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CAROLINE QUINE

DANS
L’OMBRE
DE LA
TOUR
TEXTE FRANÇAIS DE CLAUDE VOILIER
ILLUSTRATIONS DE PHILIPPE DAURE

HACHETTE
DU MÊME AUTEUR

dans la Bibliothèque Verte :


Série « Alice » : Alice et le dragon de feu
Alice au bal masqué Alice en safari
Alice et les chats persans Alice et les plumes de paon
Alice et le pigeon voyageur Alice chez les Incas
Alice au Canada Alice et la statue qui parle
Alice écuyère Alice et l’esprit frappeur
Alice au manoir hanté Alice à Paris
Alice et le carnet vert Alice et le robot
Alice et la pantoufle d’hermine Alice au camp des biches
Alice dans l’île au trésor Quand Alice rencontre Alice
Alice et le vase de chine Alice et la dame du lac
Alice et le clavecin Alice et la pierre d’onyx
Alice et le tiroir secret Alice à la réserve des oiseaux
Alice et les faux-monnayeurs Alice aux îles Hawaï
Alice et la malle mystérieuse Alice et le médaillon d’or
Alice et la diligence Alice et la fusée spatiale
Alice et le diadème Alice au ranch
Alice en Écosse

Série « Une enquête des Sœurs Parker » :


Les sœurs Parker trouvent une Le secret des boucaniers
piste
Les sœurs Parker et les L’affaire du pavillon bleu
ravisseurs
Le gros lot L’énigme de la clé rouillée
Les disparus de Fort-Cherokee La guitare ensorcelée
L’orchidée noire Le secret du chalet suisse
Le fantôme du troisième balcon Le secret du clocher
La villa du sommeil Le beau garçon du Pacifique
Un portrait dans le sable La double énigme de la Sierra
Le secret de la chambre close L’oiseau de bambou
L’inconnu du carrefour Le tigre de pierre
Le dauphin d’argent L’anneau de jade
La sorcière du lac perdu Le rubis clignotant
Sur les traces de l’homme Les patineurs de la nuit
masqué

dans L’Idéal-Bibliothèque :
Alice et le fantôme Alice et les chaussons rouges
Alice et le chandelier Alice et les trois clefs
Alice et les diamants Alice et le vison
Alice détective Alice et le pickpocket
Alice et les contrebandiers Alice et le flibustier
Alice et le mannequin Alice et l’ombre chinoise
Alice et le talisman d’ivoire

dans « La Galaxie » :
Alice et le pigeon voyageur Alice et les faux-monnayeurs
Alice au bal masqué Alice et le dragon de feu
Alice au manoir hanté Alice et le vase de Chine
Alice et l’esprit frappeur

L’ÉDITION ORIGINALE DE CET OUVRAGE A PARU


EN LANGUE ANGLAISE CHEZ GROSSET & DUNLAP,
NEW YORK, SOUS LE TITRE :

IN THE SHADOW OF THE TOWER

© Grosset & Dunlap, Inc., 1934.


© Hachette, 1978.
Tous droits de traduction, de reproduction
et d’adaptation réservés pour tous pays.

Hachette, 79, boulevard Saint-Germain, Paris VIe


CHAPITRE PREMIER

LA LETTRE PERDUE

« ANN ! Ecoute… Quelqu’un siffle derrière nous ! » Liz et Ann


Parker, deux jolies filles, pensionnaires au collège de Starhurst,
s’arrêtèrent pour écouter. La piste qu’elles suivaient serpentait à
travers bois. On était au début de l’hiver. Le sol, ouaté de neige,
étouffait le bruit des pas. Les branches des arbres, couvertes de givre,
étincelaient au soleil.
« Ecoute », chuchota Liz de nouveau.
Des notes plaintives s’élevaient dans l’air calme. On n’aurait su
dire si elles sortaient du gosier d’un oiseau ou des lèvres d’un être
humain. Intriguées, les deux sœurs regardèrent derrière elles.
Personne en vue. Le sentier était désert !
Soudain, l’étrange mélodie s’interrompit. On entendit craquer des
branches. Liz et Ann avaient passé le plus clair de l’après-midi à
patiner sur le lac Mohawk. Elles avaient choisi de rentrer à Starhurst
un peu avant leurs camarades, afin de mieux savourer le silence des
bois.
« Quelqu’un vient, murmura Liz.
— Cachons-nous, proposa Ann. Si nos camarades veulent nous
faire une blague, c’est nous qui les surprendrons ! »
Les deux sœurs se trouvaient presque à l’orée du bois, là où le
sentier descendait en pente très raide vers les prairies et la route au-
dessous. Connaissant bien les lieux, elles se précipitèrent d’un même
élan vers une grotte qui s’ouvrait à quelques pas d’elles… Comme
elles l’atteignaient, l’étrange sifflement se fit entendre de nouveau.
Liz et Ann se glissèrent à l’intérieur de la grotte et s’accroupirent
derrière des éboulis de roche. De leur cachette, elles pouvaient
surveiller la piste forestière.
Soudain, Ann pressa le bras de sa sœur. Un garçon venait
d’apparaître sur le sentier… un garçon de dix-huit ans environ,
mince, le visage pâle aux traits tirés. Ses vêtements, en piteux état, ne
semblaient pas faits pour lui. Tandis qu’il avançait en traînant les
pieds, son regard se portait furtivement de côté et d’autre.
« Tu as vu ? souffla Ann. Il est bossu ! »
En effet, le pauvre garçon était affligé d’une difformité bien
visible. S’arrêtant de siffler, il jeta un dernier coup d’œil autour de
lui.
« Parfait ! dit-il à haute voix. Il n’y a personne ici. Reposons-nous
un peu. »
Là-dessus, il se laissa tomber sur un rocher, à deux pas de l’entrée
de la caverne. Il sortit alors de sa poche une enveloppe dont il tira
une lettre.
Liz et Ann étaient ennuyées de s’être cachées. Elles n’avaient rien
à redouter du pauvre infirme et il n’était pas dans leur intention de
l’épier. Cependant, si elles surgissaient à l’improviste devant lui, elles
risquaient de l’effrayer ou de le contrarier. Elles décidèrent donc de
ne pas bouger.
Le garçon se mit à lire la lettre. Sans doute n’était-ce pas la
première fois, car elle semblait bien froissée. Et puis, brusquement, il
éclata en sanglots. Les sœurs Parker étaient consternées. Elles se
demandaient aussi ce que le message pouvait contenir.
« Nous sommes indiscrètes, soupira Liz. Nous devrions nous en
aller. Mais comment faire sans qu’il nous voie ? »
Au loin, des bruits de voix et des rires s’élevèrent. Les autres
élèves de Starhurst revenaient du lac ! Le jeune bossu sauta sur ses
pieds et jeta un regard effrayé autour de lui. On devinait qu’il
répugnait à rencontrer des gens. Apercevant l’entrée de la caverne, il
courut vers ce refuge qui s’offrait à lui. Ann et Liz n’eurent que le
temps de s’enfoncer dans leur cachette et restèrent là, retenant leur
souffle. Le garçon entra sans les voir et, leur tournant le dos,
entreprit de surveiller le sentier comme elles l’avaient fait jusque-là.
Un rire de fille, dur et peu agréable, s’éleva au-dehors.
« Nous allons nous payer la tête des sœurs Parker ! Pour
commencer, un message leur annoncera que leur oncle se trouve à
l’hôtel Continental où il les attend de toute urgence. Nous
téléphonerons alors à l’hôtel pour prévenir la réception de la visite de
deux filles en quête du capitaine Parker et prier qu’on les dirige sur
l’hôtel du Parc. Bref, nous ferons courir Liz et Ann d’un bout à l’autre
de Penfield, à la poursuite de leur cher oncle. Pour finir, elles
rentreront à Starhurst forcément en retard et se feront attraper par la
directrice.
— Oh ! Letty ! Tu as toujours des inventions extraordinaires.
Cette histoire nous vengera des punitions que ces deux filles nous ont
values. »
Liz et Ann, ainsi renseignées sur ce qui les attendait, avaient déjà
identifié celles qui parlaient. Il s’agissait de Letty Barclay et d’Ida
Mason, les seules pensionnaires de Starhurst avec lesquelles les
sœurs Parker ne pouvaient s’entendre. Letty était une grande perche,
snob et très fière de la fortune de son père. Son arrogance la rendait
détestable à tous, sauf à Ida, son unique amie. Une fille sans volonté
qui se sentait flattée de marcher dans le sillage de Letty.

Les deux chipies étaient à maintes reprises entrées en conflit avec


Liz et Ann que révoltaient leurs méchancetés et leur sournoiserie.
Ayant ainsi involontairement renseigné leurs ennemies de ce
qu’elles mijotaient à leur intention, Letty et Ida s’éloignèrent. Peu
après, les autres élèves passèrent à leur tour devant l’entrée de la
caverne. Le bruit de leurs voix décrût petit à petit.
Quand le silence fut retombé, le jeune bossu se releva et, tirant de
nouveau la lettre de sa poche, entreprit de la relire à la lumière du
jour qui pénétrait jusqu’à lui.
« Nous ne pouvons pas rester ici plus longtemps, chuchota Ann à
sa sœur.
— Sans compter qu’il fait un froid glacial. Attends ! Je vais parler
à ce pauvre garçon… »
Liz s’avança ouvertement vers le bossu.
« Nous sommes désolées, commença-t-elle sur un ton d’excuse.
Nous n’avions pas l’intention de vous espionner, mais… »
L’infirme se retourna en poussant un cri d’effroi. Puis il pivota sur
ses talons et se rua au-dehors. Pataugeant dans la neige et
trébuchant sur les rochers, il fuyait, droit devant lui, vers un ravin
dont il ne soupçonnait sans doute pas l’existence et qui plongeait
vers une prairie située en contrebas.
« Arrêtez ! cria Ann. Vous allez tomber ! »
La recommandation arriva juste à temps. Le fuyard s’immobilisa
au bord de l’à-pic. Mais son pied glissa et il s’affala sur la neige
verglacée. La lettre, qu’il tenait à la main, lui échappa. Le papier
s’envola et, avec lui, un rectangle vert qui y était attaché par un
trombone. Les deux papiers flottèrent un instant au-dessus du vide
puis furent emportés sur l’aile du vent en direction de la prairie. Ann
et Liz se précipitèrent pour aider le bossu à se relever.
« Vous n’êtes pas blessé, j’espère ? demanda Liz.
— Ma lettre ! Mon argent ! » s’écria le garçon en guise de réponse.
Les deux filles comprirent que le rectangle vert joint à la lettre
était un billet de banque.
« Nous allons vous aider à les récupérer, décida Ann. Regardez.
Ils ont atterri dans la prairie.
— Oui… oui… aidez-moi, bégaya le malheureux qui semblait
terrifié. C’est tout ce que je possède au monde… »
Soudain, un cri de détresse échappa au trio. Surgissant on ne
savait d’où, un renard au pelage sombre, intrigué par la lettre qui
voletait comme un oiseau, courait droit à elle. Il l’atteignit et, juste au
moment où elle allait s’envoler de nouveau, la happa dans sa gueule
et s’enfuit à la vitesse d’un éclair.
CHAPITRE II

JOSY

SANS HÉSITER, le jeune bossu entreprit de descendre la pente


raide. Liz et Ann le suivirent.
« Oh, mon Dieu ! gémissait le garçon. Ce renard a emporté ma
lettre ! Nous ne le rattraperons jamais !
— Mais nous essaierons de trouver son terrier », promit Liz.
Arrivé dans la prairie, le trio suivit les traces du renard,
nettement visibles dans la neige, jusqu’à une haie. Au-delà, les
empreintes se perdaient sur un sentier qui avait été piétiné dans tous
les sens. Il commençait à faire sombre et le vent soufflait fort.
L’infirme se laissa tomber au pied de la haie et, de nouveau, fondit en
larmes. Sa façon de sangloter parut curieuse à Ann qui poussa Liz du
coude :
« Crois-tu que nous ayons affaire à un garçon ? murmura-t-elle.
— Tu as raison, répliqua sa sœur, c’est une fille !
— Oui, avoua le faux garçon qui avait entendu. Je suis une fille.
Oh ! Pourquoi m’avez-vous pourchassée ? J’ai perdu ma lettre et mon
argent. A présent, je ne sais plus que faire ! »
Ann s’accroupit auprès de la jeune bossue et lui passa gentiment
son bras autour du cou.
« Excusez-nous. Nous n’avions pas l’intention de vous effrayer. Et
nous ferons tout ce que nous pourrons pour retrouver votre bien.
— Bien sûr, renchérit Liz. Voyons ! La somme que vous avez
perdue était-elle importante ? »
Déjà, les sœurs Parker songeaient à se cotiser pour la
dédommager.
« C’était là toute ma fortune, confessa la pauvre petite. Un billet
de mille dollars. »
Liz et Ann se regardèrent, stupéfaites.
« Mille dollars ! répéta Ann, incrédule.
— Oui. »
Les deux sœurs pressentirent un mystère. Elles possédaient un
sixième sens qui leur permettait de flairer les énigmes et, en plus, un
talent certain pour les résoudre. Leurs dons de détectives amateurs
étaient bien connus à Starhurst. Souvent déjà, elles avaient réussi à
débrouiller des affaires compliquées.
Liz et Ann étaient orphelines. Liz, l’aînée, était une jolie brune de
dix-sept ans, de caractère sérieux et pondéré. Ann, d’un an plus
jeune, était blonde, très gaie, vive et un peu garçon manqué.
En dehors du collège, elles vivaient chez leur oncle, le capitaine
Parker – oncle Dick ! –, à Rockville, pas très loin de Starhurst. Le
capitaine était commandant à bord du Balaska, un gros paquebot sur
lequel elles avaient souvent navigué. Tante Harriet, la sœur du
capitaine, s’était consacrée à l’éducation de ses nièces depuis le jour
où, toutes petites, elles avaient perdu leurs parents.
Pour l’instant, Liz et Ann flairaient un mystère et observaient
avec curiosité cette jeune fille, habillée en garçon, qui leur déclarait
avoir perdu un billet de mille dollars.
« Je crains, dit Liz, qu’il ne soit trop tard pour tenter de récupérer
votre bien aujourd’hui. La nuit tombe rapidement.
— Oui… vous avez raison. Je vais aller à Penfield mais demain je
reviendrai ici de bonne heure.
— Nous vous aiderons, déclara Ann. Si nous pouvons découvrir le
terrier de ce renard, nous retrouverons votre lettre et le billet. Mais
dites-moi, pourquoi êtes-vous déguisée en garçon ? »
Elle considérait le vêtement bon marché, tout fripé, que portait la
jeune infirme. Celle-ci répondit à contrecœur :
« Je… je me suis enfuie. Je ne voulais pas être reconnue. »
Elle n’ajouta rien de plus. Cependant, quand les trois jeunes filles,
cheminant côte à côte, eurent rejoint la route de Penfield, la fugitive
semblait plus détendue. Sans doute comprenait-elle que la sympathie
que lui manifestaient ses compagnes était sincère. Se décidant
brusquement, elle leur raconta en partie son histoire.
« Je m’appelle Joséphine Sykes, commença-t-elle, mais on
m’appelle plus couramment Josy. Je me suis enfuie du Foyer des
Jeunes Filles de Bonny Lake.
— Vous n’y étiez pas bien ? demanda Ann.
— Si… enfin, mieux qu’ailleurs ! déclara Josy avec un triste
sourire.
— Qu’entendez-vous par ailleurs ?
— Les fermes de la région. Ce foyer est une espèce d’orphelinat où
l’on m’a envoyée alors que je n’étais encore qu’un bébé. Je suis un cas
un peu exceptionnel. Comme toutes les autres filles, quand j’ai eu
quinze ans, on m’a placée ici et là. A cause de mon infirmité, on ne
m’acceptait généralement que dans les fermes…
— Vos parents…
— Mon père et ma mère sont morts. Et mon oncle m’a placée
dans ce foyer. Il s’appelle Joseph Sykes. Le malheur, c’est qu’il a
disparu peu après, je ne sais où. Quand j’ai été en âge de gagner ma
vie, j’ai accepté d’aller dans ces horribles fermes, où le travail est si
dur, parce que je voulais payer ma pension au foyer, ce qui est bien
normal. Mais dans la dernière ferme où l’on m’a envoyée, les gens se
sont montrés tellement odieux que je me suis enfuie… »

Bien que Josy évitât de prendre un ton dramatique pour conter


son histoire, Liz et Ann devinèrent que la jeune infirme avait déjà dû
beaucoup souffrir.
« Je suis retournée au foyer, continua Josy. On s’y est montré très
bon pour moi. On m’a donné un emploi de bureau… à l’économat.
J’étais tout heureuse. Je pensais que les mauvais jours étaient
terminés… mais je me trompais. Il y avait à peine une semaine que
j’étais dans mon emploi quand une grosse somme disparut du coffre.
Il s’agissait d’un legs, je crois, fait au foyer, et qui s’élevait à plus de
mille dollars.
— On ne vous a tout de même pas accusée ! s’écria Ann, indignée.
— Si. On a pensé que j’avais pris cet argent. Cela aurait été risible
en temps ordinaire : j’aurais pu me disculper facilement, moi qui
n’avais jamais possédé un cent ! Mais le hasard a voulu que, le jour
même où la somme disparut, je reçus une lettre – celle-là même que
le renard a emportée ! Elle m’était envoyée par mon oncle Joseph
Sykes… et contenait un billet de mille dollars. J’ai pensé que, si l’on
me trouvait en possession de cette somme, personne ne douterait de
ma culpabilité… Bref, j’ai été prise de panique… Et puis, je ne pouvais
supporter l’idée qu’on m’accusât. Je n’avais même pas le goût de me
défendre…
— Et vous vous êtes enfuie ! acheva Liz.
— Oui… J’ai emprunté ce costume à un aide-jardinier du foyer et
j’ai filé la nuit dernière. Depuis, j’erre un peu au hasard. »
Liz et Ann comprenaient le désarroi de la jeune infirme.
« Qu’avez-vous finalement l’intention de faire ? demanda Ann.
— Je ne sais pas, confessa Josy dont les lèvres se mirent à
trembler. J’éprouvais une certaine sécurité lorsque j’avais mon billet
de mille dollars. Mais à présent… sans argent… sans amis… »
Elle s’interrompit pour essuyer, d’un revers de la main, les larmes
qui coulaient sur son visage.
« Mais vous avez des amies ! assura Liz. Nous sommes vos amies,
vraiment… Vous allez venir avec nous à Starhurst. Nous vous
trouverons des vêtements. Puis nous parlerons à Mme Randall, la
directrice du collège. J’espère qu’elle pourra vous aider. »
Josy regarda les deux sœurs avec gratitude.
« Vous êtes les premières, soupira-t-elle, à me faire vraiment
confiance et à essayer de me venir en aide. »
Bientôt, les trois filles arrivèrent en vue de Starhurst. Josy Sykes
commença à ralentir le pas. Elle était consciente de son aspect
singulier : son complet sale, et fripé, la difformité de son dos… Bref,
elle avait honte d’elle-même.
« Non, murmura-t-elle enfin. Je ne peux pas aller avec vous. Tout
le monde me regarderait comme une bête curieuse. On se moquerait
de moi plus ou moins ouvertement. Je préfère m’en aller…
— Ne dis pas de sottises ! s’écria Liz en la tutoyant amicalement.
Nous n’avons pas honte de toi et tu n’as rien à craindre. Nos
camarades sont très gentilles pour la plupart. »
Comme pour lui donner le démenti, un rire moqueur éclata à
proximité. C’était Letty qui, en compagnie d’Ida, regardait
s’approcher le trio.
« As-tu vu ? dit-elle tout haut. Les deux Parker ont ramassé un
bossu-porte-bonheur en route ! »
Josy rougit violemment.
« Ces filles sont méchantes, murmura-t-elle. Vous voyez bien que
j’avais raison ! Il vaut mieux que je parte ! »
Et, sans crier gare, elle fit brusquement demi-tour et retourna sur
la route avant que Liz et Ann aient eu le temps de l’en empêcher.
Dans sa hâte de fuir les railleries de Letty et d’Ida, Josy ne vit pas une
voiture qui arrivait sur elle à vive allure.
« Attention ! » hurlèrent en chœur Liz et Ann.
Mais l’avertissement n’eut d’autre effet que d’arrêter Josy au
milieu de la route. Le conducteur de la voiture freina à mort, sans
grand succès. La jeune bossue, reprenant ses esprits, s’apprêtait à
bondir dans le fossé quand elle glissa sur une plaque de verglas et
tomba tout de son long. Liz poussa un cri d’horreur…
CHAPITRE III

UNE FARCE QUI TOURNE COURT

ANN n’hésita pas une seconde. Elle bondit sur la route et,
attrapant Josy par un bras, la tira en arrière, juste au moment où la
voiture, incapable de s’arrêter, arrivait sur elle. Le véhicule, roues
bloquées, finit néanmoins par s’immobiliser. Il avait manqué de peu
la jeune infirme.
Liz et Ann aidèrent Josy à se remettre debout.
« Es-tu blessée ? demanda Ann, inquiète de la pâleur de sa
nouvelle amie.
— Non… merci ! Oh ! Tu m’as sauvé la vie ! Sans toi… »
Le conducteur de la voiture arrivait en courant.
« Vous l’avez échappé belle, jeune homme ! dit-il à celle qu’il
prenait pour un garçon. Mais c’était votre faute, aussi ! »
Ann prit fermement Josy par le bras.
« Viens, dit-elle. Dépêchons-nous de rentrer. »
Sans tenir compte de la résistance de Josy, elle l’entraîna à
l’intérieur de l’établissement, lui fit rapidement traverser le hall puis
la poussa dans l’escalier. Les sœurs Parker et leur protégée se
trouvèrent enfin à l’abri des regards dans le deux pièces – chambre et
bureau – qu’elles partageaient.
« Ouf ! dit Ann. Nous voici enfin tranquilles. Et maintenant
cherchons parmi nos vêtements ceux qui peuvent te convenir. »
Une demi-heure plus tard, le jeune vagabond aux habits fripés
avait fait place à une adolescente timide, aux grands yeux pleins de
gratitude, correctement vêtue d’une robe en lainage bleu.
« Je ne sais comment vous remercier, murmura Josy avec
chaleur. C’est la première fois que je porte des collants en nylon fin,
vous savez ! »
Ce fut une Josy un peu réconfortée que Liz et Ann escortèrent, un
instant plus tard, jusqu’au bureau de la directrice. Mme Randall
acheva de mettre la jeune infirme à l’aise en l’accueillant avec bonté.
Liz et Ann racontèrent l’histoire de leur protégée. Quand elles eurent
terminé, la directrice de Starhurst exprima sa sympathie.
« Si vous cherchez un emploi, Josy, dit-elle, je peux vous
embaucher temporairement à la lingerie. Cela vous donnera du
moins le temps de vous retourner. »
Des larmes de reconnaissance embuèrent les yeux de Josy.
« Merci de tout cœur de me donner ma chance, murmura-t-elle.
Je ferai de mon mieux pour vous satisfaire.
— J’en suis sûre, répondit Mme Randall. Demain après-midi, si
vous voulez, vous pourrez retourner là-bas et essayer de retrouver
votre bien… Et je suppose que Liz et Ann ne demanderont pas mieux
que de vous accompagner, ajouta-t-elle en souriant aux deux sœurs.
— Nous allions justement vous en demander la permission ! »
s’écria Ann, tout heureuse.
La directrice se tourna de nouveau vers Josy :
« Cette lettre, je suppose, était très importante ? »
Josy hésita.
« Oui. Très. »
On la sentait réticente. Mme Randall n’insista pas. Liz et Ann
retournèrent chez elles avec leur protégée. Celle-ci se tenait sur la
réserve et ne répondait plus que par monosyllabes à leurs questions
concernant le vol et l’oncle Joseph.
« Après tout, dit Ann, puisque ton oncle t’a donné signe de vie, tu
pourrais peut-être lui demander son aide ?
— Non, c’est impossible. »
Josy avait pâli et n’ajouta rien de plus. Les sœurs Parker
comprirent que ses confidences n’iraient pas plus loin. Pour quelque
mystérieuse raison, Josy préférait se taire. Il semblait que, chaque
fois que le nom de son oncle était prononcé, elle éprouvait un chagrin
violent. Il eût été cruel de la torturer davantage en insistant.
Après le dîner, Josy fut conduite à sa chambre, dans l’aile du
collège réservée au personnel. Liz était tracassée par les réticences de
la jeune bossue.
« Et si par hasard elle était coupable de ce vol ? dit-elle à sa sœur.
— On ne me fera jamais croire que Josy puisse être une voleuse !
s’écria Ann avec conviction. Cette fille ne volerait pas une épingle,
j’en suis persuadée !
— Ce serait terrible si la police venait la chercher ici ! soupira Liz.
Conviens tout de même avec moi, Ann, que son histoire est bien
étrange. Elle nous a déclaré qu’un billet de mille dollars était joint à
la lettre de son oncle et nous affirme par ailleurs qu’elle ne peut
demander son aide à ce même oncle. S’il est incapable de l’aider,
pourquoi lui aurait-il envoyé mille dollars ?
— Evidemment, on peut se poser des questions ! soupira Ann.
— Est-ce bien son oncle qui lui a envoyé cet argent ? reprit Liz.
Après tout, nous ne savons rien de Josy.
— Ecoute, Liz, j’ai une idée. Appelons le foyer d’où elle dit venir et
renseignons-nous. »
Les deux sœurs téléphonèrent sur-le-champ, demandant à parler
à Josy Sykes. La personne qu’elles eurent au bout du fil leur répondit
avec prudence.
« Nous avons eu une pensionnaire de ce nom, expliqua-t-elle,
mais elle n’est plus ici. Etes-vous de ses amies ?
— Heu… oui, admit Liz.
— Si vous arrivez à la joindre, vous seriez aimable de nous le faire
savoir. Nous aimerions nous aussi entrer en contact avec elle. Il s’est
passé ici quelque chose de très désagréable, juste avant son départ.
Une grosse somme a disparu de l’économat et nous aimerions
l’interroger à ce sujet.
— Cette somme… vous supposez que c’est Josy qui l’a prise ?
— Il nous est difficile de penser autrement.
— Je suis sûre qu’elle n’aurait jamais fait une chose pareille.
— C’était aussi mon avis, voyez-vous. Mais Josy a disparu, et
l’argent aussi. Au fait, puis-je savoir qui vous êtes ?
— Cela n’a pas d’importance. Merci, madame ! »
Et Liz raccrocha vivement. Puis, se tournant vers sa sœur :
« Jusqu’ici, l’histoire de Josy semble vraie. Mais nous ignorons
toujours si elle est coupable ou non.
— Josy n’a rien d’une voleuse, c’est l’évidence même ! affirma
Ann avec chaleur. Bien sûr, il est curieux qu’elle ne nous ait pas
expliqué pourquoi cet argent lui avait été envoyé, mais après tout ce
sont ses affaires et nous n’avons pas le droit de nous montrer
indiscrètes. »

Liz et Ann étaient rentrées chez elles depuis un moment déjà


quand Letty Barclay vint les trouver pour annoncer :
« Un appel télégraphique vient d’arriver pour vous. Votre oncle
Dick se trouve à l’hôtel Continental de Penfield et vous demande d’y
aller immédiatement.
— Vraiment ? répondit Ann sans marquer aucun intérêt.
— C’est étrange ! » murmura Liz de son côté.
Ni l’une ni l’autre ne se leva de sa chaise. Elles se contentèrent de
sourire à Letty. Derrière celle-ci s’agitait l’ombre falote d’Ida.
« Il me semblait, dit Letty d’un air un peu pincé, que cette bonne
nouvelle vous transporterait de joie. Après tout, il y a longtemps que
votre oncle n’est pas venu en ville.
— C’est vrai, reconnut Ann en bâillant.
— Très vrai », renchérit Liz.
Letty n’y comprenait rien.
« Vous ne vous précipitez pas au Continental pour le voir ?
demanda-t-elle. Il faut que vous y alliez !
— C’est bien vrai ? murmura Liz.
— Et immédiatement, as-tu dit ? ajouta Ann.
— Oui, oui. Immédiatement ! affirma Letty qui commençait à se
demander si sa farce allait marcher aussi bien qu’elle l’avait espéré.
— Ma foi, soupira Liz d’un ton languissant, je n’ai guère envie de
sortir ce soir. Il fait trop froid. On est si bien ici.
— Du reste, ajouta Ann, oncle Dick peut bien attendre demain
pour nous voir.
— Vous n’allez pas le rejoindre ! » s’exclama Letty, complètement
abasourdie.
Les deux sœurs hochèrent la tête.
« Non, certainement pas !
— Alors qu’il vous attend au Continental ?
— En vérité, dit Ann en souriant, nous partirions comme des
fusées si nous étions sûres de le rencontrer là-bas. Mais, vois-tu, ma
chère Letty, il se trouve que l’oncle Dick…
— Est en train de voguer sur l’océan Atlantique, enchaîna Liz.
— Le Balaska est en route pour New York, acheva Ann. Tu sais,
ma vieille, nous sommes toujours au courant des déplacements de
notre oncle. »
Letty se mordit les lèvres. Elle comprenait qu’à aucun moment les
deux sœurs n’avaient été dupes… Elles l’avaient laissée s’enferrer…
Letty avait été tournée en ridicule devant Ida !
« Ce… il doit s’agir d’une erreur… marmonna-t-elle pour tenter de
sauver la face.
— Quelle blague ! dit Ann en ricanant. Avoue plutôt que tu
comptais que nous filerions au Continental d’où on nous aurait
renvoyées à un autre hôtel et ainsi de suite… Sois bonne joueuse, ma
petite ! »
Avec une exclamation de rage, Letty pivota sur ses talons et
s’enfuit en claquant la porte derrière elle. Elle ne comprenait pas
comment les sœurs Parker avaient pu être prévenues de ses
malicieux projets et, ainsi qu’il fallait s’y attendre, elle tourna sa
colère contre Ida.
« Tu vois ! Elles étaient au courant, gronda-t-elle.
— En effet. Mais comment ont-elles pu savoir ?…
— Sans doute parce que tu as été trop bavarde. Tu auras parlé de
nos plans à quelqu’un qui l’aura répété et…
— Letty, je te jure que je n’ai parlé à personne !
— Bien sûr que si ! Tu étais la seule à savoir ce que je complotais.
Et maintenant, elles vont raconter l’histoire à tout le collège. On va se
moquer de moi. Quel affront ! Oh, mais je leur revaudrai ça ! Je me
vengerai… sur leur protégée s’il le faut… »
Letty était tellement furieuse qu’elle étouffait. Ni elle ni Ida ne
prirent garde à une ombre légère qui, à leur vue, recula vivement
dans un coin obscur du corridor. Quand les deux méchantes filles
furent passées, Josy – car c’était elle – alla frapper chez les sœurs
Parker.
Elle leur rapporta les menaces proférées par Letty.
« Il vaut mieux que je m’en aille, acheva-t-elle tristement. Je
risque de vous attirer des ennuis. »
Liz et Ann la consolèrent de leur mieux.
« Ne te laisse pas impressionner par ces deux sottes, déclara Liz
d’une voix ferme. Et tu n’as aucune raison de partir.
— Nous sommes tes amies, rappela Ann, et nous t’aiderons à
retrouver ton argent.
— Nous nous mettrons en campagne demain ! dit encore Liz. Aie
bon espoir. »
CHAPITRE IV

LE RENARD FUGITIF

« JE SUIS GELÉE, déclara Ann en frissonnant.


— Moi aussi, avoua Liz. Et voilà la neige qui recommence à
tomber !
— Nous ne retrouverons jamais ma lettre et le billet de mille
dollars, soupira Josy. Nous n’avons même pas découvert une
empreinte de renard. »
Dès le début de l’après-midi, les trois filles avaient entrepris des
recherches, comme prévu. Mais leurs efforts étaient restés vains.
Après avoir exploré sans succès les moindres failles dans les rochers
et les trous où aurait pu se terrer le renard, elles devaient s’avouer
vaincues. Tandis qu’elles reprenaient tristement le chemin de
Starhurst, Josy avoua que la perte de l’argent la chagrinait infiniment
moins que celle de la lettre.
« Elle représentait tellement pour moi. C’est la lettre la plus
importante que j’aie jamais reçue de ma vie !
— Mais tu as eu le temps de la lire, fit remarquer Ann.
— Mal. En fait, elle était très longue et si détaillée que je ne peux
pas me rappeler tout ce qu’elle contenait. Il y avait entre autres une
adresse dont je n’arrive pas à me souvenir. C’est bien ce qui me
désespère. Je lisais ma lettre pour la seconde fois quand… quand je
l’ai perdue.
— C’est en partie notre faute, soupira Liz.
— Pas du tout ! protesta Josy. Le vent est seul responsable… Et le
renard !… Vous avez fait de votre mieux pour m’aider ! »
Les trois jeunes filles arrivaient à un tournant du chemin quand,
soudain, elles se heurtèrent presque à M. Tisdale, un charmant vieux
monsieur auquel les sœurs Parker avaient jadis rendu service en
débrouillant pour lui une affaire compliquée, grâce à leurs talents de
détectives.
M. Tisdale adorait les longues marches à travers la campagne. A
tout hasard, Ann lui demanda :
« Connaissez-vous quelque chose aux habitudes des renards,
monsieur Tisdale ?
— Ma foi, non, avoua-t-il, un peu surpris. Mais si la question vous
intéresse, vous pourriez aller vous renseigner à la ferme d’élevage de
renards.
— Une ferme d’élevage ! s’exclama Liz. Où donc se trouve-t-elle ?
— A environ quinze kilomètres au nord de Penfield. C’est un
nommé Brodsky qui la dirige. Si vous désirez vous y rendre, attendez
le bus, ici même. Il ne va pas tarder et vous déposera juste devant la
porte de la ferme en question. »
Les jeunes filles le remercièrent et décidèrent d’attendre
l’autobus.
« Je me demande, dit Ann, si notre renard ne se serait pas
échappé de cet élevage. En effet, à ma connaissance, il n’y a pas de
renards sauvages près de Starhurst. Et s’il s’agit d’un renard plus ou
moins apprivoisé, peut-être est-il retourné là-bas de lui-même. »
Le bus arriva à ce moment. Les trois amies grimpèrent à bord.
Elles eurent la désagréable surprise de constater que Letty et Ida y
occupaient les deux sièges de devant.
Liz, Ann et Josy s’empressèrent d’aller s’installer à l’arrière. Elles
supposaient que les deux pimbêches descendraient à Penfield même,
mais il n’en fut rien. On parcourut dix kilomètres, puis douze, puis
quatorze sans que Letty et Ida fissent mine de descendre.
Finalement, on arriva en vue d’une longue perspective de barrières
blanches et de bâtiments blanchis à la chaux. La voix du chauffeur
s’éleva :
« Elevage de renards Brodsky. »
Au grand étonnement du trio, Letty et son inséparable amie se
levèrent.
« Tiens ! Elles descendent là elles aussi », chuchota Josy.
Liz s’empressa de conseiller à voix basse :
« Pas un mot du billet de mille dollars ! Sinon, Letty et Ida
seraient bien capables de vouloir participer aux recherches. »
Quand Letty se rendit compte que les sœurs Parker et leur
protégée les suivaient, elle grommela :
« Vous menez une nouvelle enquête policière, je présume ? En
tout cas, je vous défends de me suivre. J’ai horreur d’être
espionnée. »
Liz et Ann firent mine de n’avoir pas entendu, se contentant
d’enregistrer que Letty semblait fort contrariée de leur présence. A
vrai dire, la jeune Barclay avait décidé d’acheter une belle peau de
renard pour s’en faire une toque. Or, à Penfield, les prix demandés
par les fourreurs lui semblaient exorbitants. Letty avait énormément
d’argent de poche mais détestait le dépenser. Cherchant toujours à
acquérir les objets aux prix les plus bas, elle avait pensé à la ferme
d’élevage. Là, sans doute, elle aurait satisfaction à peu de frais.
« Liz, proposa Ann, entre donc avec Josy pour parler au
propriétaire. Pendant ce temps, je vais jeter un coup d’œil aux
alentours. »
Liz et Josy entrèrent donc sur les pas de Letty et d’Ida.
M. Brodsky, un paysan gras mais costaud, écouta poliment Letty
Barclay.
« Nous avons quelques jolies fourrures, dit-il. Si vous voulez me
suivre… Je suis à vous dans un instant », ajouta-t-il en s’adressant à
Liz et à Josy.
Tout en patientant, celles-ci pouvaient entendre Letty qui, dans la
pièce voisine, discutait âprement pour obtenir des prix de faveur.
Mais Brodsky tenait bon.
« Impossible de baisser davantage, mademoiselle. Prenez donc
cette peau, c’est la moins chère !
— Oh, ça va ! D’accord. Tenez ! Je n’ai pas de monnaie. »
Brodsky reparut, un billet à la main, et se dirigea vers sa caisse,
non sans faire un clin d’œil amusé à Liz et Josy. Presque aussitôt
Letty arriva, un paquet sous le bras.
« J’ai emballé la peau moi-même, annonça-t-elle. Ma monnaie s’il
vous plaît !
— Oh, mademoiselle, je n’ai pas l’habitude de laisser mes clients
empaqueter eux-mêmes ! Une fourrure doit être pliée d’une certaine
manière… »
Tout en parlant, et sans rendre sa monnaie à Letty, Ivan Brodsky
allongea le bras et se saisit du paquet.
« Laissez donc ! Cela va très bien ainsi ! » protesta Letty.
Mais, déjà, l’éleveur retirait le papier. Une magnifique peau de
couleur très foncée apparut. Letty poussa un léger cri et feignit
l’étonnement.
« Oh ! J’ai dû me tromper de peau en l’emballant ! »
Sans un mot, le commerçant retourna à la réserve, remit la
coûteuse peau en place et revint avec celle, de peu de valeur, que
Letty avait achetée. Toujours en silence, il l’enveloppa, la remit à sa
peu scrupuleuse cliente, rendit la monnaie… et ouvrit grande la
porte.
Suivie d’Ida qui semblait effrayée, Letty franchit le seuil aussi vite
qu’elle put.
« Il faudrait se lever de bonne heure pour arriver à me rouler !
déclara l’éleveur en refermant la porte. Et maintenant,
mesdemoiselles, que puis-je pour vous ?
— Avez-vous perdu un renard ? » demanda Liz tout de go.
Le commerçant sursauta.
« Vous en avez trouvé un ?
— Je l’ai aperçu en tout cas… J’ai pensé qu’il pouvait venir de cet
élevage.
« C’est notre renard ! » s’écria Ann tout heureuse.
— Oui, ce doit être le mien ! soupira Brodsky d’un air ennuyé. Un
de mes renards noirs a filé et… cela peut me valoir bien des histoires.
Que va-t-il se passer si l’un des fermiers alentour le trouve en train
d’égorger ses poulets ? C’est moi qui serai responsable. Ramenez-le-
moi, mort ou vif, et vous aurez une jolie récompense. »
Liz expliqua l’histoire de la lettre emportée par l’animal, sans
néanmoins parler du billet de mille dollars.
« Nous espérions un peu que l’animal serait revenu ici. Mais
puisque ce n’est pas le cas, je vais vous laisser mon adresse, conclut
Liz. Si votre renard revient, soyez assez aimable pour me prévenir
aussitôt. »
En fait, elle ne voyait pas très bien en quoi le retour du renard
pourrait leur être utile… Peut-être qu’en lui permettant de partir à
nouveau – mais avec une ficelle autour du cou – il les conduirait à
son terrier…
L’expérience avait peu de chances d’aboutir mais c’était le dernier
espoir qu’il restait de retrouver la lettre et l’argent de Josy.
Liz et Josy prirent congé de l’éleveur et allèrent rejoindre Ann.
Plutôt découragées, les trois amies se dirigèrent vers l’arrêt du bus.
Malheureusement, une fois là, elles découvrirent qu’il leur faudrait
attendre une bonne demi-heure. Pour gagner du temps, elles
décidèrent de couper à travers champs jusqu’à la gare voisine où
devait bientôt passer un train pour Penfield.
Elles n’avaient parcouru que quelques mètres quand Josy poussa
un cri :
« Regardez !… Là, près de la barrière !… »
Du doigt, elle désignait quelque chose de noir qui, non loin d’un
bouquet d’arbres, s’agitait sur la neige blanche.
« C’est notre renard ! » s’écria Ann tout heureuse.
L’animal bondit vers un tas de cailloux empilés contre la barrière.
Il portait un lapin mort dans sa gueule. Vivement le renard se faufila
dans un trou parmi les pierres et disparut.
« Vite ! cria Ann à sa sœur. Cours prévenir M. Brodsky. Dis-lui
que nous avons retrouvé à la fois son renard et le terrier. »
Sans perdre une seconde, Liz prit ses jambes à son cou. En
attendant son retour, Ann et Josy entassèrent des cailloux devant
l’orifice du terrier : il ne fallait pas que le renard s’échappe.
CHAPITRE V

STUPÉFIANTE TROUVAILLE

LIZ ne tarda pas à revenir en compagnie de Brodsky et de ses


deux fils. Tandis que les jeunes gens commençaient à démolir le tas
de pierres à grand bruit, pour effrayer l’animal, l’éleveur lança un
filet sur le terrier… Le renard jaillit de son trou et, en un clin d’œil, se
retrouva prisonnier.
Enchanté d’avoir récupéré le petit prédateur qui risquait de lui
causer tant d’ennuis, Brodsky récompensa largement les jeunes filles.
Liz et Ann insistèrent pour que l’argent revînt à la seule Josy.
Dès que le fermier et ses fils se furent éloignés avec leur
prisonnier, les trois amies se mirent à fouiller le terrier. Hélas !
Toutes leurs recherches furent vaines.
« Il n’y a pas un brin de papier, blanc, vert ou de n’importe quelle
autre couleur là-dedans ! soupira Josy à la fin. J’ai eu tort d’espérer
pouvoir récupérer mon bien. »
C’était un coup très dur pour elle. Mais Josy était vaillante. Elle
réussit même à sourire à ses amies qui cherchaient à la consoler.
« J’ai été sotte de me faire des illusions. Tant pis ! Je tâcherai de
me débrouiller, même sans mon argent. Après tout, j’ai été pauvre
toute ma vie. J’ai l’habitude. »
N’empêche que le retour à Starhurst se fit dans un silence désolé.
Une fois dans leur chambre, Liz et Ann discutèrent du « cas Josy
Sykes ». La Noël approchait à grands pas. Dans quelques jours, les
deux sœurs feraient leurs valises pour retourner à Rockville, afin de
passer les vacances avec l’oncle Dick et la tante Harriet. Elles
savaient qu’il y avait peu de chances pour que Mme Randall puisse
garder Josy de façon permanente à Starhurst. Elle n’avait aucun
emploi fixe à lui offrir. Et maintenant que la pauvre petite avait
perdu son billet de mille dollars, son avenir restait des plus sombres.
« Elle ne veut pas retourner au foyer et je la comprends, soupira
Liz. Par ailleurs, elle ne peut pas non plus rester ici. Oh ! Si nous
pouvions faire quelque chose pour elle ! »
Mais les sœurs Parker n’en eurent pas l’occasion pendant les
jours qui suivirent. Et, quand les vacances de Noël arrivèrent, elles
furent bien obligées de prendre congé de leur amie qui leur fit ses
adieux d’une petite voix pathétique.
« Vous avez été merveilleuses pour moi ! leur dit-elle. Jamais je
ne pourrai vous remercier assez !
— Je t’en prie, coupa Ann, très émue. Ton amitié a aussi
beaucoup de prix pour nous. »
Leur joie de retourner à Rockville était telle que Liz et Ann
oublièrent provisoirement les malheurs de leur protégée. L’oncle
Dick, souriant, les attendait à la gare. Et, en leur honneur, tante
Harriet avait décoré la maison familiale, à grand renfort de branches
de houx et de cèdre. Un magnifique sapin de Noël avait été dressé
dans la salle de séjour. Cora, la jeune bonne – maladroite mais pleine
de bonne volonté –, accueillit les voyageuses avec des exclamations
ravies.
Durant deux jours, Liz et Ann furent emportées par le joyeux
tourbillon des préparatifs de Noël. Il y avait les cadeaux à
envelopper, les cartes de vœux à envoyer, et aussi les nombreux amis
et amies de Rockville à qui elles rendirent visite ou qui vinrent les
voir. Le temps passa comme l’éclair.
« Je me demande, soupira tante Harriet la veille de Noël,
comment vous faites pour tenir bon. Je crains que vous ne rentriez à
Starhurst complètement épuisées… En attendant, je suis bien
contente que vous passiez le réveillon avec nous ! »
Liz l’embrassa avec affection :
« Sans toi et oncle Dick, Noël ne serait pas vraiment Noël ! »
Le capitaine Parker alluma un cigare et étendit ses jambes pour
les offrir au feu qui flambait dans l’âtre.
« Pendant ces vacances, soupira-t-il, nous ne vous verrons pas
autant que nous le désirerions. On vous attend à La Grange demain
après-midi et je suppose que vous resterez là-bas jusqu’à la fin de la
semaine. »
La Grange, une vieille ferme restaurée, située près de Mount
Pleasant, était la maison de Mlle Bessie Marsh, une cousine des
sœurs Parker. Bessie était une jolie personne d’une trentaine
d’années, très compétente, qui faisait fructifier les terres héritées de
ses parents. Elle s’entendait fort bien avec Liz et Ann qui ne
manquaient jamais de lui rendre visite le jour de la Noël.
Le jour en question, tout le monde se leva de bon matin, dans une
atmosphère de joie. L’oncle Dick, transformé en Père Noël, se
chargea de distribuer les cadeaux entassés au pied du sapin. La pièce
était décorée de guirlandes scintillantes. Chacun reçut plusieurs
présents.
Liz et Ann eurent une surprise. La veille, un paquet était arrivé
par la poste à leur intention. Elles avaient bien elles-mêmes laissé à
Starhurst un petit souvenir pour Josy, mais elles ne s’attendaient pas
à recevoir un cadeau d’elle. Leur protégée avait de toute évidence
dépensé la presque totalité de l’argent offert par Brodsky pour leur
envoyer deux très jolis bibelots. Une lettre était jointe au colis.

Mes chères, bien chères amies,

J’espère que vous passez un joyeux Noël. Ce mot pour vous offrir
mes vœux et vous dire adieu. Je ne serai plus là quand vous
rentrerez à Starhurst. Mme Randall s’est montrée très bonne pour
moi mais elle n’a plus besoin de mes services. Je m’en irai donc à la
fin de la semaine.
Encore merci pour toute l’amitié que vous m’avez témoignée.
Bien affectueusement à vous
Josy Sykes.

Sa lecture achevée, Liz s’écria :


« Mais elle ne peut pas partir comme ça ! Où irait-elle ? Et
comment pourrions-nous la retrouver jamais ?
— J’ai une idée, déclara Ann. Peut-être Bessie nous permettra-t-
elle d’inviter Josy à La Grange ? »
Les deux sœurs se hâtèrent de téléphoner à leur cousine. Bessie
compatit aussitôt aux malheurs de Josy.
« Oh, la pauvre petite ! s’écria-t-elle. Passer Noël toute seule au
collège ! Mais bien sûr ! Qu’elle vienne avec vous ! Je vous attends
toutes trois pour dîner.
— Merci de tout cœur, Bessie », répondit Ann avec élan.
Heureuses à l’idée de procurer un peu de joie à leur protégée, les
sœurs Parker se dépêchèrent d’expédier un télégramme à Josy, lui
communiquant l’invitation et lui demandant de les rencontrer à la
gare de Mount Pleasant. Elles étaient loin de se douter, alors, que
leur action charitable allait les entraîner dans une extraordinaire
aventure.
Quand Liz et Ann, vers quatre heures de l’après-midi, sautèrent
de leur train, elles trouvèrent Josy qui les attendait déjà sur le quai.
Des larmes de joie perlèrent aux yeux de la jeune infirme quand ses
amies l’embrassèrent.
« J’ai pour la première fois l’impression de vivre un véritable
Noël », leur dit-elle.
A La Grange, Bessie accueillit les trois voyageuses si gentiment,
elle fit preuve de tellement de tact et de bonne humeur que la timide
Josy ne tarda pas à se sentir à son aise. Assise sur un confortable
divan, face au feu de bois, elle s’épanouissait comme une fleur aux
rayons du soleil.
Enjouée à son habitude, Bessie raconta maintes anecdotes
amusantes et fit causer les jeunes filles. Bientôt, Josy se surprit à
mêler son rire à celui de ses compagnes.
« En marge des histoires drôles mais inventées, dit soudain
Bessie, voici une anecdote extraordinaire mais parfaitement
authentique. Savez-vous ce qui est arrivé à l’un de mes amis, l’autre
jour ? Il se promenait à travers la campagne, du côté du lac proche de
Starhurst, et imaginez ce qu’il a ramené à la maison ?…
— Un ours, plaisanta Ann.
— Un rhume de cerveau, suggéra Liz.
— Une oreille gelée ? dit à son tour Josy.
— Vous n’y êtes pas ! répliqua Bessie en riant. Son chien est allé
fouiner dans un terrier de lapin et lui a rapporté… devinez quoi ?…
un billet de mille dollars ! »
CHAPITRE VI

ACCUSATION INATTENDUE

LA RÉVÉLATION de Bessie fit l’effet d’une bombe. Liz et Ann


restaient figées sur leur siège, bouche bée, à regarder fixement leur
cousine. Quant à Josy, devenue toute pâle, elle bondit sur ses pieds.
« Mille dollars ! s’écria-t-elle. Oh ! Ce sont les miens ! Ils sont à
moi ! »
Et, sous le coup de l’émotion, elle tomba sur le tapis, inanimée.
Les sœurs Parker se précipitèrent et entreprirent de la faire
revenir à elle. Bessie, à la fois intriguée et inquiète, quitta vivement la
pièce pour revenir presque aussitôt en compagnie de Mme Grove, sa
femme de charge, munie d’un flacon de sels d’ammoniaque. Déjà, Liz
et Ann avaient allongé Josy sur le divan.
« Que se passe-t-il ? demanda Bessie. Je ne comprends pas. Ce
n’est pas parce que Bart Wheeler a trouvé un billet de mille dollars
que…
— Mais justement si ! coupa Ann avec pétulance. Ce billet est à
Josy. Elle l’a perdu, avec une lettre, dans un champ à côté du lac,
voici quelques jours. Nous pensions qu’un renard l’avait emporté
dans son terrier et… mais nous te raconterons les détails plus tard.
En tout cas, il n’est pas étonnant que Josy se soit trouvée mal.
— En voilà, une histoire ! s’écria Bessie très intéressée. Je n’ai
jamais rien entendu d’aussi extraordinaire ! Savez-vous que la lettre
a été retrouvée avec le billet ? Celui qui a fait cette découverte, grâce
à son chien, n’est autre que le secrétaire de Constance Melbourne.
Sans doute connaissez-vous de nom cette grande artiste ? »
Liz et Ann hochèrent affirmativement la tête.
« Cela paraît presque trop beau pour être vrai, soupira Liz.
J’espère que ce monsieur… comment l’avez-vous appelé ?… Bart
Wheeler, n’aura pas dépensé l’argent. La pauvre Josy avait perdu
l’espoir de le retrouver jamais. »
Mme Grove, pendant ce temps, avait réussi à ranimer Josy. Les
paupières de la jeune fille battirent. Elle poussa un léger soupir.
« Elle aura complètement recouvré ses esprits d’ici quelques
secondes, affirma la femme de charge.
— Je vais téléphoner sur-le-champ à Bart Wheeler, annonça
Bessie. Je le prierai de venir ici avec sa trouvaille. C’est vraiment la
plus étonnante des coïncidences… »
Continuant à se parler à elle-même, elle sortit, laissant Liz et Ann
reporter leur attention sur Josy. Celle-ci ouvrit les yeux et demanda
d’une voix faible :
« Que m’est-il arrivé ? Je me suis évanouie, n’est-ce pas ? »
Et puis, brusquement, elle se redressa.
« Oh ! Je me rappelle maintenant. Mon argent… Quelqu’un aurait
trouvé mon billet de mille dollars !
— Exactement ! s’écria Ann, radieuse. Et ta lettre également.
Notre cousine Bessie est en train de téléphoner à la personne qui a
fait cette double trouvaille. Je pense que ce monsieur acceptera de
venir… »
Josy ferma les yeux et soupira.
« J’espère qu’il n’y aura pas de malentendu, murmura-t-elle.
L’expérience m’a appris à ne pas me réjouir trop vite. »
Cependant, moins d’une demi-heure plus tard, une élégante
petite voiture remonta l’allée de La Grange pour s’arrêter devant la
porte. Un homme de trente à trente-cinq ans, d’allure sympathique,
en descendit. C’était Bart Wheeler !
Bessie avait déjà expliqué à ses cousines que, artiste lui-même et
en même temps compétent en affaires, Bart était non seulement le
secrétaire mais aussi le conseiller de Constance Melbourne, la
portraitiste de réputation mondiale. Mlle Melbourne, quand elle ne
voyageait pas, résidait à La Tour, une curieuse maison de pierre,
flanquée d’une tour dont elle tirait son nom, et qui s’élevait à
proximité de La Grange.
Bessie Marsh se porta à la rencontre du visiteur.
« Bonjour, Bess. Quelle effervescence ! Que se passe-t-il donc ?
— Oh ! Bart, nous avons trouvé la personne à qui appartient le
billet de mille dollars, expliqua la jeune femme.
— Eh bien ! C’est parfait ! s’écria Bart Wheeler en souriant. Je sais
que, pour ma part, je n’aimerais pas beaucoup perdre un aussi gros
billet. Où est son heureux propriétaire ? »
Bessie le conduisit à la salle de séjour. Le jeune homme s’inclina
poliment quand elle le présenta aux sœurs Parker mais ce fut d’un air
intrigué qu’il dévisagea Josy, toujours sur son divan.
« Ainsi, dit-il enfin, c’est là Mlle Sykes, la personne qui a perdu
les mille dollars…
— Avez-vous vraiment retrouvé mon argent ? demanda Josy avec
animation. Me le rapportez-vous ?
— Effectivement, répondit Bart Wheeler en détachant bien ses
mots et sans cesser de fixer la jeune fille, j’ai trouvé un billet de mille
dollars et une lettre. »
Un silence tomba. Liz et Ann se demandaient pourquoi le visiteur
s’était interrompu. Il reprit bientôt :
« Mais je crois qu’il y a une… disons une erreur quelque part.
— Une erreur ? répéta Josy qui ne comprenait pas.
— Je crains, continua Bart Wheeler, que la lettre et l’argent
n’appartiennent à quelqu’un d’autre…
— Certainement pas ! s’écria Liz avec indignation. Ma sœur et
moi étions avec Josy quand elle a perdu sa lettre.
— C’est possible. N’empêche que je persiste à croire qu’il y a
méprise.
— Comment serait-ce possible ? s’écria Ann à son tour.
— Comment pouviez-vous être sûres que la personne qui perdait
la lettre était sa véritable destinataire ? » rétorqua Bart.
Ce raisonnement laissa les sœurs Parker sans voix. On ne pouvait
s’y tromper : Bart Wheeler venait de lancer une terrible accusation
contre leur amie. Il insinuait que Josy s’était faussement fait passer
pour la propriétaire du billet.
Sans doute Bessie ne partageait-elle pas la conviction du visiteur
car elle protesta de son côté.
« Bart ! s’exclama-t-elle d’un ton sec. Vous n’avez pas le droit de
parler ainsi !
— J’en ai plus que le droit, riposta-t-il. J’ai une preuve. »
Liz et Ann se tournèrent vers la jeune fille sur le divan. Elle
semblait soudain très pâle. Ses grands yeux apeurés ne quittaient pas
son accusateur. La crainte et le désespoir se lisaient sur ses traits
tirés.
« Cet argent ne peut pas lui appartenir, déclara Bart Wheeler en
pointant un doigt accusateur vers Josy. Cela, j’en suis certain.
D’après la lettre accompagnant le billet l’argent était bien destiné à
Mlle Joséphine Sykes. Mais je crois que la personne ici présente n’est
pas Mlle Sykes ! »
Ann et Liz restèrent muettes. La déclaration de Bart Wheeler, qui
accusait si formellement Josy, leur ôtait leurs réflexes habituels.
L’espace d’une seconde, elles se demandèrent si elles ne s’étaient
pas laissé abuser et si elles n’avaient pas accordé leur amitié un peu
trop à la légère.
CHAPITRE VII

JOSY DISPARAÎT

BESSIE MARSH fut la première à reprendre ses esprits.


« Que disait donc la lettre ? demanda-t-elle d’un ton froid.
— Elle spécifiait, déclara Bart, que l’argent appartenait à une
jeune bossue. Or, la personne que j’ai devant moi n’est pas
infirme ! »
Le divan était en partie dans la pénombre. Josy elle-même, au
cours de son évanouissement, avait été enveloppée d’une chaude
couverture qu’elle n’avait pas rejetée et qui la dissimulait encore à
demi. De plus, comme elle se trouvait exactement face au visiteur,
celui-ci ne s’était pas aperçu de sa difformité.
En entendant Bart Wheeler parler de sa disgrâce, la pauvre petite
étouffa un sanglot. Puis, d’un geste fier, elle repoussa sa couverture
et se mit debout. A présent, bien éclairée par les flammes dansantes
du foyer, sa bosse apparaissait nettement aux yeux du jeune homme.
Il poussa une sourde exclamation…
« Je… je ne savais pas ! » bégaya-t-il.
Josy crut lire une expression d’horreur dans ses yeux. C’était plus
qu’elle n’en pouvait supporter. Elle éclata en sanglots et quitta la
pièce en courant.
« Bart ! s’écria Bessie d’une voix qui grondait comme le tonnerre.
Jamais je n’aurais cru que vous puissiez à ce point manquer de tact !
Accuser cette pauvre petite…
— Mais je vous répète que je ne savais pas… Je n’avais pas vu…
Oh, mon Dieu ! Qu’ai-je fait ? »
Laissant leur cousine et son visiteur en tête à tête, Liz et Ann se
hâtèrent d’aller retrouver Josy pour la réconforter. Toutes deux se
rendaient bien compte que le visage de Bart n’avait pas exprimé
l’horreur mais la consternation. Il était sincèrement navré d’avoir
accusé à tort la jeune infirme.
L’épreuve, cependant, avait excédé les forces de Josy. Ses amies la
trouvèrent dans l’entrée, pleurant amèrement.
« Partout où je vais, soupira-t-elle, je suis un être non seulement
indésirable mais en quelque sorte maudit. Je porte le malheur avec
moi.
— Ne raconte donc pas de sottises », protesta Ann.
Cependant, comme pour donner raison aux déclarations de la
jeune bossue, les échos d’une violente querelle parvinrent aux trois
filles. Bessie Marsh et Bart Wheeler se disputaient avec âpreté après
ce qui venait de se passer.
Bessie n’avait rien de vulgaire, mais sa voix chaude et sonore ne
pouvait manquer d’être entendue. Elle reprochait avec véhémence à
son ami sa grossière méprise. Bart se défendait de son mieux. Tous
deux haussaient de plus en plus le ton. Pour finir, Bart Wheeler
s’écria :
« Tenez ! Voici l’argent et la lettre ! Donnez-les-lui !
— Vous devriez les lui remettre vous-même, et, par la même
occasion, lui présenter vos excuses.
— Adieu. Je vous débarrasse de ma présence.
— Avec joie ! »
Bart Wheeler, le visage enflammé par la colère, sortit en coup de
vent de la salle de séjour. Apercevant Josy dans l’entrée, il s’inclina
courtoisement devant elle.
« Mademoiselle Sykes, je vous prie d’accepter mes excuses »,
murmura-t-il.
Puis, ouvrant la porte, il se précipita dehors et disparut.
Josy était toute tremblante. Elle se sentait en partie responsable
de la scène qui venait de dresser son hôtesse et Bart Wheeler l’un
contre l’autre. Même quand Bessie vint la chercher pour la
reconduire près du feu et lui remettre la précieuse lettre et le billet de
mille dollars, elle fut incapable de montrer le moindre enthousiasme.
« Tu n’es donc pas contente ? demanda Ann, un peu étonnée. Je
t’assure que si j’avais perdu mille dollars et que quelqu’un vienne me
les rapporter, moi, je sauterais de joie ! »
Le petit visage de Josy ne s’éclaira pas.
« Bien sûr, affirma-t-elle. Je suis heureuse d’avoir retrouvé mon
argent. Mais cette lettre…
— Elle contient de mauvaises nouvelles ? s’enquit Bessie avec
sympathie.
— Disons, des nouvelles décevantes, avoua Josy. Elle m’est
adressée par le seul parent que je possède au monde. »
Josy Sykes était décidément une jeune personne pleine de
réticences et de mystère. A plusieurs reprises elle avait paru sur le
point de mettre Liz et Ann entièrement au courant de sa vie passée.
Mais, toujours, elle en avait tu certains épisodes. En dehors de ce
qu’elles avaient appris à son sujet au foyer, les sœurs Parker ne
savaient, au fond, pas grand-chose de leur amie. Celle-ci avait déclaré
que la lettre émanait de son oncle Joseph Sykes, un point, et c’était
tout.
« Je me demande si je le reverrai jamais ! » dit encore Josy.
Et là-dessus, comme si elle avait craint d’avoir encore trop parlé,
elle se tut et se replia sur elle-même.
Presque aussitôt, les autres invités de la cousine Bessie arrivèrent.
Les pénibles incidents de l’après-midi furent momentanément
oubliés.
Le dîner de Noël fut une réussite. Josy, bien décidée à ce que son
hôtesse ne regrettât pas de l’avoir invitée, surmonta sa tristesse et fit
preuve d’un entrain et d’une gaieté extraordinaires. Tout le monde la
trouva charmante. Après le repas, sur la prière de Liz, elle divertit
l’assemblée en lui donnant quelques échantillons de ses talents de
société : elle chantait à merveille et sifflait d’une façon aussi
mélodieuse qu’originale.
Les sœurs Parker elles-mêmes furent étonnées des dons brillants
de leur amie. Sa voix était réellement très belle et ses mélodies
sifflées dignes d’un « siffleur » professionnel. Mais Josy ne semblait
tirer nul orgueil de ses talents.
« A quoi peuvent-ils me servir dans la vie ? » soupira-t-elle
mélancoliquement.
Elle était fatiguée et monta se coucher de bonne heure. En
revanche, Liz et Ann, après le départ des invités, s’attardèrent au
coin du feu avec Bessie. Toutes trois désiraient discuter
tranquillement des événements de la journée.
Pour commencer, les sœurs Parker expliquèrent en détail ce
qu’elles savaient de leur protégée.
« Je voudrais bien, soupira Bessie, que nous puissions faire
quelque chose pour elle. Sur le plan financier, la voici provisoirement
à l’abri du besoin, grâce à Bart Wheeler. Mais il faudrait lui procurer
un emploi qui lui permette de mener une vie normale.
— L’ennuyeux, fit remarquer Ann, c’est qu’elle s’est fourré dans la
tête qu’elle n’arriverait jamais à rien. Elle s’imagine que le sort est
contre elle et que son infirmité est un énorme handicap.
— Josy a des talents artistiques, affirma la cousine Bessie. Peut-
être pourrait-elle en tirer parti. Dans ce cas, elle serait beaucoup plus
heureuse. Tant qu’elle croira être un fardeau pour les autres, elle
n’arrivera jamais à s’épanouir.
— Ce soir, souligna Liz, elle a été particulièrement affectée par ta
querelle avec Bart Wheeler.
— C’est la faute de Bart. Il a terriblement humilié cette pauvre
Josy. Il aurait bien dû penser que si je le priais de venir avec la lettre
et l’argent, c’est que j’étais certaine qu’il ne pouvait y avoir fraude…
N’empêche que j’ai eu tort moi aussi. Je me suis emportée trop vite.
Pauvre Bart ! Il m’a dit adieu comme s’il devait ne jamais revenir.
— Il est très beau garçon, dit Liz.
— Et artiste jusqu’au bout des ongles, affirma Bessie. J’ai la plus
grande estime pour lui, vous savez, et je l’admire également.
Mlle Melbourne déclare à qui veut l’entendre qu’elle ne saurait rien
faire sans lui. Elle n’a pas les pieds sur terre et c’est lui qui règle
toutes ses affaires. Je regrette que vous n’ayez pu faire la
connaissance de Constance Melbourne ce soir mais elle relève tout
juste d’une méchante grippe et m’a téléphoné pour s’excuser : elle est
encore trop faible pour sortir, surtout par ce temps. »
A cette minute précise, on sonna à la porte d’entrée… un coup de
sonnette impérieux et plein de nervosité, qui incita Mme Grove à
aller ouvrir rapidement. Peu après une femme fut introduite auprès
des trois cousines.
« Constance ! s’écria Bessie stupéfaite. Qu’est-ce qui vous amène
ici à cette heure ? »
Constance Melbourne était bien telle que Liz et Ann l’avaient vue
quelquefois à la télévision. La célèbre artiste était une femme
d’environ quarante-cinq ans, grande et mince, avec des cheveux
prématurément blanchis. Ce soir-là, elle semblait à la fois fiévreuse
et angoissée.
« Ah, ma petite Bessie ! s’écria-t-elle. Je suis en train de vivre une
pénible et incroyable expérience… Je me demande bien ce qui a pris
à Bart Wheeler. Voyons… que lui avez-vous fait ?
— Bart ! s’exclama Bessie. Eh bien… nous nous sommes un peu
querellés…
— Un peu ! répéta Mlle Melbourne. Savez-vous qu’il vient de me
quitter ?… Oui, il m’a plantée là. Le meilleur secrétaire que j’aie
jamais eu ! Un garçon unique en son genre !… J’étais en train
d’écouter tranquillement la retransmission, d’un concert quand il est
rentré dans un état épouvantable… On aurait dit qu’il venait de
marcher longtemps sous la neige. Il était pâle comme un mort. Ses
vêtements étaient trempés. Il ressemblait à un spectre. Il m’a
annoncé tout de go : « Je m’en vais, et définitivement. » Là-dessus il
est monté en courant à sa chambre pour y emballer ses affaires. »
Bessie se tenait debout devant la visiteuse, toute frémissante. Le
sang s’était retiré de son visage. Elle faisait peine à voir.

« Il a fait ses bagages ?


— Je l’ai vu jeter ses vêtements pêle-mêle dans ses valises. Et je
n’ai pu réussir à lui arracher un seul mot d’explication. Quand il a eu
fini, il a empoigné ses bagages et il a descendu si vite l’escalier de la
tour qu’il a failli se rompre le cou. Juste avant de disparaître dans la
nuit il m’a répété d’une voix sifflante : « Je pars et ne reviendrai
jamais ! »
— Il m’avait bien dit adieu, à moi aussi ! s’écria Bessie d’un ton
désespéré. Mais je n’ai pas cru qu’il parlait sérieusement. Je lui ai
même laissé entendre que j’étais heureuse de son départ !
— Ce n’est pas tout, continua Mlle Melbourne. Cléo, ma
cuisinière, qui est très superstitieuse, s’est mise dans un état affreux
quand elle a appris la chose. « C’est un mauvais esprit qui a ensorcelé
M. Wheeler, m’a-t-elle dit. Et ce mauvais esprit, je l’ai aperçu moi-
même tout à l’heure, sur le chemin, dans l’ombre de la tour. C’était
comme un fantôme bossu qui avançait sous la neige. Oh ! Je l’ai très
bien vu par la fenêtre de la cuisine. Un fantôme à figure d’ange mais
un fantôme tout de même. Cela va porter malheur à toute la
maison »… Il ne manquerait plus que Cléo me quitte à son tour !
ajouta Constance Melbourne.
— Un fantôme bossu à tête d’ange ? répéta Liz.
— Josy ! » s’écria Ann, prise d’un affreux soupçon.
Là-dessus, quatre à quatre, et suivie de sa sœur, elle grimpa
jusqu’à la chambre attribuée à la petite infirme. Elle frappa à la
porte. Personne ne répondit. Ann poussa le battant et donna la
lumière.
La pièce était vide. Le lit non défait…
« C’est bien ce que je pensais, murmura Ann. Josy s’est enfuie.
— Nous devons la retrouver », décida Liz d’un ton ferme.
Elles redescendirent rapidement et annoncèrent à leur cousine :
« Josy n’est pas dans sa chambre. C’est elle, certainement, que la
cuisinière de Mlle Melbourne a aperçue par la fenêtre de sa cuisine.
— Mais pourquoi serait-elle partie ? demanda Bessie, stupéfaite.
Et que peut-elle faire du côté de La Tour ?
— A mon avis, dit Ann, elle a dû gagner la gare toute proche. Ou
elle se sera arrêtée à la station du bus.
— De toute manière, soupira Bessie, il est certainement trop tard
pour lui courir après.
— Nous pouvons toujours essayer de nous renseigner », proposa
Liz.
Bessie mit sa voiture à la disposition de ses deux cousines qui
partirent aussitôt en direction de La Tour. Pendant ce temps, Bessie
invita Constance à s’asseoir avec elle auprès du feu.
Liz et Ann ne furent pas longtemps absentes. Chemin faisant,
elles avaient rencontré un fermier qui rentrait chez lui d’un bon pas.
Interrogé par les jeunes détectives, il leur avait appris que le bus dont
il était descendu quelques instants plus tôt avait pris à son bord une
jeune fille bossue… Josy !
Lorsqu’elles revinrent à La Grange, Bessie soupira :
« C’est vraiment décourageant !… J’étais en train de raconter
l’histoire de votre amie à Mlle Melbourne… »
Et, se tournant vers celle-ci, elle ajouta :
« Il y a un mystère dans le passé de cette jeune infirme, déclara-t-
elle. L’argent et la lettre que Bart Wheeler a trouvés lui
appartenaient. Mais qui aurait pu envoyer une telle somme à une
orpheline sans amis ni relations ? Et pourquoi ? Elle affirme que le
billet de mille dollars lui a été expédié par l’unique parent qu’elle ait
encore au monde. Pourtant, si cet homme est assez riche pour lui
envoyer d’un coup tant d’argent, il semble bizarre qu’il l’ait laissée
jusqu’alors dans un foyer pour enfants abandonnés. »
Tandis que leur cousine parlait, Liz et Ann s’apercevaient avec
étonnement du changement d’expression de Mlle Melbourne.
L’artiste était devenue d’une pâleur mortelle. Elle semblait malade.
Ses mains se crispaient sur les accoudoirs de son fauteuil.
« Est-ce que… est-ce qu’elle vous a révélé le nom de ce parent ?
demanda-t-elle d’une voix blanche.
— Oui, répondit Liz. Le nom de son oncle est le même que le sien.
Il s’appelle Joseph Sykes. »
Constance Melbourne ferma les yeux.
« Joseph Sykes », répéta-t-elle dans un souffle.
Elle défaillit brusquement mais, par un effort de volonté, se
redressa sur son siège, puis se leva pour se diriger vers la porte d’une
allure vacillante.
« Je crois que j’ai trop présumé de mes forces, murmura-t-elle
encore. Bessie… Je rentre chez moi.
— Constance ! C’est impossible ! se récria Bessie. Vous tenez à
peine debout. Que vous arrive-t-il ?
— Nous allons la ramener chez elle, proposa aussitôt Ann. Elle
paraît, en effet, assez mal en point. »
Les deux sœurs reconduisirent donc l’artiste à La Tour, dans la
voiture de leur cousine. La distance séparant les deux maisons n’était
pas grande. Elles y furent très vite.
Liz et Ann étaient dévorées de curiosité. Elles se demandaient
pourquoi Constance Melbourne semblait si émue par l’histoire de
leur amie Josy. Mais elles étaient trop bien élevées pour interroger
leur compagne et celle-ci ne leur dit rien. Durant le bref trajet, elle ne
desserra pas les dents. Sa demeure, flanquée de sa tour
caractéristique, se découpait, très noire, sur le ciel de neige.
« C’est très gentil à vous de m’avoir raccompagnée, dit
Mlle Melbourne aux deux sœurs, car je ne me sens pas en très grande
forme. »
Elle porta une main à son front brûlant. Un éclair étrange passa
dans son regard.
« Je vous en prie, murmura-t-elle d’une voix pressante.
Retrouvez cette enfant ! Retrouvez-la ! »
Elle vacilla brusquement, chercha à conserver son équilibre, n’y
réussit pas et, avant que ses compagnes aient eu le temps de lui
porter secours, tomba tout de son long sur le sol.
CHAPITRE VIII

LE MYSTÈRE S’ÉPAISSIT

Liz et Ann étaient stupéfaites. Elles comprenaient qu’elles


côtoyaient un nouveau mystère.
« Retrouvez cette enfant ! »
Toutes deux se rappelèrent l’étrange comportement de
Mlle Melbourne quand leur cousine lui racontait l’histoire de Josy
Sykes. Et maintenant elle semblait avoir le cœur brisé. N’était-ce pas
à cause de Josy ? Mais quel rapport pouvait-il y avoir entre la célèbre
artiste peintre et la pauvre petite infirme ? Elles n’en voyaient aucun.
Néanmoins il devait exister un fil invisible rattachant Josy,
Constance et Bart Wheeler.
Cléo, la domestique de couleur de Mlle Melbourne, s’empressa
auprès de sa maîtresse inanimée. Aidée par les sœurs Parker, elle la
mit au lit, puis déclara :
« Je vais appeler le docteur. Elle est bien malade, la pauvre ! Elle
n’aurait jamais dû mettre le nez dehors par un temps pareil. »
Une fois couchée, Constance Melbourne ne reprit pas
entièrement conscience. Elle ne cessait de s’agiter, murmurant dans
un demi-délire, comme un refrain :
« Retrouvez cette enfant ! Retrouvez cette enfant ! »
Bien que la maison fût parfaitement chauffée, la pauvre femme ne
cessait de frissonner. Liz et Ann comprirent qu’elle allait vraiment
mal. Quand la brave Cléo, après avoir alerté le docteur de Mount
Pleasant, revint dans la chambre, son visage était grave.
« Aujourd’hui, déclara-t-elle, un chat noir a croisé mon chemin.
C’est un mauvais présage. Pourquoi ma maîtresse parle-t-elle d’un
enfant ? Nous ne connaissons aucun enfant par ici ! »
Liz et Ann ne partageaient certes pas les superstitions de Cléo.
Toutefois, quand le médecin fut là, elles se rendirent compte qu’une
ombre de mauvais augure planait sur la maison. L’état de
Mlle Melbourne, loin de s’améliorer, empirait au contraire d’instant
en instant. A présent, elle délirait bel et bien. Le nom de Josy
revenait sans cesse sur ses lèvres. Elle répétait aussi qu’on devait la
retrouver à tout prix.
Le docteur, homme d’âge moyen, s’assit au chevet de la malade.
« Elle venait à peine de se remettre d’une méchante grippe, dit
Ann. Elle n’aurait pas dû sortir ce soir, surtout aussi peu vêtue qu’elle
l’était. »
Le docteur hocha la tête.
« L’état de Mlle Melbourne est inquiétant, déclara-t-il. Elle
souffre d’une pneumonie. »
Les deux sœurs se regardèrent, consternées par cette alarmante
révélation.
« On ne peut songer à la transporter à l’hôpital actuellement,
reprit le médecin. Mais si on veut la sauver, les soins les plus attentifs
doivent lui être prodigués. Il lui faut une infirmière qui ne la quittera
ni de jour ni de nuit.
— Si nous pouvons vous être d’une aide quelconque, murmura
Liz, n’hésitez pas à nous demander…
— Merci, jeunes filles. Mais je ne vois guère ce que vous pourriez
faire. Ma patiente a attrapé un sérieux refroidissement et, en plus, je
soupçonne qu’elle a eu une émotion violente. Je vais téléphoner à
Mlle Robertson pour la prier de venir ici d’urgence. C’est une
excellente infirmière. »
Il quitta la pièce pour appeler Mlle Robertson. Cléo, qui semblait
avoir peur, se tordait les mains d’un geste désespéré.
« Je crois que nous ferions mieux de partir », chuchota Ann à sa
sœur.
Liz acquiesça d’un signe de tête. Elles avaient aidé de leur mieux
mais, en restant, elles devinaient qu’elles ne feraient plus que gêner.
Elles reprirent en silence le chemin de La Grange. Tant
d’événements s’étaient déroulés depuis leur arrivée chez Bessie
qu’elles se sentaient perdre pied. Le mystère qui les entourait
semblait s’épaissir d’instant en instant.
« Je n’ai jamais vécu de soirée aussi dramatique de toute ma vie,
avoua Liz. Pour commencer, Josy retrouve son argent et sa lettre.
Puis elle s’enfuit. Ensuite, M. Wheeler se querelle avec Bessie et
disparaît à son tour.
— Et maintenant, Mlle Melbourne est alitée avec une pneumonie
et elle ne veut pas nous dire ce qu’elle sait de Josy. Car elle sait
quelque chose… elle sait quelque chose… c’est l’évidence même !
— Qu’est-ce que cela peut être ? Josy ne nous a jamais laissé
entendre qu’elle connaissait Constance Melbourne, même de
réputation. »
En arrivant à La Grange, les deux sœurs constatèrent que la
fenêtre de la chambre de leur cousine était éclairée. Elles aperçurent
la silhouette de Bessie qui allait et venait dans la pièce. Elles allèrent
frapper à sa porte pour lui donner des nouvelles de Constance. Bessie
leur ouvrit. A ses paupières rougies, on devinait qu’elle avait pleuré.
Elle tenait une photo à la main.
« Elle a une pneumonie ! s’écria-t-elle en apprenant la mauvaise
nouvelle. Oh, mon Dieu ! Mais c’est terrible ! » Et, se laissant tomber
dans un fauteuil, elle ajouta : « Un ennui ne vient jamais seul.
Comme si ce n’était pas assez d’avoir perdu Bart… »
La photographie lui échappa. Elle se mit à pleurer. Ann se baissa
pour ramasser la photo et vit que c’était celle de Bart Wheeler.
En un éclair, les deux sœurs comprirent pourquoi la querelle de
l’après-midi avait autant bouleversé leur cousine. Liz, d’un geste
affectueux, passa son bras autour des épaules de Bessie.
« Tu tiens donc tellement à lui ? murmura-t-elle.
— Nous… nous sommes fiancés, avoua Bessie entre deux
sanglots… Depuis trois semaines… Je me proposais de vous
l’apprendre… Et maintenant… je l’ai poussé à partir… Oh ! Quelle
idiote j’ai été de me disputer avec lui ! »
La nouvelle surprit grandement Liz et Ann. La disparition du
jeune homme prenait désormais une nouvelle signification à leurs
yeux. Son départ hâtif laissait deviner un nouveau mystère. Sans
doute y avait-il plus qu’une simple querelle d’amoureux derrière tout
cela.
Elles étaient navrées pour leur cousine qui ne cessait de s’accuser
et condamnait son caractère trop vif et impétueux. A force de se
remémorer la façon dont Bart l’avait quittée, Bessie se persuadait de
plus en plus qu’il n’avait pas l’intention de revenir jamais.
Submergée par le désespoir, elle pleura longtemps. Liz et Ann
firent de leur mieux pour la consoler.
« Je crois, dit Liz, qu’il est parti pour une autre raison que votre
brouille.
— C’est aussi mon avis, ajouta Ann. Sinon, il aurait vraiment agi
comme un sot ! »
Bessie ne demandait pas mieux que de se laisser convaincre.
Peut-être la disparition de Bart avait-elle quelque chose à voir avec
Josy Sykes. Lorsque ses cousines lui apprirent par ailleurs que
Constance Melbourne suppliait désespérément qu’on retrouvât la
jeune infirme, Bessie ne sut plus que penser.
« Je ne comprends pas pourquoi elle s’intéresse à Josy, déclara-t-
elle. Pour autant que je sache, elle ignorait même l’existence de votre
amie jusqu’à ce que je lui en parle. Pourtant, dès que j’ai eu
commencé à lui raconter son histoire, elle a réagi étrangement. C’est
peut-être un effet de sa maladie. »
Quand les sœurs Parker souhaitèrent enfin bonne nuit à leur
cousine, celle-ci était nettement plus calme. Liz et Ann gagnèrent
alors leur propre chambre pour y prendre un repos bien mérité.
« La seule chose dont je sois sûre, avoua Ann, c’est que nous
nageons en plein mystère. La tête m’en tourne. Cette affaire me
semble plus compliquée que toutes celles que nous avons déjà eues à
débrouiller.
— Constance Melbourne a paru anormalement bouleversée
quand Bessie a prononcé devant elle le nom de Josy. Il va nous falloir
mener une enquête serrée, Ann, si nous voulons retrouver notre amie
et la ramener à Mlle Melbourne…
— Nous devons aussi retrouver Bart pour Bessie.
— Quel dommage que Josy ne nous en ait pas appris un peu plus
long sur la lettre qu’elle a reçue ! Si nous parvenions à entrer en
contact avec son oncle, Joseph Sykes, peut-être celui-ci pourrait-il
éclairer notre lanterne. Et si nous dénichions Bart Wheeler, peut-être
lui aussi serait-il capable de nous aider. N’oublions pas qu’il a lu la
lettre de Josy après l’avoir trouvée. »
Soudain, Ann aperçut un papier placé bien en évidence sur la
table.
« Qu’est-ce que c’est ? s’exclama-t-elle en le dépliant. Oh ! Un
billet ! »
Son regard sauta à la signature.
« C’est Josy qui nous l’a laissé avant de partir… »
Liz se précipita pour lire par-dessus l’épaule de sa sœur.
CHAPITRE IX

LE TABLEAU VOILÉ

Le message était bref : quelques lignes à peine ! Il n’apprenait pas


grand-chose aux deux sœurs.

Mes bien chères amies, écrivait Josy,

Je vous supplie de ne pas me juger trop sévèrement, mais je sens


que je dois m’en aller. En dehors de vous, personne ne s’intéresse à
moi. Ma présence est désagréable à tout le monde. Où que j’aille, je
ne cause que des ennuis.
M. Wheeler connaît la raison de mon chagrin secret. Il pourra
vous la révéler. Vous comprendrez alors pourquoi je ne veux pas
être plus longtemps pour vous un fardeau. Il n’en reste pas moins
que je vous serai éternellement reconnaissante de ce que vous avez
fait pour moi.
A vous bien affectueusement
Josy.

Liz regarda sa sœur d’un air perplexe.


« Bart Wheeler est au courant, mais à quoi cela nous sert-il ?
soupira-t-elle. Il connaît le secret de la lettre, mais pas nous !
— Je me demande pourquoi ce secret l’aurait incité à déguerpir ?
Allons porter ce mot à Bessie… »
Leur cousine n’était pas encore couchée.
« Je n’y comprends rien, dit-elle. Bart doit avoir lu la lettre, sitôt
après l’avoir trouvée, pour savoir à qui appartenait le billet de mille
dollars. Mais cette lecture ne semblait pas l’avoir troublé quand je l’ai
vu. J’espère de tout cœur que nous retrouverons Josy ! »
Malheureusement, il était impossible de deviner où la jeune
infirme s’était rendue. De son propre aveu, elle n’avait ni amis ni
parents, à l’exception de son oncle Joseph Sykes.
« A mon avis, suggéra Ann, elle a dû chercher à le rejoindre.
— A moins qu’elle ne soit retournée au foyer, dit Liz. Peut-être a-
t-elle voulu être lavée de tout soupçon avant d’entreprendre rien
d’autre. »
On ne pouvait que formuler des hypothèses. Une chose rassurait
un peu les trois cousines : Josy possédait assez d’argent pour
subvenir à ses besoins, du moins momentanément.
Cléo démasqua la toile.
Bessie commençait à espérer que son fiancé pourrait lui revenir.
Mais le lendemain, quand elle téléphona à La Tour pour prendre des
nouvelles de Constance Melbourne, la fidèle Cléo lui apprit que la
disparition de Bart Wheeler demeurait toujours aussi mystérieuse.
Quant à l’artiste, son état ne s’était pas amélioré. Elle était gravement
malade, continuait à délirer, surveillée nuit et jour par deux gardes
qui se relayaient à son chevet. En fait, sa vie ne tenait plus qu’à un fil.
Dans l’après-midi, Liz et Ann se rendirent à La Tour où elles
furent accueillies chaleureusement par Cléo qui se répandit en
doléances, proclamant très haut qu’elle n’était plus maîtresse dans sa
cuisine depuis l’arrivée des infirmières. Après quoi, elle consentit à
donner des détails sur la santé de Mlle Melbourne.
Constance avait passé une mauvaise nuit. Le médecin et
Mlle Robertson ne l’avaient pas quittée une minute ; ils n’étaient,
hélas ! que trop conscients du péril.
« Heureusement que vous l’avez raccompagnée en voiture hier
soir, conclut la brave domestique. Sinon, elle serait certainement
morte de froid dans la neige. Mais elle s’en tirera. Il faut qu’elle s’en
sorte ! Une personne aussi charmante qu’elle ! Elle doit vivre… »
Comme les jeunes visiteuses désiraient parler à l’infirmière, la
servante, qui était au service de Mlle Melbourne depuis de longues
années, les escorta jusqu’au grand atelier installé dans la tour. Liz et
Ann s’extasièrent sur les tableaux de l’artiste qui décoraient les murs.
Dans un coin de la vaste pièce, elles aperçurent un chevalet dissimulé
sous une draperie.
« Est-ce le tableau auquel Mlle Melbourne était en train de
travailler quand elle est tombée malade ? » demanda Liz.
Sans répondre à la question, Cléo hocha la tête.
« J’appelle ça une toile triste, déclara-t-elle. Elle la garde tout le
temps couverte.
— Mais pourquoi ? s’enquit Ann, pleine de curiosité.
— Je n’en sais rien. Mais chaque fois que Mademoiselle a le
cafard, elle travaille à ce portrait. Voilà longtemps qu’elle l’a
commencé.
— Est-il possible d’y jeter un coup d’œil ? » demanda encore Ann
dont la curiosité était plus forte que la discrétion.
Cléo, d’un mouvement précautionneux, souleva un coin de la
draperie et démasqua la toile. Les deux sœurs, pétrifiées
d’admiration, restèrent un long moment plantées devant.
C’était le portrait, superbement brossé, d’un homme jeune et très
beau. L’œuvre était tellement magistrale qu’elle crevait la toile. Dès
qu’on la voyait, on ne pouvait en détacher les yeux.
« Quelle merveille ! s’exclama Liz. Voilà l’un des plus magnifiques
portraits que j’aie jamais vus !
— Pourquoi le tient-elle caché ? » demanda Ann.
Cette fois encore, Cléo hocha la tête puis laissa retomber la
draperie.
« Inutile de poser des questions au sujet de ce tableau, grommela-
t-elle. Je ne pourrais pas vous répondre. »
Ann fronça les sourcils. C’était là un nouveau mystère… Par
ailleurs, un détail venait de la frapper. Le portrait qu’on venait de
leur montrer, bien que pratiquement terminé, était la seule toile de
l’atelier qui ne fût pas signée.
CHAPITRE X

UN VOL AUDACIEUX

ANN fut distraite de ses pensées par l’arrivée de l’infirmière de


nuit, Mlle Robertson. C’était une aimable personne, très sociable.
Elle expliqua que sa malade était dans un état critique mais que,
espérait-on, sa robuste constitution lui permettrait de surmonter la
crise.
« Votre métier de garde de nuit doit être bien fatigant, fit
remarquer Liz.
— Fatigant, oui, mais également intéressant. Je ne me plains pas.
Pourtant, il m’arrive parfois de regretter d’avoir quitté mon emploi
d’infirmière attachée à un foyer de jeunes.
— Quel foyer ? demanda Ann.
— Celui de Bonny Lake. »
Les deux sœurs s’exclamèrent de concert.
« Dans ce cas, dit Liz, je suppose que vous avez connu Josy
Sykes ?
— Mais oui ! Pauvre Josy ! soupira l’infirmière. Est-elle de vos
amies ?
— Certainement. Pourquoi est-elle partie du foyer ? Est-il vrai
qu’on l’a accusée d’avoir dérobé une somme d’argent ?
— Ce fut une très regrettable affaire, déclara l’infirmière.
Personnellement, je jurerais que Josy n’est pas coupable. Ce n’est pas
une raison parce qu’elle travaillait dans le bureau de l’économat pour
la soupçonner d’avoir puisé dans le coffre. A mon avis, elle a eu
grand tort de s’enfuir.
— Mais on n’a pas retrouvé le voleur !
— Josy Sykes était innocente, j’en suis sûre, répéta
Mlle Robertson d’une voix ferme. J’ai mon idée sur l’identité du
coupable… En tout cas, je suis persuadée que Mme Rita Rye en sait
plus long qu’elle ne le prétend.
— Rita Rye ! répéta Liz. Qui est-ce ?
— La femme d’un des anciens administrateurs du foyer ! C’est
une ancienne actrice, qui n’avait épousé le pauvre vieux que pour son
argent. Maintenant qu’il est mort et sous prétexte qu’elle a des parts
dans la fondation, elle revient rôder plus souvent qu’à son tour dans
les parages. Avec tous ses grands airs, elle est bien moins riche
qu’elle ne le prétend. Et elle était justement là quand l’argent a
disparu…
— Je suis contente que vous croyiez Josy innocente dans cette
affaire, dit Ann.
— Josy n’a rien d’une voleuse, la pauvre enfant ! Et c’est
précisément Mme Rye qui a dirigé les soupçons sur elle ! »
La foi de Mlle Robertson en l’honnêteté de Josy réconforta
beaucoup Liz et Ann. Plus que jamais, elles se promirent de retrouver
leur amie. Elles devinaient que, avec son extrême sensibilité, la jeune
infirme avait beaucoup exagéré les soupçons qui pesaient sur elle.
« Si elle était restée, conclut l’infirmière, elle aurait certainement
réussi à convaincre tout le monde de son innocence… »
Après avoir pris congé de Mlle Robertson, Liz et Ann quittèrent
La Tour. Comme elles en franchissaient le seuil, elles virent un
étrange personnage qui remontait l’allée. C’était un garçon gras, au
visage rubicond, qui affectait le genre « artiste débraillé ». Parvenu à
la hauteur des deux sœurs, il les salua d’un signe de tête protecteur.
« Bonjour ! C’est bien ici qu’habite Mlle Constance Melbourne,
n’est-ce pas ?
— Oui, répondit Ann. Mais la pauvre ne peut recevoir personne.
Elle est très malade. »
Le visiteur haussa les épaules comme si cela ne l’intéressait pas.
« Ce n’est pas elle que je viens voir. Mais Bart Wheeler, expliqua-
t-il.
— M. Wheeler est absent.
— Flûte ! C’est bien ennuyeux. J’ai pourtant besoin de lui parler.
C’est même urgent.
— Navrées de ne pouvoir vous renseigner. Nous ignorons où il se
trouve.
— Vous n’allez pas me dire que j’ai fait tout ce voyage pour rien !
s’écria l’inconnu. Au fait, qui êtes-vous ? Des parentes à
Mlle Melbourne, peut-être ?
— Non, répondit Ann. Des cousines de Mlle Bessie Marsh, chez
laquelle nous logeons provisoirement.
— Cette chère Bessie ! s’écria le jeune homme dont le visage
s’éclaira. Si vous allez la retrouver, permettez-moi de vous déposer
en voiture. »
La voiture en question était vieille et délabrée. Liz et Ann eurent
beau affirmer que, le trajet étant court, elles préféraient marcher, le
garçon n’eut de cesse qu’elles acceptassent. Chemin faisant, il les
accabla de questions sur Constance et Bart. Elles répondirent avec
prudence et concision. Leur instinct les mettait en garde contre leur
compagnon.
Par ailleurs, ce fut sans le moindre enthousiasme que Bessie
accueillit le nouveau venu.
« Comment allez-vous, monsieur Fayle ? demanda-t-elle avec une
visible froideur.
— Appelez-moi donc Colas ! dit-il d’une voix pleine de reproche.
Vos cousines m’ont appris que Constance était malade et Bart on ne
sait où.
— C’est exact. Je crains que vous ne puissiez voir ni l’un ni l’autre.
— Voilà qui est regrettable ! soupira Colas Fayle. J’avais une
raison impérieuse de rencontrer Bart aujourd’hui… Une raison
financière ! Voyez-vous, il se trouve que je suis à court d’argent – en
fait, c’est une chose qui m’arrive souvent – et je comptais sur Bart
pour me dépanner. Je ne sais que faire… Quand pensez-vous qu’il
revienne ?
— Je l’ignore.
— Quel malheur ! Et j’ai vraiment besoin d’argent… »
Là-dessus, à la grande surprise des sœurs Parker, il demanda à
Bessie si elle ne pourrait pas lui avancer quelques dollars.
« Cela m’est impossible ! répliqua-t-elle d’un ton sec.
— Oh ! Très bien ! Un pauvre artiste a l’habitude des rebuffades…
Mais vous autres, gens à l’aise, attachez trop d’importance à l’argent.
Après tout, qu’est-ce que l’argent ? De vulgaires morceaux de
papier… J’en désire juste assez pour m’acheter des pinceaux et des
couleurs… de quoi faire avancer ma carrière artistique. Hélas ! On
n’apprécie les génies qu’après leur mort ! Allons, je m’en vais. Au
revoir ! »
Là-dessus il fit demi-tour, remonta dans sa voiture et reprit le
chemin de La Tour.
« Voilà bien, murmura Bessie, le garçon le plus paresseux, le plus
vaniteux et le moins talentueux que je connaisse ! Avec ça, il ne
manque pas de toupet. Il est toujours en train d’essayer de taper les
uns et les autres.
— Il a l’air de se prendre pour un génie, dit Liz.
— Un génie ! Il ne sait pas peindre et il a la flemme d’apprendre.
Il a fait l’impossible pour entrer dans les bonnes grâces de
Constance, par l’entremise de Bart. Je me demande bien pourquoi
Bart lui vient en aide. Il est bien trop bon ! »
Ann surveillait, par la fenêtre, la retraite du gros Colas.
« Tiens ! s’écria-t-elle. Le voilà qui s’arrête de nouveau à La Tour.
— J’espère qu’il n’entrera pas, dit Bessie. Il sait que Constance est
malade. C’est égal, ajouta-t-elle en hochant la tête, ce garçon est bien
capable de chercher à lui emprunter de l’argent alors même qu’il la
saurait mourante. »
Le jugement de Bessie, si sévère parût-il, se trouva en partie
confirmé… Colas Fayle entra bel et bien dans la propriété de
Mlle Melbourne et s’engagea dans l’allée.
« Quelle impudence ! s’exclama Bessie. J’espère que Cléo lui
claquera la porte au nez ! »
Mais Cléo ne fit rien de semblable. Dix minutes s’écoulèrent avant
que les trois cousines ne vissent ressortir Fayle de l’atelier de la tour.
Il semblait très pressé.
« Liz ! Est-ce que je vois bien ? demanda Ann dont la vue était
pourtant excellente, même à cette distance. Il me semble qu’il porte
un paquet sous son bras…
— Tu as raison. Il s’agit même d’un objet volumineux. Et
pourtant, on dirait qu’il essaie de le cacher.
— Je parie qu’il a volé quelque chose ! s’exclama Bessie.
— Viens avec moi, Ann. Allons nous rendre compte ! » s’écria Liz.
Mais les deux sœurs eurent beau se précipiter, la petite voiture de
Colas Fayle disparaissait sur la route de Mount Pleasant quand elles
arrivèrent à La Tour.
Une fois de plus, Cléo répondit à leur coup de sonnette. Les
jeunes détectives l’interrogèrent sur le visiteur.
« Ce gros garçon ! s’écria Cléo avec mépris. Il vient souvent rôder
par ici et importuner Mlle Constance. Aujourd’hui je lui ai dit qu’il
ferait mieux de s’en retourner tout de suite, que Mademoiselle n’était
pas en état de le recevoir. Alors, il a insisté pour attendre dans
l’atelier : il voulait parler à l’infirmière. Je pense qu’il a dû se lasser
d’attendre car je l’ai entendu partir.
— Il a cherché à emprunter de l’argent à notre cousine, expliqua
Liz. J’espère que, vous-même, vous ne lui en avez pas donné ?
— Moi ? s’écria Cléo en riant. Pas si bête ! Je n’aurais jamais revu
la couleur de mes dollars.
— Cependant, dit Ann, il a emporté quelque chose d’ici. Nous
l’avons vu sortir avec un paquet volumineux. »
La domestique dans leur sillage, les deux sœurs se hâtèrent vers
l’atelier.
Il leur suffit d’un rapide regard pour constater que leurs soupçons
concernant Colas Fayle étaient fondés. Si l’indélicat personnage avait
échoué dans ses tentatives d’emprunt, il n’était pas reparti les mains
vides.
Le chevalet précédemment caché par une draperie se dressait, nu,
dans son coin. La merveilleuse toile non signée qu’avait peinte
Constance Melbourne n’était visible nulle part.
« Il a volé le portrait ! » s’exclama Liz, désolée.
CHAPITRE XI

PRESSANTE SUPPLIQUE

PEU importait que Colas Fayle eût agi avec préméditation ou sur
l’inspiration du moment. Pour l’instant, il avait plus d’un quart
d’heure d’avance. Il était inutile de se lancer à sa poursuite. Liz et
Ann ignoraient du reste sa destination.
Cléo, à leur côté, ne cessait de gémir : le vol dont elle était victime
affecterait sans doute profondément Mlle Melbourne quand elle
serait en état de l’apprendre.
Un instant plus tard, de retour à La Grange, les deux sœurs
mirent leur cousine au courant de l’événement.
« Je me demande bien pourquoi Fayle a emporté une toile de
Constance ! s’écria Bessie, stupéfaite. Il ne peut songer à la vendre
comme étant de lui !
— C’est que celle-là ne porte pas encore la signature de
Mlle Melbourne, expliqua Liz. Il s’agit d’un portrait qu’elle n’avait
pas tout à fait terminé.
— Tu veux parler du portrait caché par une draperie ! s’exclama
Bessie, horrifiée. Mon Dieu ! Quand elle apprendra sa disparition,
Constance en mourra. Elle y travaillait depuis si longtemps ! C’était
une œuvre secrète, qu’elle n’aurait voulu vendre à aucun prix. Elle y
tenait plus qu’à toute autre chose au monde. »
La pauvre Bessie était tellement bouleversée par la fuite de Bart,
la maladie de Constance et le vol du tableau, qu’elle supplia ses
cousines de prolonger leur visite.
« J’ai besoin de votre aide, leur dit-elle, particulièrement en ce
qui concerne Bart. Je suis sûre qu’il reviendrait sur-le-champ s’il
savait Constance malade. »
Malheureusement, Liz et Ann avaient promis de passer le dernier
jour de l’année avec leur oncle et leur tante. La veille de leur départ,
on n’avait encore reçu aucune nouvelle de Bart et de Josy. Dans
l’après-midi, elles se rendirent à La Tour pour y faire leurs adieux. A
leur grande surprise et à leur non moins grand plaisir, Cléo leur
apprit que Constance allait un peu mieux et qu’elles pourraient la
voir quelques minutes.
« Mais pas un mot du vol du portrait, n’est-ce pas ? »
recommanda Cléo.
La malade, très pâle et très faible, ne délirait plus. Elle reconnut
les visiteuses qu’elle regarda avec des yeux débordants de gratitude.
« Elle est encore bien faible, expliqua l’infirmière de garde, mais
elle m’a demandé de vous laisser monter si vous veniez
aujourd’hui. »
Les lèvres de Constance remuèrent.
« Je vous en supplie, murmura-t-elle dans un souffle. Retrouvez
Josy… Trouvez-la… pour moi… Je ne peux rien faire… alitée et
malade… mais il faut… la retrouver… »
Une fois de plus, les jeunes détectives furent intriguées de
constater à quel point l’artiste s’inquiétait de Josy.
« Vous ne devez pas parler, mademoiselle, dit l’infirmière à sa
malade. Cela vous fatigue.
— Juste une question ! pria Liz… Mademoiselle Melbourne,
pourquoi êtes-vous si désireuse de retrouver notre amie ? »
L’interpellée se contenta de secouer la tête sans répondre. Les
deux sœurs quittèrent La Tour, plus intriguées que jamais. Le
mystère qu’elles espéraient éclaircir pesait lourdement sur leurs
épaules. L’ennuyeux, c’est qu’elles ne possédaient aucun indice qui
eût pu les guider. Josy et Bart avaient disparu et Mlle Melbourne
n’avait fourni aucune explication quant à son désir de retrouver la
jeune infirme.
Comme convenu, Liz et Ann passèrent la fin de leurs vacances
dans la maison familiale de Rockville. Et, dès le lendemain du
premier de l’an, elles retournèrent à Starhurst. Le mystère restait
entier…

Environ une semaine plus tard, alors que Liz et Ann passaient
une soirée studieuse dans leur bureau, elles entendirent soudain
Letty Barclay et Ida Mason jacasser devant leur porte…
Depuis le jour de la rentrée, les deux péronnelles n’avaient cessé
de se rendre désagréables, lançant des piques contre les sœurs
Parker et leur protégée disparue, se moquant des unes et de l’autre
mais n’obtenant d’autre résultat qu’une superbe indifférence.
« J’espère qu’en sortant tu as bien fermé la porte de notre
chambre, disait Letty à sa compagne.
— Je pense bien ! affirma très fort Ida. Il ne faudrait pas que
quelqu’un entre chez nous en notre absence et découvre notre
fameux secret… »
Liz et Ann se regardèrent, sourirent et haussèrent les épaules en
silence. Elles comprenaient très bien que les deux chipies
entendaient piquer leur curiosité et provoquer une réaction
quelconque de leur part. Or, elles n’avaient nullement l’intention de
leur procurer ce plaisir…
Au-dehors, Letty et Ida prêtèrent l’oreille. Dans le bureau des
deux sœurs, rien ne bougeait. Dépitées, les sottes filles s’éloignèrent.
« Elles sont parties, chuchota alors Ann. Avec leur prétendu
secret, elles essaient d’alimenter toutes les conversations.
— Tout est bon à Letty pour se rendre intéressante, conclut Liz.
— C’est égal, murmura Ann, songeuse. Je me demande quel peut
être ce secret…
— Si Letty t’entendait en ce moment, déclara sa sœur en riant,
elle serait trop contente ! »
Là-dessus les deux sœurs se penchèrent à nouveau sur leurs livres
et ne parlèrent plus. Un quart d’heure s’écoula. Soudain, Ann leva la
tête.
« Liz ! Ecoute…
— Quelqu’un siffle. Cela vient de dehors, dirait-on… »
Ce sifflement, très particulier, leur semblait vaguement familier.
Ann alla ouvrir la fenêtre. La mélodie sifflée leur parvint plus
distinctement.
« Liz ! Mais c’est Josy ! »
C’était en effet l’air triste et bizarre que les deux sœurs avaient
entendu sur le sentier du lac, l’après-midi où elles avaient fait la
connaissance de la jeune infirme.
Liz, à son tour, sauta sur ses pieds.
« Elle doit être dans le jardin et cherche à attirer notre
attention », dit-elle.
Penchées à la fenêtre, Ann et Liz fouillèrent du regard non
seulement le jardin enneigé mais également le terrain de
gymnastique au-delà. Elles ne virent personne. Tandis qu’elles
restaient là, immobiles, à guetter, elles entendirent de nouveau, plus
distinctement encore si possible, l’air familier et étrange qui s’élevait
dans l’air glacé.
« Seule Josy est capable de siffler de cette manière ! déclara
finalement Ann. Je me demande si elle n’est pas là, cachée par
l’ombre du bâtiment. Peut-être nous appelle-t-elle à son aide !
— Sortons », décida Liz sans hésiter.
Les deux sœurs descendirent vivement l’escalier et se glissèrent
dehors. Mais le campus était désert. Personne ne se dissimulait dans
l’ombre du collège. Et la neige ne portait même pas des traces de pas.
« Je n’y comprends rien », murmura Ann, stupéfaite.
CHAPITRE XII

LE SECRET DE LETTY

« JE n’y comprends rien, répéta Ann. Nous avons pourtant


entendu siffler ! »
Comme pour se moquer d’Ann, les étranges notes sifflées
flottèrent de nouveau dans l’air. Mais, cette fois, elles venaient d’un
point situé au-dessus d’elles. Les jeunes détectives se regardèrent
avec ahurissement.
Liz leva la tête et regarda les fenêtres éclairées de ses
condisciples. Soudain, elle fit claquer ses doigts.
« J’ai compris ! s’écria-t-elle.
— Moi aussi, dit Ann. C’est donc cela, le secret de Letty ! »
Faisant demi-tour, les deux sœurs regrimpèrent l’escalier mais,
au lieu de rentrer dans leur bureau, elles s’arrêtèrent devant la porte
de la chambre de Letty.
Derrière le battant s’élevaient de faibles sons, auxquels venait se
joindre le rire désagréable de Letty. Puis une voix d’homme
annonça : « Et maintenant, nous allons vous présenter Bell Blossom
et sa guitare… »
« Un appareil de radio, murmura Liz. Voilà le grand secret de
Letty ! Elle sait bien, pourtant, que les transistors sont interdits à
Starhurst ! »
A pas de loup, les deux sœurs regagnèrent leur chambre. Elles se
souciaient peu que Letty et Ida perdissent leur temps à écouter les
programmes diffusés sur les ondes au lieu de passer leurs soirées à
travailler. Une autre pensée les tracassait…
« Crois-tu vraiment que le sifflement que nous avons entendu
venait de ce poste ? demanda Liz à sa sœur.
— Je le pense, mais nous ne pouvons en être absolument
certaines. C’est en entendant l’air au-dessus de nos têtes que nous
avons songé à la radio, mais…
— Mais il serait étonnant que Josy passât à la radio !… Tout de
même, Ann, nous ferions bien de mener une petite enquête auprès
des principaux studios d’émission. »
Sans attendre, les jeunes détectives écrivirent plusieurs lettres
identiques qu’elles envoyèrent à différentes stations du voisinage.
Elles demandaient au directeur des émissions de bien vouloir leur
faire savoir s’il avait engagé une jeune bossue qui savait fort bien
chanter et siffler. Elles ajoutaient qu’elles ne cherchaient pas à se
renseigner par simple curiosité mais dans l’intérêt même de la jeune
chanteuse qu’une personne très malade réclamait à son chevet.
Une fois ces lettres postées, il ne restait plus qu’à attendre les
réponses.
Le lendemain matin, au courrier, Liz et Ann reçurent un message
de leur cousine. Hélas, Bessie ne leur apprenait rien de nouveau…
Ann lut tout haut :

Je ne sais toujours rien de Josy et je crains fort que nous n’en


entendions plus parler. Quant à Bart, je continue à espérer qu’il me
donnera tôt ou tard de ses nouvelles mais, jusqu’à présent, il ne m’a
toujours pas écrit. Ses amis artistes, que j’ai contactés, n’en savent
pas plus long que moi.
Constance est toujours très faible. Elle se remet lentement et
difficilement. Son moral est très bas et le fait qu’elle n’aura aucune
œuvre à accrocher à l’exposition de peinture de Majestic le mois
prochain ne contribue pas à la remonter…

« A propos de cette exposition, dit Liz, oncle Dick a promis de


nous y emmener. Ce sera très intéressant, paraît-il. »
Ann reprit la lecture de la lettre : Bessie questionnait ses cousines
sur leurs études et terminait en les embrassant affectueusement. Là-
dessus, la cloche de Starhurst avertit les élèves d’avoir à se réunir
dans le grand hall : Mme Randall désirait leur faire une
communication.
« Je vous ai réunies, dit la directrice aux pensionnaires, pour vous
apprendre qu’une exposition d’art se tiendra prochainement à
Majestic… »
Ann poussa sa sœur du coude.
« Tu entends ! Quelle coïncidence ! Il s’agit de l’exposition dont
nous parlait Bessie.
— Je désire vivement, continuait cependant Mme Randall, que
celles d’entre vous que cela intéresserait puissent aller dans cette
ville pour y admirer les trésors exposés. Nous nous proposons, mon
mari et moi, de nous y rendre et nous emmènerons avec nous toutes
celles qui le désireront… »
Des murmures de satisfaction coururent dans la petite assemblée.
Mme Randall reprit :
« Aujourd’hui même, nous avons l’honneur d’accueillir ici l’un
des exposants de cette manifestation d’art. Il s’agit d’un jeune peintre
de talent qui a aimablement consenti à nous consacrer un peu de son
temps précieux et à nous dire quelques mots des œuvres qu’il doit
accrocher. Cet artiste a décidé de se fixer pour quelque temps à
Penfield. Je l’attends d’une minute à l’autre… »
Mme Randall, entendant un bruit de voix, tourna ses regards vers
la porte. Toutes les élèves en firent autant.
La porte s’ouvrit et le professeur de dessin parut, escortant un
personnage plutôt grassouillet, affichant des manières à la fois
cérémonieuses et décontractées. Un curieux mélange, en vérité ! Les
cheveux du peintre étaient longs, ses vêtements « artistement
négligés ».
Ann pressa le bras de sa sœur. Ses yeux ne quittaient pas le visage
du nouveau venu.
« Liz ! dit-elle dans un souffle. Je ne rêve pas ! C’est bien lui,
n’est-ce pas ?… »
Le peintre venait de s’arrêter auprès de la directrice. Après l’avoir
saluée, il se tourna, souriant, vers les pensionnaires de Starhurst.
« J’ai le très grand plaisir, annonça Mme Randall, de recevoir
dans nos murs l’un des plus célèbres artistes peintres américains :
M. Colas Fayle ! »
Les sœurs Parker avaient peine à le croire : à quelques pas d’elle
se tenait, souriant, l’homme qui avait volé le mystérieux portrait
peint par Constance Melbourne !
CHAPITRE XIII

L’IMPOSTEUR

AINSI, avec une impudence sans nom, Colas Fayle avait réussi à
faire la conquête de M. et Mme Randall. Jouant au grand artiste, il
commença à pérorer.
Liz et Ann, connaissant son imposture, s’indignèrent et
s’amusèrent tour à tour de l’aplomb avec lequel il discourut sur la
prochaine exposition.
« Comme je préfère la qualité à la quantité, expliqua Fayle d’un
ton traînant, j’ai décidé de n’accrocher à Majestic qu’une seule de
mes œuvres. J’ai passé plusieurs années à la peindre et j’ose espérer
qu’elle sera appréciée. »
L’assistance applaudit avec chaleur. Colas Fayle dit ensuite
quelques mots des œuvres de ses concurrents, laissant entendre
qu’aucun d’eux ne lui arrivait à la cheville.
« Attends un peu, mon vieux ! murmura Ann très bas. Avant
longtemps nous t’obligerons à chanter une autre chanson ! »
Liz et Ann n’attendaient qu’une occasion pour coincer le gros
garçon et lui demander ce qu’il avait fait du tableau de Constance
Melbourne. Elles espéraient que l’effet de surprise jouerait en leur
faveur. En effet, Fayle ne les avait pas encore aperçues, perdues
qu’elles étaient dans la foule de leurs camarades.
Malheureusement, dès que l’imposteur eut achevé son petit
discours, il se trouva entouré d’un groupe d’admiratrices conduites
par Letty Barclay.
« Oh, monsieur Fayle ! s’écria celle-ci en minaudant. Ce jour est
un des plus beaux de ma vie. J’ai tellement entendu parler de vous !
Je mourais d’envie de vous rencontrer. Mon père a déjà acheté
plusieurs de vos œuvres. »
La nouvelle avait de quoi surprendre le soi-disant « célèbre
peintre » qui, de sa vie, n’avait réussi à vendre une seule toile. Cela
ne l’empêcha pas de répondre aimablement et de distribuer des
autographes à la ronde.
Liz et Ann durent se contenter de ronger leur frein dans un coin.
Letty poursuivait cependant :
« Je suis moi-même assez bon peintre. Toutes mes amies
s’accordent à le dire.
— Non, mais ! Ecoute-la ! murmura Ann en ricanant.
— Il faudra que je fasse votre portrait, mademoiselle Barclay,
répliqua Colas Fayle d’un ton suave. Votre visage est tellement
original. Il en vaut vraiment la peine.
— Oh, monsieur Fayle, roucoula Letty, flattée. Mon portrait !
Peint par le grand Colas Fayle ! »
Elle continua à accaparer le gros garçon. Finalement, il partit,
escorté de ses admiratrices, sans que les sœurs Parker aient eu
l’opportunité de lui parler en particulier. Cependant, les papotages
de leurs camarades, alimentés par Letty, leur apprirent que le peintre
séjournait au State Hôtel, à Penfield, pour une période indéterminée.
« Nous aurons donc l’occasion de le rencontrer, dit Liz à Ann. Il a
dû nous remarquer et ne doit pas se sentir très à l’aise. Encore
ignore-t-il que nous l’avons vu voler le tableau. »
Letty, cependant, n’en finissait pas de se donner de l’importance.
« J’ai vu, dit-elle aux deux sœurs, que vous tentiez de vous
approcher de M. Fayle tout à l’heure. Ce cher ami ! Sans doute
désiriez-vous lui être présentées ?
— Peuh ! dit Ann en haussant les épaules. Nous le connaissons
déjà. »
Letty ne put cacher sa stupéfaction. Mais elle se reprit aussitôt.
« C’est un garçon adorable ! Cet après-midi même, nous devons
discuter de mes séances de pose.
— Ah, oui ? fit Liz poliment.
— Comme je vous le dis ! Il va faire mon portrait. Bien entendu,
son prix est très élevé mais c’est bien naturel, n’est-ce pas ? Un si
grand artiste !
— Si grand que cela, vraiment ? » dit Ann, narquoise.
Letty se rebiffa.
« En tout cas, Mme Randall elle-même affirme qu’il est
remarquable.
— Curieux, murmura Liz, qu’Ann et moi nous n’ayons jamais
entendu parler de lui avant de le rencontrer, au cours des dernières
vacances ! »
Liz et Ann étaient beaucoup plus intéressées par le peintre
qu’elles ne le laissaient paraître. Si Colas Fayle devait résider quelque
temps à Penfield, elles auraient la possibilité de mener une petite
enquête. Qui sait si elles n’arriveraient pas à retrouver le portrait
dérobé à Constance ?
Tout compte fait, elles se félicitaient de n’avoir pas abordé Fayle
comme elles en avaient eu primitivement l’intention. Mieux valait ne
pas lui mettre la puce à l’oreille !
« Passons à son hôtel, cet après-midi, après les cours, suggéra
Ann. S’il doit y rencontrer Letty, nous pourrons peut-être glaner sur
place des informations utiles.
— Bonne idée, Ann. »
Aussi, en fin d’après-midi, quand Letty fit son apparition au State
Hôtel et traversa d’un pas ferme le grand hall, des yeux brillants la
guettaient-ils sans qu’elle en ait le moindre soupçon. Cachées
derrière des plantes vertes, Liz et Ann la surveillaient. Elles virent
leur camarade s’asseoir dans un confortable fauteuil et prendre une
pose avantageuse. Apparemment, elle attendait le peintre.
Bientôt l’artiste sortit de l’ascenseur et se dirigea vers elle. Dans
l’intervalle, les deux sœurs s’étaient glissées juste derrière Letty pour
occuper deux sièges dont les hauts dossiers les dissimulaient aussi
bien que les plantes vertes la minute précédente.
« Ma chère mademoiselle Barclay ! commença Colas Fayle en
donnant à sa voix de chaudes inflexions. Comme c’est aimable à vous
d’être venue me voir !
— Oh, monsieur Fayle ! susurra Letty. Je suis tellement flattée
que, parmi toutes les pensionnaires de Starhurst, ce soit moi que
vous ayez choisie pour faire un portrait.
— C’est que votre visage a du caractère. Du caractère et de la
beauté. Combinaison remarquable et rare. Vous êtes un merveilleux
sujet d’étude.
— Quel écœurant personnage ! chuchota Liz à sa sœur. Il flatte
bassement Letty. Dieu sait pourtant si elle a un physique ingrat !
— Oh ! monsieur Fayle, dit Letty en protestant pour la forme, je
ne suis pas vraiment belle.
— Si vous ne l’étiez pas, vous aurais-je suggéré de poser pour
moi ? répliqua l’artiste. A propos, avez-vous reçu une réponse de
votre père ? Est-il d’accord pour que je fasse votre portrait ?
— Je lui ai envoyé un télégramme mais il ne m’a pas encore
répondu. Je voulais vous demander, monsieur Fayle ! Combien ce
portrait coûtera-t-il au juste ?
— Ce qu’il coûtera ? Ma foi, la question du prix ne se discute pas,
en général. La plupart de mes clients estiment que l’honneur que je
leur fais…
— Oh ! J’apprécie l’honneur ! se hâta d’affirmer Letty. Mais si
vous devez me peindre, c’est papa qui aura à régler l’addition. C’est
un homme pratique. Bien sûr, il est immensément riche… mais il
voudra être fixé.
— Vous devez comprendre qu’un artiste de ma réputation ne peut
travailler au rabais. Je demande en général dix mille dollars et même
plus pour une simple esquisse. Néanmoins, je suis tellement désireux
de fixer votre jeune beauté sur la toile que je vous ferai un prix de
faveur. Disons cinq mille dollars tout rond ! »
Letty en resta bouche bée. Liz et Ann n’en croyaient pas leurs
oreilles. Il était évident que Colas Fayle profitait de la vanité et de
l’ignorance de Letty pour tenter de lui soutirer la forte somme. Et
celle-ci était tellement énorme qu’elle dénonçait l’indélicatesse du
personnage. Mais, à ce sujet, les sœurs Parker savaient déjà à quoi
s’en tenir.
« C’est un abus de confiance ! chuchota Liz, indignée. Nous
devrions mettre Letty en garde.
— Pas encore. Elle ne nous croirait pas. Attendons. »
Les exigences du peintre avaient quelque peu déconcerté Letty. Il
semblait persuadé qu’elle pourrait aisément convaincre son père de
payer. Elle fit donc un effort pour donner à Fayle l’impression que la
somme ne lui semblait pas exagérée.

« C’est plus cher que je ne pensais, avoua-t-elle, mais je


comprends très bien que vous ne puissiez travailler à moins.
— Eh oui ! Pour tout vous dire, plusieurs notabilités de Penfield
m’ont demandé de faire leur portrait mais j’ai refusé. C’est vous que
j’ai choisie et, bien entendu, vos séances de pose me prendront
beaucoup de temps.
— J’espère que papa me répondra demain. Dès que je saurai
quelque chose, je vous tiendrai au courant. Serez-vous ici, à l’hôtel ?
— J’ai l’intention de prendre un studio, en plein centre de
Penfield, à la Résidence Essex. Vous pouvez m’y téléphoner. »
Quelques instants plus tard, Letty quittait l’hôtel et Fayle
s’engouffrait dans l’ascenseur, un sourire satisfait sur son large et
peu sympathique visage.
Liz et Ann avaient là une occasion rêvée de le coincer et de lui
demander des éclaircissements sur la disparition de la toile de
Constance Melbourne. Mais elles préférèrent s’abstenir, se disant,
avec raison, qu’il nierait tout et qu’elles n’en seraient pas plus
avancées, au contraire.
« Nous ne pouvons prouver qu’il a le portrait ! soupira Liz. Nous
ne ferions que le mettre sur ses gardes. Patientons et guettons le
moment favorable… »
Le conseil était sage. Au cours des journées qui suivirent, Liz et
Ann consacrèrent leurs moindres instants de liberté à surveiller
l’immeuble où Colas Fayle avait pris un studio.
L’artiste était plus malin qu’on aurait pu le croire. Il s’était
débrouillé pour se forger une réputation flatteuse et les snobs de la
ville, en l’invitant chez eux, faisaient son jeu. Il s’était insinué si
habilement dans la bonne société que tous ceux qui se risquaient à
douter ouvertement de sa célébrité ou de son talent étaient
considérés comme des ignorants ou des jaloux. Aucun des
admirateurs du peintre n’aurait admis qu’il n’avait jamais entendu
parler de lui avant son arrivée à Penfield.
Mme Randall, si fine et cultivée qu’elle fût, avait, pour une fois,
commis une erreur de jugement. C’est elle qui avait introduit Colas
Fayle dans les milieux raffinés de Penfield : elle s’était laissé abuser
par les belles paroles et l’assurance du personnage. M. Randall lui-
même fréquentait assidûment le studio du peintre. Liz et Ann se
demandaient comment Fayle s’y était pris pour entortiller le couple.
Cela leur semblait à peine croyable.
A la longue, les jeunes détectives se dirent que, plus elles
attendraient et plus il y avait de chance pour que Fayle augmentât le
nombre des gens crédules dont il tirait profit. Il était grand temps
d’agir… Mais quel serait le résultat de cette intervention ? Les deux
sœurs ne se faisaient guère d’illusions.
« Peut-être se sentira-t-il moins sûr de lui une fois que nous lui
aurons parlé ! » soupira Ann.
L’entrevue exigeait un certain courage. Après tout, elles ne
savaient de Fayle que ce que leur cousine avait dit. Il n’avait pas
commis de crime en prenant un studio à Penfield et si les gens
étaient assez stupides pour lui verser des sommes importantes en
échange de mauvais dessins, ce marché de dupes restait dans les
limites de la loi. Quant au portrait volé à Constance Melbourne, Fayle
nierait s’en être emparé, c’était certain. Les deux sœurs n’avaient
donc qu’un espoir : l’intimider ou le prendre par surprise afin de lui
arracher la vérité.
Un après-midi, les deux sœurs tentèrent la démarche. Après avoir
surveillé la Résidence Essex pendant un instant et constaté que les
visiteurs étaient rares, elles se risquèrent à entrer. Peut-être l’artiste
était-il seul dans son studio… Négligeant l’ascenseur, elles montèrent
à pas de loup jusqu’au second étage.
La porte de l’appartement, dont le panneau supérieur était en
verre dépoli, portait le nom du peintre.
« C’est ici », murmura Ann. Et, après avoir tendu l’oreille un
instant, elle ajouta : « Espérons qu’il est seul. »
Sans plus hésiter, Liz frappa à la porte. Son cœur battait fort…
Elles attendirent. Personne ne répondit.
Ann frappa à son tour. Toujours pas de réponse. Après une
troisième tentative, les deux sœurs comprirent qu’elles étaient
venues pour rien. Colas Fayle n’était pas chez lui.
Ann se mordit les lèvres.
« Il nous a peut-être vues arriver par la fenêtre, dit-elle. Et il ne
veut pas ouvrir.
— J’en aurai le cœur net ! » déclara Liz, les yeux fixés sur
l’imposte au-dessus de la porte.
Puis, avisant un grand coffre qui décorait le fond du couloir :
« Vite, Ann ! Aide-moi à le transporter. »
Unissant leurs forces, les deux sœurs placèrent le meuble sous
l’imposte. Liz grimpa dessus et, se haussant sur la pointe des pieds,
jeta un coup d’œil à l’intérieur du studio. Malheureusement, son
champ visuel était très limité. La jeune détective fit donc un
rétablissement pour se hisser un peu plus haut. Appuyée des avant-
bras sur le bas de l’imposte, elle voyait beaucoup mieux à présent.
Mais son équilibre était instable.
« Fais attention », lui conseilla Ann, un peu inquiète.
Autant que Liz pouvait s’en rendre compte, Colas Fayle n’était pas
là.
Liz apercevait un grand bureau sur lequel étaient étalés des
papiers et des lettres.
Soudain, son coude glissa. Elle tenta en vain de se rattraper ! Elle
atterrit sur le coffre mais en porte à faux. Perdant définitivement
l’équilibre, elle tomba. Ce faisant, son épaule heurta le verre dépoli
dont était fait le panneau supérieur de la porte. La vitre vola en
éclats.
Ann se précipita pour aider sa sœur à se relever.
CHAPITRE XIV

ENFIN UN INDICE !

« LIZ ! T’es-tu blessée ? » demanda-t-elle avec inquiétude.


Liz se mit debout et se frotta l’épaule.
« Rien de cassé, annonça-t-elle. Juste un accroc à mon manteau.
Quelle maladroite je suis ! »
Dans sa chute, Liz avait brisé la vitre, heureusement faite d’un
verre « de sécurité », en un si grand nombre de morceaux que la
partie supérieure de la porte n’existait pratiquement plus.
« Dépêchons-nous de remettre le coffre en place, décida-t-elle.
— C’est une chance que Colas Fayle n’ait pas été là, fit remarquer
Ann. Je me demandais s’il ne se trouvait pas dans la salle de bain.
— Profitons de son absence pour avertir le gardien. Nous le
dédommagerons pour les dégâts. Ce serait chic s’il pouvait faire
remplacer cette vitre sur-le-champ. »
Après avoir remis le coffre là où elle l’avait pris, Liz, se félicitant
que personne n’ait été témoin de son indiscrétion, partit à la
recherche du gardien de l’immeuble. Pendant ce temps, Ann regarda
au-delà de la vitre brisée. Le grand bureau attira son attention. En
temps ordinaire, jamais les sœurs Parker n’auraient eu l’idée de jeter
un coup d’œil sur la correspondance d’autrui. Mais, se rappelant à
propos de quel vilain personnage elle enquêtait, Ann décida de ne
pas s’embarrasser de scrupules. Après tout, peut-être un détail
d’importance se trouvait-il parmi ces papiers étalés…
Le bureau n’était pas loin de la porte. Un nom, nettement tapé au
bas d’une feuille de papier, sauta aux yeux de la jeune détective.
« Bart Wheeler ! »
C’était lui qui avait écrit cette lettre. Ann ne songea qu’à une
chose : peut-être y avait-il là une possibilité de savoir où était
actuellement le fiancé de Bessie !
Ann n’eut qu’à tendre le cou pour déchiffrer la missive. Elle était
brève.

Mon cher Fayle,

Désolé, mais je ne puis vous prêter la somme que vous me


demandez. Je n’en ai pas les moyens en ce moment. Je ne puis que
joindre à cette lettre un billet de dix dollars qui, je l’espère, vous
dépannera momentanément. C’est vraiment tout ce dont je peux
disposer.
Amicalement vôtre
Bart Wheeler.

Ann se sentit déçue. Cette lettre ne lui apprenait rien, sauf que le
peintre et Bart étaient en relation. Et puis, elle se dit que le message
pouvait avoir été écrit avant la disparition de Bart.
Elle se pencha un peu plus… Le message était daté de la veille.
Juste au-dessous de la mention du jour se trouvait une autre ligne,
révélant l’adresse de Bart : 447, Park Street, à Majestic.
Ann, tout heureuse, sortit un crayon et un morceau de papier de
sa poche. Fiévreusement, elle nota la précieuse adresse. Enfin, elle
possédait un indice valable ! Bart Wheeler habitait la ville même où
devait avoir lieu l’exposition d’art ! Comment Colas Fayle avait-il su
où se trouvait Bart, elle l’ignorait ! Mais peu importait.
« En somme, murmura-t-elle, c’est une chance que Liz ait
dégringolé de son perchoir. »
Sur ces entrefaites, Liz revint, accompagnée du gardien, gros
homme jovial qui n’avait nullement l’intention de dramatiser le petit
accident.
« Tout le monde peut casser une vitre, déclara-t-il avec bonne
humeur. Et du moment que vous payez les dégâts… Je vais essayer
de faire remplacer ce panneau avant le retour de M. Fayle. Ça évitera
les histoires ! »
En plus du prix du carreau, Liz laissa un généreux pourboire.
Puis, après avoir remercié le gardien, les deux sœurs se hâtèrent de
partir.
Fiévreusement, elle nota la précieuse adresse.
Elles commençaient à descendre l’escalier quand elles
entendirent monter quelqu’un. Se penchant par-dessus la rampe,
elles aperçurent la chevelure blanche et la silhouette mince et
élégante du professeur Randall.
« Flûte ! laissa échapper Liz. Il ne faut pas qu’il nous trouve ici. Il
risquerait de nous poser des questions embarrassantes. »
Sa sœur et elle firent demi-tour et coururent rejoindre le gardien
de l’immeuble, occupé à balayer les débris de verre.
« Nous sommes pensionnaires à Starhurst, expliqua vivement
Ann, décidée à mettre le brave homme dans la confidence. Le mari
de notre directrice est en train de monter. Nous ne voudrions pas
qu’il nous trouve ici. Par où pourrions-nous filer sans être vues ? »
Le gardien eut un bon sourire.
« M. Randall vient assez souvent ici, dit-il. Je parie qu’il vous
flanquerait une retenue s’il vous voyait, hein ?… Allons ! Ouvrez cette
petite porte et descendez l’escalier de service. Vous déboucherez dans
une rue, derrière l’immeuble. »
Liz et Ann ne se le firent pas répéter. La porte se refermait
derrière elles quand le professeur Randall arriva sur le palier.
« Nous l’avons échappé belle ! » dit Ann en riant.
Mais les deux sœurs n’étaient pas au bout de leur peine. Au
moment même où elles allaient déboucher dans la ruelle, Liz, après
un bref coup d’œil, se rejeta en arrière.
« Miséricorde ! s’écria-t-elle. Regarde un peu qui vient ! »
Ann retint une exclamation. Colas Fayle en personne se dirigeait
vers l’entrée de service dont elles se préparaient à franchir le seuil.
Pourquoi avait-il choisi de rentrer chez lui par là ? Mystère…
« Nous sommes coincées », soupira Liz.
Il fallait faire vite ! Ann, prenant sa sœur par le bras, l’entraîna
vers l’escalier de la cave qu’elle avait remarqué fort opportunément.
Toutes deux en descendirent les premières marches en toute hâte…
Elles entendirent Fayle entrer puis commencer à monter.
Soudain, il s’arrêta… Avait-il remarqué quelque chose d’anormal ?
Mais non ! Il craqua une allumette et alluma une cigarette. Après
quoi il reprit son ascension.
Dès que le bruit de ses pas eut décru, les deux sœurs se glissèrent
dehors puis, se hâtant de contourner l’immeuble, débouchèrent de
nouveau dans l’artère principale de Penfield. A une allure moins
précipitée, elles reprirent le chemin de Starhurst.

« Quelle malchance ! soupira Liz. Nous avons fait chou blanc.


— Pas tout à fait, répliqua joyeusement Ann. Que penses-tu de
ça ? »
Elle sortit de sa poche un morceau de papier qu’elle tendit à sa
sœur.
« 447 Park Street, Majestic, lut tout haut Liz, intriguée. Qu’est-ce
que cela veut dire ?
— C’est l’adresse de Bart, ma vieille !
— Pas possible ! s’écria Liz. Comment te l’es-tu procurée ? »
Ann le lui expliqua.
« Sitôt rentrées, ajouta-t-elle, nous téléphonerons à Bessie pour
lui communiquer cette adresse. Elle pourra ainsi joindre Bart et, qui
sait, le persuader de revenir.
— Espérons-le. »
Un peu plus tard, quand elle eut sa cousine au bout du fil, Ann lui
apprit la bonne nouvelle.
« Nous savons où se trouve Bart, annonça-t-elle tout de go.
— Oh, mon Dieu ! Quel bonheur ! s’exclama Bessie d’une voix
tremblante. Il ne m’a toujours pas écrit. Où est-il ?
— A Majestic. Du moins, il y était hier encore. Voici son adresse…
— Un instant, Ann. Je prends de quoi la noter… »
Quand ce fut chose faite, Bessie demanda encore :
« Comment avez-vous réussi à vous procurer cette adresse ?
— Nous avons une fois de plus joué aux détectives, répondit Ann
en riant. Sais-tu que notre vieil ami Colas Fayle séjourne en ce
moment à Penfield ? Il a su, je ne sais trop comment, que Bart
habitait Majestic et, bien entendu, il a essayé de le taper. C’est par
une lettre que Bart lui a écrite que nous avons pu avoir son adresse.
— Nous avons une autre nouvelle à t’annoncer, dit à son tour Liz
en prenant le combiné des mains de sa sœur. Nous espérons bien
être sur la piste du portrait volé à Constance Melbourne.
— Pourvu que vous puissiez le retrouver ! C’est Fayle qui l’a,
n’est-ce pas ?
— Nous continuons à le penser mais nous nous employons à en
faire la preuve.
— Comment va ton amie Constance ? » demanda Ann.
La voix de Bessie était empreinte de tristesse quand elle
répondit :
« Son état est de nouveau très alarmant. Critique, même. Elle
vous a réclamées. Vous serait-il possible de venir la voir ? Elle dit
qu’elle a une communication à vous faire. Je me proposais justement
de vous téléphoner quand vous m’avez appelée.
— Nous pourrions venir pour le week-end. Voyons, nous sommes
aujourd’hui vendredi… Nous serons donc là demain.
— Venez aussi vite que vous le pourrez, soupira Bessie. Si vous ne
vous hâtez pas… il pourrait être trop tard !
— Est-elle vraiment aussi mal que cela ? s’écria Ann, consternée.
Nous pensions qu’elle était en bonne voie de guérison.
— Elle a eu une rechute, expliqua Bessie. En fait, ajouta-t-elle
avec un sanglot dans la voix, je crains fort une issue fatale.
— Nous viendrons aussi vite que possible, annonça Liz. Nous
demanderons une permission dès ce soir à Mme Randall et j’espère
que nous pourrons quitter Starhurst demain matin de bonne heure.
— Merci. Je compte sur vous. »
Liz et Ann raccrochèrent, bouleversées par les mauvaises
nouvelles qu’elles venaient d’apprendre. Au ton de leur cousine, elles
se rendaient compte qu’il restait peu de chance de voir
Mlle Melbourne se rétablir. Aussi, sans tarder, préparèrent-elles leur
départ du lendemain.
« Je me demande, dit Ann, ce que la pauvre Constance désire
nous révéler.
— Peut-être cela concerne-t-il Josy ? » suggéra Liz.
Elles allaient bientôt savoir de quoi il retournait ; ce que la
malade allait leur confier devait éclairer d’un jour nouveau les
mystérieux événements qui avaient débuté avec leur rencontre de
Josy Sykes.
Ce que les jeunes détectives allaient apprendre devait également
les inciter à faire aboutir très vite leur enquête, non seulement pour
le bonheur de Josy mais aussi pour le salut de la pauvre Constance.
CHAPITRE XV

LES CONFIDENCES DE LA MALADE

LES deux sœurs, ayant obtenu l’autorisation de Mme Randall, se


mirent en route au début de l’après-midi du samedi.
A La Grange, Bessie leur apprit que Constance Melbourne n’allait
pas mieux.
« Elle ne cesse de vous réclamer, expliqua la jeune femme, et
voudrait vous confier quelque chose avant de mourir. »
Sans s’attarder auprès de leur cousine, Liz et Ann partirent en
toute hâte pour La Tour. Cléo leur ouvrit, le visage douloureux, et,
tout en se lamentant, les escorta jusqu’à la chambre de la malade.
Une infirmière s’avança à la rencontre des visiteuses.
« Venez vite ! Mlle Melbourne ne cesse de vous demander… »
Toute pâle au fond de son grand lit, l’artiste était visiblement très
mal. A l’approche des jeunes filles, ses paupières se soulevèrent. Elle
les reconnut.
« Il me tardait tellement de vous voir, murmura-t-elle d’une voix
faible. Je vous en prie, asseyez-vous… »
L’infirmière s’éloigna discrètement. Liz et Ann prirent place au
chevet de Constance.
« Il faut que je vous parle… au sujet de Josy Sykes… Je suppose
que vous ne l’avez pas encore retrouvée ?
— Hélas, non ! répondit Ann. Mais nous gardons bon espoir.
— Je ne la reverrai jamais… dans cette vie du moins ! » soupira la
malade.
Sa voix trahissait un profond chagrin et aussi, semblait-il, du
remords. Liz et Ann, très impressionnées, se demandaient quelle
tragédie se cachait sous ces mots. Quel sombre mystère entourait
Mlle Melbourne ? Comment sa destinée pouvait-elle être liée à celle
de la petite infirme ?
Comme si Constance devinait les questions que se posaient les
deux sœurs, elle soupira :
« Vous devez vous demander pourquoi je m’intéresse à votre
protégée. J’aurais dû vous raconter mon histoire bien plus tôt. Mais
je… j’espérais aller mieux… et réparer moi-même… C’est une
confession… une terrible confession que je vais vous faire, mes
enfants… »
L’effort qu’elle s’imposait pour parler l’avait fatiguée. Elle dut se
reposer un instant avant de pouvoir continuer.
« Il y a bien des années, reprit-elle enfin, alors que j’avais environ
dix-huit ans, un garçon tomba amoureux de moi. Il était pauvre.
Agriculteur, il travaillait à la ferme de son frère. Il n’était guère
instruit mais… il m’aimait ! »
La malade regardait fixement devant elle, comme si elle revivait
l’ancienne idylle.
« Mes parents étaient riches, continua-t-elle. J’avais tout ce que
l’argent peut procurer. Ne pouvant m’offrir de cadeaux de valeur,
Joseph, mon amoureux, composait pour moi de merveilleux poèmes.
Je mis longtemps à comprendre que, de mon côté, je l’aimais. Il
travaillait dur et économisait autant qu’il le pouvait, pour s’instruire
et être digne de moi. Pauvre Joseph ! Il s’était mis dans la tête de
m’épouser un jour !
— Et vous avez refusé ? demanda Liz qui devinait la suite.
— C’était une union sans espoir, soupira Constance. Nos
conditions sociales différaient trop. Mes parents furent formels : je
devais cesser de voir le garçon. Je me laissai convaincre et rompis
avec lui. »
La malade ferma les yeux. Liz et Ann, pleines de sympathie, se
disaient que Mlle Melbourne avait dû souffrir de la rupture. Au bout
d’un moment. Constance reprit :
« Le frère de Joseph était marié à une charmante jeune femme
qui lui donna une belle petite fille. On nomma l’enfant d’après le
prénom de son oncle Joseph : elle s’appela Joséphine. »
Liz et Ann se regardèrent. Elles commençaient à y voir plus clair
soudain.
« En dépit du veto de mes parents, cependant, j’espérais que
Joseph ferait son chemin dans le monde et que nous pourrions
renouer. J’étais toute disposée à l’attendre. J’avais foi en lui et je me
disais que, avec le temps, il finirait par convaincre mes parents. C’est
alors que je me berçais de ces doux espoirs qu’une tragédie intervint.
— Qu’est-il arrivé ? chuchota Liz.
— Le frère et la belle-sœur de Joseph furent tués dans un accident
de chemin de fer. Leur petite fille restait orpheline.
— C’est terrible !
— L’enfant n’avait plus au monde que son oncle. Joseph décida
que, désormais, il devait se consacrer à elle…
— Et cette enfant ?…
— C’était Joséphine Sykes ! »
Un silence tomba. Les deux sœurs comprenaient à présent
pourquoi Mlle Melbourne avait été si émue en entendant parler de
leur amie.
« Joseph, reprit la malade, était courageux et sans une ombre
d’égoïsme. Sa force de caractère se révéla quand il se trouva seul avec
un bébé orphelin sur les bras. Pour faire face à ses nouveaux devoirs,
il abandonna tous ses projets d’avenir, renonça à terminer ses études
et à occuper la haute position qu’il ambitionnait. Sa nièce passait au
premier rang de ses préoccupations. Obligé de donner tous ses soins
aux travaux de la ferme, il renonçait du même coup à ses projets de
mariage… »
Les yeux de Constance s’étaient embués de larmes de regret.
« Je crois que, jamais, je ne l’ai autant aimé et admiré qu’à cette
époque. Mais que pouvais-je faire ? Ce n’était qu’un pauvre fermier
destiné à vivoter péniblement jusqu’à sa mort. Mariée à lui, je
n’aurais été qu’une charge supplémentaire. Et puis, j’étais jeune,
égoïste. Je m’efforçai donc de l’oublier. Je me rendis en Europe, je
voyageai, j’étudiai… Je finis par me laisser fiancer à un jeune et
brillant artiste d’avenir qui plaisait beaucoup à mes parents. Tout
aurait été pour le mieux si je l’avais aimé. Mais ce n’était pas le cas…
Au fur et à mesure qu’approchait la date de notre mariage, je me
sentais de plus en plus malheureuse. Un jour, je ne pus y tenir. Je me
rendis à la ferme pour voir Joseph… le seul homme auquel je tenais
vraiment ! »
La malade semblait exténuée par ces confidences. La fièvre
empourprait ses joues. Mais elle était bien décidée à aller jusqu’au
bout de sa pénible histoire.
« J’adorais le bébé Josy. Quand je la vis, ce jour-là, je la pris dans
mes bras et la berçai tendrement contre moi. Je comprenais tout à
coup que ma place était ici, dans cette humble petite ferme, où je
pouvais être heureuse si je le voulais vraiment… J’étais loin, alors, de
me douter des conséquences funestes qu’allait avoir ma visite… Je ne
sais au juste comment la catastrophe se produisit… Je marchais dans
la cour de la ferme, berçant Josy contre mon cœur, quand je
trébuchai soudain et tombai dans un ancien puits ouvrant au ras du
sol et dont l’ouvrier agricole de Joseph avait malencontreusement
déplacé le couvercle. Hélas ! si je m’en tirai avec de simples
contusions, il n’en fut pas de même de Josy. Le choc avait lésé la
colonne vertébrale du bébé… la pauvre petite devait rester infirme. »
Cette fois, de grosses larmes roulèrent sur les joues de la malade.
Liz et Ann firent de leur mieux pour la réconforter.
« Je n’ai plus grand-chose à vous apprendre, acheva Constance.
Joseph ne me fit aucun reproche du terrible accident. J’aurais tout
donné au monde pour n’être pas venue à la ferme ce jour-là. Joseph
avait accepté la pensée de ne plus me revoir : ma visite ne lui avait
apporté qu’un nouveau motif de désespoir. Je suppose qu’il n’eut
jamais l’intention d’être cruel à mon égard. Mais sans doute jugea-t-
il qu’il était préférable de couper à jamais les ponts entre nous…
Toujours est-il que, lorsque je fus complètement rétablie, on
m’annonça qu’il avait disparu. Il avait vendu sa ferme, bouclé ses
bagages et emmené Josy. Je ne devais jamais le revoir… Et
maintenant que vous avez entendu ma confession, vous comprenez
combien je suis anxieuse de retrouver Josy ! Il était à prévoir que sa
colonne vertébrale déformée ne lui permettrait pas de grandir de
façon normale. Si elle est bossue, c’est ma très grande faute. Certes, il
s’agit d’un accident, mais je dois réparer le mal que j’ai fait, dans la
mesure du possible. Il est impensable que j’aie pu vivre riche et
célèbre alors que la pauvre enfant était malade et sans fortune. Avant
de mourir, je veux également lui demander pardon… à elle et aussi à
son oncle… Après la catastrophe, je rompis mes fiançailles. Je me
suis efforcée de retrouver la trace de Joseph et de l’enfant, mais en
vain. Ce n’est qu’à la Noël de cette année que j’ai entendu parler de
Josy par votre cousine… »
C’était donc là le secret de Constance Melbourne ! Le fil noir de la
tragédie avait lié trois vies et l’une de ces vies était aujourd’hui sur le
point de s’éteindre.
Liz et Ann comprenaient, plus que jamais, à quel point il était
urgent de retrouver Josy.
« Je possédais une photographie de Joseph Sykes, dit soudain la
malade. Elle le représente tel qu’il était au temps où nous nous
connaissions. Ce souvenir est tout ce qu’il me reste des années
heureuses. Je suppose que Joseph a dû beaucoup changer depuis
lors. N’empêche qu’il continue à vivre dans mon cœur sous l’aspect
qu’il avait étant jeune homme. J’ai passé de longues années à faire de
lui un portrait fidèle. J’y ai consacré tout mon talent, tout mon
amour aussi. Chaque fois que je me sens triste et malheureuse,
j’ajoute une touche à ce portrait qui éveille en moi tant de chers
souvenirs : l’adoration que Joseph me vouait, les poèmes qu’il
écrivait pour moi… »
L’émotion enrouait Constance. Incapable de parler davantage,
elle pressa la sonnette à côté d’elle. Les sœurs Parker entendirent
chevroter le timbre à travers la maison.
Se demandant pourquoi la malade avait sonné, elles attendirent
en silence. Constance reposait, les yeux clos, à bout de forces. Enfin,
on entendit dans le couloir le bruit de pas étouffés. Un instant plus
tard la silhouette massive de la brave Cléo s’encadrait dans le
chambranle de la porte.
« Vous avez besoin de moi, mademoiselle ?
— Oui, Cléo, répondit sa maîtresse d’une voix faible. Je veux que
vous alliez me chercher quelque chose dans mon atelier… »
La domestique parut effrayée. Elle roula des yeux blancs et
regarda nerveusement les jeunes visiteuses.
« Et que voulez-vous que je vous apporte, mademoiselle ?
demanda-t-elle.
— Le portait recouvert d’une draperie, Cléo. Vous savez bien…
celui auquel je travaille depuis si longtemps… Dépêchez-vous, Cléo.
Je veux le montrer à ces jeunes filles… Je veux leur présenter celui
que représente cette toile… Joseph Sykes. »
C’était maintenant au tour de Liz et d’Ann d’être épouvantées.
Elles échangèrent des regards consternés. Comment réagirait
Mlle Melbourne quand elle apprendrait que le portrait avait été
volé ? Le choc risquait de lui être fatal. Que faire pour empêcher la
terrible révélation ?
CHAPITRE XVI

DANS L’OMBRE DE LA TOUR

CLÉO tenta de sauver la situation. Elle hocha la tête :


« Voyons, mademoiselle Constance, vous n’allez pas vous
encombrer d’un grand tableau comme ça dans votre chambre ! Ces
jeunes filles peuvent très bien aller dans votre atelier pour regarder
ce portrait !
— Non, non, Cléo, dit Constance avec un entêtement de malade.
Je le veux ici, près de moi. Je vous en prie, allez vite ! »
Désespérée, Cléo sortit de la pièce. Mlle Melbourne murmura à
l’intention des deux sœurs :
« S’il vous plaît, donnez la lumière. »
Le temps avait passé si rapidement que Liz et Ann n’avaient
même pas remarqué que les ténèbres envahissaient déjà la chambre.
Après avoir allumé la lampe de chevet, Liz se pencha sur la malade.
« Nous vous avons fatiguée. Cléo a raison. Nous regarderons le
portrait au passage, avant de nous retirer.
— Non, je vous en prie ! Attendez un peu ! pria-t-elle avec une
douce obstination. Je désire vous le montrer moi-même ; Cléo va
revenir d’une seconde à l’autre. »
Liz et Ann étaient de plus en plus consternées. Elles
comprenaient que, à moins d’un miracle, la domestique serait bien
obligée d’avouer la vérité à sa maîtresse. Le vol dont Colas Fayle
s’était rendu coupables risquait d’avoir les plus graves conséquences.
Soudain, le silence ambiant fut rompu par les échos d’une étrange
musique. Un air de valse flotta entre les murs de la vieille tour. Un
orchestre jouait en sourdine quelque part…
Mlle Melbourne eut un faible sourire.
« La radio… murmura-t-elle. Je ne suis pas autorisée à avoir un
poste dans ma chambre. Ce doit être l’infirmière… »
La musique semblait lui procurer une sorte d’apaisement. Elle
continuait à sourire, les yeux clos. Puis l’air cessa. Un silence lui
succéda… Brusquement, dans l’air nocturne, monta un sifflement
très particulier.
Liz et Ann sursautèrent et tendirent l’oreille. C’était l’air qu’elles
avaient entendu près du lac… l’air que sifflait Josy !
Ann bondit de sa chaise. Elle était pâle. Seule Josy savait siffler
ainsi. Bien que les deux sœurs n’eussent pas encore reçu de réponses
à leurs lettres, adressées à différentes stations radiophoniques, elles
n’avaient pas encore perdu tout espoir.
« S’il vous plaît, murmura Ann à l’intention de la malade,
excusez-moi un instant. Je désire dire un mot à Mlle Robertson. »
Quittant rapidement la pièce, la jeune détective se précipita vers
la chambre de l’infirmière…
« Vite ! cria-t-elle. Dites-moi quelle station vous êtes en train
d’écouter. »
Surprise, Mlle Robertson la dévisagea.
« Mais, répondit-elle, je n’écoutais aucun programme. J’ai éteint
mon poste juste après le dernier air de valse, voici une minute
environ…
— Mais quelqu’un sifflait, insista Ann.
— En effet, j’ai entendu… mais sans y prêter attention. En tout
cas, cela ne venait pas de la radio. »
Stupéfaite, Ann quitta l’infirmière. Au même instant, elle entendit
crier Cléo dans l’atelier. Elle se précipita dans cette direction. Cléo
apparut, le visage décomposé par la peur.
« Que se passe-t-il ? demanda Ann. Qu’est-ce qui vous a
effrayée ?
— La tour est hantée, mademoiselle ! J’en suis sûre. Je regardais
par la fenêtre de l’atelier quand j’ai vu un fantôme. Une vilaine
ombre noire qui rôdait dehors ! »
Attirée par le cri de la domestique, Liz accourait à son tour.
« Un fantôme, répéta-t-elle. Voyons, voyons ! Vous savez bien
que les fantômes n’existent pas !
— Et pourtant, il y en a un qui rôde dehors, dans l’ombre de la
tour. Si vous ne me croyez pas, regardez vous-même ! »
Liz et Ann pénétrèrent vivement dans l’atelier et jetèrent un coup
d’œil par la fenêtre. Un brillant clair de lune inondait le paysage. La
neige étincelait, formant un étrange contraste avec l’ombre noire de
la tour. Et voilà que soudain, sous les yeux des deux sœurs médusées,
une forme sombre émergeait des ténèbres pour se découper
nettement sur la neige blanche. Il s’agissait d’une silhouette
humaine, légèrement déformée par la voussure du dos.
« Josy ! » s’écria Ann.
Déjà, Liz s’était précipitée sur la porte d’entrée qu’elle ouvrit
toute grande. L’éclairage du vestibule découpa un rectangle clair
dans la nuit. Et là, juste au milieu, se détachait le pâle visage de Josy
Sykes.
« Josy ! Entre vite ! »
Constatant qu’il s’agissait d’un être humain et non d’un fantôme,
Cléo s’était déjà rassérénée. Ann et Liz entraînèrent leur amie à
l’intérieur de la maison.
« Josy ! Te voici enfin revenue ! Nous te cherchions partout ! »
Devant cet accueil si chaleureux, la jeune infirme se détendit. Un
sourire illumina sa petite figure triste.
Ann et Liz n’en finissaient pas de l’embrasser.
« Je suis bien heureuse, moi aussi, de vous retrouver, avoua Josy
dont les yeux brillaient de joie.
— Tu ne peux pas savoir à quel point tu tombes à pic ! s’écria
Ann.
— As-tu reçu notre message ? demanda Liz.
— Oui, répondit Josy. Mais comment avez-vous su où me
joindre ?
— Oh ! Nous avons écrit à tout un tas de stations de radio. Nous
t’expliquerons plus tard. Pour l’instant, nous avons des choses bien
plus importantes à te communiquer ! »
Josy parut intriguée. Puis, avec un soupir :
« Je suis bien contente que vous ne me gardiez pas rancune de
m’être enfuie comme je l’ai fait, dit-elle. Mais il me semblait que je ne
pouvais pas agir autrement… Au fait, pourquoi dites-vous que
j’arrive à pic ? Et quelles sont ces choses importantes dont vous
parlez ? »
Liz embrassa une fois de plus son amie.
« Nous avons un merveilleux secret à te révéler », annonça-t-elle.
CHAPITRE XVII

« IN EXTREMIS »

« UN secret ? répéta Josy.


— Oui. Et qui éclaire beaucoup de choses qui nous intriguaient,
expliqua Ann.
— Des choses qui te concernent, souligna Liz. Et qui concernent
aussi ton oncle Joseph.
— Mais… comment pouvez-vous savoir… au sujet de mon oncle ?
Vous ne l’avez jamais vu et je vous en ai à peine parlé.
— Josy ! dit Liz avec gravité. Ton oncle t’a-t-il jamais parlé de ta
petite enfance ? T’a-t-il expliqué dans quelles circonstances tu étais
devenue… heu… infirme ?
— Il ne m’a jamais donné de détails. Je crois que mon dos s’est
déformé à la suite d’un accident.
— Eh bien, commençons par le commencement Sais-tu que
Mlle Melbourne est très dangereusement malade ?
— Je l’ignorais. C’est pour cela que vous êtes ici ? A Starhurst, où
j’ai essayé de vous joindre, on m’a dit que vous passiez le week-end à
La Grange. Je m’y suis précipitée mais votre cousine Bessie était
absente : sa femme de charge m’a appris qu’elle venait de prendre le
train pour Majestic mais que je vous trouverais à La Tour. Je suis
donc venue.
— Constance Melbourne, reprit Liz, est tombée malade le soir
même où tu t’es enfuie de chez notre cousine. Depuis, elle n’a cessé
de te réclamer. Et aujourd’hui, elle nous a priées de venir à son
chevet. L’histoire qu’elle nous a confiée est extraordinaire. Il n’y a
pas de temps à perdre. Tu dois la voir immédiatement. Elle a besoin
de toi. Elle veut te voir. »
Josy était stupéfaite.
« Mais pourquoi ? Je ne la connais pas… Pourquoi s’intéresserait-
elle à moi ?
— Parce qu’elle t’a connue lorsque tu n’étais qu’un bébé. »
La pauvre Josy ne trouvait ni tête ni queue à ces explications
fragmentaires. Liz et Ann lui rapportèrent donc d’une manière plus
cohérente les révélations de la malade. Quand elles en arrivèrent aux
remords qui torturaient l’infortunée Constance, responsable de la
difformité dont souffrait Josy, celle-ci ne put retenir ses larmes.
« Mon oncle m’a toujours caché les détails, soupira-t-elle. C’est la
première fois que j’en suis informée.
— Mlle Melbourne a vécu tout ce temps avec l’espoir de te
retrouver un jour et de solliciter ton pardon. Tu peux le lui donner
aujourd’hui, in extremis. Demain, il serait peut-être trop tard. Sa vie
ne tient plus qu’à un fil. Elle nous a demandé avec insistance de te
retrouver afin de pouvoir réparer sa faute.
— Réparer ! s’exclama Josy. Mais je ne veux rien ! Ce fut un
accident. La pauvre femme doit avoir terriblement souffert. Si je
peux la voir, je lui ferai comprendre que je ne lui garde absolument
pas rancune et que je la plains au contraire de tout mon cœur. »
C’était bien là la Josy noble et généreuse que connaissaient ses
amies. Elle s’affligeait du malheur des autres plus qu’elle ne se
lamentait sur le sien. Loin d’en vouloir à Mlle Melbourne, elle ne
songeait qu’aux tortures morales que la pauvre femme endurait
depuis tant d’années.
« Et maintenant, dit Ann, viens vite, Josy ! Montons auprès de la
malade. »
Au même instant, une voiture s’arrêta devant la porte de La Tour.
Mlle Robertson, l’infirmière, courut ouvrir. Deux hommes se
dressaient sur le seuil. Dans le premier, qui s’avança en pleine
lumière, les sœurs Parker reconnurent le médecin traitant de
Mlle Melbourne.
« Dès réception de votre coup de fil, mademoiselle Robertson, j’ai
sauté dans ma voiture, expliqua-t-il vivement. Et la chance a voulu
que le docteur Derwent, l’éminent cardiologue, se trouvât auprès de
moi. Il a accepté de m’accompagner.
— J’en suis enchantée, soupira Mlle Robertson. Ma malade est au
plus bas, docteur. Je crains que la fin ne soit proche ! »
Les deux médecins et l’infirmière montèrent dans la chambre de
Mlle Melbourne et refermèrent la porte derrière eux.
Liz, Ann et Josy échangèrent des regards pleins de détresse. Le
dénouement fatal approchait plus vite qu’elles ne l’avaient prévu.
Elles restèrent un long moment, en silence, au bas des marches.
Soudain, la porte de la chambre de la malade s’ouvrit, et Cléo, le
visage inondé de larmes, en sortit.
« Oh, Seigneur ! gémissait-elle tout en descendant lourdement les
marches. Faites qu’elle ne meure pas ! »
Mlle Robertson surgit à son tour sur le palier et dévala
rapidement l’escalier. Apercevant le groupe des trois jeunes filles elle
expliqua en quelques mots :
« Elle baisse de plus en plus. Je crains qu’il n’y ait plus
d’espoir ! »
Et elle courut rejoindre dans la cuisine Cléo qui ne cessait de
pleurer. Josy murmura, anéantie :
« Je suis venue trop tard.
— Non, déclara Ann d’une voix ferme. Ce n’est pas trop tard
puisqu’elle vit encore. Tu dois la voir. Il faut à tout prix qu’elle sache
que tu lui pardonnes. »
Saisissant Josy par la main, elle l’entraîna dans l’escalier. Liz leur
emboîta le pas.
A présent, une même pensée inquiétait les trois amies :
Mlle Melbourne serait-elle assez lucide pour reconnaître Josy et
comprendre que son dernier vœu était exaucé ?
Quand elles furent sur le palier, elles marquèrent un temps
d’arrêt.
« On ne me permettra jamais de la voir ! soupira Josy.
— Essayons toujours ! » s’écria Ann avec son impétuosité
habituelle.
Et, sans plus attendre, elle frappa à la porte.
Tout d’abord, personne ne répondit. Puis, très lentement, la porte
s’ouvrit. Le visage grave du médecin traitant parut dans
l’entrebâillement.
« S’il vous plaît, murmura Josy. Il faut que je la voie… Elle m’a
réclamée à son chevet ! »
Le docteur secoua la tête.
« Je ne peux autoriser aucune visite, déclara-t-il. Mlle Melbourne
décline rapidement. Le dénouement peut survenir d’un instant à
l’autre.
— N’y a-t-il donc aucun espoir ? murmura Liz.
— Je crains bien que non.
— A-t-elle encore toute sa conscience ?
— Oui… mais elle glisse tout doucement vers un coma fatal.
— Dans ce cas, coupa Ann d’une voix impérieuse, vous devez
absolument permettre à notre amie Josy de la voir avant qu’il soit
trop tard. Sa présence a pour Mlle Melbourne plus d’importance que
vous n’imaginez. »
L’angoisse peinte sur le visage des visiteuses, ainsi que le ton
décisif d’Ann, fit impression sur le médecin. Debout sur le seuil, il
semblait hésiter. Puis, se décidant brusquement :
« Très bien, dit-il. Entrez. »
Sur la pointe des pieds, les trois amies se faufilèrent dans la
chambre où la pauvre Constance ne respirait plus qu’à peine.
CHAPITRE XVIII

UNE DÉCOUVERTE

A la vue des trois jeunes visiteuses, le cardiologue assis au chevet


de Mlle Melbourne fronça les sourcils en signe de désapprobation.
La malade s’agita, puis souleva ses paupières.
« Qui est là ? » murmura-t-elle.
Liz et Ann, qui n’avaient avancé que de quelques pas, poussèrent
leur amie vers le lit :
« Approche-toi d’elle ! » chuchota Liz à son oreille.
Josy, intimidée, traversa la chambre d’une allure hésitante. Son
regard rencontra celui de Mlle Melbourne.
« Qui êtes-vous ? » murmura celle-ci.
Josy se pencha sur elle, prit l’une des mains amaigries entre les
siennes et la pressa contre ses lèvres.
« Je suis Josy Sykes ! » répondit-elle dans un souffle.
Un cri de joie échappa à la malade qui, se rejetant sur ses
oreillers, exhala un profond soupir. Un léger sourire flottait sur ses
lèvres.
« Josy ! répéta-t-elle. Vous êtes bien réellement Josy Sykes ?
— Oui.
— Depuis… si longtemps… que j’essaie de vous retrouver… Je
vous ai causé un grand tort, Josy… »
Josy se pencha un peu plus et secoua la tête.
« Chut ! Vous ne devez pas vous fatiguer à parler. Je suis venue
tout exprès vous apporter mon pardon… Mais je sais que vous n’avez
rien à vous reprocher. Et maintenant, il faut vous dépêcher de guérir
afin que nous devenions amies.
— Il est trop tard pour que je puisse espérer guérir, Josy. Je
voulais vous retrouver afin de vous offrir réparation… à vous et à
votre oncle… »
D’une voix ferme, Josy l’empêcha de poursuivre.
« Vous ne devez pas parler ainsi, mademoiselle Melbourne !
Jamais mon oncle n’a prononcé un seul mot contre vous. Il ne m’a
même jamais raconté dans quelles circonstances je suis devenue
infirme. Et vous n’allez certainement pas mourir !
— Ah ! Josy ! Le seul fait de savoir que vous me pardonnez libère
mon cœur d’un poids énorme. Je me sens revivre.
— Reprenez courage et ne pensez qu’à votre guérison. Faites-le
pour moi !
— Pour vous, petite Josy ! »
Les yeux de la malade se fermèrent. Josy s’éloigna du lit sur la
pointe des pieds et alla rejoindre ses camarades. Toutes trois
sortirent sans faire de bruit.
Une fois sur le palier, Josy ne put se contenir plus longtemps. Elle
fondit en larmes.
« Oh ! Je ne veux pas qu’elle meure ! Elle doit vivre ! Elle doit
vivre ! »
Liz et Ann l’entraînèrent dans l’atelier où elles s’assirent pour
parler à mi-voix, en attendant des nouvelles fraîches. Que se passait-
il en ce moment derrière la porte close de la malade ? A un certain
moment, l’infirmière descendit pour se rendre à la cuisine. On
pouvait entendre Cléo adresser au ciel de ferventes prières. Les
secondes s’écoulaient, interminables, égrenées au fil du tic-tac de la
pendule de l’atelier.
« Si le pire doit se produire, murmura Liz en serrant la main de
Josy, du moins pourras-tu te dire que tu es arrivée à temps pour lui
rendre la paix de l’esprit. »
Pour la seconde fois, Mlle Robertson sortit de la chambre de la
malade et descendit l’escalier. Elle s’approcha des jeunes filles. Ses
yeux brillaient.
« C’est un miracle ! s’écria-t-elle à mi-voix. Un véritable miracle.
— Elle va mieux ? demanda Ann avide de savoir.
— Oui, incontestablement. Et cela, juste au moment où les
médecins avaient abandonné tout espoir. La crise est passée.
Maintenant, elle repose et la fièvre tombe.
— Oh ! Comme je suis contente ! » s’exclama Josy, soulagée.
L’infirmière lui sourit.
« C’est votre visite qui est apparemment la cause de cet heureux
changement, expliqua-t-elle. J’ignore ce que vous avez pu lui dire
mais cela l’a remontée. Jusqu’ici, elle était déprimée et renonçait à
s’accrocher à la vie. On dirait que vous l’avez persuadée de lutter
contre sa faiblesse. Elle va reprendre des forces, j’en suis sûre. »
Mlle Robertson s’interrompit brusquement et regarda mieux la
jeune infirme.
« Ma parole ! s’exclama-t-elle. Mais vous êtes Josy Sykes !
— Vous vous souvenez de moi, mademoiselle Robertson ?
— Je pense bien ! J’ai travaillé au foyer où vous étiez
pensionnaire. Les sœurs Parker me parlaient justement de vous
l’autre jour. Josy, ma chère petite, vous n’auriez jamais dû vous
enfuir du foyer comme vous l’avez fait.
— Je ne pouvais pas rester. Je savais que l’on me soupçonnait
d’avoir dérobé une grosse somme et j’étais innocente. Je vous jure
que je n’ai pas volé cet argent.
— Ma chère enfant, presque tout le monde, là-bas, était persuadé
de votre innocence mais vous n’avez pas arrangé votre situation en
vous enfuyant.
— C’est que vous ne savez pas… Je venais de recevoir un gros
billet dans une lettre… J’ai pensé que si l’on apprenait que je
possédais cette somme on n’aurait plus aucun doute sur ma
culpabilité.
— La vérité se fera jour tôt ou tard, Josy. Et quand on la
connaîtra, je parie que l’on apprendra que Mme Rita Rye est la
coupable.
— Mme Rye ! répéta Josy stupéfaite. Je ne l’aurais jamais
soupçonnée.
— Je sais qu’il est très mal d’accuser sans preuves mais cette
femme est couverte de dettes et c’est une joueuse incorrigible. De
plus, elle n’est ni franche ni honnête.
— Ce qui est sûr c’est que je suis innocente ! »
Au même instant, le cardiologue entra dans la pièce. Il souriait.
« Mesdemoiselles, dit-il gentiment, vous pouvez rentrer chez
vous si vous le désirez. Vous n’avez plus à vous tracasser. Notre
malade est hors de danger. Elle a, maintenant, la volonté de guérir et
guérira certainement. Votre venue a sans aucun doute provoqué un
miracle.
— Elle ne souffre pas ? demanda Liz.
— Elle repose, d’un bon sommeil naturel. Avant l’arrivée de cette
jeune fille (et il désignait Josy), j’aurais juré qu’il ne lui restait que
quelques minutes à vivre. »
Les trois amies, tout heureuses, n’eurent plus qu’une hâte :
retourner à La Grange et porter la bonne nouvelle à Bessie.
Tandis qu’elles avançaient vaillamment dans la neige, Liz dit en
riant :
« Nous t’avons entendue siffler ton air favori juste avant de
t’ouvrir la porte de La Tour, Josy ! Mais dis-moi, on dirait que cet air
t’a porté bonheur ! Est-ce lui qui t’a permis d’avoir un engagement à
la radio ? Il est vrai que tu siffles mieux qu’un rossignol.
— Voyons, raconte-nous ce que tu as fait depuis que tu es partie…
pria Ann.
— J’ai tellement de choses à vous dire, soupira Josy, que je ne sais
vraiment par où commencer. Dites-moi plutôt comment vous avez
fait pour retrouver ma trace… »
Ann le lui expliqua succinctement. Josy se mit à rire.
« Vous n’êtes pas détectives pour rien ! s’écria-t-elle gaiement. Il
est impossible de chercher à brouiller une piste quand vous vous
mettez en tête de réussir.
— Ce n’était pas bien malin après avoir entendu siffler cet air sur
les ondes. Toi seule étais capable de le faire aussi bien. Voyons, à toi
de nous dire comment tu es parvenue à te faire engager. »
Josy sourit dans l’ombre.
« Je vous raconterai toutes mes aventures en détail lorsque nous
serons à La Grange. Patientez un peu.
— Ce ne sera pas long ! s’écria Liz. Nous voici arrivées. »
Impatientes de faire partager leur joie à leur cousine, Liz et Ann
se précipitèrent dans la confortable salle de séjour de Bessie.
« Bessie ! Bessie ! Où te caches-tu ? »
Un bon feu de bois brûlait dans l’âtre mais la maîtresse de céans
était absente. Attirée par les bruits de voix, Mme Grave fit son
apparition. Elle annonça aux jeunes filles que Mlle Marsh n’était pas
encore rentrée de Majestic mais qu’elle comptait arriver par le
dernier train de la journée. Elle venait tout juste de téléphoner.
« Elle m’a demandé de vous servir un thé copieux », ajouta la
gouvernante en souriant.
Les trois amies s’installèrent au coin du feu.
« Et maintenant, dit Liz, nous attendons ton histoire, Josy ! »
CHAPITRE XIX

L’HISTOIRE DE JOSY

« ON PEUT DIRE que j’ai eu de la chance ! commença Josy


tandis qu’Ann servait le thé apporté par Mme Grave. Lorsque je suis
partie d’ici en courant, je ne savais ni où j’allais ni ce que je devais
faire. J’étais complètement désemparée. Toutefois, grâce à mon billet
de mille dollars, je pouvais envisager sans crainte l’avenir, du moins
pendant quelque temps.
— Mais pourquoi, demanda Liz, t’es-tu sauvée ainsi ?
— J’étais malheureuse. Je savais que j’avais été la cause
involontaire de cette terrible querelle qui a opposé votre cousine et
M. Wheeler. Je me disais que je n’étais qu’un fardeau pour vous.
— Ce en quoi tu te trompais joliment ! s’exclama Ann avec
chaleur.
— Peut-être suis-je trop sensible ? Mais j’ai des excuses. Pendant
des années les gens m’ont ignorée… quand ils ne se moquaient pas de
moi ! Je sais bien que je ne suis pas belle et que je prête à rire.
— Tu es folle ! s’écria Ann. Dire des choses pareilles ! Avec le joli
visage que tu as !
— Tu es bien gentille. Mais tout le monde ne pense pas comme
toi. Bref, je me suis enfuie parce que je ne voulais pas être une charge
pour vous. Comme j’avais de l’argent j’entendais repartir à zéro et me
créer une vie indépendante… en ne gênant personne.
— Finalement, où es-tu allée ? demanda Liz.
— A Majestic. Je me disais que, dans une grande ville, j’avais plus
de chance de circuler sans rencontrer des gens de connaissance. Il est
facile de se cacher parmi une foule. Une fois à Majestic, j’ai demandé
à un agent de police de m’indiquer une pension de famille pas trop
chère. Je m’y installai en attendant de trouver un petit studio à louer.
Le lendemain matin, alors que j’achevais de m’habiller, on vint me
dire qu’un monsieur demandait à me parler. Il m’attendait en bas,
dans le salon. Imaginez ma surprise.
— En effet, dit Ann. Pour autant que je sache, tu ne connaissais
personne à Majestic.
— C’est pourquoi je crus tout d’abord à une erreur. Mais la petite
bonne insista, déclarant que le visiteur désirait voir Mlle Josy Sykes.
Très étonnée, je descendis donc.
— Qui était-ce ? s’enquit Ann avec curiosité.
— Bart Wheeler ! »
Liz et Ann s’exclamèrent puis bombardèrent leur amie de
questions… Comment avait-il su que Josy se trouvait à Majestic ?…
Pourquoi voulait-il lui parler ?…
« La réponse à votre première question est très simple, expliqua
Josy. Bart Wheeler m’avait aperçue la veille, dans la rue, et m’avait
discrètement suivie. Il savait donc où je logeais. Il n’avait pas voulu
me déranger ce soir-là, préférant revenir le lendemain matin. Quant
à votre deuxième question… M. Wheeler voulait tout bonnement me
présenter des excuses pour avoir douté de ma parole et m’avoir prise
pour une intrigante. Comme il me suppliait de retourner à La
Grange, je lui annonçai ma décision de prendre un nouveau départ
dans la vie. Tout en estimant que ce n’était guère sage, il s’inclina
devant ma décision et s’offrit même à m’aider.
— T’a-t-il dit pourquoi lui-même se trouvait à Majestic ?
— Oui. Il aide à la préparation de l’exposition d’art, ce qui
l’occupe beaucoup. Il m’a confié par ailleurs qu’il n’avait pas
l’intention de reprendre ses fonctions auprès de Mlle Melbourne car
il ne voulait pas retourner à Mount Pleasant, ses fiançailles avec
Mlle Marsh étant rompues. Il semblait triste et déprimé.
— Et il a proposé de t’aider…
— Oui. C’est lui qui a eu l’idée des émissions de radio. Sur les
ondes, l’apparence compte peu. Seule la voix importe… M. Wheeler
s’était aperçu que la mienne avait un joli timbre. Peut-être pourrait-
on m’engager comme annonceuse ? Lui-même connaissait quelqu’un
qui pourrait me pistonner… Je lui dis alors que je savais chanter et
siffler gentiment… Il me présenta donc à un directeur de
programmation. Celui-ci m’accorda une audition. J’eus la chance de
lui plaire… Je n’oublierai jamais ce jour-là. M. Wheeler tint à
m’accompagner lui-même au studio. J’étais terriblement intimidée,
nerveuse et même un peu effrayée mais tout le monde se montra si
bon pour moi que je décidai de m’appliquer au maximum. J’avais là
une chance unique ! Je sifflai et chantai donc de mon mieux. Après
quoi, toute tremblante, j’attendis le résultat de mon essai. C’était,
paraît-il, une réussite. J’avais une excellente voix radiophonique et la
façon dont je sifflais sortait de l’ordinaire. Le directeur responsable
des programmes avait précisément besoin de quelqu’un dans mon
genre. Bref, je fus engagée sur-le-champ. A présent, je passe à
l’antenne plusieurs fois par semaine et on est en train d’étudier un
programme où je tiendrai la vedette.
— C’est merveilleux ! s’écria Ann. Tu vas devenir célèbre en un
rien de temps.
— Et je gagne très bien ma vie, vous savez ! Me voilà
indépendante, ainsi que je l’ai toujours souhaité. Je ne suis plus à la
remorque de personne. »
La porte d’entrée s’ouvrit. Bessie, l’air las et découragé, entra
dans la salle de séjour après s’être débarrassée de son imperméable
trempé. A la vue de Josy et de ses cousines, elle sourit et les embrassa
toutes trois avec élan.
Ce fut alors un déluge d’explications qui lui tombèrent sur la tête :
l’incroyable résurrection de Mlle Melbourne, la bonne fortune de
Josy, les occupations de Bart Wheeler… Bessie finit par porter les
mains à ses oreilles :
« De grâce ! Ne parlez pas toutes à la fois. Chaque chose en son
temps. Et pour commencer… comment va la pauvre Constance ? »
Quand elle sut à quel point l’intervention de Josy avait été
bénéfique pour la malade, elle se réjouit très fort. Puis Josy fit de
nouveau, à son intention, le récit de ses aventures.
Ce fut alors au tour de Bessie d’expliquer son voyage à Majestic :
« Je suis allée là-bas pour essayer de joindre Bart, soupira-t-elle.
J’avais l’adresse que vous m’aviez communiquée après l’avoir lue sur
la lettre envoyée à Colas Fayle. J’étais impatiente de le rencontrer.
J’ai pris le premier train de l’après-midi pour Majestic…
— L’as-tu vu ? » s’écrièrent en chœur Liz et Ann.
Bessie hocha tristement la tête.
« Hélas ! non. Il a déménagé. Je me suis déplacée pour rien.
— Il est parti sans laisser d’adresse ?
— Exactement.
— Mais tu pourras le joindre à l’exposition d’art, dit Liz, puisque
tu sais maintenant qu’il y travaille.
— Je sais qu’il s’est donné beaucoup de mal pour que cette
exposition soit un succès, expliqua Josy. Oh ! mademoiselle Marsh !
Il faut à tout prix vous mettre en rapport avec lui ! Je voudrais tant
que vous ne soyez plus brouillés tous les deux ! M. Wheeler est
persuadé que vous ne vous souciez plus de lui. C’est pour cela qu’il ne
vous a jamais écrit, j’en suis persuadée.
— Bien sûr que si, je me soucie de lui ! s’écria la jeune femme.
Personne ne peut savoir à quel point j’ai regretté notre sotte querelle.
— L’épouserais-tu s’il revenait ? demanda Liz avec douceur.
— Certainement… s’il me le proposait de nouveau ! Mais qui
prouve qu’il soit dans les mêmes dispositions d’esprit qu’autrefois ?
Et je ne voudrais pas avoir l’air de lui courir après pour lui forcer la
main…
— J’ai une idée ! s’écria Ann. Oncle Dick et tante Harriet ont
l’intention de nous conduire à cette exposition d’art. Pourquoi ne
viendrais-tu pas avec nous, Bessie ? Bart sera sûrement là-bas et
vous vous rencontrerez tout naturellement.
— C’est faisable, acquiesça Bessie. Je n’avais pas l’intention,
primitivement, de me rendre là-bas car Constance, malade, n’expose
pas cette année.
— Peut-être exposera-t-elle tout de même… sans le savoir ! »
déclara Liz d’un ton mystérieux.
Pressée de s’expliquer par Bessie, elle raconta comment Colas
Fayle s’était créé une réputation d’artiste talentueux, à Penfield, en
annonçant qu’il accrocherait une toile de choix à cette exposition.
« A mon avis, termina-t-elle, c’est le portrait volé dans l’atelier de
La Tour qu’il va offrir à l’admiration du public.
— Il n’oserait tout de même pas ! s’exclama Bessie, indignée.
— Pourquoi pas ? L’œuvre n’est pas signée. Il peut la présenter
comme un chef-d’œuvre de son cru… Je sais que si les Randall ont
une si haute opinion de Colas Fayle, c’est qu’il leur a fait voir à
l’avance « son » merveilleux portrait… Je me doute que c’est celui de
ton oncle, Josy.
— De mon oncle ! » répéta Josy en ouvrant des yeux ronds.
Liz et Ann lui apprirent alors que le portrait dérobé à
Mlle Melbourne avait été peint par elle à partir d’une petite photo
représentant Joseph Sykes jeune homme.
« Nous avons surveillé Colas Fayle pour essayer de savoir où se
trouve la toile, acheva Liz, mais nous n’y avons malheureusement pas
réussi. »
Bessie était révoltée à la pensée que Colas Fayle, qui n’était qu’un
artiste des plus médiocres, pût ainsi tromper les gens.
« Vous devriez dénoncer son imposture ! dit-elle à ses cousines.
— Personne ne nous croirait, dit Liz. Et la vérité rendrait ridicules
tous ceux qui, à Penfield, croient à son merveilleux talent. Il faut
patienter et attendre le moment favorable.
— En tout cas, soupira Bessie, ce garçon a un toupet infernal. J’ai
rarement connu quelqu’un d’aussi impudent que lui. »
On sonna à la porte. Bessie se leva d’un bond, alarmée.
« Pourvu que Constance n’ait pas eu une rechute !… » Telle fut sa
première pensée.
En fait, le visiteur était le médecin traitant de Mlle Melbourne.
Comme il connaissait très bien Bessie, il avait décidé de s’arrêter
chez elle une minute, le temps de lui apprendre que la santé de sa
malade ne cessait de s’améliorer.
« La façon dont elle reprend des forces est absolument
spectaculaire, déclara-t-il. A moins d’une complication inattendue, je
suis sûr désormais qu’elle se rétablira. »
Puis, se tournant vers Josy :
« Voudriez-vous avoir la gentillesse de lui rendre visite demain
matin ? C’est elle qui vous le demande par ma bouche.
— Bien sûr, répondit Josy avec élan. Je me débrouillerai pour
revenir demain et…
— Pas question de revenir, coupa Bessie. Vous coucherez ici, bien
entendu. »
Le docteur se retira. Le visage de la jeune infirme reflétait sa joie.
C’était pour elle un grand bonheur que de savoir qu’on la désirait,
qu’on avait besoin d’elle. Elle se réjouissait de pouvoir réconforter
quelqu’un.
« Josy, dit Ann, beaucoup de choses qui nous intriguaient
viennent d’être expliquées. Mais il en est d’autres… Pardonne-moi si
je te semble curieuse, mais…
— De quoi s’agit-il ? demanda Josy.
— De cette lettre que tu lisais la fois où nous t’avons rencontrée,
près du lac. Celle que t’a envoyée ton oncle…
— Eh bien ?
— Où se trouve ton oncle en ce moment ?… Si seulement
Mlle Melbourne pouvait le voir, cela hâterait sa guérison… »
Les yeux de la jeune infirme s’emplirent de larmes.
« Je… je crains qu’il ne soit mort ! soupira-t-elle.
— Mort ! Mais tu n’en es pas sûre, n’est-ce pas ?
— Non. C’est même ce doute qui me ronge. Et je n’ai aucun
moyen de savoir…
— Peut-être, suggéra Bessie avec douceur, que si vous nous
permettiez de voir cette lettre, nous pourrions vous aider. »
Josy se leva aussitôt et alla prendre son sac à main. Elle en sortit
la lettre dont elle ne se séparait jamais depuis que, par
l’intermédiaire de Bart Wheeler, elle avait réussi à la récupérer.
« Je serai contente de vous la lire, déclara-t-elle avec simplicité.
Mon pauvre oncle désirait tellement mon bonheur ! Je crois que, s’il
était encore de ce monde, il aurait essayé d’entrer en contact avec
moi, par n’importe quel moyen. Je sais bien que j’ai quitté le foyer
mais il aurait toujours pu lancer à mon intention un appel
radiodiffusé.
— Ton oncle n’est pas censé savoir que tu as quitté le foyer,
objecta Liz. Il est fort possible qu’il t’ait de nouveau écrit là-bas.
— C’est vrai, avoua Josy. Je n’avais pas pensé à ça. »
Et, là-dessus, elle déplia la lettre si souvent lue et relue.
CHAPITRE XX

LE MYSTÉRIEUX JOSEPH SYKES

« EN FAIT, expliqua Josy en étalant ses feuillets, il y a deux


lettres distinctes. La première est de mon oncle et l’autre d’un
étranger qui a trouvé la missive en question et qui me l’a fait
parvenir. Je vais commencer par vous lire le message de mon oncle…

Ma petite Josy,

Voilà bien des années que tu n’as entendu parler de moi.


Aujourd’hui, je le crains, c’est un adieu que je t’adresse ici. En effet,
je suis bien malade. Sans doute n’en ai-je plus pour longtemps à
vivre.
Je t’écris de l’humble cabane où je vis, dans une petite île, près de
la côte du Maine. Depuis longtemps déjà je me suis coupé du reste
du monde. J’ai vécu de la chasse et du commerce des fourrures
pendant une longue période. J’espérais ainsi pouvoir te léguer une
grosse fortune. Hélas ! cet espoir a été déçu. Mais le peu qui me
reste est à toi. Cette lettre, en un sens, est mon testament.
Je me suis exilé alors que tu n’étais qu’une toute petite fille.
Certes, la vie que j’ai menée était dure mais je n’ai jamais éprouvé le
désir de retourner vers la civilisation. Le monde a été cruel pour
moi, Josy. Et quand le sort t’a éprouvée à ton tour en te rendant
infirme, j’ai failli devenir fou de douleur.
Sans doute suis-je un lâche mais je n’ai pas eu le courage de te
voir grandir. Je savais trop combien tu souffrirais en t’apercevant
que tu n’étais pas semblable aux autres. Je t’ai placée, je crois, dans
une bonne institution, et, de temps en temps, j’ai envoyé de l’argent
pour que l’on t’élève convenablement.
Ainsi que je te le disais plus haut, j’espérais te léguer une grosse
fortune. Malheureusement, deux hommes en qui j’avais eu le tort de
placer ma confiance m’ont trahi et ont disparu avec la presque
totalité de mon argent. Ce dernier coup a définitivement sapé ma foi
en l’humanité. Depuis lors, j’ai rarement quitté ma petite île.
Il y a plusieurs mois que je suis malade. Je ne pense pas pouvoir
me rétablir. Par chance, j’avais mis un billet de mille dollars de côté,
en prévision du pire. Je le joins aujourd’hui à ma lettre. C’est ton
héritage. Quand tu recevras cette lettre, sans doute ne serais-je plus
de ce monde. Je la mets immédiatement sous enveloppe à ton nom.
Si par malheur je ne pouvais pas l’expédier, j’espère que quelqu’un
la trouvera et te la fera parvenir.
Adieu, Josy chérie ! J’aurais bien aimé te revoir mais peut-être
est-il préférable que je reste tout à fait en dehors de ta vie. Je crains
de ne t’avoir guère donné de raisons de m’aimer. Du fond du cœur je
te demande de me pardonner ma négligence. »

Josy leva les yeux.


« C’est tout ! dit-elle.
— Tu ne sais donc pas, soupira Liz, si ton oncle est mort ou
vivant !
— La seconde lettre, reprit Josy, était agrafée à celle-ci. Je vais
vous la lire à présent. Elle émane d’un chasseur qui a trouvé mon
oncle dans sa cabane et qui m’a expédié à la fois le testament et le
legs. »
D’une voix émue, elle se mit à lire tout haut :

Chère mademoiselle Sykes,


Je vous adresse ci-joint une lettre que j’ai trouvée, voici quelques
semaines, dans de très étranges circonstances. Au cours d’une
chasse dans les forêts du Maine, je me suis malencontreusement
trouvé séparé de mes compagnons et j’ai erré durant trois jours
entiers. Finalement, ayant aperçu une petite île qui semblait
habitée, je réussis à y aborder dans le but de demander mon
chemin. Il n’y avait sur cette île qu’une petite habitation. J’y
pénétrai et découvris, allongé sur son lit, un homme fort mal en
point. Il était dans un tel état de faiblesse qu’il ne put même pas me
dire son nom. Il semblait cependant très désireux que je me charge
d’une lettre qui se trouvait sur la table, près de lui. Il me la montrait
du doigt et du regard, et ne parut satisfait que lorsque je la fourrai
dans ma poche après lui avoir promis de l’expédier à l’adresse
indiquée.
Comme le malheureux pourrait bien être un parent à vous, je
vous informe donc de ce qui est arrivé. Mes compagnons de chasse
m’ont retrouvé le jour suivant et, à nous tous, nous nous sommes
efforcés de soulager le mourant. Nous l’avons transporté sur la côte,
puis jusqu’à un monastère où nous l’avons laissé aux soins des
moines. Ceux-ci nous ont promis de bien le soigner mais je ne sais
trop ce qu’ils pourront faire pour lui. A mon avis, le pauvre homme
n’en avait plus pour longtemps à vivre.
Le monastère en question est celui du petit village de Rocky
Point. Ayant été obligé de rentrer chez moi, à Boston, je suis dans
l’incapacité de vous dire ce qu’il est advenu du malade.
En espérant que mon envoi vous parviendra rapidement, je vous
prie de croire, chère mademoiselle, en mon entier dévouement.
James B. Wentworth.

Josy replia les feuillets et les remit dans son sac.


« As-tu écrit au monastère ? demanda Liz.
— Non, avoua la jeune infirme. Je venais tout juste de recevoir ces
lettres quand j’ai dû quitter le foyer. Ensuite, vous savez comment je
les ai perdues. Je ne me rappelais pas l’adresse du monastère. Je n’ai
donc amorcé aucune enquête. Enfin, quand j’aurais pu le faire, j’y ai
renoncé tant j’étais certaine que mon malheureux oncle était mort.
— Tu as eu tort ! s’écria Ann. Ton oncle Joseph a fort bien pu
surmonter sa maladie. Il faut t’en assurer. S’il vit encore, tu dois le
retrouver. »
Impulsive à son habitude, elle courut au bureau de sa cousine, y
prit du papier et un stylo et tendit le tout à Josy :

« Ecris sans plus attendre à ces moines. Nous enverrons ta lettre


par avion !… Ou plutôt, attends ! Tu es tellement émue que tu ne
trouverais pas tes phrases. Je vais écrire à ta place. »
La lettre, adressée aux moines de Rocky Point, relatait l’histoire
de Josy et exprimait son désir d’être renseignée sur le sort de son
oncle.
« Dis-lui bien, pria Josy, qu’il doit venir me rejoindre et que je
l’attends. Je suis en mesure de prendre soin de lui maintenant ! »
Au fond, la pauvre Josy doutait que son oncle ait survécu.
La lettre une fois rédigée et approuvée par tout le monde, on
décida de l’expédier le lendemain matin, à la première heure. Les
quatre amies avaient eu une journée éprouvante. Elles montèrent se
coucher de bonne heure et s’endormirent aussitôt.
Le lendemain, pendant le petit déjeuner, Josy annonça :
« Je rentrerai à Majestic dès cet après-midi. Je suis quelqu’un de
très occupé, à présent ! ajouta-t-elle en souriant.
— Ce matin, vous irez voir Constance Melbourne, n’est-ce pas ?
dit Bessie. Vous savez, Josy, j’aimerais bien que vous restiez quelques
jours ici.
— Je le voudrais moi aussi. Malheureusement, je ne crois pas que
ce soit possible. Des dizaines de jeunes chanteuses essaieraient de
prendre ma place si je m’absentais trop longtemps.
— Nous allons t’accompagner à La Tour, décida Ann. Je serai
heureuse, moi aussi, de revoir Mlle Melbourne avant de retourner à
Starhurst. »
Quand les trois amies arrivèrent à la maison de La Tour, elles
trouvèrent Cléo en train de fredonner gaiement dans sa cuisine. Tout
heureuse, la domestique apprit aux visiteuses que sa maîtresse avait
passé une bonne nuit et que les forces lui revenaient rapidement.
« Montez vite, mesdemoiselles. Elle vous attend ! »
La malade accueillit le trio avec un vaillant sourire. Il était
évident qu’elle était sur le chemin de la guérison. Ses yeux brillaient.
Ses joues se teintaient de rose.
« C’est gentil de venir me voir, dit-elle. J’ai tant de choses à vous
raconter.
— Nous aussi, nous avons quantité de choses à vous apprendre »,
répliqua Ann.
Durant une heure, les jeunes filles s’entretinrent avec Constance.
Josy raconta son histoire. Elle lut la lettre de son oncle et celle de
James Wentworth. Puis elle annonça qu’on avait écrit au monastère
et que l’on attendait des nouvelles de son oncle… en espérant qu’il
était toujours en vie.
« Oh ! murmura la malade. Il faut que je le voie.
— Nous vous préviendrons dès que nous aurons reçu une réponse
des moines », promit Liz.
Ce fut la seule ombre qui plana sur la petite réunion.
Mlle Melbourne affirma que, si seulement elle pouvait être certaine
que Joseph était encore de ce monde, elle n’aurait plus rien à désirer.
Le docteur arriva et les jeunes filles se retirèrent. Liz et Ann
étaient songeuses. Certes, une bonne partie du mystère qui les avait
intriguées était désormais éclaircie. Mais il restait encore pas mal de
choses à faire…
Avant tout, il fallait disculper Josy dans cette histoire de vol au
Foyer des Jeunes. Ensuite, il s’agissait de retrouver le portrait volé.
Puis il fallait joindre Bart Wheeler et tâcher de le réconcilier avec la
cousine Bessie. Enfin il restait à apprendre ce qu’était devenu Joseph
Sykes.
« Au fait ! dit brusquement Liz. Pourquoi rentrerions-nous à
Starhurst ? L’exposition de peinture de Majestic ouvre demain lundi
et il a été convenu que nous irions avec oncle Dick et tante Harriet.
Peut-être que, si nous téléphonons tout de suite à Mme Randall, elle
nous autorisera à nous rendre directement à Rockville. »
Sitôt de retour à La Grange, donc, les sœurs Parker
téléphonèrent à la directrice. Celle-ci leur accorda volontiers la
permission demandée.
« Nous nous retrouverons là-bas, dit Mme Randall. Nous
espérons tous, ici, que M. Fayle remportera le premier prix. »
Liz se garda bien de révéler le fond de sa pensée.
« Nous sommes impatientes, répondit-elle simplement, de voir le
portrait qu’il se propose d’exposer. »
Après avoir remis en place le combiné, Liz se tourna vers sa
cousine.
« Bessie ! Pourquoi ne nous accompagnerais-tu pas à Rockville ?
Nous irions tous ensemble à Majestic demain ! »
Bessie secoua la tête.
« Non, soupira-t-elle. Voyez-vous, j’ai bien réfléchi à la question
et, tout compte fait, je crois préférable de ne pas me rendre là-bas.
— Mais pourquoi ? s’écria Ann, stupéfaite.
— Je ne veux pas avoir l’air de courir après Bart. S’il est disposé à
revenir vers moi de son plein gré, je suis toute prête à l’accueillir. »
Liz et Ann ne répondirent rien. Elles comprenaient leur cousine.
Bessie agissait avec dignité. En effet, si par hasard Bart ne répondait
pas à ses avances, comme elle serait humiliée !
« Très bien, dit enfin Liz. Nous agirons donc au mieux de tes
intérêts quand nous serons sur place.
— Oui, renchérit Ann. Tu peux compter sur nous, Bessie ! »
CHAPITRE XXI

L’ACCUSATION

A MAJESTIC, aussi bien que dans les localités avoisinantes, une


judicieuse publicité avait éveillé l’intérêt d’un très vaste public : le
jour de l’ouverture de l’exposition, une foule de gens envahit la
galerie municipale où de nombreux peintres avaient accroché leurs
œuvres.
Les admirateurs de Constance Melbourne étaient déçus : la
célèbre portraitiste, malade, n’exposait pas ! Ils auraient tant voulu la
voir gagner la fameuse médaille destinée à honorer la meilleure
œuvre de la manifestation artistique.
Parmi les visiteurs venus tout exprès à Majestic se trouvaient les
sœurs Parker, escortées de leur tante Harriet et de leur oncle Dick.
Le capitaine Parker avait pris quelques jours de vacances. Tous
quatre, dès leur arrivée de Rockville, étaient descendus dans un bon
hôtel.
« Nous passerons deux jours ici, avait décidé l’oncle Dick.
D’abord, il vous faut le temps de bien voir l’exposition. Et ensuite,
avait-il ajouté avec un clin d’œil malicieux à l’adresse de ses
compagnes, je suppose qu’il vous sera agréable de faire du lèche-
vitrines. Mon portefeuille est à votre disposition. J’espère que vous
me laisserez assez d’argent pour m’acheter une cravate ou une paire
de lacets de soulier ! »
Les portes de la galerie ouvrirent à deux heures de l’après-midi.
« J’espère que nous allons voir Bart Wheeler, souffla Ann à sa
sœur tandis que toutes deux gravissaient côte à côte les marches de
marbre de la vaste bâtisse.
— Je l’espère aussi, répondit Liz. Nous aurons pas mal de choses
à lui dire. »
Mais une déception attendait les jeunes détectives. Comme elles
s’informaient de Bart auprès d’un huissier, celui-ci leur apprit que
M. Wheeler avait cessé ses activités à la galerie d’art.
« La présente exposition doit beaucoup à M. Wheeler qui s’est
dépensé sans compter pour en faire une réussite, expliqua-t-il. Tout
le monde ici regrette bien son départ. Mais il y a quelques jours, il a
prétendu qu’on n’avait plus besoin de lui et il n’est plus revenu.
— A-t-il quitté la ville ? demanda Liz.
— Je ne saurais vous le dire. Je sais qu’il a quitté la pension de
famille où il logeait, la semaine dernière. Cependant, j’ignore s’il
habite encore ou non à Majestic.
— Et voilà ! » conclut Ann avec un soupir.
Devant le peu de succès de leur démarche, l’oncle Dick, à qui elles
avaient raconté toute l’histoire, s’efforça de les réconforter :
« Que cela ne gâte pas votre journée, mes petites ! Ce jeune
homme n’est pas perdu. Il refera surface tôt ou tard. »
Les quatre Parker commencèrent la visite des salles d’exposition.
Partout, la foule était très dense. Soudain, au milieu du brouhaha
général, Liz et Ann perçurent un timbre suraigu qui leur parut
familier.
« Regardez ! Ce paysage n’est-il pas fascinant ! »
Ann regarda sa sœur :
« Cette voix suave me rappelle quelqu’un ! murmura-t-elle.
— Notre camarade de classe bien-aimée…
— L’adorable Letty Barclay ! »
Tournant la tête, elles aperçurent en effet la silhouette sans grâce
de Letty plantée au milieu d’un groupe d’autres élèves de Starhurst.
A côté d’elle se tenait son inséparable Ida Mason. La grande perche
pérorait d’un air suffisant, employant des mots redondants afin de se
faire valoir.
« J’aurais bien aimé, déclara Letty, que mon portrait ait été fini à
temps. M. Fayle, qui est en train de le faire, l’aurait accroché ici.
Enfin ! Ce merveilleux artiste expose un autre portrait. Tout le
monde est persuadé que ce chef-d’œuvre lui vaudra la médaille. »
L’une des élèves exprima le désir de voir la toile en question.
Letty, toute fière, invita ses camarades à la suivre jusqu’à une salle
voisine. Sans hésiter, Liz et Ann emboîtèrent le pas au petit groupe.

« N’est-il pas merveilleux ! » s’écria Letty en désignant un


portrait superbement encadré et mis en valeur par un savant
éclairage. « M. Fayle l’a accroché ce matin même. Il affirme que c’est
le meilleur portrait qu’il ait jamais peint. Ah ! comme je regrette que
mon propre portrait n’ait pas… »
Le reste de la phrase fut perdu pour les sœurs Parker. Elles
n’avaient d’yeux que pour la toile exposée sur le mur. C’était le
portrait volé dans l’atelier de La Tour !
Il n’y avait pas l’ombre d’un doute. Elles avaient devant elles le
portrait de Joseph Sykes. Bien que Fayle n’ait pas eu l’impudence de
le signer de son propre nom, il l’avait néanmoins accroché comme
étant son œuvre. Hélas ! Mlle Melbourne n’était pas là pour
protester ! Et Bart Wheeler pas davantage. Du reste, Constance avait
toujours tenu le portrait soigneusement voilé si bien que fort peu de
personnes devaient le connaître.
« Impossible de supporter ça, déclara Liz à mi-voix. Il nous faut
prévenir le jury. Ce portrait est si remarquable qu’il est bien capable
de valoir une médaille à son auteur. Nous ne pouvons pas laisser
Colas Fayle dépouiller Constance Melbourne. »
Luttant pour se frayer un chemin parmi le flot des visiteurs, les
deux sœurs se dirigèrent vers le bureau administratif de la galerie
d’art. Elles n’avaient parcouru que quelques mètres quand elles
aperçurent, paradant au milieu d’un groupe admiratif, un jeune
homme à l’allure faussement nonchalante et l’air fat.
« Colas Fayle ! s’exclama Ann.
— Si nous allions lui parler ?
— Pourquoi pas ? »
C’était plus facile à dire qu’à faire. L’artiste recevait les hommages
d’admirateurs qui avaient entendu dire qu’il avait les plus grandes
chances de se voir décerner la médaille. Il était presque impossible
de l’approcher. Le problème, toutefois, ne parut pas insoluble à Letty
et à Ida qui venaient d’apercevoir le peintre.
Jouant des coudes et écrasant sans vergogne les pieds de leurs
voisins, les deux filles fendirent la foule entourant le héros de l’heure.
« Oh ! Monsieur Fayle ! s’écria Letty souriante. Nous étions
justement en train de contempler votre chef-d’œuvre. Ce portrait est
une pure merveille. Il surclasse de loin toutes les autres toiles
exposées.
— Merci, merci », roucoula Colas Fayle, radieux.
Letty, décidée à avoir son petit triomphe personnel, continua, sur
le mode aigu :
« J’espère que vous ne tarderez pas à vous remettre à mon
portrait, monsieur Fayle. Il est vrai que vous avez tant de
commandes à présent que vous n’aurez que peu de temps à me
consacrer.
— J’aurai toujours du temps pour vous, mademoiselle Barclay,
répondit l’artiste plein de galanterie.
— Et comment donc ! murmura Ann entre ses dents. Il le fait
payer assez cher. »
A force de se faufiler adroitement dans la foule, les deux sœurs
arrivèrent à la hauteur de Letty et d’Ida :
« Comment allez-vous, monsieur Fayle ? » dit Liz aimablement.
Colas Fayle lui jeta un coup d’œil, la reconnut et se renfrogna.
Letty n’eut qu’un regard méprisant pour ses compagnes.
« Monsieur Fayle ! s’écria-t-elle. Venez donc avec moi. Allons voir
le portrait. Je voudrais que vous m’expliquiez vous-même le chef-
d’œuvre.
— Avec plaisir, s’empressa de répondre le peintre, trop heureux
de trouver un prétexte pour s’éloigner. Je vous suis.
— Je crains, dit ironiquement Letty aux sœurs Parker, que notre
cher maître ne soit trop occupé pour vous parler. »
Ann ignora la remarque.
« Pendant que vous expliquerez à Letty comment on a peint ce
portrait, dit-elle, vous pourrez peut-être en profiter pour nous dire le
nom de son auteur. »
Le visage de Colas Fayle s’empourpra.
« Que… que voulez-vous dire ? bégaya-t-il.
— Nous voulons dire, répondit Liz sans mâcher ses mots, que ce
n’est pas vous qui avez peint ce portrait. »
Un flot de protestations indignées sortit de la bouche de Letty et
d’Ida tandis que le peintre éclatait en imprécations. Mais les jeunes
détectives ne se laissèrent pas émouvoir.
« Cette toile est l’œuvre de Constance Melbourne, déclara Ann.
Vous l’avez prise dans son atelier. Et vous prétendez la faire passer
pour vôtre. »
Mais, déjà, l’artiste avait recouvré son sang-froid.
« Je ne sais ce que vous imaginez, dit-il avec calme. Il est exact
que je suis allé chercher cette toile chez Mlle Melbourne où je l’avais
laissée momentanément en dépôt. Et maintenant, si vous voulez bien
cesser de formuler de stupides accusations et me laisser passer… »
Liz et Ann étaient tellement sidérées par l’aplomb incroyable de
l’imposteur qu’elles en restèrent bouche bée. Colas Fayle en profita
pour s’éloigner.
La foule, d’abord stupéfaite de l’algarade, regardait à présent les
deux sœurs d’un air narquois. S’en rendant compte, les jeunes filles
rougirent, embarrassées. Colas Fayle venait de remporter la première
manche. Dans leur tentative pour le démasquer, elles s’étaient
simplement rendues ridicules !
« Je me demande de quoi se mêlent ces jeunes péronnelles ! »
murmura une vieille dame dans la foule.
Liz et Ann rougirent plus encore. Soudain, une haute silhouette
s’avança vers elles. C’était l’oncle Dick.
« Vous avez l’air ennuyé, dit-il. Que se passe-t-il donc ? »
Elles le renseignèrent en quelques mots. Le capitaine Parker
fronça les sourcils.
« Ce garçon ne manque pas de toupet. Sans doute croit-il
Constance Melbourne à l’article de la mort, sinon déjà morte. Il
pense pouvoir tromper impunément les gens. Je crois que vous feriez
bien de mettre le président de la société artistique au courant de
votre histoire. Tenez ! Le voici justement qui vient de ce côté… »
Il désignait un personnage à l’allure solennelle, aux cheveux
blancs comme neige, qui venait de sortir d’un bureau voisin, suivi de
plusieurs membres du comité organisateur de l’exposition.
« Ils s’apprêtent sans doute à lire le palmarès des récompenses,
dit l’oncle Dick. Il est grand temps d’intervenir. »
Liz et Ann se hâtèrent à la rencontre de l’importante personnalité
qui tenait une liasse de feuillets à la main.
« S’il vous plaît, monsieur », commença Ann.
Le président leva les yeux.
« Désolé, dit-il d’un ton assez sec. Je n’ai le temps de parler à
personne pour l’instant. Nous allons donner la liste des lauréats.
— Mais c’est au sujet de Colas Fayle, insista Liz.
— M. Fayle ? Est-ce un ami à vous ? Dans ce cas, vous serez
heureuses d’apprendre que le jury vient de le désigner pour recevoir
la médaille qu’il mérite certainement pour le remarquable portrait
exposé dans nos murs.
— Justement, ce n’est pas lui qui mérite cette médaille ! s’écria
Ann. Ce n’est pas lui l’auteur du portrait. »
CHAPITRE XXII

L’IMPOSTEUR CONFONDU

L’ACCUSATION laissa le président stupéfait.


« Parlez-vous sérieusement ? demanda-t-il.
— On ne peut plus sérieusement, affirma Liz. Colas Fayle n’a
jamais peint cette toile et nous pouvons le prouver. »
Le président prit une rapide décision.
« S’il vous plaît, dit-il avec calme. Retournons dans mon bureau
où nous pourrons discuter à loisir. »
Là-dessus, il murmura quelques mots à ceux qui
l’accompagnaient, puis, entraînant tout le monde à sa suite, il fit
rentrer le petit groupe dans la pièce où venaient de se tenir les
délibérations. Entre-temps, l’oncle Dick s’était présenté, se portant
garant de la parole de ses nièces. Son titre de commandant du
Balaska impressionna favorablement l’auditoire.
« Ces jeunes filles, commença le président en désignant Liz et
Ann, viennent de formuler une très grave accusation contre l’un des
exposants de notre galerie. Elles prétendent que le portrait que nous
allions récompenser de la médaille n’a pas été peint par M. Fayle ! »
Un murmure d’étonnement et de consternation fit suite à ces
paroles.
« Il me semble, dit l’un des membres du comité, que M. Fayle
devrait avoir la possibilité de se défendre lui-même. Nous devrions
l’envoyer chercher. »
Tout le monde en tomba d’accord. Quelques instants plus tard le
peintre fit son apparition, un sourire de défi aux lèvres, pour se
trouver confronté à des hommes graves qui attendaient des
explications.
« Vous avez la parole, mesdemoiselles, dit le président en
adressant un courtois signe de tête aux jeunes détectives.
— Ce que nous avons à dire sera bref, déclara bravement Liz. Le
portrait que M. Fayle a accroché dans cette exposition n’est pas de sa
main.
— Messieurs ! s’écria aussitôt l’artiste. Dois-je me défendre contre
une accusation aussi ridicule ? Le portrait est bel et bien mon œuvre.
— Si cette toile n’a pas été peinte par M. Fayle, demanda le
président, qui donc en serait l’auteur ?
— Mlle Constance Melbourne, répondit Ann.
— Sottise ! protesta Colas Fayle. Ces deux filles ont imaginé toute
une histoire à propos de cette toile que, d’après elles, j’aurais dérobée
dans l’atelier de Mlle Melbourne. Elles m’ont même accusé
publiquement tout à l’heure. Je leur ai pourtant expliqué que j’avais
laissé le portrait à l’atelier pour qu’il soit en sûreté. Mlle Melbourne,
et je m’en flatte, est une grande amie à moi. Elle était malade lorsque
je suis venu reprendre ma toile et ces filles ont pensé que je
m’appropriais un tableau qui ne m’appartenait pas. Je n’ai fait que
reprendre mon bien, l’emporter dans mon atelier à Penfield, le
terminer et l’encadrer avant de l’exposer ici. C’est tout ! »
Son discours effronté fit l’impression qu’il en attendait.
« Peut-être s’agit-il d’une erreur de votre part ? suggéra le
président en se tournant vers Liz.
— Pas du tout. M. Fayle ne vous dit pas la vérité. Ce portrait a été
peint par Mlle Melbourne. Elle nous l’a déclaré elle-même. Et, en ce
moment même, elle ignore encore qu’il a disparu de son atelier.
Mlle Melbourne a travaillé à cette toile pendant plusieurs années. »
Liz fit alors le récit détaillé des tribulations de la toile. Elle narra
les circonstances dans lesquelles elle l’avait vue pour la première fois.
Puis elle raconta comment sa sœur et elle-même s’étaient rendu
compte que Colas Fayle emportait un objet volumineux hors de
l’atelier de La Tour et comment, sitôt après, elles avaient constaté la
disparition du tableau.
En dépit de toutes les précisions fournies, l’indélicat personnage
continua à nier. Il se répandit en protestations indignées, tempêta et
menaça de retirer son portrait de l’exposition. Enfin, il traita tout net
les sœurs Parker de menteuses.
C’est alors que, fort habilement, Ann lui posa une question-
piège :
« Qui donc est la personne représentée sur votre toile ?
— Heu… un modèle professionnel.
— Son nom ?
— Si vous croyez que je m’en souviens ! »
Telle fut la peu satisfaisante réponse. Ann se tourna alors vers les
officiels.
« En réalité, expliqua-t-elle, ce portrait a été peint d’après une
photographie et aussi de mémoire. Il représente M. Joseph Sykes, un
vieil et très cher ami de Mlle Melbourne. »
Le président était convaincu désormais que les jeunes filles
disaient la vérité. Leur histoire avait été clairement racontée, avec
des détails que l’on ne pouvait inventer. Du reste, elles n’avaient
aucun intérêt à mentir.
Sans doute les membres du comité d’art pensaient-ils comme lui
car mille questions commencèrent à fuser… Quand M. Fayle avait-il
commencé son tableau ? Quand l’avait-il achevé ? Où avait-il fait
poser son modèle ? Pourquoi avait-il laissé sa toile en dépôt chez
Mlle Melbourne si vraiment elle était de lui ?
Le peintre commença à se troubler, puis à se contredire. Pour
finir, il ne sut plus que répéter :
« C’est mon œuvre ! C’est mon œuvre ! »
Mais les officiels n’avaient plus aucun doute. Ils envoyèrent
chercher le portrait, puis le comparèrent à un autre portrait exécuté
par Constance Melbourne et reproduit dans un ouvrage d’art. De
toute évidence, la facture était la même.
On questionna alors Colas Fayle sur sa carrière de peintre. Il
fournit des références que l’on eut tôt fait de juger fausses en
consultant les fichiers de la galerie. Enfin, réalisant qu’il avait perdu
la partie, Fayle s’effondra et confessa la vérité : il avait volé le portrait
et, ensuite, tenté de le faire passer pour son œuvre personnelle.
Cependant, il avait tout de même pris la précaution de ne pas le
signer ! Son impudence n’avait pas été jusque-là ! A moins qu’il n’ait
agi par pure prudence…
Presque en pleurs, il supplia :
« Je vous en prie, ne me faites pas arrêter. »
Le visage du président exprimait le dégoût.
« Disparaissez ! ordonna-t-il durement. Si dans deux minutes
vous êtes encore ici, je vous fais jeter en prison. »
Le misérable se précipita hors du bureau, puis hors de la galerie.
A n’en pas douter, il allait se hâter de boucler sa valise et de quitter la
ville. En tout cas, les sœurs Parker n’en entendirent plus parler… et
le superbe portrait de Letty Barclay ne fut jamais fini !
Liz et Ann furent chaleureusement félicitées par le président et
les membres du jury. Elle leur avait évité de commettre une affreuse
injustice et permis de démasquer un imposteur.
« Il n’en reste pas moins, déclara le président, que ce
remarquable chef-d’œuvre mérite la récompense que nous lui avions
attribuée. La médaille ira à Mlle Melbourne ! Bien sûr, le portrait n’a
pas été enregistré sous son nom mais ce détail est facile à régler. »
Un instant plus tard, quand le président commença à lire le
palmarès devant un public en haleine, tout le monde fut très étonné
d’apprendre que la médaille tant convoitée était finalement décernée
à Constance Melbourne.
« Grâce à l’habileté de deux jeunes filles qui savent observer et
qui ont eu le courage de parler en temps opportun, expliqua le
président, nous avons découvert que le portrait couronné par nous
était exposé sous le nom d’un imposteur. Cette œuvre magistrale est
de la main de Mlle Melbourne qui ignore encore le vol de sa toile et la
distinction qu’elle lui vaut. Quand elle saura, j’espère qu’elle oubliera
l’un pour se réjouir de l’autre. »
L’oncle Dick et la tante Harriet étaient très fiers du succès de
leurs nièces. Le public ne fut pas long à apprendre le nom des jeunes
détectives et celui de l’imposteur. Tout le monde posait des questions
et voulait connaître les détails de l’affaire. Mme Randall, entourée
d’un cercle de curieux, était radieuse. Elle ne cachait à personne que
les deux jeunes héroïnes étaient pensionnaires du collège qu’elle
dirigeait.
« Les sœurs Parker sont des détectives-nées, expliquait-elle. A ma
connaissance, elles ont déjà démêlé plusieurs affaires très
embrouillées. »
Letty Barclay avait disparu, presque aussi vite que Colas Fayle…
Avant de retourner à leur hôtel, Liz et Ann s’adressèrent aux
membres du jury pour formuler une demande à laquelle la présence
du capitaine Parker donnait du poids : pouvait-on leur confier – avec
décharge, bien sûr – le portrait de Joseph Sykes ?
« Mlle Melbourne est encore très malade. Elle ignore que cette
toile, qui lui est infiniment chère, n’est plus sous son toit. Savez-vous
qu’elle l’a même réclamée à son chevet, alors que son état était
désespéré ? Nous voudrions la lui rapporter au plus vite… »
Après délibération, le précieux objet fut confié aux Parker.
L’oncle Dick appela un taxi…
Dès leur retour à l’hôtel, Liz et Ann téléphonèrent à la station
radiophonique où Josy devait se trouver à ce moment-là. Elles eurent
très rapidement leur amie en ligne.
« Josy ! Peux-tu nous rejoindre immédiatement ? demanda Liz.
— Parfait ! Mais où faut-il que j’aille ? »
Liz lui donna l’adresse de leur hôtel et le numéro de leur
chambre. Ann prit à son tour le combiné pour annoncer :
« Nous avons quelque chose à te montrer, Josy. Viens vite ! »
Une demi-heure plus tard, Josy arrivait… En l’attendant, Liz et
Ann avaient dressé le portrait sur un meuble, de façon qu’il soit
parfaitement éclairé et bien mis en valeur. A peine Josy eut-elle
franchi le seuil de leur chambre qu’elle tomba en arrêt devant le beau
jeune homme qui lui souriait sur la toile. Elle laissa échapper un petit
cri.
« C’est… c’est mon oncle, n’est-ce pas ?
— Oui ! Nous avons retrouvé le portrait disparu ! »
La jeune infirme resta longtemps en contemplation devant le
tableau. Du bout de ses doigts frêles, elle effleura, presque avec
respect, les traits réguliers de Joseph Sykes. Ce portrait représentait
son seul et unique parent !
« J’étais si petite quand je l’ai vu pour la dernière fois, soupira-t-
elle, que je n’ai gardé aucun souvenir de son visage. »
Puis, avec une curiosité bien naturelle, elle demanda à ses amies
comment elles avaient retrouvé la précieuse toile. Liz et Ann lui
racontèrent donc ce qui s’était passé à la galerie de peinture et la
manière dont elles avaient obligé Colas Fayle à avouer sa
supercherie.
Josy les félicita de leur habileté. Elle ne pouvait détacher ses yeux
du portrait.
« Si seulement je le savais vivant et en bonne santé, murmura-t-
elle. Cela me soulagerait d’un grand poids.
— Espérons que tout va bien ! s’écria Ann avec entrain. Les
moines ne tarderont sans doute pas à répondre à notre lettre. »
Il y avait tant d’optimisme, de courage et de foi dans les yeux
peints de Joseph Sykes, tant de gaieté dans son sourire, que les trois
amies se sentaient réconfortées rien qu’à le regarder.
Si grand était le talent de Constance Melbourne qu’elle avait su
rendre à la perfection son sujet. Le jeune homme semblait vraiment
vivre sur la toile :
« Soyez patientes et attendez avec confiance ! » lisait-on dans son
regard.
CHAPITRE XXIII

AU STUDIO

« EN ATTENDANT la réponse du monastère, reprit Ann, nous


devons essayer de retrouver Bart Wheeler. Je me sens incapable de
reprendre le travail à Starhurst avant de savoir où il est.
— Je suppose qu’il n’a pas quitté Majestic », dit Liz.
L’oncle Dick but une gorgée de café. Les quatre Parker achevaient
leur déjeuner matinal à l’hôtel.
« Et comment allez-vous vous y prendre pour mettre la main
dessus ? demanda le commandant du Balaska.
— Nous commencerons par mener une petite enquête. »
La tante Harriet parut impressionnée par l’assurance de ses
nièces.
« A votre place, mes chéries, je serais bien embarrassée. Essayer
de retrouver ce jeune homme dans une aussi grande ville équivaut,
me semble-t-il, à chercher une aiguille dans une botte de foin.
— Bah ! Il suffit de se renseigner aux bons endroits, expliqua Liz.
Il doit rester en contact avec d’autres artistes de Majestic. Avec un
peu de patience et de méthode, nous devrions dénicher quelqu’un
qui le connaît.
— Partez donc en chasse ! dit rondement l’oncle Dick. Pendant ce
temps, j’emmènerai votre tante dans les magasins, et puis nous irons
voir un bon film.
— Excellent programme », dit en souriant la tante Harriet.
Liz et Ann se mirent immédiatement en campagne. Pour
commencer, elles téléphonèrent à la galerie d’art pour demander les
noms des artistes les plus connus de la ville. De la même source, elles
apprirent où habitaient les amis que fréquentait Bart Wheeler quand
il travaillait à préparer l’exposition. Dûment pourvues d’une longue
liste d’adresses, elles quittèrent alors l’hôtel.
Hélas ! leur enquête s’avéra aussi lente que décourageante. Les
visites succédaient aux visites, sans rien apporter de neuf. Aucun des
amis de Bart ne savait où était allé le jeune homme quand il avait
quitté la galerie. Certains avaient compris qu’il projetait de quitter
également la ville. Et aucun n’avait reçu de nouvelles de lui. Il
semblait s’être subitement évanoui.
Ann tenait son regard fixé sur l’acteur barbu.
A la fin de l’après-midi, les jeunes détectives, affreusement lasses,
étaient prêtes à abandonner leurs recherches.
« Pour une fois, dit Ann avec mauvaise humeur, nous sommes
tombées sur un os. Je finis par croire que Bart n’habite plus Majestic.
Essayons tout de même les deux dernières adresses de notre liste
avant de nous avouer vaincues ! »
Le premier des deux artistes chez qui elles allèrent frapper leur
déclara tout net que Bart était un de ses intimes et que, s’il avait été
encore à Majestic, il serait resté en relation avec lui.
« Je l’ai toujours trouvé assez mystérieux, dit-il en conclusion. Il
semblait avoir un gros souci… un souci secret.
— Vous ne vous trompez pas ! soupira Liz.
— Et quel que fut ce secret, il lui pesait terriblement, c’était
visible. Ce pauvre Bart était toujours triste. Je souhaite que vous le
retrouviez si cela doit être dans son intérêt, ainsi que vous le dites. »
L’autre artiste visité ne fut pas d’un grand secours aux jeunes
détectives, mais il promit de se livrer lui-même à une enquête de son
côté.
« Dès que je saurai quelque chose, je vous ferai signe ! »
Liz et Ann durent se contenter de cela. Très déprimées, elles se
dirigèrent vers la station radiophonique où travaillait Josy. Il avait
été convenu qu’elles rendraient visite à leur amie au studio, pour la
tenir au courant de leurs démarches de la journée.
Dès qu’elle les vit, Josy se précipita à leur rencontre :
« Avez-vous une réponse du monastère ? fut sa première
question.
— Non, pas encore. C’est encore trop tôt, répondit Liz.
— Avez-vous retrouvé Bart Wheeler ? demanda encore Josy.
— La réponse est également négative, avoua Ann avec une
grimace de dépit. Et pourtant, nous avons usé nos semelles à courir
la ville. A propos, quand passes-tu sur l’antenne ?
— Mon numéro commencera à dix-neuf heures quarante-cinq.
Mais il y a un sketch dramatique au studio B dans quelques minutes.
Cela vous plairait-il d’y assister ? J’ai la permission du directeur. »
Les deux sœurs acceptèrent avec enthousiasme. Elles avaient
besoin de se distraire un peu.
Tout en leur donnant quelques explications techniques sur
l’émission, Josy escorta ses amies jusqu’au studio B dont elle leur
ouvrit la porte en recommandant :
« Quand le signal rouge brillera, nous devrons rester immobiles
et silencieuses… ne l’oubliez pas ! »
La pièce était vaste. De lourdes draperies feutraient les sons. Les
visiteuses avançaient sans bruit sur l’épaisse moquette qui couvrait le
sol. Une demi-douzaine de jeunes gens en manches de chemise, un
vieillard aux cheveux blancs, doté d’une barbe hirsute, trois jolies
filles et un garçon qui semblait faire trente-six choses à la fois, se
trouvaient déjà dans le studio.
Un microphone cylindrique pendait au bout d’un fil. Deux autres
étaient posés sur de petites tables. L’actif jeune garçon indiqua à Josy
et à ses compagnes une rangée de chaises, tout au fond de la pièce.
« Nous commençons dans une minute », annonça-t-il en sortant
un manuscrit de sa poche. Et, se tournant vers les autres, il s’écria :
« A vos places ! » sans cesser de surveiller la pendule au-dessus de la
porte.
Tous obéirent. Une des filles et trois des hommes s’assirent à
l’une des tables. Les autres s’installèrent devant la seconde. Comme
l’acteur barbu, aux cheveux blancs, se dirigeait vers son siège, le
régisseur se mit à rire :
« A quoi bon ce déguisement ?
— A mieux jouer mon rôle, dans la peau d’un vieil homme.
— Je comprends ! L’habit fait en partie le moine. »
La porte s’ouvrit et un grand gaillard entra, les yeux fixés sur sa
montre-bracelet. Il s’arrêta juste au-dessous du microphone
suspendu au centre de la pièce. Un garçon, assis derrière la vitre de la
chambre de contrôle, leva la main. Un voyant rouge s’alluma…
L’annonceur se mit à parler au micro.
« Aujourd’hui, le studio Players va vous faire entendre un sketch
intitulé Dans la tempête. La scène se déroule au large des côtes de
Floride. Depuis deux jours, une terrible tempête fait rage… »
Durant un moment, il continua à lire son manuscrit. Puis il
s’éloigna en silence du microphone. Un assistant produisit des bruits
de fond à l’aide d’un papier d’étain et d’une boîte pleine de pois secs.
Les auditeurs avaient certainement l’impression d’entendre le bruit
de la houle et des vagues.
Sur un signe du régisseur, le faux vieillard prit la parole.
« Il n’y a plus d’espoir, Mary, dit-il d’une voix chevrotante. Le
bateau est perdu. Il ne pourra jamais résister à pareille tempête…
— Mais, Père, Jed est un excellent marin… » enchaîna la jeune
fille à côté de lui.

Les sœurs Parker écoutaient, amusées du contraste entre la scène


entendue sur les ondes (une scène angoissante au possible !) et
celle – paisible, ô combien ! – qui se déroulait sous leurs yeux.
Depuis un moment, Ann tenait son regard fixé sur l’acteur barbu.
Elle semblait boire ses paroles. Une demi-heure plus tard, quand le
sketch prit fin, elle se tourna vivement vers sa sœur.
« Liz ! murmura-t-elle… Cet homme déguisé en vieillard ! Est-ce
que sa voix ne t’en rappelle pas une autre ?
— Ah ! Tu as remarqué, toi aussi ?
— C’est Bart Wheeler ! »
Toutes deux se levèrent d’un bond et, à la grande surprise de Josy
qui se demandait ce qui arrivait, elles se précipitèrent sur les pas de
l’acteur qui s’éloignait déjà. Elles le rattrapèrent dans le couloir.
« Monsieur Wheeler ! » appela Ann.
Le faux vieillard se retourna. Ce geste seul trahissait son identité.
« Oui ?
— Donc, vous êtes bien Bart Wheeler ! » s’écria Liz, toute joyeuse.
Il lui jeta un regard sombre.
« Oui, admit-il en haussant les épaules. Et vous êtes Liz et Ann
Parker. Je vous reconnais à présent !
— Nous vous avons cherché à travers toute la ville, expliqua Ann.
Il faut que vous reveniez avec nous à La Grange… je vous en prie ! »
Le jeune homme eut un rire amer.
« Je souhaite ne jamais revoir ni La Grange ni La Tour, déclara-
t-il tout net.
— Mais pourquoi ?
— Cela ne regarde que moi.
— Ignorez-vous que Mlle Melbourne a été dangereusement
malade ? Et ne savez-vous pas que Bessie a le cœur brisé depuis votre
départ ?
— Je n’en crois rien, Bessie a rompu nos fiançailles. C’est du
moins ce que j’ai compris quand elle m’a congédié. Il n’est donc pas
question que je vous suive…
— Il s’agit seulement d’un malentendu. S’il vous plaît, asseyons-
nous sur ce banc et laissez-nous vous raconter ce qui s’est passé
récemment à Mount Pleasant, voulez-vous ! »
Liz et Ann obligèrent le jeune homme à écouter la longue histoire.
Elles ne lui firent grâce d’aucun détail. Quand elles évoquèrent la
lutte menée par la pauvre Constance contre la mort qui la menaçait,
le visage de Bart trahit son émotion. Celle-ci grandit encore quand
Liz décrivit le chagrin de Bessie.
« Est-ce vrai ? s’exclama-t-il. Elle souhaite vraiment que je
revienne ?
— Pourquoi aurions-nous passé tant de temps à vous chercher si
ce n’était pour aider notre cousine ? » répliqua Ann, presque
sévèrement.
Le jeune homme, perdu dans ses pensées, resta un long moment
silencieux. Puis, enfouissant son visage dans ses mains :
« Oh ! quel imbécile j’ai été ! soupira-t-il. J’avais cru deviner
qu’elle ne voulait plus jamais me voir. Depuis que je l’ai quittée, je
n’ai pas cessé un seul instant d’être malheureux et tourmenté. J’avais
également des remords vis-à-vis de votre amie, la jeune infirme. J’ai
tenté de me faire pardonner en l’aidant de mon mieux… Elle ignorait
que je travaillais moi aussi à la radio, sans quoi elle vous aurait
prévenues, c’est certain…
— Et maintenant ? demanda Liz avec douceur. Acceptez-vous de
revenir à La Grange ?
— Oui. Je retournerai auprès de Bessie… si elle veut toujours de
moi.
— Cela, vous pouvez en être sûr ! » déclara Ann avec un grand
sourire.
Au même instant, d’un haut-parleur situé au-dessus de leur tête,
dans le couloir, jaillit un sifflement familier. Limpide et mélodieux, il
résonna un long moment. Puis les notes argentines moururent et une
voix claire et juvénile entama une chanson.
Josy Sykes exécutait son numéro sur les ondes.
Bart et les sœurs Parker l’écoutèrent jusqu’au bout. Le
programme se termina par l’indicatif sifflé, cher à la jeune artiste, et
que tous ses auditeurs connaissaient si bien à présent.
« Elle a vraiment beaucoup de talent, déclara Bart Wheeler.
Chacun, ici, est certain qu’elle ira loin. »
Ainsi, l’avenir de Josy était assuré. Elle était sortie de sa triste
condition. Et, s’il lui était donné de retrouver son oncle, elle serait
enfin totalement heureuse.
CHAPITRE XXIV

NOUVELLES DU MONASTÈRE

DEUX jours plus tard, Liz et Ann quittèrent leur oncle et leur
tante pour reprendre le chemin de La Grange. Elles ne revenaient
pas seules ! Bart Wheeler et Josy Sykes les accompagnaient : le
premier, impatient de faire la paix avec sa fiancée, la seconde tout
heureuse de son récent succès.
En effet, le programme où, pour la première fois, Josy paraissait
en vedette, lui avait valu un flot de lettres et de télégrammes de
félicitations. Elle était ce que, en langage technique, on appelle une
« révélation ». Elle avait déjà reçu des offres aussi flatteuses
qu’avantageuses de la part de différentes stations de radio et
d’agences publicitaires.
Deux choses seulement l’empêchaient de savourer pleinement sa
réussite.
« Si seulement l’oncle Joseph était à mes côtés ! soupirait-elle. Et
si je pouvais prouver mon innocence dans cette terrible affaire
d’argent volé au Foyer des Jeunes !
— Pour ton oncle, lui dit Liz, ce n’est qu’une question de
patience : nous recevrons une réponse des moines d’ici peu, c’est
certain. Quant à cette histoire de vol… eh bien, il est grand temps que
nous menions à ce sujet une petite enquête. »
Avant de quitter Majestic, les jeunes détectives avaient prévenu
l’oncle Dick que la réponse du monastère arriverait à Rockville, à leur
domicile personnel. Elles avaient en effet donné leur adresse pour
éviter toute indiscrétion.
« Que les nouvelles soient bonnes ou mauvaises, avait dit Ann,
n’hésite pas à nous prévenir dès que la lettre arrivera. Tout est
préférable à l’incertitude ! » Et l’oncle Dick avait promis de
téléphoner aussitôt.
Avant de quitter Majestic, également, les sœurs Parker avaient
présidé à la transformation de Josy. Elles l’avaient aidée à choisir des
vêtements seyants dont la coupe cachait presque complètement la
gibbosité dont elle était affligée. Ce fut une Josy radieuse qui
débarqua à Mount Pleasant. Elle avait perdu son air de jeune animal
traqué. Elle se redressait au maximum. Ses yeux étincelaient. Son joli
visage attirait les regards et, son amabilité naturelle l’embellissant
encore, elle était fort à son avantage. On la sentait plus sûre d’elle-
même et, aussi, plus confiante envers la vie. Bref, elle était
complètement transformée.
Bart Wheeler, de son côté, était méconnaissable. De triste et amer
qu’il était lorsqu’il se croyait rejeté par Bessie, il était redevenu
optimiste et joyeux. Son impatience grandissait au fur et à mesure
qu’on approchait de La Grange.
Comme les quatre amis n’avaient pas prévenu Bessie de leur
retour, celle-ci n’en crut pas ses yeux lorsque, en réponse à leur coup
de sonnette, elle ouvrit pour voir devant elle le petit groupe souriant.
Un cri de joie lui échappa :
« Bart ! » s’écria-t-elle.
Puis ses joues s’empourprèrent et elle ajouta :
« Ainsi, vous êtes revenu !
— Oui, mais voulez-vous encore de moi, Bessie ? »
L’expression des yeux de la jeune femme était éloquente. Bart
franchit le seuil et prit sa fiancée dans ses bras.
« Venez, dit Ann avec tact à ses compagnes. Passons dans la salle
de séjour. Bessie et Bart doivent avoir quantité de choses à se
raconter. »
Laissant les fiancés en tête à tête, les jeunes filles s’installèrent
près du feu. Ann entreprit aussitôt de déballer un volumineux paquet
qu’elle n’avait pas lâché de tout le voyage.
C’était le portrait de Joseph Sykes.
« Nous devons sans tarder rapporter cette toile à La Tour ! »
déclara-t-elle.
Au même instant, le téléphone sonna. Ann se tourna vers sa
sœur :
« Réponds, veux-tu ? Et si quelqu’un demande Bessie…
— Je dirai qu’elle n’est pas libre ! » acheva Liz en riant.
Mais l’appel n’était pas pour la jeune femme. L’oncle Dick était au
bout du fil.
« Bonjour, mon petit, dit-il à sa nièce. Une lettre vient d’arriver
et…
— Une lettre du monastère ? » demanda Liz avec animation.
Ann reposa le portrait à moitié déballé. Josy sauta sur ses pieds.
Toutes attendaient anxieusement la réponse.
« Je le suppose, déclara le capitaine Parker. Je ne l’ai pas ouverte,
mais l’enveloppe porte le cachet de la poste de Rocky Point.
— Ouvre-la vite, oncle Dick. Je t’en prie ! Dépêche-toi !
— Bon ! Bon ! Minute !… Un peu de patience, que diable ! La
lettre ne s’envolera pas… (Liz entendit un bruit de papier froissé,
puis, de nouveau, la voix de son oncle)… Allons, bon ! Où ai-je fourré
mes lunettes ? Je ne les trouve jamais quand j’en ai besoin… Harriet !
As-tu vu mes lunettes ? »
La voix douce de Mlle Parker parvint aux oreilles de Liz.
« Tu les as relevées sur ton front, Dick !
— Hum ! Quel étourdi je fais… Les voilà… Et maintenant, où est
passée cette lettre ? Où donc est… Ah ! la voici, dans ma main… Tu
veux que je la lise en entier, Liz ?
— Oui, oncle Dick ! S’il te plaît ! »
A présent, Ann et Josy se pressaient autour de l’appareil, essayant
de ne pas perdre un mot de ce que prononçait la voix lointaine. Le
capitaine Parker commença :
« Les moines disent qu’ils ont bien reçu votre lettre…
— Oui, oui… Bien sûr qu’ils l’ont reçue. Autrement, ils ne nous
répondraient pas !
— Remarquable logique ! marmotta l’oncle Dick dans sa barbe.
Donc, ils disent qu’ils ont bien reçu votre lettre et qu’ils sont heureux
de pouvoir vous aider.
— Oncle Dick, tu nous fais mourir à petit feu. Qu’est-il advenu de
M. Sykes ?
— J’y arrive, j’y arrive ! répondit l’oncle Dick sans se troubler. Si
tu cessais de m’interrompre toutes les deux minutes, j’aurais déjà
terminé. »
Liz soupira :
« Oui, oncle Dick. Tu as raison. Mais continue, je t’en prie !
— Eh bien, on vous annonce que Joseph Sykes n’est plus au
monastère.
— Mais est-il vivant ?

— Oui, oui, il est vivant !


— Dieu soit loué ! exhala Josy dans un souffle.
— Du moins, rectifia l’oncle Dick, je suppose qu’il est toujours
vivant car il n’était pas mort quand il a quitté les moines. Il semble
que ceux-ci l’aient gardé jusqu’à ce qu’il soit guéri. Alors, il est parti.
— Où est-il allé ? »
Un silence tomba. Sans doute l’oncle Dick achevait-il de lire la
missive.
« Je l’ignore, répondit-il enfin. Il n’a pas fait part de ses
intentions.
— C’est tout ? demanda encore Liz, déçue.
— C’est tout. Je vais vous faire suivre la lettre par le prochain
courrier afin que vous puissiez la lire vous-mêmes. »
L’oncle Dick raccrocha. Liz en fit autant et se tourna vers ses
compagnes.
« Vous avez entendu, n’est-ce pas ?
— Oui, dit Josy. Je sais du moins que mon oncle est vivant et se
porte bien. C’est un grand réconfort pour moi. Peut-être a-t-il
regagné sa cabane, sur son île.
— Un autre mystère à élucider ! s’écria Liz gaiement. Où qu’il soit,
nous réussirons bien à le joindre. Rassure-toi, Josy.
— J’ai peine à imaginer comment vous y arriverez, murmura la
jeune infirme, très émue.
— Ne t’en fais pas, j’ai déjà une idée ! affirma Ann. Mais, pour
l’instant, occupons-nous plutôt de rendre son portrait à
Mlle Melbourne. »
Lorsque, quelques instants plus tard, les trois amies arrivèrent à
La Tour, Cléo les accueillit avec de grandes démonstrations d’amitié.
Et quand elle vit le portrait, elle ne se tint plus de joie.
« Vous nous ramenez la chance ! s’écria-t-elle. Vous allez voir ! A
partir de maintenant, tout va aller très bien. »
Sur quoi elle se dépêcha de réinstaller la toile sur son chevalet.
Avant de monter voir Constance Melbourne, Ann, qui avait mûri
un plan pendant le trajet, se tourna vers Josy.
« Dis-moi, Josy ! Est-ce que le directeur de ta station
radiophonique serait disposé à te rendre un service ?
— Je pense que oui, répondit Josy, intriguée. Pourquoi ?
— Une idée m’est venue ! Peut-être marchera-t-elle, et peut-être
pas. Mais je crois qu’on peut toujours essayer… Pourquoi ne pas
lancer un message à ton oncle ?
— Un message sur les ondes ?
— Bien sûr ! Si par hasard ton oncle écoute la radio, ou si
quelqu’un le connaissant l’écoute, nous pourrions êtres renseignées
assez vite. Qu’en penses-tu ? »
Josy s’en voulait un peu de n’avoir pas songé elle-même à ce
moyen simple et moderne d’entrer en contact avec un absent
lointain. Elle demanda à Cléo de se servir du téléphone et appela la
station pour laquelle elle travaillait. Quand elle eut le directeur en
ligne, elle lui exposa sa requête. Son employeur ne demandait pas
mieux que de lui venir en aide.
Entre-temps, les sœurs Parker avaient rédigé un message
adéquat : « Joseph Sykes, qui séjournait récemment encore au
monastère de Rocky Point, est prié de se mettre en rapport avec la
station qui lui transmettra un message important et urgent. »
En fait de message, on pria la station de téléphoner chez les
Parker, à Rockville, au cas où M. Sykes se manifesterait. Il y aurait
toujours quelqu’un là-bas pour joindre Liz et Ann où qu’elles fussent.
Elles-mêmes se chargeraient alors de mettre l’oncle de Josy en
rapport avec celle-ci. Josy elle-même préférait cet arrangement qui
ménageait son extrême sensibilité.
« Je vais immédiatement faire diffuser cet appel, promit le
directeur du studio. Et je le ferai répéter sur les ondes à intervalles
réguliers. Espérons que cela rendra ! »
Josy le remercia chaleureusement. Puis Liz et Ann passèrent
encore quelques coups de fil, entre autres à son oncle et à Bessie pour
les mettre au courant de l’appel.
Après quoi les trois amies montèrent rendre visite à la malade.
Constance Melbourne fut enchantée de les voir. Elle allait beaucoup
mieux et les accueillit avec des cris de joie. Josy courut à elle. Toutes
deux tombèrent dans les bras l’une de l’autre.
Josy, qui avait oublié que l’artiste n’était même pas au courant du
vol du portrait, annonça pêle-mêle les nouvelles.
« Liz et Ann vous ramènent le portrait… vous avez gagné la
médaille… et nous avons retrouvé Bart Wheeler !… Et mon
programme de radio est un succès… Et… »
Mlle Melbourne se mit à rire de bon cœur.
« Grand Dieu, Josy ! Remettez-vous ! Je ne comprends rien à ce
que vous racontez. Voyons, asseyez-vous près de moi et expliquez-
moi tout en détail… »
Le récit battait son plein quand Bessie et Bart arrivèrent à leur
tour. Ce fut une touchante réunion. Tout le monde était en train de
s’embrasser et de se congratuler quand Cléo vint discrètement
prévenir les sœurs Parker qu’on les demandait au téléphone.
Au bout d’un moment, on s’aperçut qu’elles ne revenaient pas.
Bessie demanda à Cléo :
« Savez-vous où elles sont allées ?
— Elles sont sorties pour affaires ! répondit la servante noire.
— Quelle sorte d’affaire ?
— Un petit travail de détective, paraît-il ! »
La brave Cléo n’en savait pas plus long.
CHAPITRE XXV

RÉUNIS !

« JE n’y comprends goutte ! soupira Bessie. J’espère qu’il ne leur


est rien arrivé. »
On était déjà à la fin de l’après-midi. Bart Wheeler avait la mine
sombre.
« J’avoue que je me tracasse moi aussi, avoua-t-il.
— Elles n’auraient pas dû s’absenter sans nous dire où elles se
rendaient, murmura Constance, désolée. Nous les attendons depuis
des heures ! »
Josy alla à la fenêtre et regarda au-dehors.
« Pourvu qu’elles n’aient pas eu d’accident ! Où peuvent-elles
bien être ? »
Liz et Ann Parker avaient disparu. Depuis qu’elles avaient quitté
la chambre de l’artiste, aucune des personnes présentes ne les avait
revues. C’est en vain que Bessie avait téléphoné à La Grange :
Mme Graves n’avait pas aperçu les jeunes filles.
Bien entendu, Josy, Bart et Bessie étaient restés auprès de
Mlle Melbourne.
« Je me demande, murmura soudain Josy, si ce misérable Colas
Fayle… »
Elle s’interrompit et se mordit les lèvres.
« Vous craignez qu’il ne se soit vengé de nos jeunes amies ? dit
Bart Wheeler. Il est évident que le misérable en serait bien
capable… »
Ils parlaient bas, pour ne pas ajouter à l’inquiétude de la
convalescente.
Une fois de plus, ainsi qu’elle ne cessait de le faire depuis un bon
moment déjà, Josy s’approcha de la fenêtre et regarda au-dehors. La
pleine lune brillait dans le ciel nocturne, allongeant d’étranges
ombres au pied de la tour. Le paysage avait quelque chose de sinistre.
De loin en loin l’aboiement d’un chien rompait le silence de la
campagne environnante.
La jeune infirme ne pouvait s’empêcher de trembler. Elle était de
plus en plus anxieuse de voir revenir les amies qu’elle chérissait si
fort.
Soudain, parmi les ombres de la tour, elle crut voir bouger
quelque chose… Ou plutôt quelqu’un ! Quelqu’un qui traversait la
cour noyée de ténèbres. Josy sentit sa gorge se serrer.
Puis, de l’obscurité, émergèrent trois silhouettes… deux filles et
un homme. La lune éclairait en plein leurs visages souriants.
« Les voilà ! s’écria Josy. Liz et Ann sont là… et elles ramènent
mon oncle Joseph avec elles. »
Bart et Bessie se précipitèrent à la fenêtre. Pétrifiée, Constance
Melbourne se redressa parmi ses oreillers et murmura d’une voix
incrédule :
« Comment ! Elles ont ramené Joseph avec elles ?
— Oh, oui ! J’en suis certaine, affirma Josy qui ne tenait plus en
place. Je l’ai reconnu au clair de lune. C’est bien la figure du
portrait. »
Elle ne se trompait pas. Un instant plus tard, Liz et Ann
montaient quatre à quatre les marches de l’escalier conduisant à la
chambre de l’artiste. Sur le palier, elles se heurtèrent au petit groupe
qui les attendait.
Derrière elles venait un homme grand et bien découplé, aux
cheveux gris de fer et qui, effectivement, offrait une ressemblance
frappante avec la toile peinte par Constance.
C’était l’oncle de Josy. Vigoureux, toujours beau, bronzé par des
années de vie au grand air, il avait un air fier et modeste tout à la fois.
Brusquement, tout le monde se mit à parler ensemble. Josy se
jeta dans les bras du « revenant ». Bessie et Bart réclamèrent des
explications.
L’oncle Joseph fut présenté à la ronde, puis on le poussa dans la
chambre de Constance. On se doute de quelle façon celle-ci
l’accueillit. Bientôt, la maison résonna de rires et de joyeux
bavardages. Cléo, un peu effrayée, vint voir ce qui se passait. Elle ne
tarda pas à pousser elle aussi des exclamations délirantes et à
remercier le ciel à sa façon – tellement démonstrative – habituelle.
Jamais la vieille tour n’avait été le théâtre d’une aussi parfaite scène
de bonheur.
Liz et Ann expliquèrent que leur oncle leur avait téléphoné pour
les prévenir que Joseph Sykes s’était manifesté et se trouvait (c’était
un vrai miracle) à la station radio de Majestic. Elles avaient tenu à
prendre contact avec lui avant tout le monde afin de le mettre au
courant de la situation…
« En fait, dit à son tour Joseph Sykes, le miracle s’explique très
bien. J’avais pris la décision de revenir me fixer dans la région et,
abandonnant mes solitudes, je venais juste de débarquer à Majestic.
J’ai entendu l’appel radiodiffusé et j’y ai répondu… »
Il tenait entre ses fortes mains bronzées celles de Constance qui le
regardait avec des yeux extasiés et se cramponnait à lui comme si elle
avait l’intention de ne jamais plus le laisser partir.
« J’avais déjà essayé de joindre Josy au Foyer des Jeunes, ajouta
l’oncle Joseph, mais on m’avait appris qu’elle n’y était plus et j’étais
tout désemparé. C’est alors que ces jeunes filles m’ont tiré d’affaire
en imaginant cet appel. Grâce à elles… eh bien… me voici ! »
La gorge serrée par l’émotion, il se pencha sur Constance et
murmura tout bas :
« Je suis plus heureux aujourd’hui que je ne l’ai été de toute ma
vie !
— Et j’espère que vous ne cesserez pas de l’être jusqu’à la fin de
vos jours », déclara Mlle Melbourne avec force.
Ann se tourna vers Josy.
« Tu sais, Josy, lui dit-elle gentiment, nous ne te ramenons pas
seulement ton oncle. En revenant de Majestic, nous avons fait un
petit crochet par le Foyer des Jeunes… et nous t’en rapportons de
bonnes nouvelles.
— Au sujet de cette affaire de vol ? demanda Josy toute guillerette
car elle devinait la suite.
— Parfaitement. Personne ne te soupçonne plus, si on t’a jamais
soupçonnée. Le ou plutôt la coupable a fait des aveux complets.
— Mlle Robertson avait vu juste, ajouta Liz. La somme avait bien
été dérobée par Mme Rye.
— En fin de compte, résuma Ann, il ne nous reste plus aucun
mystère à résoudre. L’histoire du vol est éclaircie. Le portrait a
retrouvé sa place dans l’atelier de la tour, Josy a récupéré son oncle…
— Et moi j’ai retrouvé Constance, coupa Joseph Sykes en souriant
à la convalescente.
— Moi, j’ai retrouvé Bessie, ajouta Bart.
— Si bien qu’il ne nous reste plus rien à faire, conclut Liz, sinon
retourner à Starhurst.
— Comme la vie va vous sembler monotone, là-bas, insinua
malicieusement Josy en jetant un regard taquin à ses amies.
— Penses-tu ! s’écria Ann. Qu’est-ce que tu paries qu’avant
longtemps nous aurons encore un nouveau mystère à éclaircir ? »
IMPRIMÉ EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN
7, bd Romain-Rolland – Montrouge.
Usine de La Flèche, le 22-02-1978.
6818-5 – Dépôt légal n° 5828, 1er trimestre 1978.
20 – 01 – 5604 – 01 C. 2 – 01 – 004606 – 4
20 – 03 – 5605 – 01 B. 2 – 01 – 004607 – 2
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.
Dépôt : février 1978.

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