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SPEECH/06/479

José Manuel Barroso

Président de la Commission européenne

Concilier l'inconciliable

Université d’été du MEDEF

Jouy en Josas, le 29 août 2006


Madame La Présidente,
Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi tout d’abord de vous dire que je suis très honoré d’ouvrir votre
université d’été. D’une certaine manière, ce grand rendez-vous sonne la cloche de
la rentrée sociale française. En m’invitant, c’est l’Europe que vous avez associée à
vos débats. Je m’en félicite, car je crois important de souligner à quel point la
France et l’Europe ont partie liée.
Mais vous me pardonnerez de vous faire, en passant, un aveu plus personnel : je
suis très heureux de me trouver parmi vous, car je connais la passion des Français
pour la confrontation d’idées. Et je peux vous dire que je partage cette passion avec
vous !
Il y a quelques semaines, un institut de sondage a publié les résultats d’une étude
sur la perception de la mondialisation et de l’économie de marché dans 20 pays. Il
en ressort que les Chinois soutiennent à 74% l’économie de marché, que les
Allemands y sont favorables à 65% et que les Français … n'y sont favorables qu'à
36% !
Vous en connaissez mieux que moi les raisons. Certains avancent un héritage
historique de valeurs pour expliquer le peu d’attirance que les Français ont pour le
marché et l’entreprise. Moi qui regarde votre pays avec intérêt et en spectateur
engagé, je suis surpris par le décalage entre les perceptions publiques et les faits.
Car les résultats effectifs sont là: la France participe à la mondialisation depuis
longtemps, et avec un succès indéniable ! À la veille de la Première Guerre
mondiale, la France exportait déjà 17% de son produit intérieur brut et en importait
plus de 20%.
L’ouverture de la France à l’économie mondiale n’est pas une vue de l’esprit. Ses
échanges internationaux de biens et de services représentent aujourd’hui 26% de
son PIB, une part bien supérieure aux 13% des États-Unis. Au classement mondial,
la France est le 5e exportateur de marchandises et le 4e exportateur de services.
Sur le plan des investissements directs extérieurs, elle est en pointe : 3e pays
d’accueil et 4e pays d’origine. Les investisseurs étrangers sont à l’origine de 45%
des exportations françaises.
On pourrait peut-être se demander si en réalité, la France ne « ferait » pas de la
mondialisation comme d’autres parlent en prose sans le savoir !
Parallèlement, l’intégration dans l’économie mondiale a eu, pour les Français, un
effet très direct : elle a formidablement augmenté leur niveau de vie en cinquante
ans. Choix plus large de produits, baisse des prix pour les consommateurs et les
entreprises, progression du commerce international, amélioration de la productivité
et augmentation des salaires réels.
Alors pourquoi ce déphasage entre indicateurs d’opinion et indicateurs
économiques ? De fait, aujourd’hui, le paradoxe est là tout entier : la France est un
acteur majeur de la mondialisation ! Voltaire écrivait : « Il n’y a, je crois, nul pays au
monde où l’on trouve tant de contradictions qu’en France » !
Nous sommes au cœur du thème que vous avez choisi pour votre université :
comment concilier l’inconciliable ?

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Je crois tout d’abord que c’est en rétablissant certaines vérités et en regardant les
faits tels qu'ils sont. Il faut tordre le cou à certaines idées reçues et à certains
amalgames dangereux qui amènent les citoyens à confondre dans un même
mouvement de rejet la mondialisation et l’Europe. Pourquoi ne pas leur parler des
atouts extraordinaires dont ils disposent collectivement ? Pourquoi ne pas leur
parler du rôle qu’ils peuvent jouer dans la mondialisation avec leurs partenaires de
l’Union européenne ?
La mondialisation se traduit par une interdépendance sans précédent des
économies en conjuguant plusieurs phénomènes complexes - marché devenu
mondial des biens et des services, « transnationalisation » des entreprises,
globalisation financière, révolution des technologies de l’information et de la
communication, et circulation internationale de plus en plus intense des personnes.
Elle exerce des tensions nouvelles, c’est vrai, et nous place devant des défis
nouveaux, c’est vrai. Ces forces puissantes et parfois pressantes pèsent sur des
équilibres locaux et sociaux qui avaient résisté à l’épreuve du temps.
Mais à nouvelles réalités, nouvelles réponses. À nous, responsables politiques,
chefs d’entreprises, scientifiques, intellectuels et société civile d’inventer de
nouveaux moyens pour continuer à relever ces défis avec succès. Prenons la
mondialisation à bras-le-corps !
Disons clairement deux choses. Premièrement, vouloir enrayer le phénomène de
mondialisation, surtout en Europe, la première puissance commerciale du monde,
serait aussi absurde que de refuser la révolution informatique en 2006 !
Deuxièmement, nous changeons de paradigme. L’économie s’oriente vers une
société de la connaissance ; le tissu économique se spécialise de plus en plus dans
les produits et services à haute valeur ajoutée ; et l’évolution technologique
s’accélère.
Devant la convergence de ces évolutions, l’Europe peut et doit valoriser ses atouts,
en mobilisant toute son énergie collective. Non seulement pour ne pas se laisser
distancer, mais surtout pour continuer à faire la course en tête. Face à la vitalité des
puissances émergentes d’Asie, faire du sur-place revient à reculer.
Notre choix ne peut donc être que celui de l’action. D’une action dynamique,
volontaire et déterminée. Nous devons anticiper les adaptations. Subir et refuser le
changement serait nous condamner à la marginalisation ou au déclin.
La mondialisation ne nous fera pas de cadeaux. Ne nous berçons pas d’illusions :
aucun pays européen n’en infléchira seul le courant. Nous ne sortirons gagnants de
cette transition qu’ensemble. Mais à une condition : que nous engagions les
réformes indispensables pour faire face à une concurrence mondiale toujours plus
vive. Et pour remporter le pari de la croissance et de l’emploi dans l’Union
européenne.
Les enjeux sont clairs et pour réussir, il faut à mes yeux concilier quatre
dimensions que certains jugeront inconciliables.
Premièrement, concilier flexibilité et sécurité.
C’est avant tout une exigence morale : les technologies d’aujourd’hui, qui rendent la
vie beaucoup plus facile, sont à l’évidence un progrès. Mais la rapidité des
changements qu’elles entraînent crée aussi un besoin de sécurité chez les
Européens.

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C’est en outre une exigence économique. Dans la société prospère et équitable que
nous voulons, performances économiques et justice sociale doivent aller de pair.
Alors il faut associer, sur le marché du travail, la nécessité d’une plus grande
flexibilité dans les conditions d’embauche et celle de la protection des travailleurs.
Deuxièmement, concilier compétitivité et cohésion économique et sociale.
La compétitivité des entreprises est un préalable nécessaire à la croissance et à
l’emploi. Il faut donc créer un environnement qui leur soit plus propice en agissant
sur les deux plans des politiques intérieures et extérieures de l’UE.
Sur le plan interne, il faut concilier les éléments d’une compétitivité durable -
améliorer les compétences sectorielles, surtout dans les industries des technologies
de l’information ; supprimer les obstacles à l’investissement dans la recherche et
l’innovation ; et intégrer les politiques énergétique et environnementale.
Sur le plan externe, il faut élargir l’accès aux marchés internationaux les plus
dynamiques. Il faut aussi donner un cadre solide au respect des droits de propriété
intellectuelle et tenter d’ouvrir les marchés publics étrangers aux entreprises
européennes.
Parallèlement, de grands écarts de richesse, d’emploi et de dynamisme persistent
sur nos territoires. Ils s’expliquent par des déficiences structurelles dans les
investissements en infrastructures matérielles, l’innovation et les ressources
humaines. Il faut offrir aux régions les possibilités de se développer et d’entrer dans
la concurrence, fortes de leurs propres atouts.
Troisièmement, concilier les dimensions locales et mondiale.
La mondialisation est un mouvement de fond qui accélère le temps économique,
mais qui contracte aussi l’espace. Les territoires – locaux, nationaux, européen,
international – s’interpénètrent de plus en plus. Les mesures qui sont prises sur le
plan national ne peuvent pas l’être sans tenir compte des interactions aux échelons
supérieurs. Les décisions prises à l’échelle régionale et internationale ne peuvent
pas ignorer non plus les niveaux locaux. Pour mieux faire accepter les réformes
nécessaires, il faut que les rapports d’interdépendance s’appuient sur une relation
de confiance.
Quatrièmement, concilier diversité et unité.
En brouillant les frontières et en bouleversant les certitudes, la mondialisation
contraint à rechercher des repères dans des ensembles plus grands et nouveaux.
L’unité se cristallise autour d’un socle de valeurs et d’un projet communs. Le
respect de la diversité passe par celui des langues et des cultures. Les citoyens
craignent que ces deux aspects se diluent dans la mondialisation.
Mesdames et Messieurs,
Non seulement ces quatre éléments apparemment inconciliables sont en réalité
parfaitement conciliables, mais ils sont même compatibles et solidaires.
Ils le sont dans la dimension européenne, seule capable de maintenir des
équilibres complexes entre des forces qui dépassent le champ local et
national. Pourquoi ? Parce que la dimension locale ne suffit pas. Parce que la
dimension nationale ne suffit pas. C'est bien la dimension européenne qui apporte
la réponse à ces éléments inconciliables.

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C'est la dimension européenne qui permet de maîtriser les forces apparemment
contradictoires de la diversité. Pour la compétitivité aussi, c'est à l'échelle
européenne que nous devons trouver des solutions.
L’Europe propose une synthèse dynamique pour relever les défis communs à tous
les Européens. L’Europe est le trait d’union et l’espace de conciliation par
excellence dans la mondialisation.
Je peux même vous dire qu’à la place qui est la mienne, à la tête de la Commission
européenne, mon travail consiste tous les jours à concilier, dans l’intérêt général
européen, ce qui pourrait paraître inconciliable – niveaux de développement,
attentes et visions du monde ! Et si vous me passez l’expression, « ça ne marche
pas si mal ! » Parce qu’au-delà de nos diversités, nous tenons profondément à la
spécificité européenne.
Le meilleur exemple que je puisse en donner est celui de la stratégie de Lisbonne
pour la croissance et l’emploi de deuxième génération, que l’Union européenne a
relancée en 2005. Je suis convaincu qu’il s’agit de la meilleure riposte globale,
cohérente, structurée et responsable face à l’ensemble des chantiers communs
auxquels nous devons nous attaquer. Mais c’est aussi un des outils que l’Europe a
imaginés … précisément pour concilier flexibilité et sécurité, compétitivité et
cohésion, différences de niveaux d’action, et diversité et unité !
Alors comment l’Europe permet-elle de concilier flexibilité et sécurité ?
Ayons le courage de le dire : l’emploi à vie n’existe plus et l’organisation du travail a
changé. Le travail temporaire ou les contrats à durée déterminée, par exemple,
permettent aux entreprises de s’adapter aux oscillations de la demande et de rester
compétitives.
Mais il va de soi que cet assouplissement doit aller de pair avec un véritable effort
de soutien à la recherche d’emploi et de formation permanente tout au long du
parcours professionnel. C’est le meilleur moyen que nous aurons de préserver nos
valeurs - la cohésion sociale, la solidarité, la lutte contre la discrimination, l’accès
généralisé aux systèmes de santé, la garantie d’une protection sociale et des
infrastructures publiques. Ce modèle fait partie de notre patrimoine.
Le principe de « flexicurité » concilie cette double exigence en inventant une
politique qui protège les personnes plutôt que les emplois. En déplaçant l’accent de
la protection contre les licenciements vers le droit des chômeurs à un soutien
financier et à la formation. Autrement dit, il s’agit de remplacer la sécurité de garder
un emploi par la sécurité de trouver un emploi. Nous voulons donner aux Européens
les moyens de s’adapter au changement pour progresser dans leur vie
professionnelle. Mais nous voulons aussi répondre aux attentes des entreprises, qui
ont besoin d’une main-d’œuvre à la fois « flexible » et qualifiée.
En dehors des impulsions politiques, l’Union européenne peut appuyer sur plusieurs
leviers puissants pour encourager l’activité et assurer la solidarité - fonds
structurels, fonds de cohésion, Fonds social. Mais elle a aussi proposé un Fonds
d’adaptation à la mondialisation pour tendre la main à ceux que la mondialisation
obligerait à une reconversion professionnelle.
Ce dont nous avons besoin, c’est une cohérence du système social dans son
ensemble : les systèmes de protection, le rôle de l’État et des partenaires sociaux,
la politique de l’emploi, les possibilités de formation tout au long de la vie doivent
s’accorder.

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Comment l’Europe permet-elle de concilier compétitivité et cohésion économique et
sociale ?
En investissant dans le capital physique et, de plus en plus, dans le capital humain
pour stimuler la fibre innovante des entreprises européennes, doper la recherche et
favoriser la formation tout au long de la vie. Ce sont des conditions essentielles de
notre compétitivité. Les synergies européennes peuvent donner à cet
investissement un rendement démultiplié.
L’Europe entend bien se placer en pointe pour traduire ses efforts de recherche en
débouchés commerciaux. Il lui faut un outil d’excellence, moderne et souple, pour
stimuler l’innovation à l’échelle européenne. Le projet d’Institut européen de
technologie s’inscrit dans cette logique. Il fait converger les trois pôles de
l’économie du savoir – entreprises, petites et grandes, chercheurs et universités.
Il faut par ailleurs débusquer les sources potentielles de croissance là où elles se
trouvent. Les zones encore inexploitées de notre marché intérieur doivent être
explorées. C’est ce que nous proposons de faire pour le commerce des services.
Les entreprises, et surtout les PME, doivent pouvoir déployer leurs activités de
service dans toute l’Union.
La politique européenne de cohésion en direction des régions, elle aussi, est
désormais axée sur la croissance et l’emploi. L’égalisation des disparités
territoriales passe par la compétitivité des régions. C’est-à-dire par l’adaptabilité et
les qualifications des ressources humaines, par les réseaux de transport et de
télécommunications, et par la capacité d’innover.
Comment l’Europe permet-elle de concilier les dimensions locale, nationale et
mondiale ?
À l’intérieur de l’Union européenne, elle mise sur le partenariat et l’appropriation des
politiques européennes pour assurer notre succès dans la mondialisation. Pour
garantir son efficacité, la stratégie de Lisbonne renouvelée associe tous les acteurs
concernés au niveau européen et dans les États membres. Les parlements
nationaux, par exemple, jouent un rôle capital de relais. Les partenaires sociaux
sont très présents, à tous les niveaux, européen et national ; la société civile est
invitée à une participation active, non seulement pour avancer des idées, mais aussi
pour agir sur le terrain.
Sur la scène internationale, l’Union européenne est une et indivisible pour défendre
les intérêts communs de ses États membres. Personne ne lui conteste plus sa
place dans le jeu du multilatéralisme, des organisations internationales et régionales
et des groupes comme le G8, par exemple. Elle l’occupe d’ailleurs pleinement. Je
peux vous dire qu’aujourd’hui, je constate que nos partenaires du monde entier
considèrent l’Europe comme une puissance ! L’Europe compte. Elle est respectée.
Bien-sûr, elle comptera plus si les Etats membres progressent dans la mise en
place d'une véritable politique étrangère et de sécurité commune à la hauteur des
attentes des citoyens.
Enfin, comment l’Europe concilie-t-elle unité et diversité ?
Grâce à ses valeurs, à la citoyenneté et à son ouverture au monde.
Face à la mondialisation, la préservation de nos valeurs est le meilleur gage de
notre unité. L’Europe a toujours considéré que son unité impliquait nécessairement
le respect de ses diversités culturelles, et notamment de la diversité linguistique.
Elle en a fait un principe intangible.

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Les institutions européennes déploient depuis quelques mois des efforts
considérables pour donner la parole aux citoyens et leur demander à quelle Europe
ils aspirent. Je suis convaincu que cette vaste campagne d’écoute menée dans tous
les États membres leur redonnera le goût de participer à l’aventure européenne,
dans une Union ouverte sur le reste du monde. C’est par l’exercice d’une
citoyenneté active que les valeurs s’entretiennent. La citoyenneté moderne, pour
moi, peut parfaitement concilier l’intérêt porté aux affaires du monde avec l’intérêt
porté à la vie civique locale, tout en l’associant à une participation active à la
marche de l’Europe !
L’élargissement est un autre moyen pour l’Europe de s’affirmer. Il répond à une
évidente solidarité « familiale », mais c’est aussi un puissant outil politique pour
renforcer l’unité de l’Europe dans la diversité : il exporte ses valeurs de tolérance,
de justice sociale et de démocratie, et importe de la sécurité.
L’élargissement est la condition d’une Europe puissance et non de l’Europe
miniature dont certains voudraient se contenter. C’est un vecteur de l’Europe en
marche que j’appelle de mes vœux. Une Europe forte de sa singularité et confiante
dans son projet. L’Europe de l’ouverture.
Mais ce projet ne peut pas se concevoir sans l'appui des opinions publiques. Les
responsables politiques doivent avoir le courage de le dire: non, l'Europe n'est pas
trop grande. Il suffit d'observer la puissance économique de la Chine, ou la
dimension géographique de la Russie ou encore la puissance financière et militaire
des Etats-Unis.
Mesdames et Messieurs,
Vous l'aurez compris, je souhaite une conciliation dynamique transcendant les
lignes de partage entre ceux qui veulent le progrès économique et social et ceux qui
refusent le changement. Il ne faut pas cautionner les discours passéistes. Il faut
résister à la tentation du repli frileux. Il faut réfuter le mythe de la forteresse
assiégée.
Au nom de l'Union européenne et de la Commission européenne, je vous le dis:
l'Europe a besoin d'une France ouverte, dynamique et confiante pour gagner la
bataille de la mondialisation.
L'Europe, ce n'est pas Bruxelles, l'Europe, c'est nous tous.
Alors, n’hésitons plus et allons ensemble de l’avant !
« Il n’y a pas cinquante manières de combattre » écrivait André Malraux, « il n’y en
a qu’une : c’est d’être vainqueur » !
Je vous remercie.

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