Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
03 - Dans L'ombre de La Tour - (Quine)
03 - Dans L'ombre de La Tour - (Quine)
DANS
L’OMBRE
DE LA
TOUR
TEXTE FRANÇAIS DE CLAUDE VOILIER
ILLUSTRATIONS DE PHILIPPE DAURE
HACHETTE
DU MÊME AUTEUR
dans L’Idéal-Bibliothèque :
Alice et le fantôme Alice et les chaussons rouges
Alice et le chandelier Alice et les trois clefs
Alice et les diamants Alice et le vison
Alice détective Alice et le pickpocket
Alice et les contrebandiers Alice et le flibustier
Alice et le mannequin Alice et l’ombre chinoise
Alice et le talisman d’ivoire
dans « La Galaxie » :
Alice et le pigeon voyageur Alice et les faux-monnayeurs
Alice au bal masqué Alice et le dragon de feu
Alice au manoir hanté Alice et le vase de Chine
Alice et l’esprit frappeur
LA LETTRE PERDUE
JOSY
ANN n’hésita pas une seconde. Elle bondit sur la route et,
attrapant Josy par un bras, la tira en arrière, juste au moment où la
voiture, incapable de s’arrêter, arrivait sur elle. Le véhicule, roues
bloquées, finit néanmoins par s’immobiliser. Il avait manqué de peu
la jeune infirme.
Liz et Ann aidèrent Josy à se remettre debout.
« Es-tu blessée ? demanda Ann, inquiète de la pâleur de sa
nouvelle amie.
— Non… merci ! Oh ! Tu m’as sauvé la vie ! Sans toi… »
Le conducteur de la voiture arrivait en courant.
« Vous l’avez échappé belle, jeune homme ! dit-il à celle qu’il
prenait pour un garçon. Mais c’était votre faute, aussi ! »
Ann prit fermement Josy par le bras.
« Viens, dit-elle. Dépêchons-nous de rentrer. »
Sans tenir compte de la résistance de Josy, elle l’entraîna à
l’intérieur de l’établissement, lui fit rapidement traverser le hall puis
la poussa dans l’escalier. Les sœurs Parker et leur protégée se
trouvèrent enfin à l’abri des regards dans le deux pièces – chambre et
bureau – qu’elles partageaient.
« Ouf ! dit Ann. Nous voici enfin tranquilles. Et maintenant
cherchons parmi nos vêtements ceux qui peuvent te convenir. »
Une demi-heure plus tard, le jeune vagabond aux habits fripés
avait fait place à une adolescente timide, aux grands yeux pleins de
gratitude, correctement vêtue d’une robe en lainage bleu.
« Je ne sais comment vous remercier, murmura Josy avec
chaleur. C’est la première fois que je porte des collants en nylon fin,
vous savez ! »
Ce fut une Josy un peu réconfortée que Liz et Ann escortèrent, un
instant plus tard, jusqu’au bureau de la directrice. Mme Randall
acheva de mettre la jeune infirme à l’aise en l’accueillant avec bonté.
Liz et Ann racontèrent l’histoire de leur protégée. Quand elles eurent
terminé, la directrice de Starhurst exprima sa sympathie.
« Si vous cherchez un emploi, Josy, dit-elle, je peux vous
embaucher temporairement à la lingerie. Cela vous donnera du
moins le temps de vous retourner. »
Des larmes de reconnaissance embuèrent les yeux de Josy.
« Merci de tout cœur de me donner ma chance, murmura-t-elle.
Je ferai de mon mieux pour vous satisfaire.
— J’en suis sûre, répondit Mme Randall. Demain après-midi, si
vous voulez, vous pourrez retourner là-bas et essayer de retrouver
votre bien… Et je suppose que Liz et Ann ne demanderont pas mieux
que de vous accompagner, ajouta-t-elle en souriant aux deux sœurs.
— Nous allions justement vous en demander la permission ! »
s’écria Ann, tout heureuse.
La directrice se tourna de nouveau vers Josy :
« Cette lettre, je suppose, était très importante ? »
Josy hésita.
« Oui. Très. »
On la sentait réticente. Mme Randall n’insista pas. Liz et Ann
retournèrent chez elles avec leur protégée. Celle-ci se tenait sur la
réserve et ne répondait plus que par monosyllabes à leurs questions
concernant le vol et l’oncle Joseph.
« Après tout, dit Ann, puisque ton oncle t’a donné signe de vie, tu
pourrais peut-être lui demander son aide ?
— Non, c’est impossible. »
Josy avait pâli et n’ajouta rien de plus. Les sœurs Parker
comprirent que ses confidences n’iraient pas plus loin. Pour quelque
mystérieuse raison, Josy préférait se taire. Il semblait que, chaque
fois que le nom de son oncle était prononcé, elle éprouvait un chagrin
violent. Il eût été cruel de la torturer davantage en insistant.
Après le dîner, Josy fut conduite à sa chambre, dans l’aile du
collège réservée au personnel. Liz était tracassée par les réticences de
la jeune bossue.
« Et si par hasard elle était coupable de ce vol ? dit-elle à sa sœur.
— On ne me fera jamais croire que Josy puisse être une voleuse !
s’écria Ann avec conviction. Cette fille ne volerait pas une épingle,
j’en suis persuadée !
— Ce serait terrible si la police venait la chercher ici ! soupira Liz.
Conviens tout de même avec moi, Ann, que son histoire est bien
étrange. Elle nous a déclaré qu’un billet de mille dollars était joint à
la lettre de son oncle et nous affirme par ailleurs qu’elle ne peut
demander son aide à ce même oncle. S’il est incapable de l’aider,
pourquoi lui aurait-il envoyé mille dollars ?
— Evidemment, on peut se poser des questions ! soupira Ann.
— Est-ce bien son oncle qui lui a envoyé cet argent ? reprit Liz.
Après tout, nous ne savons rien de Josy.
— Ecoute, Liz, j’ai une idée. Appelons le foyer d’où elle dit venir et
renseignons-nous. »
Les deux sœurs téléphonèrent sur-le-champ, demandant à parler
à Josy Sykes. La personne qu’elles eurent au bout du fil leur répondit
avec prudence.
« Nous avons eu une pensionnaire de ce nom, expliqua-t-elle,
mais elle n’est plus ici. Etes-vous de ses amies ?
— Heu… oui, admit Liz.
— Si vous arrivez à la joindre, vous seriez aimable de nous le faire
savoir. Nous aimerions nous aussi entrer en contact avec elle. Il s’est
passé ici quelque chose de très désagréable, juste avant son départ.
Une grosse somme a disparu de l’économat et nous aimerions
l’interroger à ce sujet.
— Cette somme… vous supposez que c’est Josy qui l’a prise ?
— Il nous est difficile de penser autrement.
— Je suis sûre qu’elle n’aurait jamais fait une chose pareille.
— C’était aussi mon avis, voyez-vous. Mais Josy a disparu, et
l’argent aussi. Au fait, puis-je savoir qui vous êtes ?
— Cela n’a pas d’importance. Merci, madame ! »
Et Liz raccrocha vivement. Puis, se tournant vers sa sœur :
« Jusqu’ici, l’histoire de Josy semble vraie. Mais nous ignorons
toujours si elle est coupable ou non.
— Josy n’a rien d’une voleuse, c’est l’évidence même ! affirma
Ann avec chaleur. Bien sûr, il est curieux qu’elle ne nous ait pas
expliqué pourquoi cet argent lui avait été envoyé, mais après tout ce
sont ses affaires et nous n’avons pas le droit de nous montrer
indiscrètes. »
LE RENARD FUGITIF
STUPÉFIANTE TROUVAILLE
J’espère que vous passez un joyeux Noël. Ce mot pour vous offrir
mes vœux et vous dire adieu. Je ne serai plus là quand vous
rentrerez à Starhurst. Mme Randall s’est montrée très bonne pour
moi mais elle n’a plus besoin de mes services. Je m’en irai donc à la
fin de la semaine.
Encore merci pour toute l’amitié que vous m’avez témoignée.
Bien affectueusement à vous
Josy Sykes.
ACCUSATION INATTENDUE
JOSY DISPARAÎT
LE MYSTÈRE S’ÉPAISSIT
LE TABLEAU VOILÉ
UN VOL AUDACIEUX
PRESSANTE SUPPLIQUE
PEU importait que Colas Fayle eût agi avec préméditation ou sur
l’inspiration du moment. Pour l’instant, il avait plus d’un quart
d’heure d’avance. Il était inutile de se lancer à sa poursuite. Liz et
Ann ignoraient du reste sa destination.
Cléo, à leur côté, ne cessait de gémir : le vol dont elle était victime
affecterait sans doute profondément Mlle Melbourne quand elle
serait en état de l’apprendre.
Un instant plus tard, de retour à La Grange, les deux sœurs
mirent leur cousine au courant de l’événement.
« Je me demande bien pourquoi Fayle a emporté une toile de
Constance ! s’écria Bessie, stupéfaite. Il ne peut songer à la vendre
comme étant de lui !
— C’est que celle-là ne porte pas encore la signature de
Mlle Melbourne, expliqua Liz. Il s’agit d’un portrait qu’elle n’avait
pas tout à fait terminé.
— Tu veux parler du portrait caché par une draperie ! s’exclama
Bessie, horrifiée. Mon Dieu ! Quand elle apprendra sa disparition,
Constance en mourra. Elle y travaillait depuis si longtemps ! C’était
une œuvre secrète, qu’elle n’aurait voulu vendre à aucun prix. Elle y
tenait plus qu’à toute autre chose au monde. »
La pauvre Bessie était tellement bouleversée par la fuite de Bart,
la maladie de Constance et le vol du tableau, qu’elle supplia ses
cousines de prolonger leur visite.
« J’ai besoin de votre aide, leur dit-elle, particulièrement en ce
qui concerne Bart. Je suis sûre qu’il reviendrait sur-le-champ s’il
savait Constance malade. »
Malheureusement, Liz et Ann avaient promis de passer le dernier
jour de l’année avec leur oncle et leur tante. La veille de leur départ,
on n’avait encore reçu aucune nouvelle de Bart et de Josy. Dans
l’après-midi, elles se rendirent à La Tour pour y faire leurs adieux. A
leur grande surprise et à leur non moins grand plaisir, Cléo leur
apprit que Constance allait un peu mieux et qu’elles pourraient la
voir quelques minutes.
« Mais pas un mot du vol du portrait, n’est-ce pas ? »
recommanda Cléo.
La malade, très pâle et très faible, ne délirait plus. Elle reconnut
les visiteuses qu’elle regarda avec des yeux débordants de gratitude.
« Elle est encore bien faible, expliqua l’infirmière de garde, mais
elle m’a demandé de vous laisser monter si vous veniez
aujourd’hui. »
Les lèvres de Constance remuèrent.
« Je vous en supplie, murmura-t-elle dans un souffle. Retrouvez
Josy… Trouvez-la… pour moi… Je ne peux rien faire… alitée et
malade… mais il faut… la retrouver… »
Une fois de plus, les jeunes détectives furent intriguées de
constater à quel point l’artiste s’inquiétait de Josy.
« Vous ne devez pas parler, mademoiselle, dit l’infirmière à sa
malade. Cela vous fatigue.
— Juste une question ! pria Liz… Mademoiselle Melbourne,
pourquoi êtes-vous si désireuse de retrouver notre amie ? »
L’interpellée se contenta de secouer la tête sans répondre. Les
deux sœurs quittèrent La Tour, plus intriguées que jamais. Le
mystère qu’elles espéraient éclaircir pesait lourdement sur leurs
épaules. L’ennuyeux, c’est qu’elles ne possédaient aucun indice qui
eût pu les guider. Josy et Bart avaient disparu et Mlle Melbourne
n’avait fourni aucune explication quant à son désir de retrouver la
jeune infirme.
Comme convenu, Liz et Ann passèrent la fin de leurs vacances
dans la maison familiale de Rockville. Et, dès le lendemain du
premier de l’an, elles retournèrent à Starhurst. Le mystère restait
entier…
Environ une semaine plus tard, alors que Liz et Ann passaient
une soirée studieuse dans leur bureau, elles entendirent soudain
Letty Barclay et Ida Mason jacasser devant leur porte…
Depuis le jour de la rentrée, les deux péronnelles n’avaient cessé
de se rendre désagréables, lançant des piques contre les sœurs
Parker et leur protégée disparue, se moquant des unes et de l’autre
mais n’obtenant d’autre résultat qu’une superbe indifférence.
« J’espère qu’en sortant tu as bien fermé la porte de notre
chambre, disait Letty à sa compagne.
— Je pense bien ! affirma très fort Ida. Il ne faudrait pas que
quelqu’un entre chez nous en notre absence et découvre notre
fameux secret… »
Liz et Ann se regardèrent, sourirent et haussèrent les épaules en
silence. Elles comprenaient très bien que les deux chipies
entendaient piquer leur curiosité et provoquer une réaction
quelconque de leur part. Or, elles n’avaient nullement l’intention de
leur procurer ce plaisir…
Au-dehors, Letty et Ida prêtèrent l’oreille. Dans le bureau des
deux sœurs, rien ne bougeait. Dépitées, les sottes filles s’éloignèrent.
« Elles sont parties, chuchota alors Ann. Avec leur prétendu
secret, elles essaient d’alimenter toutes les conversations.
— Tout est bon à Letty pour se rendre intéressante, conclut Liz.
— C’est égal, murmura Ann, songeuse. Je me demande quel peut
être ce secret…
— Si Letty t’entendait en ce moment, déclara sa sœur en riant,
elle serait trop contente ! »
Là-dessus les deux sœurs se penchèrent à nouveau sur leurs livres
et ne parlèrent plus. Un quart d’heure s’écoula. Soudain, Ann leva la
tête.
« Liz ! Ecoute…
— Quelqu’un siffle. Cela vient de dehors, dirait-on… »
Ce sifflement, très particulier, leur semblait vaguement familier.
Ann alla ouvrir la fenêtre. La mélodie sifflée leur parvint plus
distinctement.
« Liz ! Mais c’est Josy ! »
C’était en effet l’air triste et bizarre que les deux sœurs avaient
entendu sur le sentier du lac, l’après-midi où elles avaient fait la
connaissance de la jeune infirme.
Liz, à son tour, sauta sur ses pieds.
« Elle doit être dans le jardin et cherche à attirer notre
attention », dit-elle.
Penchées à la fenêtre, Ann et Liz fouillèrent du regard non
seulement le jardin enneigé mais également le terrain de
gymnastique au-delà. Elles ne virent personne. Tandis qu’elles
restaient là, immobiles, à guetter, elles entendirent de nouveau, plus
distinctement encore si possible, l’air familier et étrange qui s’élevait
dans l’air glacé.
« Seule Josy est capable de siffler de cette manière ! déclara
finalement Ann. Je me demande si elle n’est pas là, cachée par
l’ombre du bâtiment. Peut-être nous appelle-t-elle à son aide !
— Sortons », décida Liz sans hésiter.
Les deux sœurs descendirent vivement l’escalier et se glissèrent
dehors. Mais le campus était désert. Personne ne se dissimulait dans
l’ombre du collège. Et la neige ne portait même pas des traces de pas.
« Je n’y comprends rien », murmura Ann, stupéfaite.
CHAPITRE XII
LE SECRET DE LETTY
L’IMPOSTEUR
AINSI, avec une impudence sans nom, Colas Fayle avait réussi à
faire la conquête de M. et Mme Randall. Jouant au grand artiste, il
commença à pérorer.
Liz et Ann, connaissant son imposture, s’indignèrent et
s’amusèrent tour à tour de l’aplomb avec lequel il discourut sur la
prochaine exposition.
« Comme je préfère la qualité à la quantité, expliqua Fayle d’un
ton traînant, j’ai décidé de n’accrocher à Majestic qu’une seule de
mes œuvres. J’ai passé plusieurs années à la peindre et j’ose espérer
qu’elle sera appréciée. »
L’assistance applaudit avec chaleur. Colas Fayle dit ensuite
quelques mots des œuvres de ses concurrents, laissant entendre
qu’aucun d’eux ne lui arrivait à la cheville.
« Attends un peu, mon vieux ! murmura Ann très bas. Avant
longtemps nous t’obligerons à chanter une autre chanson ! »
Liz et Ann n’attendaient qu’une occasion pour coincer le gros
garçon et lui demander ce qu’il avait fait du tableau de Constance
Melbourne. Elles espéraient que l’effet de surprise jouerait en leur
faveur. En effet, Fayle ne les avait pas encore aperçues, perdues
qu’elles étaient dans la foule de leurs camarades.
Malheureusement, dès que l’imposteur eut achevé son petit
discours, il se trouva entouré d’un groupe d’admiratrices conduites
par Letty Barclay.
« Oh, monsieur Fayle ! s’écria celle-ci en minaudant. Ce jour est
un des plus beaux de ma vie. J’ai tellement entendu parler de vous !
Je mourais d’envie de vous rencontrer. Mon père a déjà acheté
plusieurs de vos œuvres. »
La nouvelle avait de quoi surprendre le soi-disant « célèbre
peintre » qui, de sa vie, n’avait réussi à vendre une seule toile. Cela
ne l’empêcha pas de répondre aimablement et de distribuer des
autographes à la ronde.
Liz et Ann durent se contenter de ronger leur frein dans un coin.
Letty poursuivait cependant :
« Je suis moi-même assez bon peintre. Toutes mes amies
s’accordent à le dire.
— Non, mais ! Ecoute-la ! murmura Ann en ricanant.
— Il faudra que je fasse votre portrait, mademoiselle Barclay,
répliqua Colas Fayle d’un ton suave. Votre visage est tellement
original. Il en vaut vraiment la peine.
— Oh, monsieur Fayle, roucoula Letty, flattée. Mon portrait !
Peint par le grand Colas Fayle ! »
Elle continua à accaparer le gros garçon. Finalement, il partit,
escorté de ses admiratrices, sans que les sœurs Parker aient eu
l’opportunité de lui parler en particulier. Cependant, les papotages
de leurs camarades, alimentés par Letty, leur apprirent que le peintre
séjournait au State Hôtel, à Penfield, pour une période indéterminée.
« Nous aurons donc l’occasion de le rencontrer, dit Liz à Ann. Il a
dû nous remarquer et ne doit pas se sentir très à l’aise. Encore
ignore-t-il que nous l’avons vu voler le tableau. »
Letty, cependant, n’en finissait pas de se donner de l’importance.
« J’ai vu, dit-elle aux deux sœurs, que vous tentiez de vous
approcher de M. Fayle tout à l’heure. Ce cher ami ! Sans doute
désiriez-vous lui être présentées ?
— Peuh ! dit Ann en haussant les épaules. Nous le connaissons
déjà. »
Letty ne put cacher sa stupéfaction. Mais elle se reprit aussitôt.
« C’est un garçon adorable ! Cet après-midi même, nous devons
discuter de mes séances de pose.
— Ah, oui ? fit Liz poliment.
— Comme je vous le dis ! Il va faire mon portrait. Bien entendu,
son prix est très élevé mais c’est bien naturel, n’est-ce pas ? Un si
grand artiste !
— Si grand que cela, vraiment ? » dit Ann, narquoise.
Letty se rebiffa.
« En tout cas, Mme Randall elle-même affirme qu’il est
remarquable.
— Curieux, murmura Liz, qu’Ann et moi nous n’ayons jamais
entendu parler de lui avant de le rencontrer, au cours des dernières
vacances ! »
Liz et Ann étaient beaucoup plus intéressées par le peintre
qu’elles ne le laissaient paraître. Si Colas Fayle devait résider quelque
temps à Penfield, elles auraient la possibilité de mener une petite
enquête. Qui sait si elles n’arriveraient pas à retrouver le portrait
dérobé à Constance ?
Tout compte fait, elles se félicitaient de n’avoir pas abordé Fayle
comme elles en avaient eu primitivement l’intention. Mieux valait ne
pas lui mettre la puce à l’oreille !
« Passons à son hôtel, cet après-midi, après les cours, suggéra
Ann. S’il doit y rencontrer Letty, nous pourrons peut-être glaner sur
place des informations utiles.
— Bonne idée, Ann. »
Aussi, en fin d’après-midi, quand Letty fit son apparition au State
Hôtel et traversa d’un pas ferme le grand hall, des yeux brillants la
guettaient-ils sans qu’elle en ait le moindre soupçon. Cachées
derrière des plantes vertes, Liz et Ann la surveillaient. Elles virent
leur camarade s’asseoir dans un confortable fauteuil et prendre une
pose avantageuse. Apparemment, elle attendait le peintre.
Bientôt l’artiste sortit de l’ascenseur et se dirigea vers elle. Dans
l’intervalle, les deux sœurs s’étaient glissées juste derrière Letty pour
occuper deux sièges dont les hauts dossiers les dissimulaient aussi
bien que les plantes vertes la minute précédente.
« Ma chère mademoiselle Barclay ! commença Colas Fayle en
donnant à sa voix de chaudes inflexions. Comme c’est aimable à vous
d’être venue me voir !
— Oh, monsieur Fayle ! susurra Letty. Je suis tellement flattée
que, parmi toutes les pensionnaires de Starhurst, ce soit moi que
vous ayez choisie pour faire un portrait.
— C’est que votre visage a du caractère. Du caractère et de la
beauté. Combinaison remarquable et rare. Vous êtes un merveilleux
sujet d’étude.
— Quel écœurant personnage ! chuchota Liz à sa sœur. Il flatte
bassement Letty. Dieu sait pourtant si elle a un physique ingrat !
— Oh ! monsieur Fayle, dit Letty en protestant pour la forme, je
ne suis pas vraiment belle.
— Si vous ne l’étiez pas, vous aurais-je suggéré de poser pour
moi ? répliqua l’artiste. A propos, avez-vous reçu une réponse de
votre père ? Est-il d’accord pour que je fasse votre portrait ?
— Je lui ai envoyé un télégramme mais il ne m’a pas encore
répondu. Je voulais vous demander, monsieur Fayle ! Combien ce
portrait coûtera-t-il au juste ?
— Ce qu’il coûtera ? Ma foi, la question du prix ne se discute pas,
en général. La plupart de mes clients estiment que l’honneur que je
leur fais…
— Oh ! J’apprécie l’honneur ! se hâta d’affirmer Letty. Mais si
vous devez me peindre, c’est papa qui aura à régler l’addition. C’est
un homme pratique. Bien sûr, il est immensément riche… mais il
voudra être fixé.
— Vous devez comprendre qu’un artiste de ma réputation ne peut
travailler au rabais. Je demande en général dix mille dollars et même
plus pour une simple esquisse. Néanmoins, je suis tellement désireux
de fixer votre jeune beauté sur la toile que je vous ferai un prix de
faveur. Disons cinq mille dollars tout rond ! »
Letty en resta bouche bée. Liz et Ann n’en croyaient pas leurs
oreilles. Il était évident que Colas Fayle profitait de la vanité et de
l’ignorance de Letty pour tenter de lui soutirer la forte somme. Et
celle-ci était tellement énorme qu’elle dénonçait l’indélicatesse du
personnage. Mais, à ce sujet, les sœurs Parker savaient déjà à quoi
s’en tenir.
« C’est un abus de confiance ! chuchota Liz, indignée. Nous
devrions mettre Letty en garde.
— Pas encore. Elle ne nous croirait pas. Attendons. »
Les exigences du peintre avaient quelque peu déconcerté Letty. Il
semblait persuadé qu’elle pourrait aisément convaincre son père de
payer. Elle fit donc un effort pour donner à Fayle l’impression que la
somme ne lui semblait pas exagérée.
ENFIN UN INDICE !
Ann se sentit déçue. Cette lettre ne lui apprenait rien, sauf que le
peintre et Bart étaient en relation. Et puis, elle se dit que le message
pouvait avoir été écrit avant la disparition de Bart.
Elle se pencha un peu plus… Le message était daté de la veille.
Juste au-dessous de la mention du jour se trouvait une autre ligne,
révélant l’adresse de Bart : 447, Park Street, à Majestic.
Ann, tout heureuse, sortit un crayon et un morceau de papier de
sa poche. Fiévreusement, elle nota la précieuse adresse. Enfin, elle
possédait un indice valable ! Bart Wheeler habitait la ville même où
devait avoir lieu l’exposition d’art ! Comment Colas Fayle avait-il su
où se trouvait Bart, elle l’ignorait ! Mais peu importait.
« En somme, murmura-t-elle, c’est une chance que Liz ait
dégringolé de son perchoir. »
Sur ces entrefaites, Liz revint, accompagnée du gardien, gros
homme jovial qui n’avait nullement l’intention de dramatiser le petit
accident.
« Tout le monde peut casser une vitre, déclara-t-il avec bonne
humeur. Et du moment que vous payez les dégâts… Je vais essayer
de faire remplacer ce panneau avant le retour de M. Fayle. Ça évitera
les histoires ! »
En plus du prix du carreau, Liz laissa un généreux pourboire.
Puis, après avoir remercié le gardien, les deux sœurs se hâtèrent de
partir.
Fiévreusement, elle nota la précieuse adresse.
Elles commençaient à descendre l’escalier quand elles
entendirent monter quelqu’un. Se penchant par-dessus la rampe,
elles aperçurent la chevelure blanche et la silhouette mince et
élégante du professeur Randall.
« Flûte ! laissa échapper Liz. Il ne faut pas qu’il nous trouve ici. Il
risquerait de nous poser des questions embarrassantes. »
Sa sœur et elle firent demi-tour et coururent rejoindre le gardien
de l’immeuble, occupé à balayer les débris de verre.
« Nous sommes pensionnaires à Starhurst, expliqua vivement
Ann, décidée à mettre le brave homme dans la confidence. Le mari
de notre directrice est en train de monter. Nous ne voudrions pas
qu’il nous trouve ici. Par où pourrions-nous filer sans être vues ? »
Le gardien eut un bon sourire.
« M. Randall vient assez souvent ici, dit-il. Je parie qu’il vous
flanquerait une retenue s’il vous voyait, hein ?… Allons ! Ouvrez cette
petite porte et descendez l’escalier de service. Vous déboucherez dans
une rue, derrière l’immeuble. »
Liz et Ann ne se le firent pas répéter. La porte se refermait
derrière elles quand le professeur Randall arriva sur le palier.
« Nous l’avons échappé belle ! » dit Ann en riant.
Mais les deux sœurs n’étaient pas au bout de leur peine. Au
moment même où elles allaient déboucher dans la ruelle, Liz, après
un bref coup d’œil, se rejeta en arrière.
« Miséricorde ! s’écria-t-elle. Regarde un peu qui vient ! »
Ann retint une exclamation. Colas Fayle en personne se dirigeait
vers l’entrée de service dont elles se préparaient à franchir le seuil.
Pourquoi avait-il choisi de rentrer chez lui par là ? Mystère…
« Nous sommes coincées », soupira Liz.
Il fallait faire vite ! Ann, prenant sa sœur par le bras, l’entraîna
vers l’escalier de la cave qu’elle avait remarqué fort opportunément.
Toutes deux en descendirent les premières marches en toute hâte…
Elles entendirent Fayle entrer puis commencer à monter.
Soudain, il s’arrêta… Avait-il remarqué quelque chose d’anormal ?
Mais non ! Il craqua une allumette et alluma une cigarette. Après
quoi il reprit son ascension.
Dès que le bruit de ses pas eut décru, les deux sœurs se glissèrent
dehors puis, se hâtant de contourner l’immeuble, débouchèrent de
nouveau dans l’artère principale de Penfield. A une allure moins
précipitée, elles reprirent le chemin de Starhurst.
« IN EXTREMIS »
UNE DÉCOUVERTE
L’HISTOIRE DE JOSY
Ma petite Josy,
L’ACCUSATION
L’IMPOSTEUR CONFONDU
AU STUDIO
NOUVELLES DU MONASTÈRE
DEUX jours plus tard, Liz et Ann quittèrent leur oncle et leur
tante pour reprendre le chemin de La Grange. Elles ne revenaient
pas seules ! Bart Wheeler et Josy Sykes les accompagnaient : le
premier, impatient de faire la paix avec sa fiancée, la seconde tout
heureuse de son récent succès.
En effet, le programme où, pour la première fois, Josy paraissait
en vedette, lui avait valu un flot de lettres et de télégrammes de
félicitations. Elle était ce que, en langage technique, on appelle une
« révélation ». Elle avait déjà reçu des offres aussi flatteuses
qu’avantageuses de la part de différentes stations de radio et
d’agences publicitaires.
Deux choses seulement l’empêchaient de savourer pleinement sa
réussite.
« Si seulement l’oncle Joseph était à mes côtés ! soupirait-elle. Et
si je pouvais prouver mon innocence dans cette terrible affaire
d’argent volé au Foyer des Jeunes !
— Pour ton oncle, lui dit Liz, ce n’est qu’une question de
patience : nous recevrons une réponse des moines d’ici peu, c’est
certain. Quant à cette histoire de vol… eh bien, il est grand temps que
nous menions à ce sujet une petite enquête. »
Avant de quitter Majestic, les jeunes détectives avaient prévenu
l’oncle Dick que la réponse du monastère arriverait à Rockville, à leur
domicile personnel. Elles avaient en effet donné leur adresse pour
éviter toute indiscrétion.
« Que les nouvelles soient bonnes ou mauvaises, avait dit Ann,
n’hésite pas à nous prévenir dès que la lettre arrivera. Tout est
préférable à l’incertitude ! » Et l’oncle Dick avait promis de
téléphoner aussitôt.
Avant de quitter Majestic, également, les sœurs Parker avaient
présidé à la transformation de Josy. Elles l’avaient aidée à choisir des
vêtements seyants dont la coupe cachait presque complètement la
gibbosité dont elle était affligée. Ce fut une Josy radieuse qui
débarqua à Mount Pleasant. Elle avait perdu son air de jeune animal
traqué. Elle se redressait au maximum. Ses yeux étincelaient. Son joli
visage attirait les regards et, son amabilité naturelle l’embellissant
encore, elle était fort à son avantage. On la sentait plus sûre d’elle-
même et, aussi, plus confiante envers la vie. Bref, elle était
complètement transformée.
Bart Wheeler, de son côté, était méconnaissable. De triste et amer
qu’il était lorsqu’il se croyait rejeté par Bessie, il était redevenu
optimiste et joyeux. Son impatience grandissait au fur et à mesure
qu’on approchait de La Grange.
Comme les quatre amis n’avaient pas prévenu Bessie de leur
retour, celle-ci n’en crut pas ses yeux lorsque, en réponse à leur coup
de sonnette, elle ouvrit pour voir devant elle le petit groupe souriant.
Un cri de joie lui échappa :
« Bart ! » s’écria-t-elle.
Puis ses joues s’empourprèrent et elle ajouta :
« Ainsi, vous êtes revenu !
— Oui, mais voulez-vous encore de moi, Bessie ? »
L’expression des yeux de la jeune femme était éloquente. Bart
franchit le seuil et prit sa fiancée dans ses bras.
« Venez, dit Ann avec tact à ses compagnes. Passons dans la salle
de séjour. Bessie et Bart doivent avoir quantité de choses à se
raconter. »
Laissant les fiancés en tête à tête, les jeunes filles s’installèrent
près du feu. Ann entreprit aussitôt de déballer un volumineux paquet
qu’elle n’avait pas lâché de tout le voyage.
C’était le portrait de Joseph Sykes.
« Nous devons sans tarder rapporter cette toile à La Tour ! »
déclara-t-elle.
Au même instant, le téléphone sonna. Ann se tourna vers sa
sœur :
« Réponds, veux-tu ? Et si quelqu’un demande Bessie…
— Je dirai qu’elle n’est pas libre ! » acheva Liz en riant.
Mais l’appel n’était pas pour la jeune femme. L’oncle Dick était au
bout du fil.
« Bonjour, mon petit, dit-il à sa nièce. Une lettre vient d’arriver
et…
— Une lettre du monastère ? » demanda Liz avec animation.
Ann reposa le portrait à moitié déballé. Josy sauta sur ses pieds.
Toutes attendaient anxieusement la réponse.
« Je le suppose, déclara le capitaine Parker. Je ne l’ai pas ouverte,
mais l’enveloppe porte le cachet de la poste de Rocky Point.
— Ouvre-la vite, oncle Dick. Je t’en prie ! Dépêche-toi !
— Bon ! Bon ! Minute !… Un peu de patience, que diable ! La
lettre ne s’envolera pas… (Liz entendit un bruit de papier froissé,
puis, de nouveau, la voix de son oncle)… Allons, bon ! Où ai-je fourré
mes lunettes ? Je ne les trouve jamais quand j’en ai besoin… Harriet !
As-tu vu mes lunettes ? »
La voix douce de Mlle Parker parvint aux oreilles de Liz.
« Tu les as relevées sur ton front, Dick !
— Hum ! Quel étourdi je fais… Les voilà… Et maintenant, où est
passée cette lettre ? Où donc est… Ah ! la voici, dans ma main… Tu
veux que je la lise en entier, Liz ?
— Oui, oncle Dick ! S’il te plaît ! »
A présent, Ann et Josy se pressaient autour de l’appareil, essayant
de ne pas perdre un mot de ce que prononçait la voix lointaine. Le
capitaine Parker commença :
« Les moines disent qu’ils ont bien reçu votre lettre…
— Oui, oui… Bien sûr qu’ils l’ont reçue. Autrement, ils ne nous
répondraient pas !
— Remarquable logique ! marmotta l’oncle Dick dans sa barbe.
Donc, ils disent qu’ils ont bien reçu votre lettre et qu’ils sont heureux
de pouvoir vous aider.
— Oncle Dick, tu nous fais mourir à petit feu. Qu’est-il advenu de
M. Sykes ?
— J’y arrive, j’y arrive ! répondit l’oncle Dick sans se troubler. Si
tu cessais de m’interrompre toutes les deux minutes, j’aurais déjà
terminé. »
Liz soupira :
« Oui, oncle Dick. Tu as raison. Mais continue, je t’en prie !
— Eh bien, on vous annonce que Joseph Sykes n’est plus au
monastère.
— Mais est-il vivant ?
RÉUNIS !