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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque

et Archives Canada
Bisson, Lucille, 1959-, auteur
Le cœur en folie/Lucille Bisson.
(Marianne Bellehumeur; 5)

Public cible: Pour les jeunes de 10 ans et plus.


ISBN 978-2-89709-250-4

ISBN EPUB 978-2-89709-305-1


I. Titre. II. Collection: Bisson, Lucille, 1959-. Marianne Bellehumeur; 5.
PS8603.I869C63 2018 jC843’.6 C2018-940358-6

PS9603.I869C63 2018

© 2018 Boomerang éditeur jeunesse inc.


Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être copiée ou reproduite sous quelque forme
que ce soit sans la permission de Copibec.
Auteure: Lucille Bisson

Illustration de la couverture: Magalie Foutrier

Illustrations intérieures: Shutterstock.com

Graphisme: Julie Deschênes

Dépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2e trimestre 2018


ISBN 978-2-89709-250-4
Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion
SODEC
Boomerang éditeur jeunesse remercie la SODEC pour l’aide accordée à son programme éditorial.
Dans les difficultés de la vie, un ami est plus précieux que la richesse.

— Ménandre
Table des matières
Chapitre 1: Encore des mystères
Chapitre 2: Vraiment…
Chapitre 3: Le gilet rose
Chapitre 4: Textos, etc.
Chapitre 5: La côte de Cent Pieds
Chapitre 6: Jalousie
Chapitre 7: Affronter la tempête
Chapitre 8: Affronter la peur
Chapitre 9: Leçon à tirer
Chapitre 10: Cadeau précieux
Chapitre 11: Livraison express
Chapitre 12: Petit mot doux
Chapitre 13: Travail d’équipe
Chapitre 14: Accueil glacial
Chapitre 15: Confrontation
Chapitre 16: Surprise
Chapitre 17: Vives émotions
Chapitre 18: Amitiés rassurantes
Chapitre 19: Explications
Chapitre 20: Dossier clos
Chapitre 21: Scénarios
Chapitre 22: Bonne fête, Laura!
Chapitre 23: Urgence
Chapitre 24: Nouvelles agréables
Chapitre 25: Showtime
Chapitre 26: Journée catastrophe
Chapitre 27: Semaine de relâche
Chapitre 28: Bonheur retrouvé
Chapitre 29: Code noir
Chapitre 30: Émotions
Chapitre 31: Déclarations fracassantes
Remerciements
Le paysage environnant ne change plus depuis de longues minutes. Tout
est blanc. La voiture des Bellehumeur roule lentement dans cette grosse
tempête de neige qui s’est levée après la pause que la famille a faite pour
dîner à Lévis. Marianne, enfoncée dans son banc, concentrée sur la musique
de Mélanie Mars qu’elle écoute grâce à ses écouteurs, fixe la nuque de sa
mère avec insistance.
Depuis leur départ, l’adolescente reste silencieuse. La conversation
qu’elle a entendue entre sa mère et sa grand-mère quelques minutes avant
de quitter Lachute la laisse songeuse.
«Pourquoi toujours des secrets? C’est trop intense. J’ai trop hâte de
savoir et en même temps, j’ai peur de ce qu’ils vont me dire!»
Elle déteste ce genre de surprise. Selon son expérience, les projets que
ses parents lui dissimulent et qu’ils ont faits sans la consulter sont rarement
de bonnes nouvelles pour elle. Le plus récent: leur installation à Rocher-sur-
Mer.
Des dizaines de questions tournent en boucle dans la tête de
l’adolescente. «Pourquoi font-ils autant de mystère? Je gage qu’on va
encore déménager… En tout cas, moi, je vais refuser, à moins de retourner
dans mon ancien quartier de Montréal.»
La voiture est prise dans un trafic de plus en plus dense qui progresse à
très basse vitesse sur l’autoroute.
— Est-ce qu’on sera bientôt à la maison? demande Mathis qui
s’impatiente.
— Aucune idée, fiston, répond monsieur Bellehumeur. La circulation
est très lente. Les autos avancent à pas de tortue. C’est incroyable, cette
tempête. Et elle continue de prendre de l’ampleur.
Marianne n’a qu’une idée: rentrer chez elle.
— Dis, papa, quand est-ce qu’on arrive à la maison? demande-t-elle en
enlevant ses écouteurs.
— Marianne. Ton frère vient juste de nous poser la même question!
Une alerte à la radio attire l’attention de tous.
«Nous invitons les usagers circulant en direction est à prendre note que
l’autoroute 20 est fermée dans les deux sens à la hauteur de Saint-Jean-Port-
Joli, et ce, pour une période indéterminée.»
— Ah, non! Maman, papa!
Marianne laisse entendre son désespoir.
— Chérie, on n’y peut rien, lui répond son père.
La mère de Marianne, pour sa part, a la répartie un peu plus vive.
— À ce que je peux voir, le ton conciliant du temps des fêtes a déjà pris
la poudre d’escampette, n’est-ce pas, jeune fille? Crois-tu que ça changera
quelque chose, le fait de crier comme ça?
— On est partis de chez grand-papa depuis six heures! proteste
Marianne.
— Tu penses que tu m’apprends quelque chose, ma belle? Je suis dans
la même voiture que toi! ajoute la mère d’une voix irritée.
À l’arrière, la jeune fille comprend qu’elle a intérêt à ne pas poursuivre
sur ce ton.
— Qu’est-ce qu’on va faire?
— Tu as entendu les nouvelles à la radio. La route est bloquée. On va
s’arrêter à Saint-Jean et attendre que la tempête se calme.
— Et si on reste bloqués sur la route pour toujours? demande à son tour
Mathis, qui s’inquiète.
— Restez calmes, les enfants. On pourrait toujours s’arrêter au motel
pour la nuit.
— Ouiiii!! Je veux dormir dans un motel, moi!
Mathis a retrouvé sa vivacité habituelle. Marianne, pour sa part, n’a
aucune envie de dormir dans la même chambre que le reste de sa famille.
Elle a hâte de retrouver son lit, son journal intime, son environnement, tous
ses objets familiers. Et surtout, elle a hâte de texter de nouveau avec ses
amis.
En montant dans l’auto, elle a lu un message de Noah.

N’ayant aucun réseau wi-fi à sa disposition, elle n’a pas pu répondre


pour s’informer de ce qui n’allait pas. Depuis, son inquiétude ne cesse de
grandir. Pour elle, la nouvelle année s’ouvre sur trop de mystères.
«Et cette tempête qui n’en finit pas…»
— On va s’arrêter ici, explique monsieur Bellehumeur en prenant la
sortie vers L’Islet.
À quelques kilomètres de l’autoroute, la voiture roule de peine et de
misère jusqu’à la porte d’un petit hôtel qui, aux yeux de Marianne, doit
dater de plusieurs siècles. Le bâtiment d’un rose délavé, avec des fenêtres
dont les contours sont peints en rouge, semble abandonné. Sur l’affiche
lumineuse dont la moitié des lettres sont éteintes est indiqué le nom
Carrefour du voyageur.
— Il ne faut pas faire les difficiles, n’est-ce pas, avertit le père de
Marianne en voyant l’air dépité des autres membres de sa famille.
Puis, il sort de la voiture pour aller demander à la réception s’ils peuvent
louer une chambre pour la nuit. Quelques minutes plus tard, il laisse entrer
une forte bourrasque dans l’auto en ouvrant la portière.
— On est choyés. Il paraît qu’on est les seuls clients de l’hôtel!
L’intérieur de la chambre qu’on leur a attribuée est aussi désolant que
l’extérieur du motel. L’horrible couvre-lit fleuri et le tapis de couleur rouille
semblent lutter, en matière de laideur, avec les lampes Tiffany dorées et les
immenses tableaux d’animaux sauvages qui trônent de chaque côté des lits.
— Cool! On va coucher dans un motel! chantonne Mathis.
Le petit garçon est le seul membre de la famille à être emballé par toute
cette aventure. Madame Bellehumeur, pour sa part, s’empresse d’inspecter
la salle de bain.
— Au moins, c’est propre, conclut-elle en enlevant son manteau.
À l’extérieur, la tempête fait toujours rage. Marianne, découragée, jette
un œil par la fenêtre. La voiture de son père est déjà presque entièrement
ensevelie sous la neige qui virevolte, poussée par de violentes rafales.
— Il n’y a pas de wi-fi. C’est quoi, cet endroit?
— Hum! À voir ce vieux meuble, je me demande même s’ils ont la télé
couleur, poursuit la mère avec une certaine dose d’humour, cherchant à
désamorcer la crise d’adolescente qui est sur le point d’éclater.
— Je suis sûre qu’on restera prisonniers de cette chambre pour le reste
de nos jours!
Monsieur Bellehumeur s’approche de sa fille et l’enlace tendrement.
— Voyons, ma chérie. Prends ça comme une expérience… intéressante,
disons!
Marianne regarde son père en fronçant les sourcils.
— Papa, tu n’es pas drôle. Vraiment, tu…
L’adolescente est interrompue par des coups frappés à la porte. Sa mère
s’empresse d’aller ouvrir et laisse entrer une vieille dame au visage ratatiné,
mais à l’œil allumé d’une vive étincelle.
— C’est donc ben effrayant, ce vent et cette neige! Je me souviens de la
tempête du siècle. Je crois que c’était en 1971.
Elle réfléchit quelques secondes.
— Oui, c’était bien en 1971. L’année où mon Benoît est né. Deux jours
après la tempête, ce p’tit cœur a décidé de se pointer. Vous ne deviez même
pas être au monde, vous autres, n’est-ce pas?
Elle affiche un large sourire qui remonte ses joues ridées et plisse son
regard derrière les grosses lunettes aux vitres très épaisses qui lui
descendent sur le bout du nez.
— Non, je suis né en 1977, et ma femme en 1979. Mais mon grand-père
m’en a souvent parlé, de cette fameuse tempête du siècle.
— Êtes-vous bien installés?
Elle s’étire le cou pour jeter un coup d’œil circulaire dans la pièce.
— Oui, merci beaucoup.
— J’avais ces jeux dans mon tiroir. J’imagine qu’ils plairont aux
enfants.
Elle tend une boîte multicolore et une petite mallette de cuirette brune à
monsieur Bellehumeur.
— Oh! Wow! Un jeu de Mille Bornes. Regarde, chérie.
Le père de Marianne semble impressionné par la boîte, alors que
l’adolescente n’a aucune idée de ce dont il peut s’agir.
— Et voici un plateau de Backgammon. Pour ne pas que vos enfants
s’ennuient.
— Qu’est-ce que c’est? demande Mathis.
— Papa va t’expliquer, mon grand. C’était populaire quand on était
enfants, ta mère et moi.
— Hum… je suis beaucoup trop jeune pour avoir connu ça, mon chéri!
Le père jette un coup d’œil circonspect à sa femme et se tourne vers la
dame.
— C’est très gentil à vous. Je vais éduquer ces trois novices en leur
inculquant les règles de ces jeux indémodables.
Madame Bellehumeur lève les yeux au plafond. Son mari la surprendra
toujours par ses répliques sarcastiques et ses allures de grand expert en
n’importe quoi.
— Je vais vous préparer à souper. Vous devez être affamés.
— Moi, si je ne mange pas bientôt, je mourrai de faim, c’est certain!
lance Mathis dès qu’il entend parler de nourriture.
— C’est très gentil à vous, madame…
— Chauvette. Laurette Chauvette, pour vous servir.
Marianne se retient pour ne pas sourire, non seulement parce que le nom
de cette femme est drôle, mais aussi à cause de la rapidité avec laquelle elle
l’a prononcé. Aux oreilles de l’adolescente, cela sonnait comme «loet
chevet».
— Merci, madame. C’est gentil à vous. Ce n’est pas nécessaire de vous
déranger. Pensez-vous qu’on peut commander dans un restaurant? demande
madame Bellehumeur.
— Par un temps pareil, personne ne fait de livraisons, ma p’tite dame.
Ça va me faire plaisir de vous préparer un p’tit souper vite fait. Je vous
apporte le tout dans une trentaine de minutes.
Et sans rien ajouter, elle quitte la chambre.
— Qui a envie de faire une partie de Mille Bornes avec moi? demande
le père de Marianne sur un ton beaucoup trop compétitif au goût de sa fille.
Après avoir avalé le repas préparé par la propriétaire du motel, composé
d’une soupe aux nouilles et d’un marconi à la viande, les Bellehumeur se
remettent à leur jeu de cartes. Contrairement à ce qu’elle avait pensé, et
devant l’engouement de son père pour la chose, Marianne se découvre un
certain intérêt pour ce jeu qui date du siècle dernier.
— Crevaison.
Monsieur Bellehumeur bougonne à son tour.
— Il me faut un pneu de rechange. Qui d’entre vous aura la gentillesse
de m’en donner un?
— Qu’est-ce que ça veut dire, mille bornes, papa? demande Mathis.
— «Borne», c’est un synonyme de «kilomètre».
— Synonyme? questionne de nouveau Mathis en laissant entendre un
long bâillement.
— Un mot différent pour dire la même chose qu’un autre mot, c’est un
synonyme. Tu vois, juste en ce moment, «Mathis» et «un-petit-garçon-qui-
ne-se-décide-pas-à-jouer», ce sont des synonymes!
— Je crois qu’il y a un petit coco qui est prêt à aller faire un gros dodo,
enchaîne madame Bellehumeur en quittant la table.
— Non, maman, regarde! Je ne suis pas fatigué du tout, fait l’enfant en
ouvrant grand les yeux.
— Allez, jeune homme. Il faut dire bonne nuit, maintenant. L’heure du
coucher est passée.
Après avoir demandé une histoire, un verre d’eau, un câlin de chaque
membre de sa famille, visité la salle de bain et changé trois fois de place
dans les deux lits que contient la chambre, Mathis finit par s’endormir, au
grand soulagement de sa sœur.
«Il est intense, aujourd’hui, celui-là!»
— Je vais prendre un bain, chuchote-t-elle à ses parents qui ont
entrepris une partie de Backgammon.

Avant d’aller dormir à son tour, Marianne jette un regard par la fenêtre.
La tempête fait toujours rage. Le vent souffle avec force, créant des
tourbillons de neige sur son passage. Les lumières de la ville, au loin, sont à
peine visibles.
— Je veux rentrer chez nous!
— Voyons, Marianne. Sois raisonnable. Demain, la tempête devrait
s’être calmée.
— J’espère! s’exclame-t-elle en levant les bras de chaque côté de sa
tête, parce que pour l’instant, c’est comme un cauchemar, ici. Il n’y a rien à
faire.
Elle s’approche de ses parents. Puis, à brûle-pourpoint, elle lance:
— Qu’est-ce que vous nous cachez, à Mathis et à moi?
Son père et sa mère, d’un même mouvement, se tournent vers elle.
L’adolescente comprend immédiatement que la situation est grave, juste à
voir avec quel regard ils la fixent.
— Assieds-toi, ma chérie. On doit te parler.
Dévorée par la curiosité, mais craintive à l’idée que les choses soient
dramatiques ou même simplement ultra-compliquées, Marianne reste sur
ses gardes. Sa mère lui fait un timide sourire. Son père, quant à lui,
enveloppe sa femme d’un regard protecteur.
— Est-ce qu’on va encore déménager?
Tous deux se tournent vers leur fille avec surprise.
— Mais non, ma chérie. Voyons! Quelle drôle d’idée!
Marianne laisse échapper un long soupir de soulagement. Elle pose les
coudes sur la table et observe ses parents l’un après l’autre.
— Alors, vous me la dites, cette nouvelle?
Madame Bellehumeur croise les bras et regarde son aînée.
— On va avoir un autre enfant.
L’adolescente croit avoir mal entendu.
— Hein?
Monsieur Bellehumeur saisit la main de son épouse.
— Bientôt, un petit trésor viendra agrandir la famille.
Sur le coup, Marianne est incapable de réagir. Les émotions roulent
dans sa tête à cent kilomètres à l’heure. Sa relation avec Mathis est déjà
houleuse, puisqu’il demande beaucoup du fait de ses comportements. Un
bébé, ça exige des soins, de l’attention. Avec un nouveau-né, comment sa
vie de tous les jours se passera-t-elle? Elle se rappelle encore l’époque où
ses parents ont ramené Mathis à la maison.
En plus de l’avoir privée de sa place d’enfant unique, il avait pleuré
presque sans arrêt durant les premiers mois, le jour comme la nuit. Du haut
de ses six ans, elle avait voulu qu’on renvoie cette chose braillarde au
magasin des bébés. Pour elle, l’arrivée de ce petit frère s’était avérée une
mauvaise expérience. Aujourd’hui, elle ne veut surtout pas revivre cet enfer.
— En es-tu certaine? demande-t-elle à sa mère d’une voix hésitante.
— Oui, je l’ai su juste avant de partir pour Lachute.
— Et pourquoi tant de mystère autour de cette nouvelle?
La jeune fille se souvient du sérieux avec lequel sa mère en discutait
avec sa grand-mère.
— Euh… parce que… hum…
Madame Bellehumeur bafouille. Elle jette un regard suppliant sur son
mari.
— La grossesse pourrait être risquée, indique ce dernier.
— Qu’est-ce que ça veut dire? rétorque l’adolescente.
— Ma situation sera précaire. C’est un peu difficile à expliquer, mais il
y a des problèmes avec mon utérus, et c’est risqué pour le fœtus. D’ici
quelques semaines, je devrai garder le lit presque en permanence.
— Qui s’occupera de nous? demande Marianne, inquiète.
Mathis se met à parler dans son sommeil. Marianne et ses parents
l’écoutent marmonner et, ensemble, ils pouffent de rire.
— Pour répondre à ta question, mamie Claire viendra habiter chez nous
durant les derniers mois de la grossesse. D’ici là, j’aurai besoin de ton aide,
ma chérie.
Marianne réagit d’une bien drôle de façon. Elle aimerait déborder de
joie et de bonheur à cette nouvelle, mais ce n’est pas ce qu’elle ressent. Elle
éprouve plutôt de l’agacement, une certaine contrariété… comme si son
cerveau était complètement fermé à cette idée. Pourquoi ses parents ont-ils
décidé d’avoir ce bébé?
À ses yeux, leur famille est parfaite, et leur vie est somme toute
agréable, même si Mathis prend beaucoup de place et dépense énormément
d’énergie.
La perspective d’avoir une plus grande charge de travail lui donne une
autre raison d’être en désaccord avec ce projet qui lui est encore une fois
imposé.
— Quelle sorte d’aide?
Madame Bellehumeur est surprise par le ton de sa fille.
— Est-ce que tu as un problème avec ça, ma chérie?
L’adolescente reste muette. «Comment leur expliquer ce que je
ressens?» Elle a l’impression que cette grossesse changera le cours de sa vie
et qu’elle devra s’adapter sans dire un mot.
Soudain, elle se trouve égoïste de réagir de la sorte, de ne voir que les
aspects désagréables de la bonne nouvelle que lui annoncent ses parents.
Elle aura un petit frère ou une petite sœur. Elle serait censée être heureuse,
non!?
— Non… pas vraiment…
— Pas vraiment?
Madame Bellehumeur ouvre grand les yeux et reste sans voix.
— OK, explique-toi, veux-tu? ordonne son père.
L’adolescente sent qu’elle s’aventure sur un terrain glissant. Comment
leur dire qu’elle n’est pas chaude à l’idée d’avoir un nouveau bébé dans la
maison? Qu’elle aime sa vie de famille actuelle?
— Marianne!
Le silence qui s’installe est lourd. L’adolescente se dit même qu’elle
aurait préféré que ses parents lui annoncent un déménagement.
Son questionnement est grand. De toute façon, aura-t-elle voix au
chapitre? Prendra-t-on ses intérêts en considération? A-t-elle le choix
d’accepter cette décision? Sa maman est déjà enceinte. Une chose est claire:
ce nouveau-né fera son entrée dans la famille d’ici quelques mois, qu’elle le
veuille ou non.
— Ce que je veux dire, c’est que… un bébé… chamboulera notre vie,
non?
Madame Bellehumeur s’avance vers sa fille et l’entoure de ses bras.
— Je comprends comment tu te sens, ma chérie.
L’adolescente lève les yeux vers sa mère.
— J’ai ressenti la même chose quand ta tante Rachel est née. J’avais
neuf ans et je voyais mon monde s’écrouler à cause de l’arrivée de cet
enfant.
— Vraiment?
— Oui. Et j’aimerais te rappeler que tu as réagi encore plus intensément
à la naissance de ton frère.
— Vraiment? répète Marianne.
— Je te demande ta collaboration. Je m’en veux de t’imposer ça, mais
mon état exigera que je sois moins active dans la maison. On va tous devoir
faire des concessions, ma chérie.
Le ton doux de madame Bellehumeur ébranle sa fille autant qu’il la
surprend. Peu habituée à ce que sa mère se confie de la sorte, l’adolescente
s’oblige à reprendre le contrôle de ses émotions.
— Je suis désolée, maman.
— J’aimerais que tu me dises ce que tu ressens. C’est important que tu
puisses nous dire ce qui te met dans cet état.
Marianne, qui n’est pas sûre de bien comprendre les propos de sa mère,
se contente de l’observer en silence.
— Ma chérie, mon seul désir, c’est de te savoir heureuse et de te voir
grandir dans un environnement qui te plaise. Mais surtout, je veux que tu
sois capable d’exprimer le fond de ta pensée. Pour moi, c’est très important.
Après avoir entendu cela, Marianne décide de s’ouvrir à ses parents sur
ses craintes, sur ses peurs liées à cette naissance à venir. Elle parle de ce qui
l’attend et des nouvelles responsabilités qu’elle devra assumer. La jeune
fille s’exprime calmement et avec sérieux.
Avec compassion, madame Bellehumeur écoute sa fille sous l’œil
bienveillant de son mari, heureuse de voir que sa famille reste unie et que sa
fille est capable de leur parler.
Puis, dans cette vieille chambre de motel hideuse en bordure de
l’autoroute 20, le 2 janvier 2018 vers vingt et une heures vingt-cinq, alors
que la tempête fait toujours rage, Marianne Bellehumeur réalise que sa
relation avec sa mère est en train de passer à un niveau supérieur.
— Maman, papa! La neige a cessé. Allez, levez-vous!
Marianne sort prestement du lit dès que les paroles de son frère se
frayent un chemin jusqu’à son cerveau.
— On peut enfin rentrer à la maison?
D’une même voix, les quatre membres de la famille Bellehumeur
expriment leur joie de quitter cet endroit. À la vitesse de l’éclair, ils
bouclent leurs bagages et dans le temps de le dire, tout le monde est prêt à
reprendre la route. Un petit déjeuner rapide dans un restaurant du coin
complète leur arrêt impromptu et obligé dans ce petit village perdu sur le
bord de l’autoroute.
Quatre heures plus tard, après un voyage difficile, les Bellehumeur
arrivent enfin chez eux.
Marianne se précipite dans sa chambre et branche illico son iPod. Elle a
l’impression que mille ans se sont écoulés depuis sa dernière conversation
avec ses amis.
Elle constate sans surprise que douze textos l’attendent, mais d’un geste
pressé, elle ouvre celui que lui a envoyé Noah. L’adolescente a encore en
tête le cri du cœur de son ami, qu’elle a lu juste avant de quitter la maison
de ses grands-parents. Elle se souvient de chacun de ses mots.

Depuis, il lui a fait parvenir deux courts messages. Le premier date de la


veille.

Et l’autre de tôt ce matin.


Sans attendre, Marianne répond aux textos de détresse de Noah.

Marianne a l’impression que son ami est rivé sur son iPod. Aussitôt, les
trois petits points apparaissent sur l’écran. Marianne est rassurée. Elle va
bien vite savoir ce qui le tracasse.
L’adolescente donne son adresse à Noah et met fin à sa conversation
avec lui. Pendant quelques secondes, elle fixe le mur devant elle sans
bouger. Dans son esprit, cette décision des parents de Noah est débile. Ça
n’a pas de bon sens qu’ils l’envoient en pension parce qu’ils n’acceptent pas
son orientation sexuelle. «C’est complètement fou!»
Apercevant son reflet dans le miroir, elle constate qu’une douche lui
ferait le plus grand bien et rafraîchirait son visage défait. Elle ne veut pas se
présenter devant son ami avec des cheveux en bataille et des vêtements
froissés. «Il veut certainement voir autre chose qu’une face déprimée»,
pense-t-elle en ouvrant sa valise pour y trouver un chandail de rechange.
Au fur et à mesure qu’elle effectue des fouilles intensives dans ses
bagages, elle laisse tomber sur le plancher et sur son lit les vêtements qui ne
font pas son affaire. Soudain, quelqu’un frappe à sa porte.
— Marianne, ma chérie…
Madame Bellehumeur se fige sur place en voyant la scène. En l’espace
de quelques secondes, la pièce est devenue sens dessus dessous, plongée
dans le genre de désordre que seule Marianne arrive à générer.
— Je cherche le chandail rose que grand-maman Bellehumeur m’a
offert à Noël.
Madame Bellehumeur lui tend ledit vêtement du bout des doigts.
— Celui-ci?
— Oui, merci, répond la jeune fille en se précipitant vers sa mère. Noah
vient me rendre visite cet après-midi. Je cours dans la douche.
— Wohhh!!! Un instant! On est à la maison depuis à peine quelques
minutes, et tu as déjà trouvé le moyen de faire de ta chambre un champ de
bataille!
— Ah! Maman! S’il te plaît! Noah sera ici bientôt et je dois me
préparer.
Puis, sans crier gare, Marianne éclate en sanglots.
Un peu décontenancée, madame Bellehumeur reste sans voix.
— Qu’est-ce qui se passe, ma chérie?
Marianne tourne sur elle-même pour camoufler ses larmes. Elle enfouit
son visage dans son chandail, qu’elle serre entre ses bras.
— Raconte-moi ce qui te tracasse, Marianne…
L’adolescente se laisse tomber sur son lit et fixe sa mère, les traits
déformés par la tristesse.
— C’est Noah… ses parents… il s’en va… tu sais, ce n’est pas comme
s’il y était pour quelque chose… ils sont vraiment méchants.
Madame Bellehumeur s’approche et ferme la porte. La voix saccadée de
sa fille lui donne l’impression que ses propos sont incompréhensibles. En
s’assoyant près de Marianne, elle constate que derrière les airs fonceurs et
impulsifs de son aînée se cache le désarroi d’une petite fille dépassée par les
événements.
— Dis-moi ce qui se passe, ma chérie. Calmement.
Et Marianne raconte tout à sa mère. Elle lui parle de l’homosexualité de
Noah, de la peine qu’elle ressent à l’idée de perdre son ami en raison de
l’intolérance de monsieur et madame Lafrance.
Ne sachant trop comment réagir à toute la douleur qui transparaît dans
le discours de Marianne, madame Bellehumeur enlace sa fille avec affection
en lui caressant les cheveux.
Après avoir discuté avec sa mère, Marianne est soulagée. Au début,
madame Bellehumeur a tenté de la rassurer en lui disant que chaque parent
gère sa famille comme il l’entend et fait de son mieux pour assurer le
bonheur de ses enfants.
Puis, en employant des mots choisis avec soin, elle lui a expliqué qu’il
était hors de question qu’elle intervienne auprès du père de Noah, comme
Marianne la suppliait de le faire. Une fois sortie de la tempête émotive qui
l’accablait, l’adolescente a dû se rendre à l’évidence: la seule chose qu’elle
puisse faire, c’est accompagner et soutenir moralement Noah dans le drame
qu’il vit en ce moment. Sans plus.
En attendant l’arrivée du garçon et après avoir pris une longue douche,
Marianne saisit son iPod pour texter ses amis. Elle n’a pas encore parlé à
Jacob, ni à Summer, ni à Estelle.
— Ta chambre est vraiment cool!
Marianne ne cache pas sa surprise. Elle jette à Noah un regard étrange
qui lui laisse clairement voir qu’elle doute de sa santé mentale. Puis, elle
remercie silencieusement sa mère, qui l’a une fois de plus obligée à faire le
ménage avant l’arrivée d’un de ses amis.
— Tu me niaises! Ma chambre a l’air d’un vieux pichou à côté de la
tienne!
— Ah! ah! Un quoi?
— Un vieux pichou. Une vieille chaussure. C’est mon grand-père qui
dit ça, réplique Marianne en souriant.
— Non mais, c’est génial, ici. Tu as de si belles choses, toutes
mignonnes, remarque Noah en empoignant un appui-livres en forme
d’étoile dans la bibliothèque située en face du lit.
L’intonation qu’il utilise est triste.
— Ta maison est chaleureuse. Ça n’a rien à voir avec la mienne.
Marianne s’approche de Noah.
— Raconte-moi.
Les deux amis s’assoient sur les poufs installés près de la porte.
— Attends!
L’adolescente se relève et sort de la chambre en coup de vent. Elle
revient quelques instants plus tard avec deux grands verres de jus et un sac
de popcorn. Entourés de coussins, Marianne et Noah s’installent pour une
longue discussion.
— Tu es trop gentille!
Après avoir calé la moitié de sa boisson, Noah commence son récit.
— La Floride, c’est beau, mais pas quand il pleut. Ça faisait deux jours
que le temps était vraiment dégueulasse. J’étais pris à l’intérieur, pas moyen
de fuir l’atmosphère intense qu’il y avait dans le condo de mes grands-
parents.
Il reprend son souffle.
— Au souper, ce soir-là, mon père, avec son air le plus sérieux, m’a
demandé si j’avais l’intention de changer et de redevenir «normal», d’être
comme avant. Il avait sorti sa voix de président-directeur général la plus
cassante et attendait que je lui réponde. Je l’ai fixé avec des points
d’interrogation dans les yeux. Je ne pouvais pas croire qu’il soit si fermé et
si borné, tout à fait incapable de comprendre que mon homosexualité
n’avait rien d’une décision que j’aurais prise comme ça, un beau matin.
Mon grand-père, installé à l’autre bout de la table, me regardait de travers
lui aussi. J’ai bien tenté de m’en faire un allié dans cette lutte contre mon
père et ma mère, mais il ne m’a été d’aucun secours.
Noah penche la tête et observe un point devant lui.
— J’ai compris à ce moment-là qu’il était encore plus homophobe que
son fils. Je te répète les mots exacts qu’il m’a lancés.
Il prend une grande inspiration. Marianne voit bien que ce souvenir est
douloureux pour Noah. Elle garde un silence complice pour l’encourager à
continuer.
«Il n’est pas question que tu viennes ternir la réputation de la famille,
m’a-t-il dit. Nous avons bâti notre entreprise en travaillant fort, et toi, du
jour au lendemain, tu risques de jeter tout cela par terre pour des
enfantillages. Tu te trompes, mon jeune garçon, si tu crois que je vais laisser
faire cela!»
Marianne se rappelle le gentil monsieur qu’elle a rencontré lorsque sa
mère et elle se sont rendues au restaurant, après son premier atelier de
théâtre. Ce jour-là, Noah et son grand-père s’étaient joints à elles, et elle
avait vu Noah de plus près. Le grand-père de son ami lui était apparu alors
comme un homme amical et doux. Maintenant, elle comprend que tout cela
n’était qu’une façade. «Il cache bien son jeu», pense-t-elle.
— Je me sentais tellement seul autour de cette table! Et je l’étais, aussi.
Durant le repas de Noël, j’ai eu droit à des critiques de toutes sortes de la
part de mes parents et de mes grands-parents. Tous les quatre m’ont fait la
morale pendant que je fixais mon assiette pour ne pas exploser. Et tu
connais mon père: une fois qu’il est lancé, il est impossible de l’arrêter. Ce
soir-là, mon grand-père était encore pire. Ils n’ont jamais prononcé le mot,
mais tous ont fait allusion à mon orientation sexuelle, sans oser la nommer.
J’aurais tellement voulu être ailleurs, si tu savais!
Noah continue de se concentrer sur un point devant lui.
— Et c’est là qu’est sortie la bombe! Mes parents m’ont annoncé le plus
naturellement du monde que je serais envoyé en pension au séminaire
Saint-Stanislas, à Québec, que j’y resterais vingt-quatre heures sur vingt-
quatre et qu’on s’occuperait de me «remettre dans le droit chemin», pour
employer les termes exacts de mon père.
Reprenant son souffle, l’adolescent cherche du réconfort auprès de son
amie, qui s’approche de lui et saisit sa main.
— J’ai hurlé, crié, braillé. J’ai fait tout ce que j’ai pu imaginer pour le
faire changer d’idée. Il n’a rien voulu savoir. Sa décision est irrévocable. Je
serai pensionnaire à partir de demain et pour le reste de mes études
secondaires.
Un lourd silence s’installe dans la chambre de Marianne. L’adolescente
n’arrive pas à comprendre comment des parents peuvent être si insensibles
au sort de leur enfant. Elle n’a aucune idée des paroles à prononcer pour
encourager son ami.
— Je suis désolée, tellement désolée, Noah! Je ne sais pas quoi dire.
Mais je peux te jurer que tu pourras toujours compter sur moi pour t’écouter
et te soutenir dans cette épreuve.
Noah relève la tête. Des larmes roulent sur ses joues, et son regard est le
plus triste que Marianne ait jamais vu. Sans hésiter une seconde, elle
s’élance vers lui pour lui faire un gros câlin. Pendant de longues minutes,
les deux amis restent là, assis au milieu de la chambre, à se bercer
doucement, dans les bras l’un de l’autre.
— Merci, Marianne. Tes mots me font tellement de bien! Et je souhaite
de tout cœur qu’on soit toujours amis. Ton amitié est tellement précieuse à
mes yeux! Je ne veux jamais te perdre.
— Promis, réussit à répondre la jeune fille en ravalant ses larmes.
Puis, comme s’il avait un regain d’énergie, Noah se lève d’un bond et se
tourne vers Marianne.
— Allez, c’est assez, les idées noires! Il n’est pas question que je passe
ma dernière journée avec toi à pleurer sur mon sort comme un enfant à qui
on vient d’enlever sa petite bébelle.
Marianne, surprise par la transformation radicale de son ami, reste sans
voix. Elle saisit le bras qu’il lui tend et se retrouve aussitôt sur ses jambes,
devant un Noah métamorphosé.
— On va glisser!
— Hein?
L’adolescente n’en croit pas ses oreilles.
— Grouille-toi! Fais ça vite. Habille-toi. On s’en va à la côte de Cent
Pieds.
— Hein? répète Marianne, qui n’en revient pas de voir avec quelle
rapidité il a changé d’humeur.
— Marianne Bellehumeur, es-tu en train de me dire que tu ne connais
pas ce haut lieu de la glissade?
— Euh… non!
— Sacrilège! Tu habites à deux secondes de cet endroit unique et tu n’as
jamais glissé sur ce joyau de Rocher-sur-Mer? Vite, il faut faire ton
initiation. Allez! Bouge ton popotin, ma chère!
Il s’élance vers la porte.
— Ah! Zut! J’ai oublié mon pantalon de neige à la maison.
Marianne réagit rapidement. Elle ne veut pas qu’il perde cet
enthousiasme soudain, après les révélations qu’il vient de lui faire et la
tristesse qui y était associée.
— Je crois que mon père pourrait t’en prêter un, lance Marianne, se
laissant emporter par la frénésie de Noah.
Depuis son déménagement, elle a peu exploré les environs de la ville et
ne connaît vraiment pas cet endroit dont Noah lui parle avec tant d’entrain.
Une fois au rez-de-chaussée, ils se dirigent vers le salon où se trouvent les
parents de Marianne.
— Papa, est-ce que tu pourrais prêter un pantalon de neige à Noah? On
va aller glisser.
— Bien sûr.
— Moi aussi, je veux y aller! demande Mathis d’une voix suppliante.
— Non, pas aujourd’hui.
Rapidement, Noah enfile les vêtements que lui prête monsieur
Bellehumeur. De son côté, comme à son habitude lorsqu’il n’obtient pas ce
qu’il désire, Mathis hurle et supplie sa sœur de le laisser les accompagner.
Longtemps, Marianne reste sur ses positions. Noah lui fait un signe de
tête pour lui signifier qu’elle peut laisser son frère venir avec eux. Marianne
finit par accepter de l’emmener au grand soulagement de sa mère, qui
semble très fatiguée aujourd’hui.
Les deux amis se rendent dans le garage pour en sortir les traîneaux.
Puis, l’adolescent se met à la tête du petit groupe en rigolant et guide
Marianne et son frère vers cet endroit unique qu’il veut absolument leur
faire découvrir.
— Tout le monde à Rocher-sur-Mer connaît la fameuse côte de Cent
Pieds. Tu seras une pure Rocher-sur-Mérienne une fois que tu auras gravi le
sommet de cette montagne, d’où tu peux voir la ville au complet.
— Rocher-sur-Mériens? C’est comme ça qu’on appelle les gens d’ici?
Mathis enfonce de nouveau sa tuque sur sa tête et attend la réponse à sa
question en levant le nez vers celui qu’il considère comme l’amoureux de sa
sœur. Il le trouve très chouette, ce grand gars, surtout qu’il a accepté de le
laisser venir avec eux. Comme à son habitude, Marianne, elle, avait refusé.
Elle ne veut jamais rien faire avec lui.
Noah éclate de rire.
— Je ne sais pas. C’est un mot qui sort de mon imagination. Mais vous
allez voir. C’est vraiment big. Et si on faisait la course? Le dernier en haut
de la côte est une poule mouillée.
Aussitôt, Noah s’élance, suivi de Mathis qui le talonne avec toute
l’énergie d’un petit garçon de six ans. Marianne, encore abasourdie par
l’attitude enjouée de Noah, arrive à peine à les suivre.
— Marianne est une poule mouillée… Marianne est une poule
mouillée… Elle a perdu la course. Je suis le champion. Yéééé!!
Mathis jubile.
— Tu es arrivée depuis ce midi. Tu m’as envoyé un simple coucou par
texto et depuis, plus rien.
Le ton de voix sec de Jacob agace Marianne. Elle presse le téléphone
contre son oreille et cherche ses mots. Il poursuit.
— Je t’ai envoyé plein de messages, et tu ne m’as pas répondu.
— J’étais avec Noah…
— Ah!! Noah! Bien sûr. J’aurais dû y penser.
Jacob fulmine. Marianne sent monter la colère en elle.
— Je…
— On ne s’est pas vus, ni parlé, ni texté depuis deux semaines, et la
première personne que tu appelles quand tu reviens, c’est Noah?
— Jacob, calme-toi.
— Ne me dis pas de me calmer. Tu as fait quoi, depuis tout ce temps?
Marianne hésite à lui raconter son après-midi et surtout à lui avouer que
Noah est encore chez elle, puisque sa mère l’a invité à souper.
— Je suis allée glisser avec mon frère et…
— Laisse-moi deviner… et avec Noah.
Le silence de Marianne confirme à Jacob qu’il a visé en plein dans le
mille. Le jeune homme n’arrive pas à le croire.
— Il était avec toi toute la journée, alors que moi, j’attendais que tu
viennes me raconter tes vacances? C’est vraiment ordinaire, Marianne.
— Jacob, je…
— Il est toujours dans mes jambes, celui-là!
— Noah est mon ami, c’est tout.
— Et moi, qu’est-ce que je suis, Marianne, pour toi?
— Tu es mon chum, mais Noah avait vraiment besoin de me parler.
— Et moi, Marianne? Je voulais être avec toi moi aussi, tu sais.
L’adolescente est submergée par une multitude de nouvelles émotions.
C’est la première fois qu’elle subit une crise de jalousie de Jacob, et cette
situation la rend tout à fait mal à l’aise. Elle refuse cependant d’avouer à
son petit ami les vraies raisons de la venue de Noah chez elle. Ce dernier
n’a pas encore dévoilé son secret à tout le monde, et ce n’est certainement
pas elle qui va en parler, même à son amoureux. L’adolescente a juré à son
ami de garder le silence et elle ne brisera pas sa promesse.
— Je n’ai rien fait de mal.
— Tu ne m’as pas appelé. Tu as préféré te tourner vers ce cher Noah. Je
le déteste, ce gars-là. Je vais lui péter la gueule!
Il hurle au bout du fil. À cet instant, madame Bellehumeur entre dans le
salon et constate que sa fille semble perturbée par sa conversation
téléphonique. Pour éviter que sa mère surprenne ses paroles, Marianne se
précipite au sous-sol, en retenant ses larmes. Pendant ce temps, Noah s’est
installé à la table de la cuisine avec Mathis, qui lui explique le
fonctionnement de l’auto téléguidée qu’il a reçue pour Noël.
— Est-ce que tu as entendu ce que je t’ai dit, Marianne? Je vais lui
régler son compte, à ce Noah.
Dès qu’elle referme la porte de sa chambre, Marianne inspire
profondément et exprime toute sa colère à Jacob dans un long souffle.
— Jacob Sarrazin, je t’interdis de me parler sur ce ton. As-tu bien
compris? Qu’est-ce qui t’arrive? Est-ce que tu entends ce que tu dis? Tu
délires, ma parole. Calme-toi.
À l’autre bout du fil, seule la respiration de Jacob est perceptible.
— Pour qui te prends-tu pour vouloir tabasser Noah? C’est mon ami, et
tu n’as pas à décider avec qui je peux me tenir. Je suis désolée de ne pas
avoir répondu à tes textos. Noah avait besoin de moi. Alors, il est venu me
voir.
Elle garde un court silence.
— Et ce soir, il soupe chez moi.
Elle entend un déclic à l’autre bout du fil. Abasourdie, elle fixe le
téléphone.
«Je n’arrive pas à y croire. Il m’a raccroché la ligne au nez!»
Marianne lance le téléphone sur son lit et sent sa colère monter en
flèche. Elle marche de long en large dans sa chambre pour expulser cette
intense énergie qui fait rage en elle. Son cœur bat rapidement. Devant son
miroir, elle fixe son visage rougi par l’émotion et pose les mains sur son
bureau en prenant de grandes inspirations pour tenter de se calmer.
— Ce n’est vraiment pas juste. Il m’accuse de choses qui sont fausses.
Comment peut-il être jaloux? Noah est mon ami, et s’il n’arrive pas à
compren…
Un léger coup à la porte vient interrompre son monologue.
— Marianne, ça va? demande Noah d’une voix hésitante.
Marianne se force à sourire et à chasser de son visage toute trace de rage
et de colère. Elle refuse que Noah subisse les conséquences de sa dispute
avec Jacob. Encore secouée par cette discussion, elle réalise que son
amoureux lui a montré un côté de sa personnalité qu’elle ne connaissait
pas… et qu’elle déteste.
— J’arrive, lance-t-elle en récupérant le téléphone au centre de son lit.
— Es-tu sûre que ça va?
— Oui, oui, ne t’inquiète pas. C’est Jacob qui est frustré. Ça va lui
passer.
Noah regarde son amie d’un air surpris. Cette dernière l’entraîne vers
l’escalier avec énergie.
— Allez, viens. La pizza sera livrée sous peu. Je suis affamée, après
toutes les remontées que tu m’as fait faire cet après-midi!
Le jeune homme retrouve vite le sourire à l’évocation de leur après-midi
de glissade.
— Pfft! Je crois que tu en as pas mal arraché. Mathis et moi, on t’a
battue à plate couture!
— Vous vous êtes mis à deux contre moi. Vos défis étaient irréalisables!
— Tu es un peu trop peureuse à mon goût.
— Votre folie de descendre la côte de Cent Pieds assis à l’envers dans le
traîneau, je trouvais ça suicidaire, moi!
— Et pourtant, on l’a fait!
Noah éclate de rire.
— Ce n’était pas du courage, c’est parce que vous êtes cinglés, c’est
tout! Je n’ai pas besoin de faire des cascades pour me valoriser, moi!
Dès qu’ils arrivent dans la cuisine, la sonnette de la porte d’entrée se fait
entendre.
— Chérie, ça doit être le livreur. S’il te plaît, prends l’argent sur la table
et paye-le. Tu lui donneras cinq dollars de pourboire.
Marianne se précipite. Le nœud qui s’était formé dans son estomac
après sa chicane avec Jacob s’est dénoué, et elle sent maintenant une faim
de loup la tenailler.
— Vos pizzas, mademoi…
Au moment où Marianne tend les bras pour saisir les deux boîtes, le
livreur fait une fausse manœuvre. Sans crier gare, il perd pied sur la fine
couche de glace noire qui recouvre la galerie et se retrouve étendu de tout
son long, après avoir exécuté une volte-face digne d’un cascadeur.
Incapable de s’agripper à quoi que ce soit, il tombe lourdement sur le sol,
entraînant dans sa chute les deux pizzas poulet bacon que madame
Bellehumeur avait commandées.
— Oh! Mon Dieu!
Marianne reste saisie devant la scène à laquelle elle vient d’assister. Le
livreur se confond en excuses.
— Je suis désolé…
Lorsqu’il essaie de se remettre sur pied, sa main se pose sur le carton
imbibé de sauce tomate, ce qui a pour effet de lui faire perdre l’équilibre à
nouveau. Cette fois, il se retrouve sur le dos. L’adolescente, incapable de
bouger, les bras encore tendus, n’a pas le réflexe de lui porter secours.
— Qu’est-ce qui se pass…? Oh! Mon Dieu. Laissez-moi vous aider.
Monsieur Bellehumeur se précipite vers le livreur pour l’aider à se
relever. L’homme aux cheveux grisonnants fait peine à voir.
— Marianne, va chercher une serviette.
La jeune fille sort de sa torpeur et court vers la salle de bain.
— Où est la pizza? demande madame Bellehumeur lorsqu’elle aperçoit
sa fille les mains vides.
Sans répondre, Marianne retourne vers la porte d’entrée, sa mère, Noah
et Mathis sur ses talons. Son père et le livreur ont pénétré dans la maison.
Monsieur Bellehumeur saisit la serviette dès que Marianne arrive près
d’eux. L’homme, qui a conservé sa casquette malgré ses péripéties, est dans
un piètre état. Ses mains dégoulinent de sauce et des morceaux de
garnitures se détachent de ses vêtements.
— Je suis désolé, répète-t-il sans cesse, la tête enfoncée dans les
épaules. Votre tapis…
— Mais que s’est-il passé, grand Dieu? s’exclame madame
Bellehumeur devant la scène qui s’offre à elle.
— Il a glissé sur la galerie… sur les pizzas, essaie d’expliquer
Marianne.
— Venez vous réchauffer, monsieur…
— Carl, répond l’homme en montrant son insigne d’un doigt tremblant.
— Qu’est-ce qu’on va manger, nous? proteste Mathis, qui se faisait une
joie de déguster de la pizza du restaurant.
— Mathis Bellehumeur! lancent d’une même voix son père et sa mère.
L’enfant comprend rapidement qu’il a intérêt à ne pas en rajouter.
Après avoir appelé son patron pour lui expliquer la situation, l’homme
finit par s’en aller, toujours aussi désolé.
— C’est la première fois qu’une chose pareille m’arrive, conclut-il
avant de quitter la maison en laissant le tapis de l’entrée dans un piètre état.
Trente minutes plus tard, un second employé du restaurant sonne chez
les Bellehumeur pour leur apporter deux nouvelles pizzas bien chaudes et
bien juteuses, au grand plaisir de Mathis, qui surveille la scène de près pour
s’assurer que cette fois, le repas ne sera pas gâché par les mésaventures du
livreur.
Deuxième journée d’école depuis la fin des vacances. Marianne reprend
tranquillement sa routine habituelle. Son retour en classe lui a permis de
revoir ses amies, avec qui elle avait peu échangé durant le long congé des
fêtes.
Le premier jour, sa gang s’est vite retrouvée autour de sa table
habituelle, et chacun y est allé du récit de ses vacances de Noël.
Mais pour Marianne, le cœur n’y est pas. Elle se sent terriblement triste.
Noah a quitté Rocher-sur-Mer le dimanche soir avant la reprise des cours, et
elle arrive difficilement à composer avec cette situation. L’adolescente le
considère comme son meilleur ami masculin, et le fait qu’il ait dû
s’expatrier de cette façon la peine énormément. Depuis son départ, ils
échangent de longs messages dans lesquels il lui raconte sa vie à Québec.
Elle est beaucoup plus agréable qu’il ne s’y attendait. Même si les
règlements de sa nouvelle école sont stricts et que tout est organisé de façon
rigide, il a des loisirs intéressants et, à lire ce qu’il écrit, l’option théâtre
semble géniale.
Marianne n’a pas reparlé à Jacob. Après quelques jours de silence, il
vient de lui écrire, ce matin même, un texto qu’elle a parcouru à son réveil
et dans lequel il s’excuse de son comportement. Mais, encore très fâchée
contre lui à cause de son attitude vraiment déplacée, elle préfère attendre un
peu avant de reprendre contact avec lui. Elle est très déçue. Jamais elle
n’aurait imaginé que Jacob était ce genre de garçon.
«Il est jaloux et possessif», pense-t-elle en se brossant les dents. Au
moment où elle rentre dans sa chambre, Mathis descend les marches en
trombe et se précipite vers elle, le visage blême.
— Vite, Mari, viens! Maman est malade.
Paniquée, Marianne le suit dans l’escalier. Devant la porte fermée de la
salle de bain, ils entendent des bruits semblant indiquer que madame
Bellehumeur ne va vraiment pas bien.
— Maman, ça va?
— Occupe-toi de ton petit frère, ma chérie. Je sors dans quelques
minutes…
Puis, ses paroles se perdent dans le bruit des haut-le-cœur qui la
secouent.
— Viens, Mathis. On va déjeuner.
— Elle ne va pas mourir, n’est-ce pas? s’écrie l’enfant d’une voix
étranglée.
Marianne regarde Mathis avec étonnement. Elle aurait envie de dire une
bêtise, en réponse à l’énormité qu’il vient de proférer, mais elle remarque sa
mine apeurée et elle comprend qu’il est sérieux.
— Mais non. Elle vomit, tout simplement. Qu’est-ce que tu veux
manger pour déjeuner? Et tu dois te grouiller, ton autobus arrive dans
quelques minutes.
Étrangement, son frère ne s’obstine pas lorsqu’elle le presse de
s’habiller, même s’il n’a avalé que la moitié de sa gaufre, se plaignant
d’avoir mal au ventre. Après le départ de l’enfant, Marianne retourne
frapper à la porte de la salle de bain. Sa mère y est toujours barricadée.
— Tu es sûre que ça va, maman? Veux-tu que j’appelle papa?
— Ne t’inquiète pas, ma chérie. Ces nausées matinales sont les pires
que j’aie jamais connues, mais elles sont normales.
— Normales?
Marianne n’arrive pas à croire que ces malaises quotidiens soient
«normaux» pour une femme enceinte.
— Merci d’avoir pris soin de ton frère. Tu es adorable.
Encore une fois, la scène se reproduit. Durant de longues secondes,
Marianne entend madame Bellehumeur se débattre avec ses haut-le-cœur.
Ne sachant pas quoi faire, elle reste là, les bras ballants, dans le corridor.
Quelques instants plus tard, sa mère ouvre la porte et, devant son air affaibli
et son teint verdâtre, l’adolescente comprend qu’elle est beaucoup plus
malade qu’elle veut bien le dire.
— J’appelle papa.
— Non, ma chérie. Ton père a une réunion importante ce matin. Il a
quitté la maison plus tôt que d’habitude et il ne peut pas être dérangé. Ça va
aller, je te le promets. C’est simplement un moment difficile à passer. Ces
nausées, c’est vraiment de la merde, conclut-elle.
Marianne n’arrive pas à croire que sa mère ait pu dire un si gros mot,
elle qui est si à cheval sur les principes du bon langage. «Ça doit être atroce,
ces nausées», se dit-elle en voyant sa maman retourner vers sa chambre.
— Je vais aller dormir un peu. Je me sentirai beaucoup mieux après
m’être reposée. Merci, Marianne, de t’être occupée de ton petit frère. C’est
vraiment gentil à toi.
Restée seule, Marianne s’empresse de s’habiller. Dès qu’elle met le nez
dehors, une forte bourrasque glaciale lui coupe le souffle. Découragée,
l’adolescente aperçoit son autobus scolaire qui s’éloigne sans elle.
— Ah! Zut de flûte. Il ne manquait plus que ça, ce matin. J’ai raté le
bus.
Marianne réfléchit rapidement. Il est hors de question qu’elle demande à
sa mère de la reconduire à l’école, vu son état. Quant à son père, il n’est pas
disponible. Elle décide donc de faire le trajet à pied.
«S’il faut dix minutes pour aller à l’école en autobus, je dois pouvoir y
aller en marchant!» se dit-elle en prenant son courage à deux mains.
À peine a-t-elle franchi quelques rues qu’une neige folle et épaisse se
met à tomber, et Marianne n’y voit presque plus rien. Balayée par le vent
dont la force ne cesse d’augmenter et qui, en plus, souffle dans sa direction,
elle est bientôt enveloppée par la tempête et a du mal à avancer sur le
trottoir glacé.
— C’est quoi, ce temps?
L’adolescente se réjouit d’avoir mis sa tuque, son foulard et ses
mitaines, qu’elle s’obstine la plupart du temps à ne pas porter.
— Merci, maman, murmure-t-elle simplement en enfonçant son large
capuchon sur sa tête pour protéger son visage des rafales.
Son manteau lui arrive à mi-cuisses, et ses longues bottes gardent au
chaud ses pieds et ses mollets. Elle regrette de ne pas être restée à la
maison. Vu le temps qu’il fait, sa mère aurait sûrement accepté qu’elle
manque l’école.
— Je n’y arriverai jamais.
Trente minutes plus tard, transie de froid, Marianne se rend compte qu’il
lui reste plus de la moitié du chemin à faire. Désespérée, elle a l’impression
que la polyvalente de Mattawa est encore à des années-lumière d’elle.
— Je vais mourir gelée, c’est certain, murmure-t-elle derrière le foulard
qui lui protège la figure. Je vais finir ma vie transformée en bonhomme de
neige! Quel triste sort!
Pour se réchauffer, elle décide de courir, mais le vent et la tempête
bloquent ses mouvements et sapent son énergie.
— Où vas-tu comme ça?
Surprise, elle tourne la tête pour voir un homme émerger d’une voiture
rouge qui vient de se stationner près d’elle.
— À la polyvalente, répond-elle.
— Ça n’a pas de bon sens de marcher par un temps pareil. Comment se
fait-il que tu n’aies pas pris l’autobus?
Marianne lui explique rapidement la situation.
— Embarque, je vais aller te reconduire.
Sans hésiter, elle ouvre la portière et se glisse dans l’habitacle, où une
vive chaleur l’enveloppe et la réconforte immédiatement. Son corps, transi
de froid, a besoin de quelques secondes pour se décrisper. L’homme
démarre, et Marianne entend le déclic indiquant que les portières se sont
verrouillées.
Dès cet instant, elle réalise qu’elle vient de monter dans la voiture d’un
inconnu. Elle se rend soudain compte de l’insouciance de son geste et elle
est saisie d’une frayeur qui la traverse de la racine des cheveux jusqu’à la
pointe des pieds.
Marianne réfléchit à toute vitesse. Tous ses sens sont en alerte. Elle ne
comprend pas comment elle a pu être si imprudente. Elle observe le
conducteur avec suspicion. Plus âgé que son père, il a un visage carré et des
traits sévères. Ses cheveux sont rasés, et une barbe de quelques jours
recouvre ses joues et son menton. Il se tourne vers elle en souriant.
— Tu es en quelle année? lui demande-t-il.
— En première secondaire, répond-elle, hésitante.
— Tu peux détacher ton manteau pour te réchauffer.
Le timbre de la voix de l’homme convainc Marianne qu’elle a intérêt à
ne pas faire ce qu’il lui dit.
— Non, c’est correct, poursuit-elle en empoignant son collet à deux
mains.
— Quel âge as-tu?
L’adolescente n’a pas envie de subir cet interrogatoire. Elle veut sortir
de cette auto au plus vite. Le chauffeur se tourne de nouveau vers elle.
— Répond! Tu as quel âge? répète-t-il avec insistance.
— Douze ans.
La voiture continue à avancer sur la rue Principale. Marianne reconnaît
le trajet et sait qu’elle est à quelques secondes de son école. Elle pourra
bientôt descendre de cette voiture dans laquelle elle n’aurait jamais dû
monter.
Alors que pour se rendre à la polyvalente, il faut tourner à gauche à
cette intersection, l’inconnu file droit devant.
— Je vais débarquer ici, indique Marianne d’une voix où se mêlent la
crainte et l’affolement.
— Je dois aller faire une petite commission. Ensuite, je t’amènerai à
l’école.
Marianne ferme les yeux. Son corps tremble maintenant non pas de
froid, mais de peur.
«Mon Dieu! Je vous en supplie. Je veux sortir, s’il vous plaît!»
— C’est correct. Je peux finir la route à pied, ajoute-t-elle d’une voix
paniquée.
— Pas question! Tu as vu le temps qu’il fait? Ce serait inconscient de
ma part de t’abandonner dehors. Ça pourrait être dangereux. Je vais me
chercher un café, puis j’irai te reconduire à l’école.
— Non, vraiment, je veux descendre, je ne veux pas être en retard à mes
cours, réplique-t-elle avec une assurance qu’elle espère convaincante.
Mais plutôt que de ralentir pour s’arrêter, l’homme appuie sur
l’accélérateur. La manœuvre fait faire une petite embardée à la voiture, sur
la chaussée glissante.
— N’aie pas peur. Je ne te ferai aucun mal. Tu n’as rien à craindre.
L’homme fixe de nouveau Marianne, cette fois avec un sourire étrange.
Le cœur de l’adolescente bat à tout rompre.
— Laissez-moi descendre, s’il vous plaît, lance-t-elle, les larmes aux
yeux.
L’homme s’engage dans le rond-point et revient vers la rue Principale.
Puis, il tourne en direction du service au volant d’un restaurant à service
rapide.
— Veux-tu quelque chose à boire pour te réchauffer?
Marianne se contente de hocher la tête. Son cerveau roule à trois cents
kilomètres à l’heure. Puis, avec son café en main, l’homme reprend la route.
Impuissante, Marianne se met à trembler. Une peur profonde lui tenaille le
ventre. Elle est certaine que cet homme lui fera du mal. «Pourquoi, mon
Dieu, est-ce que je suis montée dans cette auto? Marianne Bellehumeur, tu
es vraiment stupide. Tu ne réfléchis jamais avant d’agir.»
À l’extérieur, en raison de la tempête, les rues sont désertes.
«Il n’y a que moi pour être assez stupide pour marcher par une
température pareille», se dit-elle pour se blâmer.
— Laissez-moi descendre! demande Marianne d’une voix qu’elle veut
convaincante.
— On approche de l’école.
L’homme dirige son véhicule vers le quartier où se trouve la
polyvalente. Marianne se remet à espérer. Puis, il s’engage dans le vaste
stationnement de l’établissement et arrête la voiture dans un espace près de
la porte principale.
— Merci, merci, merci, murmure Marianne en s’emparant de la poignée
pour quitter au plus vite cette voiture et son horrible conducteur.
— Bonne journée…
Marianne n’entend pas le reste de sa phrase. Elle court sans se retourner
vers l’intérieur de l’école.

— Explique-moi, Marianne, pour que je comprenne. Comment as-tu pu


être aussi inconsciente?
La travailleuse sociale de l’école, Rébecca Plante, est appuyée sur son
bureau, les bras croisés, le regard sévère. Lorsqu’elle est entrée dans
l’école, Marianne est tombée sur madame Plante, qui passait par là. Lisant
de la frayeur sur le visage de l’adolescente, elle l’a entraînée jusqu’à son
bureau.
Lorsqu’elle s’est vraiment sentie en sécurité, Marianne a éclaté en
sanglots, tant la frayeur et la peur se sont emparées de toute sa personne.
Marianne est assise devant madame Plante. La confusion et la honte ont
fait place à la crainte qui a habité l’adolescente au cours de la quinzaine de
minutes qu’a duré le trajet en voiture.
— Pourtant, tu es intelligente, jeune fille. Je ne peux pas croire que tu
n’aies pas mesuré le danger qu’il y avait à monter dans la voiture d’un
inconnu!
La principale intéressée ne sait que répondre. Son regard se pose sur le
chandail de madame Plante et sur les rectangles et les carrés qui y sont
disposés dans un amalgame de couleurs pastel.
— Je…
Les mots se bloquent dans sa gorge. La peur qu’elle a eue est
indescriptible. En l’espace d’une fraction de seconde, sa vie aurait pu
changer du tout au tout si, par malheur, elle était tombée sur un vrai
kidnappeur. Un frisson monte le long de sa colonne vertébrale, et des larmes
viennent remplir ses yeux.
— Je suis désolée…
— Mais, Marianne, tu n’as pas à l’être. Tu dois juste comprendre que tu
aurais pu être enlevée si l’homme qui t’a offert de t’emmener avait eu de
mauvaises intentions. Remercions le ciel que rien ne se soit produit.
Marianne prend maintenant conscience qu’à cause de son insouciance,
elle aurait pu voir sa vie détruite.
— On ne doit jamais monter à bord de la voiture d’un étranger. Ce n’est
pas la première fois que tu entends une telle consigne, n’est-ce pas?
Le ton de madame Plante est à la fois doux et ferme. La dame comprend
que la jeune fille a eu sa leçon, mais souhaite quand même lui faire réaliser
les conséquences désastreuses qu’aurait pu avoir sa décision.
— Non, mes parents me l’ont souvent répétée quand j’étais petite.
— Et parce que tu es plus grande, tu penses que ça ne s’applique plus?
— Non… ce n’est pas ça. J’avais froid…
— Et tu crois que c’est une bonne excuse?
Marianne reste muette. Elle sait très bien que rien ne justifie qu’elle soit
montée dans cette voiture.
Quelqu’un frappe à la porte.
— Excusez-moi de vous déranger. Madame Plante, vous avez deux
minutes?
Le directeur Dumouchel salue Marianne d’un signe de la tête et se retire
dans le corridor pour attendre la travailleuse sociale. Quelques instants plus
tard, les deux reviennent dans le bureau. Monsieur Dumouchel ferme la
porte derrière lui.
— Madame Plante vient de me mettre au courant de la situation.
Marianne regarde la dame d’un air abattu.
— Je me devais d’en parler à monsieur Dumouchel, Marianne. C’est
grave, ce qui vient de se produire.
— Mais il ne s’est rien passé, essaie de tempérer Marianne.
— Et comment se fait-il que tu n’aies pas pris l’autobus? demande le
directeur, faisant fi de la remarque de son élève.
Madame Plante hoche la tête et attend la réponse de Marianne, qui ne
vient pas.
— Que faisais-tu dehors par un froid pareil? Tu habites très loin de la
polyvalente, non? demande-t-elle.
— J’ai manqué le bus et j’ai décidé de venir à l’école à pied.
— Tes parents t’ont laissée partir même si le thermomètre affiche moins
vingt-deux degrés ce matin?
L’adolescente rentre la tête dans ses épaules et étouffe un sanglot.
— Ils n’étaient pas au courant.
— Pardon?!
Cette fois, les deux adultes dans la pièce expriment d’une même voix
leur surprise devant cette déclaration.
— Es-tu en train de nous dire que tu as quitté la maison sans aviser qui
que ce soit?
— Ma mère est malade, et mon père est en réunion toute la journée. J’ai
manqué l’autobus et j’ai pensé que je pouvais aller à l’école à pied. Mais
juste comme je venais de partir, la tempête a commencé.
Cette fois, Marianne laisse couler ses pleurs. Madame Plante lui
présente sa boîte de papiers mouchoirs.
— Je crois qu’aujourd’hui, tu as reçu une grande leçon de vie, jeune
fille. Et je suis persuadée aussi que tu es assez intelligente pour comprendre
et accepter ta responsabilité dans toute cette histoire, qui se termine. Tu te
rends compte que tu aurais pu tomber sur quelqu’un avec des idées
malveillantes.
— Le fait que tes parents n’ont pas été avisés que tu quittais la maison
toute seule, à pied, aurait pu avoir des conséquences graves si tu avais été
enlevée.
Monsieur Dumouchel s’approche de Marianne. Il s’installe près d’elle
sur une chaise.
— Je te fais le pire scénario.
L’homme avance son corps et pose ses coudes sur ses genoux pour être
à la hauteur du visage de Marianne. Il la regarde droit dans les yeux.
— Qui aurait sonné l’alarme si tu étais réellement disparue? Personne.
Tes parents te croyaient en sécurité dans l’autobus, puis dans ton école.
Avant que ton kidnapping soit annoncé, il aurait pu se passer une, deux ou
même trois heures. Es-tu capable d’imaginer jusqu’où il est possible de se
rendre en voiture durant ce laps de temps? Loin, très loin.
Marianne comprend très bien. Elle a juste envie de quitter le bureau en
courant et de se réfugier dans les toilettes pour pleurer toutes les larmes de
son corps.
— Si, au moins, tes parents avaient su que tu marchais pour te rendre à
l’école…
Madame Plante fait une pause et reprend.
— Non, je suis certaine qu’ils ne t’auraient jamais permis de le faire, vu
la distance, et surtout avec le temps qu’il fait.
Incapable de parler, l’adolescente prend conscience de la stupidité de
son geste. Maintenant qu’elle s’en est sortie, elle imagine sans peine les
conséquences désastreuses qu’aurait pu avoir son imprudence.
— Est-ce que vous allez appeler mes parents?
— Hum… je crois qu’il te reviendra de leur dire ce qui s’est passé. Est-
ce que je peux me fier à toi pour que, dès ce soir, tu racontes toute cette
histoire à ton père et à ta mère?
Marianne comprend qu’elle fait encore partie des losers qui se mettent
toujours les pieds dans les plats, qui agissent avant de réfléchir. Cette fois,
ça aurait pu très mal finir.
Arrivée en retard à son premier cours, Marianne s’est contentée de fixer
son cahier et de faire les travaux que l’enseignante a indiqués au tableau.
Incapable de se concentrer, elle n’arrive pas à croire avec quelle facilité elle
est montée dans cette voiture.
Juste avant que la cloche sonne, l’interphone de la classe vibre et la voix
de la réceptionniste se fait entendre.
— Bonjour, Marianne Bellehumeur est demandée au bureau de madame
Plante, s’il vous plaît.
Marianne fixe l’objet installé près de la porte, interdite. Sans dire un
mot, elle se lève, prend ses cahiers et quitte la classe.

— Marianne, je te présente l’agent Yannick Thomas. C’est le policier


responsable de la jeunesse.
L’adolescente fait un léger mouvement de recul en serrant ses livres
contre elle.
— Madame Plante m’a fait part de ta mésaventure de ce matin. Je crois
que tu as parfaitement compris la dangerosité de ton geste.
Marianne hoche la tête, sans dire un mot.
— Je te l’annonce en primeur, dans quelques semaines se tiendra à
Mattawa la Journée de prévention contre tout danger guettant les
adolescents.
L’adolescente attend la suite. Le policier s’avance vers elle en croisant
les bras. Madame Plante reprend la parole.
— Nous sommes à élaborer ce projet de sensibilisation auquel nous
t’invitons à participer. Avec la collaboration du service de police, lors de
cette journée d’information, nous toucherons différents sujets.
Marianne écoute sans broncher.
— Monter à bord du véhicule d’un étranger n’était pas au programme,
mais vu ton expérience, ce serait intéressant d’aborder le sujet. Qu’en
penses-tu?
Elle hoche la tête, gênée de s’être mise dans une telle situation. Mais, il
est clair que son expérience pourrait faire réfléchir les jeunes et les inciter à
la prudence.
— As-tu envie de t’impliquer? Tu pourrais, par exemple, faire un
témoignage pour raconter ton aventure.
Elle se sent prête à partager avec le monde entier la peur dans laquelle
elle a été plongée durant ces quelques minutes d’enfer.
— C’est absolument affreux, Marianne.
En face d’elle, Summer, Laura, Vincent, Stella, Maïe-Lin et Charline
sont estomaqués lorsque Marianne leur raconte l’atroce aventure qu’elle a
vécue dans la matinée. L’adolescente est encore secouée par des émotions
très vives.
— Je ne souhaite ça à personne, même pas à ma pire ennemie! Madame
Plante m’a demandé de faire un témoignage durant une journée
d’information qui se tiendra bientôt.
— Maintenant, Marianne, on va te surveiller comme un bébé pour que
tu ne nous fasses plus jamais de telles peurs.
Vincent Vézina s’est donné comme mission dans la vie de mettre de
l’humour dans toutes les situations, aussi tragiques soient-elles! Il a appris
avec le temps que c’est un bon moyen pour faire sourire les gens. Marianne
lui en est reconnaissante. Elle est plongée dans une ambiance bien trop
lourde depuis des heures.
— Merci, mon ami. C’est gentil à toi de vouloir prendre soin de moi
comme ça. Et je voudrais vous annoncer que j’ai décidé de me joindre à
l’équipe de basket de l’école.
Une salve d’applaudissements et de cris de joie éclate autour de
Marianne, ce qui a pour effet d’attirer l’attention des élèves assis aux tables
avoisinantes. Ses amis sont vraiment contents d’apprendre qu’elle
pratiquera ce sport qu’elle a toujours aimé. Ils connaissent tous sa passion
pour cette discipline, même si elle ne l’a pas pratiquée depuis son arrivée à
Rocher-sur-Mer.
Marianne sourit pour la première fois depuis qu’elle a quitté la maison
ce matin. Alors que la cloche leur annonce le début des cours de l’après-
midi, elle prend une grande inspiration, heureuse de se retrouver entourée
de ses camarades.

— Papa, maman, je dois vous parler.


Monsieur Bellehumeur vient de mettre Mathis au lit, tandis que
Marianne et sa mère finissent de ranger la cuisine après le repas du soir.
Elle a repoussé le plus possible le moment de confesser le drame qui s’est
joué dans sa jeune vie le matin même.
— Oui, ma chérie?
Marianne s’installe au milieu du salon et observe tour à tour ses parents.
Elle voudrait vraiment se voir ailleurs.
— Je dois vous avouer quelque chose qui s’est passé aujourd’hui, dit-
elle à ses parents pour amorcer la conversation.
L’air sérieux de Marianne fait en sorte que ses parents lui accordent tout
de suite leur attention. Durant de longues minutes, la jeune fille expose dans
les moindres détails la situation telle qu’elle s’est produite, du moment où
elle a quitté la maison jusqu’à ce qu’elle sorte du bureau de madame Plante.
Elle parle sans s’interrompre, même si ses parents restent bouche bée en
entendant son récit.
Incapable de dire un mot, madame Bellehumeur fond en larmes. De son
côté, le père de Marianne est partagé entre la colère qui le tenaille devant
l’insouciance de sa fille et la peur qu’il ressent à l’idée qu’il aurait pu la
perdre.
— Je sais que j’ai très mal agi. Je suis désolée. Soyez certains que ça ne
se reproduira plus jamais, jamais, jamais.
Devant la sincérité de sa confession et le désarroi qu’ils lisent encore
dans ses yeux, les parents de Marianne n’ajoutent rien. À sa grande
surprise, ils se lèvent d’un même geste et l’entourent de leurs bras.
— Je suis vraiment désolée, répète-t-elle en éclatant en sanglots.
Après avoir promis des dizaines de fois de ne jamais plus monter dans
le véhicule d’un étranger, Marianne se réfugie dans sa chambre pour faire
ses devoirs.
Quelque temps après qu’elle eut mis le nez dans son bouquin de
mathématiques, son iPod lui fait savoir qu’un message vient d’entrer.
Puis, il explique en détail son projet à Marianne.

— Tu sais, ma chérie, ton père et moi n’avons pas trop réagi à ce qui
t’est arrivé parce que l’on considère que tu as eu ta leçon.
Marianne ferme les yeux et se prépare à recevoir une punition en règle
pour son comportement totalement irresponsable du matin. Toute la
journée, elle a eu des flashs de ce qui aurait pu se produire, et ses craintes
n’ont cessé de grandir.
— Je sais, maman…
— Laisse-moi parler, s’il te plaît.
Madame Bellehumeur et sa fille sont installées dans le salon du sous-
sol. À l’étage, monsieur Bellehumeur écoute la télévision, où est
retransmise une partie de hockey de son équipe favorite.
Ravalant l’explication qu’elle souhaitait donner, Marianne prend
conscience de l’inquiétude de sa mère lorsqu’elle voit le visage crispé de
celle-ci.
— La pire expérience que puisse vivre tout parent est de perdre un de
ses enfants. Il n’y a rien de plus atroce qui pourrait m’arriver, ma chérie.
D’un geste rapide, elle essuie les larmes qui coulent maintenant
librement sur ses joues.
— Je ne veux pas vivre avec l’idée qu’un jour, il puisse t’arriver
quelque chose de tragique, simplement parce que tu aurais agi avec
insouciance.
Madame Bellehumeur renifle fortement.
— Marianne, tu dois me jurer… me promettre que plus jamais, jamais,
jamais tu ne monteras à bord de la voiture d’un inconnu.
L’adolescente est vraiment atterrée d’avoir causé autant de chagrin à ses
parents.
— Sois sans crainte, maman. Ça ne se produira plus jamais. Si tu savais
comme j’ai eu peur! Je tremblais de partout. Lorsque j’ai entendu le déclic
du verrouillage des portes, j’ai réalisé que j’avais fait une grave erreur.
En écoutant le récit de sa fille, madame Bellehumeur ne se contrôle
plus. Elle lui saisit les mains, ressentant tout le poids du drame qui aurait pu
se jouer. La pauvre dame n’était pas préparée à vivre un tel événement.
Consciente qu’une catastrophe a failli s’abattre sur sa famille, elle est
inconsolable. Les larmes continuent d’inonder son visage.
— Viens ici, toi!
Madame Bellehumeur agrippe Marianne par le cou et la serre très fort
contre son cœur.
— Tu vas me donner des contractions! dit-elle en rigolant à travers ses
sanglots.
— Je suis désolée, maman. Sincèrement.
La mère et la fille restent un très long moment dans les bras l’une de
l’autre en attendant que se calme le tourbillon émotif dans lequel elles sont
plongées. Puis, saisissant le visage de Marianne entre ses mains, madame
Bellehumeur appose un tendre baiser sur son front.
— Je t’aime plus que tout, ma belle. Je t’aime vraiment plus que tout.
Ce soir-là, alors que la tempête fait toujours rage à l’extérieur, Marianne
se met au lit en pensant à la chance qu’elle a de faire partie d’une famille
comme la sienne. En éteignant la lumière, tandis que Cacahuète s’installe
près d’elle, l’adolescente se jure de se tenir loin d’expériences éprouvantes
comme celle qu’elle a vécue aujourd’hui, et surtout, de ne plus être si
insouciante. Plus jamais.
Au réveil, Marianne apprend une bonne nouvelle. Vu l’état des routes et
la neige qui n’a cessé de s’accumuler durant la nuit, les cours sont
suspendus pour l’avant-midi. Elle décide donc de flâner dans son lit pendant
un long moment. Devant l’intensité des nausées matinales de madame
Bellehumeur, le père de Marianne s’accorde une journée de congé pour
rester à la maison avec sa famille.
Un peu après neuf heures, au moment où l’adolescente s’installe pour
travailler sur le super projet de Vincent, monsieur Bellehumeur l’appelle de
l’étage.
— Madame Zenia veut te parler au téléphone.
Marianne s’empare de l’appareil.
— Bonjour, madame Zenia. Vous allez bien?
— Bonjour, ma belle fille. Oui, très bien, merci. Viendrais-tu me rendre
visite ce matin, quand tu auras le temps? J’ai su que la tempête vous
empêchait de vous rendre à l’école. J’aurais un petit quelque chose pour toi.
— Bien sûr, répond Marianne après avoir obtenu la permission
paternelle.
En quatrième vitesse, elle abandonne son pyjama au profit des
vêtements qu’elle voulait porter pour la journée. Quelques minutes après, sa
voisine l’accueille chez elle, sans cacher sa joie de la revoir. Une douce
odeur rassurante de sucre, de cannelle et de lavande enveloppe Marianne
dès qu’elle entre dans la maison.
— Bonne année, gentille Marianne, lui lance la vieille dame, tout
sourire.
Elle ferme la porte derrière l’adolescente.
— J’espère que ta visite chez tes grands-parents a été agréable.
— C’était génial, surtout que j’étais avec mon amie Estelle. On a fait
une foule de choses ensemble. Mais le retour a été atroce. On a été obligés
de coucher dans un motel… euh… assez ordinaire, disons.
Elle raconte ses aventures du temps des fêtes, tout en enlevant son
manteau et ses bottes.
— Savez-vous que ma mère est enceinte? ajoute-t-elle, en changeant
cette fois de ton.
L’adolescente n’a toujours pas digéré l’annonce de l’arrivée d’un
nouveau bébé dans la famille. Elle ne peut se faire à l’idée que sa petite vie
tranquille sera perturbée par tout ce que ça implique comme travail et
comme responsabilités.
— Quelle belle nouvelle! s’exclame madame Zenia en joignant les
mains.
— Bof… dit Marianne sans s’étendre sur le sujet. Elle ne veut pas
gâcher ses retrouvailles avec la vieille dame en lui faisant part de ses états
d’âme de grande sœur frustrée.
Pour elle, cette grossesse est une vraie malédiction. En plus de
chambouler son existence, le bébé à venir rend sa mère malade comme
Marianne ne l’a jamais vue être malade.
— Ça sent drôlement bon!
— Viens, je nous ai préparé une petite collation, réplique madame Zenia
en évitant de poursuivre sur le sujet du bébé, qui semble perturber sa jeune
voisine.
L’adolescente lui emboîte le pas et la suit jusqu’au salon. En passant
dans le corridor, elle remarque un nouveau cadre sur le mur. Surprise, elle
reconnaît la lettre que son enseignante lui avait demandé d’écrire à une
personne spéciale qui allait passer la période des fêtes toute seule.
Marianne avait tout de suite pensé à madame Zenia.
— Je dois t’avouer, jeune fille, qu’il y a bien longtemps qu’on ne
m’avait offert un si joli cadeau.
Surprise par cette déclaration, Marianne sourit timidement. De sa voix
usée par le temps, avec son accent polonais prononcé, la dame relit les mots
que Marianne a couchés sur le papier.

Chère Madame Zenia,

Je suis très triste de savoir que vous passerez les fêtes de Noël toute
seule dans votre grande maison. Soyez certaine que si j’étais restée à
Rocher-sur-Mer, je serais venue vous visiter souvent et je vous aurais
invitée à manger chez moi. C’est sûr que mes parents auraient été
d’accord.

Je voudrais vous dire que je suis très heureuse de vous connaître. Vous
êtes vraiment une personne gentille. J’adore lorsque vous me parlez de
votre pays. Vous m’apprenez plein de choses sur la Pologne et sur
votre vie durant la guerre. Votre maison recèle mille et un petits
trésors que je découvre avec bonheur. Vous êtes toujours attentionnée
avec moi, et vos brioches à la cannelle sont les meilleures que j’aie
jamais mangées.

Pour Noël, je souhaite vraiment que vous receviez la visite de vos


enfants, ou du moins qu’ils vous appellent. Si je les connaissais, je
leur dirais quelle dame fantastique vous êtes. Ils devraient venir vous
voir plus souvent.

Vous êtes une personne super gentille.

Je vais penser à vous durant mon séjour chez mes grands-parents.


J’espère que vous resterez ma voisine pour toujours.

Joyeux Noël à vous!


Pendant quelques secondes, un silence s’installe entre elles. Marianne
comprend qu’elle a vraiment fait une bonne action en lui remettant sa lettre.
— Tu as beaucoup de talent pour l’écriture, jeune fille.
Marianne ne sait que répondre et se contente de sourire.
— OK! C’est assez, les sensibleries, pour ce matin. Suis-moi, je vais te
donner ton présent.
— Un présent… pour moi?
Madame Zenia reste mystérieuse et avance en trottinant vers le salon.
Sur la table basse, Marianne remarque un plateau contenant un verre de lait
et des brioches chaudes qui embaument la pièce. Puis, elle voit un cadeau
enveloppé avec soin dans un joli papier métallique rose, posé tout près.
— C’est pour toi.
Gênée, Marianne saisit le paquet que lui tend sa voisine. Avec des
gestes délicats, elle défait l’emballage et aperçoit un charmant petit coffret
de bois qui, même s’il est un peu usé, reste décoré avec goût. Marianne
observe avec attention le coffret dans ses moindres détails. Tout autour du
couvercle, des dizaines de fines rainures, exactement de la même
dimension, ont été gravées. Au milieu a été dessiné un joli papillon, posé
sur une branche.
— C’est magnifique, laisse échapper Marianne en tenant délicatement la
boîte entre ses mains.
À gauche du papillon, encavés dans le bois verni, se dressent les
contours de la lettre M, avec en son centre un cœur dont quelques fragments
de couleur rouge sont encore visibles. Les quatre côtés du coffret sont
décorés de pierres incrustées de différentes couleurs, autour desquelles des
cercles ont été gravés.
— Ouvre-la.
La vieille dame parle d’une voix douce et émue. Avec délicatesse,
l’adolescente soulève le couvercle. Aussitôt, une légère mélodie se fait
entendre. L’intérieur de la boîte est tapissé de velours bleu, et son fond est
divisé en deux sections. Dans le couvercle, des mots sont burinés dans le
bois.
«Do Marzeny, Z całą moją miłością i na wieczność.»
Marianne tente de déchiffrer ce message.
— C’est en polonais. «À Marzena, avec tout mon amour, pour
l’éternité.»
L’adolescente ne se souvient pas du prénom de madame Zenia. Elle
imagine que ce doit être Marzena.
— C’est un coffre que votre mari vous a offert? demande-t-elle d’une
voix douce.
Elle lève les yeux vers madame Zenia et remarque la nostalgie qui se lit
sur son visage.
— Non, il a été fabriqué par mon père, qui l’a donné à ma mère le jour
de leur mariage. C’était en 1928.
Marianne pose un regard neuf sur le précieux souvenir qu’elle a entre
les mains.
— Elle a conservé cette boîte tout au long de sa vie. Elle y rangeait ses
bijoux, même s’ils n’avaient pas une grande valeur. Nous étions si
pauvres… Mais ce coffre a toujours fait partie de ses biens les plus
précieux.
— Mais je ne comprends pas. Vous me le donnez? demande Marianne
avec hésitation.
Elle a l’impression que cette pièce unique devrait rester entre les mains
de madame Zenia.
— Oui, ma belle fille. Tu as rempli mon cœur de joie avec ta jolie lettre.
Tes mots m’ont énormément touchée, tu sais. Je voulais à mon tour te
remettre un cadeau pour te dire combien tu es importante pour moi.
Marianne sent les larmes lui monter aux yeux. La voix douce et
chevrotante de sa voisine porte un message si intense que l’adolescente en a
la chair de poule. Elle ne croyait pas lui faire un tel effet en lui remettant la
lettre que son enseignante d’éthique et culture religieuse leur avait donné à
écrire comme devoir juste avant les vacances de Noël.
«Et dire que je souhaitais ne pas aller à l’école ce jour-là!» pense
Marianne en pressant l’objet entre ses mains moites.
— Mais c’est beaucoup trop. Ce coffre fait partie de votre histoire
familiale depuis si longtemps… Êtes-vous sûre de ne pas vouloir le
conserver? C’est un souvenir de votre mère.
— À mon âge, je préfère garder tout cela dans ma mémoire.
— Et votre fille?
Madame Zenia prend une expression un peu triste.
— Sofia n’est pas intéressée par toutes mes vieilleries.
Elle met sa main ridée sur l’épaule de Marianne.
— Je te l’offre en souvenir de notre amitié. Tu me ferais vraiment plaisir
en l’acceptant.
Avec un regard plein de gratitude, Marianne presse le coffre contre elle.
Outre le fait que cet objet est presque centenaire et qu’il est usé par le
temps, elle réalise soudain toute l’ampleur du lien qui l’unit à madame
Zenia.
Elle s’avance vers la vieille femme et la prend dans ses bras pour lui
témoigner toute sa reconnaissance. Un peu surprise, la dame se raidit, mais
elle se laisse rapidement aller et enlace à son tour sa jeune voisine dans un
geste doux et affectueux.
— En plus, il t’était destiné, ma belle Marianne. Ton prénom commence
par la même lettre que celui de ma chère maman.

À son retour chez elle, Marianne apprend que les cours sont annulés
pour la journée. La tempête n’a en rien diminué; au contraire, elle a encore
empiré. Le parcours qu’elle a effectué pour rentrer chez elle a été assez
périlleux. À deux reprises, le vent a failli la faire tomber sur l’asphalte
glacé.
Elle descend dans sa chambre et prend quelques minutes pour décider
de l’endroit idéal pour installer le coffre que lui a donné madame Zenia.
Elle finit par porter son choix sur sa table de chevet. «Ce sera la première
chose que je verrai lorsque je me réveillerai le matin», se dit-elle en
souriant.
Après avoir passé quelques minutes à flâner un peu partout dans la
maison, elle décide de consacrer du temps à Mathis afin de permettre à sa
mère de se reposer pendant que son père travaille dans son bureau, au sous-
sol.
— Oh! Super, Mari! lance-t-il quand elle le rejoint dans sa chambre. Tu
veux qu’on bâtisse une immense forteresse pour mes soldats?
Avec un sourire en coin, et pour son plus grand plaisir à lui, elle se plie
aux exigences de l’enfant. Il adore que Marianne arrête de râler et accepte
de jouer avec lui.
— Tu es la sœur la plus cool du monde, jusqu’aux étoiles et dans tout
l’Univers entier.
Quelques jours plus tard, alors que Marianne n’a rien au programme
pour la soirée, des coups sont frappés à la porte de sa chambre.
— Chérie, monsieur Sarrazin voudrait te parler, lui indique son père
d’un air joyeux.
Elle est étonnée par cette visite. Sans attendre, elle abandonne le roman
dans lequel elle était plongée et s’empresse de monter à l’étage. Toujours
aussi jovial, monsieur Sarrazin accueille Marianne de belle façon.
— Salut, ma belle fille. Je suis investi d’une mission ultra-importante.
Tiens.
Il tend à Marianne une grande enveloppe beige sur laquelle son nom est
écrit en lettres gigantesques.
— C’est pour moi? demande-t-elle, comme si les lettres tracées sur
l’enveloppe n’étaient pas assez grosses pour que sa question soit superflue.
— Tu dois avoir une petite idée de la personne qui t’a envoyé cette
enveloppe, non?
Sans relever les yeux, Marianne hoche la tête faiblement.
— Merci beaucoup. C’est gentil à vous, monsieur Sarrazin.
— Il m’a fait promettre de te livrer ça ce soir. Il voulait absolument que
tu puisses recevoir ce paquet au plus vite.
L’adolescente sort du salon, la missive entre les mains. Monsieur
Bellehumeur invite le père de Jacob à entrer et lui offre une bière. Ce
dernier accepte avec joie et enlève son manteau.
Rendue à sa chambre, Marianne pose l’enveloppe sur son lit. Durant de
longues secondes, elle observe le rectangle de papier kraft sans bouger. Elle
a encore en tête le ton arrogant avec lequel Jacob lui a reproché d’avoir
passé du temps avec Noah. Étrangement, et sans comprendre pourquoi, elle
n’arrive pas à pardonner à Jacob ni à oublier cet incident. C’est comme si
quelque chose en elle s’était brisé et que sa relation avec son amoureux
avait perdu de son intérêt.
Toute la semaine, elle a trouvé mille et une raisons de ne pas répondre
aux nombreux textos de Jacob.
«Mais pour qu’il envoie son père me livrer ce paquet, ce doit être
important», pense l’adolescente.
Sans plus attendre, Marianne déchire le haut de l’enveloppe et jette un
regard à l’intérieur. Elle y plonge la main et en ressort un charmant petit
toutou en peluche rose portant un joli ruban multicolore autour du cou.
Entre ses pattes, il tient un cœur rouge sur lequel est brodé un autre cœur,
blanc, celui-là. L’adolescente le trouve adorable.
— Comme tu es mignon, toi! lance-t-elle en le caressant doucement.
Sans qu’elle sache pourquoi, cette délicate attention fait faiblir sa
rancune à l’endroit de Jacob. Elle fouille de nouveau dans l’enveloppe pour
y découvrir une photo dans un cadre argenté. Elle et Jacob y sont
représentés tous les deux, souriants, au tournoi de quilles auquel elle a
assisté à Rimouski pour le party de Noël de l’équipe de Jacob.
Ce dernier a apposé deux petits cœurs dorés au-dessus de leur tête.
Pendant de longues secondes, Marianne scrute la photo et ne peut
s’empêcher de conclure qu’ils sont adorables tous les deux, à peine enlacés,
un peu timides. À l’évidence, il était écrit dès cette soirée-là qu’ils seraient
plus que de «bons amis», remarque-t-elle en voyant avec quel éclat les yeux
de Jacob brillent.
L’adolescente déverse le reste du contenu de l’enveloppe sur son lit.
Trois autres choses en tombent: un paquet cadeau, une lettre et une boîte de
chocolats. Devant tant de belles surprises, elle constate que ses derniers
griefs à l’endroit de Jacob s’envolent comme par magie.
— Il est donc ben gentil! Tout ça pour moi.
Avec un large sourire, elle soulève le couvercle de la boîte de chocolats
pour savourer un de ces délices. À l’intérieur, elle découvre un joli bracelet
à motifs fait de cordes de différentes couleurs.
— Oh! s’exclame l’adolescente.
Marianne est vraiment contente de recevoir ce cadeau. Elle a hâte de
texter Jacob pour le remercier.
Puis, elle ouvre la lettre.
Ma belle Marianne,

Je suis tellement triste de savoir que tu es fâchée contre moi. Je suis


désolé. J’ai agi comme un con en te faisant cette scène de jalousie.
Mais c’est que j’ai peur de te perdre… Depuis le party de Noël, tu
occupes toutes mes pensées, et j’ai beaucoup de difficulté à me faire à
l’idée qu’on ne se voit pas souvent.

Avec les textos, au moins, j’ai des nouvelles de toi… sauf qu’après ton
retour de Lachute, j’ai eu l’impression que tu me mettais de côté pour
passer tout ton temps avec Noah. Et ça m’a choqué. J’ai eu peur. J’ai
eu l’impression que tu aimais mieux être avec lui qu’avec moi. Je
pense que j’aurais beaucoup de peine si ça devait arriver un jour.

Je te promets que je ne recommencerai plus. Tu as tout à fait raison:


c’est ton droit d’avoir des gars et des filles comme amis. Tu m’as
rassuré en me disant qu’il était juste ça, un ami. Alors, je te crois.

Je t’aime beaucoup. Tu es ma première blonde, et je trouve ça


vraiment poche d’habiter à Rimouski alors que toi, tu es à Rocher-sur-
Mer.

Je te demande de me pardonner si je t’ai fait de la peine. Je vais me


corriger et te faire confiance. C’est promis.
J’espère que tu as aimé mes petits cadeaux. Je les ai choisis juste pour
toi, en pensant à toi. Si tu regardes le bracelet sous différents angles,
tu verras apparaître des étoiles qui scintillent. C’est pour te montrer
que mon cœur est à toi.

Je vais être à Rocher-sur-Mer en fin de semaine. Je vais inviter Pasco,


et on pourrait aller au cinéma avec Summer et lui, samedi soir. Qu’en
penses-tu?

J’attends que tu me textes pour me donner ta réponse.

Je te love big time!

Jacob

Marianne relit la lettre. Elle est heureuse que Jacob soit redevenu celui
qu’elle a connu, doux et avenant. Avec empressement, elle s’empare de son
iPod pour lui répondre.
Elle remarque tout de suite qu’il est en ligne.
Durant les trente minutes suivantes, Marianne discute avec Jacob. Puis,
un message de Noah apparaît sur son iPod.
Puis, il met fin à la conversation. Marianne n’arrive pas à y croire.
Découragée, elle lance son appareil sur son lit.
— Si tu penses pouvoir m’acheter avec tes cadeaux et ensuite me faire
tes petites crises de jalousie, Jacob Sarrazin, tu te trompes, s’écrie-t-elle en
pointant son iPod d’un doigt accusateur.
Puis, elle remballe avec rage tous les trucs reçus et remonte à l’étage.
Monsieur Sarrazin est encore avec son père dans le salon. S’approchant de
lui, elle lui tend le paquet.
— Pouvez-vous redonner ceci à Jacob, s’il vous plaît?
Sans rien ajouter, elle tourne les talons et redescend dans sa chambre.
Elle saisit son iPod et, toujours assaillie par la colère, elle envoie à Jacob le
message suivant:

Le lendemain matin, elle attend ses amies à la cafétéria. Malgré le froid


sibérien qui sévit toujours, le soleil a décidé de se montrer le bout du nez,
au grand malheur des élèves qui auraient volontiers pris une autre journée
de congé forcé.
— Non mais, il devrait y avoir une loi contre ça. Si j’étais ministre, je
fermerais les écoles durant l’hiver, dit Laura, insurgée, qui arrive la
première et se laisse tomber sur sa chaise.
— Je voterais pour toi, c’est certain.
— Quel est ce projet dont Vincent veut nous parler?
Charline s’assoit à la table avant que Marianne ait pu répondre.
Toujours très réservée, elle salue timidement ses deux copines.
— Ah! J’ai reçu l’ordre de garder le silence. Vous le saurez ce midi.
— J’espère qu’il ne me demandera pas de faire un show. Je vais refuser,
c’est officiel. Moi, je déteste ça, les spectacles.
— Voyons, Laura, je suis certaine que tu serais excellente.
— Je serais incapable de participer, moi aussi, indique Charline.
— C’est ça, hein? C’est ce qu’il veut faire!
Marianne sourit et frotte ses mains ensemble.
— Euh… non… oui… Écoutez! Vous devez garder le silence, s’il vous
plaît. Faites comme si vous ne saviez rien. Vincent sera déçu que j’aie
vendu la mèche.
— Tu n’as rien dit, j’ai deviné, fait Laura en plongeant le nez dans son
pot de yogourt.
— Salut, les filles. Quelle est cette nouvelle dont Vincent veut nous
parler?
Maïe-Lin et Stella s’assoient à leur tour en déposant livres et gourdes
d’eau devant elles.
— Ah! C’est une surprise, réplique Laura avec un large sourire. On
l’apprendra bientôt.
Puis, elle jette un regard amusé et complice à Marianne. Le principal
intéressé arrive en même temps que Summer.
— Salut, mes toutes belles! Vous avez l’air en forme, ce matin. J’ai
tellement hâte de vous parler de mon projet!
Toutes les têtes se tournent vers lui.
— Ce midi, rendez-vous dans l’escalier des élèves de cinquième
secondaire. Je vous dévoilerai tout ce que mon cerveau en fusion a imaginé.
Vous n’en reviendrez pas!
— Ah! Ça va faire, les secrets! On veut le savoir maintenant, déclare
Maïe-Lin, insurgée, d’une voix plaintive.
— Non, non, non! Vous devez être patientes, ladies!
— Tu n’es vraiment pas cool!
En souriant, Marianne observe les personnes assises autour de la table.
Elle se sent heureuse de faire partie de cette gang d’amis sincères et fidèles
qui sont devenus tellement importants dans sa vie.
Elle réalise qu’au cours des derniers jours, son envie de se surpasser a
décuplé. Avec le projet de Vincent, elle pourra faire appel à son côté
artistique; mais sur le plan physique, elle a aussi besoin de se défouler. Elle
a soudain très hâte de se retrouver sur le terrain de basketball.

Un long coup de sifflet se fait entendre dès que Marianne franchit les
portes du gymnase. Tenant ses livres entre ses bras, elle avance d’un pas
peu rassuré et cherche madame Chartrand du regard.
Dès que cette dernière la voit entrer, elle accourt dans sa direction,
toujours aussi dynamique et enjouée.
— Je suis contente de savoir que tu te joins à nous pour le reste de la
saison. Merci énormément, Marianne. Je l’apprécie vraiment.
L’adolescente se sent un peu gênée de toute cette reconnaissance. Ses
convictions se sont encore raffermies, alors qu’elle marchait pour se rendre
à l’école… le jour où elle a failli vivre la pire expérience de sa vie.
Pendant que le froid la transperçait de partout, ses pensées se sont
tournées vers son équipe de basketball de Montréal, placée sous la direction
de Clément Racicot-Ouimet. Elle s’est souvenue à quel point elle aimait la
compétition, le dépassement et le fait d’appartenir à un groupe qui travaille
ensemble pour arriver à un seul but: la victoire.
Son désir de rejoindre le Mistik de Mattawa n’a fait qu’augmenter
lorsqu’elle en a fait l’annonce à ses amis. En entendant leurs
encouragements joyeux, elle a compris qu’elle avait pris la bonne décision.
— Merci.
— Demain, après l’école, présente-toi au gymnase C-488. Nous aurons
une pratique, et tu feras la connaissance de ton équipe… officiellement.
— J’y serai. C’est promis.
La cloche indiquant la fin de la récréation l’incite à quitter rapidement le
bloc sportif pour se rendre à son cours de mathématiques.
— Allez, allez, mesdames! Du calme, je vous prie.
Vincent prend vraiment son rôle très au sérieux. Arrivé quelques
minutes avant le reste du groupe, il s’est assis sur le banc près de la fenêtre.
Dès qu’une fille se présente, il l’invite à prendre place sur les marches en
face de lui. Quand tout le monde est installé, il demande le silence en levant
la main.
— Oh! là! là! Monsieur Vincent joue les grands professeurs!
La réplique de Stella fait sourire les autres, mais fait apparaître une
expression de découragement sur le visage de l’adolescent.
— Ben voyons donc! Tu dis n’importe quoi. Dans une heure, on doit
retourner en classe, et je veux absolument vous jaser de mon super projet.
Je suis convaincu que vous allez capoter vous aussi. Voilà!
Il remet à chacune une feuille sur laquelle il a écrit son plan d’action.
— On va enregistrer une vidéo de sketches.
— Hein!
— Non, Vincent. Il n’est pas question que je me fasse filmer, proteste
Laura avec véhémence.
— Tu es certain que c’est une bonne idée? demande Maïe-Lin, inquiète.
Un murmure de protestation parcourt le groupe. Même Summer ne
semble plus convaincue que le projet de Vincent soit si intéressant.
— Attendez que je vous explique avant de paniquer, voulez-vous!
Vincent montre des signes d’impatience. Lorsque le silence est revenu
parmi les troupes, il reprend la parole.
— On va produire un petit film de dix minutes maximum, séparé en dix
mini-sketches d’une minute chacun. C’est le point numéro un sur votre
feuille.
Il pointe le document qu’il tient entre les mains.
— La rencontre d’aujourd’hui a pour but, premièrement, de sonder
votre intérêt pour ce fabuleux projet que j’ai imaginé moi-même, soit dit en
passant.
Le groupe applaudit frénétiquement, comme pour flatter l’ego du
principal intéressé.
— OK, n’en faites pas trop, quand même. Et deuxièmement… de
travailler avec vous pour élaborer les différents scénarios possibles. J’ai
quelques idées en tête, mais je veux vous entendre.
— C’est génial, comme programme. J’embarque, c’est officiel.
Stella ne cache pas sa joie à l’idée de participer à cette vidéo. Elle adore
ce genre de défi et n’a aucune difficulté à parler devant une caméra.
— Euh… je ne sais plus si ça me tente, avance Marianne, qui doute que
jouer dans une vidéo soit dans ses cordes.
Son ami lui lance un regard assassin, sentant qu’il est en train de perdre
l’intérêt de la principale vedette de son projet.
— Marianne Bellehumeur, tu ne vas pas me lâcher! C’est en partie à
cause de toi et pour toi que j’ai réfléchi à tout ça. Tu te souviens que tu dois
faire un travail sur le sujet?
— Comment pourrais-je l’oublier? rétorque-t-elle en pinçant les lèvres.
OK, je m’excuse. Dis-nous ce que tu veux faire. On est avec toi, n’est-ce
pas, les filles?
Summer et Maïe-Lin confirment à leur tour leur intérêt pour cette
nouvelle aventure. Comme à son habitude, Laura bougonne un peu, mais se
laisse vite convaincre par Summer et Marianne.
— Allez, Laura. Embarque avec nous. On va avoir du fun, c’est certain!
Finalement, la jeune fille change d’idée et acquiesce en hochant
vivement la tête, au grand plaisir de ses amies, qui lui démontrent leur joie
en l’applaudissant chaudement.
Charline, pour sa part, se renfrogne dans son coin. Elle déteste tout ce
qui lui demande de se mettre en valeur ou d’être au premier plan, préférant,
et de loin, se faire oublier.
— J’aime mieux ne pas participer, fait-elle d’une voix à peine
perceptible.
— Si tu veux, tu pourrais me donner un coup de main pour les
enregistrements.
Un large sourire se dessine alors sur les lèvres de Charline. Elle hoche la
tête pour montrer que la proposition de Vincent l’intéresse.
— En fin de semaine, j’espère que vous n’avez rien de spécial au
programme, parce qu’on aura beaucoup de travail à faire. J’ai réservé la
petite salle de spectacle de la Maison des jeunes. J’ai vérifié, elle est libre
tout le week-end.
Toutes les filles l’écoutent avec attention. Personne ne l’interrompt.
— La journée de samedi sera consacrée à l’écriture et aux répétitions
des sketches. Puis, dimanche, on filmera le tout.
— Tu as pensé à tout, s’exclame Maïe-Lin, étonnée. Qui va faire quoi?
— J’ai pensé, lorsque j’ai fait mon plan, que chacune d’entre vous
participerait, ce qui ferait de ce travail quelque chose de varié et d’unique.
Il tend une feuille à ses amies, qui sont maintenant très attentives.
— Voici une liste de scènes qui pourraient être présentées. À côté, j’ai
indiqué les noms des actrices – en l’occurrence, vous – qui pourraient les
jouer. Charline, je t’avais attribué deux rôles, mais on va arranger ça.
Les filles prennent rapidement connaissance du scénario imaginé par
Vincent.
— Si vous le voulez bien, on va regarder tout ça ensemble.
— Oui, parce que moi, je n’y comprends absolument rien, avance Laura
en se tournant vers Marianne.
Durant le reste de l’heure du dîner, Vincent développe son projet pour
ses amies. L’idée directrice, c’est de dénoncer les dangers qui guettent les
jeunes. La gang est sceptique au début, mais devant l’enthousiasme avec
lequel Vincent fait sa présentation, les filles sont conquises.
— Chacun des sketches sera centré sur une situation où les ados se
reconnaîtront. Le sujet «monter dans la voiture d’un étranger» sera bien sûr
traité.
Les regards se tournent vers Marianne, qui se cache le visage derrière
les mains, toujours incapable de comprendre comment elle a pu agir de la
sorte.
— Les autres thèmes au programme sont l’intimidation, la violence, le
racisme, la cyber-intimidation, le taxage…
— … et l’homophobie.
Marianne a lancé le mot d’une voix forte, qui surprend Vincent.
Summer jette un regard compatissant à son amie et appuie sa proposition.
— Oui, Marianne. J’y arrivais. Donc, l’homophobie, la drogue et les
relations toxiques seront aussi abordées.
Les filles demeurent un peu interdites devant la lourdeur des thèmes
choisis. Aussitôt, Vincent calme leur inquiétude en poursuivant ses
explications.
— Mais plutôt que de se concentrer sur les aspects sombres de ces
questions, on va présenter des solutions à envisager.
— Comment vois-tu ça?
— C’est simple. Les quinze premières secondes du sketch parleront du
danger en question, après quoi, on offrira des solutions pour ne pas être
victimes de ces dangers.
— Pourrais-tu nous donner un exemple, Vincent?
— OK. Disons qu’on propose la malbouffe…
— Hein! Tu veux ajouter le thème de la malbouffe?
— Non, c’est juste pour donner un exemple, Stella.
Personne ne souffle mot.
— Admettons qu’on traite de ce sujet, poursuit-il. Je verrais le sketch
comme suit: les quinze premières secondes, on présenterait une personne
qui se ferait servir de la malbouffe en quantité industrielle: frites,
hamburger, poutine, pizza… On conclurait les quinze secondes par une
image de l’adolescent dans un costume de sumo pour montrer ce qui peut
arriver s’il continue de se nourrir comme ça.
Il prend une mini-pause et, voyant qu’il a l’attention générale, il
poursuit.
— Ensuite, les quarante-cinq secondes suivantes, on pourrait montrer la
même personne en train de manger de la nourriture santé, de faire de
l’exercice, de boire de l’eau, de dormir confortablement… On la montrerait
heureuse et en santé, quoi!
— OK, mais ça va prendre du temps pour faire tout ça.
— Disons que ce thème serait trop compliqué, parce qu’il demande
beaucoup de préparation et d’accessoires. C’est pour ça que je l’ai éliminé.
Mais les autres sont moins exigeants.
Vincent reporte son attention sur sa feuille.
— Et pour la drogue? Comment vas-tu présenter ça?
Stella est inquiète à l’idée d’avoir à manipuler de vraies drogues.
— Pour cette problématique, on irait uniquement avec des photos prises
sur Internet.
Vincent lève la tête et attend une réaction de ses amies.
— Alors, qu’est-ce que vous en dites?
— Ça semble super intéressant. Et tu crois qu’on pourra traiter de tous
ces sujets en une seule fin de semaine?
— Si on travaille tous ensemble et que chacun se présente samedi et
dimanche, je crois vraiment qu’on pourra réaliser ce fabuleux et prodigieux
projet.
Vincent est vraiment fier de son idée.
— Alors, est-ce que je peux compter sur vous?
— À la fin de la pratique, je vous donnerai la date du tournoi provincial
qui aura lieu à Mascouche, à la fin mars. Je sais que nous sommes capables
de nous classer parmi le top six des équipes du Québec.
Marianne observe les filles massées près du banc dans le grand gymnase
de l’école. Quelques-unes rouspètent en entendant cette prédiction de la
coach Pénélope Chartrand. Elles ne semblent pas du tout convaincues.
— On va finir dernières, c’est certain. Molly et Valérie ne sont pas là.
Ce sont les meilleures.
— Écoutez, gang, je n’ai aucune idée d’où ça vous vient, cette attitude
de losers que vous avez depuis quelques semaines, mais je vous demande
d’arrêter ça. C’est en équipe que vous avez gagné des matchs. Oui, Molly et
Valérie ont joué un rôle important dans ces victoires, mais vous avez toutes
mis l’épaule à la roue pour y arriver.
Le discours de la coach est accueilli par un murmure de désapprobation.
— Je vous garantis que vous pouvez réussir. Et pour y parvenir, nous
avons un élément clé qui se joint à nous. J’ai le plaisir de vous présenter
Marianne Bellehumeur. Son arrivée au sein du Mistik de Mattawa fera
sûrement une différence, puisqu’elle a une expérience solide en basketball.
Douze paires d’yeux se tournent vers la nouvelle venue, qui sent le
rouge lui monter au visage. Marianne ne connaît personne dans l’équipe. La
plupart des joueuses sont en deuxième secondaire.
— Comme je vous l’ai déjà expliqué, elle a participé aux Jeux du
Québec l’an dernier. Son équipe a remporté la médaille d’or.
— Bravo, lance sarcastiquement une grande brunette aux joues creuses
et au regard sombre.
Madame Chartrand ne tient pas compte de cette réplique de la numéro
17, dont Marianne ignore le nom.
— Pour arriver à nous hisser jusqu’au championnat provincial, il faudra
travailler fort, être disciplinées et surtout, développer une attitude positive et
gagnante.
L’énergie communicative de l’entraîneuse commence à avoir des effets
sur l’équipe. Quelques-unes des participantes frappent avec entrain dans
leurs mains pour relever le moral des troupes.
— Let’s go, les filles. On est capables. Go! Mistik! Go! Go! Go!
Puis, comme poussées par un regain d’adrénaline, toutes les joueuses se
font entendre en sautant sur place.
— Ouste! Tout le monde à l’entraînement, lance la coach en levant les
bras.
À cet ordre, les douze membres de l’équipe saisissent un ballon et se
mettent à dribler un peu partout sur le terrain, dans une cacophonie intense.
— Viens avec moi, Marianne. Je vais te donner ce qu’il te faut. Tu dois
aussi compléter la feuille d’inscription.
Une dizaine de minutes plus tard, Marianne revient au gymnase habillée
d’un survêtement à l’effigie du Mistik de Mattawa. Elle est contente d’avoir
eu le numéro onze.
— C’est mon chiffre chanceux, a-t-elle indiqué à madame Chartrand.
L’entraîneuse lui a expliqué que le nom choisi signifie «forêt» dans la
langue crie.
Marianne saisit un ballon et s’avance en driblant vers l’attroupement qui
se trouve à l’autre bout de la salle. Arrivée à la hauteur du panier, elle le
lance avec facilité et adresse. Le ballon traverse le filet du panier, puis
rebondit sur le sol. Personne n’esquisse un mouvement pour l’attraper.
Marianne est surprise, mais ne fait pas de cas de cette façon de faire.
Un coup de sifflet strident résonne dans le gymnase, et le groupe se
déplace pour rejoindre madame Chartrand.
— OK, les filles, voici le plan. Chacune garde sa position habituelle.
Marianne sera à l’attaque avec Célia. Vivianne et Kassy, vous les
seconderez.
— Comment? Je croyais que je jouerais à l’attaque avec Célia! lance
une adolescente fougueuse et insurgée qui se trouve à la droite de Marianne.
— Pour l’instant, tu seras assistante, Kassy. Notre amie, ici, indique
madame Chartrand en passant son bras autour des épaules de Marianne, a
beaucoup d’expérience à l’attaque. Je veux voir si la chimie sera bonne.
Sans broncher, mais en jetant un regard noir à la nouvelle venue, Kassy
accuse le coup, elle qui rêvait de se démarquer enfin et de faire ses preuves
dans l’équipe… Sa voisine, une grande fille blonde aux traits carrés, lui
souffle quelque chose à l’oreille.
— Les rôles vont probablement changer au cours des prochains jours.
Vous devez donner votre maximum afin que je puisse réévaluer la position
de chacune pour créer un alignement invincible.
Toutes les têtes sont tournées vers l’entraîneuse, et chacune de ses
paroles est écoutée avec attention.
— Voici l’horaire des entraînements jusqu’à la fin du mois de janvier.
Vous avez l’obligation d’y assister, à moins d’une raison grave. Compris?
— Oui, coach! hurlent presque toutes les joueuses d’une même voix.
Plus tard, après une heure d’exercices intensifs à dribler et à lancer le
ballon dans le panier, Marianne est épuisée. Elle réalise que depuis son
arrivée à Rocher-sur-Mer, elle a négligé sa condition physique.
Aujourd’hui, elle en paye les frais.
— Tu en arraches, la vedette, lui souffle-t-on à l’oreille.
Marianne se retourne pour apercevoir Kassy qui s’éloigne rapidement
d’elle en riant avec sa complice blonde. La jeune rouquine ne fait pas de cas
de ce commentaire. Elle s’affaire plutôt à ramasser les ballons abandonnés
un peu partout dans le gymnase avant d’aller sous la douche.
— Les filles, on se revoit lundi, tout de suite après les classes. À seize
heures quinze, je veux tout le monde sur le terrain. Compris?
— Je suis tellement contente que tu aies repris le basket, Marianne.
— Oui, moi aussi. J’y ai vite repris goût. Finalement, ça me manquait,
je crois.
— Et tes coéquipières? Et ton entraîneuse?
— Cool. Je suis un peu rouillée et je vais devoir me remettre en forme,
mais ça ira. Pour se préparer pour le tournoi provincial, on a des pratiques
au moins trois soirs par semaine, et quelques midis en plus.
— J’ai une bonne nouvelle à t’apprendre, ma chérie.
Marianne sourit à sa mère en se servant une part de pâté chinois tout
chaud.
— Moi aussi, je veux une bonne nouvelle! lance Mathis en avalant sa
bouchée.
— Oui, Mathis. Ça te concerne toi aussi, mon petit trésor, indique
madame Bellehumeur en passant sa main dans les cheveux ébouriffés de
son fils.
— J’aimerais également savoir de quoi il est question, affirme le père de
Marianne en se tournant vers sa femme.
— Hum… j’ai quasiment envie de vous faire patienter un peu, riposte-t-
elle pour rigoler en mettant un doigt sur son menton et en levant les yeux
vers le plafond.
— Maman…
— Ah! Maman…
— Chérie!
Madame Bellehumeur fait durer le suspense quelques minutes, puis elle
se recule sur sa chaise et croise les bras. Elle regarde chacun des membres
de sa famille avec un doux sourire.
— OK, respirez un bon coup! Je vais vous le dire. Mamie Claire viendra
passer quelques jours ici, peut-être même une semaine ou deux, le temps
que les nausées du matin soient moins intenses.
— Cool! s’exclament en même temps le frère et la sœur.
— Comme c’est gentil à elle, ajoute monsieur Bellehumeur, heureux
d’apprendre que sa belle-mère prendra soin de sa femme lorsqu’il sera au
travail.
— Elle arrive demain, par autobus. Il est hors de question qu’elle
conduise par de telles températures. C’est beaucoup trop dangereux.
— Tu as raison, ma chérie.
— Mais tu la connais. J’ai dû m’obstiner avec elle et même la menacer
de lui interdire de venir si elle choisissait de conduire sa voiture.
— Mamie Claire, c’est tout un phénomène, n’est-ce pas?
— Qu’est-ce que ça veut dire, un phénomène?
Mathis présente à ses parents un visage barbouillé de ketchup.
— Quelqu’un de vraiment spécial, explique madame Bellehumeur en lui
tendant une serviette de papier. Essuie ta bouche.
— Et elle a accepté tes conditions? ajoute le père.
— Oui. Je lui ai suggéré de me tricoter une layette pour bébé durant le
voyage.
Madame Bellehumeur ne peut s’empêcher de sourire. Elle savait bien
que sa mère accepterait de l’aider. Mamie Claire a été ravie d’apprendre
qu’elle aurait un cinquième petit-enfant. Elle a accepté sans hésiter de se
rendre à Rocher-sur-Mer pour prêter main-forte à sa fille.
— Moi, je veux un frère, déclare Mathis.
— Euh, je ne peux rien promettre. Ça peut aussi bien être une fille, tu
sais.
— Je ne veux pas d’autre sœur, moi! Ce n’est pas cool, des sœurs. Ça ne
joue jamais avec moi, poursuit le petit garçon.
Marianne ouvre les yeux très grands en fixant Mathis.
— Et moi qui ai passé un après-midi complet à faire des blocs avec toi!
Voilà comment tu me remercies! Je vais m’en souvenir, espèce de trognon!
— Maman! Marianne m’a traité de trognon.
Puis, après une seconde d’hésitation, il continue.
— Dis, maman, c’est quoi, un trognon, hein?
— Ce n’est rien, mon chéri, répond la mère en faisant de gros yeux à sa
fille.
— Un trognon, c’est un petit garçon qui va se faire dévorer par le grand
méchant loup caché sous son lit.
— Marianne! lancent en même temps les parents de l’adolescente.
Aussitôt, Mathis se met à pleurer, effrayé à l’idée que la prédiction de sa
sœur se réalise.
— Bravo! Parfois, tu agis comme une enfant de deux ans.
— Personne ne va me manger, n’est-ce pas, maman?
— Mais non, mon chéri. Personne. Et ce soir, Marianne va te raconter
une histoire et rester avec toi dans ta chambre jusqu’à ce que tu t’endormes.
Comme ça, elle pourra chasser les grands méchants loups s’ils se
présentent.
Marianne se lève d’un bond pour intervenir.
— Et je ne veux pas un mot de plus, jeune fille. Ça t’apprendra à
surveiller tes paroles.
— C’était juste une blague! lâche l’adolescente pour se défendre, en
lançant un regard noir à Mathis.
— Est-ce que tu entends quelqu’un rire? Moi, non. Ce que je vois, c’est
un enfant de six ans que tu as effrayé avec tes niaiseries. Alors, rira bien qui
rira le dernier!
— Hein? réplique Marianne.
— Tu réfléchiras à la définition de cette expression en attendant que ton
frère s’endorme dans sa chambre, ce soir.
— Ah! Maman, ce n’est vraiment pas cool. Juste pour une petite blague
de rien du tout.
— Eh oui, on récolte ce que l’on sème, ma cocotte.
— Ah!!! Pourrais-tu, s’il te plaît, arrêter de me parler avec des phrases
que je ne comprends pas?
— Il est grand temps que tu apprennes certains de ces proverbes, qui te
serviront bien un jour.
Marianne décide de garder le silence. Elle sait qu’à ce jeu, elle perd
toujours. Sa mère a mille et un trucs pour lui faire des misères.
L’adolescente doit abdiquer et accepter de passer une partie de la soirée à
prendre soin de ce petit frère qu’elle juge trop «bébé lala».
«Et dire qu’un autre bébé s’en vient bientôt… Ça va être la joie dans la
maison!» se dit-elle intérieurement, insurgée, en finissant son repas.
— Marianne, tu viendras dans mon bureau avant de partir, s’il te plaît.
La principale intéressée hoche de la tête en poursuivant le jogging
qu’elle a entrepris depuis son arrivée au gymnase. À sa deuxième séance
d’entraînement, elle sent qu’elle devra mettre des efforts pour retrouver son
énergie d’avant.
«Je ne suis pas en forme», soupire-t-elle en s’arrêtant brusquement
parce qu’une douleur lui barre le ventre.
Essoufflée, elle se donne quelques secondes de repos et décide de
continuer pour ne pas perdre son tempo. L’aide-entraîneuse annonce la
période de jeu libre. Marianne se précipite sur le terrain pour exécuter
quelques mouvements de dribblage. Au premier lancer, elle manque le
panier.
— Et ça se vante d’avoir gagné des médailles! affirme quelqu’un
derrière elle d’une voix sarcastique.
Sans prêter attention à la personne qui la nargue de cette façon, elle se
positionne pour faire un deuxième essai. À nouveau, l’adolescente rate la
cible. Le ballon tombe mollement et roule jusqu’au mur. Nerveuse et
déconcentrée, Marianne lève les yeux au plafond. «Qu’est-ce qui
m’arrive?»
La plupart des joueuses se sont massées près du banc. Elles observent
les piètres performances de la nouvelle venue. On lui lance même des
sifflements moqueurs et des huées de toutes sortes. Sans se laisser
démonter, Marianne remet la main sur le ballon. Elle est bien déterminée à
montrer ce dont elle est capable à cette bande de filles pas très
sympathiques.
À la troisième tentative, elle s’accorde quelques secondes pour se
concentrer et répète le geste qu’elle a effectué à tellement de reprises.
Projeté à la bonne vitesse, selon l’analyse qu’en fait Marianne, le ballon se
pose sur le rebord de métal et glisse tout autour, si lentement qu’elle est
convaincue que la scène se déroule en slow motion. Hésitant entre finir sa
course à l’intérieur ou à l’extérieur du filet, le ballon choisit cette dernière
option, au grand désarroi de l’adolescente. Il retombe sur le sol dans une
série de rebonds qui n’en finit plus, seul bruit perceptible dans cet immense
gymnase. Marianne a l’impression que tous les yeux sont fixés sur sa
nuque.
— Bravo! Bravo! Bravo!
Cette fois, les moqueries redoublent.
— Admirez notre sauveuse, les filles. C’est avec des performances
pareilles que Miss J’ai-fait-les-Jeux-du-Québec doit nous mener à la
victoire et à un podium au tournoi provincial.
Marianne en a assez entendu. Elle se retourne pour faire face à celle qui,
entourée d’autres membres de l’équipe, est convaincue qu’elle peut lui dire
n’importe quoi.
— Est-ce que je peux savoir quel est ton problème?
— Moi? Je n’ai pas de problème! Je crois que c’est toi qui en as un…
Hum!! Quand on te regarde, on s’aperçoit bien que tu en arraches pas mal,
hein? Tu as un jeu du calibre… hum… laisse-moi voir… d’une élève de
deuxième année, maximum. Trois lancers, tous ratés, et en plus, tu cours
après ton souffle.
Kassy Lampron poursuit sans reprendre haleine.
— Qu’est-ce que ce sera au tournoi provincial? Allô le podium!
La patience de Marianne est mise à rude épreuve. Finalement, elle
flanche.
— Pour qui tu te prends, chose! Il ne faudrait pas que tu me cherches;
sinon, tu risques que je te ferme le clapet. Vas-tu arrêter de me…
— Marianne?
L’entraîneuse arrive sur l’entrefaite. Marianne est rouge de colère et
pointe sa rivale d’un doigt accusateur. Elle déteste se faire diminuer de la
sorte. Aussitôt, Kassy joue la carte défensive.
— Je ne sais pas ce qu’elle a, coach. Elle a commencé à me gueuler
après sans raison, se plaint la brunette d’une voix doucereuse.
Pour prouver son désarroi, elle lève les bras et recule d’un pas, montrant
ainsi à quel point la nouvelle lui a fait peur.
— Marianne, pourrais-tu m’expliquer ce qui se passe, s’il te plaît? C’est
quoi, ce langage? Je ne crois pas que ce soit une bonne manière de parler à
ses camarades. Comme aide-capitaine, tu as un rôle important dans le
groupe et tu te dois d’avoir un comportement exemplaire.
Kassy se place derrière l’entraîneuse et lance des regards effrontés à
Marianne.
— Je… je…
Marianne cherche ses mots pour se défendre. Rien ne sort.
L’adolescente déteste être paralysée lorsqu’elle est prise au dépourvu. Elle
est incapable de répliquer.
— Excuse-toi auprès de Kassy, je te prie.
Personne dans le groupe ne vient à son secours. Elle se sent isolée parmi
ces filles et regrette de s’être jointe à l’équipe. Quelques-unes des joueuses
retournent sur le terrain pour éviter d’être associées aux protagonistes.
— Je n’ai rien fait de mal. C’est elle qui…
— Tu as utilisé un langage inacceptable. Allez, qu’on en finisse.
Excuse-toi.
Marianne serre les poings et la mâchoire. Le petit sourire hypocrite et
narquois que lui lance sa rivale la fait fulminer encore plus. Autour d’elle,
c’est le silence complet. Marianne est consciente que son mutisme retarde
l’entraînement. Après quelques secondes, elle se décide.
— S’cuse, souffle-t-elle avec une intonation qui laisse entendre tout
l’effort que ça lui demande.
— Bien. Maintenant, tout le monde se remet à l’entraînement.
Marianne reste figée sur place pendant un instant. Une colère folle
gronde en elle. Pour l’adolescente, il est clair que cette fille sera toujours en
travers de son chemin et tentera de lui rendre la vie infernale.
«Elle va voir de quel bois je me chauffe!» se dit-elle en refaisant un tour
de piste au jogging.

— Voici un plan de conditionnement physique qui t’aidera à retrouver la


forme, lance madame Chartrand à Marianne lorsque cette dernière entre
dans son bureau.
Marianne jette un œil sur la feuille que lui tend son entraîneuse.

À faire tous les jours pour les deux prochaines semaines:


* 10 minutes de jogging
* 10 minutes d’étirements
* 3 fois 20 redressements assis
* 3 fois 15 pompes

L’adolescente trouve le programme un peu chargé, mais se garde bien


de l’avouer. Elle a l’intention de montrer à tout le monde qu’elle est capable
de répondre aux exigences.
— Et pour ce qui s’est passé plus tôt avec Kassy, nous n’en parlerons
plus, mais tu dois me promettre que ça ne se reproduira plus jamais. Je tiens
à ce que l’harmonie règne au sein de mon équipe. C’est important pour
atteindre notre objectif: le podium au tournoi provincial.
Marianne met quelques secondes à réagir.
— C’est OK pour toi?
— Oui, se contente-t-elle de dire avant de quitter les lieux.
Juste au moment où elle franchit la porte, madame Chartrand la
rappelle.
— Marianne, je crois que tu es mûre pour le poste de capitaine. Il faudra
cependant me prouver que je peux me fier à toi en tout temps. Ta façon
d’agir et de faire doit aussi être exemplaire.
Encore une fois, Marianne reste bouche bée. Elle ne sait pas quoi
répondre à cette proposition. «Avant que j’accepte, il va falloir que l’esprit
d’équipe s’améliore», pense-t-elle.
À son arrivée dans la salle des douches, Marianne est accueillie
froidement par une partie du groupe de filles, massées près des lavabos.
Sans s’arrêter, elle se fraye un chemin vers un casier afin de se changer.
— Alors, Miss Perfection, tu vas comprendre quelque chose. Ici, c’est
moi qui mène, et toi, tu prends ton trou. Est-ce que c’est bien clair?
Marianne toise Kassy. Elle ne veut surtout pas lui montrer que son
discours la dérange. Elle ose même l’affronter.
— Sinon, quoi?
— Sinon, tu verras par toi-même. Et ce ne sera pas joli, tu peux me
croire.
— C’est tout?
Le ton désinvolte de la jeune rouquine laisse entendre qu’elle n’est pas
impressionnée par ces menaces à peine voilées.
— Surveille-toi, Bellehumeur. Ton règne dans le Mistik pourrait être de
courte durée.
— Ouhhh! J’ai peur, lance Marianne en s’approchant de sa vis-à-vis.
Elle attrape son sac à dos et se dirige vers la section des douches.
Peu habituée à ce qu’on lui tienne tête, Kassy est surprise par l’attitude
de la nouvelle venue. Déterminée à ne pas s’en laisser imposer, celle qui se
voyait capitaine de l’équipe a bien l’intention de garder cette intruse à l’œil.
Quelque temps après, Marianne observe son reflet dans le miroir. Après
avoir démêlé ses bouclettes avec un large peigne, elle sort l’attirail
nécessaire pour finir de se coiffer.
— Tu vas t’attirer des ennuis avec ces filles. Fais attention.
Le bruit du séchoir de Marianne qui fonctionne à plein régime est
assourdissant. Malgré tout, elle réussit à comprendre ce que sa voisine lui
raconte. Cette dernière, une grande châtaine au visage doux et aux yeux
d’un bleu très profond, s’affaire à remonter sa chevelure en un chignon
rapide et complexe.
— Kass a un sale caractère. En plus, elle déteste qu’on ne se plie pas à
ses exigences.
Marianne n’en croit pas ses oreilles.
— Et il arrive quoi si on ne lui obéit pas au doigt et à l’œil? demande-t-
elle, abasourdie. Elle se jette par terre et fait la danse du bacon, comme une
enfant gâtée?
L’autre fille hausse les épaules.
— Je fais juste t’avertir, c’est tout. Elle est vraiment bizarre, cette fille,
je te le dis.
— On dirait bien qu’il y en a dans chaque école, des énergumènes
pareilles.
Marianne se replonge aussitôt dans ses souvenirs malheureux de
l’époque où Séréna Blouin, son ennemie jurée lorsqu’elle habitait à
Montréal, partageait son quotidien.
— Aucune idée. Je suis à Rocher-sur-Mer depuis ma naissance, lance la
voisine de Marianne en la regardant dans le miroir.
Entre elles, la chimie passe bien.
— Je m’appelle Béatrice.
— Moi, c’est Marianne.
— Ouais, je sais, répond la nouvelle complice de Marianne. La coach
nous a rebattu les oreilles avec tes exploits pendant des semaines. Il était
vraiment temps que tu te décides à venir dans l’équipe, crois-moi.
Marianne sourit. Une fille sort d’une cabine de toilette et se joint à elles.
— Je pense qu’elle aurait fait une dépression si tu avais refusé, lance
cette dernière en ouvrant le robinet.
Marianne fixe la nouvelle venue et se tourne pour voir si d’autres
invitées vont s’ajouter à la discussion.
— J’m’appelle Élie-Pier. En ce qui concerne Kass, elle n’aime pas du
tout qu’on lui vole la vedette. C’est tout.
— Hein? Mais il n’est pas question de voler la vedette à qui que ce soit.
Il faut travailler en équipe si on veut gagner.
La jeune rouquine est un peu abasourdie par ce qu’elle entend. Élie-Pier
étire le bras pour prendre un essuie-main dans la machine distributrice.
— Dans l’équipe, Kass et sa petite gang de suiveuses se croient des
vedettes. Encouragée par la coach depuis le début de l’année, Kass se pense
essentielle. Alors, on embarque dans le jeu, même si, des fois, c’est
frustrant.
— Mais comment est-ce possible que l’entraîneuse ne mette pas fin à
ces comportements tout à fait inacceptables?
Béatrice et Élie-Pier se regardent. Puis, Béatrice offre à sa nouvelle
amie un large sourire éclatant qui laisse paraître une série de dents blanches
et droites.
— Tu vas vite apprendre qu’il y a des questions qu’il est préférable de
ne pas poser.
Jetant un dernier regard à son reflet dans le miroir, elle s’empare de son
sac de sport.
— Arrive, Élie. Mon père doit nous attendre dans le stationnement.
— Salut, Marianne. On se revoit à la prochaine pratique.
— Et pour Kass, tu as juste à ne pas faire de vagues. Les choses
devraient se calmer d’ici peu. Mais ce qui est certain, c’est qu’elle déteste la
compétition, indique Béatrice sur le pas de la porte.
«Et si les choses ne changent pas?» se demande Marianne.
Il est clair pour l’adolescente qu’elle ne se laissera pas intimider et se
défendra contre cette attitude totalement antisportive.
— On se reparle plus tard. Voudrais-tu qu’on se texte? demande Élie-
Pier.
— Bien sûr.
— Je t’envoie une invitation tantôt.
— Moi aussi, lance Béatrice en sortant de la salle de douche.
Restée seule, Marianne fixe la porte quelques secondes. Elle les trouve
vraiment sympathiques, mais avant tout, elle est très heureuse d’avoir au
moins deux alliées dans l’équipe.
— Attention, elle arrive.
Marianne ferme rapidement son cartable. Maïe-Lin se tourne vers elle et
entame une discussion au hasard.
— … et ton devoir de maths. Tu y as compris quelque chose?
— Euh… humm… non, pas vraiment. Je verrai avec mon prof.
— Qu’est-ce que vous faites? demande Laura en s’assoyant près de
Stella.
— Rien d’important. Les filles, ce midi, je suis occupée, je dois
rencontrer ma coach.
— Et tu te rappelles, Maïe, maman vient nous chercher pour dîner,
affirme Stella en prenant sa sœur à témoin.
— Oh! oui, c’est vrai. On doit aller manger à la maison, rétorque Maïe-
Lin, complice.
— Et toi, Vincent? N’as-tu pas rendez-vous avec le directeur pour
discuter de quelque chose en rapport avec notre spectacle?
— Hein! Quoi? De quoi parles-tu?
Marianne jette un regard noir à Vincent en tournant légèrement la tête
vers Laura.
— Oh! Oui, bien sûr. Désolé, j’avais oublié.
Laura n’a pas vraiment conscience de ce qui se déroule autour d’elle.
— Et moi, je ne serai pas ici non plus, lance-t-elle. Je dois rencontrer
une thérapeute avec ma mère. Je serai absente tout l’après-midi.
Autour de la table, tous les amis de Laura laissent voir leur soulagement
lorsqu’elle leur fait cette annonce. Dès que la cloche sonne, et aussitôt que
la principale intéressée s’est éloignée, Marianne se retourne.
— Ce midi, rendez-vous à l’escalier des élèves de cinquième
secondaire. À onze heures trente, sans faute.
Puis, chacun se dirige vers son premier cours du matin.

— Je veux que ce soit une journée dont elle se souviendra longtemps,


longtemps, longtemps!
Marianne se laisse tomber sur le banc pour faire face à ses amis.
— Laura adore le chocolat et les bonbons, et ce sera son tout premier
party d’anniversaire. Alors, il faut mettre la gomme!
— Si on faisait des jeux? suggère Vincent. Comme Vérités et
conséquences…
— NON!
Marianne a hurlé, faisant résonner l’écho de sa voix sur les murs de la
cage d’escalier. Ses amis, surpris, la regardent avec étonnement. S’excusant
de sa réaction, Marianne sourit timidement. Pour elle, cependant, il est
évident qu’elle ne revivra pas le genre de situation qui a causé tant de
problèmes entre Estelle et Camille l’an passé.
— On pourrait faire autre chose. Je n’aime pas vraiment ce jeu.
— C’est clair, affirme Summer en rigolant. Alors, que fait-on?
— Une soirée disco? propose Stella.
— Elle adore aussi les princesses de Disney.
C’est la première fois que Charline prend la parole depuis son arrivée.
Les autres membres du groupe sont étonnés par son commentaire.
— Hein! Les princesses? Ce n’est pas un peu bébé? lance Vincent sans
aucune diplomatie.
Maïe-Lin, assise à ses côtés, lui administre une taloche sur le bras.
Charline, aussitôt, se recule et se referme comme une huître.
— Tu n’en manques jamais une, n’est-ce pas, Vincent Vézina! Toujours
le mot pour rire.
— Quoi? Qu’est-ce que j’ai dit?
Il hausse les épaules. Marianne se retourne vers Charline.
— Tu crois vraiment qu’elle aime les princesses?
Charline sourit faiblement.
— Je le sais, elle m’a confié son secret en me faisant promettre de ne
jamais le dévoiler à personne. Dans un cahier qu’elle conserve
précieusement dans son sac, elle découpe des images de princesses dans les
revues.
Elle fait une pause. Peu habituée de parler autant, elle reprend son
souffle.
— Elle m’a raconté que depuis qu’elle est toute petite, elle rêve d’en
être une. Lorsque son père était méchant avec elle, c’était sa façon de
s’évader: elle s’imaginait qu’elle se transformait en une belle princesse.
Un lourd silence s’installe dans la cage d’escalier. Tous sont au courant
de la triste situation familiale de Laura Gravel, qui a vécu de la violence
pendant presque toute son enfance.
— C’est une excellente idée! affirme Stella, désireuse d’alléger
l’atmosphère. On va lui faire un party de princesses.
— Et moi? rétorque Vincent en prenant un air offusqué.
— Toi, tu te transformeras en beau prince charmant, voyons!
Aussitôt conquis par ce projet, les amis de Laura peaufinent leur plan
d’action.
— Sa préférée, c’est Elsa.
— Super!
— On a deux semaines pour tout préparer et, de grâce, ne vendez pas la
mèche. Ça doit rester ultra-secret.
— Non, Marianne. C’est non!
— Mais pourquoi?
Le ton implorant de Marianne a un effet immédiat sur monsieur
Bellehumeur, qui sort de ses gonds.
— Parce que j’ai dit non! Est-ce que c’est si difficile à comprendre?
Non! N-O-N, non!
Il se lève et fait les cent pas dans le salon, marchant de long en large
devant le sofa. Ses gestes sont saccadés, et il pointe un doigt vers sa fille.
— Quand tu fais une demande, tu dois assurément t’attendre à ce qu’il y
ait deux réponses possibles… un oui ou, comme dans le cas qui nous
intéresse aujourd’hui, un non.
Frustrée, Marianne tourne les talons et redescend dans sa chambre. Elle
réfrène son envie de claquer sa porte, sachant pertinemment qu’il y aura des
conséquences si elle se laisse aller.
— C’est toujours la même chose dans cette maison. On ne peut jamais
rien faire.
Cacahuète regarde sa jeune maîtresse d’un air circonspect. Il avance
vers elle en hésitant, comme pour l’aider à se calmer.
— Quand je vais être grande, je te jure…
La sonnerie de son iPod attire son attention.
— Marianne, papa veut te voir.
L’adolescente aurait envie de crier qu’on la laisse tranquille, mais elle
préfère monter à l’étage, au cas où son père aurait changé d’avis.
— Ça fait trois fois que je t’appelle.
— Je ne t’ai pas entendu.
Le ton est sec, l’attitude, rébarbative. Marianne demeure sur le sentier
de la guerre.
— Bien sûr, si tu étais plus ouverte d’esprit et que tu arrêtais de te
centrer sur toi-même, tu pourrais comprendre que tu n’es pas toute seule à
vivre dans cette maison.
La réaction de monsieur Bellehumeur démontre qu’il est peu
impressionné par le comportement de Marianne.
Elle reste silencieuse et attend la suite. Entre le père et la fille, le conflit
se poursuit.
— Je voulais juste t’informer que ton petit caractère pourrait t’attirer
des ennuis. Je ne suis pas certain que tu aimerais qu’on t’interdise d’aller à
ce party, n’est-ce pas?
«Ne réplique pas, Marianne. Ne réponds pas. Reste calme!»
L’adolescente a l’impression que ça ne s’arrêtera jamais, que ses parents
seront toujours sur sa route pour l’empêcher d’avoir du plaisir avec ses
amis. Elle aurait envie de hurler de colère.
Elle se retient.
— Je comprends que cette fête est importante pour toi, mais si tu te
souviens bien, ta mère et moi, on a démontré notre ouverture et notre
sensibilité à la cause de ton amie.
Marianne sent ses réticences la quitter. Il a bien raison. Son père fait
référence à la sortie spéciale que madame Bellehumeur avait organisée pour
Laura, afin qu’elle passe du bon temps avant Noël. Et, du coup, toute sa
colère tombe.
— Je suis désolée, lance-t-elle d’un air dépité.
— Ta maman ne va pas très bien, et ce serait trop pour elle d’avoir la
maison pleine de monde. J’espère que tu comprends.
Incapable de répondre tant elle s’en veut de son comportement,
Marianne se contente de hocher la tête en essuyant une larme qui roule sur
sa joue.
— Je suis certain que vous trouverez une solution. Si jamais tu as besoin
de mon aide pour monter un décor ou transporter des trucs, il me fera plaisir
de le faire pour toi.
Devant la gentillesse de son père, Marianne se sent encore plus
coupable d’avoir eu ces sombres pensées.
— Merci, réussit-elle à dire entre ses dents.
— Les filles, il reste moins de deux mois avant les compétitions
provinciales. La fin de semaine après la relâche, nous participerons au
tournoi régional à Matane. Il y aura six parties super importantes qui nous
permettront d’accumuler des points cruciaux pour augmenter nos chances
de monter sur le podium à Mascouche.
Toutes les joueuses sont assises sur le banc face à l’entraîneuse, sauf
Kassy Lampron qui, les bras croisés, se tient à ses côtés. Marianne la
regarde et ne peut s’empêcher de trouver son attitude arrogante. «Elle se
sent vraiment supérieure aux autres filles de l’équipe!»
— D’ici là, il faut redoubler d’efforts afin d’être au meilleur de votre
forme et d’arriver au tournoi bien préparées, autant de corps que d’esprit.
Elle donne un coup de sifflet.
— Jogging pour tout le monde! Dix tours de piste.
Sans attendre, les joueuses du Mistik de Mattawa s’élancent autour du
gymnase à un rythme soutenu. Au quart du terrain, Célia et Vivianne
s’approchent de Marianne et se positionnent de chaque côté d’elle.
— Alors, Bellehumeur! Ça gaze?
Marianne ne sait trop quelle attitude adopter. Elle est convaincue que
ces deux pantins à la solde de Kassy Lampron sont en mission commandée.
Le ton sarcastique de Vivianne ne l’impressionne guère.
— Ouais, ça va.
L’adolescente continue de courir à son rythme en faisant peu de cas des
deux joueuses qui se pressent contre elle. Elle tente même une poussée pour
s’en débarrasser, mais Célia et Vivianne la rattrapent.
— Il faudrait dire à la coach que tu refuses d’être à l’attaque.
— Pardon?
— Oui, c’est clair et limpide comme message, n’est-ce pas? Et on
t’informe de ça uniquement pour ton bien, tu sais.
— Sinon quoi?
— Sinon… tu verras! répond Vivianne, un sourire en coin.
— On t’aura à l’œil. Et il ne faut pas nous niaiser! Compris?
En laissant cette menace planer dans l’air, elles ralentissent la cadence et
abandonnent la discussion. Marianne prend de l’avance, seule devant. Elle
est bien décidée à ne pas se laisser intimider par ces deux bouffons, et n’a
pas l’intention de céder sa place à qui que ce soit, surtout pas dans ces
conditions.
— Les filles, c’est maintenant l’heure de la pratique. Les bleus contre
les verts.
La jeune rouquine saisit un dossard vert. Béatrice et Élie-Pier font de
même. Déterminée à montrer sa supériorité, Kassy se joint à l’équipe
adverse. Et, comme on pouvait s’y attendre, Vivianne et Célia la suivent.
— Je veux des lancers francs. Comme je vous le dis souvent, le
dribblage doit devenir votre seconde nature. Votre technique doit s’affermir,
être précise et surtout, fluide. Et c’est en vous exerçant sans relâche que
vous allez y arriver! Go!
Pendant que la coach siffle le début de l’entraînement, sur le terrain,
l’animosité entre Marianne et Kassy est palpable. Dès la mise au jeu, cette
dernière s’élance vers le fond du gymnase avec une énergie nouvelle. Avec
des mouvements graciles, elle saute et laisse tomber le ballon dans le
panier, au grand plaisir de son équipe.
Marianne, surprise par la technique de sa rivale, se promet d’être plus
solide pour faire face à cette furie sur deux pattes. À la seconde mise en jeu,
la jeune rouquine saisit le ballon avec fermeté.
Poussée par la détermination qui l’anime quand elle contrôle la
situation, Marianne effectue une avancée rapide et dynamique. À mi-
chemin, alors qu’elle fonce vers le panier adverse, elle est victime d’une
bousculade et tombe, perdant du même coup le ballon, qui roule vers le côté
du terrain. Surprise par ce contact qu’elle considère comme violent, elle se
relève d’un bond et fait face à son assaillante.
— C’est quoi, ton problème?
Kassy est déjà loin d’elle et lève les bras dans les airs.
— De quoi parles-tu, Bellehumeur? Est-ce que tu m’accuses de quelque
chose? Je n’ai rien fait.
Marianne cherche la coach du regard. Cette dernière n’a rien vu,
occupée qu’elle est à discuter avec une autre personne près de la porte du
gymnase.
— Kassy, c’est illégal, les contacts, tu le sais, lâche Élie-Pier, insurgée,
qui s’approche de Marianne.
— De quoi te mêles-tu, Élie-Pier Rouleau? Contente-toi de faire ta job
et laisse tomber le reste, murmure la principale intéressée entre ses dents en
faisant face à Élie-Pier.
Témoin de la scène, Marianne sent le sang lui bouillir dans les veines.
Elle a bien l’intention de remettre cette enfant gâtée à sa place. Un coup de
sifflet de l’entraîneuse l’empêche de mettre son projet à exécution.
— Les filles, je vous présente Karine Saint-Georges, une ancienne élève
de Mattawa qui performe avec le Rouge et Or de l’Université Laval.
Oubliant l’incident, Marianne se dirige vers la nouvelle venue, suivie de
près par ses nouvelles amies, Béatrice et Élie-Pier. Pendant le reste de la
pratique, Karine, qui est en lice pour se joindre à l’équipe olympique
canadienne, s’entretient avec les joueuses. Celles-ci l’écoutent
religieusement.
Dès qu’elle arrive dans la chambre des douches après le pep talk de
Karine Saint-Georges, Marianne constate que son casier est vide. Seuls ses
souliers y sont encore. Son sac de sport a été jeté par terre. Plus en colère
que paniquée, l’adolescente se retourne pour faire face aux filles du Mistik.
— Ce n’est pas drôle. Où sont mes vêtements? demande-t-elle en fixant
Kassy Lampron.
La considérant avec un air de défi, Kassy ne bronche pas.
— Aucune idée, Bellehumeur.
— Oh! Mon Dieu!
Le cri lancé par une joueuse qui vient de prendre le chemin des douches
interrompt l’affrontement. Cette dernière revient sur ses pas et braque sur
Marianne un regard découragé. Sans rien demander, l’adolescente la
contourne et aperçoit ses vêtements trempés et éparpillés dans les trois
douches du gymnase.
Marianne n’arrive pas à en croire ses yeux.
— Oh! Mon Dieu, s’exclame Béatrice, qui arrive derrière son amie
quelques instants plus tard.
Élie-Pier reste bouche bée quand elle aperçoit la scène.
— C’est vraiment n’importe quoi! lance Marianne, qui sent monter en
elle une colère monstre.
— C’est dégueulasse de faire une chose pareille, enchaîne Élie-Pier, qui
ne sait pas trop comment réagir.
Marianne récupère ses vêtements, tente de les tordre du mieux qu’elle
peut et revient dans la section des casiers. Sans dire un mot, elle passe
devant Kassy et l’attroupement de joueuses qui lui sont fidèles.
— Oh! My God! Qui a osé te jouer un tour pareil? demande cette
dernière en prenant un air offusqué. En tout cas, celle qui a fait ça ne mérite
pas de jouer pour le Mistik.
Marianne revient sur ses pas et s’approche à quelques centimètres de
Kassy.
— Si tu penses que je vais me laisser impressionner par tes petites
manigances, tu te trompes, Lampron. Je n’ai pas peur de toi.
— Es-tu en train de m’accuser, Bellehumeur? As-tu des preuves?
Kassy se tourne vers les autres membres de l’équipe.
— Y a-t-il quelqu’un ici qui m’a vue mettre les vêtements de notre
chère Marianne dans les douches?
Personne ne répond.
— Voilà, rétorque Kassy. Avant de lancer des accusations aussi graves,
tu devrais faire attention. Sans témoin, ton dossier ne tiendra pas la route.
— Viens, Marianne. J’ai des pantalons à te prêter.
Élie-Pier saisit le bras de son amie pour la sortir du champ de vision de
Kassy. Elle craint les réactions de Marianne, qui semble sur le point de
laisser éclater sa rage et de donner une raclée à son ennemie.
— Moi, j’ai un chandail, si tu le veux, dit Kassy pour la narguer en
sortant un morceau de tissu tout froissé de son casier.

Une fois rendue dans sa chambre, Marianne libère toute la tension


qu’elle a accumulée depuis le début de la pratique de basket. Derrière la
porte close, elle se laisse glisser au sol.
Comme si elles n’attendaient que ce moment pour se frayer un chemin
et se libérer de l’emprise des paupières de la jeune fille, les larmes
envahissent ses yeux, puis ses joues. Elles ont le goût de la colère, puis
celui de l’incompréhension, puis celui de l’impuissance.
Durant de longues minutes, l’adolescente s’autorise à vivre ses émotions
avec intensité. Elle refuse de parler de ce problème à ses parents, qui n’y
comprendraient rien et qui la trouveraient sûrement trop intense dans ses
réactions.
Mais une chose est claire dans son esprit: il n’est pas question qu’elle se
laisse intimider par Kassy Lampron ni par qui que ce soit d’autre, d’ailleurs.
Une fois la tempête passée, elle essuie son visage. Épuisée, elle sent que
la boule d’émotions qui s’était logée au centre de son ventre a disparu.
Après plusieurs bonnes inspirations, elle sent une énergie nouvelle prendre
forme en elle.
Avec courage et détermination, elle décide de faire face à cette épreuve
en cherchant des moyens d’affronter Kassy Lampron pour qu’elle lui fiche
la paix.
Pour l’instant, Marianne se sent assez en contrôle d’elle-même pour
relever un autre défi de taille dans sa vie: faire le ménage de sa chambre,
comme le lui a ordonné sa mère quelques minutes plus tôt.
«Votre attention, s’il vous plaît! Marianne Bellehumeur est demandée au
bureau de monsieur Dumouchel. Je répète, Marianne Bellehumeur est priée
de se rendre au bureau du directeur immédiatement.»
Laura, Stella et Vincent lèvent en même temps la tête et regardent
Marianne avec de grands yeux.
— Qu’est-ce que tu as encore fait? lui demande Summer.
Les amis sont réunis dans la cafétéria en attendant que la cloche du
premier cours se fasse entendre.
— Rien, répond la principale intéressée en ramassant ses livres.
— On y va avec toi. Let’s go, groupe!
— Non, ça va être correct. Je peux y aller toute seule, ne vous inquiétez
pas. Je vous revois à la récréation.
D’un pas incertain, l’adolescente se rend au deuxième étage, où se
trouve la direction de la polyvalente Mattawa. La secrétaire lui ordonne de
s’asseoir et d’attendre, ce qu’elle fait durant une dizaine de minutes avant
que monsieur Dumouchel la convoque dans son bureau.
— Il s’est passé un incident hier dans les douches durant la pratique de
basket? Ce matin, j’ai reçu une plainte officielle de Kassy Lampron, disant
que tu as porté des accusations très graves à son endroit.
— Hein?
Marianne reste sans voix.
— Ses parents ont communiqué avec moi pour dénoncer cette situation
et déplorent que depuis ton arrivée au sein de l’équipe, tu es souvent en
conflit avec leur fille.
Après la surprise, c’est la consternation qui frappe l’adolescente.
— Vu ton passé de violence…
— Mon passé de violence? répète Marianne.
— N’as-tu pas été suspendue, en octobre dernier, pour t’être battue avec
une autre élève?
— Oui, mais…
— Il n’y a pas de «mais» qui tienne. Ici, à Mattawa, la violence n’est ni
tolérée ni jugée acceptable. De plus, la coach Chartrand m’a dit qu’elle est
déjà intervenue auprès de toi concernant ton attitude envers Kassy. Est-ce
exact?
Marianne se recule sur son siège, complètement découragée.
— Elle ment, s’écrie-t-elle d’une voix brisée par la colère.
— Je te prierais de te calmer, s’il te plaît. Il y a eu des témoins de la
scène qui ont appuyé la version des faits que Kassy a donnée.
Marianne imagine très bien qui sont ces témoins tellement crédibles.
Sachant pertinemment qu’elle ne réussira pas à faire valoir son point de
vue, elle préfère abdiquer.
— Notre rencontre vise uniquement à tirer les choses au clair et n’aura
aucune répercussion si tu te comportes convenablement à l’avenir.
Le directeur garde un moment de silence et observe l’élève avec des
yeux perçants.
— Est-ce bien compris?
— Oui, monsieur.
— Tu peux retourner en classe maintenant. Et je ne veux plus entendre
parler de toi pour des raisons pareilles.
— Oui, monsieur, répète Marianne, qui est sur le point d’exploser tant la
colère gronde en elle.
«Comment a-t-elle pu? Je déteste cette fille!»
Marianne, plus déterminée que jamais à se mettre en mode solution pour
régler le cas de Kassy Lampron, quitte le bureau du directeur d’un pas
rapide.

Le soir, pour se changer les idées, Marianne se défoule à l’aide d’un jeu
installé sur le portable de son père. Durant le repas, elle a passé sous silence
sa visite au bureau de monsieur Dumouchel. Théoriquement, elle n’est
accusée de rien.
Alors qu’elle bataille ferme pour s’emparer de toutes les pièces d’or et
se sauver des dragons, l’adolescente entend la sonnerie de son iPod lui
annoncer que quelqu’un vient de lui envoyer un message.

Une nouvelle abonnée demande à faire partie de vos contacts.


Le lendemain, la pratique de basketball est annulée. Un problème
important est survenu dans le gymnase durant la journée, et l’entraîneuse a
donné congé à tout le monde.
Marianne évite tout contact avec Kassy. Elle se colle à Béatrice, à Élie-
Pier et à Annabelle Fleury. Les quatre filles se dirigent vers l’accueil de la
polyvalente pour aviser leurs parents de venir les chercher plus tôt.
— Dites, les filles, on va chez moi. Ça vous convient?
Béatrice fait cette offre tout naturellement, en prenant les devants.
Marianne n’est pas sûre que l’invitation s’adresse aussi à elle, alors elle ne
répond pas.
— Je ne peux pas. Interdiction de me rendre ailleurs qu’à mon
entraînement, et ce, pour toute la semaine, réplique Annabelle avec une
moue contrariée.
— OK! Qu’est-ce que tu as encore fait?
Tout le monde dans l’équipe sait que les parents d’Annabelle ont la
punition facile, pour tout et pour rien.
— Une de mes profs a mis une note à mon agenda pour un devoir que
j’avais oublié de faire. Une sentence exemplaire. Salut, les filles!
— Tu viens, Marianne?
— Oh! Euh… je ne sais pas. Je dois voir avec ma mère.
— Attends.
Béatrice s’empare de son appareil et compose, à la vitesse de l’éclair, les
dix chiffres de son numéro de téléphone.
— Maman, c’est Béa. La pratique est annulée… Ah! rien de grave. Des
problèmes avec le plafond du gymnase. Peux-tu venir nous chercher?
Elle fait une pause.
— Et est-ce que mes amies peuvent manger à la maison? Oui, elle
viendra. J’ai aussi invité une fille qui est nouvelle dans l’équipe… Tu es la
plus merveilleuse des mères du monde. On peut se faire de la pizza?
Tout heureuse, elle raccroche.
— Voilà, vous êtes invitées à souper chez moi.
Marianne adore l’énergie que dégage Béatrice. Grande, les cheveux
bruns, elle a un regard amusé et très intelligent. Lorsqu’elle sourit, deux
fossettes apparaissent sur ses joues un peu bombées. En plus, le petit grain
de beauté qui se dessine au-dessus de sa lèvre complète le charme naturel
de cette athlète aux épaules carrées.
— Je demande à mes parents, dit Marianne en composant le numéro de
sa maison.
Après avoir reçu l’autorisation demandée, Élie-Pier et Marianne
retrouvent Béatrice dans le hall d’entrée de l’école.
— Tiens, tiens! Notre vilain petit canard s’est enfin trouvé des copines.
Marianne se tourne et aperçoit Kassy qui la nargue sans aucune retenue.
Élie-Pier l’affronte sans hésiter.
— OK, Kassy! Laisse tomber, veux-tu!
— Oh! Mademoiselle la vedette est incapable de se défendre elle-même.
— Ma mère vient d’arriver, annonce Béatrice en sortant de la
polyvalente, ses deux amies sur les talons.
Kassy Lampron reste derrière, un sourire fendant sur son visage aigri.
— C’est vraiment n’importe quoi, cette Kassy. Elle empire avec le
temps, on dirait, constate Béatrice avec découragement.
Marianne se contente de garder le silence. Les agissements soudains de
sa rivale lui font perdre tous ses moyens. Chaque fois, elle se sent loser et
impuissante.
La famille Perron habite dans un complexe de condos qui ont été
construits un peu en retrait de Rocher-sur-Mer, sur les flancs d’une
montagne qui surplombe la ville.
Dès qu’elle franchit la porte de l’appartement 408, Marianne s’aperçoit
que la résidence est d’une richesse inouïe. Décoré avec goût tout en
dégageant une chaleur humaine vibrante, l’immense logement compte sept
pièces, dont la spacieuse chambre à coucher de son amie. Marianne arrive à
peine à percevoir, dans cet endroit, le reflet de la personnalité gentille,
douce et sociable de Béatrice.
— J’espère que tu ressentiras une petite gêne en montrant ton bordel à
tes amies, Béa, lui lance sa mère en rigolant, affairée à la cuisine.
Dans un geste plein d’ironie, l’adolescente lève les yeux et les épaules.
— Elle est toujours sur mon dos pour que je range ma chambre,
chuchote-t-elle à l’endroit de ses amies.
— On soupe dans quinze minutes, les filles.
Marianne doit admettre que la latitude dont bénéficie Béatrice en
matière de désordre n’a rien de comparable avec ce qui se passe dans la
maison des Bellehumeur. La jeune rouquine arrive à peine à trouver son
chemin dans l’incroyable fouillis qui règne dans la pièce.
«Jamais ma mère n’aurait toléré que je laisse ma chambre dans un tel
état», se dit Marianne, convaincue que madame Bellehumeur se serait mise
sur son cas en voyant seulement le quart de ce qui traîne sur le plancher et
les bureaux de Béatrice.
— Désolée. Je devais faire le ménage ce soir, après la pratique, et vous
n’étiez pas censées être là, déclare leur hôtesse en retirant une pile de
vêtements d’une chaise pour permettre à Marianne de s’asseoir.
Élie-Pier, habituée au fouillis de son amie, s’installe sur le lit, le dos au
mur, les jambes croisées.
— OK, Marianne. Parle-nous un peu de toi pour qu’on te connaisse
davantage.
Lorsque Marianne rentre à la maison après l’école, une bonne odeur de
gâteau au chocolat l’accueille. Elle comprend immédiatement que sa grand-
mère est enfin arrivée. Depuis l’annonce de sa venue, l’adolescente avait
très hâte de revoir mamie Claire.
— Bonjour, ma chérie! Est-ce que j’ai encore droit à un gros câlin? dit
la vieille dame en ouvrant grand les bras.
Marianne sourit au souvenir de ce que ces paroles lui rappellent. C’est
toujours de cette façon que sa grand-mère l’accueillait lorsqu’elle était
petite. Enfant, elle lui sautait au cou et durant de longues secondes, elles
restaient soudées l’une à l’autre.
— Quelle belle boule d’amour tu me fais là, ma chérie! s’exclame
mamie Claire d’une voix rieuse. Tu n’arrêtes pas de grandir, on dirait.
Bientôt, tu m’auras dépassée d’une tête, au moins.
— Et ton voyage en Colombie?
Durant les vacances de Noël, la vieille dame s’est rendue, avec un
groupe de bénévoles, dans une des régions les plus pauvres de ce pays.
— J’étais dans la ville de Ibagué, à cent vingt-cinq kilomètres de
Bogota. Si tu avais vu la joie dans les yeux des enfants de l’orphelinat…
Nous leur avons donné des bonbons. Ils ont vraiment été contents, et surtout
très reconnaissants. Je n’ai jamais rien vécu de plus beau.
— C’est triste pour eux.
— Au contraire, ils sont considérés comme étant chanceux d’avoir pu
trouver une place à la Casa Roja, l’organisme humanitaire qui s’occupe des
enfants abandonnés de cette ville.
— Ils n’ont pas de parents?
Mamie Claire devient sérieuse. Ses traits se rembrunissent.
— Non, ma chérie. Ou en fait, oui, ils en ont, mais ce sont des gens
tellement démunis qu’ils n’arrivent pas à assurer la survie de leur famille.
Alors, ils confient leurs enfants à des orphelinats. C’est un des endroits les
plus pauvres de l’Amérique du Sud.
Marianne garde le silence. La tristesse se dessine sur son visage.
— À la Casa Roja, les orphelins sont accueillis dans un immeuble qui
contient le strict minimum, mais au moins, ils ne sont pas dans la rue. Une
quarantaine de garçons et de filles y attendent d’être adoptés. En plus, les
enfants d’un quartier voisin s’y rendent chaque jour pour fréquenter l’école.
Rapidement, mamie Claire s’agite.
— Si tu voyais ces visages s’animer lorsque tu leur racontes une
histoire! Ça me fait fondre le cœur. Ils sont tellement charmants.
— Qu’est-ce que tu as fait pendant que tu étais là-bas?
— Comme je te le disais, j’ai lu des livres aux enfants, j’ai bercé les
bébés, j’ai organisé des jeux, j’ai soigné des petits bobos. J’ai aussi cuisiné
pour les enfants. Je leur ai donné de l’amour, ma chérie.
L’adolescente reconnaît la grande bonté qui caractérise sa grand-mère.
— Tu es géniale, mamie. Quand je serai adulte, je ferai comme toi et
j’irai m’occuper des orphelins.
— Ils seront heureux de te voir. Avec ta tignasse rousse, tu ne passeras
pas inaperçue! Les enfants vont t’adorer.
Marianne imagine déjà son futur voyage en Colombie.
— Si tu veux, un de ces soirs, je vous cuisinerai un repas typiquement
colombien.
— Lequel? ne peut s’empêcher de demander Marianne, qui sait très bien
que sa grand-mère se fera un plaisir de leur faire découvrir de nouveaux
mets.
De son séjour au Sénégal, elle a rapporté une recette au nom super
drôle, le tiebou-dieune, un plat de poisson qu’elle a fait goûter aux
Bellehumeur, mais qui n’a pas eu un grand succès.
— Le puchero, annonce mamie Claire avec un large sourire. Tu verras,
c’est délicieux. C’est la fête à l’orphelinat lorsqu’on sert ce repas aux
enfants.
Marianne a bien l’intention de ne pas rechigner sur ce qui se trouvera
dans son assiette, même si le menu ne lui plaît pas. «Après tout, je suis bien
chanceuse de vivre dans ma famille et de manger trois fois par jour», se dit-
elle en suivant sa grand-mère jusqu’à la cuisine.
— Tu sais ce qui serait bien, ma chérie?
— Non, mamie. Dis-moi?
— Qu’avec tes amis, tu ramasses des sous qu’on enverrait ensuite à
l’orphelinat. On pourrait organiser une collecte de fonds pour mes petits
protégés.
Marianne regarde sa mamie Claire avec de grands yeux.
— Oh! Ce serait génial. Justement, je rencontre ma gang à la Maison
des jeunes demain. Je vais voir ce qu’on pourrait faire.
— Je sais que tu as un cœur généreux, ma belle Marianne. Tous les sous
ramassés comptent. Les besoins sont tellement immenses!
Tout de suite, l’esprit de Marianne s’emballe, et un projet extraordinaire
y prend forme.
Marianne retourne à ses devoirs. Elle se casse la tête pour finir ce travail
de sciences dans lequel elle doit expliquer les différentes cellules végétales
et animales.
«Pourquoi est-ce que j’ai besoin de savoir que le corps contient des
cellules procaryotes et eucaryotes? se demande-t-elle en se grattant le crâne.
Et pourquoi est-ce que je dois connaître la définition d’un organite ou d’un
cytoplasme?»
Elle laisse échapper un long soupir. Par chance, la sonnerie de son iPod
lui donne une bonne occasion de penser à autre chose.
Marianne reste interdite. La révélation de Jacob la surprend et la choque
à la fois. Comment se fait-il qu’il soit au courant du secret de Noah? Elle
cherche dans sa mémoire, se demandant si elle ne se serait pas échappée et
si elle aurait dévoilé l’orientation sexuelle de Noah sans s’en rendre compte.
L’adolescente rumine presque toute la nuit. Elle est incapable de
s’endormir et voit même son cadran afficher quatre heures du matin. Les
renseignements donnés par Summer concernant cet énergumène qui
colporte des rumeurs sur Noah tournent en boucle dans son cerveau,
l’empêchant de sombrer dans le sommeil.
«Mais pour qui se prend-il? se demande-t-elle à plusieurs reprises. Et
qui est-il, premièrement?» Autant de questions qui n’obtiennent aucune
réponse durant cette longue nuit où Marianne ne peut s’empêcher de se
casser la tête.
Même Cacahuète la trouve intense. Sa maîtresse se tourne et se retourne
sous ses couvertures sans réussir à s’installer confortablement. L’animal
décide finalement de s’éloigner du lit chaud pour se réfugier sur un des
nombreux coussins qui jonchent le sol.
Et il y a aussi l’image de Jacob qui la hante. «Tout ça, c’est de sa faute!»
se dit-elle. «Lui et sa jalousie!»
Plus les comportements de Jacob lui reviennent en mémoire, plus le
sentiment d’être prise dans un drôle d’engrenage lui serre la poitrine. Les
minutes s’égrènent sur son réveille-matin, jusqu’à ce qu’enfin, un plan se
dessine dans son esprit. À quatre heures dix-huit, n’y tenant plus, elle
allume sa lampe de chevet et passe à l’action.
Prenant une grande inspiration, elle saisit son iPod, qu’elle garde caché
sous son oreiller malgré l’interdiction de ses parents – ceux-ci l’obligent à
éteindre l’appareil chaque soir. Aussitôt que le curseur lumineux apparaît,
elle hésite, puis se met à texter.
Après avoir pesé sur «envoyer», Marianne serre son oreiller contre elle
et s’endort aussitôt, l’esprit calme et en paix.
Elle sait qu’elle vient de faire la bonne chose.

— Mari, tu dois te lever. Mamie Claire a préparé des gaufres pour


déjeuner.
Marianne n’arrive pas à ouvrir les yeux. Après la nuit horrible qu’elle
vient de vivre, tout ce qu’elle désire se résume à une chose: faire taire son
frère qui lui tire le bras depuis cinq bonnes minutes. Et le voir disparaître
est son deuxième souhait le plus cher.
En désespoir de cause, l’enfant abandonne la mission que lui a donnée
son père et bat en retraite pour retourner au délice qui l’attend à la cuisine.
Quelques instants plus tard, monsieur Bellehumeur prend la relève de son
fils… cette fois avec une attitude beaucoup plus convaincante.
Il entre dans la chambre, s’approche de Marianne, agrippe la douillette
et la fait voler à travers le lit.
— Debout!
Puis, il repart. L’adolescente comprend qu’elle est allée au bout de ce
qu’elle pouvait espérer. Avec peine, elle s’extirpe de ses draps chauds et,
comme elle le fait chaque matin, jette un œil sur son iPod.
Elle remarque que Jacob a lu son texto, mais qu’il n’a pas encore
répondu.
«Il peut bien dire ce qu’il voudra, je ne changerai pas d’idée, cette fois»,
bougonne-telle en ouvrant le message envoyé par Vincent.
Puis, s’apercevant qu’il ne reste que vingt minutes avant qu’elle parte
pour l’école, elle fonce tout droit vers la douche, avec l’espoir que ça lui
procurera un regain d’énergie.
«Il n’est pas question que je manque l’autobus! Oh! non… Marianne
Bellehumeur, grouille-toi!» se dit-elle tandis que l’eau se réchauffe sous ses
doigts.

— Si tu voyais mon costume, maman! Il est vraiment trop génial.


— Et quel personnage as-tu choisi?
— Je serai Mérida, la princesse rebelle.
Dès que Marianne a aperçu la robe sur le présentoir de la boutique de
madame Aubin, la marraine de Vincent, elle est tombée en amour avec elle.
Elle a tout de suite su qu’elle deviendrait cette princesse, le temps d’un
après-midi.
— Tout sera prêt samedi matin. Est-ce que tu voudras venir la chercher
avec moi, papa?
— Bien sûr, ma chérie.
Après le repas, Marianne se porte volontaire pour desservir la table, au
grand étonnement de ses parents. Même si elle a été mise à contribution
pour donner un coup de main dans la réalisation des tâches ménagères
depuis l’annonce de la grossesse, la vaisselle est de loin ce qu’elle aime le
moins faire. Ce soir, heureuse malgré la fatigue que lui cause sa nuit
écourtée, elle désire faire plaisir à sa mère.
La sonnette de la porte se fait entendre à deux reprises.
— Mathis, va ouvrir, hurle-t-elle à son frère.
— Pourquoi c’est moi qui dois toujours travailler? grogne le garçon en
jetant un regard noir sur sa sœur.
Il revient quelques secondes plus tard.
— C’est pour toi, Marianne.
— Pour moi?
— Oui, c’est Jacob.
Marianne reste figée, une assiette entre les mains.
«Il n’est pas à Rimouski, lui?» songe-telle en se dirigeant vers l’entrée.
— Jacob? Que fais-tu ici?
Sans broncher, il fixe Marianne droit dans les yeux. Elle n’arrive pas à
déterminer quelle est l’émotion qui l’anime.
— Mon père est venu me chercher. J’avais absolument besoin de te
parler.
L’adolescente est surprise par le ton de sa voix. Elle y détecte plus de
colère qu’autre chose.
— Tu as lu mon texto?
— Pourquoi penses-tu que je suis ici, Marianne? Je veux que tu
m’expliques.
— T’expliquer quoi?
— Tu ne peux pas me jeter comme ça, sans raison valable.
— Pourtant, je t’en ai donné plusieurs, des raisons.
— Ton ami Noah! Je t’ai dit que je n’avais pas de problème avec lui.
— Pourquoi? Parce que tu sais que je ne sortirai jamais avec lui. Parce
qu’il habite à Québec. Et Vincent, lui? Tu as un problème avec lui?
— Qui est ce Vincent?
Jacob a crié. Marianne reste interdite. Monsieur Bellehumeur se
présente dans le cadre de porte, attiré par la discussion de sa fille avec son
copain.
— Ça va, vous deux?
Marianne est heureuse de cette intervention. Elle saisit sa chance au vol.
— Papa, est-ce que tu voudrais aller reconduire Jacob chez lui, s’il te
plaît? Il doit partir.
— Euh… ouais…
Jacob regarde Marianne, puis son père, puis à nouveau l’adolescente.
Dans ses yeux, elle perçoit une colère vive.
— Ne vous dérangez pas. Je vais marcher!
Sans rien ajouter, il sort de la maison. Aussitôt, Marianne s’élance et
verrouille la porte avant de s’y appuyer et de laisser entendre un long soupir
de soulagement.
— Vas-tu m’expliquer ce qui se passe, Marianne?
Après Kassy Lampron qui lui rend la vie infernale, voilà que son ex-
petit ami lui fait des misères. Elle hésite une demi-seconde avant de confier
à son père les raisons de sa rupture avec Jacob.

Marianne raconte à la jeune Amérin–dienne toutes les circonstances de


la fin de son histoire d’amour avec Jacob Sarrazin.
— J’en ai vraiment marre de l’école.
Chose rare, Laura manifeste une attitude maussade, et personne ne peut
l’approcher sans risquer d’être victime de sa mauvaise humeur. Marianne
trouve que son amie est particulièrement bougonne ce matin. Depuis son
arrivée, elle ne fait que se plaindre et critiquer tout le monde.
— Qu’est-ce qui se passe, Laura? Tu n’as pas l’air bien!
— Je n’ai rien! se contente-t-elle de répondre d’un ton brusque.
— Allô! My God! Ils auraient dû fermer l’école encore aujourd’hui,
affirme Maïe-Lin en se joignant à elle. Il doit faire moins mille degrés au
moins. Ça va, Laura?
Les amies de l’adolescente sont peu habituées à la voir si maussade. La
jeune fille se contente de grogner, puis ouvre son sac à dos pour y saisir une
pomme. Maïe-Lin jette un regard sur Marianne, qui se contente de hausser
les épaules.
Summer et Stella s’installent à la table quelques minutes après, suivies
par Vincent, qui, lui, beau temps, mauvais temps, est toujours de bonne
humeur.
— Salut, mes toutes belles, déclare-t-il en s’assoyant en face de
Marianne. Oh, boy! Laura! As-tu mangé de la vache enragée ce matin? On
dirait que tu veux mordre.
— Ah! Voulez-vous bien me laisser tranquille? réplique-t-elle en se
levant brusquement.
Puis, sans rien ajouter, elle ramasse ses choses et se dirige vers la sortie.
Autour de la table, un silence lourd s’installe.
— Qu’est-ce qu’elle a? demande Charline, qui arrive sur l’entrefaite.
— Je ne sais pas. Je vais aller la voir, annonce Marianne en se levant à
son tour.
Elle rattrape son amie près des toilettes où Laura tente de se réfugier.
— Laura, attends! Qu’est-ce qui t’arrive?
— Rien. Laisse-moi tranquille.
Sa réplique brusque confirme à Marianne que son amie vit quelque
chose qui la dérange énormément. La connaissant et sachant qu’elle se
renferme sur elle-même dans ces moments-là, Marianne reste à ses côtés.
— Laura… Je sais que ça ne va pas. Et ne me raconte pas d’histoires,
veux-tu?
L’adolescente continue de marcher sans se préoccuper de son amie qui
lui emboîte le pas.
— Je t’ai dit de me laisser tranquille. Je n’ai pas envie d’en parler.
— OK, c’est correct. Si c’est ça que tu veux. Mais tu sais que tu peux
compter sur moi. Même si je ne peux pas t’aider à régler ton problème, je
suis là pour t’écouter.
— Ouain, ouain!
Puis, elle continue son chemin. De retour à la cafétéria, Marianne rejoint
le groupe. Tous les yeux se tournent vers elle lorsqu’elle prend place à la
table.
— Elle n’a rien voulu me dire. Mais je sais qu’il y a quelque chose de
grave qui la dérange. Je vais tenter de la revoir à la récré. Charline, est-ce
qu’elle t’a dit quelque chose ce matin?
Toujours aussi timide, cette dernière devient rouge lorsque l’attention
est dirigée vers elle.
— Pas vraiment. Je crois que c’est à cause de son père.
— Ah! non!
Marianne laisse tomber ses épaules. Elle comprend maintenant que la
situation est plus grave qu’elle le croyait. Le père de Laura a toujours été un
tyran avec elle. Depuis que ses parents sont séparés, son amie a repris
confiance en elle, sourit davantage et surtout, a pris sa place dans le groupe.
— Qu’est-ce qui s’est passé? demande-t-elle.
— Je ne sais pas trop. Je pense qu’il veut la rencontrer.
— Oh! My God!
Marianne comprend que la situation est grave et que Laura a surtout
besoin qu’on l’aide à traverser cette épreuve.
— Comme vous pourrez le voir sur le document que j’ai préparé, la
présentation s’ouvrira sur une série de statistiques qui passeront à la vitesse
de l’éclair. Dans ce genre-là.
Vincent démarre une vidéo sur YouTube dans laquelle des images
défilent à l’écran sur une musique dramatique et assourdissante.
— Vous comprenez l’idée? demande-t-il après avoir baissé le son qu’il
avait mis dans le tapis pour avoir encore plus d’effet.
La table ovale autour de laquelle sont assis Marianne et ses amis occupe
presque tout l’espace disponible dans la minuscule salle, prêtée par la
responsable de la Maison des jeunes. Une fois le calme revenu, Vincent
reprend la parole.
— Je veux que ça frappe, que ça fasse du bruit! Ça va donner un grand
coup, je vous en passe un papier.
— Oui, on va leur montrer!
— Et je vous réserve une petite surprise, affirme Vincent en bombant le
torse, fier de faire son petit effet.
— On veut le savoir, bon! hurlent Maïe-Lin et Laura d’une même voix.
— Pas de cachettes, s’il te plaît, Vincent, demande Marianne en fixant
son ami d’un air de défi.
— Tut, tut, tut! Si vous planchez bien sur vos sketches respectifs, je
vous fournirai peut-être des indices. Mais avant ça, au travail, mesdames!
Durant l’heure qui suit et avec tout le sérieux du monde, le groupe se
met au travail pour réaliser ce projet un peu fou qui amènera chacun à
performer dans une sphère qui lui est encore inconnue.
Les sept camarades se donnent à fond dans l’aventure. Après
l’expérience qu’a vécue Marianne, ils ont décidé de prendre les choses très
au sérieux et de fournir un effort soutenu. Ils auraient pu perdre leur amie si
elle était montée à bord de la voiture d’un vrai prédateur. Ils sont donc
conscients de l’importance du message qu’ils vont véhiculer auprès des
autres étudiants de la polyvalente.
— Les filles, ça va être génial! s’exclame Vincent.
Puis, tous se déplacent vers le petit théâtre jouxtant la salle où ils se
trouvent enfermés depuis une bonne partie de l’après-midi. Une fois qu’ils
ont écrit les scénarios, ils sont fiers du travail accompli.
Dès les premières répliques, Vincent prend rapidement le rôle du
metteur en scène. Son imagination et son sens de la répartie en font un
candidat idéal pour gérer cet attroupement de vedettes amateurs qui
s’empêtrent dans leurs textes.
Les faisant répéter jusqu’à ce qu’elles trouvent l’intonation juste,
Vincent est surpris de l’intérêt avec lequel elles se prêtent au jeu! Les
résultats sont vite perceptibles.
Lorsque les sketches ont tous été filmés, il lève les bras en l’air pour
attirer l’attention des filles.
— Maintenant, venez et prenez place.
L’une après l’autre, les filles s’assoient sur un banc couleur brique dans
la première rangée de l’assistance.
— Où est Charline? demande Stella.
Marianne et Summer la cherchent aussi du regard.
— Elle est où?
— Attendez. C’est elle, la surprise que je vous réservais.
— Hein!
Laura ne cache pas son étonnement.
— Non mais, allez-vous vous taire, je vous prie?
Il se dirige sur le plateau, s’installe en plein centre et d’un air solennel,
fait la déclaration suivante:
— Mesdames et mesdames, j’ai le grand plaisir, l’immense privilège, la
joie sublime de vous présenter Charline Sabourin dans une interprétation de
Prends bien garde, de Mélanie Mars.
Toutes les amies de Charline sont estomaquées lorsqu’elles la voient
apparaître sur scène, un micro à la main. Sans attendre, Vincent démarre la
musique instrumentale de la chanson sur son iPod.
Puis, Charline se met à chanter.

Prends bien garde,

Autour de toi, le danger court

Il te regarde,

En faisant mille et un détours.

Prends bien garde,

Dans ta maison, il peut surgir

Puis te poignarder

De ses discours qui font rougir

Ta naïveté, il est capable

de bien la cerner

Ton désespoir, il en fait son territoire

Ta solitude, il la transforme

en habitude

Ta rage au cœur, il la

contrôle avec ardeur

N’oublie jamais que peu

importe les belles paroles

Le prince charmant et ses

cadeaux, ses babioles

N’existent pas, n’existent

pas, n’existent pas

Prends bien garde,

Autour de toi, le danger court

Il te regarde,

En faisant mille et un détours.

Prends bien garde,

Dans ta maison, il peut surgir

Puis te poignarder

De ses discours qui font rougir

Avec une intensité et une justesse vocale extraordinaires, Charline


répète le refrain en y mettant autant d’énergie et de couleur que Mélanie
Mars peut en exprimer.
Dans l’assistance, tout le monde reste bouche bée!
— Applaudissez, mesdames et mesdames, cette performance unique de
Charline Sabourin.
Vincent hurle. Marianne est la première à réagir.
— Mon Dieu, Charline. C’est MA-GNI-FI-QUE, s’exclame-t-elle en
s’approchant pour la serrer dans ses bras. Mais quel talent tu as, c’est
incroyable!
— Merci, répond timidement la principale intéressée.
— Voilà la chanson qui jouera pendant le générique de la vidéo.
Charline a appris cette toune en trois soirs.
— Je n’en reviens pas, ajoute Stella.
— Comment as-tu découvert ce talent, Vincent?
— À force de parler avec elle, j’ai su qu’elle cachait un trésor. On a
discuté longtemps, et elle a finalement avoué qu’elle aimait la chanson.
— Je chante toute seule dans ma chambre. Je n’ai jamais eu le courage
de me produire devant un public.
— Mais tu l’as fait devant nous.
— Vincent m’a garanti que vous ne vous moqueriez pas de moi.
— Jamais de la vie! Si ça se peut, tu chantes cette chanson encore
mieux que Mélanie Mars.
Charline sent le rouge lui monter aux joues. Vincent revient à la charge
en balayant l’air de ses bras.
— Laissez notre vedette tranquille, je vous prie. Il ne faudrait pas
gâcher ce talent avant l’enregistrement de demain.
Le groupe se presse autour de Charline.
— Et si elle la faisait en direct, sur scène? propose Laura, elle aussi
estomaquée par la puissance de la voix de son amie.
La jeune fille a un mouvement de recul.
— Non, je ne serais jamais capable de chanter devant toute l’école.
— Je suis certaine que tu serais super bonne, riposte Laura sur un ton
insistant.
Un peu paniquée, Charline jette un regard en direction de Vincent pour
implorer son soutien.
— OK! On la laisse tranquille avec ça, s’il vous plaît. Elle ne veut pas.
Sujet clos.
Il donne ses dernières instructions en essayant de garder le contrôle de
cette bande de bavardes.
— C’est donc un rendez-vous, mes jolies, demain à treize heures pile.
Vous ramenez vos fesses ici pour qu’on filme vos prestations respectives.
Il se tourne alors vers Charline et, avec un sérieux feint, il lui lance une
réplique digne des grands imprésarios hollywoodiens.
— Et toi, la diva, interdiction de prendre froid, de hurler, de boire trop
chaud ou d’être grippée… et ce, jusqu’au souper à tout le moins! Est-ce
bien clair?
Encore étourdie par la performance qu’elle vient d’offrir, Charline se
laisse guider vers la sortie par Vincent. Ils sont suivis de près par les autres
membres du groupe, Marianne, Summer, Laura, Stella et Maïe-Lin.

— Je veux vous parler d’un autre projet qu’on pourrait mettre sur pied,
annonce Marianne à ses amis.
Tous les regards se tournent vers elle.
— Ma grand-mère arrive d’un voyage en Colombie où elle a passé deux
semaines dans un orphelinat.
Personne ne réagit.
— Les gens, là-bas, vivent dans la misère noire. Alors, que diriez-vous
si on faisait une collecte de fonds pour les enfants pauvres de ce pays?
— Que veux-tu qu’on fasse? demande Maïe-Lin, aussitôt intéressée par
le projet.
Marianne s’assoit sur le bord de la scène et fait face à ses amis qui ont
pris place sur les bancs.
— Je ne sais pas trop. C’est pour ça que je vous en parle.
Tout de suite, Vincent s’excite. L’annonce de Marianne vient de faire
popper quelques idées dans son cerveau.
— On pourrait organiser un lave-auto…
— Vincent, en plein hiver! Franchement! réplique Summer en souriant.
— Ouais… On pourrait vendre du chocolat, d’abord… Ou des
bonbons… Ou du fromage!
Laura ne peut s’empêcher de stopper l’adolescent dans son élan.
— Du fromage! My God, Vincent. Calme-toi! As-tu pensé à tout le
travail que ça demande? En plus, on n’est que sept. Pour amasser une
somme qui en vaille la peine, il faudrait arriver à vendre quelque chose
comme trois mille barres de chocolat chacun!
Déçu de se faire sans cesse freiner dans ses idées, Vincent se renfrogne
dans son siège et croise les bras.
— OK, toi qui sembles savoir si bien comment ça marche, qu’est-ce que
tu suggères?
Laura jette un regard noir à Vincent. Marianne intervient pour éviter
qu’un conflit naisse entre les deux.
— Ce sont toutes de bonnes idées.
— Et si l’on se tournait vers les spectateurs? Ils pourraient contribuer,
propose Charline d’une voix si douce que Marianne a du mal à la
comprendre, si on leur demande des frais d’entrée.
Vincent saute sur l’occasion et retrouve son enthousiasme.
— Charline, tu es géniale!
Marianne sourit. Elle trouve elle aussi que c’est une excellente façon de
ramasser de l’argent sans grands efforts.
— Si tous les élèves déboursent un dollar pour voir le show, on
amassera facilement huit cents dollars. Rien à vendre, juste à collecter les
frais d’admission. C’est génial.
— Il faut d’abord en parler au directeur.
— Qui se porte volontaire?
Après discussion, les jeunes conviennent que Summer et Vincent seront
les représentants du groupe. Ils rencontreront monsieur Dumouchel afin de
lui présenter le projet.
— Tu es magnifique, ma chérie.
Madame Bellehumeur observe sa fille, les yeux remplis de larmes.
— Merci, maman.
Marianne virevolte sur elle-même, faisant valser les volants de sa robe
de satin vert pâle dans tous les sens.
— La ressemblance est frappante, ma chérie.
Quelques ajustements ont été nécessaires pour que l’adolescente se
sente à l’aise dans cet amas de taffetas, de paillettes et de perles.
— Avec tes cheveux bouclés comme ça et ton teint pâle, on croirait
vraiment que tu es Mérida.
Madame Bellehumeur s’est affairée à coiffer sa fille et le résultat est très
réussi.
— Wow! Qui est cette beauté qui se cache dans ma maison?
Le père de Marianne laisse entendre un long sifflement lorsqu’il entre
dans la chambre.
— Votre Majesté, vous êtes magnifique!
Puis, avec de grands gestes, il fait la révérence devant son adolescente à
peine reconnaissable sous les traits de son personnage.
— Ah! Papa, quand même!
— Ben quoi, tu n’es pas une princesse?
Marianne rajuste la fleur que sa mère a piquée sur le côté de sa tête.
— Je ne voudrais pas bousculer Sa Majesté, mais il est bientôt l’heure
de partir.
Marianne, qui attend ce moment depuis des jours, n’arrive pas à croire
qu’elle risque d’être en retard.
— Oui, je me dépêche.
Avec une démarche statique en raison de la dimension du cerceau qui
entoure sa robe, Marianne trottine vers son lit et referme la fermeture éclair
de l’immense enveloppe de plastique dans laquelle se trouve le déguisement
destiné à Laura.
Pour elle, le groupe a tout de suite été d’accord pour choisir le costume
d’Elsa. Marianne a vraiment hâte de voir son amie le revêtir. Outre la robe
de bal, l’ensemble comprend de longs gants blancs, un diadème serti de
dizaines de petites pierres bleu poudre, un énorme collier de perles, une
bague et des souliers à talons.
— Es-tu prête, maman?
Madame Bellehumeur a passé plusieurs minutes à coiffer et à maquiller
sa fille pour l’occasion. Étant donné que Marianne a insisté avec beaucoup
de conviction, elle a aussi fini par accepter d’accompagner sa fille chez les
Doyon pour s’occuper de la fêtée.
Le rendez-vous chez Stella et Maïe-Lin est prévu à midi tapant. Laura
arrivera pour treize heures avec sa mère. Pour l’attirer à la fête, Stella a
prétexté avoir des vêtements à lui donner. Laura, dont la garde-robe est peu
garnie, est heureuse que son amie lui propose ses habits qui ne lui font plus.
— Vite, vite. On part. Maintenant.
La résidence des Doyon est située en face du fleuve Saint-Laurent, sur
la route 132. C’est une grande maison de style canadien qui semble tout
droit sortie d’un magazine. Une immense galerie s’étend sur trois de ses
côtés, et des arbres gigantesques se dressent sur le devant du terrain.
Un vent frisquet provenant du large et de lourds nuages prêts à laisser
tomber leur chargement de flocons s’invitent aussi à la fête de Laura. Avec
empressement, tout en soulevant le rebord de sa robe pour ne pas qu’elle
traîne dans la neige, Marianne se précipite vers l’entrée. Maïe-Lin accueille
les Bellehumeur.
— Oh! My God! Tu es magnifique. C’est fou comme tu ressembles à
Mérida.
Marianne est heureuse de l’effet qu’elle produit.
— Toi aussi, tu es trop belle en Mulan.
Avec ses yeux en amande d’un brun très profond et son teint de
porcelaine, Maïe-Lin est splendide dans le costume qu’elle porte avec grâce
et raffinement. L’adolescente semble parfaitement à l’aise dans sa jolie robe
de satin rose pâle couverte de motifs floraux. Chacun de ses mouvements
fait danser les larges pans du vêtement. Les manches très évasées sont
ornées de paillettes, et un ceinturon de coton lilas lui enserre la taille.
Autour de ses épaules, l’amie de Marianne a passé un long panneau de
tissu soyeux de couleur bourgogne. Ses cheveux forment un halo qui
encercle son visage et sont attachés sur le dessus de sa tête en un chignon
dans lequel une simple rose blanche a été piquée.
— Marianne, tu es wow! Vite, viens au sous-sol.
Les parents des adolescentes se présentent les uns aux autres, alors que
leurs filles disparaissent rapidement dans un mouvement bruyant de tissus
et de rires.
— Oh! wow!
Marianne reste bouche bée devant la décoration.
— Je sais, mon père est un peu extrême quand il veut, affirme Stella, qui
s’est jointe à sa sœur et à Marianne.
La robe de bal de couleur mauve pâle que porte Stella fait ressortir le
bleu de ses yeux et la beauté de son visage. Ses longs cheveux blonds
tressés tombent sur son épaule droite, et une fine couronne de fleurs lilas et
rose a été déposée sur sa tête.
— Ton déguisement est tout à fait réussi, Stella. Tu ressembles vraiment
à Raiponce.
— Merci. Je pense que Laura sera vraiment contente de nous voir
habillées de la sorte. Ça va être génial.
— Les filles, vous êtes tout simplement adorables. Deux de vos amies
sont arrivées.
Madame Doyon apporte un plateau sur lequel sont déposés un pichet de
limonade glacée et des verres. Charline et Summer la suivent. L’instant
d’après, les cinq adolescentes se font la bise, tout en continuant de se
complimenter.
— Tu es magnifique, Charline. Tu fais une très jolie Anna, tu sais.
— Oh! Wow! Summer, ton costume! Tu es trop belle en Pocahontas.
— Que pensez-vous de mon décor, mesdames?
Monsieur Doyon arrive à son tour dans le sous-sol avec un plateau
rempli de victuailles. Tout fier, il espère recevoir des félicitations pour son
beau travail. Le château qu’il a fabriqué avec du carton avant de le peindre
en rose est énorme. De chaque côté, il a érigé une tourelle surmontée d’un
drapeau.
— Votre décor est magnifique, monsieur Doyon, lui répond Marianne,
vraiment impressionnée.
La lumière est tamisée, mais on remarque rapidement la multitude de
ballons qui ont été gonflés et installés tout autour de la pièce. Des rubans
aux teintes pastel traversent le plafond d’un bord à l’autre, et les chaises ont
été recouvertes de tissus colorés.
— Vous avez travaillé fort, ajoute Summer, étonnée.
— À qui le dis-tu! réplique Stella. Je suis vraiment contente du résultat.
Les mots «Bonne fête, Laura!» ont été découpés dans des feuilles de
couleurs différentes, et le gâteau fait par mamie Claire trône déjà sur la
table, où des couverts et des assiettes ainsi qu’une quantité impressionnante
de bonbons attendent les invités.
— Mesdames, accueillez le prince, s’il vous plaît!
Les cinq copines se retournent en même temps lorsque Vincent les avise
de son arrivée. Et toutes s’esclaffent à la fois.
— Oh! Mon Dieu! Vincent, tu es incroyable.
— Non mais, avouez que vous n’aviez pas deviné, hein?
Les filles applaudissent et font la révérence au nouveau venu qui
s’avance au milieu de la salle de bal.
— Tu t’es vraiment peint le visage en vert?
Stella n’en revient pas.
— Oui, madame! Vincent Vézina ne fait jamais les choses à moitié, tu
sauras. J’ai mis un casque de piscine pour cacher mes cheveux, et ma sœur
m’a aidé à me peinturlurer la face de la couleur du personnage. Suis-je
beau?
— Le plus beau prince de la soirée, lui lance Summer en riant.
La porte à l’étage s’ouvre, et madame Doyon informe le groupe que
Laura vient d’entrer dans la cour.
— Vite, Maïe-Lin, apporte le costume.
Avec empressement, et du mieux qu’elles arrivent à se déplacer avec
leur robe et leurs froufrous, les princesses montent au rez-de-chaussée,
suivies du prince Shrek, qui prend vraiment son rôle au sérieux.
— Tu sais ce que tout le monde aime? Le clafoutis. T’as déjà rencontré
quelqu’un à qui tu dis: «Fais péter le clafoutis!» et qui te répond: «J’aime
pas le clafoutis»? Il n’y a rien de plus clafoutant que le clafoutis! lance-t-il
d’une voix caverneuse.
Les cinq amies éclatent de rire en reconnaissant une des répliques du
film Shrek. Dans la bonne humeur la plus totale, les membres du groupe
s’installent de chaque côté de la porte afin d’accueillir leur amie. Dès
qu’elle fait son entrée, ils entonnent joyeusement la chanson «Bonne fête»,
à la grande surprise de la principale intéressée.
Vincent a été délégué par les filles pour lui souhaiter la bienvenue et
l’informer du déroulement de la journée.
— Chère Laura, nous sommes tous réunis aujourd’hui pour célébrer
avec éclat ton anniversaire. Pour souligner cet événement, et grâce à l’idée
de Charline/princesse Anna ici présente, nous avons voulu te faire plaisir et
t’organiser un party de princesses.
La jeune fille est sans voix. Elle peine à reconnaître ses amis tant ils
sont élégants. Même Vincent, derrière son maquillage vert, est beau à voir.
Puis, son regard s’assombrit.
— Mais moi… fait-elle en montrant ses vêtements des plus ordinaires.
— On a pensé à tout!
— Tiens, ma chère! Voici ta robe de bal.
La jeune fille ne peut retenir ses larmes. Elle arrive mal à composer
avec toutes les émotions qui l’assaillent depuis qu’elle a franchi le pas de la
porte. En apercevant le costume d’Elsa, qu’elle reconnaîtrait entre mille,
elle sent que son cœur va éclater.
— Tout ça pour moi?
Ses amis sont touchés de la voir si heureuse et si surprise d’être le centre
de l’attention. Madame Doyon s’avance.
— Viens, ma chérie, ne reste pas figée comme ça. Enlève ton manteau
et va vite enfiler cette belle robe.
Puis, elle invite la mère de Laura à rejoindre les autres parents dans le
salon. Madame Bellehumeur, toute contente de retrouver l’adolescente, lui
annonce qu’elle la coiffera et la maquillera comme il se doit. Marianne et
ses amis redescendent au sous-sol pour attendre la reine du jour.
Vingt minutes plus tard, l’adolescente fait son apparition au bas de
l’escalier. Sa transformation est magistrale. La jeune fille resplendit de joie,
et son bonheur est beau à voir.
— Je suis une Elsa aux cheveux noirs.
— Mais tu es magnifique. Vraiment.
— Je n’arrive toujours pas à y croire!
Laura s’installe avec son dîner à l’endroit où elle retrouve ses amis
chaque midi. Son visage est souriant, et ses yeux sont encore remplis
d’étoiles.
— Je suis content que tu sois contente, lui dit Vincent, qui a, après
plusieurs lavages, réussi à faire disparaître toute trace de maquillage vert de
sa figure et de ses cheveux.
— C’était vraiment un super party, ajoute Stella. Mes parents vous ont
tous trouvés très gentils.
— Mais c’est l’évidence même. J’y étais. C’est donc certain que ton
père et ta mère ont dû nous adorer.
— Vincent! Toi et ta célèbre modestie, réplique Marianne en lui lançant
un bout de carotte.
Alors que le groupe rigole en se remémorant les bons moments passés à
l’anniversaire de Laura, la porte s’ouvre, laissant apparaître Kassy Lampron
et ses deux comparses.
— Ah ben! Bellehumeur. C’est ici que tu te caches.
Marianne se rembrunit immédiatement. Voilà bien la dernière personne
qu’elle souhaite rencontrer en ce moment.
— Qu’est-ce que tu veux?
Les amis de Marianne sont étonnés par le ton qu’elle emploie pour
répondre à ces filles. Elle qui est toujours si avenante et si gentille avec tout
le monde! Voilà qu’elle ne se gêne pas pour manifester son antipathie à la
nouvelle venue.
— Voyons, voyons! Du calme. C’est un endroit public, ici. À ce que je
sache, cette cage d’escalier ne t’appartient pas. À moins que je me trompe.
Marianne la regarde avec une moue dédaigneuse. Elle s’explique mal
comment ce genre de personne réussit toujours à se tirer d’embarras sans
aucune difficulté. Loin de vouloir débarrasser le plancher comme le
souhaite Marianne, Kassy s’installe sur une marche et est vite entourée de
ses gardes du corps: Vivianne Schmid et Célia Prince.
— Je pars, dit simplement Marianne en ramassant ce qui reste de son
lunch.
Elle quitte l’endroit avant même que ses amis puissent réagir.
Rapidement, ils remballent leurs effets et lui emboîtent le pas. Marianne est
déjà loin dans le corridor lorsqu’ils la rattrapent.
L’adolescente leur offre une explication sommaire de la situation qu’elle
vit avec Kassy Lampron. D’abord prêts à monter aux barricades pour aider
leur copine, Vincent, Summer, Laura, Charline et les sœurs Doyon
comprennent vite qu’il n’y a rien à faire avec ce genre de personne.
— Rien à faire pour l’instant, soupire Marianne, qui continue de
réfléchir à un moyen de se débarrasser de cette détestable personne, tout en
conservant son poste au sein de l’équipe de basketball de Mattawa.

— Ce sont des individus bien malheureux, ceux qui agissent ainsi, ma


belle enfant.
Marianne a trouvé une oreille compatissante en madame Zenia, qu’elle
est allée visiter après avoir terminé ses devoirs.
— Mais elle est tellement méchante! Je vois dans son regard qu’elle me
veut du mal.
— Cette fille a un grand besoin d’amour, Marianne. Une personne
malheureuse qui n’arrive pas à se soulager de sa souffrance la déverse sur
les autres.
— Vous croyez?
— J’en suis certaine. Essaie de connaître son histoire, de comprendre ce
qui peut la motiver à agir ainsi. Ça n’excusera pas ses gestes, mais tu
pourras un peu mieux la saisir.
Marianne n’est pas très encline à choisir cette option. Tenter de
comprendre pourquoi Kassy Lampron la harcèle est la dernière chose au
monde qu’elle a envie de faire.
Mais comme madame Zenia est d’une sagesse infinie et qu’elle parle
avec tant de douceur, Marianne est prête à essayer de régler par cette voie
ses conflits avec Kassy, qui lui donne tant de fil à retordre.
— C’est difficile à croire. J’ai l’impression qu’elle est méchante parce
qu’elle le souhaite. Rien ne l’oblige à se comporter de la sorte avec moi.
— Depuis que je suis au monde, ma belle, j’ai eu l’occasion de me
rendre compte que les gens font rarement le mal pour le mal. Il y a toujours
une raison qui les pousse à agir ainsi. Même les plus grands dictateurs sont
des êtres profondément blessés.
Marianne ne répond pas. Elle laisse les mots de madame Zenia faire leur
chemin jusqu’à son esprit, qui a bien de la difficulté à se convaincre que
Kassy Lampron est inconsciente de ses actes.
— J’ai eu une excellente nouvelle aujourd’hui.
Madame Zenia fait un large sourire qui illumine son visage ridé et plisse
ses yeux jusqu’à ce qu’ils ne soient qu’une mince ligne.
— Ma fille Sofia et ma petite-fille viendront me rendre visite en mai.
— Je ne savais pas que vous aviez une petite-fille.
— Je ne t’ai jamais parlé d’elle? demande la vieille dame, étonnée. Il
faut dire que je ne la connais pas beaucoup. Il y a maintenant quatre ans que
je ne l’ai pas vue.
Marianne remarque que l’expression de madame Zenia s’assombrit
aussitôt. Elle comprend que discuter de ses enfants est difficile pour elle,
puisqu’ils habitent à des milliers de kilomètres de Rocher-sur-Mer.
— Elle s’appelle Myryam et elle vient tout juste d’avoir onze ans.
Les yeux de madame Zenia se remplissent de larmes.
— Excuse-moi, ma belle Marianne. Ne fais pas attention, je suis trop
émotive ces temps-ci.
Marianne retourne chez elle après avoir affirmé à madame Zenia qu’elle
serait heureuse de rencontrer sa petite-fille. En enlevant son manteau, elle
aperçoit une boule de poil couchée près du sofa, immobile et tremblante.
— Cacahuète!
Elle s’élance vers son chien et s’accroupit par terre pour être à sa
hauteur. L’animal la fixe d’un regard éteint.
— Papa!
Marianne hurle d’une voix étranglée. Monsieur Bellehumeur accourt
auprès de sa fille et remarque aussitôt Cacahuète.
— Qu’est-ce qu’il a?
— Je ne sais pas, ma chérie. Il se portait bien il y a quelques minutes.
Cacahuète observe sa jeune maîtresse en haletant faiblement. Ses yeux
larmoyants semblent la supplier de faire quelque chose. L’adolescente
caresse la tête de son chien et le trouve bouillant.
— Est-ce qu’il va mourir? demande Mathis en pleurant. Je ne veux pas
que Cacahuète meure.
— Mais non, voyons! Il ne va pas mourir.
Marianne a encore hurlé, mais en s’adressant à son frère, cette fois.
Paniquée, elle ne contrôle plus ses réactions.
— Il semble faire de la fièvre. Il est tout chaud. Papa, on doit aller chez
le vétérinaire.
Quelques minutes plus tard, Marianne est assise dans la voiture de son
père, son chien emmitouflé dans une grosse couverture sur les genoux.
Madame Bellehumeur a composé le numéro d’urgence de Marie-Andrée
Lemay, la seule vétérinaire installée à Rocher-sur-Mer. Elle lui a dit de se
rendre à toute vitesse à la clinique où elle attendrait l’animal.
Dès leur arrivée dans la grande bâtisse d’une couleur étrange tirant sur
le rose orangé, Cacahuète est pris en charge par l’assistante qui s’est elle
aussi présentée sur les lieux. On peut lire sur son sarrau qu’elle s’appelle
Mathilde Soucis.
— Oh! Ça ne va pas très fort. Qu’est-ce qu’il a? demande-t-elle.
Après avoir écouté le résumé des symptômes de l’animal, la dame
l’installe sur une petite civière et disparaît derrière des portes battantes.
Marianne et son père restent seuls dans l’immense salle d’attente où sont
alignés plusieurs bancs de plastique sans dossier.
— Papa, il ne va pas mourir, n’est-ce pas?
Monsieur Bellehumeur, incapable de se prononcer, se contente
d’entourer les épaules de sa fille de ses bras protecteurs et appose sur son
crâne un baiser rassurant.
Marianne a le cœur brisé et l’attente lui semble interminable. Elle fixe la
porte battante, immobile, en espérant voir revenir la vétérinaire avec de
bonnes nouvelles.
— Votre animal passera la nuit ici, en observation. Nous l’avons mis
sous perfusion pour le réhydrater. D’autres tests seront faits demain, mais
j’ai déjà une bonne idée de ce qui ne va pas.
Au ton de sa voix, elle semble vouloir offrir un peu d’espoir aux maîtres
de Cacahuète. Marianne observe la vétérinaire avec soulagement.
— Qu’est-ce qu’il a? s’empresse-t-elle de demander.
— Oh! Une maladie qui porte un nom bien compliqué. Selon moi, il
souffre probablement d’hypocorticisme primaire ou de la maladie
d’Addison.
Lorsqu’elle entend le diagnostic du vétérinaire, Marianne n’est plus si
sûre que la maladie de son chien soit bénigne, mais la docteure Lemay
affiche un sourire qui la rassure aussitôt.
— Disons que nous l’avons traité au tout début de la maladie. Pour dire
les choses simplement, il a un problème avec ses glandes surrénales, qui fait
qu’elles ne fonctionnent pas bien.
La vétérinaire continue d’expliquer la maladie du chien dans un jargon
que Marianne ne comprend pas du tout.
— C’est une maladie auto-immune qui se traduit par un dérèglement du
système immunitaire de l’animal. C’est comme si ses cellules immunitaires
prenaient les glandes surrénales de son cortex pour des ennemies et
voulaient les détruire.
La vétérinaire fait une pause en constatant que ses explications ne
rassurent ni le père ni la fille, qui la regardent en silence.
— En résumé, il a un problème qui se soigne avec des médicaments
qu’il devra prendre chaque jour. Bientôt, il redeviendra le toutou aimant et
enjoué qu’il a sûrement toujours été.
Marianne respire enfin. C’est tout ce qu’elle voulait savoir: son chien va
se rétablir.
Après cette soirée riche en émotions, les Bellehumeur s’endorment
heureux, soulagés à l’idée que le cinquième membre de la famille sera
bientôt sur pied.
Dès son réveil, l’adolescente cherche instinctivement son chien dans son
lit. Puis, elle se rappelle que l’animal est encore à la clinique vétérinaire.
Aussitôt sortie de la douche, elle entend la sonnerie de son iPod résonner
dans sa chambre.
Quelques instants plus tard, Marianne télécharge le fichier envoyé par
son amie française. Le dessin de Lilou apparaît aussitôt sur son écran. Dans
un amalgame de couleurs pastel, la jeune Française a dessiné une multitude
de petits objets utilisés par les ados, dont un iPod, des écouteurs, des livres
et un cellulaire. Les images prennent leur source dans un cœur qui unit les
lettres A et M, et on peut lire les mots Ados magazine au bas de
l’illustration.
Marianne regarde le dessin avec attention pour observer tous les détails
qu’a imaginés son amie avant de revenir à leur conversation.
Pour la deuxième fois en quelques minutes, Marianne abandonne la
discussion avec son amie française. Elle dépose son iPod sur son pupitre et
court à l’étage pour discuter avec ses parents.
— Papa, maman, est-ce que nous irons à Montréal cet été?
Madame Bellehumeur qui, pour une rare fois, s’est levée sans nausée,
profite de la quiétude du matin pour avaler un déjeuner léger. Monsieur
Bellehumeur est attablé devant un café et discute avec sa femme.
— Mon Dieu, Marianne. Calme-toi, s’il te plaît. Qu’est-ce qu’il y a de si
urgent ce matin? Il n’est que sept heures quinze…
— Dites oui, dites oui, je vous en supplie! Lilou et sa famille viendront
au Canada en juillet. Ils vont à Banff, mais avant, ils s’arrêteront quelques
jours à Montréal. Elle veut me voir… et moi aussi.
— Bien sûr, on ira les voir, ma chérie. On va s’arranger, c’est certain.
— Est-ce qu’on va pouvoir les inviter chez grand-papa Bellehumeur?
— Je ne sais pas, Marianne. Tu nous envahis avec tes demandes ce
matin! L’été, c’est dans cinq mois. On peut-tu prendre le temps d’y
réfléchir?
— Oui, bien sûr.
Marianne chipe un bout de pain à sa mère et retourne dans sa chambre
pour partager ces informations avec Lilou.
— Je ne serai jamais capable!
Charline marche de long en large derrière le rideau. Marianne ne sait
pas trop quoi faire pour apaiser le trac dont son amie est victime. Malgré le
maquillage censé lui donner un peu de couleur, Charline semble avoir le
teint encore plus blanc que d’habitude.
— Respire un grand coup.
— Je crois que je vais vomir…
Puis, elle disparaît pour la troisième fois dans les toilettes pour y vider
le contenu de son estomac. Sur la scène, le spectacle va bon train.
Ce qui devait n’être qu’une simple conférence pour sensibiliser les ados
aux dangers qui les guettent s’est transformé en une semaine de
sensibilisation; diverses activités sont au programme. À mesure que les
élèves se sont impliqués, le projet a pris de l’ampleur.
La direction s’est montrée étonnée et très heureuse de constater
l’enthousiasme des élèves de Mattawa. Tous les niveaux y sont allés de leur
atelier afin de mettre de l’avant des projets novateurs, susceptibles
d’intéresser les plus jeunes, comme les plus vieux élèves de la polyvalente.
Pour madame Plante, il s’agit là d’une grande réussite. En sonnant
l’alarme auprès de la clientèle adolescente, elle ne s’attendait pas à un tel
mouvement de masse. Elle a été particulièrement impressionnée par les
suggestions des élèves.
Même l’équipe technique et les responsables du Gala de remise des
diplômes des élèves de cinquième secondaire se sont portés volontaires
pour monter le spectacle présenté ce jour-là. Des élèves de tous les niveaux
ont offert des prestations, et ce, malgré le peu de temps dont ils disposaient
pour préparer le tout.
Marianne est fière du travail effectué par sa gang. Pour la mise en scène
de leur présentation, ses six amis et elle s’assoient à même le sol de la
scène, dos au public. Dans la salle, tous les yeux sont rivés sur l’écran
géant.
Les saynètes enregistrées par Vincent défilent à vive allure,
accompagnées d’un montage musical assourdissant. Les dix petits sketches
montrant des situations potentiellement dangereuses captent l’attention des
spectateurs, qui applaudissent après chacune des vidéos.
La salle est pleine. Marianne n’en revient pas de la réponse plus que
favorable de l’assistance, qui réunit plus de cinq cents élèves. Leur travail
est ainsi récompensé. Elle est d’autant plus contente que l’idée de remettre
les fruits de l’admission à l’œuvre de charité de sa grand-mère a reçu l’aval
de la direction de Mattawa. Elle a trop hâte de donner l’argent à mamie
Claire.
Après avoir longuement hésité, Charline a fini par accepter de se
produire directement sur la scène, au grand plaisir de Vincent. Ses amies ont
réussi à la convaincre que sa prestation serait le clou de leur présentation et
que tout le monde aurait le souffle coupé en l’entendant chanter.
— Tu n’as pas idée de l’effet que tu produiras. Je te le jure, Charline. Tu
as une voix magnifique.
— Je n’y arriverai pas. Je vais m’évanouir sur scène, c’est certain.
— Mais non. C’est le trac qui te fait cet effet. Tu verras, une fois sur
scène, tout disparaîtra.
Tout le monde y est allé de son petit conseil.
— Fixe un point au loin. Comme ça, tu ne verras pas la foule.
— Tu dois respirer profondément, comme si tu soufflais dans une paille.
Ça calme vraiment, il paraît.
— Imagine que tout le monde dans la foule est tout nu!
Toutes les têtes se tournent vers Vincent qui, le plus sérieusement du
monde, vient d’offrir ce conseil.
— Hein??
— Ben quoi, ça devrait la calmer un peu, non!
— Vincent, tu es trop épais quand tu veux.
Charline a fini par accepter. Chaque jour, durant des heures,
l’adolescente a répété sa chanson pour y mettre encore plus d’intonation et
de justesse.
À la fin de la vidéo, alors que la salle de spectacle est graduellement
plongée dans le noir, les applaudissements fusent. Vincent, heureux du
résultat, se pointe sur la scène, enveloppé par un faisceau lumineux qui le
suit jusqu’au centre. Tout sourire, il remercie la foule et demande le silence.
— Merci! Vous êtes trop gentils.
Des sifflements et des hourras se font entendre.
— J’ai une surprise pour vous. Mesdames et messieurs, j’ai le grand
plaisir de vous faire découvrir un talent caché de Mattawa, une voix unique
et exceptionnelle, une chanteuse talentueuse qui ne restera pas longtemps
dans l’ombre.
Le silence s’installe dans la foule. Vincent jubile.
— Je vous demande d’accueillir Charline Sabourin, qui nous
interprétera un grand succès de Mélanie Mars: Prends bien garde.
Puis, la musique se met à jouer, et Charline apparaît sur scène. Enfin,
elle se met à chanter.
Durant les trois minutes quatorze secondes que dure la chanson, un
silence admiratif et complet règne dans l’assistance. Tous les spectateurs
sont impressionnés par la performance de la jeune fille.
Marianne, toujours assise sur la scène, observe son amie qui, éclairée
par un projecteur, est droite comme un i et ne laisse rien paraître de la
nervosité qui l’habite. Lorsqu’elle termine les dernières notes de la chanson
de Mélanie Mars que tout le monde connaît, un bref silence s’installe.
Après un moment, les applaudissements retentissent, et la foule est
debout pour saluer le talent insoupçonné de cette jeune fille de première
secondaire. Les amis de Charline l’entourent en sautillant et lui démontrent
toute leur fierté.
De leur côté, le personnel et la direction de l’école restent bouche bée
devant la performance de cette élève qu’ils connaissent à peine.
— Bravo! Bravo! ne cesse de hurler monsieur Dumouchel dans le
microphone. Wow! Quelle voix! Quelle performance!
Charline est rouge comme une tomate. Laura la pousse légèrement vers
l’avant pour qu’elle salue la foule, encore en train de l’ovationner debout.
— En tout cas, personne ne pourra dire qu’à Mattawa, le beau talent est
une denrée rare, poursuit le directeur lorsque le calme revient dans
l’auditorium.
Il se tourne vers la scène que Charline s’apprête à quitter.
— Considérant toutes les présentations qui ont été faites au cours de
cette semaine extraordinaire, je suis très fier de mon école.
La foule encore en liesse ne tarde pas à réagir aux propos de son
directeur.
— Maintenant, je vous invite à accueillir le sergent-détective Yannick
Thomas!
Le policier se présente au lutrin et serre la main de monsieur
Dumouchel.
— Monsieur Thomas, au nom de la population étudiante de Mattawa, je
tiens à vous remercier pour votre implication et votre dévouement auprès de
la jeunesse de Rocher-sur-Mer. Bravo. À vous la parole.
Reculant de quelques pas, le directeur laisse la place au policier, qui
retire le micro de son socle et se dirige vers le centre de la scène.
— Premièrement, laissez-moi féliciter tous les participants, qui ont
présenté des sujets très intéressants. En soulevant certaines problématiques
tout au long de cette semaine, ils ont pu apporter aussi de très belles pistes
de solution. Une bonne main d’applaudissements pour le travail colossal
que vous avez fait.
Aussitôt, la foule obtempère.
— Les messages empreints de vérité et de sagesse véhiculés durant les
cinq derniers jours prouvent sans aucun doute possible que les jeunes sont
au courant des dangers qui les guettent. Vous conviendrez avec moi que ça
existe et que ça peut vous frapper n’importe quand.
Le policier fait face à la salle, silencieuse.
— Bien sûr, il n’est pas nécessaire de vivre barricadés chez nous pour
éviter tout risque, mais il faut être alertes et surtout prudents face aux
personnes qui croisent notre route. Il faut demeurer vigilants face aux
situations particulières qui peuvent survenir ou aux tentations qui peuvent
nous guetter.
Il fait une pause pour laisser le temps aux élèves massés devant lui
d’assimiler son message.
— Vous savez, les méchants n’ont pas toujours l’air de monstres laids et
effrayants comme on peut les voir dans les films. Ils prennent toutes sortes
d’apparences et souvent, très souvent, ils vous apparaissent sous leur
meilleur jour et font preuve de beaucoup de gentillesse pour vous appâter.
Il retourne s’installer derrière le lutrin.
— La raison première de cette semaine de sensibilisation contre les
dangers qui guettent les adolescents, ce sont des événements qui auraient pu
avoir de graves conséquences et qui auraient pu survenir ici, à Rocher-sur-
Mer, comme partout ailleurs.
Le policier se promène de long en large sur la scène.
— Juste pour vous donner un exemple, il y a quelques semaines, lors de
la grosse tempête qui a sévi, une adolescente de votre école a vécu toute une
expérience traumatisante.
Puis, le policier raconte l’histoire qu’a vécue Marianne. L’adolescente
avait donné son accord pour que monsieur Thomas parle de son aventure,
sans toutefois nommer son nom.
Pendant qu’elle écoute les mots que prononce le policier, Marianne
n’arrive pas à croire que cette histoire est la sienne.
— Je peux vous garantir une chose: si ça avait été un prédateur sexuel
derrière le volant de cette voiture, il y aurait une élève de moins à l’école de
Mattawa en ce moment. Cette fille aurait été kidnappée, et personne ne
l’aurait jamais revue.
Dans l’assistance, un murmure de consternation se lève.
— Je vous laisse imaginer ce qui aurait pu lui arriver. En levant la main,
dites-moi combien d’entre vous ont reçu la consigne, lorsqu’ils étaient
enfants, de ne jamais parler à des étrangers?
Presque tous les élèves installés dans l’auditorium lèvent la main.
— C’est pourtant une consigne claire. Si tu ne connais pas la personne
qui t’aborde dans la rue, tu continues ton chemin sans lui répondre, sans lui
porter attention et surtout… surtout, sans monter dans sa voiture.
Lorsque la lumière se rallume dans l’auditorium après le discours du
policier Thomas, les amis de Marianne la fixent en l’enveloppant d’un
regard protecteur. Sans dire un mot, ils sont heureux que les choses se
soient bien terminées et forment avec l’adolescente une grosse boule
d’amour.
Marianne est tellement heureuse d’avoir ces personnes dans son
entourage. Elle se sent comblée.
Le succès remporté par le spectacle a été complet. Par la suite, les profs
en ont profité pour parler sécurité et vigilance avec leurs élèves. La collecte
de fonds a permis d’amasser cinq cent soixante-dix-sept dollars, qui ont été
remis à Marianne pour les œuvres de sa grand-mère.
Cette dernière a aussitôt fait parvenir la somme aux responsables de
l’orphelinat. L’adolescente et ses amis étaient très fiers d’avoir contribué à
mettre un peu de douceur et de bonheur dans la vie de ces enfants démunis.
Quelques jours plus tard, Marianne reçoit une autre dure leçon de vie.
Avec consternation, elle tient entre ses mains la copie de son examen de
sciences. La note inscrite en rouge et encerclée à plusieurs reprises la fait
avaler de travers. Soixante-neuf pour cent. C’est sa pire note à vie.
Madame Baillargeon reste plantée devant son bureau et attend sa
réaction.
— Peux-tu m’expliquer ce qui s’est passé, ma belle?
— Euh… je… pfft… c’est que…
L’adolescente bafouille et n’arrive pas à en croire ses yeux. Avec sa
moyenne générale de quatre-vingt-douze pour cent depuis son entrée au
secondaire, cette note catastrophique rend la jeune fille complètement
patraque.
La maladie de Cacahuète y est sûrement pour quelque chose.
— Comme je vous l’avais annoncé, cet examen compte pour soixante
pour cent de l’ensemble des résultats de l’année. Il était primordial que tu
aies un bon résultat et surtout, que tu étudies pour bien maîtriser la matière.
Marianne rentre la tête dans ses épaules.
— Parce qu’il ne faut pas se le cacher. Tu as saboté ton test à cause d’un
manque flagrant d’étude à la maison. Qu’est-ce que tu en dis?
«C’est certain que je vais me faire engueuler par mes parents!»
— Je suis désolée.
— Mais tu n’as pas à être désolée, ma belle, réplique l’enseignante en
croisant les bras.
Marianne constate pour la première fois que madame Baillargeon a la
manie d’appeler toutes les filles «ma belle». L’adolescente se demande si sa
prof a recours à ce stratagème parce qu’elle est incapable de se souvenir du
nom de ses élèves. Pourtant, lorsqu’elle s’adresse aux garçons, elle les
appelle par leur prénom. Mystère!
En secouant la tête, elle reporte toute son attention sur la dame qui se
tient devant elle, droite comme un i, le regard sévère.
— Tu es la seule à blâmer. Depuis le début de l’année, je vous avertis
que l’examen de février est le plus intense, le plus important de votre année
scolaire.
L’enseignante change de posture et pose les mains sur ses hanches.
— Tu es au secondaire, ma belle, il est de ta responsabilité de consacrer
tout le temps nécessaire à tes études.
Marianne ne répond pas. Qu’y a-t-il à dire? Soixante-neuf pour cent! La
cloche annonçant la fin de la période met un terme au procès d’intention
dont elle se sent victime en ce moment. «C’est ma première mauvaise note
à vie, et on croirait que je suis la pire élève de tout l’Univers!»
Avant de franchir la porte de la salle de classe, elle remarque la
consigne que l’enseignante a écrite au tableau: les élèves doivent rapporter
la copie du test signée par leurs parents pour le prochain cours. Dans le
corridor, elle rencontre Maïe-Lin, qui quitte le local de mathématiques.
— My God, Marianne. Qu’est-ce qui t’arrive? On dirait que tu as vu un
monstre.
— Pire. Je sors du cours de sciences.
— Oh! tu as eu ta note d’examen.
— Ouais. Pas fameux… vraiment pas fameux.
— Combien?
Marianne hésite avant de répondre à la question de son amie. En
ouvrant grand les yeux, Maïe-Lin insiste.
— Soixante-neuf pour cent.
— Oh! Mon Dieu! Qu’est-ce qui s’est passé? Il était super facile, cet
examen.
— Tu as eu combien?
— Quatre-vingt-quatorze pour cent.
La réponse fait à Marianne l’effet d’un coup de massue dans le front.
— Stella est meilleure que moi, elle a eu quatre-vingt-seize pour cent.
La jeune rouquine sent son moral descendre dans ses talons. Elle arrive
à son cours de mathématiques dans cet état d’esprit, avec la conviction
d’être sur une pente descendante qu’elle ne pourra jamais remonter.
— Prenez place, je vous prie.
Marianne remarque aussitôt que l’enseignante semble de très mauvais
poil. Rapidement, les élèves s’installent derrière leur bureau. Dès que le
silence règne dans la classe, la prof se tourne vers le tableau et écrit en
grosses lettres le mot «étudier».
— Qui peut me donner la définition de ce mot?
L’intonation employée va de pair avec l’attitude générale de madame
Alarie. Marianne l’a rarement vue dans cet état.
— Personne ne répond? Vous ne semblez pas connaître le sens de ce
terme. Attendez, nous allons vérifier ce que dit le dictionnaire.
D’un pas déterminé, elle se dirige vers le fond de la classe en faisant
claquer ses talons sur le plancher. Arrivée près de l’étagère, elle s’empare
du gros bouquin et finit par trouver ce qu’elle cherche.
— Voilà. Le Petit Larousse, à la page 413, nous informe que le verbe
«étudier» se définit comme suit: «Chercher à acquérir la connaissance ou la
technique de, apprendre. Étudier le droit, la musique.»
Puis, d’un geste sec, elle referme l’ouvrage.
— Alors, mes chers amis. Combien d’entre vous ont «cherché à
acquérir la connaissance» des mathématiques ces derniers temps?
Un silence de plomb s’installe dans la salle de classe, pendant que la
prof revient vers son bureau. Personne n’ose répondre, de peur qu’elle jette
toute sa colère sur celui ou celle qui se risquerait à parler.
— Si je me fie à la moyenne générale du groupe, je considère que
seulement trois élèves de cette classe se sont impliqués dans leurs études à
la maison. Savez-vous quelle est cette moyenne?
Quelqu’un tousse. Une autre personne se racle la gorge. Un crayon
tombe sur le sol.
— Je vais vous le dire, mes chers amis.
Elle se relève et marche de long en large devant son bureau. Elle fait
une pause et jette un regard noir sur les vingt-quatre paires d’yeux qui
l’observent.
— Soixante-deux virgule quatre pour cent. Oui, oui, vous avez bien
entendu. La moyenne générale est de soixante-deux pour cent. Je n’arrive
pas à y croire.
Une vague de stupéfaction traverse la classe. Marianne sent son cœur
s’arrêter.
— La plus haute note: quatre-vingt-onze pour cent. Un élève a franchi
le cap des quatre-vingt-dix. Bravo! Mais, la pire… êtes-vous prêts?
Quarante et un pour cent. Vous m’avez bien entendue.
Elle fait une pause pour s’assurer que le message passe bien.
— Quarante et un pour cent, à un examen qui compte pour plus de la
moitié du résultat final en maths. Mais qu’est-ce que vous avez fait comme
étude à la maison? Neuf d’entre vous ont eu des scores de cinquante et
moins!
Madame Alarie enchaîne les phrases, sans nécessairement les dire dans
un ordre logique. Marianne a l’impression que tous les garçons et les filles
du groupe 501 sont tétanisés, figés dans le temps.
Personne ne réagit. Seule l’enseignante s’active devant la classe, et sa
furie ne semble pas près de s’estomper. Toujours poussée par son discours
et déterminée à les convaincre, elle s’empare des examens et les distribue
en les déposant à l’envers sur les bureaux des élèves.
— Interdiction d’y toucher avant que je vous le dise.
Marianne reçoit le sien avec un sentiment partagé entre la crainte et
l’espoir. «Mon Dieu, faites que j’aie une belle note, je vous en conjure!»
Dès que la distribution se termine, l’enseignante retourne à son pupitre.
— Maintenant, se contente-t-elle de lancer en se redressant pour
observer la réaction de la classe.
Vingt-quatre mains tremblantes s’avancent en hésitant vers le morceau
de papier blanc qui repose sur le coin de leur bureau. Comme une
condamnée à mort, Marianne ferme les yeux en tenant l’examen entre ses
doigts. Avec courage, elle plonge et regarde sa note. Soixante-douze pour
cent.
«Ouf! Je ne suis pas dans les quarante!» pense-t-elle avec un certain
soulagement. Bien sûr, son résultat est loin de ses performances habituelles,
mais au moins, elle est nettement au-dessus de la moyenne de la classe.
Autour d’elle, les élèves sortent aussi de leur torpeur. Certains sont
satisfaits, d’autres sont estomaqués par les chiffres inscrits dans le coin
gauche de leur feuille.
— Vous devez me rapporter cet examen demain, signé par vos parents.
Marianne comprend que son retour à la maison sera difficile
aujourd’hui. La soirée s’annonce intense.

— Fini le basket, fini les spectacles, fini les amis, fini les textos. À
partir de maintenant, fini tout ce qui n’a pas un lien avec un livre d’école,
un cahier d’exercices ou une période d’étude.
Marianne ferme les yeux, refusant de laisser sortir les larmes qu’elle
garde prisonnières derrière ses paupières.
— Regarde-moi quand je te parle. Dorénavant, tu passes tout ton
temps… me suis-je bien fait comprendre?… tout ton temps libre le nez dans
tes devoirs. Est-ce clair?
Le souvenir de l’intensité avec laquelle sa prof de math a présenté les
résultats à la classe sonne comme une douce mélodie aux oreilles de
Marianne comparativement à ce qu’elle subit actuellement de la part de sa
mère.
— Tu te comportes comme une enfant de cinq ans qu’il faut surveiller à
chaque instant? Eh bien, ma chère Marianne, c’est ce que je vais faire. Je
veux que tu me rendes des comptes. Chaque jour!
— Mais maman… Le tournoi de basket à Mascouche… Je dois y aller!
— Pour aujourd’hui, c’est non. On verra avec quel sérieux tu
t’investiras dans tes études. Si tu montres de bonnes intentions, j’aviserai.
Mais pour le moment, considère que tu t’es privée de ce tournoi en agissant
de façon irresponsable, Marianne.
L’adolescente est dans tous ses états.
— Une dernière chose: rapporte-moi ton iPod.
La cafétéria commence à s’activer lorsque Marianne s’assoit à sa table
habituelle. Dans son sac, elle a enfoui son survêtement de basket, dont elle
aura besoin plus tard, en fin de journée, puisqu’une pratique importante est
prévue le soir même.
Après la tempête qu’elle a vécue à la maison en raison de ses notes
désastreuses, elle est arrivée à une entente convenable, selon elle, avec sa
mère. En lui promettant tout ce qu’elle voulait, l’adolescente a reçu
l’autorisation de conserver sa place au sein du Mistik. Cette négociation
s’est conclue par un engagement écrit de la part de Marianne à faire passer
ses études avant toutes ses autres activités.
Vincent et Charline se pointent ensemble. Une drôle de complicité
semble les unir. Avant de se faire des idées, Marianne se donne la mission
de les observer avec un peu plus de sérieux. Après un moment, l’évidence
lui apparaît dans toute sa splendeur: Vincent et Charline sont amoureux.
Le jeune garçon sourit bêtement lorsque Charline lui parle, et cette
dernière rougit chaque fois que l’adolescent ouvre la bouche. Ils discutent
de sujets peu importants, mais sont toujours réceptifs l’un à l’autre.
Les sœurs Doyon arrivent quelque temps après, suivies de Laura et de
Summer, qui se laissent tomber sur leur chaise d’un même élan.
— Si la semaine de relâche peut arriver, laisse tomber Laura d’une voix
endormie.
— Il devrait exister un mois de relâche, lance Marianne.
— Non, une année de relâche, ce serait super! conclut Maïe-Lin en
rigolant.
— Quels sont vos projets? demande Stella, qui remarque elle aussi
l’étrange comportement de Vincent et de Charline.
À trois jours du début du long congé de mars, tout le monde y va d’une
réponse enjouée.
— Je pars pour Listuguj, chez mes grands-parents, annonce Summer.
— Et moi, je m’envole pour Vancouver avec mon parrain. Une semaine
de ski, ça va être super too much, déclare Vincent.
— Pour la première fois de ma vie, j’aurai des vacances, déclare Laura
d’une voix émue, réjouie. Une amie de ma mère lui a trouvé un chalet près
de Gaspé. Si vous voyiez les photos!
— On passe la semaine en République dominicaine, lance joyeusement
Stella. On part samedi matin.
— Avec ma cousine qui habite Gatineau, je vais passer la semaine dans
un camp d’hiver, indique Charline sans quitter Vincent des yeux.
Marianne demeure silencieuse. Elle se renfrogne à chaque intervention
de ses amis.
— Et toi, Marianne?
Tous les regards se tournent vers elle.
— Moi, ben, je reste à Rocher-sur-Mer.
L’intonation de l’adolescente laisse clairement entendre aux autres
membres du groupe que cette situation est loin de lui plaire.
— C’est cool, Rocher-sur-Mer, durant la relâche, dit Stella, qui, tout en
cherchant à la consoler, comprend sa déception.
— Ah oui, c’est cool! Je vais me retrouver toute seule à m’ennuyer à la
maison.
— Vous n’allez pas chez tes grands-parents à Lachute?
— Non, ma mère ne peut pas voyager. Cette fichue grossesse l’empêche
de faire de longues distances, et nous, on en subit les conséquences. On est
pris en otage par ce bébé qui n’est même pas encore né.
Tous autour de Marianne compatissent avec elle, même s’ils estiment
que Marianne exagère un peu. Comment un tout petit poupon qui n’est
même pas encore là peut-il faire vivre de telles émotions à une adolescente?
Mais vu qu’elle semble de mauvais poil, ils préfèrent ne pas argumenter
avec elle.
— Je vais m’occuper de mon jeune frère et étudier pour remonter mes
notes! Ça va être la joie.
— Mais Noah sera en ville, n’est-ce pas? demande Summer, qui tente
d’encourager son amie.
— Eh non. Ses parents sont en dehors du pays, donc il restera à Québec.
Marianne n’a pas caché sa déception à Noah lorsqu’il lui a appris la
nouvelle. Étant donné les plans de voyage de tous les membres de sa gang,
elle est condamnée à vivre une longue semaine de relâche toute seule à
Rocher-sur-Mer.
Puis, tournant la tête vers ses voisins de gauche, elle remarque que
Vincent et Charline se font les yeux doux et ne suivent plus la conversation.
Comme elle s’apprête à les interroger sur leur relation, Vincent la devance.
— J’ai quelque chose à vous annoncer, enchaîne-t-il d’une voix
étrangement joyeuse.
Les filles le regardent avec étonnement.
— Charline et moi, on sort ensemble.
Puis, comme pour sceller cette déclaration, il saisit la main de Charline
et la tient dans la sienne.
— C’est cool.
— Bravo!
— Wow!
— Beau petit couple.
— Ben là! fait Laura, offusquée.
Ayant tissé des liens très serrés avec Charline, elle est surprise de ne pas
avoir su avant les autres que son amie était tombée amoureuse de Vincent.
Mais plus que cela, c’est la crainte d’être abandonnée par sa nouvelle amie
qui fait réagir la jeune fille.
— Vous ne pouvez pas sortir ensemble! Vous êtes des amis! s’exclame-
t-elle en se levant de table.
Quelques filles esquissent un geste pour la retenir, mais Marianne
intervient:
— Laissez-la faire! Elle va revenir. Laura n’aime pas beaucoup le
changement. Je suis super contente pour vous deux, dit-elle en souriant à
ses deux amis.
— Marianne, est-ce que je peux te parler quelques minutes?
Monsieur Bellehumeur entre dans la chambre de sa fille.
L’adolescente conclut sa conversation avec Vincent et suit son père
jusqu’au salon. La pénombre est déjà bien installée, en cette deuxième
journée de la semaine de relâche, où Marianne n’a pas fait grand-chose
d’intéressant. Demain, elle compte rendre visite à madame Zenia.
«Il faut que je sorte de la maison; sinon, je vais dépérir!» Chaque soir,
même durant la fin de semaine, comme elle l’a promis à sa mère, elle
travaille dans ses livres d’école. Désirant à tout prix faire remonter sa
moyenne, elle fait cette concession à contrecœur, mais avec beaucoup de
discipline.
Monsieur Bellehumeur allume la lampe qui se trouve sur la table du
salon et offre un verre de lait au chocolat à sa fille. Il l’invite à s’asseoir.
Marianne, surprise par cette attention, accepte avec plaisir de passer du
temps avec son père.
— Je sais que nous avons été un peu sévères avec toi après avoir vu tes
mauvaises notes, et je voulais te féliciter pour ton engagement.
L’adolescente lève les yeux au plafond. «Avais-je le choix?»
— Jusqu’à maintenant, tu as respecté l’entente, et c’est tout à ton
honneur. C’est pourquoi j’ai une proposition à te faire.
Marianne prête une oreille attentive à monsieur Bellehumeur, qui a
réussi à capter son intérêt.
— Que dirais-tu de venir à Québec avec moi demain? J’ai deux
rencontres d’affaires jeudi et vendredi matin. On pourrait faire des trucs
ensemble le reste des deux jours.
— Et aller voir Noah! lance-t-elle spontanément.
Pour le père, cette escapade à Québec est surtout une belle occasion de
passer du bon temps seul avec sa fille. Mais il accepte volontiers que Noah
s’ajoute à leurs plans, quand il voit le bonheur se dessiner sur le visage de
Marianne à cette perspective.
— Et aller voir Noah, concède-t-il avec, malgré tout, une petite pointe
de déception.
Comme il fallait s’y attendre, Mathis proteste vivement contre le fait de
ne pas pouvoir partir lui aussi en voyage avec son père.
— Moi aussi, je veux prendre l’avion! hurle-t-il durant presque tout le
temps où Marianne prépare sa valise.
Toutefois, il retrouve son calme lorsque sa grande sœur lui confie la
responsabilité de veiller sur Cacahuète durant son absence et de lui donner
son médicament, avec l’aide de mamie Claire.
— Si on part tous les deux, il sera super triste. Qui prendra soin de lui?
Il aime tellement que tu joues avec lui et que tu le fasses courir dans le
corridor!
L’enfant regarde sa sœur d’un œil sceptique, mais finit par accepter son
marché.
— Merci, Mathis. C’est très gentil de ta part.
Puis, se tournant vers son chien, Marianne ajoute:
— Et toi, mon beau Cacahuète, je te confie à mon charmant petit
Mathis. Il a promis de bien s’occuper de toi et de te donner ton médicament.
Je t’ordonne d’être sage et de bien l’écouter. Est-ce compris?
L’animal tourne légèrement la tête et laisse entendre un léger jappement.
Sur le tarmac de l’aéroport de Mont-Joli, Marianne avance d’un pas
enjoué jusqu’à ce qu’elle aperçoive l’avion dans lequel elle doit monter.
Subitement, elle sent ses jambes fléchir.
— C’est là-dedans qu’on doit embarquer?
Ce voyage avec son père constitue sa seconde expérience à bord d’un
avion. Son baptême de l’air, elle l’a vécu durant des vacances de Noël
qu’elle a passées en Jamaïque, quelques années auparavant. C’était l’année
où elle a rencontré Lilou.
À l’époque, Marianne se souvient que l’avion lui avait semblé immense,
solide, imposant.
L’appareil qui se trouve devant elle en ce moment paraît minuscule. Il
fait à peine le quart de la taille d’un avion de ligne.
— Papa, t’es sérieux, là? On dirait une boîte de sardines.
— Voyons, ma chérie. Tu n’as pas à t’inquiéter. Tout va bien aller.
L’adolescente monte avec hésitation les trois marches qu’il faut grimper
pour monter à bord. Outre elle et son père, deux autres voyageurs font
partie des passagers du vol Mont-Joli–Québec. Dès les premiers tours de
roue, Marianne réalise que le voyage sera interminable.
Au moment où les roues quittent le sol, un souvenir revient la frapper de
plein fouet. Son aventure sur le traversier Matane–Baie-Comeau lui revient
en mémoire. Elle ferme les yeux, heureuse d’avoir pris un petit déjeuner
léger avant de quitter la maison. Monsieur Bellehumeur, habitué de voyager
dans ces petits appareils, tente de rassurer sa fille d’un sourire apaisant.
Soixante minutes plus tard, l’avion se pose à l’aéroport de Québec.
Marianne remercie le ciel d’avoir survécu à ce périple et se hâte de franchir
la barrière de sécurité.
— Ça vibrait fort en titi, lance-t-elle à son père.
Le bruit infernal des moteurs résonne encore à ses oreilles pendant de
longues minutes. Elle tend la main vers monsieur Bellehumeur.
— Est-ce que je peux texter Noah, s’il te plaît?
— Bien sûr. Je vais louer la voiture pendant ce temps.
Monsieur Bellehumeur s’est porté garant auprès de monsieur Lafrance
de son fils durant leur séjour à Québec. Il a même réussi à trouver un petit
appartement à louer comprenant trois chambres à coucher, pour permettre à
Noah de rester avec eux durant les deux nuits qu’ils passeront dans la
capitale nationale.
Noah est vraiment heureux de revoir son amie et de pouvoir profiter de
tout ce temps avec elle. Il a prévu deux ou trois activités qu’il veut faire
avec Marianne.
Mais au bout du compte, ils dévient du programme prévu. Ils font une
journée de magasinage aux Galeries de la Capitale, se promènent dans le
Vieux-Québec et jasent pendant des heures. Vraiment pendant des heures!
Et puis ils rient. Ils rient beaucoup!
Le retour de la semaine de relâche commence bien pour Marianne. Pour
la première fois depuis qu’elle est au secondaire, elle a une période libre. Ça
tombe durant la première période du matin. L’enseignante de
mathématiques est absente, et aucun suppléant n’était disponible pour la
remplacer. Marianne se retrouve donc à la cafétéria avec ses camarades,
sous la supervision de monsieur Simpson, le surveillant, qui les observe du
coin de l’œil.
Elle décide de s’installer à une table où sont déjà assis plusieurs élèves
de sa classe. Au fil de leurs échanges, le sujet du confinement dans les
classes est soulevé.
Nolan Plourde raconte avec beaucoup de détails un fait divers qu’il a
entendu à la télé: un homme armé a fait irruption dans une polyvalente aux
États-Unis. Tout de suite, Marianne se joint à la discussion.
— Lorsque j’étais en cinquième année, dans mon école, à Montréal, il y
a eu une alerte de ce genre.
— Hein! Une vraie alerte? Wow! Tu es chanceuse, Bellehumeur, d’avoir
vécu ça!
Marianne observe l’élève avec étonnement.
— Tu penses ça? Je te dirais au contraire que c’est une des expériences
les plus traumatisantes de ma vie.
Elle aime mieux passer sous silence son aventure dramatique avec le
faux kidnappeur d’enfants. Cette mésaventure due à son étourderie l’a
complètement chamboulée, et elle préfère ne pas trop l’ébruiter pour
l’instant.
Coralie Vachon, la voisine de table de Marianne, est un peu surprise par
le ton qu’emploie cette dernière. Pourtant, Marianne est toujours enjouée et
souriante, d’habitude.
— Raconte, demande Médérick Pigeon, soudain très intéressé à en
savoir davantage sur cette histoire.
En hésitant quelque peu, Marianne se lance dans le récit de cette affaire
qu’elle croyait avoir oubliée, mais qui, au fur et à mesure qu’elle en parle,
lui fait revivre les émotions intenses qu’elle a connues durant cette journée
du 7 mars 2016.
Il faisait un froid de canard cet après-midi-là, tellement que les activités
du Carnaval d’hiver avaient dû être annulées. Pour les remplacer, tout de
suite après le dîner, des films étaient projetés dans chacune des classes.
À cette époque, Marianne était en cinquième année, dans la classe de
madame Diane. Entourée de ses camarades, elle regardait La guerre des
tuques 3D. Elle avait déjà vu ce film au cinéma avec ses parents, mais elle
était contente de le revoir.
Puis, vers treize heures quinze, le directeur, monsieur Blouin, avait
diffusé un message dans l’interphone. D’une voix très grave, il avait
prononcé des paroles qui résonnent encore dans la tête de l’adolescente.
«Code noir! Code noir! Je répète, code noir! Ceci n’est pas un exercice!»
Sur le coup, personne n’avait réagi. Madame Diane s’était empressée de
baisser le volume du tableau interactif où le film était projeté.
Quelques secondes plus tard, monsieur Blouin avait recommencé son
annonce. Dès que sa voix s’était tue, les élèves s’étaient tournés vers leur
enseignante, le regard inquiet. Vu la gravité du message et l’intonation du
directeur, tous les occupants de la pièce avaient immédiatement compris
que ce message était sérieux, même si personne ne savait réellement ce
qu’il signifiait.
Madame Diane avait mis peu de temps à réagir. D’un pas décidé, elle
s’était rendue près de la porte et avait éteint les lumières. Elle avait ordonné
à ses élèves de se réunir au fond de la classe, dans le coin lecture, et leur
avait imposé un silence complet. Étrangement, tous les enfants avaient obéi
sans se faire prier.
Avec l’aide de deux garçons plus costauds, elle avait empilé des
pupitres pour créer une barricade dans l’entrée. Puis, en marchant
rapidement, elle s’était rendue près des fenêtres pour en descendre les
toiles. La pièce s’était retrouvée dans une pénombre peu rassurante.
Ensuite, elle s’était assise à même le sol avec son groupe pour tenter
d’expliquer aux enfants ce qui était en train de se passer.
Apeurés, les élèves étaient tout ouïe.
— On utilise le code noir pour avertir que quelque chose d’important se
déroule en ce moment. Quelqu’un qui a de mauvaises intentions est
probablement dans l’école, et la mesure que nous prenons sert à vous
protéger.
Même si elle avait chuchoté, les enfants avaient compris que la situation
était grave. Marianne et Estelle, qui étaient dans la même classe à cette
époque, s’étaient blotties l’une contre l’autre et tremblaient de peur.
Pour les vingt-quatre élèves de madame Diane, cet événement était
chargé d’émotion et n’avait rien d’agréable. Même les bouffons et ceux qui
jouaient aux plus braves habituellement avaient gardé leur sérieux.
— Est-ce qu’on va mourir? avait demandé Louka Trépanier, des
trémolos dans la voix.
— Pour l’instant, je ne peux pas répondre à ta question, Louka. Mais je
suis sûre qu’à l’extérieur, il y a beaucoup de gens qui s’organisent pour
nous faire sortir d’ici au plus vite.
Quelques enfants s’étaient mis à pleurer en silence. Madame Diane
avait saisi une boîte de mouchoirs dans le pupitre de Rachel Plouffe et
l’avait conservée près d’elle après avoir distribué des Kleenex aux
personnes qui en avaient besoin. Elle avait tenté de rassurer ses élèves,
même si elle n’avait aucune idée de l’ampleur du drame qui se jouait entre
les murs de l’école.
— Je vous demande à tous votre collaboration. Je suis certaine que la
situation sera réglée rapidement, mais il faut être très vigilants, patients, et
surtout, il faut rester silencieux.
Des voix s’étaient fait entendre dans les corridors. La panique était
devenue encore plus intense dans la classe de madame Diane. Tous avaient
retenu leur souffle, et personne n’avait osé émettre le moindre bruit.
«Rendez-vous dans le corridor du fond. Ne prenez pas de risques en…»
Et le silence était revenu. Quelques instants plus tard, des bruits, en
provenance de l’extérieur, cette fois, s’étaient fait entendre. Madame Diane
s’était précipitée à la fenêtre pour soulever un coin de la toile.
De retour auprès de ses élèves, elle était plus inquiète que jamais.
— Il y a beaucoup de policiers dehors, avait-elle soufflé, espérant
rassurer ainsi les enfants qui semblaient paniqués.
Pendant plus de trente minutes, la classe 503 avait vécu dans un silence
quasi complet. Il devait en être ainsi dans tous les locaux de l’école Des
Marais. Marianne avait le cœur qui battait la chamade.
Son cerveau roulait à deux cent kilomètres à l’heure. Des idées, plus
étranges les unes que les autres, se bousculaient dans son esprit. «Et si je ne
revoyais jamais mes parents? Mon frère? Mon chien?»
La jeune fille n’avait pas vraiment conscience de l’étendue du danger
qu’elle courait, mais elle avait cependant compris que toute cette histoire
était dramatique. Les traits tendus du visage de madame Diane lui
confirmaient cette supposition.
Marianne n’avait jamais connu une telle charge d’émotions. Pour la
première fois de sa vie, une peur viscérale lui avait serré le ventre.
Le bip annonçant un message à l’interphone avait fait sursauter tous les
occupants de la pièce, tapis au fond du local.
«Votre attention s’il vous plaît. Code vert. Je répète. Code vert.»
À nouveau, les élèves de madame Diane l’avaient fixée, mais avec un
regard de soulagement cette fois.
— Tout danger est écarté, maintenant.
— Est-ce qu’on peut sortir? s’était empressée de demander Olivia
Gendron, qui avait laissé échapper un cri de panique en entendant le bip un
moment plus tôt.
— Non, pas tout de suite. Il faut attendre que quelqu’un vienne nous
chercher. Nous allons rester sagement assis encore quelques minutes.
Un murmure de désapprobation s’était fait entendre dans le groupe,
mais tous les enfants avaient respecté la consigne de leur enseignante. Un
quart d’heure plus tard, un policier avait tenté d’entrer dans la pièce, mais
avait été stoppé par la barricade de pupitres.
— Vous pouvez maintenant quitter les lieux, avait indiqué l’homme de
loi en aidant madame Diane à remettre de l’ordre dans la classe.
— Qu’est-ce qui s’est passé?
Plusieurs élèves avaient parlé en même temps.
— Votre directeur, monsieur Blouin, vous expliquera tout ça dans
quelque temps, avait simplement annoncé l’agent de police en s’en
retournant dans le couloir.
Marianne et ses amis avaient pu finalement sortir de l’école. À
l’extérieur, les parents attendaient leurs enfants. Ils avaient été alertés par
les médias, qui avaient fait grand cas de l’affaire.
— L’école et ses environs grouillaient de policiers et de journalistes,
ajoute Marianne, qui se souvient que sa mère était en larmes lorsqu’elle
l’avait retrouvée dans le stationnement de l’édifice.
Dans la cafétéria de la polyvalente Mattawa, presque toute la classe de
Marianne s’est massée autour d’elle pour entendre son récit.
— Ils ont arrêté le tireur? demande Nolan Plourde.
— En fait, c’était une fausse alerte. Un élève avait cru voir un bandit
entrer dans l’école avec une arme à feu et il avait appelé directement le 9-1-
1. Les policiers s’étaient précipités sur les lieux, et les mesures d’urgence
du code noir avaient été mises en place dans un temps record.
— Oh! My God! Je serais morte de peur, s’exclame Coralie Gervais,
très impressionnée par l’histoire de Marianne.
— Je dois t’avouer que c’était assez intense comme expérience. On a eu
le temps de s’imaginer tellement de choses avant de savoir ce qui se passait
réellement…
— Es-tu passée à la télé? demande Benoît-Pierre Martin en rigolant.
Marianne se contente de sourire.
— Non. Mais mon amie, oui, répond l’adolescente.
Les fortes émotions qui avaient secoué Estelle durant le confinement
s’étaient transformées en une envie subite d’être sous les feux de la rampe
dès qu’un journaliste lui avait mis son micro sous le nez. En jouant la pop
star, elle n’avait pu résister à la tentation de raconter son histoire dans les
moindres détails.
Elle s’en était vantée durant des jours, en plus de voir son témoignage
passer sur presque toutes les chaînes de télé.
Marianne se souvient de l’importante rencontre qui avait eu lieu dans le
gymnase lorsque le calme était revenu. Les élèves, le personnel, les
policiers et les parents s’étaient regroupés dans la grande salle. Le directeur
Blouin avait expliqué la situation en révélant qu’il s’agissait d’une fausse
alerte.
— C’était vraiment trop intense comme expérience, je vous jure!
Laura s’installe près de Stella avec un air découragé, comme cela se
produit de plus en plus souvent depuis quelque temps.
— Il veut me voir.
Elle se décide enfin à révéler à son amie ce qui la tracasse.
— Ton père?
— Oui, mais je n’en ai pas vraiment envie. Chaque fois que je pense à
lui, j’ai une boule dans l’estomac.
— En as-tu parlé avec ta mère?
— Elle ne décide rien. Le juge a déclaré qu’on pouvait avoir des visites
supervisées dans un endroit public. Il paraît que vu mon âge, j’ai le droit de
refuser. Je ne sais pas quoi faire. Mais il insiste pour nous rencontrer, mes
frères et moi.
Elle laisse échapper un long soupir.
— J’ai tellement hâte d’être grande. Personne ne me dira plus jamais ce
que je dois faire.
Marianne se rend compte qu’elle tient le même discours à l’occasion.
Elle constate que c’est le plus grand désir de tous les adolescents d’atteindre
la majorité pour être libres.
Elle se sent triste de voir son amie dans un état pareil. Depuis que les
parents de Laura sont séparés, elle n’a eu aucun contact avec son père.
— Il paraît qu’il est en thérapie pour contrôler ses colères, mais je suis
certaine qu’il agit comme ça juste pour tromper tout le monde. Il va
redevenir comme avant.
Les larmes coulent en abondance sur les joues de la jeune fille. Maïe-
Lin lui tend un papier mouchoir.
— Laura, tu dois garder espoir. Peut-être que sa façon d’être avec toi
aura changé. Est-ce que tu seras seule avec lui?
Laura secoue la tête sans rien rajouter.
— Bon, alors, il ne pourra pas te faire de mal.
Elle lève les yeux vers ses amis, qui l’entourent avec tendresse.
— Quand dois-tu le rencontrer?
— Samedi après-midi, à une heure, je crois.
Laura hésite.
— Mais… je ne veux pas y aller.
La mine déconfite, elle implore ses amis de venir à son secours.
— J’aimerais tellement que vous soyez tous avec moi!
Marianne sursaute en entendant cette demande et jette un regard en
direction de Stella et de Summer, assises en face d’elle.
— Mais je sais que c’est impossible, poursuit Laura, découragée.
Un léger soupir de soulagement se fait entendre autour de la table. Les
amis de Laura se souviennent des histoires qu’elle leur a racontées
concernant son père. Personne n’est vraiment rassuré sur les intentions de
monsieur Gravel et personne n’a envie de se trouver en sa présence, même
dans le cadre d’une visite supervisée.
— Mais on pourrait se rencontrer après, lance Vincent de sa voix
joviale, toujours prêt à calmer les choses.
— Bonne idée.
Marianne saisit la perche tendue par le seul garçon du groupe.
— Si on allait se rejoindre chez Gaspard? On pourrait manger une
poutine et jouer à l’arcade.
À l’idée d’être réunie avec ses amis tout de suite après cette rencontre
qui lui fait peur, Laura retrouve un certain entrain.
— Oui, ce serait super.
— On demande à nos parents ce soir et on se texte. Si tout le monde est
d’accord, on se verra au restaurant à deux heures.

Le restaurant chez Gaspard abritait auparavant un salon funéraire. Dans


la dernière année, il a été transformé en un endroit très prisé par les jeunes
de Rocher-sur-Mer.
D’un côté, le propriétaire a aménagé un grand casse-croûte où sont
servies les meilleures poutines de la région… si on en croit la publicité,
évidemment. Les portions généreuses à petits prix attirent la clientèle
étudiante, qui dispose d’un budget restreint pour se payer ce mets
incontournable.
Tous les amis de Marianne sont installés sur une immense banquette en
cuir au fond du restaurant. Ils attendent Laura, qui ne devrait pas tarder. Sa
mère a accepté de l’amener au resto tout de suite après la rencontre avec son
père.
— Je me demande comment ça se passe, souffle Marianne, inquiète, en
plaçant une mèche de cheveux derrière son oreille.
— On va le savoir assez tôt, indique Vincent en pointant la vitrine.
Près du trottoir, une voiture noire se gare, et Laura en sort. À première
vue, elle sourit et semble calme, ce qui, aux yeux de ses amis qui l’attendent
à l’intérieur, est bon signe. En arrivant devant la table où ils sont tous
installés, elle ne peut s’empêcher d’être émue.
— Vous êtes tellement gentils! Je vous remercie d’être tous ici pour
moi.
Touchés par ce témoignage, Vincent, Stella, Charline, Maïe-Lin,
Summer et Marianne s’entassent sur le banc pour lui faire une place.
— Raconte, demande Vincent avec empressement, impatient de savoir
comment la rencontre s’est passée.
— J’étais hyper nerveuse parce que ma mère ne pouvait pas rester avec
mes frères et moi. La travailleuse sociale nous a beaucoup rassurés. On a
parlé longtemps avec elle avant le début de la visite.
Contrairement à ce que Marianne aurait pu penser, Laura raconte son
histoire avec calme.
— Quand il est arrivé dans le local, on était tous assis en rond. J’ai figé.
Je ne l’avais pas revu depuis quatre mois. Depuis que les policiers l’ont
escorté hors de la maison, en fait. La première chose qu’il a faite, c’est de
nous sourire.
L’adolescente avale difficilement sa salive.
— C’était un genre de sourire qu’il ne nous avait jamais fait avant. Je
l’ai trouvé changé, physiquement, je veux dire. Je crois qu’il a maigri.
Laura hésite. Ses amis remarquent de la tristesse dans ses yeux. Puis,
des larmes y apparaissent. Personne ne bronche. Autour de la table règne un
silence complet.
— Quand mon père s’est approché pour s’asseoir en face de nous, par
habitude, j’ai eu un mouvement de recul. Il a compris et a gardé ses
distances.
Elle prend une longue inspiration et continue son récit.
— Puis, il nous a parlé doucement, très doucement. On ne répondait
pas. Mes frères avaient aussi peur que moi. À tout moment, on s’attendait à
ce que sa vraie nature refasse surface. Je n’écoutais pas vraiment ce qu’il
me disait. Je guettais le moment où il redeviendrait lui-même.
Elle prend une gorgée d’eau dans le verre qui se trouve devant elle.
L’adolescente a l’impression qu’elle ne pourra jamais s’arrêter de parler.
Raconter à ses amis toutes les émotions qu’elle a vécues au cours de cette
rencontre lui fait un bien immense.
— Mon père a expliqué qu’il suit une thérapie pour contrôler sa colère
et changer ses comportements. Après nous avoir dit tout ça, il a cessé de
parler, puis, à notre grande surprise, il s’est mis à pleurer.
Laura prend une pause. Elle inspire profondément.
— J’étais paralysée. Je ne savais pas quoi faire ni comment agir. Jamais,
au grand jamais il n’avait réagi de cette façon avec nous. Jamais… jamais,
répète l’adolescente.
La serveuse arrive avec les boissons et prend la commande de Laura.
— Puis, il a fait une chose vraiment incroyable.
Laura jette un regard éperdu à ses amis, qui l’écoutent avec attention.
— Il nous a demandé pardon. À chacun d’entre nous, en nous nommant
par nos prénoms. J’avais l’impression de vivre un rêve. Je ne reconnaissais
pas mon père. C’était comme si quelqu’un s’était introduit dans son corps et
parlait à sa place.
Marianne et Stella ne peuvent s’empêcher de verser une larme.
— J’étais partagée entre l’envie de lui sauter au cou et la crainte que
cette image s’efface et que réapparaisse le vrai Denis Gravel, celui qui m’a
toujours fait peur, qui me terrorise depuis que je suis toute petite.
Puis, comme libérée de tout ce poids sur ses épaules, Laurie se jette
dans les bras de Marianne et éclate en sanglots.
Plus tard dans l’après-midi, lorsque le père de Summer reconduit
Marianne chez elle, l’adolescente rentre à la maison, heureuse que ses
parents ne lui aient jamais fait vivre de telles expériences.
Elle remarque que la voiture n’est pas dans l’entrée du garage. À
l’intérieur, un silence inhabituel règne.
— Papa? Maman? Mamie Claire?
Personne ne répond. Paniquée, elle se rend à la cuisine et aperçoit une
note sur la table.

Marianne,

Appelle-moi sur mon cellulaire dès que tu arriveras.

Papa

Marianne s’empresse de composer le numéro pour rejoindre son père.


— Qu’est-ce qui se passe? Où êtes-vous?
— Je suis à l’hôpital avec maman. Il y a eu une petite complication.
— Elle va bien? Et le bébé?
— Oui, ne t’inquiète pas. Ils se portent bien tous les deux. Elle devrait
recevoir son congé d’ici quelques heures.
— Mathis et mamie Claire sont avec vous?
— Non, ils sont au cinéma. À la représentation de quinze heures. Pour
voir un film de lapin malin coquin, ou quelque chose du genre.
Finalement, c’est mamie Claire qui a accompagné Mathis. Marianne,
qui devait au départ y aller avec lui, n’a pas pu le faire, étant donné son
rendez-vous avec ses amis. Son père, pour sa part, souhaitait commencer les
travaux dans la chambre de bébé. Madame Bellehumeur, qui a recommencé
à avoir des nausées, se reposait sur le sofa quand Marianne a quitté la
maison.
— Tu me jures que maman va bien?
— Oui, ma chérie.
Il hésite quelques secondes et poursuit.
— Elle a perdu un peu de sang, mais le docteur dit que tout est parfait.
On arrivera sous peu.
— OK, je vous attends. Embrasse maman de ma part.
— Promis, je vais le faire.
Dès qu’elle a fini la conversation avec son père, Marianne sait ce
qu’elle doit faire. Désireuse d’alléger la tâche de sa mère, elle se lance dans
la préparation du souper.
— Qu’est-ce que je pourrais bien faire que tout le monde aime? se
demande-t-elle en regardant le contenu du frigo.
Afin de servir un menu spécial, elle fouille dans le livre de recettes que
sa grand-mère Bellehumeur lui a offert pour son anniversaire. L’adolescente
arrête son choix sur un macaroni aux tomates et aux saucisses. Pour dessert,
elle préparera des brochettes de fruits recouverts de chocolat fondu.
— Hum! Ce sera génial comme repas, lance-t-elle en passant le tablier
de sa maman.
Le retour du tournoi de Matane se fait dans un silence presque complet.
Seul le grondement du moteur de l’autobus est perceptible jusqu’au dernier
banc du véhicule. Marianne et Béatrice sont assises côte à côte, Élie-Pier et
Annabelle sont devant elles.
L’entraîneuse installée dans la première rangée n’a pas dérougi depuis le
départ de la polyvalente de Matane. Ses filles étaient arrivées avec le vent
dans les voiles, convaincues de dégotter quatre victoires durant les deux
jours de compétitions.
Finalement, Mattawa s’en retourne à Rocher-sur-Mer avec un seul gain
arraché de peine et de misère en supplémentaire, et a connu deux défaites
crève-cœur contre les adversaires les plus faibles du circuit régional.
En plus, Kassy Lampron a reçu une pénalité d’inconduite de partie
parce qu’elle a bousculé la joueuse étoile de Cap-Chat. Du coup, Pénélope
Chartrand voit les chances du Mistik de monter sur le podium au tournoi
provincial réduites presque à néant.
Elle s’est contentée de dire aux membres de l’équipe que l’analyse de la
fin de semaine aurait lieu durant la pratique de mercredi. Pour l’instant, elle
préfère s’en tenir au silence. «Ainsi, je ne risque pas de dire des choses qui
dépasseront mes pensées!» Elle est convaincue que ses filles savent qu’elles
ont joué de façon désordonnée, sans entraide ni collaboration.
Un week-end de perdu. Et ce conflit entre Marianne et Kassy, elle se
promet d’y voir au cours des prochains jours. Cette situation a assez duré.
Monsieur Bellehumeur s’est porté volontaire pour ramener Élie-Pier
chez elle dès que les filles descendraient de l’autobus, au retour de Matane.
En effet, les parents de la jeune fille sont privés de leur voiture, qui est en
panne.
Le père de Marianne constate que les choses ont mal été dès qu’il voit la
mine déconfite de sa fille et de ses coéquipières. En silence, les deux
adolescentes récupèrent leurs effets personnels et s’installent dans la voiture
familiale des Bellehumeur.
— Hum… je ne vous demanderai pas si votre tournoi s’est bien passé,
demande prudemment monsieur Bellehumeur.
Il ne veut surtout pas mettre le feu aux poudres. Habituellement,
Marianne manifeste son incompréhension devant les défaites qu’elle subit
au basketball, mais pas cette fois.
Marianne en est à sa première visite chez Élie-Pier. Elle n’a jamais eu
l’occasion de voir la maison de son amie auparavant. Dès que l’auto arrive
dans le stationnement des Rouleau, l’adolescente offre tout naturellement de
donner un coup de main à sa coéquipière pour transporter ses trucs. Les bras
chargés, la jeune fille frappe à la porte de sa maison avec son pied pour que
quelqu’un vienne lui ouvrir.
Marianne reçoit alors un coup au cœur. Derrière la porte qui s’ouvre en
coup de vent se présente dans toute sa splendeur le pendant masculin, la
copie presque conforme d’Élie-Pier, dans un format comptant quelques
centimètres de plus.
Mêmes yeux bruns, même visage ovale, même nez droit et délicat.
Pendant un bref moment, un fort courant passe entre les deux adolescents
sans qu’un mot soit échangé.
Incapable de détacher les yeux de ce garçon, Marianne est convaincue
que tout le voisinage entend son cœur battre la chamade.
— Merci, Marianne, lui dit Élie-Pier, qui ne se rend compte de rien.
— Moi, c’est Jordan, le super grand frère de ce petit microbe, dit-il pour
se présenter en taquinant sa jeune sœur.
— Ah! Laisse-nous tranquilles, toi! Et arrête de m’appeler microbe.
Vas-tu finir par grandir un jour?
Puis, faisant comme si son amie n’était pas là, elle continue.
— J’ai faim, je suis fatiguée, je suis choquée parce qu’on a perdu, j’ai
envie d’une douche, de me laver les cheveux et de m’effoirer dans ma
chambre, tranquille, avec ma revue de mode. Je veux oublier que tu as le
même sang que moi qui coule dans tes veines!
Elle se tourne vers Marianne, qui se contente de sourire devant cette
liste d’envies.
— Dis merci encore à ton père, s’il te plaît! Nous, on se voit demain,
avec Béa.
— Oui, sans faute, répond Marianne, qui n’arrive pas à quitter le frère
d’Élie-Pier des yeux.
— Bye, se contente-t-il de dire.
Marianne monte dans la voiture de son père, persuadée qu’un
événement majeur vient de se produire dans sa vie.

— Marianne, est-ce que je peux te parler deux minutes?


La cafétéria est déserte. Marianne, comme à son habitude, est arrivée la
première. Elle s’est plongée dans son devoir d’anglais, qu’elle n’a pas eu le
temps de compléter en fin de semaine. Le tournoi catastrophe qui s’est
terminé la veille a encore un goût amer dans sa bouche. Elle est incapable
de s’expliquer pourquoi l’équipe a si mal joué.
Avec hésitation, elle lève les yeux et aperçoit Vivianne Schmid qui se
tient devant elle, le visage défait, le dos courbé. Aussitôt, Marianne
détourne la tête pour scruter les environs, convaincue que Kassy et Célia se
trouvent tout près. Habituellement, elles sont toujours ensemble, ces trois-
là.
— Qu’est-ce que tu me veux? Fiche-moi la paix!
À son ton, Marianne laisse clairement entendre qu’elle n’a aucune
intention de discuter avec celle qui agit sous les ordres de sa pire ennemie.
Vivianne ne bronche pas. Elle jette à Marianne un étrange regard.
— Je dois te parler. Quelques minutes.
Marianne ne bouge pas et ne l’invite pas à s’asseoir. Elle demeure sur
ses gardes.
— Je ne me tiens plus avec Kassy et Célia.
La jeune rouquine ouvre grand les yeux en entendant cette affirmation.
— Depuis quand? demande-t-elle en croisant les poings sous son
menton et en fixant Vivianne d’un air défiant.
— Depuis hier soir. J’ai vraiment besoin de te parler, mais pas ici. Il ne
faut pas qu’elle me voie avec toi.
Nerveuse, elle lance des regards à la ronde en crispant les mains sur ses
livres. La pression est si forte que l’on peut entendre le papier se froisser
sous ses doigts. Marianne est partagée entre l’envie de savoir le reste de son
histoire et la crainte de se faire avoir par Kassy et sa bande.
— Et qui me dit que tu n’es pas ici pour m’attirer dans un piège?
À la surprise de Marianne, Vivianne se met à pleurer. De grosses larmes
roulent sur ses joues et atterrissent sur ses mains. Immédiatement, Marianne
comprend que son interlocutrice est sérieuse. D’un bond, elle se lève,
ramasse ses livres, puis invite Vivianne à la suivre.
En silence, les deux joueuses de basket du Mistik de Mattawa se
dirigent vers la sortie arrière de la cafétéria.
— Elle est malade, cette fille!
— Tu parles bien de Kassy Lampron, celle que tu protèges et que tu
défends depuis que je te connais?
Marianne reste sur ses gardes. De son côté, Vivianne a du mal à avaler.
Sans aucune gêne, elle renifle bruyamment. Son visage est toujours ravagé
par les pleurs. Elle encaisse les accusations de Marianne en fermant les
yeux.
— Je suis vraiment désolée.
— Qu’est-ce qu’elle a? Tu dis que Kassy est malade? Explique-toi!
— Ça ne tourne pas rond dans sa tête. Elle te déteste tellement qu’elle
pense à des moyens de te faire du mal. Ça l’obsède.
N’obtenant aucune réaction, Vivianne prend une grande inspiration et
continue.
— Elle veut te blesser pour t’empêcher de participer au tournoi de
Mascouche. Hier soir, elle a parlé d’un plan pour que ça ait l’air d’un
accident.
Le visage de Marianne se transforme, et une vive inquiétude s’y
dessine. Elle n’arrive pas à croire ce qu’elle entend.
— S’il te plaît, Marianne. Fais attention à toi.
— Mais comment va-t-elle s’y prendre?
— Elle a parlé de plusieurs possibilités…
Vivianne hésite, se mord les lèvres et marche de long en large. Son
anxiété est à son comble.
— Parle, bon Dieu! Qu’est-ce qu’elle veut faire?
L’écho de la voix de la jeune fille résonne contre les murs de béton.
— Une chute dans un escalier…
Marianne sent son cœur s’arrêter.
— Elle est folle, souffle-t-elle entre ses dents serrées.
— C’est ce que je te disais. Elle est complètement débile. Surveille-toi.
Puis, Vivianne quitte les lieux, laissant Marianne seule avec cette
horrible information. Déboussolée, elle s’assoit sur une marche pour
reprendre ses esprits.
Textos entre l’auteure et son personnage…
Remerciements
Mon auteure a tellement de choses à dire et de gens à remercier qu’elle ne
sait pas par où commencer! Alors, je vais lui donner un coup de main.

Pour elle, la série de romans jeunesse de Marianne Bellehumeur – moi – est


un beau cadeau de la vie qui ne cesse de la surprendre. Presque chaque jour,
quelqu’un lui en parle, lui écrit, la félicite, l’encourage à continuer. C’est
pas des farces, des fois, elle ne porte plus à terre!

Les premières personnes qu’elle veut remercier sont ses éditrices, Manon,
Danielle et Caroline. Merci, les filles! Grâce à vous, mon auteure
s’accomplit en réalisant son rêve et fait vraiment ce qu’elle adore!

Aussi, elle ne voudrait pas passer sous silence les gens qui travaillent sur le
plancher dans (presque) tous les salons du livre où elle se rend à travers le
Québec: Catherine, Cynthia et Richard. Vous êtes des perles, qu’elle vous
fait dire!

Plus près d’elle, elle tient à souligner le soutien que lui apportent sa famille,
son chum, ses enfants et ses petits-enfants, qui sont toujours là pour
l’encourager et lui permettre de se cloîtrer lorsque vient le temps des
séances d’écriture.

Sa gang de l’école St-Isidore de Val-d’Or… merci, merci, merci! Profs,


direction et élèves qui l’appuient dans ses projets, vous êtes trop super!

Au fil des semaines et des mois, elle rencontre aussi beaucoup de lecteurs et
de lectrices, que ce soit dans les salons du livre ou lors des animations
scolaires. Des jeunes allumés qui sont friands de nouvelles histoires et bien
sûr, qui ont une tonne de questions à poser sur le métier d’auteure. Elle
adore vous jaser… sérieux!

Enfin, elle voudrait remercier sincèrement…


* Kiona et les élèves de cinquième année de la classe de Madame Chantal
de l’école Jeunes du Monde de Terrebonne.

* Ève et Audrey et les élèves de cinquième année de l’école des Marguerite


de Verdun.

* Harmony et les élèves de l’école alternative Papillon d’Or de Val-d’Or.

* Myryam et les élèves de cinquième-sixième années de l’école Immaculée-


Conception de Shawinigan.

* Et toutes les fans de la série!

À la prochaine!

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