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Paris, t. 47, n° 2
É L É M E N T S D ’ U N E C U LT U R E M U S I C A L E A U J O U R D ’ H U I
DOSSIER
caractérisant la transmission de la mes étudiants, un jeune hautboïste,
Docteur en musicologie, Alain Poirier est, depuis mémoire par la notion de « filtrage » : fort talentueux au demeurant et par-
septembre 2000, le directeur du Conservatoire
national supérieur de musique et de danse de « Internet, ou le World Wide Web, est ticulièrement curieux de musique,
Paris. Il est l’auteur de L’expressionnisme et la déjà (ou sera bientôt) un immense s’était pris de passion pour la mu-
musique (Fayard, 1995) et de Toru Takemitsu
(Michel de Maule, 1996) et a codirigé 200 ans de
Funes. Jusqu’à présent la société sique de chambre d’Albéric Magnard
pédagogie : actes du colloque du bicentenaire du avait filtré pour nous, à travers les qu’une récente parution discogra-
Conservatoire de Paris (Buchet-Chastel, 1999). manuels et les encyclopédies. Avec le phique avait portée sur le devant de
web, tout le savoir, toute l’informa- la scène. Ses goûts le portant spécifi-
tion possible, même la moins perti- quement vers la musique française de
culture comme nous nous la repré- nente, est là, à notre disposition. la fin du XIXe et du début du
sentons nous-mêmes 1. » Le sujet est Alors question : qui filtre ? 3 » Et Eco XXe siècles, j’ai réalisé avec stupéfac-
on ne peut plus actuel à une époque de proposer qu’un « certain appren- tion au cours de cette conversation
où les cultures sont instrumentalisées tissage de la sélection pourrait qu’il n’avait jamais entendu le Pré-
au profit d’une économie de marché constituer un premier élément de lude à l’après-midi d’un faune ! De
qui a tendance autant à laminer réponse. Une discipline tout à fait bonne foi, et en marge des filtres, ce
les cultures « rudimentaires » qu’à, nouvelle, à inventer. Je prévois en jeune musicien, incontestablement
plus grave encore, les banaliser. En attendant une situation inconfor- « cultivé », fondait sa propre culture
d’autres termes, c’est la mémoire qui table à laquelle nous devons nous au hasard des découvertes, parallèle-
risque de s’en trouver elle-même atro- préparer. En face d’une information ment à une culture filtrée et tradition-
phiée et limitée à un nombre réduit totale, à la Funes, chacun fait son nelle. Cet exemple n’en est qu’un
de références identifiées et hiérar- choix. Avant, on savait qu’il existait parmi d’autres aujourd’hui pour une
chisées. Non pas que ces références des choix privilégiés, disons le choix génération dont les goûts peuvent
soient moins nombreuses : elles sont catholique, le choix marxiste, le être façonnés par l’événementiel et
différentes et dépendent d’autres cri- choix réactionnaire, etc. On pouvait en particulier par le marché discogra-
tères. L’abondance de données em- prévoir de quelle manière l’infor- phique qui est tout aussi versatile
magasinées en mémoire est aussi le mation serait sélectionnée selon que lorsqu’on évoque la durée de vie d’un
sujet d’une autre nouvelle célèbre de le texte de référence était la Bible, enregistrement.
Borges, Funes ou la mémoire, dans L’Encyclopédie de Diderot, Le Capital, L’idée d’une mémoire encombrée
laquelle le personnage principal su- le Cours de linguistique générale… À connaît un autre avatar avec les
bissait une forme d’enregistrement présent, chacun fait son choix de retours sur le passé auxquels nous
systématique : « Le présent ainsi que manière tout à fait inédite et impré- assistons avec force cautions institu-
les souvenirs les plus anciens et les visible. Cinq milliards d’habitants tionnelles, une accumulation de re-
plus banals étaient devenus intolé- sur la planète, cinq milliards de plis sur soi à base de reconstitutions
rables à force de richesse et de net- filtrages idéologiques. Le résultat qui sont en réalité plus des interpré-
teté 2. » risque d’être une société composée tations – c’est leur force – que des
Une mémoire que l’on dirait d’entités individuelles juxtaposées attitudes soi-disant « authentiques »
aujourd’hui assimilable à un simple (ce qui me semble un progrès) sans – c’est l’argument commercial.
« disque dur » d’ordinateur,qui amène médiation de groupe (ce qui me Musicalement, nous encourons le
Borges à soupçonner que,en dépit de semble un danger). Je ne sais pas si risque de figer une culture enserrée
la somme considérable de données une société comme celle-là aurait dans son histoire et dans sa seule mé-
mémorisées malgré lui,Funes « n’était des chances de fonctionner. Il me moire aux dépens du présent. Hier,
pas très capable de penser. » Car semble qu’un peu de grégarisme est les Adagio d’Albinoni et autre Canon
« penser c’est oublier des différences, nécessaire 4… » de Pachelbel,aujourd’hui les sympho-
c’est généraliser, abstraire.» La biblio- En complément à cette analyse, je nies de Johann David Heinichen ou
thèque « labyrinthique » chère au me permets d’évoquer une anecdote celles de Joseph Martin Kraus, génial
même Borges prend ainsi un autre hautement révélatrice de ce dont contemporain de Mozart, viennent
sens dans le contexte actuel.Umberto parle Eco et qui illustre la situation à s’afficher sans qu’aucune hiérarchie
Eco, lui-même grand lecteur de laquelle nous risquons d’être de plus ne permette à « l’honnête consom-
Borges, a bien identifié l’une des en plus confrontés dans les années à mateur » d’établir les conditions de sa
sources d’une mutation culturelle en venir. Il y a quelques années, un de culture musicale. Il ne s’agit évidem-
ment en rien de nier ces musiques
1. Jorge Luis Borges, Le rapport de Brodie, 3. Umberto Eco, « À toutes fins utiles », contextuelles qui sont essentielles
Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, 1999, Jean-Claude Carrière, Jean Delumeau, Stephen aux yeux des historiens et de la musi-
coll. « La Pléiade ». Jay Gould et Umberto Eco, Entretiens sur la fin
2. Jorge Luis Borges, Fictions, Œuvres complètes I, des temps, Paris, Fayard, 1998, p. 260-61. cologie, mais bien plutôt de réclamer
Paris, Gallimard, 1999, coll. « La Pléiade ». 4. Ibid., p. 264-65. un bon usage de cette dernière qui
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MUSIQUES
est aujourd’hui appelée à se porter c’est l’“événement”, le “moment” ; ce dont témoigne aujourd’hui la crise
garante d’entreprises aussi diverses soit c’est la construction unitaire, du disque dans ce domaine, ce sont
qu’inégales. soit au contraire la juxtaposition, la les conditions mêmes de l’écoute de
De même, l’historien procédant à simple coexistence de phénomènes la musique qui deviennent probléma-
l’examen d’une époque ne peut faire sonores voulus ou vécus comme dis- tiques, au travers de cette infinité de
l’économie de l’envisager dans toute parates, hétérogènes, sans qu’appa- singularités qui composent une com-
sa complexité, au sens que donne raissent des liens logiques entre munauté d’auditeurs.
Edgar Morin à ce terme : une histoire eux 5. » De ce fait, les missions dévolues
des idées dans la société française Considérée sous cet angle, la crise à l’enseignement musical sont sus-
des années 1950 est ainsi amenée à de la diffusion peut être comprise ceptibles de jouer un rôle non négli-
mesurer la confrontation entre les comme le résultat d’une crise plus geable dans ce débat sur la culture
Improvisations sur Mallarmé de large et plus profondément ancrée musicale aujourd’hui, avec pour co-
Boulez et les chansons de Boris Vian dans le siècle, celle de la musique rollaire la nécessité d’en définir la
ou de Boby Lapointe qui sont, à des ainsi que la définit Bernard Bovier- finalité. Si, comme le constate juste-
degrés divers, des révélateurs impor- Lapierre : « Siècle de la musique, le ment Corinne Schneider,« les acteurs
tants pour mieux cerner une histoire XXe siècle est aussi, à l’aune de sa de la culture musicale, qu’ils soient
des mentalités. Et bien avant les réception sociale, le siècle de la crise professeurs spécialisés dans cette dis-
mixages proposés aujourd’hui par la de la musique. Cette crise de la mu- cipline, enseignants de formation
World Music, un Berio ou un Ligeti sique s’incarne, d’une part, dans la musicale ou instrumentistes, agis-
ont aussi pris plaisir à citer et à se rupture intervenue dès les années sent en fonction de la représentation
référer aux Beatles. 1910 avec l’École de Vienne et, qu’ils ont de leur métier et de l’idée
d’autre part, dans la crise statutaire qu’ils se font de l’élève ou de l’étu-
qui affecte le compositeur de mu- diant musicien 7 », le véritable objet
Les crises de la musique sique savante. Elle se lit aussi dans de la réflexion concerne directement
la crise sociale et économique des la dichotomie entre les approches
La diffusion, la programmation, institutions de représentation de la théoriques et pratiques, qui est en-
jouent aussi un rôle important dans musique, confrontées à la concur- core trop peu prise en charge, les
cette dérive puisqu’il est courant au- rence de l’ensemble des loisirs et aux enseignements étant le plus souvent
jourd’hui de nous voir proposer l’in- tendances sociologiques lourdes des juxtaposés plutôt que mis en relation
tégrale des symphonies de Brahms en sociétés développées.Cette crise de la directe. La « discipline nouvelle à
deux concerts, dépendant étroite- musique se traduit, enfin, par le inventer » dont parle Eco est peut-
ment des lois du marché qui regorge déclin graduel, au cours du siècle, être celle qui se doit de relier ces
d’« intégrales » discographiques. En de sa fonction de sens, tandis que attitudes. Si la donnée est nouvelle,
épousant ainsi ces contraintes, le triomphe sa fonction de divertisse- parler de culture musicale aujour-
rituel du concert connaît lui-même ment, la musique de divertissement d’hui implique de prendre désormais
une crise qui pourrait conduire à une tendant à son tour, à se dégrader en compte ces différents éléments,
uniformisation esthétique des enre- en un simple instrument d’am- qui supposent à leur tour que la no-
gistrements diffusés par l’industrie biance 6. » tion d’éducation musicale, au sens
des phonogrammes. Si les conditions économiques de large du terme, soit également adap-
Françoise Escal a posé quelques la musique dite « classique » concer- tée. L’importance de cette mutation
préliminaires à une réflexion de fond nent à peine 5 % du marché mondial, n’est pas nécessairement un handi-
sur la notion de concert qui devrait cap ; elle peut être aussi une chance
restaurer les notions d’ordonnance et à saisir.
5. Françoise Escal, « Le Concert, approche
d’équilibre : « Dans le concert “clas- esthétique », Le Concert, enjeux, fonctions
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sique”, ces œuvres rapportées entre modalités, sous la direction de Françoise Escal et
elles un soir dans une unité spatio- François Nicolas, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 220.
6. Bernard Bovier-Lapierre, « La musique au
temporelle relèvent, me semble-t-il, tournant des années 90 : paradoxes, ruptures et
de deux types de composition, de récurrences », 1989, Paris, Éd. du Regard, 1996,
coll. « Esthétique », p. 211. 7. Corinne Schneider, L’enseignement de la
“pensée”: soit c’est la “continuation” Voir Peter Szendy, Écoute, une histoire de nos culture musicale dans les conservatoires, Paris,
ou l’intégration qui apparaît ; soit oreilles, Paris, Les Éditions de Minuit, 2001. Cité de la musique, 2000, p. 26.
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