant la qualité de la scénographie, de la direction d’acteurs,

20 Le fait qu’Anouilh rapproche le cirque des Pensées de Pascal a aussi contribué à distinguer
la formule par son incongruité, en regard des préjugés du temps, où l’on ne se risquait guère
à mêler culture savante et culture populaire.
16 Jean-Michel Gouvard

parfois, plus ponctuellement, du décor, des éclairages ou, s’il y en a, de


l’accompagnement musical. Mais ces louanges qui, ne serait-ce que par
diplomatie, et pour ménager ses relations mondaines avec le tout-Paris,
se félicitent de la bonne interprétation de toute la troupe s’accompagnent
parfois de considérations complémentaires, qui se focalisent sur le jeu de tel
ou tel, et qui permettent de se faire une idée plus précise de la performance
de chacun des comédiens.
Sur les 12 recensions qui abordent l’interprétation, 8, soit 66%, soulignent
que Lucien Raimbourg est un excellent Vladimir. De plus, lorsque les
critiques énumèrent les noms des acteurs, ils mentionnent toujours en
premier Lucien Raimbourg, et Pierre Latour en second, alors que, les deux
comédiens assurant les deux rôles principaux, le hasard eût dû faire que
Latour fût cité avant Raimbourg au moins une fois ou deux, sinon une fois
sur deux.
Par ailleurs, nous comptons 14 recensions sur 30, soit 46%, qui parlent
spécifiquement de l’interprétation de Lucien Raimbourg, sans néces-
sairement louer celle de l’ensemble de la troupe. Elles sont toutes très
positives. Les principales qualités de son jeu sont exprimées dans les termes
suivants: « sa simplicité, la vérité de son jeu » (Max Favalelli); « étonnant
de naturel et de vérité » (André Ransan); « un comédien savoureux et
naturel » (Paul Gordeaux); « un acteur surprenant de naturel » (Jacques
Lemarchand); « un naturel admirable » (Robert Kemp); « la franchise et la
sobriété des moyens » (André Alter); « une révélation étincelante de justesse
et de véracité » (Georges Belmont); « une vérité sensationnelle » (Anonyme).
Naturel et simplicité, vérité et honnêteté sont les mots qui reviennent pour
louer la manière dont Raimbourg s’est emparé du rôle de Vladimir, et dont
certaines formulations permettent de se faire une idée plus exacte. Robert
Kemp, dans Le Monde, reconnaît ainsi que la performance de Raimbourg
est « d’une variété de tons, de gestes, admirables », et dans Arts, le poète et
dramaturge Jacques Audiberti apprécie tout particulièrement « le contrôle
du corps et la flexibilité de la voix ». Plusieurs critiques parlent également de
sa « force comique », et établissent un lien entre la qualité de sa performance
et le fait qu’il se soit surtout produit depuis le début de sa carrière dans des
cabarets, des spectacles de music-hall, ou encore dans des revues où, durant
l’entre-deux guerres, il jouait au chansonnier.21
La prestation de Pierre Latour ne bénéficie pas des mêmes louanges. Alors
que 14 recensions louent l’interprète de Vladimir, seulement 5 évoquent le

21 Voir l’article qui lui est consacré dans Yvan Foucart, Dictionnaire des comédiens français
disparus (Mormoiron: Editions Cinéma, 2008).
1953: Performance et réceptio 17

jeu de Pierre Latour, soit trois fois moins. Et, le plus souvent, nous avons une
formule qui relève plus de la courtoisie qu’elle ne traduit un réel enthousiasme.
Par exemple, Jacques-Henri Jouheaud écrit que « Lucien Raimbourg [est]
merveilleusement secondé par M. Pierre Latour », où « secondé » suggère
que Latour ne fait qu’assister Raimbourg, dont le jeu est, sinon meilleur, au
moins tel qu’il donne l’impression de dominer et de conduire la danse dans
le duo que forment les deux hommes. De même, l’auteur anonyme de Paris-
Casablanca estime que Pierre Latour n’est « guère moins exceptionnel que
Lucien Raimbourg », où « guère moins », quoi qu’en dise le critique, signifie
aussi par définition « un petit peu moins », et semble être une tournure polie
pour indiquer là encore que la prestation de Latour lui est apparue inférieure
à celle de son partenaire. Les deux seules appréciations qui n’expriment pas
directement une réserve sont celles de Jacques Lemarchand, dans Le Figaro
littéraire, qui qualifie le jeu de Latour de « comique froid », et Marcelle
Capron, dans Combat, qui voit en lui « une figure tout à fait véridique ».
Mais on ne saurait dire qu’il s’agit d’éloges appuyés: « comique froid » peut
être une description objective, qui n’implique pas l’adhésion; et si la locution
« tout à fait » engage apparemment le point de vue de Capron, « véridique »
reste une louange assez neutre – et la seule dont nous disposions.
Pour comprendre cette disparité dans la réception des deux interpré-
tations, il convient de se souvenir que Lucien Raimbourg, qui avait alors
cinquante ans, était encore peu connu du grand public – et d’une partie des
critiques qui se pressèrent aux portes du Théâtre de Babylone –, sa carrière
s’étant jusqu’alors déroulée essentiellement sur les planches des cafés concerts
et des cabarets, exception faite de rôles mineurs dans quelques films d’avant-
guerre, sous la direction de Pierre Prévert, Claude Autant-Lara ou Jacques
Becker. Sa connaissance du music-hall le prédisposait ainsi non seulement
à incarner au mieux la dimension clownesque de son personnage – et l’on a
vu que c’était là le paradigme majeur auquel recourrait la critique du temps
–, mais aussi à surprendre un public qui n’était habitué ni à le voir sur la
scène d’un théâtre d’avant-garde parisien de la rive gauche, ni à ce qu’on s’y
produisit ainsi qu’il le fit, avec le métier qui était le sien. La manière dont il
créa le personnage de Vladimir, avec une gestuelle précise et des effets de
voix dominés et variés, tels qu’on les apprend au music-hall, ne pouvait que
lui gagner la faveur des critiques. De plus, le « naturel » et la « simplicité »
du jeu de Raimbourg que soulignent plusieurs recensions étaient en passe de
devenir une caractéristique de la nouvelle génération d’acteurs et d’actrices,
et donc un critère d’appréciation positive pour tous ceux et toutes celles
qui souhaitaient que le théâtre et le cinéma se débarrassent des usages
d’avant-guerre. Gérard Philippe, qui triomphait alors sur les planches et les
18 Jean-Michel Gouvard

écrans, en fut une première incarnation, avant que le phénomène ne prenne


encore plus d’ampleur, à la toute fin des années cinquante, au cinéma, avec
la nouvelle vague. Par son jeu, tel qu’on le devine à travers les recensions,
Lucien Raimbourg s’inscrivait donc parfaitement dans l’horizon d’attente
des critiques parisiens de Saint-Germain des Prés et de la rive gauche.
Pierre Latour, par comparaison, ne pouvait apparaître que comme
plus « classique » dans son interprétation, bien qu’il soit passé ponctuel-
lement par le café-théâtre. Il avait travaillé durant la guerre au Théâtre de
l’Œuvre, sous la direction de Paulette Pax, puis de Jacques Hébertot, un
établissement où avaient été créées par le passé, sous la direction de Lugné-
Poe, des pièces telles qu’Ubu-Roi de Jarry ou L’Annonce faite à Marie de
Claudel, et qui conservait l’ambition de proposer au public « un théâtre
de recherche et d’expériences, en quelque sorte le théâtre de demain »,
selon la formule d’Hébertot,22 mais qui, tout en programmant des œuvres
d’Ibsen ou de Strindberg, qui étaient alors « nouvelles » sur les scènes
parisiennes, prorogeait des pratiques théâtrales héritées de l’entre-deux
guerres. L’interprétation de Latour dut ainsi sembler moins originale, plus
« déjà-vu » que ne l’était celle de Raimbourg, et il était presque inévitable
qu’elle séduisît moins les critiques, et très certainement une partie du public.
Passons à Lucky et Pozzo. 6 recensions, soit 20%, parlent de la performance
de Jean Martin dans le rôle de Lucky. Cela semble peu, mais c’est toutefois
une mention de plus que pour Latour qui interprète pourtant l’un des deux
premiers rôles. De plus, tous les avis convergent pour louer la prestation de
Martin, contrairement à celle de Latour: « une de nos émotions dramatiques
les plus authentiques » (G. Joly); « la composition que Jean Martin fait de
Lucky est d’un pathétique si terrible qu’on en a le souffle coupé » (Marcelle
Capron); « le numéro de virtuosité élocutive de Jean Martin » (Luc Estang);
« Jean Martin dit remarquablement le monologue parodique et baroque de
l’homme qui pense » (Jacques Lemarchand); « M. Jean Martin étourdissant
de volubilité au réveil de Lucky » (Rober Kemp); « Jean Martin détraque
admirablement son moulin à pensée » (Georges Belmont). Non seulement
ces témoignages sont positifs, mais ils sont aussi consistants, dans la mesure
où la plupart se développent sur une proposition entière et, dans tous les
cas, ne se limitent pas à un seul adjectif convenu. On relève aussi que ces
louanges procèdent de la forte impression que produisait le discours de
Lucky. Il peut paraître surprenant qu’il n’y ait pas une seule allusion au jeu

22 Annuaire du spectacle 1943, Association de la régie théâtrale/Bibliothèque historique de


la ville de Paris, <http://www.regietheatrale.com/index/index/histoire.htm> [consulté le 10
octobre 2018].
1953: Performance et réceptio 19

corporel de Martin, tel qu’il est décrit par James Knowlson, lequel en fait
l’un des points forts de sa performance:

Martin consulted […] Marthe Gauthier, a doctor […], who told him about
patients who trembled with Parkinson’s disease. Martin incorporated this
into his acting and astonishingly managed to sustain it, trembling from head
to foot throughout and dripping saliva from his mouth. It was a shocking
image of human misery that disturbed many spectators and contributed
powerfully to the impact of the play.23

Cela peut être une conséquence de ce que Martin ne prenait la parole qu’à ce
seul moment, ce qui rendait plus saisissante encore la virtuosité avec laquelle
il débitait son discours, ainsi que tout le monde l’a reconnu. Peut-être aussi
les critiques furent-ils moins impressionnés que ne le pense Knowlson, qui
parle quant à lui de la réaction du public dans son ensemble, car, en tant que
professionnels du théâtre, ils avaient été amenés à voir sur les scènes de la
rive gauche nombre de prestations plus ou moins singulières, où le geste et le
corps commençaient de prendre une importance essentielle dans la scénog-
raphie.24 Enfin, dans un quotidien ou un magazine destiné au grand public,
il était difficile, dans les années cinquante, de souligner un détail corporel
peu ragoûtant, tel qu’un jet de salive, sans susciter un important courrier de
lecteurs, indignés qu’on fût si peu délicat et si peu moral.
Si les critiques qui portent sur la mise en scène de Roger Blin sont toutes
positives, il n’en va pas de même pour son interprétation de Pozzo, qui fait
l’objet d’un commentaire dans 9 recensions sur 30, soit 30%. Les apprécia-
tions des uns et des autres ne sont pas concordantes. Trois critiques optent
pour l’éloge. Jean Grenier dit que Blin en Pozzo est « talentueux »; le critique
anonyme de Paris-Casablanca estime que sa performance est « exception-
nelle »; et Jacques Lemarchand assure qu’« on ne l’oubliera pas ». Mais
d’autres recensions recourent à des tournures pour le moins ambigües, voire
franchement défavorables. Max Favalleli voit en Roger Blin « un Charlie
Chaplin vieilli », où l’analogie avec Chaplin est certainement laudative,
bien qu’elle soit un peu convenue, mais c’est surtout l’adjectif « vieilli » qui
détonne, et qui conduit à se demander s’il s’agit vraiment d’un compliment.

23 Knowlson, p. 386. Il est possible de se faire une idée du jeu de Jean Martin en visionnant
le documentaire Samuel Beckett. As the Story was told, dans lequel Jean Martin, en 1996,
reproduit devant la caméra le tremblement et la posture de Lucky, tout en récitant un bref
passage de son discours: <https://www.youtube.com/watch?v=nRW9S4Wmldw&t=3823s>
[consulté le 5 octobre 2018].
24 Anthony Paraskeva; Marie-Claude Hubert, Langage et corps fantasmé dans le théâtre des
années cinquante: Ionesco, Beckett, Adamov (Paris: Librairie José Corti, 1989); de la même,
Le Nouveau théâtre. 1950–1968 (Paris: Honoré Champion, 2008).
20 Jean-Michel Gouvard

Le critique du Monde, Robert Kemp, dit apprécier l’interprétation de Blin,


mais il ajoute qu’il incarne « un Pozzo hurleur et égaré », recourant à deux
adjectifs qui, plus encore que « vieilli », ont clairement des connotations
négatives: « hurleur » nous rappelle que Blin déformait sa voix, qui sinon
eût sonné trop jeune, pour incarner un Pozzo quelque peu crédible, et
« égaré » suggère que la manière dont le comédien interprète le personnage
est soit peu claire, peu lisible, ou bien excessive, quelque peu surjouée, à
l’opposé du « naturel » et de la « simplicité » avec lesquelles Raimbourg
incarne Vladimir. Cette interprétation est confirmée par les apprécia-
tions plus directes de Georges Belmont, qui dit qu’« il force sa voix », et de
Jacques-Henri Jouheaud, qui juge que la performance de Blin « manque
un peu d’assurance ». Nous avons enfin deux recensions qui se contentent
d’informer leurs lecteurs que Blin interprète Pozzo, sans rien en dire, ce qui
est l’indice d’une certaine réserve, les conventions empêchant alors qu’on
s’exprimât plus ouvertement envers un metteur en scène à la réputation
montante, et déjà familier du sérail.
Ces commentaires mitigés ne surprennent pas. Comme l’a rappelé James
Knowlson, Roger Blin souhaitait interpréter Lucky, comme il l’avait déjà fait
en février 1952, pour la diffusion des extraits de la pièce lors de l’émission
Entrée des auteurs. Mais il fut contraint de prendre le rôle de Pozzo au pied
levé, dans le courant du mois de décembre 1952, trois semaines avant la
première, car le comédien qui avait été engagé pour jouer le personnage s’est
dédit, convaincu d’être ridiculisé dans une pièce à laquelle il ne comprenait
rien.25 Comme il était impossible de trouver quelqu’un qui pût, en si peu de
temps, apprendre la partie de Pozzo et être à même de la jouer, Blin, qui
connaissait le texte par cœur, se résigna à endosser le rôle. Maquillé avec
outrance, portant une prothèse pour avoir l’air ventripotent, vociférant,
Roger Blin ne semble pas avoir convaincu son public, du moins pour ce qui
est d’une majorité de critiques.
Nous terminerons par le cinquième et dernier rôle, celui du jeune garçon
qui sert de messager entre Godot et les deux vagabonds. Seules deux recen-
sions en font mention, ce qui n’a rien de surprenant, puisqu’il s’agit de la
partition la plus modeste de la pièce. Marcelle Capron lui consacre une
phrase, signalant que « Serge Lecointe tient avec intelligence et naturel
le rôle du petit garçon », tandis que Jacques Lemarchand se contente
d’indiquer qu’il est à ses yeux « un charmant messager de Godot ». Ce
n’est pas très significatif, mais les termes « intelligence », « naturel » et
« charmant » n’ont pas ici le sens qu’ils auraient, appliqués à un acteur

25 Knowlson, p. 386.
1953: Performance et réceptio 21

adulte. Ces quelques mots reflètent la conception qui prévalait encore au


début des années cinquante, en France, de ce que devait être la performance
d’un jeune garçon de quatorze ans. A cette époque, un enfant ou un jeune
adolescent se devait d’être naturel, naïf, innocent, car c’était l’image sociale
prédominante que l’on avait ou, pour être plus exact, que l’on souhaitait
avoir d’un jeune garçon modèle. Serge Lecointe, qui interprète déjà le
messager dans la captation d’Entrée des auteurs, incarnait parfaitement cet
idéal, avec une voix presque enfantine, à la fois modeste et timide, et dont le
visage angélique, dut faire merveille, comme en attestent des films contem-
porains tels que Un grand patron d’Yves Campi (1951) ou Madame de… de
Max Ophuls (1953). Il faudra attendre Les Quatre cents coups de François
Truffaut (1959), puis la révolution de la nouvelle vague et des années 1960,
pour que les personnages de jeunes garçons, au théâtre comme au cinéma,
prennent d’autres couleurs.26
Avant de conclure, signalons que, si la vétusté du théâtre, la pauvreté du
décor ou encore la simplicité des éclairages sautent aux yeux aujourd’hui,
lorsque nous consultons les photographies de la représentation qui nous
sont parvenues, il n’y a pas un seul mot sur le sujet dans cet instantané de
la réception de Godot en 1953 que sont les recensions. Cela s’explique par
le fait que, pour l’audience du temps, et tout particulièrement pour celle
qui fréquentait les théâtres du quartier latin et de Saint-Germain, de telles
conditions matérielles n’étaient pas rares. A la charnière des années 1940 et
1950, de nombreux théâtres, et particulièrement ceux plus ou moins expéri-
mentaux et avant-gardistes de la rive gauche, n’avaient guère de moyens
financiers, et étaient souvent au bord de la faillite, de telle sorte que le public
était habitué à s’entasser dans des salles qui n’étaient pas toujours chauffées,
et dont le décor se limitait à une toile tendue et quelques accessoires.
Ainsi, en s’appuyant sur les recensions parues dans les journaux, on ne
recèle aucun indice qui défendrait l’idée selon laquelle la « pauvreté » des
moyens mis en œuvre lors de la première expliquerait que Godot ait été
souvent perçu comme une pièce plus sérieuse, sinon tragique au sens moderne,
qu’amusante; une pièce dont le message « absurde » ou « existentiel », pour
reprendre des qualificatifs qu’on lui accolait déjà dans les années 1950,27

26 Zéro de conduite de Jean Vigo (1933) est bien entendu une exception, et il est significatif
que le film ait été interdit par la censure de l’Etat français jusqu’en 1946.
27 Les deux termes, qui étaient à la mode – et plus ou moins confondus l’un avec l’autre –
suite au succès public que connaissaient alors l’existentialisme de Sartre et la philosophie de
l’absurde de Camus, ont été associés au théâtre de Beckett avant que Martin Esslin ne publie
son essai The Theater of the Absurd (New York: Anchor Books, Doubleday & Company,
1961). Voir, par exemple, le témoignage d’Alain Badiou, dans Beckett. L’increvable désir
(Paris: Fayard, collection ‘Pluriel’, 2011).
22 Jean-Michel Gouvard

n’en serait que plus sensible compte tenu de son dénuement matériel, lequel
inviterait à l’abstraction, à la réflexion, à une interprétation allégorique de
son contenu.28 Or, non seulement il n’y a aucune raison pour considérer que
pauvreté et abstraction vont de pair; mais surtout cette pauvreté que l’on
prête à la pièce faisait partie du quotidien des critiques et n’en était pas une,
à leurs yeux.

Conclusion

Au fil de cet examen méthodique des recensions contemporaines de la


création parisienne d’En attendant Godot, nous avons établi que la mise
en scène et le jeu de comédiens avaient été globalement bien perçus, et
appréciés entre autres à travers une analogie avec le monde du cirque,
qui a souvent été signalée, mais dont personne à ma connaissance n’avait
montré qu’elle s’ancrait dans les premiers comptes rendus du texte, et non
dans une impression initialement produite par la représentation de la pièce.
Nous avons vu également que les interprétations des différents acteurs
ont été diversement perçues. Lucien Raimbourg et Jean Martin ont livrés
d’excellentes prestations, unanimement louées; le premier en bonne partie
parce qu’il interprétait son personnage en recourant à des procédés propres
au music-hall; le second pour sa remarquable performance physique et
vocale. C’est avant tout à eux que l’on doit l’impression positive que les
critiques retirèrent du jeu des comédiens dans leur ensemble. Pierre Latour,
qui n’était assurément pas un mauvais acteur, souffrit de la comparaison avec
l’interprétation de son comparse, qui était exceptionnelle, tandis que Roger
Blin fut perçu par une majorité de critiques, même s’ils n’osent pas toujours
l’exprimer explicitement, comme le moins bon des quatre comédiens en
charge des quatre principaux rôles.
Pour autant que l’on puisse se fier à leur témoignage, les recensions
nous invitent à reconsidérer le regard que nous portons en France sur cette
première mondiale et l’influence qu’elle exerce encore auprès des metteurs
en scène.29 Si la première de Godot est un événement du point de vue de

28 Voir, entre autres, Jean-Claude Larat, Caroline Jacques, Catherine Rannoux, Stéphanie
Bikialo, En attendant Godot, Oh les beaux jours (Rennes: Atlande, 2009); François
Noudelmann, Beckett ou la scène du pire: Etude sur En attendant Godot et Fin de partie
(Paris: Champion, 2010); M. Quintallet, En attendant Godot (Paris: Bréal, 1999); Jean-Paul
Santerre, Leçon littéraire sur En attendant Godot de Beckett (Paris: Presses Universitaires de
France, 2001); Alain Satgé, Samuel Beckett, En attendant Godot (Paris: Presses Universitaires
de France, 1999); Philippe Zard, Samuel Beckett, En attendant Godot (Paris: Bordas, 1991).
29 Voir, dans ce volume, l’entretien avec Marc Paquien et Jean-Pierre Vincent.
1953: Performance et réceptio 23

l’histoire littéraire et de celle du théâtre, elle n’en a pas moins été idéalisée
au fil du temps, rétrospectivement. Si nous cherchons à reconstituer sans
préjugé la manière dont la pièce fut reçue, il apparaît que les spectateurs de
la saison 1953 se virent proposer avec En attendant Godot un bon spectacle,
mais qu’il n’était pas non plus sans point faible, de telle sorte que rien ne
justifie qu’on en ait fait une référence, un modèle, dont les metteurs en scène
se croient obligés de se souvenir lorsqu’ils montent la pièce en France. Une
telle idée résulte des postures qu’adoptèrent certains metteurs en scène,
comme Roger Blin ou, plus tard, Jean-Louis Barrault, qui se posèrent en
gardiens du temple; Beckett lui-même, dans les quelques démêlés qu’il
eut à propos de productions qu’il jugeait trop démarquées de son œuvre,
sans qu’on sût toujours très bien ce qui guidait ses choix;30 et les univer-
sitaires qui, non sans quelque lyrisme et quelque nostalgie, firent de cette
création mondiale un événement d’autant plus sacré que non seulement il
était investi d’une grande force symbolique, puisque Godot fut l’une des
pièces de théâtre les plus novatrices et les plus jouées de la seconde moitié
du XXe siècle, mais qu’il marquait aussi la reconnaissance du talent de
Samuel Beckett, et son accession à la célébrité. Tout ceci est vrai, mais cela
ne doit pas cacher le fait que la première parisienne d’En attendant Godot
ne fut que l’une des bonnes pièces de cette saison théâtrale, avec beaucoup
de qualités, et quelques défauts, et que le culte qu’on lui voue ne saurait
empêcher les créateurs d’aujourd’hui d’inventer, en la portant à la scène, le
théâtre de demain.

Annexe
Liste des recensions d’En attendant Godot parues entre janvier 1952
et l’été 1953

30 janvier 1952: ‘En attendant Godot, la première pièce de Samuel Beckett’, par M.B.,
Opéra
1er janvier 1953: ‘L’avant-garde au théâtre s’est reformée’, par Jacques Brenner, Arts
1er janvier 1953: ‘L’absurde, la joie à tout prix ou le théâtre de Samuel Beckett’, par
Jacques-Henry Jouheaud, L’Informateur critique
6 janvier 1953: ‘En attendant Godot ou Le soliloque du pauvre’, par G. Joly, L’Aurore
6 janvier 1953: ‘En attendant Godot au Théâtre de Babylone: Alex et Zavatta à la
Sorbonne’, par Max Favalleli, Paris-Presse
7 janvier 1953: ‘Au Théâtre de Babylone En attendant Godot de Samuel Beckett’, par
Sylvain Zegel, Le Figaro

30 Knowlson, pp. 691–96.


24 Jean-Michel Gouvard
7 janvier 1953: ‘En attendant Godot ou les hommes-clowns’, par André Ransan, Le
Matin
8 janvier 1953: ‘En attendant Godot de Samuel Beckett au Théâtre de Babylone’, par
Marcelle Capron, Combat
9 janvier 1953: ‘En attendant Godot de Samuel Beckett’, par Luc Estang, La Croix
Loisirs
10 janvier 1953: ‘En attendant Godot (deux actes de Samuel Beckett): on parle intermi-
nablement’, par Paul Gordeaux, France-Soir
10–11 janvier 1953: ‘Au Théâtre de Babylone, En attendant Godot de Samuel Beckett’,
par Jean-Baptiste Jenner, Le Figaro
12 janvier 1953: ‘En attendant Samuel Beckett’, par Guy Demur, Combat
14 janvier 1953: ‘En attendant Godot de Samuel Beckett, au Théâtre de Babylone’, par
Jacques Lemarchand, Le Figaro littéraire
14 janvier 1953: ‘En attendant Godot’, par Robert Kemp, Le Monde
15 janvier 1953: ‘Au Babylone et au Lancry deux coups heureux sur le damier du théâtre’,
par Jacques Audiberti, Arts
15 janvier 1953: ‘En attendant Godot’, par Gabriel Marcel, Les Nouvelles littéraires
17 janvier 1953: ‘En attendant Godot’, par André David, L’Information
17 janvier 1953: ‘En attendant Godot de Samuel Beckett’, par Hubert Engelhard,
Réforme
23 janvier 1953: ‘En attendant Godot’, par André Alter, Témoignage chrétien
1er février 1953: ‘Samuel Beckett auteur dramatique’, par Alain Robbe-Grillet, Critique
1er février 1953: ‘Avant-garde et Boulevard’, par Thierry Maulnier, La Revue de Paris
1er février 1953: ‘Un classicisme retrouvé’, par Georges Belmont, La Table ronde
6 février 1953: ‘L’humour’, par André Balmas, La Tribune des nations
20 février 1953: [recension sans titre], par [anonyme], Paris-Casablanca
27 février 1953: ‘Godot ou le sketch des Pensées de Pascal traité par les Fratellini’, par
Jean Anouilh, Arts
27 février 1953: ‘Controverse autour de Godot’, par Michel Polac, Arts
1er mai 1953: ‘En attendant Godot, pièce de Samuel Beckett’, par Bernard Dort, Les
Temps Modernes
1er juin 1953: ‘L’œuvre vraiment originale de la saison est En attendant Godot’, par
Henri Gouhier, La Vie intellectuelle
Juin-juillet 1953: ‘Samuel Beckett’, par Danièle Clément, Terre humaine
Juillet-août 1953: ‘En attendant Godot’, par Jean Grenier, Le Disque vert

Source: Dossier de presse. ‘En attendant Godot’, 1952–1961, textes réunis et présentés
par André Derval (Paris: IMEC & Editions 10/18, 2007).

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