Vous êtes sur la page 1sur 7

Pierre Achard

De l'écrit comme terrain


In: Langage et société, supplément au n°17, 1981. Pratiques langagières et stratégies de communication. Terrains,
méthodes d'enquête et d'ananlyse. pp. 20-25.

Citer ce document / Cite this document :

Achard Pierre. De l'écrit comme terrain. In: Langage et société, supplément au n°17, 1981. Pratiques langagières et stratégies
de communication. Terrains, méthodes d'enquête et d'ananlyse. pp. 20-25.

doi : 10.3406/lsoc.1981.1357

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lsoc_0181-4095_1981_sup_17_1_1357
- 20 -

TEXTES PREPARATOIRES DES ATELIERS

De 1 'écrit comme terrain

II y a quelques années, un ami militant politique tentait de


m'expliquer qu'il fallait sortir de la recherche "en chambre", et de me
convaincre de la nécessité de la "pratique" . Par là, il entendait, non le
"terrain" mais l'engagement politique militant -au sens, bien entendu, de
l'organisation à laquelle il appartenait. Ceci signifiait "être présent sur
le terrain des luttes"- La métaphore du terrain y était bien présente,
finalement. Et, faute de convaincre, il faut bien reconnaître que cette
métaphore du terrain réussit à culpabiliser.
Convaincre de quoi? Culpabiliser comment? Pourquoi , en politi
que et en sciences sociales, cette métaphore-là vient-elle s'imposer si
1 'on veut parler du rapport existant entre travail spéculatif, observa
tion et intervention sociale? A quelles pratiques alternatives le terrain
s'oppose-t-il? Quels sont les autres domaines d'activité où cette métaphore
fonctionne? Pourquoi 1 'expression de "pratique théorique" employée par
L. Althusser parait-elle tellement ridicule? Et, si on n 'assume pas la
métaphore du terrain telle qu'elle se donne, peut-on, faute de pouvoir se
passer du terme, 1 'amener à inclure des rapports à 1 'observation empirique
qui ne nécessitent ni grands déplacements ni matériel de camping? Pour
répondre à ces questions nous serons également amenés à mettre en cause
la relation naturelle qu'on semble postuler en linguistique entre terrain
et étude de pratiques orales.
La culpabilisation tout d'abord. Elle me parait s'appuyer sur
1 'aspect militaire de la métaphore du terrain. Cette métaphore militaire
est moins apparente que la métaphore agricole, mais fonctionne, me semble-
t-il, tout autant. Les états-majors mènent les batailles sur le papier,
les combattants sont sur le terrain. Cette métaphore est plus directement
en jeu dans le domaine politique, où l'opposition militant de sommet/
militant de base fonctionne. Cependant , elle permet de situer certains

(1) Militant: du latin miles: soldat.


- 21 -

éléments bien vivants en sciences sociales: celui qui commence par un tra
vail théorique encourt le double reproche d'être un "planqué , un "pistonné"
et de ne pas "avoir subi l'épreuve du feu". De plus, il sera suspect d'am
bition injustifiée, n'ayant en quelque sorte pas "fait ses classes".
Réciproquement pour la hiérarchie universitaire un sociologue
de terrain sera voué à rester à la base, les sommets étant 1 'état-major,
réservé aux stratèges (pardon, aux théoriciens! ). La façon dont la métaphore
militaire parle, à partir du terme "ter rainées stratégies ... de carrière
n'est pas dénuée de vérité, du moins en sociologie. Si d'un autre côté, le
terme "terrain" est générateur de culpabilisation, c'est par sa reprise,
hors du monde militaire, à travers une visée démocratique. Plus exactement,
le terrain devient le critère de 1 'existence d'un travail concret, l'"état
de services" en quelque sorte. Quoi qu'il ait fait, un chercheur qui n'a
pas fait de terrain en arrivera à penser qu'il a plus à se justifier qu'un
autre. Symétriquement, le temps passé sur le terain peut devenir preuve en
soi, comme en économie où pourtant le terrain peut se limiter à des entre
tiens théoriques avec des reponsables "locaux" dans des bureaux climatisés.
Il y a là, à mes yeux, une tendance à une logique classificatoire: cher
cheur (ou -euse) de terrain versus théoricien (ne) , qui tout à la fois intro
duit une exclusion mutuelle abusive, et donne à une certaine forme de tra
vail empirique une importance a priori. Si l'on veut discuter sérieusement
de la place des pratiques dites "de terrain" dans notre travail, il faut
commencer par en distancier -sans pour autant le nier- ce type de charge
émotionnelle.
Si la métaphore militaire montre, dans le terrain toujours une
intervention extérieure, la métaphore agricole vient la prolonger de plu
sieurs manières. Et elle se prolonge elle-même par plusieurs termes concom-
mitants, notamment "champ", "domaine" et "culture" . Sur un "terrain", on
peut étudier une "culture" , ou "intervenir". Ceci signifie en tout cas une
réification de ceux qui deviennent "objets d'étude". Un terrain, on y plante
sa tente ou on le cultive, il est difficile de dialoguer avec. Y planter
sa tente est certes plus proche de la métaphore militaire, c'est moins
agricole et plus foncier. Le cultiver est plus méprisant, en dépit du fait
que les "praticiens" peuvent opposer le caractère "productif" de leur tra
vail par opposition au "voyeurisme" des "résidents secondaires". Il reste
que le terme de "terrain" ne marque pas seulement l'étrangeté du chercheur,
mais aussi sa position de sujet possédant, par rapport à ce qui est réduit
à un "lieu".
- 22 -

II ne s'agit pas, par cette analyse du terme "terrain" , de re


tourner la culpabilisastion. L'objectivât ion des gens, de nous-mêmes, comme
"objets d'étude", a bien sûr à voir avec le projet même de "science sociale" ,
ou de "science humaine", et les chercheurs "de terrain" ne sont pas forcé
ment ceux sur lesquels ce "défaut" du projet scientifique pèse le plus
lourd. Mais il est quand même bon de montrer que de ce point de vue, ils
ne sont pas dégagés d'une suspicion légitime par le caractère empirique de
leur démarche. Le démontage de quelques éléments métaphoriques du terme
"terrain" fonde au moins le droit de discuter sans culpabilisation préala
ble pour ceux dont le choix de recherche n'est pas celui-là.
On peut maintenant partir du fait que le choix d'un terrain
constitue un choix d' objectivât ion. Dans une optique scientifique classi
que,1 'objectivât ion est un préalable à l'étude scientifique d'un objet,
et le terrain, par opposition par exemple au laboratoire, constituerait
donc une méthodologie d'observation particulière, disons une technique
"naturaliste". On serait, par là, conduit à opposer un "naturel" ou un
"réel" à un "artificiel". C'est sans doute méconnaître que la définition
même du terrain conduit à définir 1 'objet, à le modifier, à prendre le
pouvoir de le nommer et de le délimiter. Il reste que, en matière de langa
ge du moins, 1 'étude de productions effectives en situation sociale que
l'on peut en première approximation qualifier de naturelle, présente un
intérêt. En outre, il est vrai que cet intérêt étant contesté par certains
linguistes, il y lieu de le réaffirmer. Mais ici encore, il faut prendre
garde à ne pas confondre: si le terrain, au sens reçu, est bien une des
procédures d'observation naturelle, et permet d'atteindre certaines prati
ques orales qu'aucune autre procédure ne permet d'observer, il est d 'autres
pratiques langagières naturelles et d'autres façons de les atteindre. En
particulier du côté de l'écrit, à condition de bien préciser quelques
points.
Il est banal, à la suite de Saussure, d'insister sur le fait
que la linguistique reconnaît le primat de l'oral sur l'écrit. Ce primat
semble s'être surtout manifesté à travers la phonologie, nul n'ayant pré
tendu même implicitement que l'ortographe était phonologiquement correcte

(1) Certaines positions de Chomsky semblent aller en sens inverse. Mais son
argument semble plutôt être que 1 'orthographe est motivéo 1 inguisLiquem^ui ,
ce qui est autre chose.
- 23 -

Par contre, les études de syntaxe ont eu 1 'air de ne pas prendre en consi
dération de différence entre l'écrit et l'oral. En fait, tout se passe comme
si dire que 1 'oral est premier conduisait à étudier des langues comme le
français ou l'anglais en faisant comme si l'écrit n'existait pas. Le refou
lé faisant, par définition, retour, on finit par ne plus juger de la langue
que comme pratique écrite non reconnue comme telle (l 'exemple artificiel a,
indépendamment de savoir s'il est jugé en fonction de la norme de l'écrit,
certaines caractéristiques de ce domaine discursif; non- "bégaiement", clô
ture des places opératrices, suspension de l 'énonciation pour opérer le
jugement) .
A mes yeux, l'important n'est pas seulement d 'observer les prati
ques orales effectives pour pouvoir critiquer la syntaxe (je rappelle que
la critique est le seul usage positif qu'on puisse faire d'une théorie),
mais tout autant de prendre en considération l 'existence et la spécificité
de l 'écrit, pratique langagière réelle, et, qui plus est, dont on ne devrait
pas ignorer l'influence historique dans la formation de l'unité de la lan
gue. Si celui qui travaille sur l'écrit, tombant sur les pages roses du
petit Larousse, sait appliquer à son propre cas la maxime "sutor, ne supra
crepidam" (p.XlV de l'édition 1967) K11)' , son "terrain", du point de vue
empirique, présente quelques avantages.
Ces avantages sont les suivants: pour l'écrit, on a d'emblée
accès à la littéralité, et on contrôle assez exhaustivement les conditions
de circulation des textes qui sont pertinentes pour analyser les productions
de sens. Les textes sont d'autre part des productions naturelles auxquelles
l'analyste peut avoir accès après coup. S'il est bien évident qu'il inter
vient dans leur mise en perspective, dans la construction de 1 ' inter -
textualité, son intervention dans la production de leur littéralité est
nulle. De plus, beaucoup d'écrits analysables dérivent d'un pouvoir dominant,
ce qui rend moralement plus acceptable l'opération d' objectivât ion qu'ils
subissent du fait de l'analyse. A condition, bien sûr, de reconnaître l'ef
fetde domination lié aux énonciations écrites, car négliger 1 'effet social
lié à une énonciation particulière, revient à en soutenir le pouvoir en le
naturalisant.

(1) Sans excès, car je reste hostile à ce que chacun s'enferme étroitement
dans sa spécialité.
- 24 -

Un domaine de l'écrit peut être terrain d'observation, par


convergence de quelques critères : s'il s'agit d'écrits "naturels" en ce
sens qu'ils n'ont pas été suscités par 1 'analyste, si le "corpus" est défi
nien termes de domaine, si 1 'attitude de 1 'analyste est de garder une dis
tance par rapport au domaine étudié (étrangeté) tout en y développant une
compétence (participation) . De plus, ce terrain peut être aussi d'interven
tion par le rapport que la circulation du texte d'analyse entretient avec
la circulation des documents analysés -car l'analyste de discours écrits a
une production homogène avec les pratiques >qu' il analyse. ..
Pour ma part, mon 'terrain" est le discours économique, que j'étu
dieplus spécifiquement à partir de 1 'économie de 1 'éducation. La méthode
d'enquête a consisté, par le hasard de mon curriculum vitae, à travailler
dans le domaine, puis à le quitter (c'est à ce moment que c'est véritable
ment devenu un terrain) -puis par en explorer intuitivement la bibliographie,
de façon à en extraire un échantillonnage au choix raisonné, de façon à
couvrir le domaine au mieux de mes connaissances préalables. Ceci étant,
il est incontestable que ces connaissances préalabes ne sont pas indépendan
tes de l'idéologie constitutive du domaine. .. La méthode d'analyse posée au
départ était de rechercher une sorte de modèle générât if cognitif suscepti
ble de rendre compte des énoncés "bien formés" du domaine. Cette approche a
été réfutée d'une façon intéressante: les "résidus" laissés par le modèle
concernaient la structure énonciative des textes, ce qui m'a conduit à
étudier l'énonciation pour elle-même. Il s'est peu à peu avéré que c'était
elle -et non la structure cognitive- qui caractérisait le domaine, disons
comme "registre" d'énonciation. Ce qui rapproche, par la méthode d 'analyse,
mon approche d 'analyse de discours d'une approche de terrain -bien qu'il
soit impossible d'être physiquement présent dans les textes. C'est-à-dire
que le travail sur ce corpus, dans son déroulement, m'a convaincu que ce
que je prenais comme domaine (formation discursive établie en fonction
d'une stratégie de communication, c'est-à-dire visant à faire accepter un
"contenu" cognitif) était en réalité un registre (c'est-à-dire un ensemble
de pratiques langagières définies par une localisation commune du pouvoir
social impliqué -1 'aspect "stratégie de communication" étant en fait
secondaire) .
- 25 -

Pour le déroulement de la rencontre , les travaux sur 1 'écrit me


paraissent pouvoir intervenir , d'une part, comme élément de réflexion sur
ce que c'est que le terrain (à condition de dépasser l'évidence immédiate
de la présence physique, pour se poser le problème de la constitution de
l'objet) ; d'autre part, un atelier dans la seconde partie sur "observation
et intervention sur le terrain des pratiques langagières écrites" me paraît
utile et souhaitable.

Pierre ACHARD

Vous aimerez peut-être aussi