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© Éditions Albin Michel, 2013

ISBN 978-2-226-28956-8
À tous mes compagnons de route
Table

Introduction : Les raisons d'une révolte

PREMIÈRE PARTIE
LES CONQUÊTES DE LA PÉDOPSYCHIATRIE FRANÇAISE

I. L’existence de la souffrance psychique chez l’enfant

Une découverte récente


De l’angoisse à la souffrance

II. L’origine des concepts de la pédopsychiatrie

Quelques fragments d’histoire de la psychiatrie


L’invention de la psychothérapie institutionnelle
La psychiatrie de secteur
La naissance de la pédopsychiatrie
Une discipline à part entière
L’invention de la pédopsychiatrie de secteur

III. Soigner la souffrance psychique

Quelques exemples
Le temps de la consultation
Engager le dialogue avec un enfant
Observer l’enfant et les relations avec les parents
Jeu, dessin et pâte à modeler
Le soin et ses indications
DEUXIÈME PARTIE
LES RISQUES D’UN RETOUR EN ARRIÈRE

IV. Le packing, un modèle d’intervention corps-psyché-thérapeute

Petite histoire d’un engagement


Le temps de la haine
Ce que révèle l’interdiction du packing

V. La guerre des classifications

L’autisme et les troubles envahissants du développement


(TED/TSA)
La tendance DSM
Les troubles envahissants du comportement (TEC)
Prévention prédictive contre prévention prévenante
Transgression ou trouble du comportement ?

VI. Des pathologies en expansion

La violence
La dépendance aux écrans
La pédopsychiatrie symptomatique

Conclusion : Quel avenir pour nos enfants ?


INTRODUCTION

Les raisons d’une révolte

Au décours des années 1968, de nombreux étudiants en


médecine ont choisi de s’engager en psychiatrie, considérant que le
devoir d’humanité en faveur des malades mentaux y serait bienvenu.
C’est ainsi que nous avons d’abord exercé la psychiatrie générale,
en prenant principalement en charge des patients adultes. À
l’époque, la plupart des psychiatres étaient de formation
psychanalytique. Puis, sous l’influence de Françoise Dolto et de
beaucoup d’autres médecins d’enfants, de nombreux psychiatres –
dont j’étais – ont choisi de devenir pédopsychiatres. Soigner la
souffrance psychique des bébés, des enfants et des adolescents est
devenu pour nous une mission à part entière. Progressivement, à
l’aide de multiples apports devenus complémentaires – depuis les
neurosciences jusqu’à la théorie de l’attachement, à la psychologie
développementale et à la psychanalyse, en passant par les
approches transculturelles et les préoccupations institutionnelles –,
un corpus s’est dégagé de cette histoire plurielle, permettant la
stabilisation d’une pratique que nous sommes plusieurs à appeler
« pédopsychiatrie intégrative ».
Alors que cette approche pédopsychiatrique rencontrait un franc
succès auprès de tous ceux qu’elle concernait (enfants, parents,
professionnels), une politique de santé publique restrictive et bon
marché est venue remettre en cause son existence. Et ce, pour des
bénéfices douteux dont les premières et principales victimes sont
d’ores et déjà nos enfants.
Pour soigner la souffrance psychique d’un enfant, on ne peut pas
se cantonner au seul domaine sanitaire puisque, par définition,
l’enfant est à l’entrecroisement de plusieurs dimensions constitutives
de sa trajectoire, précisément en tant qu’être en développement. La
pédopsychiatrie intégrative peut répondre à cette complexité. Certes
avec une insuffisance criante de moyens, mais en appui sur des
convictions théoriques et pratiques accueillantes. Malheureusement,
des obstacles venus de ceux qui sont en charge d’en promouvoir le
déploiement et d’en faciliter le développement au service de nos
concitoyens et des enfants concernés, ont entrepris de bloquer ce
processus fécond. Les dix dernières années ont été marquées par
une succession de réformes politiques brutales en matière
d’éducation et de santé qui ne manqueront pas de laisser des
traces.
Déjà, la psychiatrie risque de revenir, à peu de chose près, au
même degré d’inhumanité qu’il y a cinquante ans. L’énorme travail
accompli par tous les penseurs et les acteurs de la psychothérapie
institutionnelle et de la psychiatrie de secteur (Tosquelles,
Daumezon, Bonnafé, Oury, Torrubia, Chaigneau, Ayme, Koechlin,
Ey, et tant d’autres) pour sortir d’une aliénation déshumanisante
pourrait être rapidement rayé d’un trait de plume.
À la fin de la deuxième guerre mondiale, des psychiatres s’étaient
engagés à changer l’histoire de la folie en raison des drames dont
l’asile s’était fait le révélateur insupportable. Ils y sont parvenus de
façon sensible en inventant des concepts nouveaux et féconds pour
réaliser une politique psychiatrique que le monde entier nous enviait
jusqu’à ces dernières années. Mais, nécessité fait loi dit-on, et les
crises économiques successives survenant à partir des
années 1980-1990 sont venues imposer une nouvelle répartition des
moyens de l’État au service de ses concitoyens. Plutôt que de
réfléchir collectivement aux décisions importantes à prendre, nos
dirigeants, soutenus par des conseillers plus comptables que
techniques et avides d’une modernité de bon aloi sous des aspects
scientifiques trompeurs, ont entrepris de saper les fondements de
politiques sanitaires mûrement réfléchies. En quelques années, les
bases de cette psychiatrie à visage humain ont ainsi été détruites au
profit d’une approche psychiatrique répressive et sécuritaire, et ce,
malgré la résistance de nombreux soignants hostiles à cette
évolution néfaste.
Le recentrage de la psychiatrie sur les seules missions
sécuritaires obéit à une idéologie qui a la vie dure : celle qui consiste
à stigmatiser les malades mentaux sous les traits de personnes
dangereuses pour plaider la thèse de l’inanité de dépenser l’argent
des contribuables pour de telles engeances. De nouveau, le fou ne
serait plus qu’un être inférieur et dangereux qu’il faudrait enfermer.
Ce raisonnement vaut pour les enfants, considérés dès leur plus
jeune âge comme de futurs délinquants. La psychiatrie à visage
humain, centrée sur l’accueil de nos frères en déshérence
psychopathologique et leur accompagnement le temps nécessaire,
devient un luxe dont certains pensent pouvoir se passer à bon
compte. À l’heure actuelle, la psychiatrie existe d’abord par sa
dimension répressive, dimension au service de laquelle tous les
moyens sont concentrés. C’est ainsi qu’aujourd’hui, un nombre
croissant d’adultes et d’enfants se retrouvent hospitalisés et retenus
contre leur gré dans des services psychiatriques ou
pédopsychiatriques en raison de symptômes d’apparence
spectaculaire, quand beaucoup d’autres qui auraient réellement
besoin de soins intensifs y échappent, parce que leur pathologie
n’est pas assez « bruyante ». Pour ces derniers, la clochardisation
tend de ce fait à devenir une des formes cliniques de leur
déshérence psychopathologique, et de l’abandon par des équipes
de psychiatrie surchargées par la pression des urgences. Comment
ne pas s’étrangler de colère et de fureur face à une telle
régression ? La psychiatrie de secteur, qui puisait sa philosophie
dans la proximité géographique et sociale, avait une autre vision du
soin, une autre idée de l’être humain.
Parce qu’elle a pour pilier, parmi d’autres, la psychanalyse, la
pédopsychiatrie française est disqualifiée au profit d’une approche
strictement symptomatique des pathologies dans laquelle l’enfant n’a
plus sa place en tant que sujet. Les classifications américaines des
maladies mentales qui servent aujourd’hui de référence, au
détriment de la classification française établie par Roger Misès,
réduisent la souffrance psychique à un simple « trouble ». Selon
celles-ci, même l’autisme ne serait plus la forme la plus précoce de
psychose infantile, mais juste un trouble du développement. Dans la
pratique, il ne s’agit donc plus de soigner, mais d’éradiquer ces
troubles.
Ainsi, après l’autisme et les troubles envahissants du
développement (TED) qui ont été « mis en ordre », en mars 2012,
par les recommandations d’une Haute Autorité de Santé (HAS) pour
le moins partisane, viendra très vite le tour des instabilités
psychomotrices – parmi lesquelles le fameux trouble de
l’hyperactivité avec déficit de l’attention (THADA) règne en maître
avec son médicament de référence, le méthylphénidate (Ritaline®) –
qui pourrait s’étendre à toutes les instabilités, comme aux États-
Unis. Puis ce sera le tour des « dys » : dysphasies, dyslexies,
dysgraphies, dyscalculies, qui seront « justiciables » des seules
rééducations spécialisées au détriment des approches
psychothérapiques. Et ce, au prétexte de leur prétendue origine
neurologique exclusive. Alors que l’on sait que, si de telles
pathologies neurocognitives existent bel et bien, celles-ci ne peuvent
expliquer à elles seules l’ensemble des symptômes d’échec scolaire.
Puis ce sera le tour des hallucinations de l’enfant, suivi de celui de
l’anorexie et des schizophrénies adolescentes, et ce, jusqu’à ce
qu’arrive enfin le tour de toutes les pathologies pédopsychiatriques
susceptibles de recevoir un éclairage neuroscientifique suffisamment
étayé. Cela permettra enfin de se débarrasser des interventions des
pédopsychiatres de formation psychanalytique au profit supposé des
neurologues. J’exagère à peine. L’acharnement actuel à l’égard de
la pédopsychiatrie française interroge : pourquoi se débarrasser des
pédopsychiatres de formation psychodynamique si ce n’est,
précisément, parce qu’ils incarnent la présence de la folie dans la
question des troubles psychiques des enfants ? L’ampleur
invraisemblable du débat qui a eu lieu autour du seul mot
1
« psychose infantile » permet de se faire une idée de ce qui est en
jeu.

Note
.
1 « Psychose » est le nom savant inventé par le psychiatre autrichien
Feuchtersleben en 1845 pour dire « folie ».
PREMIÈRE PARTIE

LES CONQUÊTES DE LA
PÉDOPSYCHIATRIE FRANÇAISE
I

L’existence de la souffrance psychique


chez l’enfant

Aussi incroyable que cela puisse paraître aujourd’hui, l’on a très


longtemps pensé que les bébés et les jeunes enfants ne souffraient
pas. Comme si l’on ne pouvait pas avoir mal avant de savoir le dire
avec des mots ! Il faut attendre les années 1980-1990 pour que le
concept de douleur fasse son apparition en pédiatrie, des travaux
permettant alors sa mise en évidence chez l’enfant.
En 1988, l’International Association for Studies of Pain propose
une définition qui fait encore référence aujourd’hui : « La douleur est
une expérience désagréable émotionnelle et sensorielle associée à
un dommage tissulaire présent et potentiel ou décrite par le patient
en de tels termes. » Cette définition, qui associe les éléments
psychiques et physiques, pose de façon implicite la question de la
diminution ou de la disparition de ces douleurs, et par là donc, la
question de la pharmacopée mise à disposition pour les enfants dès
la naissance. Or, si l’usage des antalgiques a mis quelques années
à se répandre, l’on peut imaginer que les résistances observées par
le corps médical proviennent en partie des difficultés posées par les
prescriptions pédiatriques – morphiniques, notamment.
Même l’enfant autiste a longtemps été considéré comme
n’éprouvant pas de douleur, aucune des différentes et douloureuses
manœuvres de la pédiatrie ne semblant déclencher en lui la moindre
réaction. Bien au contraire, cette absence de réaction apparente
venait conforter les soignants dans l’idée que l’enfant autiste était
insensible à la souffrance puisqu’il ne se plaignait (presque) jamais
et qu’il était capable de s’automutiler. Il faut attendre les recherches
2
de Sylvie Tordjman pour mettre en évidence, à l’aide de marqueurs
biologiques, la réalité de la douleur chez eux.

Une découverte récente

C’est depuis que l’on est parvenu à démarquer la notion de


maladie mentale de celle de souffrance psychique que le concept de
3
« souffrance psychique » a pris toute son importance.
En effet, il y a quelques décennies encore, la maladie mentale
inquiétait et faisait peur. Être malade mental provoquait le rejet des
autres. Il a fallu tout le déploiement d’une politique de psychiatrie de
proximité dite « de secteur », permettant un rapprochement de la
discipline psychiatrique de la médecine et une sensibilisation du
tissu social contemporain, pour que l’on comprenne que tout un
chacun pouvait traverser des moments d’angoisse, de dépression ou
de mal-être. Pour que l’on comprenne, également, que la souffrance
4
qui résultait de ces moments-là pouvait être d’origine psychique
seulement, sans pour autant que celui qui l’éprouve soit un malade
mental avéré.
C’est donc par opposition au concept de maladie mentale qu’est
apparu celui de santé mentale, qui s’est rapidement propagé grâce à
l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), dont la définition de la
santé mentale stipule de manière claire et précise que celle-ci
englobe les aspects physiques, psychiques et sociaux de la santé
humaine.
Dès lors, la souffrance psychique devient le symptôme qui révèle
une difficulté psychopathologique mettant en péril la santé mentale.
Et dans ce contexte, la maladie mentale peut être définie comme
l’une des formes graves d’une santé mentale altérée, à côté d’autres
formes moins prégnantes et même de formes constituant de simples
5
« écarts à la norme ».
Autrement dit, la souffrance psychique est devenue le signe
identifiable pour chacun d’une difficulté à vivre ou à être, signe qui
peut amener un sujet « porteur » à consulter son médecin, et, s’il est
enfant ou adolescent, ses parents et, par leur intermédiaire, son
pédiatre, pour rechercher d’où ce malaise peut provenir. Une fois
que ce praticien de première ligne a fait le point, il peut l’adresser à
la consultation de pédopsychiatrie pour avoir l’avis d’un spécialiste.
Quand les enfants sont hospitalisés en pédiatrie pour une maladie
somatique, il arrive parfois que cette dernière déclenche chez eux
une souffrance psychique. Les interventions se font alors dans ce
que l’on appelle la « pédopsychiatrie de liaison ». Dans tous les cas,
lorsque la souffrance psychique survient, l’enfant touché tente de
trouver en lui les ressources pour y faire face. Mais il se peut qu’il n’y
parvienne pas tout seul, ce qui amène ses parents à demander de
l’aide à des professionnels. Dans ces cas, la consultation en
pédopsychiatrie permet de préciser le diagnostic qui « explique » la
souffrance psychique, et, lorsque cela s’avère nécessaire, les
modalités d’une prise en charge adéquate. Dans tous les cas, la
qualité de l’accueil de cette souffrance psychique compte beaucoup
puisque celui qui va mal manifeste une demande implicite d’aide
pour en sortir. En effet, exprimer sa souffrance à quelqu’un, soit
directement par la parole, soit indirectement par des actes en lieu et
place de paroles, équivaut à une demande d’aide.

De l’angoisse à la souffrance

Pour comprendre d’où vient la souffrance psychique, il faut partir


6
de l’angoisse. L’angoisse, telle que les philosophes (Kierkegaard,
Sartre, Heidegger), puis les psychopathologues d’inspiration
psychanalytique, l’ont étudiée.
Au début de sa vie, l’enfant vit un certain nombre d’expériences
qui se répètent et lui donnent l’impression d’une régularité. C’est à
partir de la répétition de cette régularité qu’il anticipe davantage
chaque jour de son développement ce qui peut lui arriver. Lorsqu’un
enfant se développe dans un tel climat, on parle d’environnement
« sécure » ; dans le cas inverse, on parle de climat « insécure ».
Mais, dans tous les cas de figure, lorsque le bébé se trouve devant
une situation nouvelle, sa première réaction est celle de
l’étonnement, puis une fois passée la constatation de la nouveauté, il
fait appel à ses capacités et à son expérience pour y faire face. À ce
stade de son développement, il arrive souvent que le bébé ne puisse
pas résoudre tout seul le problème qu’il vient de rencontrer, et son
entourage doit l’y aider. Mais il arrive aussi que ces conditions
favorables ne soient pas remplies, et dans ce cas, le bébé éprouve
un sentiment que nous pouvons, depuis Freud (qui avait d’abord
parlé de détresse primordiale), nommer l’angoisse.
7
En effet, Freud décrit deux types d’angoisses pour ce genre de
situation : l’angoisse automatique et l’angoisse signal. La première,
l’angoisse automatique, est une sorte de réponse corporopsychique
à la disposition de l’enfant qui lui permet de manifester sa
désorganisation devant l’imprévu : le bébé réagit automatiquement
par une angoisse dans de telles circonstances « angoissantes ». La
deuxième, l’angoisse signal, est un peu plus élaborée dans la
mesure où il s’agit d’une situation dans laquelle le bébé a déjà été
plongé une première fois au moins et dont il a retenu, sinon la
solution pour s’en sortir tout seul, du moins la possibilité de classer
cette expérience dans la catégorie des expériences connues, mais
néanmoins angoissantes. L’angoisse signal n’est donc pas une
manifestation de désorganisation, mais plutôt le signal d’une
expérience semblable déjà rencontrée et un peu oubliée. Le
processus de névrose infantile par lequel passent la plupart des
enfants au cours de leur développement est une succession des
avatars de l’angoisse signal. La phobie, la conversion hystérique et
l’obsession en sont les manifestations les plus connues. Plus
récemment, à la suite des travaux des psychanalystes kleiniens et
postkleiniens, une vaste réflexion a été engagée sur les angoisses
primitives ou archaïques. Il s’agit de ces états psychiques par
lesquels passent les enfants autistes et psychotiques au cours de
leurs expériences pathologiques. Elles ont été décrites sur le mode
8
des « agonies primitives » par Winnicott (ne pas cesser de tomber,
se morceler, ou ne pas avoir de relation avec son propre corps), ou
sur celui des expériences sensorielles brutes des premiers temps de
9
la vie psychique (angoisse de précipitation de Houzel , de
10 11
démantèlement de Meltzer , de liquéfaction du Tustin ). Dans ces
cas, les potentialités désorganisatrices sont puissantes et les
pathologies dans lesquelles elles apparaissent, généralement
graves.
Suivant le type d’angoisse que l’enfant présente, la souffrance
psychique peut donc varier de manière importante en qualité et en
intensité, c’est pourquoi elle nécessite une démarche diagnostique
pour en évaluer la signification et les conséquences dans le contexte
de vie de l’enfant.

Notes

.
2 Tordjman S., Antoine C., Cohen D.J., et al., « Study of the relationships
between self-injurious behavior and pain reactivity in infantile autism », Encephale,
1999, 25, p. 122-134.
.
3 Delion P., et al., La Souffrance psychique, ESF, Paris, 2000.
4. Voir à ce sujet le chapitre consacré à la psychosomatique du bébé par Nathalie
Boige dans le Traité de psychologie périnatale dirigé par Sylvain Missonnier, PUF,
Paris, 2012, p. 49.
.
5 Bullinger A., « La richesse des écarts à la norme », Enfance, 2002/1, vol. 54,
p. 100-103, et Le Développement sensorimoteur de l’enfant, un parcours de
recherche, Erès, Ramonville, 2004.
.
6 Kierkegaard S., Le Concept de l’angoisse, trad. Ferlov E., Gateau J.L., Idées,
Gallimard, Paris, 1979 ; Sartre J.-P., L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943 ;

Heidegger M., L’Être et le Temps, trad. Fédier F., NRF, Gallimard, Paris, 1986.
.
7 Freud S., Inhibition, symptôme, angoisse (1926), trad. Tort M., PUF, Paris,
1968.
.
8 Winnicott D.W., « La crainte de l’effondrement » (1963), in La Crainte de
l’effondrement et autres situations cliniques, trad. Kalmanovich J., Gribinski M.,
Gallimard, Paris, 2000, p. 205-216.
.
9 Houzel D., L’Aube de la vie psychique, ESF, Paris, 2002, p. 197-209.
.
10 Meltzer D., et al., Explorations dans le monde de l’autisme, trad. Haag, G.,
Haag M., Iselin L., Maufras du Chatelier A., Nagler G., Payot, Paris, 1980.
.
11 Tustin F., Autisme et psychose de l’enfant, trad. Davidovici M., Le Seuil, Paris,
1977.
II

L’origine des concepts de la pédopsychiatrie

On ne peut aborder les aspects spécifiques de la pédopsychiatrie


sans rappeler à grands traits l’histoire de la psychiatrie.
La psychiatrie a suivi une trajectoire complexe dans l’histoire de
l’humanité et les derniers siècles ont été marqués par quelques
grandes étapes que je souhaite rappeler pour mieux donner à
comprendre d’où nous venons. Les fous ont été enfermés dans les
prisons et les culs-de-basse-fosse lorsque leur souffrance
psychique, ignorée en tant que telle à l’époque, les rendait tellement
intolérables pour la société que seule leur exclusion permettait une
solution socialement admise, et d’ailleurs plus ou moins réglementée
12
en fonction des époques. À côté de ces « conduites primitives »,
les fous non dangereux pouvaient vivre dans le tissu social,
bénéficiant parfois de conditions de tolérance suffisantes, sinon pour
faire partie des groupes humains, du moins pour les côtoyer.
Toutefois, il ne faut pas surestimer le bien-être de ces quelques
« idiots du village » en leur prêtant des conditions de vie
acceptables, tant il est démontré par les historiens que la qualité de
leur existence était loin d’être satisfaisante.

Quelques fragments d’histoire de la psychiatrie

Toujours est-il qu’après les bûchers sur lesquels de nombreux


fous périrent, puis les lettres de cachet en usage sous les royautés
successives, la folie devint l’objet d’études de certains
encyclopédistes et aboutit, à l’ombre de la Révolution française, à
des changements radicaux dans la façon de les considérer, puis de
les traiter. Philippe Pinel, l’auteur du Traité médico-philosophique et
inventeur du « traitement moral », est en partie responsable du
passage de la catégorie d’asociaux enfermés dans les lieux
ordinaires de relégation, à celle de malades mentaux objets d’une
préoccupation médicale et devenant sujets d’une prise en charge
spécifique. Le fameux geste de Pinel, qui, accompagné de son
13
infirmier Jean-Baptiste Pussin , libère les fous de leurs chaînes,
marque cette rupture dans l’histoire récente. Quelques décennies
plus tard, sous l’impulsion de Jean-Étienne Esquirol, élève de Pinel,
la loi du 30 juin 1838 permet la création de l’asile. Dès lors, les
malades mentaux sont « internés » dans des asiles départementaux
conçus à leur intention. L’idéalisation de ces nouveaux lieux
d’accueil et de soins des malades mentaux est de courte durée : de
nouveau, et de manière assez rapide, les mêmes mécanismes
d’exclusion du corps social observés à l’extérieur se reproduisent à
l’intérieur même de ces espaces dédiés.
Il faut attendre la première invention du concept de transfert dans
la névrose par Freud, puis, en second lieu, celle de ses élèves,
intéressés par les pathologies les plus graves et portant sur une
nouvelle métapsychologie du transfert dans la psychose, pour en
mesurer toute l’importance dans un véritable processus
d’humanisation des hôpitaux psychiatriques. Je propose souvent de
décrire les mécanismes asilaires comme les témoins de l’absence
de prise en considération à la fois des phénomènes de transfert
dans les pathologies graves (aliénation psychopathologique) et des
effets de l’aliénation sociale. L’absence de considération pour ces
phénomènes qui se dessine à nouveau aujourd’hui dans la prise en
charge des malades mentaux aboutirait aux mêmes effets asilaires
si elle persistait. À la différence près que nous savons traiter les
manifestations secondaires en utilisant des concepts connus, ce que
les aliénistes du XIXe siècle ne savaient pas faire et pour cause : le
transfert n’avait pas encore été inventé. Et cela différencie
radicalement notre responsabilité de la leur.
À l’orée de la deuxième guerre mondiale, exception faite des
quelques avancées concernant les consultations en dispensaire
créées lors du Front populaire par Marc Rucart et Henri Sellier, la
psychiatrie est dans un état calamiteux ; les drames humains
mettent en lumière son degré d’obsolescence et de vétusté.
Malgré la naissance de la psychanalyse au début du XXe siècle,
l’entropie asilaire se poursuit jusqu’à la deuxième guerre mondiale,
14
imposant « un destin si funeste » aux patients les plus gravement
atteints que 45 000 d’entre eux, internés en psychiatrie entre 1939
15
et 1945, meurent de faim .
La conjonction de quelques grands événements permet enfin aux
inventeurs de la psychothérapie institutionnelle de créer une
psychiatrie digne de ce nom. Leur objectif : transformer les
établissements psychiatriques en lieux d’accueil de la souffrance
psychopathologique, aptes à recevoir des sujets en déshérence, tout
en respectant leur humanité quel que soit leur état pathologique.
C’est toute l’histoire de la psychothérapie institutionnelle et celle de
la psychiatrie de secteur.

L’invention de la psychothérapie institutionnelle

Quand le psychiatre catalan François Tosquelles arrive en France,


il dispose déjà d’une remarquable expérience professionnelle.
Nommé en 1935 psychiatre à l’hôpital Pere Mata de la ville de Reus,
il devient, dès le déclenchement de la guerre civile espagnole,
responsable du service de psychiatrie de l’armée républicaine. Les
républicains vaincus par Franco, Tosquelles est condamné à mort et,
de ce fait, obligé d’émigrer pour survivre. Arrivé en France, il est
d’abord « accueilli » au camp de réfugiés de Septfonds où il reste
quelques mois avant d’être retrouvé par des psychiatres français
rencontrés avant la guerre. Ces collègues lui proposent de venir à
Saint-Alban, en Lozère, avec sa famille. Lorsqu’il arrive en
janvier 1940 à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole,
il apporte avec lui deux ouvrages qui guident déjà sa pratique et ses
réflexions : la thèse de Lacan sur le cas Aimée, traduite en espagnol
l’année même de sa sortie en France ; et l’ouvrage d’Hermann
Simon, psychiatre à Gütersloh en Westphalie, qui prône « une
thérapeutique plus active à l’hôpital psychiatrique ». Confronté à une
psychiatrie lozérienne à peine sortie de l’asile, grâce à Paul Balvet et
à quelques soignants motivés, Tosquelles entreprend de façon
systématique la transformation de l’hôpital de Saint-Alban en mettant
simultanément en pratique les leçons de son expérience de
formation à l’Institut Pere Mata de Reus en Catalogne avec Mira y
López, les leçons de sa psychanalyse personnelle à Barcelone
suivie avec Sandor Eminder, un émigré juif élève de Freud, et enfin,
les leçons de sa traversée de la guerre espagnole en tant que
16
militant du Parti ouvrier d’unification marxiste (le POUM ) et
psychiatre de l’armée républicaine. Plutôt que d’importer le modèle
psychanalytique de la cure type dans l’hôpital, il propose, après de
mûres réflexions et sur la base de son expérience de guerre, de
féconder la pensée psychopathologique à partir de la psychanalyse,
mais en construisant une nouvelle métapsychologie de nature à
prendre en compte les pathologies psychotiques. On pense à cette
occasion à l’expérience de Ferenczi pendant la première guerre
17
mondiale, et à celles de Bion et de Rickmann, psychiatres dans
l’armée anglaise pendant la deuxième, dont les travaux sont
18
rapportés par Lacan dès 1947, et qui tireront de cette expérience
des enseignements précieux pour les thérapeutiques
psychanalytiques.
Pour ce faire, Tosquelles s’inspire des écrits psychanalytiques
déjà connus à l’époque par les psychiatres espagnols qui,
contrairement aux Français, traduisaient les publications
allemandes, françaises et anglaises au fur et à mesure de leur
19
parution. Il utilise également les enseignements d’Hermann Simon
qui insiste sur cette double nécessité méthodologique : commencer
par soigner l’hôpital avant de prétendre soigner les malades, et ne
pas laisser sombrer les malades dans leur inactivité morbide.
Rapidement, les anthropologues s’invitent dans les intenses
réflexions entreprises autour de l’hôpital Saint-Alban à travers son
groupe de recherche, la Société du Gévaudan, créé à l’initiative de
Tosquelles et de Lucien Bonnafé, lorsque ce dernier sera nommé
médecin-chef de l’hôpital dès 1942.
Dans le but « d’exporter » la rénovation lozérienne, le groupe du
Gévaudan crée des passerelles avec d’autres psychiatres, dont
Georges Daumezon. Au cours de la deuxième guerre mondiale, la
pratique psychiatrique expérimentée à Saint-Alban porte sur la mise
en place d’un instrument de soin de nature radicalement nouvelle : le
club thérapeutique. Ce club confère aux patients eux-mêmes la
responsabilité, avec un contrôle minimal des soignants, d’organiser
20
leur vie quotidienne. Inventé par Tosquelles , ce concept est repris
par de nombreuses équipes au sortir de la guerre. Il constitue un
outil formidable de transformation de l’asile en donnant aux patients,
dans certaines conditions, les moyens de concourir à leur propre
prise en charge en devenant acteurs de leur vie quotidienne.
Du point de vue de Tosquelles, il s’agit d’appliquer à la maladie
mentale le principe de continuité structurale psychopathologique
entre patients et soignants, situés chacun sur une ligne qui va de la
névrose « normale » aux plus graves des psychopathologies. Il s’agit
également de mettre en œuvre le concept de « partie saine », qui
connut son heure de gloire dans la psychanalyse kleinienne : toute
personne malade possède en elle une partie saine sur laquelle
s’appuyer avec l’aide du thérapeute, pour guérir de sa maladie
mentale.
Pour relever le pari « insensé » du club thérapeutique, plusieurs
dispositifs nécessaires à son fonctionnement sont instaurés, à
commencer par les réunions de patients et de soignants. Ce premier
dispositif fait l’effet d’une révolution dans les rapports entre ces deux
catégories jusqu’ici opposées, sinon hostiles. Au cours de ces
réunions, les participants sont amenés à s’exprimer sans crainte
d’être réprimandés par le système hiérarchique.
Si, de nos jours, il est devenu évident que les réunions font partie
du fonctionnement de tout groupe humain, il n’en est pas de même à
l’époque, et il faut beaucoup de travail à Tosquelles et ses amis de
Saint-Alban pour y parvenir.
Plusieurs étapes se succèdent : d’abord, des réunions pour les
soignants au cours desquelles se mettent en scène les trois
fonctions d’information, de décision et d’échanges affectifs détaillées
21
par Rothberg ; ensuite, des réunions entre soignants et soignés qui
s’inspirent du psychodrame de Moreno puis du psychodrame
psychanalytique, et au cours desquelles l’organisation de la vie
quotidienne est discutée et, j’insiste, décidée ensemble. Il est difficile
aujourd’hui de rendre compte de l’état d’esprit qui règne à l’époque
dans les services classiques de psychiatrie : les directeurs et les
médecins-chefs sont tout puissants, le personnel n’a pas le droit de
parler aux patients, l’étanchéité entre « gardiens » et patients est
maximale. Il suffit de se reporter au livre écrit par Hervé Bazin en
22
1949, La Tête contre les murs , pour avoir un aperçu des conditions
d’hospitalisation de l’époque. Réunir les soignants pour partager au
sujet des patients, prendre les décisions en commun et se former en
23
s’inspirant de Michael Balint et de ses groupes de supervision,
n’est vraiment pas de mise. Omniprésents, les rapports
hiérarchiques statutaires compensent l’absence de pensée
psychopathologique dans la plupart des services de psychiatrie par
l’imposition d’une loi d’airain. Il faut toute la culture apportée par la
psychothérapie institutionnelle pour amener ces changements
nécessaires dans les fonctionnements, inaugurer de nouveaux types
de rapports humains entre les soignants, puis entre les soignants et
24
les patients, selon le concept de transversalité , inventé par Félix
25
Guattari, ou de hiérarchie subjectale .
Dans un article resté célèbre, Jean Oury théorise le « concept de
26
réunion » et insiste sur la formation du personnel et les
nécessaires modifications hiérarchiques pour les rendre vivantes et
opératoires. Difficile, en effet, d’imaginer que des liens transférentiels
puissent se déployer dans une ambiance régie par la seule
hiérarchie pyramidale…
Un autre élément important concerne la distinction entre
établissement et institution. L’établissement est ce qui est prévu et
créé par l’État pour remplir les objectifs des missions qui lui
incombent. La psychiatrie est l’une d’entre elles. Les établissements
de psychiatrie sont créés et les équipes nécessaires au
fonctionnement de ses services, recrutées. Mais cela ne préjuge pas
de la manière dont les équipes remplissent leurs missions.
Tosquelles désigne alors par « institution » ce qu’une équipe doit
instituer pour faciliter le fonctionnement concret d’un service. Le
27
processus d’institutionnalisation est donc la transformation d’un
établissement général en un ensemble d’institutions pour les
patients d’un secteur donné. Le club thérapeutique, par exemple, est
une institution ; la réunion de supervision des soignants en est une
28
autre. Le « collectif » est l’instance qui pense, organise et
accompagne ce travail de l’équipe. Tous les patients qui arrivent au
contact de l’équipe soignante bénéficient d’un accueil humain, d’un
diagnostic approfondi, de la possibilité d’investir affectivement des
soignants et d’instituer avec eux un parcours de soins continu,
29
comprenant un soutien, avec l’appui des partenaires , dans leur
milieu sociofamilial autant que de besoin.
L’on appelle « relation de transfert » le lien qui se tisse entre un
patient et son thérapeute. C’est donc la psychothérapie qui inspire
l’ensemble de la démarche puisque tout le dispositif de guérison est
pensé à partir de ce lien. Le caractère institutionnel résulte de la
nécessité de l’existence de groupes et d’institutions pour assurer ce
lien dans la durée, d’où la notion de « psychothérapie
institutionnelle ».
Si l’on pousse jusqu’au bout la logique de cette notion, alors il
n’est pas faux de dire que chaque patient dispose en quelque sorte
de sa propre institution de soin : celle-ci prend corps à travers la
30
« constellation transférentielle », c’est-à-dire l’équipe personnalisée
de soignants qui accompagnent le patient tout le temps nécessaire.
Dans cette constellation transférentielle, chacun des soignants est
dépositaire de fragments de liens avec le patient.
La psychothérapie institutionnelle est donc une méthode de
traitement psychiatrique qui prend en compte tous les paramètres
décrits ci-dessus pour instituer, nourrir et pérenniser l’équipe qui les
met à la disposition des patients. Elle a pour cadre « naturel » la
psychiatrie de secteur qui résulte des mêmes prolégomènes, mais
31
ne s’y restreint pas. En témoignent des expériences nombreuses et
32
internationales .

La psychiatrie de secteur

Au sortir de la guerre, les expériences menées à l’hôpital de Saint-


Alban font de celui-ci un modèle de référence à l’heure de rénover la
psychiatrie française. Il s’agit non seulement de rendre les patients
acteurs de leur prise en charge, mais également de faire sortir des
soignants de l’hôpital pour les suivre après leur hospitalisation, et,
dans une perspective préventive, les rencontrer avant qu’ils ne
décompensent.
Ce lien entre les activités à l’hôpital et hors de l’hôpital devient la
matrice de cette nouvelle approche psychiatrique fondée sur la
proximité, car il offre la possibilité de suivre un patient quel que soit
son lieu de soin et tout au long de sa prise en charge. Jean Ayme
usait d’une belle image pour illustrer cette qualité du « secteur » en
le comparant à une bande de Mœbius : une même ligne passe
successivement par les deux faces de la figure géométrique sans
discontinuité. En fonction de l’évolution de sa maladie, un patient
peut passer de manière successive par des temps d’hospitalisation
puis par des périodes de rémission, tout en restant suivi par la
même équipe.
Mais ce n’est pas le seul bénéfice de cette nouvelle approche :
l’on a pu constater que si aucun malade ne meurt de faim à Saint-
Alban pendant la guerre, c’est parce que certains patients peuvent
sortir de l’hôpital pour prendre part aux activités artisanales et
agricoles, contribuant ainsi à l’approvisionnement de l’établissement
hospitalier. Et évitant de ce fait aux plus dépendants la mort par
inanition.
Cette expérience inédite prouve deux choses : d’une part, que des
malades sont capables de faire preuve d’une solidarité salvatrice
33
envers leurs pairs ; d’autre part, que la pratique de ces activités
leur permet de sortir peu ou prou de leur pathologie mentale.
Les principes de la révolution de Saint-Alban incarnent donc la
substantifique moelle de la psychothérapie institutionnelle. C’est la
34
naissance d’une nouvelle psychiatrie communautaire , qui n’est plus
centrée sur l’hôpital, mais d’abord sur l’humain, et dont l’existence
s’inscrit dans la vie de la cité. Cette naissance s’accompagne d’une
organisation territoriale : le 15 mars 1960, le ministère de la Santé
publique et de la Population entérine, par la publication d’une
circulaire, la création de la psychiatrie de secteur. S’entend par
secteur, une aire géographique délimitée par la population qui y
réside. Les objectifs définis par cette circulaire visent à assurer des
soins de qualité au plus près et à assumer la continuité de ces soins.
Une continuité qui puise directement son inspiration dans le concept
de transfert de Freud, revu et corrigé par Tosquelles.
La psychiatrie de secteur est donc le résultat de cette volonté de
pouvoir offrir à toute personne présentant une pathologie mentale
sur un « territoire géo-démographique » les soins les plus appropriés
à son état. Pour ce faire, l’équipe des soignants chargée de ce
« secteur » organise son travail de telle manière que la prévention et
les soins soient assurés avec la contribution des différents
partenaires de la cité. Certaines équipes ont beaucoup développé
les aspects préventifs, tandis que d’autres ont insisté sur les soins
plus hospitaliers. Chaque équipe de secteur est constituée de
psychiatres, d’infirmiers et de tous les statuts utiles pour traiter la
souffrance psychique. Elle dispose de lieux d’accueil, de
consultations et de soins ambulatoires (les CMP) et de lieux
d’hospitalisation à temps plein ou à temps partiel. La logique de
secteur repose sur le fait qu’un patient est suivi tout le temps
nécessaire par les mêmes soignants et qu’il reçoit les soins dont il a
besoin, dans les lieux les plus adaptés. L’on peut ainsi commencer
par être suivi en consultation thérapeutique pendant une période,
puis à l’occasion d’une aggravation de sa pathologie, être hospitalisé
quelques jours ou semaines et, dès que l’on a récupéré une
meilleure santé psychique, être suivi à nouveau en ambulatoire.
Toujours, dans la mesure du possible, par les mêmes soignants.
Aujourd’hui, le fonctionnement de cette psychiatrie de secteur, qui
a largement fait les preuves de son efficacité, ne cesse d’être remis
en cause par des personnes qui ne connaissent ni sa doctrine ni ses
potentialités et qui s’époumonent à vouloir réinventer l’eau chaude.
J’en veux beaucoup à ces psychiatres et à certains de leurs alliés
politiques qui, pour faire moderne, se laissent aller à condamner la
psychiatrie de secteur sous le prétexte de sa connotation
administrativo- étatique et de sa désuétude.
Pour quelques dysfonctionnements de certains secteurs, peut-on
mettre fin à un système qui a fait les preuves de son efficacité à long
terme ? Ce serait une erreur grossière. En revanche, un
approfondissement de ses spécificités permettrait de résoudre de
manière pratique l’ensemble des problèmes de la psychiatrie
d’aujourd’hui.
Un ami trop tôt disparu, Alain Buzaré, avait pris pour titre de son
ouvrage cette phrase emblématique de Jean Oury : La
35
psychothérapie institutionnelle, c’est la psychiatrie .
Dans ses recommandations du 8 mars 2012 en matière d’autisme,
la Haute Autorité de Santé (HAS) a pris le parti de stigmatiser la
psychothérapie institutionnelle qu’elle accuse d’être une « pratique
non consensuelle », à l’égal de la psychanalyse. En commettant une
telle bévue, la HAS montre à quel point sa méconnaissance de
l’histoire de la psychiatrie peut entraver ses jugements. De plus, ces
doctes recommandations ne donnent aucune définition, ni de ce
qu’est la psychothérapie institutionnelle, ni de ce qu’est la
psychanalyse. Elles ne font qu’illustrer le « détricotage » de nos
disciplines psychopathologiques.

La naissance de la pédopsychiatrie

La pédopsychiatrie est une spécialité récente puisque datant de


36
1972 seulement . Cependant, son avènement est l’aboutissement
d’une longue évolution sociétale qui témoigne de l’importance
progressive accordée à l’enfant.
Rabelais (1494-1553), Montaigne (1533-1592), puis Rousseau
(1712-1778), sont parmi les premiers à parler et à écrire à propos
des enfants. Dans son ouvrage Émile ou De l’éducation, paru en
1762, Rousseau pose les bases naïves d’une enfance idéalisée,
pour repenser un système éducatif reposant sur la préservation de
ses qualités naturelles originelles. Dans cette nouvelle perspective,
la considération accordée à l’enfant fait son chemin et son éducation
devient un sujet de débats philosophiques qui se développent pour
atteindre toutes les couches de la société.
L’enfant en difficulté est également considéré sous un jour
nouveau, et se créent des instituts d’éducation spécialisés pour les
aveugles (Haüy, 1745-1822), pour les sourds (Pereire, 1715-1780),
puis pour les idiots. Au début du XIXe siècle, la prise en charge des
idiots, des enfants sauvages (Itard, 1774-1838) et des enfants
marginaux devient l’objet d’une plus grande attention des
philanthropes. Le traitement de la folie et l’assistance aux enfants
atteints passent, pour partie, du champ de la religion à celui de la
médecine.
Pendant longtemps, les aliénistes puis les psychiatres vont nier
l’existence de la maladie mentale et de la folie chez l’enfant : n’ayant
pas atteint l’âge de raison, comment celui-ci pourrait-il déraisonner ?
Comment un enfant, n’étant pas encore sujet, peut-il devenir aliéné,
c’est-à-dire un individu se débattant contre une force étrangère à sa
subjectivité ?
La découverte, vers 1800, d’un enfant sauvage et sans langage
errant au milieu des bois de l’Aveyron déclenche la première
controverse : celui que l’on dénomme Victor est-il simplement un
enfant qui, privé d’échanges avec d’autres humains, n’a pu acquérir
l’intelligence de la parole ou est-il un « idiot congénital », un petit
d’homme au cerveau malformé dont les parents se sont
débarrassés ? Malgré tous les efforts pédagogiques d’un jeune
médecin, Jean-Marc-Gaspard Itard, Victor n’apprend jamais à parler.
La discussion est donc vite tranchée en faveur de l’innéité et de
l’incurabilité. L’on réserve dès lors le nom d’idiot à cette catégorie
d’individus affectés dès la naissance et pour des raisons organiques
par un déficit intellectuel, seule anomalie mentale reconnue en ces
temps chez l’enfant.
À la différence des (adultes) aliénés, on estime les enfants idiots
inaccessibles aux deux modes de traitement psychologiques
employés à l’époque : le raisonnement et la suggestion. Les idiots
font donc l’objet d’un entraînement instrumental de leurs capacités
résiduelles et d’un dressage pour les rendre socialement
acceptables. Un vrai débat s’ouvre alors sur le thème « Éduquer ou
soigner ? ». L’on s’interroge pour savoir si les idiots doivent être
confiés aux aliénistes qui ont fondé une médecine spéciale pour
traiter moralement, c’est- à-dire par des moyens psychologiques, la
folie, ou s’ils doivent plutôt être confiés aux éducateurs, plus au fait
des méthodes pédagogiques ? L’on tranche en faveur de
l’éducation, sans pour autant que le débat soit vraiment clos.
Pinel, Itard, Esquirol, Voisin, Seguin, Vallée, Bourneville (et de
nombreux autres que l’on ne peut tous citer) viennent marquer
l’évolution conflictuelle des conceptualisations concernant l’enfant
tout au long du XIXe siècle. Après les réflexions philosophiques de
Pinel sur la folie, réflexions qui amènent le père de la psychiatrie à
inventer le fameux « traitement moral », une recherche des causes
organiques s’engage avec Gall et Bayle sur le modèle des bosses
du crâne, du crétinisme goitreux et de la syphilis, instaurant une
séparation entre les approches physique et morale.
La première définit la maladie comme la conséquence d’une
cause. Les aliénistes commencent à identifier des corrélations
anatomocliniques. Quelques exemples : l’absence d’iode est parfois
à l’origine de ce que nous qualifions aujourd’hui d’hypothyroïdie et
qui, non traitée, entraîne une arriération profonde ; l’abus d’alcool
crée un ensemble de pathologies spécifiques ; le délire
mégalomaniaque est la conséquence de troisième ordre de
l’infection par la syphilis.
La seconde, morale, n’est explicable que par une approche
religieuse et liée de fait aux notions de faute et de péché. Exemple :
l’onanisme peut provoquer une déviation morale et les troubles
présentés par l’enfant sont le résultat de ses dépravations. Le père
du président Schreber, auteur des Mémoires d’un névropathe, rendu
célèbre par l’analyse que Freud en fait en 1911, est un inventeur de
37
machines ingénieuses pour empêcher l’enfant de se masturber .
Au cours de cette longue période, les enfants anormaux passent
du traitement moral de Pinel – dont le constat d’inefficacité sera
confondu avec l’insensibilité de certains d’entre eux à cette méthode
– au traitement médico-pédagogique (reprise des travaux d’Itard par
Seguin, Vallée, Bourneville), qui conduit, grâce à l’instruction rendue
possible puis obligatoire par Jules Ferry en 1881, à un
renouvellement fécond des méthodes éducatives ainsi qu’à une
réflexion sur l’intelligence et ses avatars. C’est en cherchant à
mesurer cette intelligence que le psychologue Alfred Binet et le
médecin Théodore Simon inventent en 1905 le premier test
d’évaluation du quotient intellectuel.
En ce début de XXe siècle, les pathologies mentales répertoriées
chez l’enfant sont l’idiotie, l’épilepsie, la chorée, la spasmophilie,
l’hystérie, la maladie de Gilles de la Tourette, l’anorexie, la dyslexie
et le mongolisme. La prise de conscience de leur existence a pour
effet la diminution progressive du nombre des enfants jetés dans les
maisons de correction et autres bagnes pour mineurs, mais aussi la
diminution du nombre d’idiots « expédiés » sans indications
médicales recevables dans les asiles d’enfants.
À l’aube des temps modernes, se développent de nouvelles
disciplines destinées à devenir les fondements de la
pédopsychiatrie : la psychologie, la psychanalyse, et la nosographie
psychiatrique.
Depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui, la psychologie n’a eu de
cesse de constituer un corpus qui contribue à une psychopathologie
féconde dans les approches et les prises en charge des enfants.
Dès son apparition, au XIXe siècle, cette nouvelle branche de la
philosophie suscite un vif intérêt ; à partir du siècle qui suit, elle se
développe comme une science et devient de plus en plus autonome
38
par rapport à sa discipline d’origine. De nombreux auteurs
s’attachent à décrire les grandes questions qui constituent
aujourd’hui les bases de la psychologie, comme par exemple la
compréhension du développement de l’enfant.
Le test Binet-Simon permet à des psychologues d’étudier les
difficultés de certains enfants jugés incapables de suivre la
scolarisation classique. Plusieurs formes d’aide sont proposées pour
ces enfants en difficulté, comme les premières classes de
perfectionnement (1909) et les premiers instituts médico-éducatifs
(1923). La psychologie trouve son véritable envol avec Wallon,
Piaget, Zazzo qui, avec beaucoup d’autres, contribuent à
l’élaboration d’une psychologie du développement qui devient
fondamentale en termes de clinique, de recherche et d’évaluation
des compétences des enfants. C’est ainsi que des tests viennent
aider les cliniciens à approfondir tel aspect du fonctionnement de
l’enfant. D’aucuns permettent de connaître autrement le
fonctionnement psychique, notamment par ses aspects projectifs
(Rorschach en 1921, TAT [Thematic Apperception Test], Patte Noire,
dessins d’enfants).
Lorsque Freud invente la psychanalyse, à peu près à la même
époque, ses effets sur les questions de psychologie de l’enfant et de
pédopsychiatrie ne sont pas encore évidents. C’est pourtant d’une
véritable révolution culturelle qu’il s’agit : découverte de l’inconscient
et de la sexualité infantile ; conduite de la psychothérapie de Hans
par l’intermédiaire de son père, exploration de l’enfance de l’homme
aux loups et de l’homme aux rats ; différence de statut entre le
fantasme et le traumatisme, observation du jeu du fort-da chez son
petit-fils Wilhelm Ernest. Si les élèves de Freud sont également
inventifs et tentent de créer pour les enfants des méthodes
39
psychanalytiques adaptées à leur âge et à leurs psychopathologies
(Hermine von Hug-Hellmuth, Melanie Klein, Spitz, Winnicott, Bowlby,
Bion, Rosenfeld, Meltzer, Frances Tustin…), la France, en revanche,
doit attendre quelque temps avant de pouvoir bénéficier (du fait d’un
antigermanisme longtemps prégnant et de l’adhésion précoce des
surréalistes à la psychanalyse pour d’autres raisons) de la leçon
freudienne par Sophie Morgenstern, Eugénie Sokolnicka, Marie
Bonaparte. La Société psychanalytique de Paris (SPP) est fondée
en 1926 avec, outre Marie Bonaparte et Eugénie Sokolnicka,
Hesnard, Pichon, Parcheminey, Borel, Loewenstein et Laforgue.
Après que quelques Français intéressés (Lacan, Françoise Dolto,
Jenny Aubry, Ginette Raimbault) sont enfin formés à la
psychanalyse, une vague déferle sur la France et contribue à une
pédopsychiatrie d’inspiration psychanalytique importante dans notre
pays. Maud Manonni, Hochmann, Lebovici, Soulé, Diatkine, Misès
sont les plus connus : ce sont eux qui incarneront cette
pédopsychiatrie à la française, si caractéristique.
À la recherche d’une cohérence dans les signes des maladies
pédopsychiatriques, la science nosologique progresse. Franchissant
les conflits entre Kraepelin (démence précoce), Bleuler
(schizophrénie), De Sanctis (démence précocissime), Heller
(démence infantile), ses découvertes précisent les notions de
schizophrénie et de psychose infantiles. Sa dernière grande
« invention » à ce sujet étant l’autisme infantile, défini en 1943 par
Léo Kanner. Décrivant onze cas d’enfants qui présentaient des
signes spécifiques survenant tôt dans le développement, le
psychiatre américain d’origine hongroise emprunte à son collègue
suisse Eugen Bleuler (1911) le terme d’autisme que ce dernier avait
proposé pour la description du comportement de retrait du
40
schizophrène adulte. Le livre de Jacques Hochmann , consacré à
l’histoire de l’autisme, retrace avec une grande érudition et une
précieuse clarté ces mouvements évolutifs.
Une discipline à part entière

C’est aux médecins Léo Kanner et René Spitz que l’on s’accorde
à attribuer la paternité de la pédopsychiatrie. Le premier, en raison
de sa description de l’autisme infantile en 1943, qui met l’accent sur
une psychopathologie survenant chez le tout petit enfant et qui
soumet son développement à des distorsions majeures de la relation
avec autrui et le monde. Dès sa description, Kanner éveille chez les
psychiatres un intérêt pour cette pathologie connue antérieurement
sous différents noms. Cette découverte favorise une réorganisation
de la psychiatrie en faveur des enfants, avec une préoccupation
spécifique centrée sur cette période de la vie.
À la même époque, un médecin viennois, Hans Asperger, décrit
des enfants présentant une pathologie comparable mais avec des
caractéristiques particulières, puisque ces enfants sont accessibles
au langage et aux apprentissages. Ce médecin, qui laisse son nom
à un syndrome décrivant des enfants autistes possédant le langage
et faisant preuve de bonnes performances intellectuelles (au moins
dans certains domaines particuliers), ne connaît pas la même
renommée que son collègue Kanner, mais il est intéressant de noter
la simultanéité de ces deux découvertes.
On doit à René Spitz, psychiatre et psychanalyste américain
d’origine hongroise, la description de la dépression anaclitique du
bébé, dépression qui résulte d’une brutale séparation entre le bébé
et sa mère. Spitz observe que lorsque cette symptomatologie n’est
pas prise en compte et qu’aucune parentalité stable n’est proposée
au bébé, son état psychique continue de se dégrader : c’est le
syndrome de l’hospitalisme. Cette pathologie dépressive vient
confirmer l’idée qu’un bébé peut présenter des signes de souffrance
psychique et qu’il faut que des médecins spécialisés puissent s’en
occuper de façon professionnelle.
Bien sûr, à cette époque, certains psychiatres prennent déjà en
charge des adolescents et des enfants qui présentent des
pathologies psychiatriques avérées. Mais, trop souvent, la façon de
les soigner reste calquée sur celle dont on traite la souffrance
psychique des adultes. Comme si les enfants n’étaient que des
adultes en miniature. D’un coup, les descriptions de Kanner et de
Spitz mettent l’accent sur des souffrances psychiques propres aux
bébés ou aux très jeunes enfants, pour lesquels la psychiatrie
d’adultes se révèle de peu de secours.
C’est ainsi que la pédopsychiatrie est née : de la nécessité d’un
abord spécifique de l’enfant à partir d’une logique développementale
allant du bébé – et bientôt du fœtus – jusqu’aux enfants et aux
adolescents, nourrissant au passage la réflexion
psychopathologique générale. Il devient possible de penser un
développement de l’enfant à la lumière des avatars pathologiques
décrits par les pédopsychiatres fondateurs. C’est ainsi que,
désormais, la pédopsychiatrie se charge de prévenir les souffrances
psychiques des bébés, des enfants et des adolescents, mais aussi
de prendre en charge ceux d’entre eux qui présentent des
pathologies nécessitant des soins rapprochés. Depuis ses temps de
fondation, elle s’est diversifiée, donnant naissance à trois
spécialisations : la psychiatrie du bébé (qui comprend la psychiatrie
fœtale), la psychiatrie de l’enfant et la psychiatrie de l’adolescent.
La pédopsychiatrie peut s’exercer en profession libérale, mais
aussi dans des établissements privés ou associatifs : cliniques
privées, centres médico-psycho-pédagogiques, centres d’action
médico-sociale précoce, instituts médico-éducatifs, instituts
thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques. Mais la plus grande
partie de la pédopsychiatrie est publique et s’exerce dans les
secteurs de la psychiatrie infanto-juvénile.
Pour ce qui me concerne, j’ai toujours travaillé au sein du service
public de pédopsychiatrie. Ce service est celui dont je défends les
couleurs, celui pour lequel je n’ai cessé et ne cesserai de me battre.

L’invention de la pédopsychiatrie de secteur

Au départ, les secteurs de psychiatrie générale avaient une


compétence globale en matière de psychiatrie, de l’enfant à l’adulte.
Puis, rapidement, les psychiatres intéressés par la prise en charge
des enfants ont proposé de s’organiser en « intersecteur » de
pédopsychiatrie, autour de Roger Misès notamment.
Réunissant un certain nombre des réflexions et de recherches
spécifiques sur les enfants, la pédopsychiatrie de secteur se donne
pour objectif de répondre, à l’aide de nouveaux dispositifs, à ces
souffrances psychiques infantiles découvertes peu de temps
auparavant. On va enfin pouvoir parler d’un travail psychothérapique
dans le cadre de la psychiatrie de secteur avec le début de
consultations diagnostiques, des indications thérapeutiques de
rééducations diverses et variées, mais aussi des psychothérapies
individuelles et de groupe.
Il est établi que, pour trois secteurs de psychiatrie générale, une
équipe se chargera de la psychiatrie avec les enfants et les
adolescents en facilitant tout dispositif organisationnel qui permet le
maintien des enfants dans leur milieu familial et pédagogico-
éducatif. C’est ainsi que des expériences, à la fois diverses dans
leurs conceptions et dans leurs réalisations, voient le jour un peu
41
partout en France .
Depuis la loi du 31 juillet 1985, le fonctionnement du service de
pédopsychiatrie sectorisé est la base de la pédopsychiatrie française
de service public.
Cette pédopsychiatrie de secteur ne peut être restreinte à un
dispositif permettant d’aller consulter une équipe spécialisée en
fonction de son adresse géographique : c’est une philosophie du
soin portée et pensée par une équipe pluridisciplinaire, qui tente de
prendre en compte toutes les dimensions constituant le petit
d’homme pour mieux l’accompagner dans les souffrances
psychiques de son existence, de la plus bénigne à la plus grave.
Elle a intégré les principes et les valeurs de la psychothérapie
institutionnelle. L’enfant, le bébé ou l’adolescent sont reçus dans le
cadre du centre médico-psychologique, donc « au plus près de chez
eux », par un pédopsychiatre ou un psychologue, généralement
accompagné d’un infirmier ou d’un éducateur : ceux-ci constituent
ensemble les référents de cet enfant tout au long de sa prise en
charge. Le travail d’évaluation diagnostique donne lieu à une
indication de soin lorsqu’il s’avère nécessaire. Ce soin, qui peut être
reçu de manière individuelle ou en petit groupe, peut faire l’objet
d’un suivi ambulatoire, éventuellement accompagné, si besoin est,
d’une hospitalisation à temps « le plus partiel possible » (en journée
dans la plupart des cas).
L’aspect essentiel est la continuité des soins, seule de nature à
asseoir la relation transférentielle (au sens freudien) entre l’enfant et
le ou les soignants qui l’accueillent et le soignent. Les
psychothérapeutes appellent « relation de transfert » le lien qui se
tisse avec le thérapeute, actualisant le mode selon lequel l’enfant
tisse habituellement ses liens avec ses parents puis avec les autres
personnes de son entourage. Lorsqu’un enfant présente une
souffrance psychique, il souffre aussi dans bien des cas de ce que
l’on appelle parfois une « pathologie du lien » : sa relation à soi et à
autrui est altérée, fragilisée. Un des principaux enjeux de sa
guérison consiste à renouer les fils de ce lien qui s’est défait. Ce
processus de restauration peut prendre du temps. Mais, pour que ce
principe de base soit appliqué, il est nécessaire de disposer aussi du
dispositif institutionnel sans quoi les intentions ne sont pas suivies
des effets thérapeutiques escomptés. De la même manière, il est
indispensable que règne un véritable esprit d’équipe entre les
soignants.
L’équivalent du fameux « club thérapeutique » instauré pour les
adultes est transposé aux petits patients avec la création d’un
« journal de service » auquel chacun participe. Outre les réunions
créées pour parler, aussi souvent et longtemps que nécessaire, de la
psychopathologie des petits patients, les soignants disposent de
réunions spéciales planning au cours desquelles ils organisent
l’articulation entre leur vie professionnelle et leur vie privée, dans le
respect le plus strict du Code du travail. Par exemple, si tel soignant
doit participer régulièrement à l’atelier conte du lundi parce qu’il est
le référent d’un enfant qui s’y trouve, il doit pouvoir « négocier » son
planning avec ses collègues dans la réunion ad hoc. Dans tous les
cas, le soignant référent, qui est aussi le correspondant attitré des
parents, doit faire en sorte de suivre la trajectoire thérapeutique de
l’enfant dont il s’occupe en tout lieu où celui-ci est accueilli, à
l’intérieur comme à l’extérieur du centre médico-psychologique.
La « constellation transférentielle » précédemment décrite pour la
psychiatrie générale est très utile pour penser les prises en charge
complexes des enfants présentant des pathologies graves,
autistiques, psychotiques et dysharmoniques, ou toute autre
psychopathologie nécessitant une intervention conséquente. Dans
certains cas, en effet, l’enfant ne peut tisser avec une seule
personne ce nouveau lien indispensable à sa reconstruction : il a
besoin de plusieurs soignants pour déposer en chacun une partie de
ses angoisses. C’est alors tout un groupe qui doit faire en sorte de le
soutenir dans sa marche vers l’autonomie : cette « constellation
transférentielle » lui procure un sentiment de sécurité psychique qui
lui permet de transformer ses vécus anxieux en expériences
assimilables.
Il importe donc que les membres de ce groupe de professionnels
puissent communiquer de manière profonde et authentique entre
eux, pour mieux aider cet enfant et ses parents. L’outil principal de
ce travail est la réunion de partage des expériences des soignants
avec l’enfant, éclairées par la présence et les réflexions
bienveillantes d’un pédopsychiatre ou d’un psychologue de
formation psychanalytique.

Notes

.
12 Daumezon G., et Bonnafé L., L’Internement, conduite primitive de la société

face à la maladie mentale, recherche d’une attitude plus évoluée, Documents de


l’Information Psychiatrique, 1 volume, 108 pages, Desclée de Brouwer, Paris,
1946.
.
13 Didier M., Dans la nuit de Bicêtre, Folio, Gallimard, Paris, 2007. Jean-Baptiste

Pussin fut d’abord un simple patient interné à l’hôpital-prison de Bicêtre. Très vite,
il passa du statut de soigné à celui de soignant. Avec Pinel, il fut l’un des premiers
à estimer nécessaire de prendre soin des « insensés », et ensemble ils œuvrèrent
à leur « libération ».

.
14 Roustang F., Un destin si funeste, Payot, Paris, 1976.
15. Bueltzingsloewen I. von, L’Hécatombe des fous. La famine dans les hôpitaux
psychiatriques français sous l’Occupation, Flammarion, Paris, 2009.
.
16 Alba V., Histoire du POUM. Le marxisme en Espagne entre 1919 et 1939,
trad. Pagès N., Éditions Champ libre, Paris, 1975.

.
17 Bion W. R., Recherches sur les petits groupes, PUF, Paris, 1965.
18. Lacan J., « La psychiatrie anglaise durant la guerre », L’Évolution
psychiatrique, 1947, 1.
.
19 Simon H., Pour une thérapeutique plus active à l’hôpital psychiatrique, Walter

de Gruyter, Berlin et Leipzig, 1929.


.
20 Tosquelles fera une première communication lors du congrès de Croix-Marine
à Pau en 1952, puis un décret et une circulaire viendront en officialiser la

possibilité en février 1958, sous la signature de Félix Houphouët-Boigny, alors


ministre de la Santé publique sous la IVe République.
.
21 Rothberg D., Les Réunions à l’hôpital psychiatrique, Éditions du Scarabée,
Paris, 1968.

.
22 Bazin H., La Tête contre les murs, Grasset, Paris, 1949.
23. Balint M., « Sur les psychothérapies pour les médecins praticiens » (1926) in
Le médecin, son malade et la maladie, Payot, Paris, 2003.
.
24 Guattari F., La Transversalité, Maspéro, Paris, 1978.

25. Delion P., Accueillir et soigner la souffrance psychique de la personne,


Dunod, Paris, 2010.
.
26 Oury J., « Existe-t-il un concept de réunion ? », Psychiatrie et psychothérapie
institutionnelle, Éditions du Champ social, Nîmes, 2003.

.
27 Chaigneau H., Soigner la folie, une vie au service de la clinique, Campagne
première, Paris, 2011.
.
28 Oury J., Le Collectif, Éditions du Scarabée, Paris, 1986 ; réédition Éditions du

Champ social, Nîmes, 2005.


.
29 Selon les modalités des « rapports complémentaires » : Dupréel E.,
Sociologie générale, PUF, Paris, 1949.
.
30 Delion P., Accueillir et soigner la personne, Dunod, Paris, 2010.
.
31 Pour lesquelles l’expérience de la Borde fait figure de modèle. Cf. Oury J.,

Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle, op. cit. ; Onze heures du soir à La


Borde, Galilée, Paris, 1980 ; À quelle heure passe le train ? Calmann-Lévy, Paris,
2003. Cf. également le film de Nicolas Philibert, La Moindre des Choses, 1996.
.
32 Delion P. (dir.), Actualité de la psychothérapie institutionnelle, Matrice,

Vigneux, 1991.
.
33 Tosquelles F., Le Travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, Éditions du
Scarabée, Paris, 1967, réédité chez Érès sous le titre Le Travail thérapeutique en

psychiatrie, en 2009.
.
34 Hochmann J., Pour une psychiatrie communautaire, Le Seuil, Paris, 1971.
35. Buzaré A., La psychothérapie institutionnelle, c’est la psychiatrie, Éditions du
Champ social, Nîmes, 2002.

.
36 La circulaire ministérielle qui l’organise date de 1972, et la reconnaissance
universitaire de 1973.
.
37 Prado de Oliveira, L., Le Père de Schreber : contributions psychanalytiques,
PUF, Paris, 1979.

.
38 Hume, Mill, Bain et Spencer en Angleterre ; Peirce et James aux États-Unis ;
Brentano, Fechner, Wundt en Allemagne ; Maine de Biran, Cousin, Jouffroy, Ribot,
Janet, Bergson en France.
.
39 Dans le domaine qui est le leur, différents pédagogues ont eu une grande

influence dans le développement de pédagogies adaptées aux enfants en


difficultés : Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827), Maria Montessori (1870-
1952), Ovide Decroly (1871-1932), Anton Makarenko (1888-1939), Célestin

Freinet (1896-1966), Fernand Oury (1920-1998), Jacques Pain.


.
40 Hochmann J., Histoire de l’autisme, Odile Jacob, Paris, 2010.
41. Cela a eu pour effet pervers une séparation trop importante des pratiques de
la pédopsychiatrie de celles de la psychiatrie d’adultes. Dans de nombreux cas, ce

sont ainsi de véritables clivages qui se sont installés entre services et ce, au
détriment des collaborations nécessaires en matière de périnatalité (pour les
relations mère-enfant) ou de passage de relais pour les adolescents.
III

Soigner la souffrance psychique

J’ai choisi dans ce chapitre d’évoquer d’abord les cas de Laura, de


Nestor, d’Hadrien et d’Alain pour montrer que la souffrance
psychique d’un enfant peut se manifester de manières très
différentes.
L’un des points fondamentaux du travail du pédopsychiatre
consiste à identifier les liens entre cette souffrance psychique, qui
s’exprime par des symptômes de diverses formes, et les raisons qui
la fondent (en sachant que, parfois, aucune espèce de cause n’est
trouvée). Quand ces liens existent, le spécialiste peut tenter, avec
l’aide des parents et de l’enfant, d’en tirer les conséquences en
termes de compréhension et de prise en charge. Quelquefois,
l’élucidation est rapide et simple (comme pour Laura et Hadrien) ;
dans certains cas, à l’inverse, il arrive qu’elle ne puisse être menée
ici et maintenant, la grande priorité consistant d’abord à calmer des
symptômes insupportables (comme pour Nestor et Alain).

Quelques exemples

Laura, huit ans

Laura rencontre des difficultés scolaires importantes depuis deux


mois. Ses parents et elle viennent me rendre compte de ces
difficultés qui s’accompagnent de troubles physiques devenus
envahissants. De fait, lorsque la mère de Laura commence à
m’expliquer les problèmes de sa fille, je constate que celle-ci baisse
les yeux et se met à remuer ses mains de façon quasi compulsive.
Jusqu’alors considérée comme une bonne élève sans problème,
Laura apprend mal ses leçons et présente des troubles de l’attention
en classe. Plus grave encore : depuis quelques semaines, elle
refuse d’aller à l’école. Inquiet, son instituteur a demandé à
rencontrer ses parents. C’est à la suite de cette rencontre qu’ils ont
décidé de consulter un spécialiste.
Au moment même où je demande à Laura si elle était présente à
cette réunion avec l’instituteur et ses parents, elle lève des yeux
désespérés vers moi et s’effondre en larmes. Devant ces signes de
dépression et d’angoisse, j’interroge les parents : leur fille présente-
t-elle souvent de telles manifestations ? Ils me confient qu’une telle
tristesse est récente et qu’elle s’est aggravée encore ces derniers
jours. Je demande à Laura si elle souhaite dire ce qui la rend si triste
pendant que ses parents sont avec moi, ou si elle préfère en parler
lorsque nous serons tous les deux seulement, en lui précisant que je
comprendrais qu’elle ne veuille pas en parler avec ses parents dans
un premier temps, car peut-être craint-elle de leur faire trop de
peine. Elle ne répond pas directement à ma proposition. Envahie par
ses larmes, elle nous lâche qu’elle ne veut plus aller à l’école parce
que c’est « trop dur de garder le secret ». Interloqués, ses parents la
pressent de questions. S’adressant plutôt à moi, elle commence
alors à décrire ses journées depuis deux mois. Son récit est celui
d’une enfant victime de « bullying » : Laura est l’objet d’un
harcèlement de la part de quatre enfants. Trois d’entre eux sont
dans sa classe, le quatrième est le grand frère déscolarisé de l’un
des trois. Les hostilités ont commencé par des moqueries à propos
de ses vêtements jugés trop luxueux. Puis les trois enfants de sa
classe l’ont traitée de « gosse de riche » et autres qualificatifs
menaçants. Quand Laura a commencé à avoir peur d’eux, ils l’ont
sommée de leur donner de l’argent. Elle a d’abord refusé, pensant
que c’était une menace en l’air, mais, à la date où elle devait leur
apporter cet argent, le grand frère qui était présent a sorti un
couteau. L’attrapant par le bras, il lui a coupé une mèche de cheveux
pour la prévenir que si elle n’apportait pas la somme prévue, il
pourrait lui faire très mal, à elle mais aussi à sa famille. Et, pour la
persuader qu’il ne plaisantait pas, il lui a dit qu’il connaissait son
adresse, et le lui a prouvé par quelques détails.
C’est à partir de ce moment que Laura s’est mise à modifier son
comportement à la maison, pour parvenir à dérober l’argent qui lui
était demandé. En classe, constatant son manque d’attention et ses
oublis répétés, l’instituteur a fini par lui dire qu’« elle ne fichait plus
rien et qu’il allait en parler à ses parents ». L’angoisse est devenue
son ordinaire, les difficultés d’endormissement une des raisons de
son épuisement.
Cet exemple permet de mieux comprendre ce qu’est la souffrance
psychique.
Les troubles vécus par Laura sont la conséquence de ce qui lui
est imposé par la force et lui donne l’impression d’être prise au
piège : devoir subir les ordres d’enfants de sa classe qu’elle n’a
jamais appréciés, une première violence à laquelle s’ajoute le
comportement sadique du frère aîné. Ces événements ont créé un
traumatisme.
Amenée à rencontrer un autre pédopsychiatre dans d’autres
circonstances, on peut tout à fait imaginer que Laura n’aurait pas
livré son secret. Devant le tableau clinique relevé par l’instituteur
évoquant un « défaut de l’attention », ce spécialiste lui aurait prescrit
un premier médicament pour les troubles de l’attention ; puis un
second pour une dépression infantile. Les résultats positifs se
seraient évidemment fait attendre pendant longtemps, jusqu’à ce
que Laura ait recours à quelque passage à l’acte pour signifier
l’impasse dans laquelle elle se trouvait. La souffrance psychique de
Laura s’est manifestée par des signes qu’il fallait savoir interpréter
avec justesse, en tenant compte de son tempérament, de son
histoire personnelle et familiale, et du contexte de l’événement, de
manière à poser le bon diagnostic et entreprendre les réponses
adéquates au problème posé.
On ne peut raisonner en pédopsychiatrie sur des schémas
univoques et préétablis : chaque fois, il est nécessaire de débusquer
ce qui, derrière les symptômes présentés, cause la souffrance
psychique de l’enfant dont il est question.
Nestor, treize ans

Les parents de Nestor ont pris rendez-vous pour me parler de leur


fils. Ils viennent seuls à ce premier rendez-vous pour m’exprimer leur
inquiétude. Depuis quelque temps déjà, Nestor ne dort plus la nuit.
C’est un garçon qui a beaucoup grandi récemment : il n’a pas l’air
très à l’aise dans son corps et les insomnies rajoutent à ce corps
adolescent les marques de l’épuisement. La nuit, son père et sa
mère le retrouvent régulièrement devant l’ordinateur : le casque sur
les oreilles, il regarde des sites gothiques en écoutant de la musique
à fond.
Ils reviennent accompagnés de leur fils pour la deuxième
consultation, et je comprends qu’ils ont dû négocier âprement pour
que Nestor accepte de venir.
Mais la réticence de l’adolescent tombe dès que je commence à
lui parler. Il répond avec aisance et, contre toute attente, il semble
même content d’avoir une conversation avec moi. Rapidement, je
demande aux parents de nous laisser, car j’ai l’impression que
Nestor n’est pas seul dans sa tête.
En effet, lorsque je l’interroge pour savoir s’il entend parfois des
voix, il me répond d’un ton si naturel que cela arrive que je lui
demande aussitôt de me préciser un peu ces phénomènes. Il me fait
alors part d’hallucinations qu’il entend depuis plus d’un an. Des
hallucinations auditives qui lui intiment de ne pas dormir car il
pourrait en mourir. Au début, ces « voix » l’ont inquiété, puis il a
réussi à trouver le « truc du casque ». Nestor me raconte que la nuit,
lorsqu’il se réveille – il me confirme qu’il ne dort pas beaucoup –, ces
voix très gutturales lui reprochent de s’être endormi ; alors il se lève
en catimini, revêt son casque et règle la force de la musique pour les
couvrir.
À peine Nestor a-t-il fini sa phrase qu’il réalise qu’il parle de ses
voix avec moi, alors qu’il n’en a parlé à personne, parce qu’« on le
prendrait pour un type qui est tombé fou ».
Nous ébauchons alors une discussion pour savoir comment
présenter ses difficultés psychopathologiques à ses parents qui ne
se doutent de rien. Avant que j’aille les chercher dans la salle
d’attente, l’adolescent me questionne, avec une angoisse redevenue
palpable, sur le traitement je vais lui donner.
L’exemple de Nestor illustre un cas de souffrance psychique peu
habituel : lui pense qu’il est « tombé fou », alors que, pour ses
parents, c’est l’insomnie qui est le symptôme préoccupant.
Moyennant quoi, les consultations qui suivront permettront de
diagnostiquer une schizophrénie débutante. Celle-ci se confirmera
les années suivantes puis elle évoluera vers une forme mineure qui
lui permettra de poursuivre ses études universitaires après le
baccalauréat, en recevant les soins nécessaires.
La souffrance psychique a pris corps sous la forme d’insomnies
qu’on aurait pu se contenter de traiter par un somnifère. Elles
cachaient en réalité des hallucinations auditives persécutrices dont
l’adolescent n’osait pas parler. Et la pathologie sous-jacente s’est
révélée nécessiter des soins intensifs et de longue durée.

Hadrien, dix mois

Hadrien est un beau bébé, tonique et vif, qui regarde son


interlocuteur dans les yeux et sourit avec facilité. Ses parents sont
venus me parler de ses problèmes d’insomnie. Ils m’expliquent que
les nuits d’Hadrien sont devenues difficiles dès la sortie de la
maternité.
Au départ, le pédiatre leur avait dit que cela s’arrangerait tout seul
au bout de quelques semaines, mais le temps passe et rien ne
s’arrange. De fait, les nuits sont devenues un enfer pour la famille.
Le père comme la mère ont peur de « finir par s’énerver sur
Hadrien », ce qui justifie amplement leur demande de consultation.
Le père ajoute : « Le seul avantage de ses insomnies, c’est qu’on
parle moins de mes ennuis de boulot. » Je saisis sa phrase au vol et
lui demande de préciser de quels ennuis il veut parler. Il m’apprend
qu’il est épileptique et que son patron tout comme ses collègues
n’aiment pas travailler avec lui. Il me dit qu’il déprime et qu’il en a
marre, qu’il « foutrait bien le camp de cette boîte », mais que,
devenu père, il ne peut mettre sa famille en péril en claquant la
porte.
Absorbé par le récit de ses propres malheurs, le père d’Hadrien ne
voit pas que son fils, qu’il tenait assis sur ses genoux, glisse
progressivement vers le sol. Alors, je dis : « Eh bien, quand papa
parle de son travail, il me laisse glisser sur ses genoux et moi, si ça
continue comme ça, je vais bientôt tomber aussi. » Le papa se
reprend aussitôt ; il redresse son fils qu’il cale contre lui, en échange
de quoi le bébé sourit à sa mère et me sourit également.
Le père émet alors l’hypothèse que sa souffrance à lui le met en
difficulté avec son fils et qu’il n’est sans doute pas un bon père. Mais
sa femme n’est pas d’accord. Elle explique que ce que son mari a
raconté est conforme à la réalité, que ses collègues et son patron
devraient être plus sympas avec lui. Elle ajoute qu’elle n’a rien à lui
reprocher, ni en tant que mari ni en tant que père. Le papa sourit à
sa femme et à son bébé, et je vois des larmes au bord de ses yeux.
Dans ce troisième exemple, la souffrance psychique est portée
par le bébé qui ne dort pas. Mais Hadrien est-il le seul à éprouver de
la souffrance psychique ? Peut-il en dire quelque chose lui-même ?
Son père est-il conscient de la sienne ?
Quelques consultations permettront de faire le point sur le
symptôme « insomnie » d’Hadrien, qui vient en réalité parler de la
souffrance psychique de son père. C’est en restaurant le
narcissisme blessé de son papa, puis en rendant à chacun la place
qu’il occupe dans la famille, que les insomnies cesseront. Déchargé
de cette souffrance qui n’était pas la sienne, le bébé retrouvera le
sommeil, et ses parents aussi.

Alain, cinq ans

Alain est un enfant autiste qui arrive en urgence dans le service de


pédopsychiatrie dont j’ai la charge. Ses parents et lui étaient en
vacances depuis deux semaines dans un camping du sud de la
France, mais son état les a obligés à rentrer au plus vite. Dès son
arrivée, l’enfant transmet une impression d’angoisse indicible par
son comportement : il se frappe la tête contre le mur de la salle
d’attente, répandant la stupeur chez les autres enfants et parents.
Une fois entré dans mon bureau, il continue de se frapper contre le
mur et, quelquefois même, contre l’angle de la bibliothèque. Il a le
visage tuméfié. Ses parents sont debout, très inquiets. Ils essayent
de l’entourer, mais Alain se frappe aussi la tête contre eux. Ils sont
épuisés car, entre les coups qu’il se porte à lui-même, Alain hurle. Il
hurle d’une voix aiguë, monotone et perçante. Et, une fois le
message d’épouvante hurlé, il recommence à se mutiler. Nous
décidons aussitôt de l’hospitaliser dans l’unité à plein temps.
Pendant que les infirmiers l’accompagnent, les parents restent avec
moi dans mon bureau et pleurent doucement. Je les laisse pleurer
un temps assez long, puis, lorsque cela me semble possible, je tente
de les rassurer.
Alain est déjà venu dans le service, il connaît quelques-uns des
infirmiers ; il va pouvoir s’apaiser en notre compagnie pendant que
ses parents reprendront des forces. Nous échangeons quelques
mots sur ce que nous pourrions envisager après l’hospitalisation qui
va durer quelques jours, et je les sens un peu moins désespérés.
Nous convenons d’un rendez-vous proche et je les raccompagne à
leur voiture, avant d’aller mettre en place avec les soignants les
soins pour Alain.
La souffrance psychique de cet enfant est considérable, et les
voies qu’elle emprunte sont difficiles à accepter, à comprendre, à
assumer pour les parents et pour les professionnels qui s’en
chargent. Les angoisses profondes en rapport avec les
changements survenus à l’occasion des vacances de la famille
d’Alain y sont peut-être pour quelque chose, les enfants autistes ne
supportent pas toujours facilement les changements, mais n’y a-t-il
que cela ?
Dans un premier temps, il s’agit donc d’apaiser la souffrance
psychique d’Alain puis celle de ses parents qui n’en peuvent plus.
Ensuite, nous tenterons, eux et moi, de comprendre ensemble ce qui
s’est passé de façon à faire en sorte, à l’avenir, de trouver des
aménagements pour éviter à Alain ces débordements d’angoisse.

Le temps de la consultation
Classiquement, la consultation en pédopsychiatrie consiste à
recevoir l’enfant et ses parents pour identifier les causes de sa
souffrance psychique. Puisqu’il s’agit de rassembler les symptômes
d’une maladie, l’enfant doit pouvoir se montrer sous ses différents
aspects sans se sentir trop déstabilisé. Après avoir précisé les
raisons pour lesquelles ils demandent un avis pédopsychiatrique, les
parents racontent d’abord l’histoire de leur enfant. Puis lorsque cela
est possible, celui-ci reste seul avec le pédopsychiatre pour faire lui-
même part de sa souffrance et de ce qu’il en comprend.
À chaque étape, quel que soit l’âge de l’enfant, le praticien
s’efforce de voir, de regarder, d’observer avec ses yeux et sa
pensée, d’entendre, d’écouter, mais aussi de sentir, de ressentir et
de partager des émotions avec l’enfant et ses parents. Ce qui
signifie qu’au-delà de son rôle de spécialiste, c’est l’être humain qu’il
est qui est invité à recevoir en partage tous les éléments de
l’expérience relationnelle de cette consultation.
Ces observations, auxquelles il est à même d’accorder une
importance plus ou moins grande en fonction de son expérience,
viennent remplir une fonction essentielle dans le travail diagnostique.
Exemple : tel petit patient peut-il facilement parler de ses difficultés à
l’école ou bien est-il engoncé dans une carapace de tension et de
retenue qui l’inhibe dans sa relation aux autres ? Par le canal non
verbal, un enfant peut communiquer des vécus émotionnels et des
idées dépressives dont il ne peut rien dire tout seul, ou qu’il dénie
pour ne pas faire de peine à ses parents.
La prise en considération et l’étude de ces impressions cliniques
d’origines diverses permettent au pédopsychiatre de se forger peu à
peu l’avis le plus juste possible. C’est en ce sens que l’on peut
retenir avec Bernard Golse que la clinique de pédopsychiatrie est
42
« interactive, contre-transférentielle et historicisante », ce, quand
c’est possible, dès la première consultation. Interactive, car la
plupart des éléments recueillis le sont dans le cadre de l’interaction
entre les partenaires de la consultation, et cette expérience
particulière ne peut être isolée du contexte relationnel intersubjectif
dans lequel elle se déroule nécessairement. Contre-
43
transférentielle , dans la mesure où un certain nombre d’éléments
résultent d’une analyse des ressentis du consultant qui seront
particulièrement éclairés par l’approche psychanalytique.
Historicisante, en raison du travail très vite entrepris autour de la
mise en récit des événements et des symptômes de l’enfant, faisant
ainsi appel à un fonctionnement spécifiquement humain, la capacité
de narrativité, aspect fondamental de l’intersubjectivité.

Engager le dialogue avec un enfant

Il est important de distinguer les manières d’entrer en contact avec


l’enfant en fonction de son âge. Car plus un enfant est petit, moins
son aptitude à s’exprimer par le langage articulé dans une parole est
grande. Les productions sonores du jeune enfant sont néanmoins
importantes, puisque l’on sait maintenant que cette longue période
préparatoire au langage est marquée par ce qu’on appelle les
« précurseurs du langage ». Avec les vagissements du début de la
vie aérienne, les gazouillis constituent des vocalisations (sons
végétatifs de zéro à deux mois et les jeux vocaux de deux à six
mois), tandis que les babillages surviennent ensuite, permettant
ainsi au bébé de mettre en place les syllabes correspondant au
répertoire prosodique et phonétique de sa langue maternelle. À
partir de douze mois environ, apparaissent les premiers mots ; puis
de seize à vingt mois, une augmentation et une organisation du
lexique qui les répertorie en fonction de ses expériences
interactives. C’est ensuite que le jeune enfant produit ses premiers
syntagmes et fait ses premières phrases.
L’enfant ne peut vraiment communiquer en paroles avec des
personnes inconnues qu’à partir du moment où il est suffisamment à
l’aise dans le monde des paroles, c’est-à-dire vers trente à trente-six
mois. Auparavant, il faut donc mettre à sa disposition les moyens
adéquats pour entrer en communication avec lui. Trois approches
complémentaires, l’observation, le jeu et le dessin, le permettent.

Observer l’enfant et les relations avec les parents


Observer est une des bases de la relation médicale. Dans ce cas
précis, il ne s’agit pas seulement d’observer ce qui se voit, mais
44
aussi de prêter son attention psychique à ce qui se passe, de façon
à se laisser pénétrer par des éléments d’observation qui ne sont pas
dicibles par l’enfant, et en particulier tout ce qui concerne son tonus,
son ajustement postural, ses capacités développementales et
45
psychomotrices et son accordage affectif avec son ou ses parents,
ainsi qu’avec le pédopsychiatre. Il peut également être pertinent de
s’intéresser à ce que la relation observée « déclenche » chez
l’observateur. Car observer n’est jamais neutre : si Michel Foucault a
évoqué la spécificité de l’observation médicale dans son ouvrage
46
Naissance de la clinique , il en a aussi souligné les travers et les
47
vicissitudes dans Surveiller et punir . Mais la perspective
psychopathologique inventée par Freud, en insistant sur les
mécanismes d’identification à l’œuvre dans toute rencontre, permet
d’utiliser ce que l’observateur ressent comme un des éléments
essentiels de la relation, et ce, à partir des premières rencontres. Le
pédopsychiatre peut ainsi enrichir sa qualité d’accueil de la
souffrance de l’enfant par la « simple » observation. Plusieurs
auteurs se sont intéressés à l’observation en psychopathologie
48
infantile, mais les travaux d’Esther Bick semblent les plus
remarquables : nous y reviendrons plus loin.

Jeu, dessin et pâte à modeler

Le jeu est l’activité culturelle de base des petits enfants. Avant


même de savoir s’exprimer, ils peuvent jouer leurs expériences pour
apprendre à maîtriser les imprévus et les représenter.
Avant dix-huit mois, il s’agit plus de manipulation que de jeu :
emboîter, transvaser, culbuter montrent cependant les capacités du
jeune enfant à représenter ses expériences avec sa psychomotricité.
À partir de cet âge, il peut jouer d’une façon plus symbolique avec
des petits jouets familiers (poupées, animaux, maisons, voitures).
Entre dix-huit mois et six ans environ, il peut se retrouver dans un
milieu familier par l’intermédiaire des jouets. Le pédopsychiatre peut
alors utiliser des jeux qui évoquent des scénarios de déplaisir (un
poupon tape sur un autre) ou de plaisir (jeux de dinette). Comme
nous l’a appris Melanie Klein, le jeu permet à l’enfant de mettre en
scène ses fantasmes, de raconter son histoire, et notamment ce qui
l’amène à souffrir. À noter que ce « récit » est rarement objectif, et
que le jeu n’est pas l’exacte copie des expériences rapportées,
plutôt leur transformation par l’imaginaire de l’enfant afin de mieux
les maîtriser ; il est précisément subjectif : le jeu, ici et maintenant
dans la relation avec le pédopsychiatre, raconte certaines
expériences et/ou fantasmes de l’enfant. Les équipes formées au
psychodrame utilisent souvent cette technique de jeu pour faire
connaissance avec un enfant ou un adolescent inhibé dans son
comportement ou gauche dans son discours.
Puis vient l’âge du dessin. Vers cinq ou six ans, l’enfant, qui
jusqu’ici se contentait de gribouiller ou de réaliser des formes
simples, prend un plaisir très grand à dessiner. Il ne s’agit pas pour
lui de satisfaire un désir esthétique, mais plutôt de reproduire,
souvent sans paroles, une activité fantasmatique directement reliée
à son monde interne. Il passe ainsi du corps du bonhomme à la
maison, puis aux dessins plus élaborés ; au fur et à mesure qu’il
grandit, il élargit son horizon pour arriver, vers le pubertaire, à
désinvestir le dessin comme moyen privilégié de communication.
La construction de personnages et d’objets à l’aide du modelage
peut aussi être très intéressante, permettant de représenter en trois
dimensions ce que le dessin donne à voir en deux dimensions.

Le soin et ses indications

Après les premières consultations avec le pédopsychiatre, il est


habituel de demander leur avis à différents collaborateurs en
fonction des problèmes présentés par l’enfant. Selon son profil, des
bilans psychologique, orthophonique, de psychomotricité,
pédagogique, mais aussi des examens concernant d’autres
spécialités médicales comme la neuro-pédiatrie, l’électro-
encéphalographie, la neuro-imagerie, l’ORL, l’ophtalmologie, la
gastro-entérologie peuvent être demandés. Une fois tous ces
éléments rassemblés et la synthèse faite avec les autres
spécialistes, le pédopsychiatre reçoit de nouveau les parents et
l’enfant pour rendre compte du diagnostic et faire état des
propositions thérapeutiques dont ce dernier peut bénéficier si ses
parents en sont d’accord.
L’idée générale est de mettre en place pour chaque enfant un
costume thérapeutique « sur mesure », et par là donc, destiné à
varier selon ses aléas évolutifs. Il est donc important de penser le
dispositif de soins d’une façon souple et modulable.
Ainsi, il est habituel d’organiser les indications de soins comme
des « espaces temps » thérapeutiques dont l’enfant se saisit pour
exprimer sa souffrance psychique à d’autres adultes que ses
interlocuteurs habituels.
Par exemple, un enfant peut commencer un traitement par une
séance hebdomadaire de psychothérapie, séance à laquelle vient
s’ajouter toutes les deux ou trois semaines une consultation
thérapeutique avec le pédopsychiatre. Si malgré tout l’enfant
continue de déprimer ou d’exprimer des troubles du comportement
au lieu de commencer à aller mieux, on refait le point avec les
parents pour comprendre ensemble ce phénomène et y faire face.
On propose alors une modification du rythme des soins, ou un
accueil plus large de l’enfant sur des temps de groupe ou sur une
journée complète. Mis en position de « déverser » sa souffrance, il
peut arriver qu’un petit patient révèle à ce moment-là l’étendue des
difficultés psychopathologiques qu’il traversait sans jamais avoir pu
en parler. Il s’agit dès lors de renforcer les soins pour l’accompagner
dans ce processus et faciliter ainsi une évolution favorable.
Dans la plupart des cas, un enfant est suivi en ambulatoire, c’est-
à-dire qu’il continue de vivre en famille et d’aller à l’école, ne se
rendant au centre médico-psychologique que pour les soins prévus
pour lui. Ceux-ci varient en fonction de la psychopathologie dont il
est atteint. Selon son profil pathologique, il bénéficie d’une prise en
charge hebdomadaire par l’un des membres de l’équipe soignante,
pédopsychiatre, psychologue, psychomotricien, orthophoniste,
infirmier ou autre.
Quelquefois, cette séance hebdomadaire ne suffit pas et il peut
être intéressant d’y adjoindre d’autres temps de prise en charge :
soit avec le même thérapeute, qui voit ainsi l’enfant plusieurs fois
dans la semaine ; soit, lorsque les difficultés spécifiques d’un patient
l’imposent, avec d’autres thérapeutes. Quand l’équipe dispose de
moyens suffisants, un enfant peut bénéficier de trois séances
hebdomadaires.
Dans certains cas plus préoccupants, un petit malade peut être
accueilli sur des temps plus longs. Il s’agit dans ces cas d’une sorte
d’hospitalisation de jour à temps partiel. Il continue d’aller à l’école
dans la mesure de ses possibilités tout en participant à des activités
qui sont autant de prétextes à une rencontre thérapeutique : ateliers
(contes, pataugeoire, packing), groupes (écriture, psychodrame),
activités (piscine, cheval, théâtre). Ces hospitalisations à temps
partiel concernent essentiellement les enfants atteints de troubles
envahissants du développement (TED). Lorsqu’ils ne peuvent rester
à l’école du fait de leur niveau intellectuel trop faible, ils font l’objet
d’une intégration « scolaire » dans un établissement médico-social
de leur niveau où ils sont suivis par un instituteur et des éducateurs
spécialisés.
Enfin, il arrive aussi que certains enfants ou adolescents qui
présentent des pathologies plus aiguës et graves telles que les
anorexies mentales, les bouffées délirantes aiguës, les dépressions
avec désir de suicide et certains troubles du comportement,
nécessitent une hospitalisation dans un service de pédopsychiatrie à
temps complet pendant plusieurs jours ou semaines. Les soignants
qui accueillent ces enfants vingt-quatre heures sur vingt-quatre
doivent articuler avec subtilité les fonctions éducatives
antérieurement assurées par les parents avec les missions
thérapeutiques nécessaires à leur amélioration clinique.

Notes

.
42 Golse B., L’Être-bébé, coll. Le fil rouge, PUF, Paris, 2006.
43. Le contre-transfert caractérise l’ensemble des réactions conscientes et

inconscientes du thérapeute envers son patient, a contrario du transfert qui


concerne la relation du patient vers le thérapeute. Ce concept peut être repris
dans le travail de consultation dans la mesure où, très souvent, c’est l’occasion

pour l’enfant de montrer comment il fait connaissance avec une personne


nouvelle, et notamment en déclenchant chez elle une série de réponses qu’il est
intéressant de repérer et d’étudier.
.
44 Référence aux travaux d’Esther Bick sur l’observation des bébés dans leurs

familles, et pour lesquels Didier Houzel propose de « traduire » observation par


attention psychique.
.
45 Stern D., Le Monde interpersonnel du nourrisson, PUF, Paris, 1989.
46. PUF, Paris, 1953.

47. Gallimard, Paris, 1975.


48. Delion P. (dir.), Intérêt de la méthode d’Esther Bick dans la pédopsychiatrie
d’aujourd’hui, Erès, Ramonville, 2008.
DEUXIÈME PARTIE

LES RISQUES D’UN RETOUR EN ARRIÈRE


IV

Le packing, un modèle d’intervention corps-


psyché-thérapeute

Lorsque je me retourne sur mon parcours, l’ensemble de ma vie


professionnelle m’apparaît comme une modeste participation au
combat de beaucoup de soignants pour l’humanisation de la
psychiatrie. D’abord en tant que jeune jedi de la psychiatrie – nous
disions à l’époque « psychiatres en formation » –, puis en tant que
responsable de plusieurs services successifs et d’autant d’équipes
soignantes sans lesquelles, seul, je n’aurais rien pu faire ; enfin, en
tant que formateur à différents niveaux, des écoles d’infirmiers des
années post-1968 à la faculté de médecine de Lille en passant par
les très nombreuses formations continues assurées auprès de
multiples équipes francophones. J’en ai retiré, au travers des
difficultés, de grandes joies et satisfactions, et je ne regrette rien de
ce que j’ai fait avec tous les autres pour servir cette haute idée d’une
psychiatrie publique au service de tous ceux qui en ont besoin, aussi
longtemps qu’ils en auront besoin.
Avec l’affaire du packing, j’ai pourtant dû affronter des sommets en
matière de calomnie et de haine. Cette pratique marginale, qui ne
concerne que quelques cas gravissimes de troubles
psychopathologiques chez l’enfant, notamment les automutilations
des enfants autistes, a cristallisé toute l’hostilité de ceux qui,
aujourd’hui, voudraient en découdre avec la psychanalyse et la
psychothérapie institutionnelles. Quelles que soient les actions
entreprises par ces pourfendeurs de la psychiatrie humaniste, je
continuerai à me battre pour les valeurs que j’ai toujours portées.
Petite histoire d’un engagement

L’invention du packing

Le pack est un soin qui s’inspire des enveloppements humides


pratiqués au XIXe siècle par des aliénistes français, et en particulier
de la technique des « emmaillotements humides » mise au point par
Fleury en 1852. Rapidement abandonné, ce soin réapparaît aux
États-Unis au siècle suivant dans une nouvelle perspective
psychopathologique, enrichie des concepts de Freud et de Schilder.
Il rencontre dès lors un vif succès. On l’utilise dans certaines
cliniques psychiatriques de référence psychanalytique, comme à
Chesnut Lodge, pour traiter la dissociation schizophrénique. En
1966, ce soin fait son retour en France dans les valises du
psychiatre et psychanalyste Michael Woodbury sous le nom de
« packing ». Les recherches de Woodbury sur l’efficacité de ce
traitement dans les décompensations psychotiques mettent en
évidence les bons résultats obtenus sans le recours aux
psychotropes. Woodbury est accueilli à Paris par Philippe Paumelle
et Paul-Claude Racamier. Il forme à cette technique de nombreux
soignants dans les locaux de leur association (ASMB) du secteur
psychiatrique du XIIIe arrondissement.
49
En 1974, Georges Pous , kinésithérapeute et psychanalyste, écrit
50
un article sur le pack dans la revue L’Information psychiatrique . Je
découvre cette technique en le lisant. Je suis alors interne dans un
service de psychiatrie d’adultes à Angers, et, pendant une dizaine
d’années, je soigne avec les infirmiers plusieurs patients
schizophrènes dissociés en recourant au packing.

Une méthode pour soulager la souffrance extrême

Confronté à l’extrême violence des crises d’angoisse d’un enfant


autiste lors d’un stage en pédopsychiatrie, je m’étais fait la promesse
de me spécialiser dans la prise en charge de la souffrance des
enfants dès que l’opportunité de pratiquer la pédopsychiatrie se
présenterait. Dix ans plus tard, en 1985, je fais mes premiers packs
avec les enfants autistes et psychotiques. Les bons résultats de
cette méthode, que j’ai pu moi-même observer en traitant la
dissociation schizophrénique des adultes m’ont décidé à la mettre en
pratique auprès des enfants.
Je viens alors d’être nommé chef du service de pédopsychiatrie à
l’hôpital du Mans (dans la Sarthe) et j’ai découvert un hôpital très en
retard dans la prise en charge des enfants. Il s’agit pour moi de
trouver rapidement une solution pour soulager la souffrance
intolérable dans laquelle vivent certains autistes et psychotiques qui
s’automutilent. Je commence cette aventure avec une petite patiente
de huit ans qui s’est crevé l’œil en s’automutilant avec son ongle. En
quelques semaines, je constate qu’elle cesse de s’agresser et
s’apaise. L’équipe soignante et moi entreprenons alors d’administrer
ce soin à d’autres enfants, avec le même succès.
Ces résultats assez spectaculaires attirent l’attention de mes
collègues, et je me retrouve pris dans une demande d’explications et
de formation de la part d’autres équipes de soignants confrontées à
la même impuissance vis-à-vis de ces symptômes. Entre 1985
et 1990, je formalise donc la pratique sous forme de publications de
cas cliniques dans diverses revues et livres, et mets au point une
sorte de méthodologie du packing pour les enfants. J’insiste déjà sur
le fait que la technique permet de traiter l’automutilation mais qu’elle
ne guérit pas l’autisme.
Revenu à Angers en 1991, j’éprouve le même choc asilaire qu’au
Mans lorsque j’arrive dans le service de pédopsychiatrie : je retrouve
parmi mes petits patients des enfants autistes qui s’automutilent. Je
renouvelle l’expérience des packs. L’intérêt de cette technique pour
le traitement de certaines formes d’autisme et de psychoses
infantiles se confirme et je continue de former de nombreuses
équipes à leur demande.

Un projet de recherche clinique

Nommé professeur à la faculté de médecine de Lille et chef du


service de pédopsychiatrie au CHU de Lille en 2003, je viens
remplacer un chef de service suspendu de ses fonctions par
l’administration. L’ambiance est morose et le découragement
perceptible. De nombreux postes sont vacants. La région est
également sinistrée sur le plan pédopsychiatrique. Une fois encore,
me voici confronté à des tableaux cliniques d’une souffrance
insoutenable. Aussitôt, je mets en place les packs. Avec l’aide de
l’association culturelle créée au sein du service dès mon arrivée,
j’assure la formation de nombreuses équipes de la région. En 2004,
nous déposons un projet hospitalier de recherche clinique sur le
packing.
Dans l’intervalle, j’inaugure un vaste programme d’enseignement
destiné à relancer une dynamique régionale en pédopsychiatrie : la
création d’un diplôme universitaire « Autisme et TED », puis
« Adolescents difficiles », puis « Psychothérapie institutionnelle »,
puis « Psychothérapie de l’enfant et de l’adolescent », ainsi qu’une
formation au bilan sensorimoteur avec la participation d’André
Bullinger, et je commence à former des professionnels à la méthode
d’observation des bébés selon la méthode d’Esther Bick. Avec
l’association culturelle, nous organisons des congrès sur des sujets
importants tels que le packing, la pataugeoire, les contes en
pédopsychiatrie, la méthode Bick, le psychodrame, la psychiatrie du
bébé avec le groupe Waimh-Francophone, mais également le
Congrès annuel de la société française de pédopsychiatrie sur la
« Psychopathologie de l’enfant et neurosciences ». En 2008, un
programme hospitalier de recherche clinique (PHRC) sur le packing
est enfin accepté et le ministère de la Santé finance notre projet qui
vise à mettre en évidence « l’efficacité thérapeutique du packing sur
les symptômes de troubles graves du comportement, notamment les
automutilations des enfants porteurs de TED/TSA ».
En 2009, les instances éthiques et scientifiques acceptent le projet
hospitalier de recherche clinique sur le packing. Trois ans de travail
plus tard, mon équipe et moi sommes toujours dans l’attente de
pouvoir inclure un nombre suffisant d’enfants dans ce travail de
recherche, des actions conduites par des détracteurs du packing
étant venues nous en empêcher.
Déroulement d’une séance de packing

Faire un pack à un enfant consiste à l’envelopper, en sous-


vêtements, dans des serviettes préalablement trempées dans une
eau à dix degrés puis essorées. L’enveloppement doit se faire
rapidement et nécessite quatre soignants. D’abord, l’on entoure
chacun de ses membres dans l’une de ces serviettes, puis une
grande serviette maintient les bras serrés contre le tronc et une
autre les jambes bien serrées l’une contre l’autre, et enfin un drap
assure la cohésion de l’ensemble. Le corps est alors enveloppé
dans un tissu imperméable jusqu’à hauteur du cou, puis recouvert
d’une ou deux couvertures chaudes. Emmailloté de la sorte, il
connaît un réchauffement rapide. La séance dure entre 30 et 60
minutes. Passé ce temps, l’on prévient l’enfant que l’on va le
désenvelopper, ce que l’on fait tout doucement. Il arrive que l’on
prolonge le soin par un massage à l’eau de Cologne, avant de
proposer une collation à l’enfant. Tout au long de la séance, deux
soignants se tiennent de chaque côté du visage du petit patient de
façon à être accessibles à son regard ; quelquefois, un troisième se
tient aux pieds de l’enfant. L’équipe peut compter jusqu’à six
personnes lorsqu’il y a nécessité de faire plusieurs séances de
packing par semaine. Après chaque séance est réalisé un compte
rendu écrit qui s’inspire de la technique de l’observation directe des
bébés inventée par Esther Bick.
Le packing est un traitement qui est prescrit à des enfants
souffrant, dans la plupart des cas, de pathologies
pédopsychiatriques chroniques. Il ne peut donc se réduire à une
prestation ponctuelle et doit parfois durer plusieurs semaines ou
plusieurs mois. Le rythme des séances peut varier de une à sept
séances hebdomadaires. Quand ils le souhaitent, les parents
peuvent assister à quelques-unes de ces séances. Ils sont alors très
touchés de voir la qualité relationnelle qui s’y déploie.
Par le serrage et le saisissement par le froid suivi du
réchauffement rapide, le packing exerce une véritable fonction de
rassemblement de l’enfant en lui faisant sentir les « bords » de son
corps. La présence attentive des soignants placés autour de lui lui
procure le sentiment d’être entouré et protégé. Ce double entourage
permet, lorsque l’enfant peut parler et échanger à partir de ses
sensations, une mise en récit de sa vie psycho-affective : il peut se
remémorer ses souvenirs et réfléchir sur son histoire. Lorsqu’il ne
peut pas parler ou qu’il a des difficultés à le faire, les signes
élémentaires qu’il présente sont alors accueillis et commentés par
les soignants qui proposent d’instaurer une relation à partir de ceux-
là : sur le mode de la communication partagée avec un bébé sans
langage, on imite une grimace, une vocalisation, un bruit de gorge,
un regard, on rassure d’une pression sur une partie du corps.

Le lien entre packing et psychanalyse

La relation entre l’équipe qui pratique le pack et le petit malade


étant amenée à durer un temps certain, une réflexion sur ce qui se
joue et ce qui est mis en œuvre sur le plan des processus
psychiques au sein de cette relation doit impérativement être menée.
À côté d’un effet physiologique certain, cette réflexion peut être
éclairée par plusieurs théories psychopathologiques mais, dans la
pratique, la psychanalyse reste la meilleure approche, à la condition
de l’utiliser de façon pertinente à partir des travaux des
psychanalystes ayant pris en charge des personnes autistes et
psychotiques. Autrement dit, il ne s’agit pas de faire de la séance de
packing une séance de psychanalyse, mais d’accepter l’idée que la
psychanalyse permet de penser ce qui peut s’y passer, en
respectant l’enfant comme principal sujet du travail considéré et en
aidant les soignants qui prêtent leur appareil psychique à cet enfant
à faire la part des choses entre l’expérience qu’ils partagent avec lui
et leur vie psychique propre, qui doit être préservée.
C’est ainsi que nous retrouvons ce que l’on appelle le « circuit
phorique ». De manière générale, l’on entend par fonction phorique,
celle qui consiste à porter les patients tout le temps qu’ils ne peuvent
se porter eux-mêmes, sur le plan aussi bien physique que
psychique. Dans le cas présent, cette fonction consiste à accueillir
l’enfant autiste automutilateur dans un packing et à accompagner ce
dispositif de notre attention psychique soutenue. Lorsque des
soignants accueillent la pensée d’un enfant malade, les signes de
souffrance psychique que celui-ci leur adresse (consciemment et
inconsciemment) se déposent dans leur esprit au fur et à mesure
que des liens se tissent entre eux. L’on dit alors de ces soignants
qu’ils assurent une fonction sémaphorique : c’est-à-dire qu’ils
deviennent les porteurs des signes de souffrance psychique de cet
enfant.
Enfin, au sortir de sa séance, l’enfant est accompagné auprès de
ses parents, ou d’autres soignants, tandis que les membres de
l’équipe se réunissent pour échanger au sujet des événements
survenus au cours de cette séance. En apportant du sens à ce qui a
été vécu, les soignants assurent alors une fonction métaphorique. Il
s’agit pour chacun de travailler son contre-transfert, c’est-à-dire sa
relation au malade, laquelle fait écho au transfert (lien) que celui-ci
instaure de son côté avec chaque soignant. Ces contre-transferts
permettent de mieux se représenter la place qu’attribue l’enfant à
chaque soignant et, ce faisant, d’adapter le rôle de chacun auprès
de lui.

Un traitement au long cours : le cas d’Olivier

Olivier, six ans, est un enfant autiste qui « joue » à frapper la


partie postérieure de son crâne contre le mur de sa chambre dans
un mouvement ample de tennisman au service, impassible à chaque
choc. Ce sont ses parents qui viennent me demander d’entreprendre
un packing pour leur fils : ils ont entendu parler des bienfaits de ce
soin par d’autres parents dont l’enfant présentait des signes
comparables.
Après avoir examiné Olivier, nous commençons le traitement par
deux séances hebdomadaires de packing.
Olivier est par ailleurs scolarisé dans un institut médico-éducatif
(IME) : en raison de l’impossibilité de lui faire réaliser quoi que ce
soit, cet institut est en passe de l’orienter vers un autre
établissement. Mais, avec les séances de packing, très vite l’état
d’Olivier s’améliore et nous demandons à l’IME de différer son
exclusion. Il finit par accepter de continuer à l’accueillir deux demi-
journées par semaine. Beaucoup plus détendu, Olivier se montre
alors capable d’intérêt pour les activités éducatives proposées
(cuisine et jardinage). Les parents, qui avaient été obligés de
modifier leurs emplois du temps professionnels pour se consacrer à
leur fils, constatent l’amélioration évidente de son état clinique. Sa
mère reprend son travail, le père restant quelque temps en
disponibilité pour assurer l’organisation des journées d’Olivier.
Après avoir reçu le petit frère et la grande sœur d’Olivier, je
constate que l’équilibre familial reste cependant fragile. Je propose
alors d’intensifier le packing en passant à quatre séances
hebdomadaires. Les effets positifs se font très vite sentir dans la vie
quotidienne. Les éducateurs de l’IME acceptent d’accueillir Olivier à
mi-temps toute la semaine, sauf le mercredi. Quatre jours par
semaine, celui-ci partage donc son temps entre sa séance du
packing du matin et ses après-midi à l’IME. En quelques mois, son
état s’améliore assez pour que nous revenions à deux packs
hebdomadaires, puis à un seul.
Aujourd’hui, Olivier est scolarisé à temps plein dans son
établissement éducatif ; je le reçois régulièrement avec ses parents
en consultation. Lorsqu’il traverse des moments d’angoisse
particulièrement vive, il lui arrive de reprendre ses grands gestes de
tennisman, mais sans se frapper la tête. Et il a appris à s’apaiser
tout seul et de manière rapide en s’enveloppant dans une
couverture, quel que soit le lieu où il se trouve.
À l’occasion de son départ de l’institut médico-éducatif pour
l’institut médico-professionnel (IMPRO), Olivier m’a envoyé une
carte postale. Elle représente un facteur qui, partant en tournée,
découvre ahuri que son vélo est en pièces détachées. Les parents
m’ont expliqué que lorsque Olivier avait vu cette carte postale chez
un marchand de journaux pendant les grandes vacances, il avait tout
de suite déclaré qu’il fallait me l’envoyer. L’équipe soignante y a vu le
compte rendu de sa prise en charge.

Le temps de la haine

Une attaque hors règles


En avril 2007, la diffusion d’un film sur le packing réalisé dans le
service de Pierre Lafforgue à La Pomme bleue (Bordeaux),
déclenche des réactions hostiles sur les forums de discussion sur
Internet. Certains parents concluent à une maltraitance et à une
barbarie de la part des soignants sur les enfants.
Le président d’une association de parents d’enfants autistes
(Vaincre l’autisme) décide de faire interdire la pratique du packing, la
jugeant contraire à ses idées par principe : il déclare en effet
« n’avoir jamais assisté » et ne vouloir jamais assister à une pratique
qu’il assimile à de la maltraitance. Pour parvenir à ses fins,
l’association organise diverses manifestations spectaculaires
destinées à attirer l’attention des médias. Lors de la Journée
mondiale de l’autisme en 2009, le président est reçu au ministère de
la Santé où il demande un moratoire sur le packing. Lors du discours
d’inauguration d’un institut médico-éducatif, le 29 mai 2009, la
secrétaire d’État à la Solidarité, Valérie Létard, déclare soutenir les
positions de l’association Vaincre l’autisme. L’on assiste alors à un
embrasement de la haine : de nombreux courriers demandant l’arrêt
immédiat des soins sont envoyés par la Poste aux directeurs
d’hôpitaux et sur les forums internet, des menaces sont proférées à
l’encontre de ceux qui n’obéiraient pas.
Plutôt que de céder à la pression, la ministre de la Santé Roselyne
Bachelot rejette le moratoire et demande, le 30 juin 2009, un avis au
Haut Conseil de la santé publique. Un an plus tard, et plus
exactement le 6 juin 2010, cette instance rend un avis favorable à la
pratique du packing, à la condition de suivre les modalités
d’application définies dans le programme hospitalier de recherche
clinique que mon équipe et moi-même avons mis en place.
Outrés par la décision du Haut Conseil, plusieurs grands
scientifiques (Baron-Cohen, Rutter, Lord) dont les travaux sur
l’autisme font autorité, signent une lettre d’opinion. Cette lettre paraît
51
en février 2011 dans une revue internationale , sous le titre
« Against the Packing ». La rédaction de cette revue refuse de
publier mon droit de réponse intitulé « Again the Packing », au motif
d’un manque de place.
En mars 2011, lors d’une réunion à Glasgow, le professeur
Gillberg, l’un des auteurs de cette lettre et président du comité
scientifique de Vaincre l’autisme, lance un manifeste déclarant le
packing contraire à la déontologie. Une marche contre le packing est
organisée pour la journée du 2 avril. Certains en profitent pour faire
pression auprès d’une autre revue internationale, le Journal of
physiology-Paris, demandant le retrait d’un modeste article intitulé
« Towards a Dialogue Between Psychoanalysis and
52
Neurosciences », dans lequel j’expose ma position de
pédopsychiatre intégratif. Manque de chance : j’ai eu la mauvaise
idée d’entrer le mot « packing » dans les mots clés. Malgré les
menaces proférées par les anti-pack, la rédaction de la revue refuse
cependant de retirer mon article de son site.
Mais le pire reste encore à venir. Quelques jours plus tard, le
président de Vaincre l’autisme écrit à mon directeur du CHU de Lille
ainsi qu’à celui de mon confrère le professeur David Cohen,
pédopsychiatre à la Pitié-Salpêtrière, pour les mettre en demeure de
répondre aux questions qu’il se pose concernant l’utilisation des
fonds publics dans les cadres hospitaliers et universitaires, laissant à
entendre que la pratique du packing serait une manière de détourner
l’argent du contribuable. Il adresse des doubles de ses lettres au
conseil régional et à la mairie de Lille de façon à discréditer mes
actions et mes recherches.
Un sommet en matière de diffamation est atteint lorsque David
Cohen et moi sommes assignés par l’association devant le Conseil
de l’Ordre pour « manquements graves à l’éthique médicale ».
Pendant ce temps, sur Internet, tout n’est que ragots, rumeurs et
53
calomnies. L’affaire est relayée par des médias étonnamment
complaisants à l’égard des anti-packing. La sortie d’un documentaire
vient mettre le feu aux poudres. Il s’agit du film de la cinéaste Sophie
Robert, connue pour ses positions hostiles à Freud, à la
psychanalyse et à ses héritiers. Ce film prétend rendre compte de la
« perversion et de la nullité psychanalytique » au travers d’interviews
montées de façon à ridiculiser ceux qui y interviennent. Pour l’auteur,
tout est bon pour discréditer encore et toujours la psychanalyse et
glorifier l’approche comportementaliste de manière simpliste et
simplificatrice.
Moyennant quoi, des scientifiques peu scrupuleux s’emparent de
tous les arguments possibles pour justifier la demande d’interdiction
du packing auprès des membres de la Haute Autorité de Santé et
des politiques en charge du dossier, lors du travail préparatoire aux
recommandations. Résultat : le 8 mars 2012, le couperet tombe. La
Haute Autorité de Santé classe dans ses recommandations le
packing comme une technique « formellement contre-indiquée,
même à titre exceptionnel, sauf dans le cadre du programme
hospitalier de recherche clinique » menée au CHU de Lille.
Le 12 avril 2012, David Cohen et moi sommes convoqués devant
le Conseil de l’Ordre des médecins. L’affaire est classée sans suite,
mais le mal est fait puisque la Haute Autorité de Santé (HAS),
réputée pour ses positions dictées par la science, a pris fait et cause
pour la calomnie contre la clinique.
Dans ce contexte, inutile de dire que le programme hospitalier de
recherche clinique sur le packing validé en 2009, qui devait pouvoir
apporter des éléments de réponse concrets de type Evident Based
Medicine (EBM), se retrouve désormais et par principe bien en peine
de prouver quoi que ce soit, puisque cela suppose de demander à
des parents de laisser participer leur enfant à une expérience portant
sur l’efficacité d’une méthode interdite ! Mais les inclusions récentes
me permettent de penser que nous allons mener à bien cette
recherche.
Cela dit, notons qu’à ce jour, il n’existe toujours aucune publication
nationale ou internationale démontrant l’inefficacité ou la nocivité du
packing. En revanche, il existe des articles parus dans les
publications internationales qui montrent l’intérêt du packing dans les
pathologies évoquées plus haut.

Après le choc, les réactions

D’abord interloqués par la violence culpabilisante de l’attaque


contre le packing, puis révoltés par l’impossibilité de pouvoir
exprimer leur position dans le cadre d’un débat respectueux, des
parents d’enfants ayant été « packés » ont décidé de faire état de
leurs expériences. Surtout lorsque la parution des recommandations
de la HAS a fait apparaître que leurs avis favorables n’avaient pas
été pris en compte, contrairement à ceux des détracteurs. Ils ont
alors créé l’association Alics (Association pour la liberté de choix des
soins, www.aufildeletre.fr), destinée à recueillir tous les témoignages
de prise en charge d’enfants autistes, et particulièrement les
expériences de packing. De même, nombre de professionnels de la
pédopsychiatrie ont refusé d’en rester là alors que tout ou presque,
dans le catalogue des accusations, relève de la calomnie pure et
simple.
De fait, si mon collègue David Cohen et moi-même n’avions pas
bénéficié du soutien massif de ces associations professionnelles et
de ces parents qui se sont engagés à défendre le packing ; si la
manifestation nationale convoquée par l’association Vaincre
l’autisme avait regroupé plus de vingt-cinq personnes devant le
Conseil de l’ordre du Nord le 12 avril 2012, cette comparution aurait
pu prendre un tour bien plus dramatique pour mon collègue comme
pour moi. Lors de la comparution, j’ai pu observer de mes propres
yeux la construction imaginaire sur laquelle repose la haine absolue
de la psychanalyse, une haine qui dépasse la seule technique du
packing.
C’est la raison pour laquelle il me paraît désormais évident que
l’interdiction illégitime du packing par la Haute Autorité de Santé
n’est que le premier maillon d’une longue suite de procédures
hostiles à venir et portant sur toutes les formes de soins proposés
par les pédopsychiatres intégratifs et leurs équipes. Autrement dit, si
la psychanalyse et la psychothérapie institutionnelle ont échappé
pour cette fois au « massacre des innocents », passant du statut de
« non recommandées » à celui de « non consensuelles » – et ce, au
cours d’une tractation dont tout laisse à penser que c’est au final le
packing qui en a fait les frais – tout porte à croire que cela n’est que
partie remise.

Ce que révèle l’interdiction du packing

Le début d’une nouvelle ère


Nous sommes entrés dans une nouvelle ère de nos pratiques et
de nos réflexions, en pédopsychiatrie en général, et sur l’autisme en
particulier. Il a fallu que certaines associations de parents se
focalisent sur cette technique d’enveloppements humides en la
désignant comme le symbole de l’oppression psychanalytique
exercée sur l’enfant autiste, pour que se rallient à cette position
intégriste et sans aucun fondement pratique ou théorique plusieurs
associations et groupes de pression se prétendant représentants
exclusifs de cette grande nébuleuse des troubles envahissants du
développement/troubles du spectre autistique (TED/TSA). À partir de
cet enchaînement stratégiquement déterminé par les opposants à
une pratique pédopsychiatrique commune à une grande partie des
équipes françaises, la logique de l’exclusion progressive a fait son
chemin, aboutissant à la menace puis à l’interdiction de fait de cette
pratique dans la pédopsychiatrie contemporaine.
La pédopsychiatrie doit intégrer les avancées des sciences
fondamentales dans ses pratiques et ses réflexions, et elle le fait de
plus en plus. Mais elle ne peut se réduire à cette partie « dure » car
elle comporte un aspect non négligeable, celui dont devraient
continuer de se préoccuper toutes les sciences médicales : l’aspect
relationnel, fortement influencé par les sciences humaines. Dans ce
domaine, l’apport psychanalytique a été et reste considérable en
matière d’humanisation des pratiques. Le nier renvoie à une histoire
de la psychiatrie et de la psychologie d’avant Freud, et rejette aux
poubelles de l’Histoire les concepts fondamentaux qui ont permis de
changer la face des prises en charge des maladies mentales,
notamment le concept de transfert.
Il n’a jamais été question pour moi de refuser la responsabilité que
certains psychanalystes – ou supposés tels – ont dans cette affaire
lorsqu’ils énoncent ou accréditent l’idée que la mère pourrait être ou
devenir une cause directe de l’autisme de ses enfants. Ceux qui me
connaissent savent que j’ai toujours combattu cette idée réductrice.
Mais ce n’est pas parce qu’un chirurgien a fait une erreur sur un
patient lors d’une opération qu’il faut demander la suppression de la
chirurgie.
Après avoir longtemps été les seuls à assumer la prise en charge
des enfants autistes, après avoir sensibilisé puis formé nos équipes
de pédopsychiatrie à ce sujet considérable ; après avoir organisé
des conditions humaines et cohérentes pour accueillir et soigner ces
enfants ; après avoir donné de notre personne sans compter, nous
voici devenus, au prétexte de notre formation, de notre culture et de
nos pratiques psychanalytiques, les objets haïs de quelques parents
blessés et de scientifiques en mal de reconnaissance, doublés de
personnels politiques surfant sans honte et avec une démagogie
cynique sur la souffrance humaine des enfants atteints et de leurs
parents.
Les soignants, sidérés par l’ampleur des attaques, par le mépris
affiché pour les équipes de service public, par le montage pseudo-
scientifique des recommandations de la HAS, asphyxiés par les
torrents de boue répandus sur la pédopsychiatrie et plus
particulièrement sur certains de ses acteurs, épuisés par le nombre
chaque jour croissant des demandes de consultation et de soins
pour des enfants dont tout le monde reconnaît aujourd’hui le
mauvais état de santé mentale, sont dans un moment préoccupant
pour leur avenir à court et à long terme.
Ceux qui ont travaillé depuis des dizaines d’années à soigner les
personnes schizophrènes puis les enfants autistes et psychotiques –
j’insiste sur le terme de psychose infantile que certains ont fait
disparaître avec une désinvolture coupable – savent à quel point
cette mission d’être tous les jours sur le pont, quel que soit le temps,
à affronter les difficultés de tel enfant, la rechute de tel autre,
l’agressivité d’un partenaire ou le désespoir d’un parent, est difficile.
C’est dans ce fragile équilibre entre les avancées indéniables des
prises en charge de nombreux enfants, les avancées passionnantes
dans la compréhension psychopathologique des autismes et des
psychoses infantiles, et les découvertes non moins passionnantes
sur les neurosciences du cerveau social que se situe l’avenir de
notre profession.

Continuer à proposer des soins thérapeutiques sur mesure

Face à la capacité de nuisance et de désinformation dont savent


faire preuve les pourfendeurs du packing, je suis rassuré par le fait
que les parents des enfants que mon équipe et moi soignons ne
nous ont jamais retiré leur confiance. Nous continuons de proposer
des soins « sur mesure » qui tentent d’intégrer les différents aspects
nécessaires à la prise en charge des enfants : l’éducatif toujours, le
pédagogique si possible et le thérapeutique si besoin. Mais, dans
tous les cas, ce sont les souhaits des parents qui priment
concernant cette prise en charge. Certains souhaitent confier à des
éducateurs spécialisés dans telle ou telle méthode l’éducation
complémentaire de leur enfant. Pendant quelques décennies, le
54
programme TEACCH semblait répondre à ces demandes. Puis,
plus récemment, d’autres méthodes ont été importées en France,
comme les thérapies ABA, Floortime ou des 3 i.
55
La méthode ABA (Applied Behavior Analysis), qui bénéficie de
puissants soutiens fondés sur des résultats surestimés, a été
encensée par quelques figures médiatiques : cela lui vaut d’être
considérée comme la seule technique qui permettrait aujourd’hui les
progrès des enfants autistes. Dans ses dernières recommandations,
la Haute Autorité de Santé s’est elle aussi prononcée très en sa
faveur. Sans tenir compte des critiques émises par des scientifiques
reconnus. Une analyse sérieuse de la littérature (Shea, Dawson,
Mottron) met en effet en évidence l’exagération des résultats
obtenus. Et dans certains États d’Amérique du Nord, des adultes
porteurs du syndrome d’Asperger intentent aujourd’hui des procès
contre elle pour maltraitance éducative au cours de leur enfance.
Quand des parents n’ont pas encore choisi le style de méthode
éducative qu’ils souhaitent pour leur enfant, je leur propose de se
56
renseigner auprès de personnes-ressources compétentes , tout en
leur assurant que la bonne méthode sera celle qu’ils choisiront. La
seule chose qui compte à mes yeux – et qui n’est d’ailleurs pas
toujours réalisable en raison des positions dogmatiques qu’adoptent
certains professionnels –, c’est de pouvoir travailler avec les
éducateurs qui côtoient l’enfant, et partager régulièrement avec eux
et les parents nos points de vue. Dans bien des cas, il s’avère
intéressant qu’éducateurs et soignants se rencontrent pour échanger
sur l’évolution de l’enfant : ces échanges permettent d’ouvrir des
pistes négligées. De plus, les parents ont la forte impression que les
professionnels travaillent ensemble autour de leur enfant et cela
constitue une contenance efficace dans sa prise en charge.
Sur le plan pédagogique, il est important de ne pas attendre que
l’enfant soit « guéri » pour l’envoyer à l’école. Beaucoup
d’expériences d’accueil d’enfants autistes avec les autres enfants
réalisées en école maternelle, à condition d’en adapter le cadre, sont
plutôt profitables. La loi de 2005 sur le handicap à l’école, qui facilite
l’intégration scolaire des enfants atteints de troubles envahissants du
développement (TED), est une avancée importante. Là encore, il
s’agit de prévoir, en plein accord avec les parents, un dispositif
articulant le travail de l’instituteur avec celui de l’éducateur.
L’éducation entreprise par les parents et l’éducateur à la maison
porte en effet sur des consignes éducatives partagées : lorsque
l’enfant se retrouve dans un nouvel élément – l’école –, il ne peut
que bénéficier du partage de ces savoirs éducatifs entre tous les
adultes qui s’occupent de lui. Si ses capacités cognitives sont
normales, il est intéressant de l’accueillir dans une école ordinaire,
quitte à y adapter les conditions, pour qu’il puisse profiter d’un
groupe de pairs avec qui les rapports interactifs et
communicationnels seront des objets de travail éducatif et
pédagogique. En revanche, s’il est déficient, il est important que
l’établissement médico-social qui correspond à son niveau puisse
devenir son lieu d’apprentissage éducatif et pédagogique. Le
médico-social prend ici une place déterminante pour les enfants
autistes, car il permet d’accueillir tous ceux qui ne peuvent rester
sans dommage à l’école.
Enfin, lorsque l’enfant continue à présenter des signes de
souffrance psychique importants, un traitement thérapeutique doit
être proposé aux parents. Plusieurs possibilités leur sont offertes,
que ce soit des soins en ambulatoire à l’hôpital de jour, ou des
« formules mixtes », couplant le pédagogique et le soin en
pédopsychiatrie. Dans le cadre des secteurs de pédopsychiatrie, les
différents aspects sont pris en compte afin de réaliser un projet
intégratif. L’enfant est accueilli sur des ateliers thérapeutiques
(poney, piscine, dessin, peinture, danse, pataugeoire, etc.), il
participe à des prises en charge éducatives ou rééducatives en
57 58
individuel (orthophonie, méthode PECS , programme Makaton ,
habiletés sociales, psychomotricité), et quand cela s’avère possible,
il s’engage dans des psychothérapies plus intensives.
Plutôt que de vilipender ces formes de prises en charge
thérapeutiques au motif qu’elles seraient psychanalytiques, et à
condition qu’elles soient menées par des professionnels qualifiés, il
serait intéressant de constater les grands bienfaits que ces
approches, spécifiques de l’enfant autiste, lui apportent. De surcroît,
ces expériences n’ont de cesse d’apporter de nouveaux éléments de
connaissance qui se révèlent très utiles pour la compréhension
d’une souffrance psychique singulière. Certes, la démagogie actuelle
consiste à soutenir l’idée que ces méthodes n’ayant pas été
évaluées, elles n’ont aucun effet thérapeutique. Il s’agit là d’un
sophisme. En fait, les résultats de ces travaux sont en passe d’être
publiés (Thurin, Haag). Cela devrait permettre de rendre toute leur
importance à ces formes de prise en charge et de sortir du
processus de disqualification de la pédopsychiatrie.

Notes

.
49 Pous G. et al. (1974), « Le pack », L’Information psychiatrique, 50, p. 23-32.
50. Cette revue publiait des articles consacrés au pack depuis 1966.

51. Journal of the American Academy of Child and Adolescent Psychiatry, no 2,


vol. 50.
.
52 Volume 105, issues 4-6, p. 220-222, décembre 2011.
53. Heureusement, quelques journalistes dont Éric Favereau (Libération) et

Catherine Vincent (Le Monde) prennent notre défense suite aux manifestations
publiques organisées par nos amis psychiatres du « collectif des 39 ».
.
54 La méthode TEACCH (Treatment and Education of Autistic and Related
Communication Handicapped Children, ou Traitement et éducation des enfants

autistes ou souffrant de handicaps de communication apparentés) a été élaborée


en 1971 par Eric Schopler et ses collaborateurs de l’Université de Chapel Hill en
Caroline du Nord. Son but est de développer l’autonomie de la personne autiste à
tous les niveaux et de fournir des stratégies pour la soutenir dans son milieu

familial et scolaire, sa communauté ou son environnement social.


.
55 La méthode ABA a été découverte par Ivar Lovaas. Son programme est un
programme de stimulation précoce, conçu en fonction des enfants autistes.
Structuré et intensif, il est basé sur des théories comportementales et découlant

de l’observation directe de jeunes élèves.


Au début des années 1960, Ivar Lovaas, un psychologue-chercheur, a entrepris
plusieurs études exploratoires analysant les effets du langage sur le
développement moteur des enfants. C’est en poursuivant ces recherches qu’il est

amené à côtoyer des jeunes en proie à des troubles envahissants du


développement, ainsi que des enfants autistes. Dans le but d’accroître leurs
facultés d’apprentissage, il expérimente alors auprès d’eux des méthodes

inspirées de l’analyse comportementale de Skinner (1959). Devant le constat


d’améliorations perceptibles, Lovaas poursuit ses recherches avec une approche
expérimentale et son traitement s’érige rapidement autour de l’application des
principes du conditionnement opérant (utilisation de renforcements et de

punitions). De 1965 à 1972, il se concentre principalement sur l’identification de


variables inhérentes à un traitement efficace de l’autisme.
.
56 Les Centres Ressources Autisme sont les instances les mieux placées pour
ce faire.

.
57 Le PECS (Pictures Exchange Communication System) est une méthode issue
de l’Approche pyramidale de l’éducation, permettant à des personnes ayant une
incapacité à la parole de pouvoir communiquer d’une manière fonctionnelle et
autonome. Ce système de communication par échange d’images a été développé

en 1985 dans le cadre d’un programme éducatif proposé à des enfants avec
autisme du Delaware (USA) par le docteur Bondy et L. Frost.
.
58 Le programme Makaton a été mis au point en 1973-1974 par Margaret

Walker, orthophoniste britannique, pour répondre aux besoins d’un public


d’enfants et d’adultes souffrant de troubles d’apprentissage et de la
communication. C’est un programme d’aide à la communication et au langage,
constitué d’un vocabulaire fonctionnel utilisé avec la parole, les signes et/ou les
pictogrammes. Les signes et les pictogrammes illustrent l’ensemble des concepts.

Ils offrent une représentation visuelle du langage, qui améliore la compréhension


et facilite l’expression. La diversité des concepts permet rapidement de favoriser
les échanges, en accédant à l’ensemble des fonctions de la communication :
dénommer, formuler une demande ou un refus, décrire, exprimer un sentiment,

commenter…
V

La guerre des classifications

C’est à l’initiative du pédopsychiatre et psychanalyste Roger


59
Misès que l’on doit la classification française des troubles mentaux
de l’enfant et de l’adolescent (CFTMEA).
Contrairement aux classifications américaines (type CIM 10 ou
DSM IV), le système de classification français n’est pas seulement
une recension des différentes pathologies pédopsychiatriques : il
offre aussi une lecture structurale des symptômes. Cela signifie que
ceux-ci sont resitués dans une histoire de la maladie qui ne se
contente pas de classer un enfant en vue de lui proposer un
traitement standardisé, mais, bien au contraire, de rendre possible
une prise en charge individualisée de sa maladie. Autrement dit, la
lecture structurale d’une maladie permet aux soignants de
comprendre la manière dont l’enfant habite ses symptômes. Et par là
donc, d’accéder avec lui à une relation transférentielle.
Depuis une quinzaine d’années cependant, c’est la lecture
strictement symptomatique des classifications internationales qui
l’emporte à l’heure de poser un diagnostic. Dans cette approche,
l’enfant cesse d’être le sujet de sa maladie : il n’est que le support
d’un symptôme qu’il s’agit d’éradiquer.

L’autisme et les troubles envahissants du développement


(TED/TSA)

Contrairement à l’idée répandue, l’autisme n’est pas un bloc


monolithique qui appelle une solution unique : c’est une galaxie
complexe qui comporte de multiples formes cliniques. Ces formes
cliniques reposent sur des psychopathologies plurielles qui
nécessitent des recours individualisés en fonction de tous ces
éléments spécifiques à un enfant. Si une démarche générale peut
être dégagée en matière de diagnostic et de bilan, la prise en charge
répond à une logique typiquement médicale au cas par cas. C’est
dans cet espace que s’impose la nécessité de la réflexion
psychopathologique pour les soignants qui vont prendre en charge
l’enfant, et plus précisément à la lumière de la psychanalyse et de la
psychothérapie institutionnelle.
Le pédopsychiatre Léo Kanner s’est attaché à décrire l’autisme
infantile en 1943, à partir de onze cas d’enfants présentant des
signes cliniques d’isolement comparables (toutes proportions
gardées) à l’autisme décrit par Bleuler en 1911 chez les personnes
schizophrènes. Contrairement à l’autisme des adultes, qui survient
secondairement lorsque le délire des patients (qualifié de paranoïde)
et leur comportement les éloignent progressivement des autres par
leur bizarrerie et leur étrangeté, s’agissant des enfants, Kanner
spécifie bien que le processus autistique survient très tôt – voire dès
le début de la vie –, affectant de ce fait de manière grave leur
développement. Il décrit ses deux signes cardinaux : aloneness (le
retrait jusqu’à l’isolement) et sameness (rien ne peut changer dans
le cours des choses sans déclencher de grandes angoisses), et
quelques signes tels que les troubles du langage et les stéréotypies
gestuelles et comportementales. Le syndrome autistique décrit par
Hans Asperger à la même époque diffère sur la forme, en ce sens
qu’il concerne des enfants scolarisés chez qui le langage et
l’intelligence ont été préservés.
Le classement de l’autisme infantile parmi les psychoses infantiles
revient à Roger Misès. Selon ses critères, en effet, l’autisme infantile
y entre de plein droit en tant que leur forme la plus précoce. Mais ce
n’est pas tout : Misès a montré que l’autisme infantile se différencie
des formes plus tardives de psychoses infantiles non seulement par
sa présentation clinique et l’histoire de son apparition, mais aussi par
les mécanismes psychopathologiques qui en sous-tendent
l’expression clinique, et donc les formes de prises en charge.
Cette réalité clinique a été contestée par les classifications
internationales qui ont fait disparaître la psychose infantile de leur
catalogue.

La tendance DSM

Depuis la fin des années 1980 et avec virulence depuis 1994, les
nouvelles classifications internationales ont envahi l’univers de la
psychiatrie, cherchant à disqualifier la classification française en la
renvoyant à sa proximité avec la pensée psychopathologique et
psychanalytique, et dénonçant sa prétendue non-scientificité.
Ce courant biologisant, qui impose une classification
symptomatique et astructurale, repose sur une philosophie
simpliste : il est inutile de se perdre dans des conjectures partisanes
sur les causes des maladies mentales puisque la seule chose qui
compte, c’est de guérir les symptômes. Exit, dès lors, la question
des liens entre un symptôme et la maladie qui le sous-tend ! La
méthode consiste donc à répertorier les signes des maladies pour
les faire correspondre à des tableaux cliniques qui apparaissent
ensuite par ordre de fréquence statistique. Objectif de cette
approche : faire croire à nos concitoyens qu’il est plus rapide et
efficace d’éradiquer un symptôme que de se pencher sur les raisons
de l’apparition de ce symptôme dans la vie de l’enfant.
Exemple : un jeune garçon présente une instabilité psychomotrice.
Il ne tient pas en place, il n’attend pas qu’on lui donne la parole en
classe, il manifeste des troubles de l’attention. Plutôt que de réfléchir
avec lui et ses parents sur les circonstances d’apparition de cette
difficulté (qui peut être d’origine complexe) puis d’entreprendre un
travail psychothérapique, la tendance « DSM » consiste à lui
prescrire un médicament psychotrope comme le méthylphénidate (la
molécule de la Ritaline®) qui supprime le symptôme. Évitant dès lors
le travail psychique qui aurait permis à l’enfant et à ses parents de
prendre conscience de problèmes existants – et qui ne tarderont pas
à se manifester à nouveau à travers un autre symptôme, même
dans les cas où cette prescription est justifiée.
Très utiles pour la recherche épidémiologique, les classifications
internationales se révèlent totalement inappropriées lorsqu’il s’agit
de définir des soins individuels de qualité : en véhiculant des
données uniquement statistiques, les classifications internationales
homogénéisent la clinique au détriment des particularités
individuelles.
Mais cela ne fait que commencer puisque ces classifications sont
en train d’imposer toute une réorganisation des pathologies
mentales selon leurs nouveaux critères.
C’est ainsi que la psychose infantile a désormais disparu au profit
des seuls troubles envahissants du développement (TED). Dans la
grande famille des TED, l’autisme est devenu la figure centrale de
référence, empiétant sur toutes les autres formes cliniques. Dans ce
cas, deux possibilités se présentent : soit l’enfant est « autiste
typique », soit il présente une « forme affadie d’autisme ». Ce qui
revient à dire que tous les TED sont en quelque sorte des dérivés de
l’autisme.
En effet, les différentes formes de TED décrites par les
classifications internationales type DSM IV sont l’autisme typique,
l’autisme atypique, le syndrome de Rett, le trouble désintégratif,
l’hyperactivité associée à un retard mental et des mouvements
stéréotypés, le syndrome d’Asperger et les TED non spécifiés.
On parle d’autisme typique à propos du modèle décrit en 1943 par
Kanner ; on entend par autisme atypique celui dont certains signes
ou modes d’apparition des troubles sont différents du tableau
typique.
Le syndrome de Rett est une maladie neurodéveloppementale
d’origine génétique qui concerne exclusivement les filles et qui peut
présenter un syndrome autistique entre dix-huit mois et cinq ans.
Le trouble désintégratif caractérise un enfant qui se développe
normalement jusqu’à deux ans environ, puis qui déconstruit ensuite
les apprentissages réalisés jusqu’alors.
Le syndrome d’Asperger, connu du grand public par le film Rain
Man, décrit des enfants présentant des signes d’autisme classiques
mais dont le langage est « normal », et l’intelligence conservée –
voire supérieure dans certains domaines spécifiques –, avec des
troubles psychomoteurs fréquents.
Comme dans toutes les classifications, il est prévu dans les TED
une catégorie « non spécifiés », qui permet d’inclure tous les enfants
qui ne répondent à aucune des descriptions précédentes.
Moyennant quoi, dans ce nouveau schéma simplifié, ces troubles
envahissants du développement « non spécifiés » font figure de
rescapés. Tout semble en effet s’être passé comme si, à défaut de
savoir où les caser, impossibles qu’ils sont à classer selon les
nouveaux critères, on avait décidé de les laisser entrer dans la
grande et noble famille de l’autisme. Là où le bât blesse, c’est
lorsque l’on découvre que ces enfants répertoriés « TED non
spécifiés » sont plus nombreux que les « autistes typiques », et que
cette catégorie recouvre en particulier les psychoses infantiles et les
dysharmonies psychotiques de la classification Misès…
Cela dit, le pire est encore à venir car, courant 2013, ces
classifications déjà réductrices devraient se voir substituer à une
nouvelle version encore plus simpliste. À l’occasion de la mise en
place de la nouvelle classification internationale dominante, le DSM
V, qui devrait prendre le relais du DSM IV, l’on annonce une
transformation de la classification catégorielle des TED en
classification dimensionnelle appelée troubles du spectre autistique
(TSA), Dans cette nouvelle formule, l’enfant sera tout simplement
plus ou moins autiste, et ce sera donc le critère de gravité qui
importera.
La cause génétique du syndrome de Rett étant désormais établie,
celui-ci sera peut-être retiré de la classification psychiatrique, le
syndrome autistique transitoire qui l’accompagne étant dès lors
considéré comme secondaire.
Si le lobbying des associations d’Asperger parvient à ses fins,
c’est-à-dire si ces associations obtiennent des experts la
reconnaissance de l’existence d’une forme de pensée différente des
autres mais non pathologique, le syndrome d’Asperger pourrait lui
aussi être retiré du DSM V.
La modification des critères symptomatiques des classifications
internationales ayant fait entrer dans les TED différentes pathologies
regroupées sous l’étiquette autisme, l’on tendrait à croire que l’on
assiste à une augmentation de cette pathologie, ce qui n’est en
60
réalité pas le cas . En revanche, ce qui a véritablement changé, et
c’est un progrès considérable, c’est la possibilité de faire un
diagnostic précoce chez un certain nombre d’enfants qui n’étaient
pas repérés antérieurement. Les enfants présentant un syndrome
d’Asperger sont à ce titre exemplaires : ils ne présentent pas de
troubles majeurs dans l’apprentissage du langage, seules leurs
difficultés relationnelles se voient, mais celles-ci étaient souvent
mises sur le compte de problèmes psychologiques plutôt que
développementaux. Ce n’était que vers dix ans que le diagnostic
était enfin posé, les délivrant de leur calvaire infantile.
De manière plus générale, il convient de remarquer que
l’extension de la seule problématique autistique à l’ensemble des
TED/TSA pose un problème pour leur prise en charge. Cela est
apparu en pleine lumière à l’occasion de la sortie des
recommandations de la Haute Autorité de Santé (HAS) en mars
2012 : si des résultats font état de certains progrès chez les enfants
autistes traités par des méthodes de type rééducatif, ces progrès ne
concernent en aucun cas les enfants atteints de troubles du
développement non spécifiés. Et pour cause, puisqu’ils ont besoin
de recevoir des soins en rapport avec leur propre psychopathologie,
laquelle a bien peu à voir avec celle des enfants autistes !
Certes, moyennant quarante heures de conditionnement par
semaine, certains enfants ayant bénéficié de prises en charge
précoces ont pu ainsi acquérir les comportements ordinaires de la
vie quotidienne. D’autres ont pu être éduqués par les méthodes
comportementales (TEACH), qui visent à faciliter les rapports entre
l’enfant et son milieu, à lui apprendre à conduire les tâches qui lui
sont demandées de façon toujours identique : elles consistent, par
exemple, à placer un enfant en situation d’apprentissage en isolant
sa table de travail dans un box, de manière à le protéger des
distractions extérieures. De telles méthodes, qui ne font pas l’objet
d’une réflexion psychopathologique suffisante à partir de la clinique,
peuvent convenir à certains enfants mais, à l’inverse, aboutir chez
d’autres à des résultats contraires à ceux attendus. De ce point de
vue, l’extrême diversité des formes des troubles du développement
ne permet en aucun cas de généraliser à tous ce qui peut marcher
pour quelques-uns. Si les méthodes éducatives peuvent suffire à
endiguer les problèmes de comportements présentés par certains,
d’autres enfants, soit parce qu’ils présentent une pathologie plus
grave, soit parce qu’ils sont peu sensibles aux seules méthodes
éducatives, doivent absolument recevoir des soins
pédopsychiatriques appropriés.
Concernant le travail psychique spécifique aux enfants autistes et
autres TED/TSA, il convient de préciser que dans ce cas aussi les
réponses thérapeutiques varient en fonction de la gravité de la
psychopathologie rencontrée. Il est clair, pour la plupart d’entre
nous, que l’enfant névrosé peut être aidé de manière efficace par un
professionnel, à condition toutefois que ce dernier veuille bien tenir
compte du fait qu’un enfant tout seul, cela n’existe pas, et qu’il
accepte donc de recevoir aussi les parents pour travailler avec eux à
partir des questions cruciales. Dès que la psychopathologie
s’alourdit et tend vers les pathologies limites, comme les
dysharmonies évolutives et autres cas complexes, il reste non
seulement utile et indispensable de travailler avec les parents mais
aussi d’augmenter la surface de réparation, c’est-à-dire le temps de
soin avec l’enfant.

61
Les troubles envahissants du comportement (TEC)

À l’instar des « TED », qui regroupent les différentes formes


d’autisme et de troubles apparentés, ce que je propose d’appeler les
troubles envahissants du comportement (TEC) rassemblent les
différentes problématiques mettant en jeu le mouvement, la
conduite, le comportement, et, de manière plus générale, l’appareil
musculaire de l’enfant dans son ensemble.
Ce sont d’abord les cliniques du mouvement et de l’« hyper-
mouvement », instabilité psychomotrice ou THADA.
Les classifications internationales parlent de THADA pour définir
une pathologie que la classification française recense sous le terme
d’instabilité psychomotrice. De nouveau, deux concepts s’affrontent.
Selon le DSM IV et le CIM 10, le trouble de l’hyperactivité avec
déficit de l’attention se caractérise par trois séries de signes
appartenant à l’inattention, à l’hyperactivité et à l’impulsivité, qui
entraînent une altération cliniquement significative des
fonctionnements familiaux et scolaires. Comme nous l’avons déjà
vu, il s’agit d’une logique de description athéorique des symptômes,
dont les principes généraux sont peu accordés à la problématique
d’êtres en développement.
Selon la CFTMEA, l’instabilité est double : motrice et psychique.
S’y ajoutent des symptômes associés : angoisse, agressivité, labilité
émotionnelle, faible investissement du langage, vulnérabilité
somatique. L’approche se veut structurale, c’est-à-dire mettant en
lien les symptômes présentés par l’enfant avec la structure sous
jacente, afin de mieux appréhender les indications de soins à
proposer à l’enfant en développement.
Quelle que soit la classification retenue, il va de soi que les
enfants concernés par cette pathologie se servent de leur corps pour
exprimer leurs affects, leurs désirs, leurs frustrations, et ce, de façon
directe ou inconsciente. Exemple : si l’instituteur pose une question
en classe et que l’élève répond directement sans avoir demandé à
prendre la parole, l’on peut dire que son corps parle plus vite que
son esprit.
Autre exemple : quand un enfant est envahi par des sentiments
dépressifs, ses moyens de défense le « poussent » à bouger tout le
temps pour ne pas couler. Dans les deux cas, la pensée est
contournée, le corps traduit en actes ou en mouvements les
angoisses sous-jacentes.
En deuxième lieu, concernant les différentes cliniques de l’agir, les
deux lectures s’opposent une fois encore à l’heure de définir si
celles-ci relèvent des troubles des conduites ou des troubles du
comportement.
Le DSM IV, qui parle de troubles des conduites, part d’une
approche descriptive astructurale et rassemble les conduites
répétitives et persistantes qui bafouent les droits fondamentaux
d’autrui – telles que les agressions envers les personnes et les
animaux, la destruction de biens matériels, la fraude, le vol ou les
violations graves des règles établies –, et aboutissent à des
perturbations cliniquement significatives sur les plans familiaux et
scolaires.
La CFTMEA, qui parle de troubles du comportement, propose une
approche psychodynamique du symptôme à partir des conduites
agressives, – vol, mensonge et fugues. Là encore, les enfants
concernés font d’un acte le support d’une pensée ou de paroles qui
ne peuvent pas se dire. Lorsqu’un enfant, qui vient d’être rappelé à
l’ordre par son parent et qui considère que ce n’était pas juste, se
« venge » modérément sur sa petite sœur, nous sommes dans les
variantes de la normale. En revanche, lorsqu’un enfant fait de
l’agressivité son seul mode de relation aux autres, ce signe peut
évoquer un trouble des conduites ou du comportement. Reste alors
à élucider la cause de cette agressivité : si celle-ci est liée au fait
que cet enfant est maltraité dans sa famille, l’analyse de sa situation
ne sera pas identique à celle d’un enfant n’étant pas maltraité.
Même si, dans les deux cas, l’enfant utilise l’agressivité à la place
des mots. Son système musculaire devient le vecteur par défaut du
message à transmettre.
Il ressort de ces descriptions cliniques que les « troubles
envahissants du comportement » sont principalement véhiculés par
l’appareil musculaire de l’enfant et destinés à la satisfaction de ses
désirs immédiats.
La grande bifurcation du muscle à la parole est une autre manière
de parler que Freud a racontée dans les Essais de psychanalyse en
1920, en découvrant par l’observation de son petit-fils la fabrication
des représentations dans le fameux jeu de la bobine. L’enfant joue et
rejoue les scènes de frustration, et les articule avec des éléments de
langage qui préparent les futures sublimations. Moyennant quoi, il ne
peut réussir cette bifurcation vers la parole que s’il peut prendre
appui sur ses parents.
De ce point de vue, il est intéressant de réfléchir aux effets du
déclin de l’autorité paternelle sur la possibilité qui est donnée à
l’enfant d’intégrer ses limites lors de son développement grâce à la
fonction limitante parentale. Du fait d’un certain nombre de
changements sociétaux majeurs survenus vers la fin du XXe siècle, la
fonction paternelle a été modifiée au profit de l’autorité parentale
partagée. Mais les lenteurs évolutives de ces changements
nécessaires au rééquilibrage démocratique entre hommes et
femmes ont fait que, dans l’intervalle, une place vacante a été
laissée dans de nombreuses familles sur le plan de l’autorité. Ni le
père ni la mère n’incarnant donc la « fonction limitante », cela a eu
des conséquences sur le développement des enfants ; des
conséquences que nous n’avons pas encore fini de mesurer. En
effet, l’autorité parentale n’est pas seulement une définition juridique
qui ouvre des droits : elle se complète de devoirs, notamment pour
ce qui concerne le développement des enfants qu’elle doit faciliter
en créant des conditions favorables. Cela signifie qu’une autorité
parentale qui joue pleinement le rôle qui lui est imparti remplit de fait
sa « fonction limitante parentale ». Grâce à cette « fonction
limitante », le surmoi de l’enfant devient l’instance intrapsychique
qu’il conserve après l’expérience maintes fois renouvelée des
limitations imposées par ses parents et qu’il a pour « mission »
d’intérioriser. Dans le jargon de notre profession, ce processus peut
se résumer de la sorte : le surmoi, articulé avec le ça et le moi,
constitue le « souvenir actif » de la fonction limitante parentale.

Prévention prédictive contre prévention prévenante

Dans son rapport de 2005 sur le trouble des conduites, l’INSERM


choisissait d’accorder une place prépondérante à la littérature
scientifique anglo-saxonne au détriment des publications concernant
les pratiques francophones. Plus surprenant encore : en guise de
conclusion de ce rapport, l’INSERM avait mis en exergue des
remarques et des conseils de prévention prédictive qui avaient paru
très inappropriés, quelques semaines plus tard, dans le contexte
explosif des banlieues. L’émoi qui devait faire suite à la décision du
gouvernement d’instaurer une politique de prévention prédictive pour
les jeunes enfants avait permis l’éclosion d’un vaste mouvement de
protestation, tant il paraissait contre-productif de laisser se déployer
ce mauvais bouclier antidélinquance dès l’âge de trois ans. C’est
ainsi que le collectif « Pas de zéro de conduite pour les enfants de
trois ans » parvenait à recueillir deux cent mille signatures en
quelques mois. En février 2007, le rapport du Comité consultatif
62
national d’éthique donnait raison à ce mouvement en décrivant les
risques de « prophétie autoréalisatrice » que l’on prenait en
marquant des enfants de trois ans du sceau de la violence à venir :
« De nombreuses études indiquent qu’un regard négatif porté sur un
enfant peut voir des conséquences négatives sur ses capacités. Une
médecine préventive qui permettrait de prendre en charge, de
manière précoce et adaptée, des enfants manifestant une souffrance
psychique ne doit pas être confondue avec une médecine prédictive
qui emprisonnerait, paradoxalement, ces enfants dans un destin qui,
pour la plupart d’entre eux, n’aurait pas été le leur si on ne les avait
pas dépistés. Le danger est en effet d’émettre une prophétie
autoréalisatrice, c’est-à-dire de faire advenir ce que l’on a prédit du
63
seul fait qu’on l’a prédit . »
Dans le fameux rapport de l’INSERM, outre les
« recommandations » en faveur des thérapies cognitivo-
comportementalistes (TCC) pour guérir les enfants agités, les
médicaments étaient un des traitements préconisés, renforçant
l’illusion qu’une pastille suffirait à régler ce genre de problématique
spécifiquement humaine. Il ne s’agit pas de dire que les
médicaments sont inutiles. Bien au contraire, ils nous rendent de
grands services lorsqu’ils sont correctement indiqués. Il est en
revanche impensable de les utiliser comme une thérapeutique de
masse pour les jeunes enfants d’aujourd’hui.
Le plus souvent, la souffrance psychique est la cause même de la
symptomatologie « bruyante » d’un enfant : derrière une grande
instabilité ou des troubles des conduites, se cachent des vécus
d’angoisse ou de dépression. C’est la raison pour laquelle il est
fondamental que les enfants concernés par des troubles de
l’« hypermouvement » ou par les « TEC » puissent être accueillis et
faire l’objet d’un diagnostic multidimensionnel.
Si l’on n’y prend garde, la prévention peut donc vite devenir le
champ de messages visant à faire passer, sous le couvert d’une
caution scientifique, des consignes d’ordre moral. Depuis quelques
années, des combats ont régulièrement lieu entre partisans d’une
prévention prédictive et partisans d’une prévention prévenante. En
faisant valoir que tous les délinquants ont eu une petite enfance à
problèmes, les partisans de la prévention prédictive ont cru qu’il
pouvait être possible de dire qu’il suffirait de prévenir les troubles en
faveur de la délinquance chez tous les petits enfants pour que
l’affaire soit réglée. Mais c’est là que se pose le problème : comment
choisir, dans tous les signes de souffrance psychique présentés par
les petits enfants, dont certains pourraient se présenter comme des
signes avant-coureurs de délinquance (agressivité de l’enfant,
hyperactivité, mensonge…), ceux qui sont réellement prédictifs ? La
connaissance du développement de l’enfant montre qu’il est bien
difficile de corréler de telles problématiques entre elles sans
commettre des biais qui invalident les conclusions qui pourraient en
être tirées. Un enfant est normalement agressif dans son
développement, mais quand peut-on décider qu’il dépasse le seuil
qui le prédispose à devenir délinquant ? Il n’y a pas de réponse
univoque à cette question. Un enfant est normalement menteur dans
son développement, puisqu’il a besoin de ce comportement pour
vérifier que les adultes ne voient pas dans sa tête. À partir de quel
seuil de mensonge cela pourrait-il devenir une prédisposition à la
délinquance ? Il semble donc plus prudent de proposer une
prévention prévenante, accueillante, qui se donne pour mission la
prise en considération des souffrances psychiques des enfants
plutôt que de s’engager avec eux dans un pronostic dont nous
savons qu’il est souvent erroné, sinon impossible à poser.
C’est un paradoxe de la société actuelle : l’on attend des
médecins qu’ils sachent tout de ce qui attend leur patient et qu’ils le
lui annoncent « sans autre forme de procès ». Cette attitude est la
conséquence des progrès fulgurants réalisés en matière de santé –
allongement de la vie humaine, égalité de l’accès aux soins, droit à
la santé, discours sur la prévention. Du côté de la médecine
organique, il est évident que la possibilité de colliger les résultats de
l’efficacité des thérapeutiques de façon uniformisée sur le plan
international, dans le cadre de ce qu’on nomme aujourd’hui l’Evident
Based Medicine (EBM), la médecine basée sur la preuve, a permis
des avancées fondamentales en matière de pronostic. Cela dit, il ne
faut pas oublier que les résultats de ces informations sont d’abord
d’ordre statistique : l’on sait, par exemple que, dans telle forme de
cancer, la courbe de Gauss donne telle probabilité de guérir dans les
cinq ans. Mais l’on oublie que la courbe en question n’est pas une
droite : elle tend vers l’abscisse à ses extrémités en délimitant les
populations qui, loin du plus grand nombre, constituent les
exceptions.
Or, le travail d’un médecin ne consiste pas seulement à appliquer
le protocole prévu pour le plus grand nombre, il doit aussi tenir
compte des autres patients.
De fait, plus les maladies possèdent de déterminants psychiques,
plus le nombre de variables à prendre en compte est élevé, ce qui
donne aux calculs statistiques moins de pertinence dans la force du
pronostic. En d’autres termes, et cela ne surprendra pas, « l’effet-
personne » est à prendre en considération, tant du côté du patient
que de celui qui le soigne.
La prévention en pédopsychiatrie ne relève donc pas des mêmes
paradigmes que l’infectiologie ou la cancérologie. C’est la raison
pour laquelle les praticiens concernés ont peu à peu forgé le concept
de prévention prévenante pour se démarquer de celui de prévention
prédictive.
En pédopsychiatrie, la question du pronostic relève beaucoup plus
de l’expérience subjective du praticien que de chiffres qui ne
peuvent jamais résumer les histoires de chacun de ses patients,
leurs moyens de défense face à la maladie, leurs ressources
personnelles et environnementales et les qualités des soignants qui
les prennent en charge. La notion de pronostic est donc à utiliser
avec une grande prudence avec les enfants qui présentent une
souffrance psychique, car la question de l’évolution est
intrinsèquement liée aux forces disponibles pour la conduire, elles-
mêmes étant dépendantes de l’idée – positive ou négative en termes
narcissiques – que l’enfant se fait de lui, redoublée par celle que ses
parents projettent sur son devenir. Présenter une vérité statistique
comme un pronostic scientifique risquerait de contraindre l’enfant à
se conformer à l’image qu’on attend de lui, alors que la
thérapeutique est essentiellement un travail sur les possibilités de
changement de l’enfant à la mesure de ses propres compétences et
ressources.

Transgression ou trouble du comportement ?

Il peut arriver que des troubles du comportement et autres signes


de psychopathie soient attribués à l’enfant de manière injuste, ou
inappropriée. En moins de deux, l’on fait de lui un futur délinquant,
ou presque. Dans ma pratique et dans mon enseignement auprès
des étudiants en médecine et en pédopsychiatrie, j’insiste beaucoup
sur l’importance de considérer les troubles du comportement avec
prudence et discernement, afin d’éviter aux enfants et adolescents
de devenir victimes d’une réputation susceptible d’avoir de lourdes
conséquences sur leur avenir.
Dans la pratique, il arrive fréquemment que des enfants soient
« psychiatrisés » plutôt que de suivre la logique citoyenne ordinaire
qui serait de leur faire rencontrer la loi à travers ses représentants.
Un exemple : un enfant a été violent, il a agressé un autre enfant, ou
un professionnel dans l’exercice de ses fonctions. Considérer que ce
passage à l’acte est la preuve irréfutable qu’il présente un problème
psychopathologique grave et qu’il faut donc immédiatement
l’hospitaliser en pédopsychiatrie relève d’une double erreur éthique
et stratégique. Éthique, car il est primordial qu’un enfant qui présente
souvent déjà une histoire de carence affective grave soit confronté, à
chaque fois qu’il commet un acte défendu, à un représentant de la
loi qui lui signifiera ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Le
pédopsychiatre ne peut en aucun cas remplacer le magistrat.
Stratégique, parce que, dans la trajectoire de l’enfant, s’il est
hospitalisé pour un acte interdit, il considère que l’hospitalisation est
une punition. Les soins que requiert son état psychique ne sont plus
à l’ordre du jour et, d’un certain point de vue, nous sommes là dans
la situation d’un internement arbitraire pour l’enfant. Soigner cet
enfant pour diminuer les angoisses corollaires de son passage à
l’acte dans une intention préventive n’aura plus aucune efficacité.
Alors que tenir bon sur ces principes permet à l’enfant de rencontrer
des adultes qui veulent qu’il se soumette à la loi de tous et, par ce
chemin, intériorise son devoir d’adulte à venir.
À chaque fois qu’un enfant ou un adolescent doit être confronté
aux représentants de la loi à la suite d’actes qui le justifient, il est de
notre devoir de le faciliter. Il m’arrive ainsi d’être amené à porter
64
plainte contre l’enfant afin de symboliser juridiquement son
passage à l’acte. Ce faisant, nous ne prolongeons pas la voie
musculaire au détriment de la bifurcation vers le langage : nous la
favorisons. En effet, devant le juge, l’enfant doit justifier son
comportement et, de ce fait, prendre conscience de ses actes plutôt
que de rester dans une logique circulaire de vengeance en miroir qui
ne peut que mal se terminer. La souffrance qui résulte de la
confrontation à la loi amène le jeune à souffrir de cette contrainte, et
il lui est possible de demander au pédopsychiatre une aide pour
surmonter cette souffrance psychique nouvelle pour lui.
Antérieurement, la souffrance n’arrivant pas jusqu’à la conscience,
il n’avait comme seule issue que le passage à l’acte cathartique qui
le délivrait de la tension interne.
Le passage par la dépression est une étape fondamentale dans le
développement humain. Le contact avec un juge qui indique les
limites à ne pas franchir favorise la dépressivité nécessaire à
l’acceptation de la perte de l’objet désiré.
Les gens qui ne sont pas familiers du travail psychothérapique ne
peuvent imaginer à quel point les enfants et adolescents se révèlent
sensibles aux questions ayant trait à la loi – sociale, parentale,
familiale – lors de leurs séances de psychothérapie.
Lors de ces séances en effet, à côté du travail classique sur les
origines de leur souffrance psychique, est entrepris un second travail
de réflexion pour apprendre à distinguer, à discerner, à approcher, et
quelquefois à dépasser de façon tempérée, les limites entre ce qui
est bien et ce qui est mal. Les enfants semblent apprécier tout
particulièrement de pouvoir parler de ces sujets avec un adulte
auquel ils ont appris à faire confiance. C’est ainsi que, lorsque, dans
le cadre de nos activités de pédopsychiatres dans la cité, nous
sommes amenés à approfondir les problèmes de violence à l’école
en rencontrant les enseignants, les professionnels de la petite
enfance, et les élus municipaux pour penser une politique de
l’enfance dans les quartiers et les villes de nos secteurs, nous
cherchons à aider les enfants à devenir des apprentis citoyens en
marche vers une autonomie suffisante, quand beaucoup de forces
autour d’eux aujourd’hui les entraînent vers des dépendances
délétères.

Notes
.
59 Médecin directeur de la Fondation Vallée à Gentilly en 1950, Roger Misès
transforme en quelques années cet asile pour enfants en véritable lieu de soins
pédopsychiatriques. Promu professeur de pédopsychiatrie à la faculté de

médecine de Paris XI, il consacre toute son énergie à la mise en place de la


pédopsychiatrie de secteur en France en rédigeant la circulaire de 1972. En ce qui
concerne la classification française des maladies mentales des enfants, son
travail, commencé en 1987, est actualisé régulièrement afin de faciliter les

correspondances entre les différentes classifications nationales et internationales.


Décédé en juillet 2012, il aura contribué par de nombreuses publications et
recherches au rayonnement de la pédopsychiatrie française et à la formation des
nouvelles générations de pédopsychiatres. Il aura lutté jusqu’au bout contre les

prises de position partisanes de la HAS, en dénonçant une démarche pseudo-


scientifique qui ne prend pas assez en considération les éléments historiques de
la pédopsychiatrie, notamment la pédopsychiatrie de secteur.

.
60 Selon les sources, l’autisme concernerait entre 6 et 7 enfants pour 1 000 ;
selon certains chiffres plus récents, la proportion serait de 1 enfant sur 100.
.
61 Andrieu J.-B. et al., TED/TEC, diagnostics différentiels et démarches
d’accompagnement, Orthomagazine, janvier 2013.

.
62 Le collectif Pasde0deconduite combat depuis plus de six ans les approches
déterministes et prédictives de la prévention et de l’éducation en petite enfance
promues par le gouvernement précédent. Depuis sa création, ce mouvement a
organisé plusieurs grands colloques et publié différents ouvrages qui font

aujourd’hui référence en la matière. Le dernier communiqué de presse publié à


l’occasion des dernières élections présidentielles était très clair sur ses attentes et
ses objectifs en matière de prévention. « Le collectif Pasde0deconduite demande
au gouvernement la création d’une instance qui mette en cohérence les différents

secteurs et attributions ministériels concernant tous les enfants pour la mise en


œuvre d’une véritable politique de l’enfance. » En janvier 2012, le collectif a
proposé « une conception prévenante de la prévention » à l’occasion d’un Forum
et de la publication d’un ouvrage, La Prévention prévenante en action.

.
63 Cité par Giampino S., Vidal C., Nos enfants sous haute surveillance, Albin
Michel, Paris, 2009, p. 102. Cet avis peut être trouvé sur le site : http://www.ccne-
ethique.fr.
.
64 Delion P., Tout ne se joue pas avant trois ans, Albin Michel, Paris, 2007.
VI

Des pathologies en expansion

Depuis une quinzaine d’années, la violence surgit partout autour


des jeunes : sur les écrans télé et les jeux vidéo, comme dans
l’enceinte de l’école. La question n’interroge plus seulement les
parents et les enseignants qui y sont confrontés, mais la société tout
entière. Chaque enfant doit pouvoir apprendre à apprivoiser la
violence qui est en lui en s’appuyant sur les modèles d’identification
et la fonction limitante parentale. Quand l’acquisition de cette
maîtrise de soi n’est plus possible, au-delà du simple cas individuel
et de manière beaucoup plus globale, cette violence révèle l’échec
du processus civilisateur d’une société. Elle exprime un retour à la
barbarie. Si certains, parmi les sociologues, insistent pour
65
démontrer, preuves à l’appui , que la fréquence des actes violents
n’est pas en augmentation, d’autres en revanche attirent l’attention
sur le fait que c’est la peur de la violence qui participe activement à
la déconstruction des liens sociaux. Or, l’école est un des lieux de
cette déstructuration progressive. En tout état de cause, la violence
et ses nombreuses formes de passage à l’acte sont devenues un
symptôme très fréquent de consultation en pédopsychiatrie, tant du
côté des « bourreaux » que de celui des victimes.

La violence

Phobie scolaire et bouc émissaire


La phobie est un mécanisme du développement normal qui
consiste à projeter inconsciemment sur un objet, une personne, un
lieu, tout ce qui provoque une angoisse. Une fois cette première
« opération psychique » réalisée, il suffit d’éviter de rencontrer ces
objets « phobogènes » pour ne plus éprouver l’angoisse en
question.
Freud a déconstruit ce mécanisme lors de la psychanalyse du
petit Hans. Les enfants passent tous par de telles constructions, puis
la raison ordinaire prend le dessus et les phobies s’atténuent et
disparaissent. Chez certains cependant, la phobie peut devenir
pathologique et connaît dans ce cas de nombreuses formes.
La phobie scolaire est une pathologie en forte progression ces
dernières années. Elle se manifeste par une différence notable de
l’état de l’enfant entre les jours d’école et les jours de congés.
Pendant les vacances, en effet, son état n’a rien à voir avec celui
qu’il présente lorsqu’il va à l’école. Et dès que la date de la rentrée
est proche, l’enfant est transformé : les insomnies reprennent, puis
nausées, céphalées et autres vomissements surgissent sur le
chemin de l’école. Les bonnes résolutions prises pendant les
vacances et les promesses de récompenses n’y font rien. Seule
l’éviction scolaire permet d’échapper à ces symptômes anxieux
spectaculaires. Quand l’angoisse est moins visible, la fugue de
l’école et le retour à la maison aux heures habituelles ne permettent
que temporairement de déjouer la phobie, laissant la place, à l’aune
de l’angoisse des parents, à des moyens de rétorsion qui ne
résolvent en rien le problème. Les inquiétudes sur l’avenir de
l’enfant, qui se place objectivement en situation d’échec par
absentéisme, renforcent encore le climat d’insécurité affective. Se
pose le problème du diagnostic sous-jacent à la phobie scolaire : la
question d’une décompensation névrotique plus ou moins transitoire
en rapport avec une angoisse de séparation trop peu élaborée
antérieurement, ou d’une pathologie limite de l’enfance, caractérisée
par « l’hétérogénéité des modalités défensives et l’absence
d’intégration de l’ambivalence relationnelle ». Roger Misès précise
que, dans ce cas, la phobie s’y retrouve souvent accompagnée de
troubles du comportement sous « la forme de phobies scolaires
graves plus tardives et alors inquiétantes, notamment lorsque des
troubles des conduites se reliant à l’échec scolaire surviennent au
sein de l’école ». Ainsi, la phobie scolaire peut provenir de plusieurs
facteurs différents. Mais les facteurs manifestes peuvent en cacher
d’autres, latents. Et ce n’est qu’en approfondissant ces divers
éléments qu’il devient possible d’aider vraiment l’enfant.
Depuis quelques années, l’on constate que l’enfant peut
développer une phobie scolaire pour échapper à la position de bouc
66
émissaire, appelée aussi « bullying » et déjà évoquée avec
l’histoire de Laura.
67
Le philosophe René Girard a décrit la faculté de l’humain à
imiter, non seulement les gestes, mais aussi les désirs des autres
membres du groupe d’appartenance. Ce désir mimétique déclenche
souvent un conflit entre les uns et les autres à propos de l’objet
désirable, ce qui est potentiellement générateur de haine. Cette
haine peut dès lors envahir l’ensemble de la communauté de façon
quasi contagieuse. C’est ce que René Girard nomme la crise
mimétique. Pour résoudre ce type de crise, les groupes humains font
appel à un mécanisme de projection (proche de celui décrit dans la
phobie) détournant l’hostilité ambiante sur une personne qui devient
ainsi un bouc émissaire. Désigné pour différentes raisons, le bouc
émissaire se voit attribuer la responsabilité des maux de la
communauté, accusé de divers crimes, et sacrifié pour résoudre
tous les problèmes. Il paraît évident qu’une classe, une école, un
ensemble d’enfants sont des formes de groupe relativement stable
dans lesquels les crises mimétiques sont nombreuses. Parfois, il est
besoin, dans certaines circonstances, de trouver un bouc émissaire
pour diminuer la pression qui a envahi ces groupes. Mais le bouc
émissaire n’est pas choisi au hasard. Il possède en général
quelques caractéristiques particulières : être le chouchou de la
maîtresse, ou au contraire son souffre-douleur, avoir un trouble de
l’élocution, présenter un syndrome d’Asperger… Ces facteurs
particuliers deviennent alors la raison apparente de la persécution
objective de l’enfant désigné. Et sa vie devient un enfer. Beaucoup
de romans, de scénarios de films et d’œuvres littéraires prennent ce
sujet pour thème. Dans la réalité, l’enfant peut se retrouver dans une
situation parfois dramatique de rejet et de ségrégation, pouvant le
conduire à se donner la mort.
D’où l’apparition de cette phobie scolaire, qui met
momentanément l’enfant à l’abri. De ce point de vue, tout laisse à
croire que l’augmentation rapide des demandes de télé-
enseignement, qui évite à l’élève d’aller à l’école, est une des
conséquences de l’explosion du « bullying ». Les dernières
statistiques mettent en évidence cette triste réalité : environ un élève
sur dix a été, est, ou sera bouc émissaire au cours de sa scolarité.

La violence sur autrui

Les enfants faisant preuve de violence sur d’autres enfants sont


de plus en plus nombreux, mais aussi de plus en plus jeunes. Nous
avons décrit les situations de violence entre enfants qui conduisent à
la victimisation de certains d’entre eux, alors pris en charge dans le
cadre de consultations thérapeutiques dans les centres médico-
psychologiques (CMP). Mais d’autres situations de violence
surviennent chez les enfants carencés. Ces enfants, victimes de
maltraitance, d’abus sexuels ou de négligences graves pendant leur
petite enfance, sont placés à l’Aide sociale à l’enfance ; ils
connaissent alors une succession de ruptures entre foyers éducatifs
et familles d’accueil qui les mettent, de fait, dans une situation
affective très difficile. Il ne s’agit pas de juger les acteurs de terrain
sur ce point, mais plutôt de constater que les expériences précoces
de ces enfants les conduisent inconsciemment à reproduire avec
ceux qui les accueillent ce qu’ils ont vécu antérieurement, en
particulier les comportements violents. Les ruptures, les
discontinuités et les rejets font partie intégrante de leur
fonctionnement psychique, et par là donc de leur vie quotidienne. Il
serait intéressant d’en tenir le plus grand compte dans les modes
d’accueil et de suivi proposés. Toujours est-il que les équipes du
champ médico-social qui accompagnent ces enfants éprouvent un
profond découragement devant leurs violences répétées, et
attendent souvent des équipes de pédopsychiatrie une solution
miracle improbable.
Parfois, c’est lors d’une crise que l’hospitalisation en urgence se
produit, accréditée par l’avis du juge des enfants. S’il peut arriver
que ces hospitalisations soient justifiées, il faut bien dire que ce n’est
que trop rarement le cas. En réalité, la solution relève le plus
souvent du placement en urgence d’un jeune dont plus personne ne
veut assumer la charge et la responsabilité, et que les uns et les
autres se « refilent » comme une « patate chaude ». Ces pratiques
de l’hospitalisation en urgence « par défaut » s’avèrent souvent
désastreuses. En effet, l’enfant se trouve dans la position d’être
rejeté – consciemment ou inconsciemment – par ceux qui l’ont en
charge et, dans ces cas, l’équipe d’accueil est aussitôt remplie de
préjugés à son égard, ce qui constitue une grande difficulté pour la
qualité des soins. Sans compter que dans les cas (fréquents) où
l’enfant a commis un acte délictueux, et dans l’attente d’un acte
symbolique de justice, son hospitalisation devient la punition à
laquelle il pouvait s’attendre en tant qu’apprenti citoyen ; mais elle
disqualifie de fait la prise en charge pédopsychiatrique en lui
attribuant une fonction de sanction.
Dans tous les autres cas, l’enfant hospitalisé pour violence sur
autrui bénéficie d’une approche diagnostique afin de déterminer
quels en sont les tenants et les aboutissants. Cette étape est
extrêmement importante dans la démarche médicale car il peut
arriver, par exemple, qu’un enfant présentant des hallucinations
passées jusque-là inaperçues commette des violences sur autrui
sous l’emprise de ses voix, et que ce syndrome hallucinatoire soit un
début de schizophrénie ou le premier symptôme d’une tumeur
cérébrale. Un examen médical permet un diagnostic et, une fois
éliminées les étiologies évoquées, il devient alors possible d’aborder
les considérations psychopathologiques pour tenter enfin de
comprendre la violence en tant que signe de souffrance psychique à
décoder. Dans un grand nombre de cas, l’enfant a connu au cours
de son développement une difficulté à canaliser sa toute-puissance
infantile par une carence familiale. Le recours à la musculature,
organe de la violence, n’est pas un hasard de la rencontre mais le
résultat d’un processus qui lui a fait rater la fameuse « grande
bifurcation » vers le langage. La prise en charge de ces enfants
violents est une des gageures de la pédopsychiatrie d’aujourd’hui, et
68
je renvoie le lecteur intéressé aux travaux de Berger qui font
autorité sur ce sujet.
De façon plus générale, l’on note que la violence survient chez les
enfants tout au long de leur développement et dans les différentes
circonstances de la vie quotidienne. Plutôt que d’en rester à une
approche centrée sur la seule responsabilité des individus, qu’ils
soient adultes ou enfants, parents ou professionnels, il est important
aujourd’hui d’en considérer les aspects collectifs. Par définition, un
individu seul ne saurait répondre de ce phénomène, et il convient
donc d’y associer le corps social dans ses diverses déclinaisons.
C’est la raison pour laquelle, lorsque Martine Aubry, maire de Lille,
m’a demandé de réunir un groupe de professionnels pour mieux
connaître les problèmes de violence faite aux enfants et trouver des
solutions permettant d’améliorer les réponses aussi bien en termes
de qualité que de réactivité, j’ai proposé de travailler autour de la
double question de la violence faite aux enfants, mais aussi de celle
de la violence entre enfants, dans la mesure où il existe un lien entre
ces phénomènes qui concernent en réalité plusieurs générations. En
effet, il apparaît dans un certain nombre de travaux (sauf les
exceptions résilientes) que la violence subie dans l’enfance, non
transformée par un travail psychique effectué avec la victime, la
soumet au risque de devenir à son tour violente avec ses propres
descendants. Pour mieux cerner le phénomène et en comprendre la
complexité, nous avons réuni des états généraux en 2010 sur la ville
de Lille en étroite collaboration avec le conseil général pour aborder
ce chantier de façon collective, en réunissant tous les professionnels
intéressés par le sujet. Outre quelques grandes conférences de
Boris Cyrulnik, Hubert Montagner, Caroline Eliacheff, Éric
Debarbieux, les très nombreux participants ont pu évoquer leurs
problématiques spécifiques dans des ateliers ouverts aux
discussions.
La synthèse des travaux a fait émerger des axes de recherche
dans différents domaines, tant au niveau de la prévention dans les
69
lieux d’accueil petite enfance et dans les écoles , que dans
l’organisation de groupes de réflexion pour la prévention des
violences infantiles, conjugales et familiales. Cela a permis
également de créer des formations spécifiques en direction de la
prévention des violences télévisuelles, et bien d’autres occurrences
en lien avec le conseil local de sécurité et de prévention de la
délinquance et les services départementaux du conseil général.

La dépendance aux écrans

Dès que l’on parle de télévision et d’Internet, la nuance est


rarement de mise. Par principe, d’aucuns diabolisent toutes sortes
d’écrans, voulant voir en ceux-ci l’origine même de la plupart des
maux actuels qui frappent la jeunesse. D’autres, à l’inverse,
banalisent l’omniprésence de ces mêmes écrans dans nos vies. Ces
deux attitudes opposées partent cependant d’une même confusion :
elles mettent dans un même sac consommation télévisuelle et
consommation multimédia. Or, l’on ne regarde pas la télévision
comme on le fait de son ordinateur. La caractéristique principale du
téléspectateur, enfant ou adulte, est qu’il se retrouve dans une
position passive : il subit sans broncher le flux d’images, tunnels de
publicités compris. Selon l’âge de l’enfant cependant, l’enfermement
dans cette position passive a pour effet de déclencher des états
allant de la sidération à la surexcitation.

La télévision

• Des bébés sidérés. Pour se développer, le bébé a besoin


d’interactions vivantes avec son environnement.
Il est dans un monde de sensations et d’émotions, et c’est dans
cette interaction que ses parents vont l’aider à penser ce qu’il
70
éprouve. Pour Meltzer , ces temps privilégiés sont les moments
« d’attraction consensuelle maximale » : la tétée, le bain, le change,
pendant lesquels cette fonction parentale majeure s’exerce.
L’exemple du sourire du bébé en réponse à une expérience de
nourrissage satisfaisant permet le partage émotionnel et fait le lit de
l’attention conjointe.
Prendre un objet et le lâcher, puis se lever et marcher, puis
solliciter les échanges verbaux en pointant le monde qui l’entoure,
sont autant d’étapes qui constituent un ensemble d’expériences
indispensables pour que le bébé intériorise le cadre dans lequel se
déroule sa vie quotidienne. Tout cet enchaînement se rejoue dans le
jeu de l’enfant. Le jeu solitaire d’abord, où il prend les différentes
places, imitations et rôles. Puis c’est le jeu avec les autres, où il
accepte le partage des rôles et les échanges de places, dans un
premier « jeu de rôles » spontané. Enfin, c’est parce que ses
représentations internes sont bien stabilisées qu’il peut accepter la
séparation, par exemple pour aller à la crèche ou à l’école. Mais il
suffit d’introduire une télévision dans le système décrit pour que des
71
changements notables apparaissent .
La télévision, qui siège dans la chambre de toutes les maternités
dès le premier jour (et en anténatal à la maison), joue un rôle non
négligeable dans la relation interactive entre la mère et l’enfant dès
sa naissance. De retour à la maison, les échanges sont
régulièrement « troués » par l’attention de l’un ou de l’autre qui se
détourne vers l’écran. Le bébé est sidéré par l’écran. Quand celui-ci
s’éteint, il manifeste un mouvement d’excitation pour obtenir son
rallumage. Quand un personnage de la télévision sourit, bébé lui
sourit en réponse. Mais l’interaction ne se produisant pas, bébé
reste alors sans réponse, interloqué. De manière plus générale, l’on
constate que la télévision fragilise le développement du bébé. Ainsi,
plutôt que de faciliter la séparation future des jeunes enfants, la
télévision les entraîne sur le circuit de la dépendance. Une
dépendance qui a de fortes chances de se renforcer au fil des
années et qui mène tout droit à des scénarios peu réjouissants :
72
couplage boulimie alimentaire et télévisuelle , conditionnement à la
73
violence à travers l’écran ; quand l’enfant grandit, sa précipitation
vers les autres écrans – ordinateur, jeux vidéo et autres
cybercommunications – sera d’autant plus grande.

• Des enfants surexcités. Il serait exagéré de voir dans la


télévision l’une des sources principales des maux actuels qui
affectent les enfants. Néanmoins, un des principaux problèmes que
pose bel et bien le petit écran concerne la passivité qu’elle impose
chez ceux qui le regardent, quel que soit leur âge. Cette passivité
est inquiétante surtout pour les enfants, souvent abandonnés devant
la télé. Et face aux symptômes que présentent certains d’entre eux –
insomnie, cauchemars, excitabilité, troubles de l’attention –, l’on est
en droit de s’interroger sur son influence. Quand, au moment du
coucher, papa ou maman prend quelques instants pour lui raconter
une histoire, le jeune enfant « rentre en lui-même » et, grâce à son
imagination, il fait prendre corps aux différents héros du récit. Il se
met ainsi à inventer un nouveau monde, lequel vient nourrir et
enrichir son monde interne de nouvelles représentations. Les
personnages qui s’y déploient, les gentils comme les méchants,
correspondent à ses représentations psychiques. Durant cette
lecture, l’enfant joue avec son objet transitionnel (son doudou), mais
d’une façon déjà un peu détachée. Peu à peu, il s’absente pour
74
mieux habiter son espace mental et quitter le domaine de la réalité
motrice et psychomotrice pour celui des représentations psychiques.
Devenu un enfant plus grand qui se couche tout seul, il pourra
continuer cette activité sublimatoire, et dompter ainsi les
« menaces » de la nuit.
En revanche, lorsque l’enfant est devant l’écran, c’est la télévision
qui lui raconte des histoires. Tous les éléments de ces histoires,
mais aussi la forme et les apparences des personnages, lui sont
imposés de l’extérieur. En premier lieu, cela appauvrit sa capacité de
participer à la création de ces personnages. Et surtout, cela crée
chez lui une excitation dont il ne sait que faire. Celle-ci devient alors
75
« phobogène » et angoissante à certains moments , en particulier
lorsqu’il regarde des programmes qui ne sont pas conçus pour lui.
Dans ce cas, la passivité apparente relève davantage de la
sidération que de l’inhibition.
L’excitation télévisuelle tient en partie à la nature forcée de la
prosodie des voix et au rythme rapide voire accéléré du montage,
mais aussi à la prévalence de la fonction visuelle. Comme toutes les
pulsions, ce que l’on appelle pulsion scopique est à la recherche
d’objets pour la représenter ; c’est dans l’espace entre besoin et
demande, et les réponses qui leur sont apportées que se déploie le
processus de la pensée. Celui-ci risque d’être court-circuité par la
télévision qui semble apporter des satisfactions scopiques
immédiates à la pulsion.
On peut s’interroger sur ce que devient cette excitation
emmagasinée durant ce qui mérite d’être décrit comme un
76
« allaitement télévisuel prolongé ». Dans la mesure où les images
imposées ne favorisent pas le passage du moteur au psychique,
celle- ci n’a plus tellement d’autres voies de décharge que motrices
ou psychomotrices. Bien des troubles du sommeil, mais aussi et
surtout des troubles de type instabilité psychomotrice pourraient
sans doute être expliqués ainsi.
D’autre part, il est probable que les écrans d’aujourd’hui (vidéos,
Internet, webcams et autres cyber-combinaisons) et ceux à venir
offriront à l’enfant des possibilités démultipliées de s’exciter
« autistiquement » plutôt qu’autoérotiquement. Dans le premier cas,
l’enfant est le réceptacle direct de l’image excitante sur laquelle il est
branché – autrement dit : « Je vibre avec la source de l’excitation. »
Dans le second, il a dans la tête une représentation personnelle qui
résonne avec celle qui lui est offerte – ce qui signifie : « Je pense à
mon expérience émotive quand je vois une expérience similaire à la
télévision. » Voilà qui ouvre de nouvelles perspectives dans
77
l’extension des scénarios addictifs futurs. L’on mesure souvent la
dépendance aux jeux virtuels à la difficulté qu’éprouve un individu à
78
s’arrêter de jouer. Cela s’explique par le fait que l’« objet addictif »
occupe une place centrale dans l’économie psychique des enfants
qui l’investissent de manière massive, souvent au détriment d’autres
objets d’investissement. Mais l’on sait aussi que la consommation a
une fonction antidépressive, l’excitation jouant ici un rôle
fondamental. Ainsi, le cercle vicieux dépression-dépendance-
addiction est mis en place et il devient difficile de l’interrompre. Si les
jeux virtuels nécessitent une part active chez l’enfant qui
contrebalance sa passivité, pour ce qui concerne la télévision en
revanche, le trop-plein d’images excitantes coïncidant avec une
passivité maximale, celle-ci pourrait court-circuiter le passage
progressif de la motricité à la psychomotricité et à la parole.
Si les effets négatifs de la télévision sont rarement au centre des
problèmes présentés, les questions posées à son sujet sont souvent
l’occasion de constater la grande pseudo-« liberté » dont l’enfant
jouit dans le rapport avec ce désormais « quasi-personnage »
intrafamilial. Entre les enfants de milieux précaires, dans lesquels la
télévision trône dans chaque chambre d’enfant comme le témoin de
l’effort fait pour une bonne éducation, et les enfants issus de milieux
plus favorisés où la question ne se pose même pas, le travail du
pédopsychiatre consiste à permettre d’en parler sans moraliser ni
banaliser, comme d’un élément qui entre dans l’équation du
développement des enfants d’aujourd’hui. Dans un certain nombre
de cas, l’enfant présente un symptôme préoccupant ayant amené à
une consultation – insomnie rebelle, cauchemars répétitifs, crise
79
d’angoisse panique, voire paréidolies ou hallucinations. Il est alors
utile de faire préciser à l’enfant et aux parents les conditions dans
lesquelles la télévision fonctionne dans le milieu familial. L’on
découvre parfois des surprises au détour de questions apparemment
anodines.

Internet et les nouveaux médias


80
• L’adolescent et le virtuel. Les études récentes montrent que les
adolescents d’aujourd’hui désinvestissent la télévision au profit des
techniques qui les mettent en contact avec le virtuel. Désormais, il
s’agit donc d’explorer avec un patient adolescent l’utilisation qu’il fait
de ces techniques de manière à comprendre le rôle que le virtuel
occupe dans sa vie quotidienne et son imaginaire.
81
Lorsque Freud observe son petit-fils en train de jouer au fameux
jeu du fort-da, il met le doigt sur une des plus significatives
articulations entre l’objet (au sens psychanalytique), un objet qui en
tient lieu (la bobine), et les différentes représentations que le petit
Ernst a à sa disposition pour l’évoquer : l’image, les sons organisés
par la tablature linguistique, peu à peu le plaisir qui en résulte, et, au
final, le sentiment de maîtrise et de puissance que ce jeu structurant
lui procure. Nous ne sommes pas loin de l’étymologie de « virtuel »
qui nous arrive du latin scolastique virtutis, dérivant ainsi de la vertu,
en signifiant « qui n’est qu’en puissance ».
La différence essentielle entre la télévision, qui donne elle aussi
accès au monde virtuel, et la technologie informatique, c’est la
participation active de l’adolescent au fonctionnement de la
82
technologie informatique. Marie Leclaire nous rappelle que le
monde virtuel se transforme suivant les mouvements de l’utilisateur.
Pour cette psychologue, la réalité virtuelle illustre l’émergence du
« paradigme d’expérimentabilité de Weissberg ». L’image virtuelle
83
fait intervenir la motricité. Elle est une « image actée ». Dans ces
conditions, « le Moi est et demeurera toujours participant à une
expérience virtuelle. Il ne dort pas, et en ce sens il continue à
exercer sa fonction d’inhibition sur les signes d’actualité qui
pourraient surgir du côté des représentations. (…) Cette propriété du
désir, la réalité virtuelle, par la posture perceptive qu’elle permet,
vient, plus que toute autre technologie, l’objectiver ». C’est sans
doute principalement en raison de la participation motrice que le
virtuel peut être distingué de la « consommation télévisuelle ».
Pionnier dans l’usage du virtuel en thérapie, le psychologue et
84
psychanalyste Michael Stora reçoit des jeunes « addicts » au
numérique (chat, Internet, jeux en ligne) et utilise les jeux vidéo
comme moyen thérapeutique auprès d’adolescents souffrant de
troubles du comportement. Il critique l’idée reçue qui voudrait que les
jeux vidéo éveillent la violence et étouffent la personnalité. Pour le
fondateur de l’Observatoire des mondes numériques en sciences
humaines (l’OMNSH), le virtuel n’est pas cette négation du réel dont
on parle tant, mais plutôt « une re-création de celui-ci, pouvant aider
des ados à gagner une confiance que le réel ne leur offre pas ». De
ce point de vue, le virtuel serait un terrain de jeu permettant de
dénouer à la lumière de l’écran les zones sombres du « moi ».
Décortiquant les peurs suscitées par les images interactives,
Michael Stora apporte des réflexions positives sur ces obscurs
objets de plaisir.
Pour François Marty, le virtuel serait davantage une manière de
transformer les angoisses pubertaires. « Si pour la plupart des
adolescents, écrivait-il dans un dossier du Carnet/Psy consacré aux
85
nouvelles technologies , la passion de l’image ne les conduit pas à
s’y aliéner, l’addiction au virtuel est, pour d’autres, actuelle et non
fictionnelle. Elle se rencontre chez ceux qui trouvent dans ce
nouveau support technologique un moyen de traiter, avec plus ou
moins de réussite, leur angoisse liée à ce que leur fait subir leur
puberté. On s’aperçoit que l’addiction n’élit pas un objet spécifique,
mais peut trouver matière à s’exprimer à partir de supports divers
(objet toxicomaniaque, objet sexuel, travail, sonore, virtuel). »
L’adolescent nous fait souvent part de son étonnement quand un
adulte s’intéresse à la problématique du virtuel. Il profite alors de
cette occasion pour évoquer avec regret ou condescendance
l’attitude de ses parents qui « n’y connaissent rien », qui le « traitent
comme s’il avait cinq ans », et qui « manifestent une angoisse
comparable à celle qu’une prise de drogue pourrait expliquer » (sic).
Poursuivre le dialogue ainsi ouvert sans disqualifier la position de
parents inquiets demande parfois une grande habileté, mais cela
amène souvent des éléments très importants pour comprendre le
mode d’emploi de ces technologies par l’adolescent. Dans le cadre
de notre travail en pédopsychiatrie, il nous revient d’aider
l’adolescent à nous indiquer la manière dont il utilise le virtuel dans
son rapport avec le monde, nous éclairant ainsi sur ce que Sylvain
86
Missonnier nomme de façon très stimulante « la relation d’objet
virtuel » (ROV) en périnatalité. C’est à partir de la compréhension
des mécanismes psycho-pathologiques mis à l’œuvre dans son
fonctionnement psychique que peuvent se déduire des propositions
de prises en charge intégrant ces nouveaux modes de
communication. Aujourd’hui, certaines équipes spécialisées dans le
traitement des adolescents disposent désormais d’ateliers équipés
de ces technologies au service de la relation thérapeutique. Celles-ci
deviennent un moyen de faire connaissance et un prétexte à
transformer la qualité de la relation engagée.

• Des parents piégés par la Toile. Les enfants ne sont pas les
seuls à être confrontés à l’irruption dans leur vie des nouveaux
modes de communication. Avant de venir consulter le
pédopsychiatre, de nombreux parents ont déjà entrepris leur propre
démarche diagnostique sur Internet. Dans la plupart des cas, ils ont
lu une quantité énorme de publications, de témoignages, de
publicités plus ou moins mensongères. Lorsqu’ils arrivent à la
consultation, ils sont porteurs d’un nombre considérable de données.
Souvent, la consultation permet d’en revenir au cas de leur enfant
d’abord, à son histoire personnelle et familiale, puis éventuellement
d’utiliser au moment de la discussion du diagnostic et des choix
thérapeutiques les savoirs apportés par Internet.
Mais parfois les parents ont une idée si précise de ce qu’ils
viennent chercher qu’ils n’acceptent pas de parler authentiquement
de leur enfant, comme s’ils étaient sous l’emprise de consignes
venues d’ailleurs, du genre : « Si le pédopsy vous demande de
parler de l’histoire familiale de l’enfant, fuyez car c’est un
psychanalyste ! » Dans de telles circonstances, le travail de mise en
confiance est difficile, voire impossible, à entreprendre. Et pourtant,
comment peut-on soigner la souffrance psychique d’un enfant sans
passer par l’empathie réciproque ?
Croyant posséder leur sujet, certains parents utilisent de façon
agressive les éléments récoltés sur Internet, soit pour montrer au
praticien son incompétence relative ou totale dans le domaine
étudié, soit pour le pousser dans ses retranchements et vérifier ainsi
qu’il ira bien dans le sens qu’ils souhaitent.
D’autres fois, ce sont des parents pris dans un zapping fiévreux à
la recherche du pédopsychiatre idéal, de préférence un habitué des
plateaux télévisuels, et défini d’abord par l’ensemble des défauts à
ne pas cumuler pour avoir le privilège de suivre l’enfant insoignable
de ces éternels insatisfaits. Atteints d’une nouvelle forme de
nomadisme médical, ces malheureux parents ne trouvent jamais la
perle rare et leur enfant reste l’objet d’une trajectoire asymptotique
vers la perfection qui n’existe que sur la Toile. Il est à craindre pour
ceux-là que la recherche du pédopsychiatre idéal ne soit que le
déplacement d’un processus inconscient concernant leur
progéniture.
En pédopsychiatrie, et surtout depuis les « affaires » concernant
l’autisme et le packing, la disqualification de principe des spécialistes
est une attitude fréquente qui donne des résultats désastreux en
matière de santé publique, puisqu’elle favorise les comportements
irrationnels et émotionnels au détriment des raisonnements
médicaux classiques. Aussi doué soit un parent, on ne peut pas
comparer son savoir immédiat acquis à la suite d’une lecture sur la
Toile et celui d’un praticien, spécialiste de son champ de
travail depuis plusieurs années. Or, dans le contexte actuel, il
devient souvent difficile de faire entendre le point de vue du praticien
expérimenté. Dans le grand débat sur l’autisme, c’est précisément
ce qui se passe : quand un parent trouve un grand bénéfice à faire
suivre telle méthode à son enfant, le voici aussitôt à recommander la
méthode en question pour tous les enfants autistes ! Il me semble
que l’humilité et la modestie dont nous autres, praticiens, devons
savoir faire preuve en toute occasion, pourraient être conseillées aux
parents tentés par la généralisation à partir de leur expérience. Les
savoirs infinis mis en ligne par les moteurs de recherche sont une
des avancées majeures de la technologie informatique actuelle,
mais considérer ces données multiples comme des vérités en soi
constitue un danger.

La pédopsychiatrie symptomatique

Le culte de l’éradication

Les pédopsychiatres sont désormais confrontés à un dilemme


crucial pour guérir leurs petits patients : choisir entre l’éradication du
symptôme gênant ou la compréhension du signe dans l’équation
plus générale de l’enfant et de sa famille.
En retenant la première solution, on entre dans la voie d’une
pédopsychiatrie symptomatique telle qu’elle est définie par les
classifications internationales et encouragée par les politiques
actuelles de santé publique. De fait, pour guérir un enfant, il suffit
désormais de rechercher le symptôme dont il souffre dans la table
des matières du manuel statistique du DSM IV ou sur Internet, de
« remonter » à la pathologie qui le « contient », puis de lire la
solution que proposent les sites plus ou moins spécialisés, et le tour
est joué. En disant cela, je ne cherche pas à caricaturer l’attitude des
pédopsychiatres ou des parents qui procèdent de la sorte : ils se
fient aux résultats d’études statistiques internationales, et,
statistiquement, ils ont des « chances » d’avoir des bons résultats.
87
J’ai montré dans un précédent ouvrage la différence entre un
raisonnement logique et un raisonnement statistique ; en ce qui
concerne la pédopsychiatrie, je continue à penser que le deuxième
ne suffit pas à une démarche médicale. L’on prescrit aujourd’hui du
méthylphénidate à la plupart des instabilités psychomotrices alors
que le diagnostic de THADA qui le justifie ne représente qu’une
partie des instabilités en question. De même, l’on ordonne des
rééducations comportementales dans bon nombre de pathologies au
simple prétexte que les résultats internationaux sont en faveur de
88
telles méthodes . C’est oublier que derrière le symptôme incriminé,
se trouve une structure qui l’a produit, et que celui-ci résulte d’un
habile compromis (souvent inconscient) entre les forces en présence
chez l’enfant.
C’est pourquoi, à côté de la méthode « symptôme à éradiquer »,
existe une autre méthode, « signe à comprendre ». Il convient de
préciser que cette deuxième méthode peut, au besoin, intégrer la
première dans sa prise en charge, alors que l’inverse n’est pas
possible.
Le cas de la phobie scolaire, pathologie en pleine expansion,
illustre les limites de l’efficacité de l’approche symptomatique.
Les bons résultats affichés par les méthodes de rééducation
comportementale sur les phobies en général font souvent choisir les
parents en faveur de cette approche. Et, de fait, la phobie cesse le
temps d’une accalmie.
Mais, pour comprendre la logique sous-jacente de la phobie
scolaire, il faut songer aux différentes causes susceptibles
d’expliquer l’attitude d’évitement de l’enfant : il ne veut pas quitter sa
mère qui ne travaille pas parce que celle-ci est l’objet de menaces et
de coups de la part de son père ; il ne peut pas se rendre à l’école
parce qu’il est devenu le bouc émissaire ; il veut rester à la maison
sous le prétexte des deux premiers exemples pour passer sa
journée sur l’ordinateur à jouer en ligne. J’évoque ces trois raisons
mais il pourrait tout aussi bien y en avoir d’autres. Par exemple,
l’angoisse de castration qui peut amener inconsciemment l’enfant à
projeter sur l’école la cause psychique de cette angoisse œdipienne
qui le pousserait à rester avec sa mère à la maison.
Si l’on se contente de supprimer la phobie sans se soucier du
contexte dans lequel elle survient, on a toutes les chances de passer
à côté d’éléments primordiaux pour le développement de cet enfant.
Bien évidemment, il ne s’agit pas d’allonger tous les enfants
phobiques sur un divan, si tant est que cela fût possible, ni de
prendre en psychanalyse les pères de ces petits Hans modernes.
Non, il s’agit de prendre en considération l’ensemble du problème, et
de penser avec l’enfant et ses parents les solutions pour sortir de
l’impasse phobique.

Le grand marché des thérapies

Actuellement, il est classique de mettre sur un pied d’égalité les


thérapies cognitivo-comportementales et les psychothérapies
psychanalytiques comme s’il s’agissait de deux formes différentes
dans leurs formes et leurs théorisations d’origine, mais recrutant les
mêmes patients et avançant sur des pratiques comparables. Il est
impossible d’accepter une seule seconde cette idée. Je crois même
que celle-ci est préjudiciable à l’articulation possible entre ces deux
formes d’approches dans de graves pathologies comme les troubles
envahissants du développement ou les troubles du comportement.
De fait, il me semble beaucoup plus utile et avisé de faire passer les
thérapies cognitivo-comportementales (TCC) pour ce qu’elles
sont vraiment : des méthodes de rééducation. Alors que les
psychothérapies psychanalytiques sont authentiquement des
thérapies.
89
L’approche cognitiviste dont l’appellation « cognitivo-
comportementale » pourrait induire la ressemblance, est encore
différente. En effet, l’histoire des TCC nous montre qu’il s’agit
d’approches qui ont pour but de donner ou redonner, à ceux qui ne
la possèdent pas ou plus, une ou plusieurs des compétences de la
vie psychique qui leur fait défaut. Si le travail est mené suivant les
règles de l’art des TCC, le sujet retrouve une compétence ancienne
ayant disparu ou une nouvelle qu’il n’avait pas acquise. Sous cet
angle, les TCC apprennent au Moi du sujet à se débarrasser d’un
comportement gênant. Elles dérivent d’une psychologie du moi
comportant des points communs avec celle des psychanalystes,
mais dont ils se sont éloignés progressivement car les dimensions
inconscientes et transférentielles étaient peu prises en compte, et
aujourd’hui clairement déniées. On connaît l’importance de Lacan
dans la critique de cette psychologie « à l’américaine ». La
psychothérapie psychanalytique, en opposition avec cette approche
centrée sur la disparition du symptôme, s’intéresse à l’ensemble du
fonctionnement psychique et tente de les comprendre à la lumière
des découvertes freudiennes. La relation transférentielle permet au
patient de revivre les modalités selon lesquelles il en est arrivé là, et
l’amène à réfléchir sur le sens que les signes de souffrance
psychique qu’il présente aujourd’hui ont dans son histoire
personnelle et familiale. Cette prise de « conscience » libère les
compromis symptomatiques dans les pathologies névrotiques par
surcroît.
Dans certains cas, il semble intéressant de ne plus penser ces
approches en opposition, mais en articulation l’une avec l’autre.
Là où le bât blesse, c’est lorsque les méthodes cognitivo-
comportementales sont encensées par la Haute Autorité de Santé
sur la foi de résultats discutables, tandis que d’autres sont
disqualifiées en vertu du fait que ladite autorité ne disposait pas
d’évaluations fiables, authentifiées par des publications
internationales. C’est dans ce contexte que la psychanalyse, la
psychothérapie institutionnelle et le packing se voient relégués au
rang des pratiques peu recommandables au profit de techniques
strictement rééducatives.
Et ce, alors que la plus grande partie des recommandations de la
Haute Autorité de Santé portent sur des conseils qui sont déjà au
cœur des pratiques et des hypothèses de travail des équipes de
pédopsychiatrie : travailler avec et autour de l’enfant, avec sa
famille, sa fratrie ; évaluer les difficultés et les compétences des
enfants selon des critères reconnus par la communauté
internationale ; travailler avec les partenaires de la situation de
l’enfant en articulant les dimensions éducatives, pédagogiques et
thérapeutiques ; améliorer la formation des professionnels
concernés sur le sujet, développer les complémentarités entre
pédopsychiatres et neuropédiatres.

Penser la complémentarité des approches

Dans plusieurs problématiques pédopsychiatriques, cette


articulation est devenue nécessaire. Lorsque je reçois en
90
consultation avec mon collègue neuropédiatre un enfant et ses
parents pour une instabilité psychomotrice, et que nous sommes
amenés à porter le diagnostic de THADA qui appelle une
prescription de méthylphénidate sous une de ses diverses formes
disponibles, nous passons du temps avec l’enfant et ses parents à
91
penser ensemble une indication de psychothérapie , afin que la
souffrance psychique soit réellement prise en considération, au-delà
de la « simple » prescription médicamenteuse. Nos résultats à long
terme sont intéressants, car, sur le plan clinique, l’enfant bénéficie
manifestement de cette double prise en charge. De plus, les parents
continuent de penser les difficultés de leur enfant selon la double
articulation complexe neurosciences/psychopathologie, et nous les
voyons, au cours de la consultation conjointe, fabriquer ici et
maintenant avec nous la théorie de la maladie de leur enfant.
De la même manière, en ce qui concerne les approches
rééducatives et psychothérapiques, il est utile de proposer, à
certains enfants présentant des difficultés scolaires, une rééducation
de type TCC à laquelle les parents souhaitent avoir recours, et une
psychothérapie au cours de laquelle ils peuvent avancer sur leur
sentiment d’exclusion, de dévalorisation, de dépression, et retrouver
en eux, par cette double réponse, les forces vives nécessaires à leur
changement profond. Dans le domaine des TED, ce sont souvent les
parents qui insistent pour faire suivre à leur enfant la méthode dont
on parle à la télévision à propos du fils de quelqu’un de connu.
La méthode ABA est à classer dans la même catégorie que les
TCC, c’est-à-dire dans les rééducations, puisqu’elle se présente
comme une forme de « conditionnement opérant ». Sans même que
les parents aient besoin de le formuler, la plupart des hôpitaux de
jour fonctionnent avec la possibilité de recourir à ces
complémentarités. Les soignants y emploient les méthodes
d’apprentissage du langage qui utilisent peu ou prou les principes
rééducatifs (méthodes PECS, Makaton), les pédagogues y utilisent
les méthodes TEACCH. Lorsque les parents sont déjà en contact
avec des psychologues et éducateurs formés à une méthode
comportementale pour leur enfant et que des soins sont
nécessaires, les deux approches sont articulées et donnent lieu à
des réunions pour faire le point sur l’évolution, envisager les
modifications de l’organisation si besoin, et comprendre ensemble
les impasses rencontrées. Dans une telle perspective, on voit que
les grands conflits de type « religieux » entre les tenants
d’approches différentes n’ont aucun intérêt, sinon celui de capter
une clientèle au profit de telle méthode. Je ne peux penser que les
enfants et leurs parents pourraient tirer quelque bénéfice que ce soit
d’une telle attitude aujourd’hui. Un jeune garçon autiste a présenté
des automutilations qui ont amené l’équipe soignante à poser, en
plein accord avec ses parents, une indication de packing. Cet enfant
a rapidement « guéri » de ses automutilations (pas de son
autisme !), et il a pu quitter l’hôpital de jour pour rejoindre un
établissement éducatif dans lequel il est pris en charge avec la
méthode ABA. Récemment, à l’occasion de quelques difficultés dans
son accompagnement, la mère a repris contact pour me demander
si j’accepterais de la recevoir avec les professionnels qui pratiquent
la méthode ABA, pour essayer de comprendre les difficultés
rencontrées. Nous nous réunissons tous les mois depuis un an et
nos réflexions, à partir de paradigmes différents, s’avèrent très
fécondes pour la prise en charge de l’enfant. Pourquoi ce qui est
possible dans l’endroit où je travaille ne le serait-il pas ailleurs ?
Quels sont ces préjugés qui empêchent les professionnels de
travailler en articulation les uns avec les autres autour d’un enfant ?

Notes

.
65 Voir le site « Délinquance, justice et autres questions de société »,
www.laurent-mucchielli.org

.
66 Catheline N., Harcèlements à l’école, Albin Michel, Paris, 2011.
.
67 Girard R., Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, Paris,
1978.

.
68 Berger M., Soigner les enfants violents, Dunod, Paris, 2012 ; et aussi
Voulons-nous des enfants barbares ? Dunod, Paris, 2008.
.
69 Des ateliers-philo ont été mis en place en primaire ; dans les classes de
maternelle ont été lancés des ateliers inspirés de la recherche passionnante de

Serge Tisseron autour du « Jeu des trois figures ».


.
70 Meltzer D., Le Développement kleinien de la psychanalyse, Bayard, Paris,
1994.

.
71 Shram W., et al., Television in the Lives of Our Children, Stanford University
Press, 1961.
.
72 Christakis D., Zimmerman F., The Elephant in the Living Room : Make
Television Work for Your Kids, Rodale Books, Emmaus (Penn.) 2006 ; « Enquête

du département de pédiatrie de l’hôpital pour enfants de Seattle (Washington) »,


Journal of Pediatrics, 4 avril 2004, vol. 113, p. 708-713.
.
73 Himmelweit H., et al., Television and the Child, London School of Economics
and Political Science, 1958 ; Jeffrey G., et al., « Television viewing and agressive

behavior during adolescence and adulthood », Science, vol. 295, no 5564,


29 mars 2002, p. 2469-2471 ; Wendy L., et al., Étude sur les effets de la violence
télévisuelle sur les enfants selon leur âge, Centre national d’information sur la
violence dans la famille, Santé Canada, 2004.

.
74 Resnik S., Espace mental, Sept leçons à l’université, Erès, Toulouse, 1994.
75. Nous pensons notamment à ces films d’horreur que beaucoup d’enfants
voient trop tôt, avec une ambivalence réduite à l’impuissance par la sidération qui

s’empare d’eux.
.
76 Delion P., Tout ne se joue pas avant trois ans, op. cit., p. 149.
77. Tisseron S., Missonnier S., Stora M., L’Enfant au risque du virtuel, Dunod,
Paris, 2006, p. 36.
.
78 Corcos M., Flament M., Jeammet P., Les Conduites de dépendance, Elsevier

Masson, Paris, 2003.


.
79 Ey H., Traité des hallucinations, Desclée de Brouwer, Bruxelles, 1973.
80. Christakis D., Zimmerman F., The Elephant in the Living Room, op. cit.
81. Freud S., « Au delà du principe de plaisir » [1920], Essais de psychanalyse,

Payot, Paris, 2004.


.
82 Leclaire M., « La réalité virtuelle : une hallucination motrice ? », in Missonnier
S., Lisandre H., Le Virtuel : la présence de l’absent, EDK, Paris, 2003, p. 103-118.

.
83 Jean-Louis Weissberg, Présences à distance, Paris, L’Harmattan, 1999, ou
http://hypermedia.univ-paris8.fr/weissberg/presence.
.
84 Stora M., Guérir par le virtuel : une nouvelle approche thérapeutique, Presses
de la Renaissance, Paris, 2005.

.
85 Marty F., Adolescence et virtuel, dossier Carnet/Psy : « Le virtuel, les
nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) et la santé
mentale », www.carnetpsy.
.
86 Missonnier S., « La relation d’objet virtuel », in Tisseron S., Missonnier S.,

Stora M., L’Enfant au risque du virtuel, op. cit.


.
87 Delion P., Tout ne se joue pas avant trois ans, op. cit.
88. Il est vrai que les évaluations des méthodes comportementales ont été
conduites de façon parallèles à leur « mise sur le marché », tandis que les

psychothérapies ne sont pas assez évaluées jusqu’à ce jour. Mais, ce n’est pas
parce qu’une méthode n’est pas encore évaluée qu’elle n’est pas efficace.
.
89 Le cognitivisme représente l’ensemble des théories portant sur les processus

d’acquisition des connaissances issues de l’intelligence artificielle et de la


cybernétique. Les sciences cognitives font appel à la biologie, à la psychologie, à
la linguistique, à la logique et à l’informatique. Elles ont pour objet la
connaissance, la mémoire, la perception, le raisonnement, et utilisent comme

modèles, pour décrire l’esprit humain, l’ordinateur et l’intelligence artificielle (IA).


Elles offrent des modèles de constitution et de gestion de l’activité psychique
utilisés en psychologie, en psychiatrie et en philosophie analytique.
.
90 Louis Vallée, professeur de pédiatrie à la faculté de médecine de Lille et chef
du service de neuropédiatrie au CHRU de Lille.

.
91 Quand elle est réalisable dans de bonnes conditions.
CONCLUSION

Quel avenir pour nos enfants ?

92
Dans Un bonheur insoutenable , Ira Levin nous raconte un
monde dans lequel les habitants sont examinés régulièrement par
les analyseurs biologiques de l’État pour vérifier que tous les
paramètres censés réguler une vie heureuse et équilibrée sont
normaux. Quand cela n’est pas le cas, des neurotransmetteurs
régulateurs et autres molécules correctrices sont automatiquement
administrés par des machines préposées à cette mission. Le résultat
est formidable ! Pas de crises, pas de mouvements individuels ou
sociaux, pas de revendications, pas de grèves, pas de vagues et,
surtout, pas de souffrance psychique. Les gens vivent dans une
sérénité gris pâle.
Sans se bâtir un roman pour autant, l’on peut s’interroger sur la
direction que pourrait prendre une certaine forme de pédopsychiatrie
sécuritaire, chimiotrope et comportementaliste. Sous peu, les
enfants auront le droit d’apprendre à l’aide des nouveaux médias et
leur présence dans les lieux scolaires ne sera plus nécessaire. Tous
les savoirs étant à portée d’un simple clic, ils n’auront plus besoin
d’apprendre l’orthographe, le calcul, la géographie. Plus besoin non
plus d’apprendre l’histoire, qui ne fait que remuer le couteau de la
nostalgie dans la plaie du passé, ni de se constituer un socle de
culture générale – Google en tient déjà lieu.
Les troubles des apprentissages ne se manifesteront plus de la
même manière ; les troubles relationnels seront des vestiges
décadents, restes lointains d’une époque régie par les relations
interhumaines. Aujourd’hui, le virtuel devient le nouveau réel, l’on se
rencontre sur les réseaux sociaux. Nous pouvons communiquer
avec nos proches par Skype lorsqu’une impossiblité nous prive de
rapports directs. Entre patient et thérapeute, nous pouvons aussi
échanger par mail pour quelque question qui ne peut attendre la
prochaine rencontre « en chair et en os ». Mais pourrions-nous le
faire de façon habituelle ? Nous sommes dans une modification
profonde des rapports humains, mais nous portons encore en nous
les modes relationnels qui nous ont structurés.
Comment se construiront les enfants de demain si les données
venaient à changer au point de nous faire préférer le virtuel à la
réalité ordinaire ?
La pédopsychiatrie, qui ne peut se passer de la rencontre avec
l’autre, doit pouvoir continuer d’accueillir ces enfants, fidèle à sa
mission de les aider à se projeter dans un monde réellement
meilleur.

Note

.
92 Un bonheur insoutenable (This Perfect Day, 1970), J’ai lu, Paris, 1972.
DU MÊME AUTEUR

Aux éditions Erès

Le packing avec les enfants autistes et psychotiques, rééd. de


poche, 2012
Avec Vasseur R., Les périodes sensibles dans le développement
psychomoteur de l’enfant de 0 à 3 ans, coll. « 1001 bébés », 2010
Avec Presme N., Missonnier S. (dir.), Les professionnels de la
périnatalité accueillent le handicap, 2009
Avec Missonnier S., Presme N. (dir.), Handicap et périnatalité, état
des lieux, coll. « 1001 bébés », 2008
La pratique du packing avec les enfants autistes et psychotiques
en pédopsychiatrie, 2008
Bébés agressifs, bébés agressés, coll. « 1001 bébés », 2008
La méthode d’observation des bébés selon Esther Bick ; la
formation et les applications préventives et thérapeutiques, 2008
L’observation du bébé selon Esther Bick, son intérêt dans la
pédopsychiatrie aujourd’hui, coll. « 1001 bébés » (dir. P. Ben
Soussan), 2004
La chronicité en psychiatrie aujourd’hui : historicité et institution,
2004
Corps, psychose et institution, 2002
Le bébé et ses institutions, coll. « 1001 bébés » (dir. P. Ben
Soussan), 2001
L’autisme et la psychose à travers les âges, 2000
Psychose et vie quotidienne, 1998
Les bébés à risque autistique, 1998
Le packing avec les enfants autistes et psychotiques, 1998
Séminaire sur l’autisme et la psychose infantile, 1997
Aux éditions Matrice

Actualité de la psychothérapie institutionnelle, 1994


Prendre un enfant psychotique par la main, 1992

Chez d’autres éditeurs

Le corps retrouvé, Hermann, 2010


La consultation avec l’enfant, Masson Elsevier, 2010
Tout ne se joue pas avant trois ans, Albin Michel, 2007
La parentalité, Yapaka, 2007
L’enfant hyperactif : qu’en penser aujourd’hui ? Yapaka, 2006
Autisme, état des lieux et horizons, Carnetpsy, 2005
Soigner la personne psychotique. Concepts, pratiques et
perspectives de la psychothérapie institutionnelle, coll.
« Psychothérapies », Dunod, 2005
La souffrance psychique du bébé, coll. « La vie de l’enfant », ESF,
2002
L’enfant autiste, le bébé et la sémiotique, coll. « Le fil rouge »,
PUF, 2000 ; rééd. 2005
La musique de l’enfance. Chronique d’un pédopsychiatre, Les
éditions du champ social (Théétète), 2000
Psychose toujours, Scarabée, 1984
CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

Claude Allard, L’enfant au siècle des images


Sabine Belliard, La couleur dans la peau. Ce que voit l’inconscient
Annie Birraux et Didier Lauru (dir.), Adolescence et prise de
risques
– L’énigme du suicide à l’adolescence
Gérard Bonnet, Défi à la pudeur. Quand la pornographie devient
l’initiation sexuelle des jeunes
Nicole Catheline, Harcèlements à l’école
Pr Patrick Clervoy, Le syndrome de Lazare. Traumatisme
psychique et destinée
Maurice Corcos, L’homme selon le DSM. Le nouvel ordre
psychiatrique
Patrick Delaroche, La peur de guérir
– Psychanalyse du bonheur
Pierre Delion, Tout ne se joue pas avant 3 ans
Joëlle Desjardins-Simon et Sylvie Debras, Les verrous
inconscients de la fécondité
Caroline Eliacheff, La famille dans tous ses états
– Puis-je vous appeler Sigmund ?
– et Daniel Soulez Larivière, Le temps des victimes
– et Nathalie Heinich, Mères-filles, une relation à trois
Christian Flavigny, Avis de tempête sur la famille
Fernando Geberovich, No satisfaction. Psychanalyse du
toxicomane
Dr Alain Gérard, Du bon usage des psychotropes. Le médecin, le
patient et les médicaments
– et le CRED, Dépression, la maladie du siècle
Sylviane Giampino, Les mères qui travaillent sont-elles
coupables ?
– et Catherine Vidal, Nos enfants sous haute surveillance :
évaluations, dépistages, médicaments…
Roland Gori et Pierre Le Coz, L’empire des coachs, une nouvelle
forme de contrôle social
Jean-Michel Hirt, L’insolence de l’amour. Fictions de la vie
sexuelle
Philippe Hofman, L’impossible séparation entre les jeunes adultes
et leurs parents
Patrice Huerre et François Marty (dir.), Alcool et adolescence,
jeunes en quête d’ivresse
– Cannabis et adolescence. Les liaisons dangereuses
Jean-Marie Jadin, Côté divan, côté fauteuil. Le psychanalyste à
l’œuvre
Pr Daniel Marcelli, La surprise, chatouille de l’âme
– L’enfant, chef de la famille. L’autorité de l’infantile
– Les yeux dans les yeux. L’énigme du regard
– Il est permis d’obéir. L’obéissance n’est pas la soumission
– Le règne de la séduction. Un pouvoir sans autorité
Anne Marcovich, Qui aura la garde des enfants ?
Jean-Paul Mialet, Sex æquo. Le quiproquo des sexes
Gustave Pietropolli Charmet, Arrogants et fragiles. Les
adolescents d’aujourd’hui
Xavier Pommereau, Ado à fleur de peau
– Ados en vrille, mères en vrac
– et Jean-Philippe de Tonnac, Le mystère de l’anorexie
Jean-Jacques Rassial, Pour en finir avec la guerre des psys
Élise Ricadat et Lydia Taïeb, Rien à me mettre ! Le vêtement,
plaisir et supplice
Renata Salecl, La tyrannie du choix
Serge Tisseron, Comment Hitchcock m’a guéri. Que cherchons-
nous dans les images ?
– Vérités et mensonges de nos émotions
– Virtuel, mon amour. Penser, aimer, souffrir à l’ère des nouvelles
technologies
– L’empathie au cœur du jeu social
– Fragments d’une psychanalyse empathique
Jean-Philippe de Tonnac, Anorexia. Enquête sur l’expérience de la
faim
Yvane Wiart, L’attachement, un instinct oublié
Jean-Pierre Winter, Homoparenté

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