Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
et Archives Canada
Bisson, Lucille, 1959-, auteur
Le cœur en folie/Lucille Bisson.
(Marianne Bellehumeur; 5)
PS9603.I869C63 2018
— Ménandre
Table des matières
Chapitre 1: Encore des mystères
Chapitre 2: Vraiment…
Chapitre 3: Le gilet rose
Chapitre 4: Textos, etc.
Chapitre 5: La côte de Cent Pieds
Chapitre 6: Jalousie
Chapitre 7: Affronter la tempête
Chapitre 8: Affronter la peur
Chapitre 9: Leçon à tirer
Chapitre 10: Cadeau précieux
Chapitre 11: Livraison express
Chapitre 12: Petit mot doux
Chapitre 13: Travail d’équipe
Chapitre 14: Accueil glacial
Chapitre 15: Confrontation
Chapitre 16: Surprise
Chapitre 17: Vives émotions
Chapitre 18: Amitiés rassurantes
Chapitre 19: Explications
Chapitre 20: Dossier clos
Chapitre 21: Scénarios
Chapitre 22: Bonne fête, Laura!
Chapitre 23: Urgence
Chapitre 24: Nouvelles agréables
Chapitre 25: Showtime
Chapitre 26: Journée catastrophe
Chapitre 27: Semaine de relâche
Chapitre 28: Bonheur retrouvé
Chapitre 29: Code noir
Chapitre 30: Émotions
Chapitre 31: Déclarations fracassantes
Remerciements
Le paysage environnant ne change plus depuis de longues minutes. Tout
est blanc. La voiture des Bellehumeur roule lentement dans cette grosse
tempête de neige qui s’est levée après la pause que la famille a faite pour
dîner à Lévis. Marianne, enfoncée dans son banc, concentrée sur la musique
de Mélanie Mars qu’elle écoute grâce à ses écouteurs, fixe la nuque de sa
mère avec insistance.
Depuis leur départ, l’adolescente reste silencieuse. La conversation
qu’elle a entendue entre sa mère et sa grand-mère quelques minutes avant
de quitter Lachute la laisse songeuse.
«Pourquoi toujours des secrets? C’est trop intense. J’ai trop hâte de
savoir et en même temps, j’ai peur de ce qu’ils vont me dire!»
Elle déteste ce genre de surprise. Selon son expérience, les projets que
ses parents lui dissimulent et qu’ils ont faits sans la consulter sont rarement
de bonnes nouvelles pour elle. Le plus récent: leur installation à Rocher-sur-
Mer.
Des dizaines de questions tournent en boucle dans la tête de
l’adolescente. «Pourquoi font-ils autant de mystère? Je gage qu’on va
encore déménager… En tout cas, moi, je vais refuser, à moins de retourner
dans mon ancien quartier de Montréal.»
La voiture est prise dans un trafic de plus en plus dense qui progresse à
très basse vitesse sur l’autoroute.
— Est-ce qu’on sera bientôt à la maison? demande Mathis qui
s’impatiente.
— Aucune idée, fiston, répond monsieur Bellehumeur. La circulation
est très lente. Les autos avancent à pas de tortue. C’est incroyable, cette
tempête. Et elle continue de prendre de l’ampleur.
Marianne n’a qu’une idée: rentrer chez elle.
— Dis, papa, quand est-ce qu’on arrive à la maison? demande-t-elle en
enlevant ses écouteurs.
— Marianne. Ton frère vient juste de nous poser la même question!
Une alerte à la radio attire l’attention de tous.
«Nous invitons les usagers circulant en direction est à prendre note que
l’autoroute 20 est fermée dans les deux sens à la hauteur de Saint-Jean-Port-
Joli, et ce, pour une période indéterminée.»
— Ah, non! Maman, papa!
Marianne laisse entendre son désespoir.
— Chérie, on n’y peut rien, lui répond son père.
La mère de Marianne, pour sa part, a la répartie un peu plus vive.
— À ce que je peux voir, le ton conciliant du temps des fêtes a déjà pris
la poudre d’escampette, n’est-ce pas, jeune fille? Crois-tu que ça changera
quelque chose, le fait de crier comme ça?
— On est partis de chez grand-papa depuis six heures! proteste
Marianne.
— Tu penses que tu m’apprends quelque chose, ma belle? Je suis dans
la même voiture que toi! ajoute la mère d’une voix irritée.
À l’arrière, la jeune fille comprend qu’elle a intérêt à ne pas poursuivre
sur ce ton.
— Qu’est-ce qu’on va faire?
— Tu as entendu les nouvelles à la radio. La route est bloquée. On va
s’arrêter à Saint-Jean et attendre que la tempête se calme.
— Et si on reste bloqués sur la route pour toujours? demande à son tour
Mathis, qui s’inquiète.
— Restez calmes, les enfants. On pourrait toujours s’arrêter au motel
pour la nuit.
— Ouiiii!! Je veux dormir dans un motel, moi!
Mathis a retrouvé sa vivacité habituelle. Marianne, pour sa part, n’a
aucune envie de dormir dans la même chambre que le reste de sa famille.
Elle a hâte de retrouver son lit, son journal intime, son environnement, tous
ses objets familiers. Et surtout, elle a hâte de texter de nouveau avec ses
amis.
En montant dans l’auto, elle a lu un message de Noah.
Avant d’aller dormir à son tour, Marianne jette un regard par la fenêtre.
La tempête fait toujours rage. Le vent souffle avec force, créant des
tourbillons de neige sur son passage. Les lumières de la ville, au loin, sont à
peine visibles.
— Je veux rentrer chez nous!
— Voyons, Marianne. Sois raisonnable. Demain, la tempête devrait
s’être calmée.
— J’espère! s’exclame-t-elle en levant les bras de chaque côté de sa
tête, parce que pour l’instant, c’est comme un cauchemar, ici. Il n’y a rien à
faire.
Elle s’approche de ses parents. Puis, à brûle-pourpoint, elle lance:
— Qu’est-ce que vous nous cachez, à Mathis et à moi?
Son père et sa mère, d’un même mouvement, se tournent vers elle.
L’adolescente comprend immédiatement que la situation est grave, juste à
voir avec quel regard ils la fixent.
— Assieds-toi, ma chérie. On doit te parler.
Dévorée par la curiosité, mais craintive à l’idée que les choses soient
dramatiques ou même simplement ultra-compliquées, Marianne reste sur
ses gardes. Sa mère lui fait un timide sourire. Son père, quant à lui,
enveloppe sa femme d’un regard protecteur.
— Est-ce qu’on va encore déménager?
Tous deux se tournent vers leur fille avec surprise.
— Mais non, ma chérie. Voyons! Quelle drôle d’idée!
Marianne laisse échapper un long soupir de soulagement. Elle pose les
coudes sur la table et observe ses parents l’un après l’autre.
— Alors, vous me la dites, cette nouvelle?
Madame Bellehumeur croise les bras et regarde son aînée.
— On va avoir un autre enfant.
L’adolescente croit avoir mal entendu.
— Hein?
Monsieur Bellehumeur saisit la main de son épouse.
— Bientôt, un petit trésor viendra agrandir la famille.
Sur le coup, Marianne est incapable de réagir. Les émotions roulent
dans sa tête à cent kilomètres à l’heure. Sa relation avec Mathis est déjà
houleuse, puisqu’il demande beaucoup du fait de ses comportements. Un
bébé, ça exige des soins, de l’attention. Avec un nouveau-né, comment sa
vie de tous les jours se passera-t-elle? Elle se rappelle encore l’époque où
ses parents ont ramené Mathis à la maison.
En plus de l’avoir privée de sa place d’enfant unique, il avait pleuré
presque sans arrêt durant les premiers mois, le jour comme la nuit. Du haut
de ses six ans, elle avait voulu qu’on renvoie cette chose braillarde au
magasin des bébés. Pour elle, l’arrivée de ce petit frère s’était avérée une
mauvaise expérience. Aujourd’hui, elle ne veut surtout pas revivre cet enfer.
— En es-tu certaine? demande-t-elle à sa mère d’une voix hésitante.
— Oui, je l’ai su juste avant de partir pour Lachute.
— Et pourquoi tant de mystère autour de cette nouvelle?
La jeune fille se souvient du sérieux avec lequel sa mère en discutait
avec sa grand-mère.
— Euh… parce que… hum…
Madame Bellehumeur bafouille. Elle jette un regard suppliant sur son
mari.
— La grossesse pourrait être risquée, indique ce dernier.
— Qu’est-ce que ça veut dire? rétorque l’adolescente.
— Ma situation sera précaire. C’est un peu difficile à expliquer, mais il
y a des problèmes avec mon utérus, et c’est risqué pour le fœtus. D’ici
quelques semaines, je devrai garder le lit presque en permanence.
— Qui s’occupera de nous? demande Marianne, inquiète.
Mathis se met à parler dans son sommeil. Marianne et ses parents
l’écoutent marmonner et, ensemble, ils pouffent de rire.
— Pour répondre à ta question, mamie Claire viendra habiter chez nous
durant les derniers mois de la grossesse. D’ici là, j’aurai besoin de ton aide,
ma chérie.
Marianne réagit d’une bien drôle de façon. Elle aimerait déborder de
joie et de bonheur à cette nouvelle, mais ce n’est pas ce qu’elle ressent. Elle
éprouve plutôt de l’agacement, une certaine contrariété… comme si son
cerveau était complètement fermé à cette idée. Pourquoi ses parents ont-ils
décidé d’avoir ce bébé?
À ses yeux, leur famille est parfaite, et leur vie est somme toute
agréable, même si Mathis prend beaucoup de place et dépense énormément
d’énergie.
La perspective d’avoir une plus grande charge de travail lui donne une
autre raison d’être en désaccord avec ce projet qui lui est encore une fois
imposé.
— Quelle sorte d’aide?
Madame Bellehumeur est surprise par le ton de sa fille.
— Est-ce que tu as un problème avec ça, ma chérie?
L’adolescente reste muette. «Comment leur expliquer ce que je
ressens?» Elle a l’impression que cette grossesse changera le cours de sa vie
et qu’elle devra s’adapter sans dire un mot.
Soudain, elle se trouve égoïste de réagir de la sorte, de ne voir que les
aspects désagréables de la bonne nouvelle que lui annoncent ses parents.
Elle aura un petit frère ou une petite sœur. Elle serait censée être heureuse,
non!?
— Non… pas vraiment…
— Pas vraiment?
Madame Bellehumeur ouvre grand les yeux et reste sans voix.
— OK, explique-toi, veux-tu? ordonne son père.
L’adolescente sent qu’elle s’aventure sur un terrain glissant. Comment
leur dire qu’elle n’est pas chaude à l’idée d’avoir un nouveau bébé dans la
maison? Qu’elle aime sa vie de famille actuelle?
— Marianne!
Le silence qui s’installe est lourd. L’adolescente se dit même qu’elle
aurait préféré que ses parents lui annoncent un déménagement.
Son questionnement est grand. De toute façon, aura-t-elle voix au
chapitre? Prendra-t-on ses intérêts en considération? A-t-elle le choix
d’accepter cette décision? Sa maman est déjà enceinte. Une chose est claire:
ce nouveau-né fera son entrée dans la famille d’ici quelques mois, qu’elle le
veuille ou non.
— Ce que je veux dire, c’est que… un bébé… chamboulera notre vie,
non?
Madame Bellehumeur s’avance vers sa fille et l’entoure de ses bras.
— Je comprends comment tu te sens, ma chérie.
L’adolescente lève les yeux vers sa mère.
— J’ai ressenti la même chose quand ta tante Rachel est née. J’avais
neuf ans et je voyais mon monde s’écrouler à cause de l’arrivée de cet
enfant.
— Vraiment?
— Oui. Et j’aimerais te rappeler que tu as réagi encore plus intensément
à la naissance de ton frère.
— Vraiment? répète Marianne.
— Je te demande ta collaboration. Je m’en veux de t’imposer ça, mais
mon état exigera que je sois moins active dans la maison. On va tous devoir
faire des concessions, ma chérie.
Le ton doux de madame Bellehumeur ébranle sa fille autant qu’il la
surprend. Peu habituée à ce que sa mère se confie de la sorte, l’adolescente
s’oblige à reprendre le contrôle de ses émotions.
— Je suis désolée, maman.
— J’aimerais que tu me dises ce que tu ressens. C’est important que tu
puisses nous dire ce qui te met dans cet état.
Marianne, qui n’est pas sûre de bien comprendre les propos de sa mère,
se contente de l’observer en silence.
— Ma chérie, mon seul désir, c’est de te savoir heureuse et de te voir
grandir dans un environnement qui te plaise. Mais surtout, je veux que tu
sois capable d’exprimer le fond de ta pensée. Pour moi, c’est très important.
Après avoir entendu cela, Marianne décide de s’ouvrir à ses parents sur
ses craintes, sur ses peurs liées à cette naissance à venir. Elle parle de ce qui
l’attend et des nouvelles responsabilités qu’elle devra assumer. La jeune
fille s’exprime calmement et avec sérieux.
Avec compassion, madame Bellehumeur écoute sa fille sous l’œil
bienveillant de son mari, heureuse de voir que sa famille reste unie et que sa
fille est capable de leur parler.
Puis, dans cette vieille chambre de motel hideuse en bordure de
l’autoroute 20, le 2 janvier 2018 vers vingt et une heures vingt-cinq, alors
que la tempête fait toujours rage, Marianne Bellehumeur réalise que sa
relation avec sa mère est en train de passer à un niveau supérieur.
— Maman, papa! La neige a cessé. Allez, levez-vous!
Marianne sort prestement du lit dès que les paroles de son frère se
frayent un chemin jusqu’à son cerveau.
— On peut enfin rentrer à la maison?
D’une même voix, les quatre membres de la famille Bellehumeur
expriment leur joie de quitter cet endroit. À la vitesse de l’éclair, ils
bouclent leurs bagages et dans le temps de le dire, tout le monde est prêt à
reprendre la route. Un petit déjeuner rapide dans un restaurant du coin
complète leur arrêt impromptu et obligé dans ce petit village perdu sur le
bord de l’autoroute.
Quatre heures plus tard, après un voyage difficile, les Bellehumeur
arrivent enfin chez eux.
Marianne se précipite dans sa chambre et branche illico son iPod. Elle a
l’impression que mille ans se sont écoulés depuis sa dernière conversation
avec ses amis.
Elle constate sans surprise que douze textos l’attendent, mais d’un geste
pressé, elle ouvre celui que lui a envoyé Noah. L’adolescente a encore en
tête le cri du cœur de son ami, qu’elle a lu juste avant de quitter la maison
de ses grands-parents. Elle se souvient de chacun de ses mots.
Marianne a l’impression que son ami est rivé sur son iPod. Aussitôt, les
trois petits points apparaissent sur l’écran. Marianne est rassurée. Elle va
bien vite savoir ce qui le tracasse.
L’adolescente donne son adresse à Noah et met fin à sa conversation
avec lui. Pendant quelques secondes, elle fixe le mur devant elle sans
bouger. Dans son esprit, cette décision des parents de Noah est débile. Ça
n’a pas de bon sens qu’ils l’envoient en pension parce qu’ils n’acceptent pas
son orientation sexuelle. «C’est complètement fou!»
Apercevant son reflet dans le miroir, elle constate qu’une douche lui
ferait le plus grand bien et rafraîchirait son visage défait. Elle ne veut pas se
présenter devant son ami avec des cheveux en bataille et des vêtements
froissés. «Il veut certainement voir autre chose qu’une face déprimée»,
pense-t-elle en ouvrant sa valise pour y trouver un chandail de rechange.
Au fur et à mesure qu’elle effectue des fouilles intensives dans ses
bagages, elle laisse tomber sur le plancher et sur son lit les vêtements qui ne
font pas son affaire. Soudain, quelqu’un frappe à sa porte.
— Marianne, ma chérie…
Madame Bellehumeur se fige sur place en voyant la scène. En l’espace
de quelques secondes, la pièce est devenue sens dessus dessous, plongée
dans le genre de désordre que seule Marianne arrive à générer.
— Je cherche le chandail rose que grand-maman Bellehumeur m’a
offert à Noël.
Madame Bellehumeur lui tend ledit vêtement du bout des doigts.
— Celui-ci?
— Oui, merci, répond la jeune fille en se précipitant vers sa mère. Noah
vient me rendre visite cet après-midi. Je cours dans la douche.
— Wohhh!!! Un instant! On est à la maison depuis à peine quelques
minutes, et tu as déjà trouvé le moyen de faire de ta chambre un champ de
bataille!
— Ah! Maman! S’il te plaît! Noah sera ici bientôt et je dois me
préparer.
Puis, sans crier gare, Marianne éclate en sanglots.
Un peu décontenancée, madame Bellehumeur reste sans voix.
— Qu’est-ce qui se passe, ma chérie?
Marianne tourne sur elle-même pour camoufler ses larmes. Elle enfouit
son visage dans son chandail, qu’elle serre entre ses bras.
— Raconte-moi ce qui te tracasse, Marianne…
L’adolescente se laisse tomber sur son lit et fixe sa mère, les traits
déformés par la tristesse.
— C’est Noah… ses parents… il s’en va… tu sais, ce n’est pas comme
s’il y était pour quelque chose… ils sont vraiment méchants.
Madame Bellehumeur s’approche et ferme la porte. La voix saccadée de
sa fille lui donne l’impression que ses propos sont incompréhensibles. En
s’assoyant près de Marianne, elle constate que derrière les airs fonceurs et
impulsifs de son aînée se cache le désarroi d’une petite fille dépassée par les
événements.
— Dis-moi ce qui se passe, ma chérie. Calmement.
Et Marianne raconte tout à sa mère. Elle lui parle de l’homosexualité de
Noah, de la peine qu’elle ressent à l’idée de perdre son ami en raison de
l’intolérance de monsieur et madame Lafrance.
Ne sachant trop comment réagir à toute la douleur qui transparaît dans
le discours de Marianne, madame Bellehumeur enlace sa fille avec affection
en lui caressant les cheveux.
Après avoir discuté avec sa mère, Marianne est soulagée. Au début,
madame Bellehumeur a tenté de la rassurer en lui disant que chaque parent
gère sa famille comme il l’entend et fait de son mieux pour assurer le
bonheur de ses enfants.
Puis, en employant des mots choisis avec soin, elle lui a expliqué qu’il
était hors de question qu’elle intervienne auprès du père de Noah, comme
Marianne la suppliait de le faire. Une fois sortie de la tempête émotive qui
l’accablait, l’adolescente a dû se rendre à l’évidence: la seule chose qu’elle
puisse faire, c’est accompagner et soutenir moralement Noah dans le drame
qu’il vit en ce moment. Sans plus.
En attendant l’arrivée du garçon et après avoir pris une longue douche,
Marianne saisit son iPod pour texter ses amis. Elle n’a pas encore parlé à
Jacob, ni à Summer, ni à Estelle.
— Ta chambre est vraiment cool!
Marianne ne cache pas sa surprise. Elle jette à Noah un regard étrange
qui lui laisse clairement voir qu’elle doute de sa santé mentale. Puis, elle
remercie silencieusement sa mère, qui l’a une fois de plus obligée à faire le
ménage avant l’arrivée d’un de ses amis.
— Tu me niaises! Ma chambre a l’air d’un vieux pichou à côté de la
tienne!
— Ah! ah! Un quoi?
— Un vieux pichou. Une vieille chaussure. C’est mon grand-père qui
dit ça, réplique Marianne en souriant.
— Non mais, c’est génial, ici. Tu as de si belles choses, toutes
mignonnes, remarque Noah en empoignant un appui-livres en forme
d’étoile dans la bibliothèque située en face du lit.
L’intonation qu’il utilise est triste.
— Ta maison est chaleureuse. Ça n’a rien à voir avec la mienne.
Marianne s’approche de Noah.
— Raconte-moi.
Les deux amis s’assoient sur les poufs installés près de la porte.
— Attends!
L’adolescente se relève et sort de la chambre en coup de vent. Elle
revient quelques instants plus tard avec deux grands verres de jus et un sac
de popcorn. Entourés de coussins, Marianne et Noah s’installent pour une
longue discussion.
— Tu es trop gentille!
Après avoir calé la moitié de sa boisson, Noah commence son récit.
— La Floride, c’est beau, mais pas quand il pleut. Ça faisait deux jours
que le temps était vraiment dégueulasse. J’étais pris à l’intérieur, pas moyen
de fuir l’atmosphère intense qu’il y avait dans le condo de mes grands-
parents.
Il reprend son souffle.
— Au souper, ce soir-là, mon père, avec son air le plus sérieux, m’a
demandé si j’avais l’intention de changer et de redevenir «normal», d’être
comme avant. Il avait sorti sa voix de président-directeur général la plus
cassante et attendait que je lui réponde. Je l’ai fixé avec des points
d’interrogation dans les yeux. Je ne pouvais pas croire qu’il soit si fermé et
si borné, tout à fait incapable de comprendre que mon homosexualité
n’avait rien d’une décision que j’aurais prise comme ça, un beau matin.
Mon grand-père, installé à l’autre bout de la table, me regardait de travers
lui aussi. J’ai bien tenté de m’en faire un allié dans cette lutte contre mon
père et ma mère, mais il ne m’a été d’aucun secours.
Noah penche la tête et observe un point devant lui.
— J’ai compris à ce moment-là qu’il était encore plus homophobe que
son fils. Je te répète les mots exacts qu’il m’a lancés.
Il prend une grande inspiration. Marianne voit bien que ce souvenir est
douloureux pour Noah. Elle garde un silence complice pour l’encourager à
continuer.
«Il n’est pas question que tu viennes ternir la réputation de la famille,
m’a-t-il dit. Nous avons bâti notre entreprise en travaillant fort, et toi, du
jour au lendemain, tu risques de jeter tout cela par terre pour des
enfantillages. Tu te trompes, mon jeune garçon, si tu crois que je vais laisser
faire cela!»
Marianne se rappelle le gentil monsieur qu’elle a rencontré lorsque sa
mère et elle se sont rendues au restaurant, après son premier atelier de
théâtre. Ce jour-là, Noah et son grand-père s’étaient joints à elles, et elle
avait vu Noah de plus près. Le grand-père de son ami lui était apparu alors
comme un homme amical et doux. Maintenant, elle comprend que tout cela
n’était qu’une façade. «Il cache bien son jeu», pense-t-elle.
— Je me sentais tellement seul autour de cette table! Et je l’étais, aussi.
Durant le repas de Noël, j’ai eu droit à des critiques de toutes sortes de la
part de mes parents et de mes grands-parents. Tous les quatre m’ont fait la
morale pendant que je fixais mon assiette pour ne pas exploser. Et tu
connais mon père: une fois qu’il est lancé, il est impossible de l’arrêter. Ce
soir-là, mon grand-père était encore pire. Ils n’ont jamais prononcé le mot,
mais tous ont fait allusion à mon orientation sexuelle, sans oser la nommer.
J’aurais tellement voulu être ailleurs, si tu savais!
Noah continue de se concentrer sur un point devant lui.
— Et c’est là qu’est sortie la bombe! Mes parents m’ont annoncé le plus
naturellement du monde que je serais envoyé en pension au séminaire
Saint-Stanislas, à Québec, que j’y resterais vingt-quatre heures sur vingt-
quatre et qu’on s’occuperait de me «remettre dans le droit chemin», pour
employer les termes exacts de mon père.
Reprenant son souffle, l’adolescent cherche du réconfort auprès de son
amie, qui s’approche de lui et saisit sa main.
— J’ai hurlé, crié, braillé. J’ai fait tout ce que j’ai pu imaginer pour le
faire changer d’idée. Il n’a rien voulu savoir. Sa décision est irrévocable. Je
serai pensionnaire à partir de demain et pour le reste de mes études
secondaires.
Un lourd silence s’installe dans la chambre de Marianne. L’adolescente
n’arrive pas à comprendre comment des parents peuvent être si insensibles
au sort de leur enfant. Elle n’a aucune idée des paroles à prononcer pour
encourager son ami.
— Je suis désolée, tellement désolée, Noah! Je ne sais pas quoi dire.
Mais je peux te jurer que tu pourras toujours compter sur moi pour t’écouter
et te soutenir dans cette épreuve.
Noah relève la tête. Des larmes roulent sur ses joues, et son regard est le
plus triste que Marianne ait jamais vu. Sans hésiter une seconde, elle
s’élance vers lui pour lui faire un gros câlin. Pendant de longues minutes,
les deux amis restent là, assis au milieu de la chambre, à se bercer
doucement, dans les bras l’un de l’autre.
— Merci, Marianne. Tes mots me font tellement de bien! Et je souhaite
de tout cœur qu’on soit toujours amis. Ton amitié est tellement précieuse à
mes yeux! Je ne veux jamais te perdre.
— Promis, réussit à répondre la jeune fille en ravalant ses larmes.
Puis, comme s’il avait un regain d’énergie, Noah se lève d’un bond et se
tourne vers Marianne.
— Allez, c’est assez, les idées noires! Il n’est pas question que je passe
ma dernière journée avec toi à pleurer sur mon sort comme un enfant à qui
on vient d’enlever sa petite bébelle.
Marianne, surprise par la transformation radicale de son ami, reste sans
voix. Elle saisit le bras qu’il lui tend et se retrouve aussitôt sur ses jambes,
devant un Noah métamorphosé.
— On va glisser!
— Hein?
L’adolescente n’en croit pas ses oreilles.
— Grouille-toi! Fais ça vite. Habille-toi. On s’en va à la côte de Cent
Pieds.
— Hein? répète Marianne, qui n’en revient pas de voir avec quelle
rapidité il a changé d’humeur.
— Marianne Bellehumeur, es-tu en train de me dire que tu ne connais
pas ce haut lieu de la glissade?
— Euh… non!
— Sacrilège! Tu habites à deux secondes de cet endroit unique et tu n’as
jamais glissé sur ce joyau de Rocher-sur-Mer? Vite, il faut faire ton
initiation. Allez! Bouge ton popotin, ma chère!
Il s’élance vers la porte.
— Ah! Zut! J’ai oublié mon pantalon de neige à la maison.
Marianne réagit rapidement. Elle ne veut pas qu’il perde cet
enthousiasme soudain, après les révélations qu’il vient de lui faire et la
tristesse qui y était associée.
— Je crois que mon père pourrait t’en prêter un, lance Marianne, se
laissant emporter par la frénésie de Noah.
Depuis son déménagement, elle a peu exploré les environs de la ville et
ne connaît vraiment pas cet endroit dont Noah lui parle avec tant d’entrain.
Une fois au rez-de-chaussée, ils se dirigent vers le salon où se trouvent les
parents de Marianne.
— Papa, est-ce que tu pourrais prêter un pantalon de neige à Noah? On
va aller glisser.
— Bien sûr.
— Moi aussi, je veux y aller! demande Mathis d’une voix suppliante.
— Non, pas aujourd’hui.
Rapidement, Noah enfile les vêtements que lui prête monsieur
Bellehumeur. De son côté, comme à son habitude lorsqu’il n’obtient pas ce
qu’il désire, Mathis hurle et supplie sa sœur de le laisser les accompagner.
Longtemps, Marianne reste sur ses positions. Noah lui fait un signe de
tête pour lui signifier qu’elle peut laisser son frère venir avec eux. Marianne
finit par accepter de l’emmener au grand soulagement de sa mère, qui
semble très fatiguée aujourd’hui.
Les deux amis se rendent dans le garage pour en sortir les traîneaux.
Puis, l’adolescent se met à la tête du petit groupe en rigolant et guide
Marianne et son frère vers cet endroit unique qu’il veut absolument leur
faire découvrir.
— Tout le monde à Rocher-sur-Mer connaît la fameuse côte de Cent
Pieds. Tu seras une pure Rocher-sur-Mérienne une fois que tu auras gravi le
sommet de cette montagne, d’où tu peux voir la ville au complet.
— Rocher-sur-Mériens? C’est comme ça qu’on appelle les gens d’ici?
Mathis enfonce de nouveau sa tuque sur sa tête et attend la réponse à sa
question en levant le nez vers celui qu’il considère comme l’amoureux de sa
sœur. Il le trouve très chouette, ce grand gars, surtout qu’il a accepté de le
laisser venir avec eux. Comme à son habitude, Marianne, elle, avait refusé.
Elle ne veut jamais rien faire avec lui.
Noah éclate de rire.
— Je ne sais pas. C’est un mot qui sort de mon imagination. Mais vous
allez voir. C’est vraiment big. Et si on faisait la course? Le dernier en haut
de la côte est une poule mouillée.
Aussitôt, Noah s’élance, suivi de Mathis qui le talonne avec toute
l’énergie d’un petit garçon de six ans. Marianne, encore abasourdie par
l’attitude enjouée de Noah, arrive à peine à les suivre.
— Marianne est une poule mouillée… Marianne est une poule
mouillée… Elle a perdu la course. Je suis le champion. Yéééé!!
Mathis jubile.
— Tu es arrivée depuis ce midi. Tu m’as envoyé un simple coucou par
texto et depuis, plus rien.
Le ton de voix sec de Jacob agace Marianne. Elle presse le téléphone
contre son oreille et cherche ses mots. Il poursuit.
— Je t’ai envoyé plein de messages, et tu ne m’as pas répondu.
— J’étais avec Noah…
— Ah!! Noah! Bien sûr. J’aurais dû y penser.
Jacob fulmine. Marianne sent monter la colère en elle.
— Je…
— On ne s’est pas vus, ni parlé, ni texté depuis deux semaines, et la
première personne que tu appelles quand tu reviens, c’est Noah?
— Jacob, calme-toi.
— Ne me dis pas de me calmer. Tu as fait quoi, depuis tout ce temps?
Marianne hésite à lui raconter son après-midi et surtout à lui avouer que
Noah est encore chez elle, puisque sa mère l’a invité à souper.
— Je suis allée glisser avec mon frère et…
— Laisse-moi deviner… et avec Noah.
Le silence de Marianne confirme à Jacob qu’il a visé en plein dans le
mille. Le jeune homme n’arrive pas à le croire.
— Il était avec toi toute la journée, alors que moi, j’attendais que tu
viennes me raconter tes vacances? C’est vraiment ordinaire, Marianne.
— Jacob, je…
— Il est toujours dans mes jambes, celui-là!
— Noah est mon ami, c’est tout.
— Et moi, qu’est-ce que je suis, Marianne, pour toi?
— Tu es mon chum, mais Noah avait vraiment besoin de me parler.
— Et moi, Marianne? Je voulais être avec toi moi aussi, tu sais.
L’adolescente est submergée par une multitude de nouvelles émotions.
C’est la première fois qu’elle subit une crise de jalousie de Jacob, et cette
situation la rend tout à fait mal à l’aise. Elle refuse cependant d’avouer à
son petit ami les vraies raisons de la venue de Noah chez elle. Ce dernier
n’a pas encore dévoilé son secret à tout le monde, et ce n’est certainement
pas elle qui va en parler, même à son amoureux. L’adolescente a juré à son
ami de garder le silence et elle ne brisera pas sa promesse.
— Je n’ai rien fait de mal.
— Tu ne m’as pas appelé. Tu as préféré te tourner vers ce cher Noah. Je
le déteste, ce gars-là. Je vais lui péter la gueule!
Il hurle au bout du fil. À cet instant, madame Bellehumeur entre dans le
salon et constate que sa fille semble perturbée par sa conversation
téléphonique. Pour éviter que sa mère surprenne ses paroles, Marianne se
précipite au sous-sol, en retenant ses larmes. Pendant ce temps, Noah s’est
installé à la table de la cuisine avec Mathis, qui lui explique le
fonctionnement de l’auto téléguidée qu’il a reçue pour Noël.
— Est-ce que tu as entendu ce que je t’ai dit, Marianne? Je vais lui
régler son compte, à ce Noah.
Dès qu’elle referme la porte de sa chambre, Marianne inspire
profondément et exprime toute sa colère à Jacob dans un long souffle.
— Jacob Sarrazin, je t’interdis de me parler sur ce ton. As-tu bien
compris? Qu’est-ce qui t’arrive? Est-ce que tu entends ce que tu dis? Tu
délires, ma parole. Calme-toi.
À l’autre bout du fil, seule la respiration de Jacob est perceptible.
— Pour qui te prends-tu pour vouloir tabasser Noah? C’est mon ami, et
tu n’as pas à décider avec qui je peux me tenir. Je suis désolée de ne pas
avoir répondu à tes textos. Noah avait besoin de moi. Alors, il est venu me
voir.
Elle garde un court silence.
— Et ce soir, il soupe chez moi.
Elle entend un déclic à l’autre bout du fil. Abasourdie, elle fixe le
téléphone.
«Je n’arrive pas à y croire. Il m’a raccroché la ligne au nez!»
Marianne lance le téléphone sur son lit et sent sa colère monter en
flèche. Elle marche de long en large dans sa chambre pour expulser cette
intense énergie qui fait rage en elle. Son cœur bat rapidement. Devant son
miroir, elle fixe son visage rougi par l’émotion et pose les mains sur son
bureau en prenant de grandes inspirations pour tenter de se calmer.
— Ce n’est vraiment pas juste. Il m’accuse de choses qui sont fausses.
Comment peut-il être jaloux? Noah est mon ami, et s’il n’arrive pas à
compren…
Un léger coup à la porte vient interrompre son monologue.
— Marianne, ça va? demande Noah d’une voix hésitante.
Marianne se force à sourire et à chasser de son visage toute trace de rage
et de colère. Elle refuse que Noah subisse les conséquences de sa dispute
avec Jacob. Encore secouée par cette discussion, elle réalise que son
amoureux lui a montré un côté de sa personnalité qu’elle ne connaissait
pas… et qu’elle déteste.
— J’arrive, lance-t-elle en récupérant le téléphone au centre de son lit.
— Es-tu sûre que ça va?
— Oui, oui, ne t’inquiète pas. C’est Jacob qui est frustré. Ça va lui
passer.
Noah regarde son amie d’un air surpris. Cette dernière l’entraîne vers
l’escalier avec énergie.
— Allez, viens. La pizza sera livrée sous peu. Je suis affamée, après
toutes les remontées que tu m’as fait faire cet après-midi!
Le jeune homme retrouve vite le sourire à l’évocation de leur après-midi
de glissade.
— Pfft! Je crois que tu en as pas mal arraché. Mathis et moi, on t’a
battue à plate couture!
— Vous vous êtes mis à deux contre moi. Vos défis étaient irréalisables!
— Tu es un peu trop peureuse à mon goût.
— Votre folie de descendre la côte de Cent Pieds assis à l’envers dans le
traîneau, je trouvais ça suicidaire, moi!
— Et pourtant, on l’a fait!
Noah éclate de rire.
— Ce n’était pas du courage, c’est parce que vous êtes cinglés, c’est
tout! Je n’ai pas besoin de faire des cascades pour me valoriser, moi!
Dès qu’ils arrivent dans la cuisine, la sonnette de la porte d’entrée se fait
entendre.
— Chérie, ça doit être le livreur. S’il te plaît, prends l’argent sur la table
et paye-le. Tu lui donneras cinq dollars de pourboire.
Marianne se précipite. Le nœud qui s’était formé dans son estomac
après sa chicane avec Jacob s’est dénoué, et elle sent maintenant une faim
de loup la tenailler.
— Vos pizzas, mademoi…
Au moment où Marianne tend les bras pour saisir les deux boîtes, le
livreur fait une fausse manœuvre. Sans crier gare, il perd pied sur la fine
couche de glace noire qui recouvre la galerie et se retrouve étendu de tout
son long, après avoir exécuté une volte-face digne d’un cascadeur.
Incapable de s’agripper à quoi que ce soit, il tombe lourdement sur le sol,
entraînant dans sa chute les deux pizzas poulet bacon que madame
Bellehumeur avait commandées.
— Oh! Mon Dieu!
Marianne reste saisie devant la scène à laquelle elle vient d’assister. Le
livreur se confond en excuses.
— Je suis désolé…
Lorsqu’il essaie de se remettre sur pied, sa main se pose sur le carton
imbibé de sauce tomate, ce qui a pour effet de lui faire perdre l’équilibre à
nouveau. Cette fois, il se retrouve sur le dos. L’adolescente, incapable de
bouger, les bras encore tendus, n’a pas le réflexe de lui porter secours.
— Qu’est-ce qui se pass…? Oh! Mon Dieu. Laissez-moi vous aider.
Monsieur Bellehumeur se précipite vers le livreur pour l’aider à se
relever. L’homme aux cheveux grisonnants fait peine à voir.
— Marianne, va chercher une serviette.
La jeune fille sort de sa torpeur et court vers la salle de bain.
— Où est la pizza? demande madame Bellehumeur lorsqu’elle aperçoit
sa fille les mains vides.
Sans répondre, Marianne retourne vers la porte d’entrée, sa mère, Noah
et Mathis sur ses talons. Son père et le livreur ont pénétré dans la maison.
Monsieur Bellehumeur saisit la serviette dès que Marianne arrive près
d’eux. L’homme, qui a conservé sa casquette malgré ses péripéties, est dans
un piètre état. Ses mains dégoulinent de sauce et des morceaux de
garnitures se détachent de ses vêtements.
— Je suis désolé, répète-t-il sans cesse, la tête enfoncée dans les
épaules. Votre tapis…
— Mais que s’est-il passé, grand Dieu? s’exclame madame
Bellehumeur devant la scène qui s’offre à elle.
— Il a glissé sur la galerie… sur les pizzas, essaie d’expliquer
Marianne.
— Venez vous réchauffer, monsieur…
— Carl, répond l’homme en montrant son insigne d’un doigt tremblant.
— Qu’est-ce qu’on va manger, nous? proteste Mathis, qui se faisait une
joie de déguster de la pizza du restaurant.
— Mathis Bellehumeur! lancent d’une même voix son père et sa mère.
L’enfant comprend rapidement qu’il a intérêt à ne pas en rajouter.
Après avoir appelé son patron pour lui expliquer la situation, l’homme
finit par s’en aller, toujours aussi désolé.
— C’est la première fois qu’une chose pareille m’arrive, conclut-il
avant de quitter la maison en laissant le tapis de l’entrée dans un piètre état.
Trente minutes plus tard, un second employé du restaurant sonne chez
les Bellehumeur pour leur apporter deux nouvelles pizzas bien chaudes et
bien juteuses, au grand plaisir de Mathis, qui surveille la scène de près pour
s’assurer que cette fois, le repas ne sera pas gâché par les mésaventures du
livreur.
Deuxième journée d’école depuis la fin des vacances. Marianne reprend
tranquillement sa routine habituelle. Son retour en classe lui a permis de
revoir ses amies, avec qui elle avait peu échangé durant le long congé des
fêtes.
Le premier jour, sa gang s’est vite retrouvée autour de sa table
habituelle, et chacun y est allé du récit de ses vacances de Noël.
Mais pour Marianne, le cœur n’y est pas. Elle se sent terriblement triste.
Noah a quitté Rocher-sur-Mer le dimanche soir avant la reprise des cours, et
elle arrive difficilement à composer avec cette situation. L’adolescente le
considère comme son meilleur ami masculin, et le fait qu’il ait dû
s’expatrier de cette façon la peine énormément. Depuis son départ, ils
échangent de longs messages dans lesquels il lui raconte sa vie à Québec.
Elle est beaucoup plus agréable qu’il ne s’y attendait. Même si les
règlements de sa nouvelle école sont stricts et que tout est organisé de façon
rigide, il a des loisirs intéressants et, à lire ce qu’il écrit, l’option théâtre
semble géniale.
Marianne n’a pas reparlé à Jacob. Après quelques jours de silence, il
vient de lui écrire, ce matin même, un texto qu’elle a parcouru à son réveil
et dans lequel il s’excuse de son comportement. Mais, encore très fâchée
contre lui à cause de son attitude vraiment déplacée, elle préfère attendre un
peu avant de reprendre contact avec lui. Elle est très déçue. Jamais elle
n’aurait imaginé que Jacob était ce genre de garçon.
«Il est jaloux et possessif», pense-t-elle en se brossant les dents. Au
moment où elle rentre dans sa chambre, Mathis descend les marches en
trombe et se précipite vers elle, le visage blême.
— Vite, Mari, viens! Maman est malade.
Paniquée, Marianne le suit dans l’escalier. Devant la porte fermée de la
salle de bain, ils entendent des bruits semblant indiquer que madame
Bellehumeur ne va vraiment pas bien.
— Maman, ça va?
— Occupe-toi de ton petit frère, ma chérie. Je sors dans quelques
minutes…
Puis, ses paroles se perdent dans le bruit des haut-le-cœur qui la
secouent.
— Viens, Mathis. On va déjeuner.
— Elle ne va pas mourir, n’est-ce pas? s’écrie l’enfant d’une voix
étranglée.
Marianne regarde Mathis avec étonnement. Elle aurait envie de dire une
bêtise, en réponse à l’énormité qu’il vient de proférer, mais elle remarque sa
mine apeurée et elle comprend qu’il est sérieux.
— Mais non. Elle vomit, tout simplement. Qu’est-ce que tu veux
manger pour déjeuner? Et tu dois te grouiller, ton autobus arrive dans
quelques minutes.
Étrangement, son frère ne s’obstine pas lorsqu’elle le presse de
s’habiller, même s’il n’a avalé que la moitié de sa gaufre, se plaignant
d’avoir mal au ventre. Après le départ de l’enfant, Marianne retourne
frapper à la porte de la salle de bain. Sa mère y est toujours barricadée.
— Tu es sûre que ça va, maman? Veux-tu que j’appelle papa?
— Ne t’inquiète pas, ma chérie. Ces nausées matinales sont les pires
que j’aie jamais connues, mais elles sont normales.
— Normales?
Marianne n’arrive pas à croire que ces malaises quotidiens soient
«normaux» pour une femme enceinte.
— Merci d’avoir pris soin de ton frère. Tu es adorable.
Encore une fois, la scène se reproduit. Durant de longues secondes,
Marianne entend madame Bellehumeur se débattre avec ses haut-le-cœur.
Ne sachant pas quoi faire, elle reste là, les bras ballants, dans le corridor.
Quelques instants plus tard, sa mère ouvre la porte et, devant son air affaibli
et son teint verdâtre, l’adolescente comprend qu’elle est beaucoup plus
malade qu’elle veut bien le dire.
— J’appelle papa.
— Non, ma chérie. Ton père a une réunion importante ce matin. Il a
quitté la maison plus tôt que d’habitude et il ne peut pas être dérangé. Ça va
aller, je te le promets. C’est simplement un moment difficile à passer. Ces
nausées, c’est vraiment de la merde, conclut-elle.
Marianne n’arrive pas à croire que sa mère ait pu dire un si gros mot,
elle qui est si à cheval sur les principes du bon langage. «Ça doit être atroce,
ces nausées», se dit-elle en voyant sa maman retourner vers sa chambre.
— Je vais aller dormir un peu. Je me sentirai beaucoup mieux après
m’être reposée. Merci, Marianne, de t’être occupée de ton petit frère. C’est
vraiment gentil à toi.
Restée seule, Marianne s’empresse de s’habiller. Dès qu’elle met le nez
dehors, une forte bourrasque glaciale lui coupe le souffle. Découragée,
l’adolescente aperçoit son autobus scolaire qui s’éloigne sans elle.
— Ah! Zut de flûte. Il ne manquait plus que ça, ce matin. J’ai raté le
bus.
Marianne réfléchit rapidement. Il est hors de question qu’elle demande à
sa mère de la reconduire à l’école, vu son état. Quant à son père, il n’est pas
disponible. Elle décide donc de faire le trajet à pied.
«S’il faut dix minutes pour aller à l’école en autobus, je dois pouvoir y
aller en marchant!» se dit-elle en prenant son courage à deux mains.
À peine a-t-elle franchi quelques rues qu’une neige folle et épaisse se
met à tomber, et Marianne n’y voit presque plus rien. Balayée par le vent
dont la force ne cesse d’augmenter et qui, en plus, souffle dans sa direction,
elle est bientôt enveloppée par la tempête et a du mal à avancer sur le
trottoir glacé.
— C’est quoi, ce temps?
L’adolescente se réjouit d’avoir mis sa tuque, son foulard et ses
mitaines, qu’elle s’obstine la plupart du temps à ne pas porter.
— Merci, maman, murmure-t-elle simplement en enfonçant son large
capuchon sur sa tête pour protéger son visage des rafales.
Son manteau lui arrive à mi-cuisses, et ses longues bottes gardent au
chaud ses pieds et ses mollets. Elle regrette de ne pas être restée à la
maison. Vu le temps qu’il fait, sa mère aurait sûrement accepté qu’elle
manque l’école.
— Je n’y arriverai jamais.
Trente minutes plus tard, transie de froid, Marianne se rend compte qu’il
lui reste plus de la moitié du chemin à faire. Désespérée, elle a l’impression
que la polyvalente de Mattawa est encore à des années-lumière d’elle.
— Je vais mourir gelée, c’est certain, murmure-t-elle derrière le foulard
qui lui protège la figure. Je vais finir ma vie transformée en bonhomme de
neige! Quel triste sort!
Pour se réchauffer, elle décide de courir, mais le vent et la tempête
bloquent ses mouvements et sapent son énergie.
— Où vas-tu comme ça?
Surprise, elle tourne la tête pour voir un homme émerger d’une voiture
rouge qui vient de se stationner près d’elle.
— À la polyvalente, répond-elle.
— Ça n’a pas de bon sens de marcher par un temps pareil. Comment se
fait-il que tu n’aies pas pris l’autobus?
Marianne lui explique rapidement la situation.
— Embarque, je vais aller te reconduire.
Sans hésiter, elle ouvre la portière et se glisse dans l’habitacle, où une
vive chaleur l’enveloppe et la réconforte immédiatement. Son corps, transi
de froid, a besoin de quelques secondes pour se décrisper. L’homme
démarre, et Marianne entend le déclic indiquant que les portières se sont
verrouillées.
Dès cet instant, elle réalise qu’elle vient de monter dans la voiture d’un
inconnu. Elle se rend soudain compte de l’insouciance de son geste et elle
est saisie d’une frayeur qui la traverse de la racine des cheveux jusqu’à la
pointe des pieds.
Marianne réfléchit à toute vitesse. Tous ses sens sont en alerte. Elle ne
comprend pas comment elle a pu être si imprudente. Elle observe le
conducteur avec suspicion. Plus âgé que son père, il a un visage carré et des
traits sévères. Ses cheveux sont rasés, et une barbe de quelques jours
recouvre ses joues et son menton. Il se tourne vers elle en souriant.
— Tu es en quelle année? lui demande-t-il.
— En première secondaire, répond-elle, hésitante.
— Tu peux détacher ton manteau pour te réchauffer.
Le timbre de la voix de l’homme convainc Marianne qu’elle a intérêt à
ne pas faire ce qu’il lui dit.
— Non, c’est correct, poursuit-elle en empoignant son collet à deux
mains.
— Quel âge as-tu?
L’adolescente n’a pas envie de subir cet interrogatoire. Elle veut sortir
de cette auto au plus vite. Le chauffeur se tourne de nouveau vers elle.
— Répond! Tu as quel âge? répète-t-il avec insistance.
— Douze ans.
La voiture continue à avancer sur la rue Principale. Marianne reconnaît
le trajet et sait qu’elle est à quelques secondes de son école. Elle pourra
bientôt descendre de cette voiture dans laquelle elle n’aurait jamais dû
monter.
Alors que pour se rendre à la polyvalente, il faut tourner à gauche à
cette intersection, l’inconnu file droit devant.
— Je vais débarquer ici, indique Marianne d’une voix où se mêlent la
crainte et l’affolement.
— Je dois aller faire une petite commission. Ensuite, je t’amènerai à
l’école.
Marianne ferme les yeux. Son corps tremble maintenant non pas de
froid, mais de peur.
«Mon Dieu! Je vous en supplie. Je veux sortir, s’il vous plaît!»
— C’est correct. Je peux finir la route à pied, ajoute-t-elle d’une voix
paniquée.
— Pas question! Tu as vu le temps qu’il fait? Ce serait inconscient de
ma part de t’abandonner dehors. Ça pourrait être dangereux. Je vais me
chercher un café, puis j’irai te reconduire à l’école.
— Non, vraiment, je veux descendre, je ne veux pas être en retard à mes
cours, réplique-t-elle avec une assurance qu’elle espère convaincante.
Mais plutôt que de ralentir pour s’arrêter, l’homme appuie sur
l’accélérateur. La manœuvre fait faire une petite embardée à la voiture, sur
la chaussée glissante.
— N’aie pas peur. Je ne te ferai aucun mal. Tu n’as rien à craindre.
L’homme fixe de nouveau Marianne, cette fois avec un sourire étrange.
Le cœur de l’adolescente bat à tout rompre.
— Laissez-moi descendre, s’il vous plaît, lance-t-elle, les larmes aux
yeux.
L’homme s’engage dans le rond-point et revient vers la rue Principale.
Puis, il tourne en direction du service au volant d’un restaurant à service
rapide.
— Veux-tu quelque chose à boire pour te réchauffer?
Marianne se contente de hocher la tête. Son cerveau roule à trois cents
kilomètres à l’heure. Puis, avec son café en main, l’homme reprend la route.
Impuissante, Marianne se met à trembler. Une peur profonde lui tenaille le
ventre. Elle est certaine que cet homme lui fera du mal. «Pourquoi, mon
Dieu, est-ce que je suis montée dans cette auto? Marianne Bellehumeur, tu
es vraiment stupide. Tu ne réfléchis jamais avant d’agir.»
À l’extérieur, en raison de la tempête, les rues sont désertes.
«Il n’y a que moi pour être assez stupide pour marcher par une
température pareille», se dit-elle pour se blâmer.
— Laissez-moi descendre! demande Marianne d’une voix qu’elle veut
convaincante.
— On approche de l’école.
L’homme dirige son véhicule vers le quartier où se trouve la
polyvalente. Marianne se remet à espérer. Puis, il s’engage dans le vaste
stationnement de l’établissement et arrête la voiture dans un espace près de
la porte principale.
— Merci, merci, merci, murmure Marianne en s’emparant de la poignée
pour quitter au plus vite cette voiture et son horrible conducteur.
— Bonne journée…
Marianne n’entend pas le reste de sa phrase. Elle court sans se retourner
vers l’intérieur de l’école.
— Tu sais, ma chérie, ton père et moi n’avons pas trop réagi à ce qui
t’est arrivé parce que l’on considère que tu as eu ta leçon.
Marianne ferme les yeux et se prépare à recevoir une punition en règle
pour son comportement totalement irresponsable du matin. Toute la
journée, elle a eu des flashs de ce qui aurait pu se produire, et ses craintes
n’ont cessé de grandir.
— Je sais, maman…
— Laisse-moi parler, s’il te plaît.
Madame Bellehumeur et sa fille sont installées dans le salon du sous-
sol. À l’étage, monsieur Bellehumeur écoute la télévision, où est
retransmise une partie de hockey de son équipe favorite.
Ravalant l’explication qu’elle souhaitait donner, Marianne prend
conscience de l’inquiétude de sa mère lorsqu’elle voit le visage crispé de
celle-ci.
— La pire expérience que puisse vivre tout parent est de perdre un de
ses enfants. Il n’y a rien de plus atroce qui pourrait m’arriver, ma chérie.
D’un geste rapide, elle essuie les larmes qui coulent maintenant
librement sur ses joues.
— Je ne veux pas vivre avec l’idée qu’un jour, il puisse t’arriver
quelque chose de tragique, simplement parce que tu aurais agi avec
insouciance.
Madame Bellehumeur renifle fortement.
— Marianne, tu dois me jurer… me promettre que plus jamais, jamais,
jamais tu ne monteras à bord de la voiture d’un inconnu.
L’adolescente est vraiment atterrée d’avoir causé autant de chagrin à ses
parents.
— Sois sans crainte, maman. Ça ne se produira plus jamais. Si tu savais
comme j’ai eu peur! Je tremblais de partout. Lorsque j’ai entendu le déclic
du verrouillage des portes, j’ai réalisé que j’avais fait une grave erreur.
En écoutant le récit de sa fille, madame Bellehumeur ne se contrôle
plus. Elle lui saisit les mains, ressentant tout le poids du drame qui aurait pu
se jouer. La pauvre dame n’était pas préparée à vivre un tel événement.
Consciente qu’une catastrophe a failli s’abattre sur sa famille, elle est
inconsolable. Les larmes continuent d’inonder son visage.
— Viens ici, toi!
Madame Bellehumeur agrippe Marianne par le cou et la serre très fort
contre son cœur.
— Tu vas me donner des contractions! dit-elle en rigolant à travers ses
sanglots.
— Je suis désolée, maman. Sincèrement.
La mère et la fille restent un très long moment dans les bras l’une de
l’autre en attendant que se calme le tourbillon émotif dans lequel elles sont
plongées. Puis, saisissant le visage de Marianne entre ses mains, madame
Bellehumeur appose un tendre baiser sur son front.
— Je t’aime plus que tout, ma belle. Je t’aime vraiment plus que tout.
Ce soir-là, alors que la tempête fait toujours rage à l’extérieur, Marianne
se met au lit en pensant à la chance qu’elle a de faire partie d’une famille
comme la sienne. En éteignant la lumière, tandis que Cacahuète s’installe
près d’elle, l’adolescente se jure de se tenir loin d’expériences éprouvantes
comme celle qu’elle a vécue aujourd’hui, et surtout, de ne plus être si
insouciante. Plus jamais.
Au réveil, Marianne apprend une bonne nouvelle. Vu l’état des routes et
la neige qui n’a cessé de s’accumuler durant la nuit, les cours sont
suspendus pour l’avant-midi. Elle décide donc de flâner dans son lit pendant
un long moment. Devant l’intensité des nausées matinales de madame
Bellehumeur, le père de Marianne s’accorde une journée de congé pour
rester à la maison avec sa famille.
Un peu après neuf heures, au moment où l’adolescente s’installe pour
travailler sur le super projet de Vincent, monsieur Bellehumeur l’appelle de
l’étage.
— Madame Zenia veut te parler au téléphone.
Marianne s’empare de l’appareil.
— Bonjour, madame Zenia. Vous allez bien?
— Bonjour, ma belle fille. Oui, très bien, merci. Viendrais-tu me rendre
visite ce matin, quand tu auras le temps? J’ai su que la tempête vous
empêchait de vous rendre à l’école. J’aurais un petit quelque chose pour toi.
— Bien sûr, répond Marianne après avoir obtenu la permission
paternelle.
En quatrième vitesse, elle abandonne son pyjama au profit des
vêtements qu’elle voulait porter pour la journée. Quelques minutes après, sa
voisine l’accueille chez elle, sans cacher sa joie de la revoir. Une douce
odeur rassurante de sucre, de cannelle et de lavande enveloppe Marianne
dès qu’elle entre dans la maison.
— Bonne année, gentille Marianne, lui lance la vieille dame, tout
sourire.
Elle ferme la porte derrière l’adolescente.
— J’espère que ta visite chez tes grands-parents a été agréable.
— C’était génial, surtout que j’étais avec mon amie Estelle. On a fait
une foule de choses ensemble. Mais le retour a été atroce. On a été obligés
de coucher dans un motel… euh… assez ordinaire, disons.
Elle raconte ses aventures du temps des fêtes, tout en enlevant son
manteau et ses bottes.
— Savez-vous que ma mère est enceinte? ajoute-t-elle, en changeant
cette fois de ton.
L’adolescente n’a toujours pas digéré l’annonce de l’arrivée d’un
nouveau bébé dans la famille. Elle ne peut se faire à l’idée que sa petite vie
tranquille sera perturbée par tout ce que ça implique comme travail et
comme responsabilités.
— Quelle belle nouvelle! s’exclame madame Zenia en joignant les
mains.
— Bof… dit Marianne sans s’étendre sur le sujet. Elle ne veut pas
gâcher ses retrouvailles avec la vieille dame en lui faisant part de ses états
d’âme de grande sœur frustrée.
Pour elle, cette grossesse est une vraie malédiction. En plus de
chambouler son existence, le bébé à venir rend sa mère malade comme
Marianne ne l’a jamais vue être malade.
— Ça sent drôlement bon!
— Viens, je nous ai préparé une petite collation, réplique madame Zenia
en évitant de poursuivre sur le sujet du bébé, qui semble perturber sa jeune
voisine.
L’adolescente lui emboîte le pas et la suit jusqu’au salon. En passant
dans le corridor, elle remarque un nouveau cadre sur le mur. Surprise, elle
reconnaît la lettre que son enseignante lui avait demandé d’écrire à une
personne spéciale qui allait passer la période des fêtes toute seule.
Marianne avait tout de suite pensé à madame Zenia.
— Je dois t’avouer, jeune fille, qu’il y a bien longtemps qu’on ne
m’avait offert un si joli cadeau.
Surprise par cette déclaration, Marianne sourit timidement. De sa voix
usée par le temps, avec son accent polonais prononcé, la dame relit les mots
que Marianne a couchés sur le papier.
Je suis très triste de savoir que vous passerez les fêtes de Noël toute
seule dans votre grande maison. Soyez certaine que si j’étais restée à
Rocher-sur-Mer, je serais venue vous visiter souvent et je vous aurais
invitée à manger chez moi. C’est sûr que mes parents auraient été
d’accord.
Je voudrais vous dire que je suis très heureuse de vous connaître. Vous
êtes vraiment une personne gentille. J’adore lorsque vous me parlez de
votre pays. Vous m’apprenez plein de choses sur la Pologne et sur
votre vie durant la guerre. Votre maison recèle mille et un petits
trésors que je découvre avec bonheur. Vous êtes toujours attentionnée
avec moi, et vos brioches à la cannelle sont les meilleures que j’aie
jamais mangées.
À son retour chez elle, Marianne apprend que les cours sont annulés
pour la journée. La tempête n’a en rien diminué; au contraire, elle a encore
empiré. Le parcours qu’elle a effectué pour rentrer chez elle a été assez
périlleux. À deux reprises, le vent a failli la faire tomber sur l’asphalte
glacé.
Elle descend dans sa chambre et prend quelques minutes pour décider
de l’endroit idéal pour installer le coffre que lui a donné madame Zenia.
Elle finit par porter son choix sur sa table de chevet. «Ce sera la première
chose que je verrai lorsque je me réveillerai le matin», se dit-elle en
souriant.
Après avoir passé quelques minutes à flâner un peu partout dans la
maison, elle décide de consacrer du temps à Mathis afin de permettre à sa
mère de se reposer pendant que son père travaille dans son bureau, au sous-
sol.
— Oh! Super, Mari! lance-t-il quand elle le rejoint dans sa chambre. Tu
veux qu’on bâtisse une immense forteresse pour mes soldats?
Avec un sourire en coin, et pour son plus grand plaisir à lui, elle se plie
aux exigences de l’enfant. Il adore que Marianne arrête de râler et accepte
de jouer avec lui.
— Tu es la sœur la plus cool du monde, jusqu’aux étoiles et dans tout
l’Univers entier.
Quelques jours plus tard, alors que Marianne n’a rien au programme
pour la soirée, des coups sont frappés à la porte de sa chambre.
— Chérie, monsieur Sarrazin voudrait te parler, lui indique son père
d’un air joyeux.
Elle est étonnée par cette visite. Sans attendre, elle abandonne le roman
dans lequel elle était plongée et s’empresse de monter à l’étage. Toujours
aussi jovial, monsieur Sarrazin accueille Marianne de belle façon.
— Salut, ma belle fille. Je suis investi d’une mission ultra-importante.
Tiens.
Il tend à Marianne une grande enveloppe beige sur laquelle son nom est
écrit en lettres gigantesques.
— C’est pour moi? demande-t-elle, comme si les lettres tracées sur
l’enveloppe n’étaient pas assez grosses pour que sa question soit superflue.
— Tu dois avoir une petite idée de la personne qui t’a envoyé cette
enveloppe, non?
Sans relever les yeux, Marianne hoche la tête faiblement.
— Merci beaucoup. C’est gentil à vous, monsieur Sarrazin.
— Il m’a fait promettre de te livrer ça ce soir. Il voulait absolument que
tu puisses recevoir ce paquet au plus vite.
L’adolescente sort du salon, la missive entre les mains. Monsieur
Bellehumeur invite le père de Jacob à entrer et lui offre une bière. Ce
dernier accepte avec joie et enlève son manteau.
Rendue à sa chambre, Marianne pose l’enveloppe sur son lit. Durant de
longues secondes, elle observe le rectangle de papier kraft sans bouger. Elle
a encore en tête le ton arrogant avec lequel Jacob lui a reproché d’avoir
passé du temps avec Noah. Étrangement, et sans comprendre pourquoi, elle
n’arrive pas à pardonner à Jacob ni à oublier cet incident. C’est comme si
quelque chose en elle s’était brisé et que sa relation avec son amoureux
avait perdu de son intérêt.
Toute la semaine, elle a trouvé mille et une raisons de ne pas répondre
aux nombreux textos de Jacob.
«Mais pour qu’il envoie son père me livrer ce paquet, ce doit être
important», pense l’adolescente.
Sans plus attendre, Marianne déchire le haut de l’enveloppe et jette un
regard à l’intérieur. Elle y plonge la main et en ressort un charmant petit
toutou en peluche rose portant un joli ruban multicolore autour du cou.
Entre ses pattes, il tient un cœur rouge sur lequel est brodé un autre cœur,
blanc, celui-là. L’adolescente le trouve adorable.
— Comme tu es mignon, toi! lance-t-elle en le caressant doucement.
Sans qu’elle sache pourquoi, cette délicate attention fait faiblir sa
rancune à l’endroit de Jacob. Elle fouille de nouveau dans l’enveloppe pour
y découvrir une photo dans un cadre argenté. Elle et Jacob y sont
représentés tous les deux, souriants, au tournoi de quilles auquel elle a
assisté à Rimouski pour le party de Noël de l’équipe de Jacob.
Ce dernier a apposé deux petits cœurs dorés au-dessus de leur tête.
Pendant de longues secondes, Marianne scrute la photo et ne peut
s’empêcher de conclure qu’ils sont adorables tous les deux, à peine enlacés,
un peu timides. À l’évidence, il était écrit dès cette soirée-là qu’ils seraient
plus que de «bons amis», remarque-t-elle en voyant avec quel éclat les yeux
de Jacob brillent.
L’adolescente déverse le reste du contenu de l’enveloppe sur son lit.
Trois autres choses en tombent: un paquet cadeau, une lettre et une boîte de
chocolats. Devant tant de belles surprises, elle constate que ses derniers
griefs à l’endroit de Jacob s’envolent comme par magie.
— Il est donc ben gentil! Tout ça pour moi.
Avec un large sourire, elle soulève le couvercle de la boîte de chocolats
pour savourer un de ces délices. À l’intérieur, elle découvre un joli bracelet
à motifs fait de cordes de différentes couleurs.
— Oh! s’exclame l’adolescente.
Marianne est vraiment contente de recevoir ce cadeau. Elle a hâte de
texter Jacob pour le remercier.
Puis, elle ouvre la lettre.
Ma belle Marianne,
Avec les textos, au moins, j’ai des nouvelles de toi… sauf qu’après ton
retour de Lachute, j’ai eu l’impression que tu me mettais de côté pour
passer tout ton temps avec Noah. Et ça m’a choqué. J’ai eu peur. J’ai
eu l’impression que tu aimais mieux être avec lui qu’avec moi. Je
pense que j’aurais beaucoup de peine si ça devait arriver un jour.
Jacob
Marianne relit la lettre. Elle est heureuse que Jacob soit redevenu celui
qu’elle a connu, doux et avenant. Avec empressement, elle s’empare de son
iPod pour lui répondre.
Elle remarque tout de suite qu’il est en ligne.
Durant les trente minutes suivantes, Marianne discute avec Jacob. Puis,
un message de Noah apparaît sur son iPod.
Puis, il met fin à la conversation. Marianne n’arrive pas à y croire.
Découragée, elle lance son appareil sur son lit.
— Si tu penses pouvoir m’acheter avec tes cadeaux et ensuite me faire
tes petites crises de jalousie, Jacob Sarrazin, tu te trompes, s’écrie-t-elle en
pointant son iPod d’un doigt accusateur.
Puis, elle remballe avec rage tous les trucs reçus et remonte à l’étage.
Monsieur Sarrazin est encore avec son père dans le salon. S’approchant de
lui, elle lui tend le paquet.
— Pouvez-vous redonner ceci à Jacob, s’il vous plaît?
Sans rien ajouter, elle tourne les talons et redescend dans sa chambre.
Elle saisit son iPod et, toujours assaillie par la colère, elle envoie à Jacob le
message suivant:
Un long coup de sifflet se fait entendre dès que Marianne franchit les
portes du gymnase. Tenant ses livres entre ses bras, elle avance d’un pas
peu rassuré et cherche madame Chartrand du regard.
Dès que cette dernière la voit entrer, elle accourt dans sa direction,
toujours aussi dynamique et enjouée.
— Je suis contente de savoir que tu te joins à nous pour le reste de la
saison. Merci énormément, Marianne. Je l’apprécie vraiment.
L’adolescente se sent un peu gênée de toute cette reconnaissance. Ses
convictions se sont encore raffermies, alors qu’elle marchait pour se rendre
à l’école… le jour où elle a failli vivre la pire expérience de sa vie.
Pendant que le froid la transperçait de partout, ses pensées se sont
tournées vers son équipe de basketball de Montréal, placée sous la direction
de Clément Racicot-Ouimet. Elle s’est souvenue à quel point elle aimait la
compétition, le dépassement et le fait d’appartenir à un groupe qui travaille
ensemble pour arriver à un seul but: la victoire.
Son désir de rejoindre le Mistik de Mattawa n’a fait qu’augmenter
lorsqu’elle en a fait l’annonce à ses amis. En entendant leurs
encouragements joyeux, elle a compris qu’elle avait pris la bonne décision.
— Merci.
— Demain, après l’école, présente-toi au gymnase C-488. Nous aurons
une pratique, et tu feras la connaissance de ton équipe… officiellement.
— J’y serai. C’est promis.
La cloche indiquant la fin de la récréation l’incite à quitter rapidement le
bloc sportif pour se rendre à son cours de mathématiques.
— Allez, allez, mesdames! Du calme, je vous prie.
Vincent prend vraiment son rôle très au sérieux. Arrivé quelques
minutes avant le reste du groupe, il s’est assis sur le banc près de la fenêtre.
Dès qu’une fille se présente, il l’invite à prendre place sur les marches en
face de lui. Quand tout le monde est installé, il demande le silence en levant
la main.
— Oh! là! là! Monsieur Vincent joue les grands professeurs!
La réplique de Stella fait sourire les autres, mais fait apparaître une
expression de découragement sur le visage de l’adolescent.
— Ben voyons donc! Tu dis n’importe quoi. Dans une heure, on doit
retourner en classe, et je veux absolument vous jaser de mon super projet.
Je suis convaincu que vous allez capoter vous aussi. Voilà!
Il remet à chacune une feuille sur laquelle il a écrit son plan d’action.
— On va enregistrer une vidéo de sketches.
— Hein!
— Non, Vincent. Il n’est pas question que je me fasse filmer, proteste
Laura avec véhémence.
— Tu es certain que c’est une bonne idée? demande Maïe-Lin, inquiète.
Un murmure de protestation parcourt le groupe. Même Summer ne
semble plus convaincue que le projet de Vincent soit si intéressant.
— Attendez que je vous explique avant de paniquer, voulez-vous!
Vincent montre des signes d’impatience. Lorsque le silence est revenu
parmi les troupes, il reprend la parole.
— On va produire un petit film de dix minutes maximum, séparé en dix
mini-sketches d’une minute chacun. C’est le point numéro un sur votre
feuille.
Il pointe le document qu’il tient entre les mains.
— La rencontre d’aujourd’hui a pour but, premièrement, de sonder
votre intérêt pour ce fabuleux projet que j’ai imaginé moi-même, soit dit en
passant.
Le groupe applaudit frénétiquement, comme pour flatter l’ego du
principal intéressé.
— OK, n’en faites pas trop, quand même. Et deuxièmement… de
travailler avec vous pour élaborer les différents scénarios possibles. J’ai
quelques idées en tête, mais je veux vous entendre.
— C’est génial, comme programme. J’embarque, c’est officiel.
Stella ne cache pas sa joie à l’idée de participer à cette vidéo. Elle adore
ce genre de défi et n’a aucune difficulté à parler devant une caméra.
— Euh… je ne sais plus si ça me tente, avance Marianne, qui doute que
jouer dans une vidéo soit dans ses cordes.
Son ami lui lance un regard assassin, sentant qu’il est en train de perdre
l’intérêt de la principale vedette de son projet.
— Marianne Bellehumeur, tu ne vas pas me lâcher! C’est en partie à
cause de toi et pour toi que j’ai réfléchi à tout ça. Tu te souviens que tu dois
faire un travail sur le sujet?
— Comment pourrais-je l’oublier? rétorque-t-elle en pinçant les lèvres.
OK, je m’excuse. Dis-nous ce que tu veux faire. On est avec toi, n’est-ce
pas, les filles?
Summer et Maïe-Lin confirment à leur tour leur intérêt pour cette
nouvelle aventure. Comme à son habitude, Laura bougonne un peu, mais se
laisse vite convaincre par Summer et Marianne.
— Allez, Laura. Embarque avec nous. On va avoir du fun, c’est certain!
Finalement, la jeune fille change d’idée et acquiesce en hochant
vivement la tête, au grand plaisir de ses amies, qui lui démontrent leur joie
en l’applaudissant chaudement.
Charline, pour sa part, se renfrogne dans son coin. Elle déteste tout ce
qui lui demande de se mettre en valeur ou d’être au premier plan, préférant,
et de loin, se faire oublier.
— J’aime mieux ne pas participer, fait-elle d’une voix à peine
perceptible.
— Si tu veux, tu pourrais me donner un coup de main pour les
enregistrements.
Un large sourire se dessine alors sur les lèvres de Charline. Elle hoche la
tête pour montrer que la proposition de Vincent l’intéresse.
— En fin de semaine, j’espère que vous n’avez rien de spécial au
programme, parce qu’on aura beaucoup de travail à faire. J’ai réservé la
petite salle de spectacle de la Maison des jeunes. J’ai vérifié, elle est libre
tout le week-end.
Toutes les filles l’écoutent avec attention. Personne ne l’interrompt.
— La journée de samedi sera consacrée à l’écriture et aux répétitions
des sketches. Puis, dimanche, on filmera le tout.
— Tu as pensé à tout, s’exclame Maïe-Lin, étonnée. Qui va faire quoi?
— J’ai pensé, lorsque j’ai fait mon plan, que chacune d’entre vous
participerait, ce qui ferait de ce travail quelque chose de varié et d’unique.
Il tend une feuille à ses amies, qui sont maintenant très attentives.
— Voici une liste de scènes qui pourraient être présentées. À côté, j’ai
indiqué les noms des actrices – en l’occurrence, vous – qui pourraient les
jouer. Charline, je t’avais attribué deux rôles, mais on va arranger ça.
Les filles prennent rapidement connaissance du scénario imaginé par
Vincent.
— Si vous le voulez bien, on va regarder tout ça ensemble.
— Oui, parce que moi, je n’y comprends absolument rien, avance Laura
en se tournant vers Marianne.
Durant le reste de l’heure du dîner, Vincent développe son projet pour
ses amies. L’idée directrice, c’est de dénoncer les dangers qui guettent les
jeunes. La gang est sceptique au début, mais devant l’enthousiasme avec
lequel Vincent fait sa présentation, les filles sont conquises.
— Chacun des sketches sera centré sur une situation où les ados se
reconnaîtront. Le sujet «monter dans la voiture d’un étranger» sera bien sûr
traité.
Les regards se tournent vers Marianne, qui se cache le visage derrière
les mains, toujours incapable de comprendre comment elle a pu agir de la
sorte.
— Les autres thèmes au programme sont l’intimidation, la violence, le
racisme, la cyber-intimidation, le taxage…
— … et l’homophobie.
Marianne a lancé le mot d’une voix forte, qui surprend Vincent.
Summer jette un regard compatissant à son amie et appuie sa proposition.
— Oui, Marianne. J’y arrivais. Donc, l’homophobie, la drogue et les
relations toxiques seront aussi abordées.
Les filles demeurent un peu interdites devant la lourdeur des thèmes
choisis. Aussitôt, Vincent calme leur inquiétude en poursuivant ses
explications.
— Mais plutôt que de se concentrer sur les aspects sombres de ces
questions, on va présenter des solutions à envisager.
— Comment vois-tu ça?
— C’est simple. Les quinze premières secondes du sketch parleront du
danger en question, après quoi, on offrira des solutions pour ne pas être
victimes de ces dangers.
— Pourrais-tu nous donner un exemple, Vincent?
— OK. Disons qu’on propose la malbouffe…
— Hein! Tu veux ajouter le thème de la malbouffe?
— Non, c’est juste pour donner un exemple, Stella.
Personne ne souffle mot.
— Admettons qu’on traite de ce sujet, poursuit-il. Je verrais le sketch
comme suit: les quinze premières secondes, on présenterait une personne
qui se ferait servir de la malbouffe en quantité industrielle: frites,
hamburger, poutine, pizza… On conclurait les quinze secondes par une
image de l’adolescent dans un costume de sumo pour montrer ce qui peut
arriver s’il continue de se nourrir comme ça.
Il prend une mini-pause et, voyant qu’il a l’attention générale, il
poursuit.
— Ensuite, les quarante-cinq secondes suivantes, on pourrait montrer la
même personne en train de manger de la nourriture santé, de faire de
l’exercice, de boire de l’eau, de dormir confortablement… On la montrerait
heureuse et en santé, quoi!
— OK, mais ça va prendre du temps pour faire tout ça.
— Disons que ce thème serait trop compliqué, parce qu’il demande
beaucoup de préparation et d’accessoires. C’est pour ça que je l’ai éliminé.
Mais les autres sont moins exigeants.
Vincent reporte son attention sur sa feuille.
— Et pour la drogue? Comment vas-tu présenter ça?
Stella est inquiète à l’idée d’avoir à manipuler de vraies drogues.
— Pour cette problématique, on irait uniquement avec des photos prises
sur Internet.
Vincent lève la tête et attend une réaction de ses amies.
— Alors, qu’est-ce que vous en dites?
— Ça semble super intéressant. Et tu crois qu’on pourra traiter de tous
ces sujets en une seule fin de semaine?
— Si on travaille tous ensemble et que chacun se présente samedi et
dimanche, je crois vraiment qu’on pourra réaliser ce fabuleux et prodigieux
projet.
Vincent est vraiment fier de son idée.
— Alors, est-ce que je peux compter sur vous?
— À la fin de la pratique, je vous donnerai la date du tournoi provincial
qui aura lieu à Mascouche, à la fin mars. Je sais que nous sommes capables
de nous classer parmi le top six des équipes du Québec.
Marianne observe les filles massées près du banc dans le grand gymnase
de l’école. Quelques-unes rouspètent en entendant cette prédiction de la
coach Pénélope Chartrand. Elles ne semblent pas du tout convaincues.
— On va finir dernières, c’est certain. Molly et Valérie ne sont pas là.
Ce sont les meilleures.
— Écoutez, gang, je n’ai aucune idée d’où ça vous vient, cette attitude
de losers que vous avez depuis quelques semaines, mais je vous demande
d’arrêter ça. C’est en équipe que vous avez gagné des matchs. Oui, Molly et
Valérie ont joué un rôle important dans ces victoires, mais vous avez toutes
mis l’épaule à la roue pour y arriver.
Le discours de la coach est accueilli par un murmure de désapprobation.
— Je vous garantis que vous pouvez réussir. Et pour y parvenir, nous
avons un élément clé qui se joint à nous. J’ai le plaisir de vous présenter
Marianne Bellehumeur. Son arrivée au sein du Mistik de Mattawa fera
sûrement une différence, puisqu’elle a une expérience solide en basketball.
Douze paires d’yeux se tournent vers la nouvelle venue, qui sent le
rouge lui monter au visage. Marianne ne connaît personne dans l’équipe. La
plupart des joueuses sont en deuxième secondaire.
— Comme je vous l’ai déjà expliqué, elle a participé aux Jeux du
Québec l’an dernier. Son équipe a remporté la médaille d’or.
— Bravo, lance sarcastiquement une grande brunette aux joues creuses
et au regard sombre.
Madame Chartrand ne tient pas compte de cette réplique de la numéro
17, dont Marianne ignore le nom.
— Pour arriver à nous hisser jusqu’au championnat provincial, il faudra
travailler fort, être disciplinées et surtout, développer une attitude positive et
gagnante.
L’énergie communicative de l’entraîneuse commence à avoir des effets
sur l’équipe. Quelques-unes des participantes frappent avec entrain dans
leurs mains pour relever le moral des troupes.
— Let’s go, les filles. On est capables. Go! Mistik! Go! Go! Go!
Puis, comme poussées par un regain d’adrénaline, toutes les joueuses se
font entendre en sautant sur place.
— Ouste! Tout le monde à l’entraînement, lance la coach en levant les
bras.
À cet ordre, les douze membres de l’équipe saisissent un ballon et se
mettent à dribler un peu partout sur le terrain, dans une cacophonie intense.
— Viens avec moi, Marianne. Je vais te donner ce qu’il te faut. Tu dois
aussi compléter la feuille d’inscription.
Une dizaine de minutes plus tard, Marianne revient au gymnase habillée
d’un survêtement à l’effigie du Mistik de Mattawa. Elle est contente d’avoir
eu le numéro onze.
— C’est mon chiffre chanceux, a-t-elle indiqué à madame Chartrand.
L’entraîneuse lui a expliqué que le nom choisi signifie «forêt» dans la
langue crie.
Marianne saisit un ballon et s’avance en driblant vers l’attroupement qui
se trouve à l’autre bout de la salle. Arrivée à la hauteur du panier, elle le
lance avec facilité et adresse. Le ballon traverse le filet du panier, puis
rebondit sur le sol. Personne n’esquisse un mouvement pour l’attraper.
Marianne est surprise, mais ne fait pas de cas de cette façon de faire.
Un coup de sifflet strident résonne dans le gymnase, et le groupe se
déplace pour rejoindre madame Chartrand.
— OK, les filles, voici le plan. Chacune garde sa position habituelle.
Marianne sera à l’attaque avec Célia. Vivianne et Kassy, vous les
seconderez.
— Comment? Je croyais que je jouerais à l’attaque avec Célia! lance
une adolescente fougueuse et insurgée qui se trouve à la droite de Marianne.
— Pour l’instant, tu seras assistante, Kassy. Notre amie, ici, indique
madame Chartrand en passant son bras autour des épaules de Marianne, a
beaucoup d’expérience à l’attaque. Je veux voir si la chimie sera bonne.
Sans broncher, mais en jetant un regard noir à la nouvelle venue, Kassy
accuse le coup, elle qui rêvait de se démarquer enfin et de faire ses preuves
dans l’équipe… Sa voisine, une grande fille blonde aux traits carrés, lui
souffle quelque chose à l’oreille.
— Les rôles vont probablement changer au cours des prochains jours.
Vous devez donner votre maximum afin que je puisse réévaluer la position
de chacune pour créer un alignement invincible.
Toutes les têtes sont tournées vers l’entraîneuse, et chacune de ses
paroles est écoutée avec attention.
— Voici l’horaire des entraînements jusqu’à la fin du mois de janvier.
Vous avez l’obligation d’y assister, à moins d’une raison grave. Compris?
— Oui, coach! hurlent presque toutes les joueuses d’une même voix.
Plus tard, après une heure d’exercices intensifs à dribler et à lancer le
ballon dans le panier, Marianne est épuisée. Elle réalise que depuis son
arrivée à Rocher-sur-Mer, elle a négligé sa condition physique.
Aujourd’hui, elle en paye les frais.
— Tu en arraches, la vedette, lui souffle-t-on à l’oreille.
Marianne se retourne pour apercevoir Kassy qui s’éloigne rapidement
d’elle en riant avec sa complice blonde. La jeune rouquine ne fait pas de cas
de ce commentaire. Elle s’affaire plutôt à ramasser les ballons abandonnés
un peu partout dans le gymnase avant d’aller sous la douche.
— Les filles, on se revoit lundi, tout de suite après les classes. À seize
heures quinze, je veux tout le monde sur le terrain. Compris?
— Je suis tellement contente que tu aies repris le basket, Marianne.
— Oui, moi aussi. J’y ai vite repris goût. Finalement, ça me manquait,
je crois.
— Et tes coéquipières? Et ton entraîneuse?
— Cool. Je suis un peu rouillée et je vais devoir me remettre en forme,
mais ça ira. Pour se préparer pour le tournoi provincial, on a des pratiques
au moins trois soirs par semaine, et quelques midis en plus.
— J’ai une bonne nouvelle à t’apprendre, ma chérie.
Marianne sourit à sa mère en se servant une part de pâté chinois tout
chaud.
— Moi aussi, je veux une bonne nouvelle! lance Mathis en avalant sa
bouchée.
— Oui, Mathis. Ça te concerne toi aussi, mon petit trésor, indique
madame Bellehumeur en passant sa main dans les cheveux ébouriffés de
son fils.
— J’aimerais également savoir de quoi il est question, affirme le père de
Marianne en se tournant vers sa femme.
— Hum… j’ai quasiment envie de vous faire patienter un peu, riposte-t-
elle pour rigoler en mettant un doigt sur son menton et en levant les yeux
vers le plafond.
— Maman…
— Ah! Maman…
— Chérie!
Madame Bellehumeur fait durer le suspense quelques minutes, puis elle
se recule sur sa chaise et croise les bras. Elle regarde chacun des membres
de sa famille avec un doux sourire.
— OK, respirez un bon coup! Je vais vous le dire. Mamie Claire viendra
passer quelques jours ici, peut-être même une semaine ou deux, le temps
que les nausées du matin soient moins intenses.
— Cool! s’exclament en même temps le frère et la sœur.
— Comme c’est gentil à elle, ajoute monsieur Bellehumeur, heureux
d’apprendre que sa belle-mère prendra soin de sa femme lorsqu’il sera au
travail.
— Elle arrive demain, par autobus. Il est hors de question qu’elle
conduise par de telles températures. C’est beaucoup trop dangereux.
— Tu as raison, ma chérie.
— Mais tu la connais. J’ai dû m’obstiner avec elle et même la menacer
de lui interdire de venir si elle choisissait de conduire sa voiture.
— Mamie Claire, c’est tout un phénomène, n’est-ce pas?
— Qu’est-ce que ça veut dire, un phénomène?
Mathis présente à ses parents un visage barbouillé de ketchup.
— Quelqu’un de vraiment spécial, explique madame Bellehumeur en lui
tendant une serviette de papier. Essuie ta bouche.
— Et elle a accepté tes conditions? ajoute le père.
— Oui. Je lui ai suggéré de me tricoter une layette pour bébé durant le
voyage.
Madame Bellehumeur ne peut s’empêcher de sourire. Elle savait bien
que sa mère accepterait de l’aider. Mamie Claire a été ravie d’apprendre
qu’elle aurait un cinquième petit-enfant. Elle a accepté sans hésiter de se
rendre à Rocher-sur-Mer pour prêter main-forte à sa fille.
— Moi, je veux un frère, déclare Mathis.
— Euh, je ne peux rien promettre. Ça peut aussi bien être une fille, tu
sais.
— Je ne veux pas d’autre sœur, moi! Ce n’est pas cool, des sœurs. Ça ne
joue jamais avec moi, poursuit le petit garçon.
Marianne ouvre les yeux très grands en fixant Mathis.
— Et moi qui ai passé un après-midi complet à faire des blocs avec toi!
Voilà comment tu me remercies! Je vais m’en souvenir, espèce de trognon!
— Maman! Marianne m’a traité de trognon.
Puis, après une seconde d’hésitation, il continue.
— Dis, maman, c’est quoi, un trognon, hein?
— Ce n’est rien, mon chéri, répond la mère en faisant de gros yeux à sa
fille.
— Un trognon, c’est un petit garçon qui va se faire dévorer par le grand
méchant loup caché sous son lit.
— Marianne! lancent en même temps les parents de l’adolescente.
Aussitôt, Mathis se met à pleurer, effrayé à l’idée que la prédiction de sa
sœur se réalise.
— Bravo! Parfois, tu agis comme une enfant de deux ans.
— Personne ne va me manger, n’est-ce pas, maman?
— Mais non, mon chéri. Personne. Et ce soir, Marianne va te raconter
une histoire et rester avec toi dans ta chambre jusqu’à ce que tu t’endormes.
Comme ça, elle pourra chasser les grands méchants loups s’ils se
présentent.
Marianne se lève d’un bond pour intervenir.
— Et je ne veux pas un mot de plus, jeune fille. Ça t’apprendra à
surveiller tes paroles.
— C’était juste une blague! lâche l’adolescente pour se défendre, en
lançant un regard noir à Mathis.
— Est-ce que tu entends quelqu’un rire? Moi, non. Ce que je vois, c’est
un enfant de six ans que tu as effrayé avec tes niaiseries. Alors, rira bien qui
rira le dernier!
— Hein? réplique Marianne.
— Tu réfléchiras à la définition de cette expression en attendant que ton
frère s’endorme dans sa chambre, ce soir.
— Ah! Maman, ce n’est vraiment pas cool. Juste pour une petite blague
de rien du tout.
— Eh oui, on récolte ce que l’on sème, ma cocotte.
— Ah!!! Pourrais-tu, s’il te plaît, arrêter de me parler avec des phrases
que je ne comprends pas?
— Il est grand temps que tu apprennes certains de ces proverbes, qui te
serviront bien un jour.
Marianne décide de garder le silence. Elle sait qu’à ce jeu, elle perd
toujours. Sa mère a mille et un trucs pour lui faire des misères.
L’adolescente doit abdiquer et accepter de passer une partie de la soirée à
prendre soin de ce petit frère qu’elle juge trop «bébé lala».
«Et dire qu’un autre bébé s’en vient bientôt… Ça va être la joie dans la
maison!» se dit-elle intérieurement, insurgée, en finissant son repas.
— Marianne, tu viendras dans mon bureau avant de partir, s’il te plaît.
La principale intéressée hoche de la tête en poursuivant le jogging
qu’elle a entrepris depuis son arrivée au gymnase. À sa deuxième séance
d’entraînement, elle sent qu’elle devra mettre des efforts pour retrouver son
énergie d’avant.
«Je ne suis pas en forme», soupire-t-elle en s’arrêtant brusquement
parce qu’une douleur lui barre le ventre.
Essoufflée, elle se donne quelques secondes de repos et décide de
continuer pour ne pas perdre son tempo. L’aide-entraîneuse annonce la
période de jeu libre. Marianne se précipite sur le terrain pour exécuter
quelques mouvements de dribblage. Au premier lancer, elle manque le
panier.
— Et ça se vante d’avoir gagné des médailles! affirme quelqu’un
derrière elle d’une voix sarcastique.
Sans prêter attention à la personne qui la nargue de cette façon, elle se
positionne pour faire un deuxième essai. À nouveau, l’adolescente rate la
cible. Le ballon tombe mollement et roule jusqu’au mur. Nerveuse et
déconcentrée, Marianne lève les yeux au plafond. «Qu’est-ce qui
m’arrive?»
La plupart des joueuses se sont massées près du banc. Elles observent
les piètres performances de la nouvelle venue. On lui lance même des
sifflements moqueurs et des huées de toutes sortes. Sans se laisser
démonter, Marianne remet la main sur le ballon. Elle est bien déterminée à
montrer ce dont elle est capable à cette bande de filles pas très
sympathiques.
À la troisième tentative, elle s’accorde quelques secondes pour se
concentrer et répète le geste qu’elle a effectué à tellement de reprises.
Projeté à la bonne vitesse, selon l’analyse qu’en fait Marianne, le ballon se
pose sur le rebord de métal et glisse tout autour, si lentement qu’elle est
convaincue que la scène se déroule en slow motion. Hésitant entre finir sa
course à l’intérieur ou à l’extérieur du filet, le ballon choisit cette dernière
option, au grand désarroi de l’adolescente. Il retombe sur le sol dans une
série de rebonds qui n’en finit plus, seul bruit perceptible dans cet immense
gymnase. Marianne a l’impression que tous les yeux sont fixés sur sa
nuque.
— Bravo! Bravo! Bravo!
Cette fois, les moqueries redoublent.
— Admirez notre sauveuse, les filles. C’est avec des performances
pareilles que Miss J’ai-fait-les-Jeux-du-Québec doit nous mener à la
victoire et à un podium au tournoi provincial.
Marianne en a assez entendu. Elle se retourne pour faire face à celle qui,
entourée d’autres membres de l’équipe, est convaincue qu’elle peut lui dire
n’importe quoi.
— Est-ce que je peux savoir quel est ton problème?
— Moi? Je n’ai pas de problème! Je crois que c’est toi qui en as un…
Hum!! Quand on te regarde, on s’aperçoit bien que tu en arraches pas mal,
hein? Tu as un jeu du calibre… hum… laisse-moi voir… d’une élève de
deuxième année, maximum. Trois lancers, tous ratés, et en plus, tu cours
après ton souffle.
Kassy Lampron poursuit sans reprendre haleine.
— Qu’est-ce que ce sera au tournoi provincial? Allô le podium!
La patience de Marianne est mise à rude épreuve. Finalement, elle
flanche.
— Pour qui tu te prends, chose! Il ne faudrait pas que tu me cherches;
sinon, tu risques que je te ferme le clapet. Vas-tu arrêter de me…
— Marianne?
L’entraîneuse arrive sur l’entrefaite. Marianne est rouge de colère et
pointe sa rivale d’un doigt accusateur. Elle déteste se faire diminuer de la
sorte. Aussitôt, Kassy joue la carte défensive.
— Je ne sais pas ce qu’elle a, coach. Elle a commencé à me gueuler
après sans raison, se plaint la brunette d’une voix doucereuse.
Pour prouver son désarroi, elle lève les bras et recule d’un pas, montrant
ainsi à quel point la nouvelle lui a fait peur.
— Marianne, pourrais-tu m’expliquer ce qui se passe, s’il te plaît? C’est
quoi, ce langage? Je ne crois pas que ce soit une bonne manière de parler à
ses camarades. Comme aide-capitaine, tu as un rôle important dans le
groupe et tu te dois d’avoir un comportement exemplaire.
Kassy se place derrière l’entraîneuse et lance des regards effrontés à
Marianne.
— Je… je…
Marianne cherche ses mots pour se défendre. Rien ne sort.
L’adolescente déteste être paralysée lorsqu’elle est prise au dépourvu. Elle
est incapable de répliquer.
— Excuse-toi auprès de Kassy, je te prie.
Personne dans le groupe ne vient à son secours. Elle se sent isolée parmi
ces filles et regrette de s’être jointe à l’équipe. Quelques-unes des joueuses
retournent sur le terrain pour éviter d’être associées aux protagonistes.
— Je n’ai rien fait de mal. C’est elle qui…
— Tu as utilisé un langage inacceptable. Allez, qu’on en finisse.
Excuse-toi.
Marianne serre les poings et la mâchoire. Le petit sourire hypocrite et
narquois que lui lance sa rivale la fait fulminer encore plus. Autour d’elle,
c’est le silence complet. Marianne est consciente que son mutisme retarde
l’entraînement. Après quelques secondes, elle se décide.
— S’cuse, souffle-t-elle avec une intonation qui laisse entendre tout
l’effort que ça lui demande.
— Bien. Maintenant, tout le monde se remet à l’entraînement.
Marianne reste figée sur place pendant un instant. Une colère folle
gronde en elle. Pour l’adolescente, il est clair que cette fille sera toujours en
travers de son chemin et tentera de lui rendre la vie infernale.
«Elle va voir de quel bois je me chauffe!» se dit-elle en refaisant un tour
de piste au jogging.
Le soir, pour se changer les idées, Marianne se défoule à l’aide d’un jeu
installé sur le portable de son père. Durant le repas, elle a passé sous silence
sa visite au bureau de monsieur Dumouchel. Théoriquement, elle n’est
accusée de rien.
Alors qu’elle bataille ferme pour s’emparer de toutes les pièces d’or et
se sauver des dragons, l’adolescente entend la sonnerie de son iPod lui
annoncer que quelqu’un vient de lui envoyer un message.
Il te regarde,
Puis te poignarder
de bien la cerner
Ta solitude, il la transforme
en habitude
Ta rage au cœur, il la
Il te regarde,
Puis te poignarder
— Je veux vous parler d’un autre projet qu’on pourrait mettre sur pied,
annonce Marianne à ses amis.
Tous les regards se tournent vers elle.
— Ma grand-mère arrive d’un voyage en Colombie où elle a passé deux
semaines dans un orphelinat.
Personne ne réagit.
— Les gens, là-bas, vivent dans la misère noire. Alors, que diriez-vous
si on faisait une collecte de fonds pour les enfants pauvres de ce pays?
— Que veux-tu qu’on fasse? demande Maïe-Lin, aussitôt intéressée par
le projet.
Marianne s’assoit sur le bord de la scène et fait face à ses amis qui ont
pris place sur les bancs.
— Je ne sais pas trop. C’est pour ça que je vous en parle.
Tout de suite, Vincent s’excite. L’annonce de Marianne vient de faire
popper quelques idées dans son cerveau.
— On pourrait organiser un lave-auto…
— Vincent, en plein hiver! Franchement! réplique Summer en souriant.
— Ouais… On pourrait vendre du chocolat, d’abord… Ou des
bonbons… Ou du fromage!
Laura ne peut s’empêcher de stopper l’adolescent dans son élan.
— Du fromage! My God, Vincent. Calme-toi! As-tu pensé à tout le
travail que ça demande? En plus, on n’est que sept. Pour amasser une
somme qui en vaille la peine, il faudrait arriver à vendre quelque chose
comme trois mille barres de chocolat chacun!
Déçu de se faire sans cesse freiner dans ses idées, Vincent se renfrogne
dans son siège et croise les bras.
— OK, toi qui sembles savoir si bien comment ça marche, qu’est-ce que
tu suggères?
Laura jette un regard noir à Vincent. Marianne intervient pour éviter
qu’un conflit naisse entre les deux.
— Ce sont toutes de bonnes idées.
— Et si l’on se tournait vers les spectateurs? Ils pourraient contribuer,
propose Charline d’une voix si douce que Marianne a du mal à la
comprendre, si on leur demande des frais d’entrée.
Vincent saute sur l’occasion et retrouve son enthousiasme.
— Charline, tu es géniale!
Marianne sourit. Elle trouve elle aussi que c’est une excellente façon de
ramasser de l’argent sans grands efforts.
— Si tous les élèves déboursent un dollar pour voir le show, on
amassera facilement huit cents dollars. Rien à vendre, juste à collecter les
frais d’admission. C’est génial.
— Il faut d’abord en parler au directeur.
— Qui se porte volontaire?
Après discussion, les jeunes conviennent que Summer et Vincent seront
les représentants du groupe. Ils rencontreront monsieur Dumouchel afin de
lui présenter le projet.
— Tu es magnifique, ma chérie.
Madame Bellehumeur observe sa fille, les yeux remplis de larmes.
— Merci, maman.
Marianne virevolte sur elle-même, faisant valser les volants de sa robe
de satin vert pâle dans tous les sens.
— La ressemblance est frappante, ma chérie.
Quelques ajustements ont été nécessaires pour que l’adolescente se
sente à l’aise dans cet amas de taffetas, de paillettes et de perles.
— Avec tes cheveux bouclés comme ça et ton teint pâle, on croirait
vraiment que tu es Mérida.
Madame Bellehumeur s’est affairée à coiffer sa fille et le résultat est très
réussi.
— Wow! Qui est cette beauté qui se cache dans ma maison?
Le père de Marianne laisse entendre un long sifflement lorsqu’il entre
dans la chambre.
— Votre Majesté, vous êtes magnifique!
Puis, avec de grands gestes, il fait la révérence devant son adolescente à
peine reconnaissable sous les traits de son personnage.
— Ah! Papa, quand même!
— Ben quoi, tu n’es pas une princesse?
Marianne rajuste la fleur que sa mère a piquée sur le côté de sa tête.
— Je ne voudrais pas bousculer Sa Majesté, mais il est bientôt l’heure
de partir.
Marianne, qui attend ce moment depuis des jours, n’arrive pas à croire
qu’elle risque d’être en retard.
— Oui, je me dépêche.
Avec une démarche statique en raison de la dimension du cerceau qui
entoure sa robe, Marianne trottine vers son lit et referme la fermeture éclair
de l’immense enveloppe de plastique dans laquelle se trouve le déguisement
destiné à Laura.
Pour elle, le groupe a tout de suite été d’accord pour choisir le costume
d’Elsa. Marianne a vraiment hâte de voir son amie le revêtir. Outre la robe
de bal, l’ensemble comprend de longs gants blancs, un diadème serti de
dizaines de petites pierres bleu poudre, un énorme collier de perles, une
bague et des souliers à talons.
— Es-tu prête, maman?
Madame Bellehumeur a passé plusieurs minutes à coiffer et à maquiller
sa fille pour l’occasion. Étant donné que Marianne a insisté avec beaucoup
de conviction, elle a aussi fini par accepter d’accompagner sa fille chez les
Doyon pour s’occuper de la fêtée.
Le rendez-vous chez Stella et Maïe-Lin est prévu à midi tapant. Laura
arrivera pour treize heures avec sa mère. Pour l’attirer à la fête, Stella a
prétexté avoir des vêtements à lui donner. Laura, dont la garde-robe est peu
garnie, est heureuse que son amie lui propose ses habits qui ne lui font plus.
— Vite, vite. On part. Maintenant.
La résidence des Doyon est située en face du fleuve Saint-Laurent, sur
la route 132. C’est une grande maison de style canadien qui semble tout
droit sortie d’un magazine. Une immense galerie s’étend sur trois de ses
côtés, et des arbres gigantesques se dressent sur le devant du terrain.
Un vent frisquet provenant du large et de lourds nuages prêts à laisser
tomber leur chargement de flocons s’invitent aussi à la fête de Laura. Avec
empressement, tout en soulevant le rebord de sa robe pour ne pas qu’elle
traîne dans la neige, Marianne se précipite vers l’entrée. Maïe-Lin accueille
les Bellehumeur.
— Oh! My God! Tu es magnifique. C’est fou comme tu ressembles à
Mérida.
Marianne est heureuse de l’effet qu’elle produit.
— Toi aussi, tu es trop belle en Mulan.
Avec ses yeux en amande d’un brun très profond et son teint de
porcelaine, Maïe-Lin est splendide dans le costume qu’elle porte avec grâce
et raffinement. L’adolescente semble parfaitement à l’aise dans sa jolie robe
de satin rose pâle couverte de motifs floraux. Chacun de ses mouvements
fait danser les larges pans du vêtement. Les manches très évasées sont
ornées de paillettes, et un ceinturon de coton lilas lui enserre la taille.
Autour de ses épaules, l’amie de Marianne a passé un long panneau de
tissu soyeux de couleur bourgogne. Ses cheveux forment un halo qui
encercle son visage et sont attachés sur le dessus de sa tête en un chignon
dans lequel une simple rose blanche a été piquée.
— Marianne, tu es wow! Vite, viens au sous-sol.
Les parents des adolescentes se présentent les uns aux autres, alors que
leurs filles disparaissent rapidement dans un mouvement bruyant de tissus
et de rires.
— Oh! wow!
Marianne reste bouche bée devant la décoration.
— Je sais, mon père est un peu extrême quand il veut, affirme Stella, qui
s’est jointe à sa sœur et à Marianne.
La robe de bal de couleur mauve pâle que porte Stella fait ressortir le
bleu de ses yeux et la beauté de son visage. Ses longs cheveux blonds
tressés tombent sur son épaule droite, et une fine couronne de fleurs lilas et
rose a été déposée sur sa tête.
— Ton déguisement est tout à fait réussi, Stella. Tu ressembles vraiment
à Raiponce.
— Merci. Je pense que Laura sera vraiment contente de nous voir
habillées de la sorte. Ça va être génial.
— Les filles, vous êtes tout simplement adorables. Deux de vos amies
sont arrivées.
Madame Doyon apporte un plateau sur lequel sont déposés un pichet de
limonade glacée et des verres. Charline et Summer la suivent. L’instant
d’après, les cinq adolescentes se font la bise, tout en continuant de se
complimenter.
— Tu es magnifique, Charline. Tu fais une très jolie Anna, tu sais.
— Oh! Wow! Summer, ton costume! Tu es trop belle en Pocahontas.
— Que pensez-vous de mon décor, mesdames?
Monsieur Doyon arrive à son tour dans le sous-sol avec un plateau
rempli de victuailles. Tout fier, il espère recevoir des félicitations pour son
beau travail. Le château qu’il a fabriqué avec du carton avant de le peindre
en rose est énorme. De chaque côté, il a érigé une tourelle surmontée d’un
drapeau.
— Votre décor est magnifique, monsieur Doyon, lui répond Marianne,
vraiment impressionnée.
La lumière est tamisée, mais on remarque rapidement la multitude de
ballons qui ont été gonflés et installés tout autour de la pièce. Des rubans
aux teintes pastel traversent le plafond d’un bord à l’autre, et les chaises ont
été recouvertes de tissus colorés.
— Vous avez travaillé fort, ajoute Summer, étonnée.
— À qui le dis-tu! réplique Stella. Je suis vraiment contente du résultat.
Les mots «Bonne fête, Laura!» ont été découpés dans des feuilles de
couleurs différentes, et le gâteau fait par mamie Claire trône déjà sur la
table, où des couverts et des assiettes ainsi qu’une quantité impressionnante
de bonbons attendent les invités.
— Mesdames, accueillez le prince, s’il vous plaît!
Les cinq copines se retournent en même temps lorsque Vincent les avise
de son arrivée. Et toutes s’esclaffent à la fois.
— Oh! Mon Dieu! Vincent, tu es incroyable.
— Non mais, avouez que vous n’aviez pas deviné, hein?
Les filles applaudissent et font la révérence au nouveau venu qui
s’avance au milieu de la salle de bal.
— Tu t’es vraiment peint le visage en vert?
Stella n’en revient pas.
— Oui, madame! Vincent Vézina ne fait jamais les choses à moitié, tu
sauras. J’ai mis un casque de piscine pour cacher mes cheveux, et ma sœur
m’a aidé à me peinturlurer la face de la couleur du personnage. Suis-je
beau?
— Le plus beau prince de la soirée, lui lance Summer en riant.
La porte à l’étage s’ouvre, et madame Doyon informe le groupe que
Laura vient d’entrer dans la cour.
— Vite, Maïe-Lin, apporte le costume.
Avec empressement, et du mieux qu’elles arrivent à se déplacer avec
leur robe et leurs froufrous, les princesses montent au rez-de-chaussée,
suivies du prince Shrek, qui prend vraiment son rôle au sérieux.
— Tu sais ce que tout le monde aime? Le clafoutis. T’as déjà rencontré
quelqu’un à qui tu dis: «Fais péter le clafoutis!» et qui te répond: «J’aime
pas le clafoutis»? Il n’y a rien de plus clafoutant que le clafoutis! lance-t-il
d’une voix caverneuse.
Les cinq amies éclatent de rire en reconnaissant une des répliques du
film Shrek. Dans la bonne humeur la plus totale, les membres du groupe
s’installent de chaque côté de la porte afin d’accueillir leur amie. Dès
qu’elle fait son entrée, ils entonnent joyeusement la chanson «Bonne fête»,
à la grande surprise de la principale intéressée.
Vincent a été délégué par les filles pour lui souhaiter la bienvenue et
l’informer du déroulement de la journée.
— Chère Laura, nous sommes tous réunis aujourd’hui pour célébrer
avec éclat ton anniversaire. Pour souligner cet événement, et grâce à l’idée
de Charline/princesse Anna ici présente, nous avons voulu te faire plaisir et
t’organiser un party de princesses.
La jeune fille est sans voix. Elle peine à reconnaître ses amis tant ils
sont élégants. Même Vincent, derrière son maquillage vert, est beau à voir.
Puis, son regard s’assombrit.
— Mais moi… fait-elle en montrant ses vêtements des plus ordinaires.
— On a pensé à tout!
— Tiens, ma chère! Voici ta robe de bal.
La jeune fille ne peut retenir ses larmes. Elle arrive mal à composer
avec toutes les émotions qui l’assaillent depuis qu’elle a franchi le pas de la
porte. En apercevant le costume d’Elsa, qu’elle reconnaîtrait entre mille,
elle sent que son cœur va éclater.
— Tout ça pour moi?
Ses amis sont touchés de la voir si heureuse et si surprise d’être le centre
de l’attention. Madame Doyon s’avance.
— Viens, ma chérie, ne reste pas figée comme ça. Enlève ton manteau
et va vite enfiler cette belle robe.
Puis, elle invite la mère de Laura à rejoindre les autres parents dans le
salon. Madame Bellehumeur, toute contente de retrouver l’adolescente, lui
annonce qu’elle la coiffera et la maquillera comme il se doit. Marianne et
ses amis redescendent au sous-sol pour attendre la reine du jour.
Vingt minutes plus tard, l’adolescente fait son apparition au bas de
l’escalier. Sa transformation est magistrale. La jeune fille resplendit de joie,
et son bonheur est beau à voir.
— Je suis une Elsa aux cheveux noirs.
— Mais tu es magnifique. Vraiment.
— Je n’arrive toujours pas à y croire!
Laura s’installe avec son dîner à l’endroit où elle retrouve ses amis
chaque midi. Son visage est souriant, et ses yeux sont encore remplis
d’étoiles.
— Je suis content que tu sois contente, lui dit Vincent, qui a, après
plusieurs lavages, réussi à faire disparaître toute trace de maquillage vert de
sa figure et de ses cheveux.
— C’était vraiment un super party, ajoute Stella. Mes parents vous ont
tous trouvés très gentils.
— Mais c’est l’évidence même. J’y étais. C’est donc certain que ton
père et ta mère ont dû nous adorer.
— Vincent! Toi et ta célèbre modestie, réplique Marianne en lui lançant
un bout de carotte.
Alors que le groupe rigole en se remémorant les bons moments passés à
l’anniversaire de Laura, la porte s’ouvre, laissant apparaître Kassy Lampron
et ses deux comparses.
— Ah ben! Bellehumeur. C’est ici que tu te caches.
Marianne se rembrunit immédiatement. Voilà bien la dernière personne
qu’elle souhaite rencontrer en ce moment.
— Qu’est-ce que tu veux?
Les amis de Marianne sont étonnés par le ton qu’elle emploie pour
répondre à ces filles. Elle qui est toujours si avenante et si gentille avec tout
le monde! Voilà qu’elle ne se gêne pas pour manifester son antipathie à la
nouvelle venue.
— Voyons, voyons! Du calme. C’est un endroit public, ici. À ce que je
sache, cette cage d’escalier ne t’appartient pas. À moins que je me trompe.
Marianne la regarde avec une moue dédaigneuse. Elle s’explique mal
comment ce genre de personne réussit toujours à se tirer d’embarras sans
aucune difficulté. Loin de vouloir débarrasser le plancher comme le
souhaite Marianne, Kassy s’installe sur une marche et est vite entourée de
ses gardes du corps: Vivianne Schmid et Célia Prince.
— Je pars, dit simplement Marianne en ramassant ce qui reste de son
lunch.
Elle quitte l’endroit avant même que ses amis puissent réagir.
Rapidement, ils remballent leurs effets et lui emboîtent le pas. Marianne est
déjà loin dans le corridor lorsqu’ils la rattrapent.
L’adolescente leur offre une explication sommaire de la situation qu’elle
vit avec Kassy Lampron. D’abord prêts à monter aux barricades pour aider
leur copine, Vincent, Summer, Laura, Charline et les sœurs Doyon
comprennent vite qu’il n’y a rien à faire avec ce genre de personne.
— Rien à faire pour l’instant, soupire Marianne, qui continue de
réfléchir à un moyen de se débarrasser de cette détestable personne, tout en
conservant son poste au sein de l’équipe de basketball de Mattawa.
— Fini le basket, fini les spectacles, fini les amis, fini les textos. À
partir de maintenant, fini tout ce qui n’a pas un lien avec un livre d’école,
un cahier d’exercices ou une période d’étude.
Marianne ferme les yeux, refusant de laisser sortir les larmes qu’elle
garde prisonnières derrière ses paupières.
— Regarde-moi quand je te parle. Dorénavant, tu passes tout ton
temps… me suis-je bien fait comprendre?… tout ton temps libre le nez dans
tes devoirs. Est-ce clair?
Le souvenir de l’intensité avec laquelle sa prof de math a présenté les
résultats à la classe sonne comme une douce mélodie aux oreilles de
Marianne comparativement à ce qu’elle subit actuellement de la part de sa
mère.
— Tu te comportes comme une enfant de cinq ans qu’il faut surveiller à
chaque instant? Eh bien, ma chère Marianne, c’est ce que je vais faire. Je
veux que tu me rendes des comptes. Chaque jour!
— Mais maman… Le tournoi de basket à Mascouche… Je dois y aller!
— Pour aujourd’hui, c’est non. On verra avec quel sérieux tu
t’investiras dans tes études. Si tu montres de bonnes intentions, j’aviserai.
Mais pour le moment, considère que tu t’es privée de ce tournoi en agissant
de façon irresponsable, Marianne.
L’adolescente est dans tous ses états.
— Une dernière chose: rapporte-moi ton iPod.
La cafétéria commence à s’activer lorsque Marianne s’assoit à sa table
habituelle. Dans son sac, elle a enfoui son survêtement de basket, dont elle
aura besoin plus tard, en fin de journée, puisqu’une pratique importante est
prévue le soir même.
Après la tempête qu’elle a vécue à la maison en raison de ses notes
désastreuses, elle est arrivée à une entente convenable, selon elle, avec sa
mère. En lui promettant tout ce qu’elle voulait, l’adolescente a reçu
l’autorisation de conserver sa place au sein du Mistik. Cette négociation
s’est conclue par un engagement écrit de la part de Marianne à faire passer
ses études avant toutes ses autres activités.
Vincent et Charline se pointent ensemble. Une drôle de complicité
semble les unir. Avant de se faire des idées, Marianne se donne la mission
de les observer avec un peu plus de sérieux. Après un moment, l’évidence
lui apparaît dans toute sa splendeur: Vincent et Charline sont amoureux.
Le jeune garçon sourit bêtement lorsque Charline lui parle, et cette
dernière rougit chaque fois que l’adolescent ouvre la bouche. Ils discutent
de sujets peu importants, mais sont toujours réceptifs l’un à l’autre.
Les sœurs Doyon arrivent quelque temps après, suivies de Laura et de
Summer, qui se laissent tomber sur leur chaise d’un même élan.
— Si la semaine de relâche peut arriver, laisse tomber Laura d’une voix
endormie.
— Il devrait exister un mois de relâche, lance Marianne.
— Non, une année de relâche, ce serait super! conclut Maïe-Lin en
rigolant.
— Quels sont vos projets? demande Stella, qui remarque elle aussi
l’étrange comportement de Vincent et de Charline.
À trois jours du début du long congé de mars, tout le monde y va d’une
réponse enjouée.
— Je pars pour Listuguj, chez mes grands-parents, annonce Summer.
— Et moi, je m’envole pour Vancouver avec mon parrain. Une semaine
de ski, ça va être super too much, déclare Vincent.
— Pour la première fois de ma vie, j’aurai des vacances, déclare Laura
d’une voix émue, réjouie. Une amie de ma mère lui a trouvé un chalet près
de Gaspé. Si vous voyiez les photos!
— On passe la semaine en République dominicaine, lance joyeusement
Stella. On part samedi matin.
— Avec ma cousine qui habite Gatineau, je vais passer la semaine dans
un camp d’hiver, indique Charline sans quitter Vincent des yeux.
Marianne demeure silencieuse. Elle se renfrogne à chaque intervention
de ses amis.
— Et toi, Marianne?
Tous les regards se tournent vers elle.
— Moi, ben, je reste à Rocher-sur-Mer.
L’intonation de l’adolescente laisse clairement entendre aux autres
membres du groupe que cette situation est loin de lui plaire.
— C’est cool, Rocher-sur-Mer, durant la relâche, dit Stella, qui, tout en
cherchant à la consoler, comprend sa déception.
— Ah oui, c’est cool! Je vais me retrouver toute seule à m’ennuyer à la
maison.
— Vous n’allez pas chez tes grands-parents à Lachute?
— Non, ma mère ne peut pas voyager. Cette fichue grossesse l’empêche
de faire de longues distances, et nous, on en subit les conséquences. On est
pris en otage par ce bébé qui n’est même pas encore né.
Tous autour de Marianne compatissent avec elle, même s’ils estiment
que Marianne exagère un peu. Comment un tout petit poupon qui n’est
même pas encore là peut-il faire vivre de telles émotions à une adolescente?
Mais vu qu’elle semble de mauvais poil, ils préfèrent ne pas argumenter
avec elle.
— Je vais m’occuper de mon jeune frère et étudier pour remonter mes
notes! Ça va être la joie.
— Mais Noah sera en ville, n’est-ce pas? demande Summer, qui tente
d’encourager son amie.
— Eh non. Ses parents sont en dehors du pays, donc il restera à Québec.
Marianne n’a pas caché sa déception à Noah lorsqu’il lui a appris la
nouvelle. Étant donné les plans de voyage de tous les membres de sa gang,
elle est condamnée à vivre une longue semaine de relâche toute seule à
Rocher-sur-Mer.
Puis, tournant la tête vers ses voisins de gauche, elle remarque que
Vincent et Charline se font les yeux doux et ne suivent plus la conversation.
Comme elle s’apprête à les interroger sur leur relation, Vincent la devance.
— J’ai quelque chose à vous annoncer, enchaîne-t-il d’une voix
étrangement joyeuse.
Les filles le regardent avec étonnement.
— Charline et moi, on sort ensemble.
Puis, comme pour sceller cette déclaration, il saisit la main de Charline
et la tient dans la sienne.
— C’est cool.
— Bravo!
— Wow!
— Beau petit couple.
— Ben là! fait Laura, offusquée.
Ayant tissé des liens très serrés avec Charline, elle est surprise de ne pas
avoir su avant les autres que son amie était tombée amoureuse de Vincent.
Mais plus que cela, c’est la crainte d’être abandonnée par sa nouvelle amie
qui fait réagir la jeune fille.
— Vous ne pouvez pas sortir ensemble! Vous êtes des amis! s’exclame-
t-elle en se levant de table.
Quelques filles esquissent un geste pour la retenir, mais Marianne
intervient:
— Laissez-la faire! Elle va revenir. Laura n’aime pas beaucoup le
changement. Je suis super contente pour vous deux, dit-elle en souriant à
ses deux amis.
— Marianne, est-ce que je peux te parler quelques minutes?
Monsieur Bellehumeur entre dans la chambre de sa fille.
L’adolescente conclut sa conversation avec Vincent et suit son père
jusqu’au salon. La pénombre est déjà bien installée, en cette deuxième
journée de la semaine de relâche, où Marianne n’a pas fait grand-chose
d’intéressant. Demain, elle compte rendre visite à madame Zenia.
«Il faut que je sorte de la maison; sinon, je vais dépérir!» Chaque soir,
même durant la fin de semaine, comme elle l’a promis à sa mère, elle
travaille dans ses livres d’école. Désirant à tout prix faire remonter sa
moyenne, elle fait cette concession à contrecœur, mais avec beaucoup de
discipline.
Monsieur Bellehumeur allume la lampe qui se trouve sur la table du
salon et offre un verre de lait au chocolat à sa fille. Il l’invite à s’asseoir.
Marianne, surprise par cette attention, accepte avec plaisir de passer du
temps avec son père.
— Je sais que nous avons été un peu sévères avec toi après avoir vu tes
mauvaises notes, et je voulais te féliciter pour ton engagement.
L’adolescente lève les yeux au plafond. «Avais-je le choix?»
— Jusqu’à maintenant, tu as respecté l’entente, et c’est tout à ton
honneur. C’est pourquoi j’ai une proposition à te faire.
Marianne prête une oreille attentive à monsieur Bellehumeur, qui a
réussi à capter son intérêt.
— Que dirais-tu de venir à Québec avec moi demain? J’ai deux
rencontres d’affaires jeudi et vendredi matin. On pourrait faire des trucs
ensemble le reste des deux jours.
— Et aller voir Noah! lance-t-elle spontanément.
Pour le père, cette escapade à Québec est surtout une belle occasion de
passer du bon temps seul avec sa fille. Mais il accepte volontiers que Noah
s’ajoute à leurs plans, quand il voit le bonheur se dessiner sur le visage de
Marianne à cette perspective.
— Et aller voir Noah, concède-t-il avec, malgré tout, une petite pointe
de déception.
Comme il fallait s’y attendre, Mathis proteste vivement contre le fait de
ne pas pouvoir partir lui aussi en voyage avec son père.
— Moi aussi, je veux prendre l’avion! hurle-t-il durant presque tout le
temps où Marianne prépare sa valise.
Toutefois, il retrouve son calme lorsque sa grande sœur lui confie la
responsabilité de veiller sur Cacahuète durant son absence et de lui donner
son médicament, avec l’aide de mamie Claire.
— Si on part tous les deux, il sera super triste. Qui prendra soin de lui?
Il aime tellement que tu joues avec lui et que tu le fasses courir dans le
corridor!
L’enfant regarde sa sœur d’un œil sceptique, mais finit par accepter son
marché.
— Merci, Mathis. C’est très gentil de ta part.
Puis, se tournant vers son chien, Marianne ajoute:
— Et toi, mon beau Cacahuète, je te confie à mon charmant petit
Mathis. Il a promis de bien s’occuper de toi et de te donner ton médicament.
Je t’ordonne d’être sage et de bien l’écouter. Est-ce compris?
L’animal tourne légèrement la tête et laisse entendre un léger jappement.
Sur le tarmac de l’aéroport de Mont-Joli, Marianne avance d’un pas
enjoué jusqu’à ce qu’elle aperçoive l’avion dans lequel elle doit monter.
Subitement, elle sent ses jambes fléchir.
— C’est là-dedans qu’on doit embarquer?
Ce voyage avec son père constitue sa seconde expérience à bord d’un
avion. Son baptême de l’air, elle l’a vécu durant des vacances de Noël
qu’elle a passées en Jamaïque, quelques années auparavant. C’était l’année
où elle a rencontré Lilou.
À l’époque, Marianne se souvient que l’avion lui avait semblé immense,
solide, imposant.
L’appareil qui se trouve devant elle en ce moment paraît minuscule. Il
fait à peine le quart de la taille d’un avion de ligne.
— Papa, t’es sérieux, là? On dirait une boîte de sardines.
— Voyons, ma chérie. Tu n’as pas à t’inquiéter. Tout va bien aller.
L’adolescente monte avec hésitation les trois marches qu’il faut grimper
pour monter à bord. Outre elle et son père, deux autres voyageurs font
partie des passagers du vol Mont-Joli–Québec. Dès les premiers tours de
roue, Marianne réalise que le voyage sera interminable.
Au moment où les roues quittent le sol, un souvenir revient la frapper de
plein fouet. Son aventure sur le traversier Matane–Baie-Comeau lui revient
en mémoire. Elle ferme les yeux, heureuse d’avoir pris un petit déjeuner
léger avant de quitter la maison. Monsieur Bellehumeur, habitué de voyager
dans ces petits appareils, tente de rassurer sa fille d’un sourire apaisant.
Soixante minutes plus tard, l’avion se pose à l’aéroport de Québec.
Marianne remercie le ciel d’avoir survécu à ce périple et se hâte de franchir
la barrière de sécurité.
— Ça vibrait fort en titi, lance-t-elle à son père.
Le bruit infernal des moteurs résonne encore à ses oreilles pendant de
longues minutes. Elle tend la main vers monsieur Bellehumeur.
— Est-ce que je peux texter Noah, s’il te plaît?
— Bien sûr. Je vais louer la voiture pendant ce temps.
Monsieur Bellehumeur s’est porté garant auprès de monsieur Lafrance
de son fils durant leur séjour à Québec. Il a même réussi à trouver un petit
appartement à louer comprenant trois chambres à coucher, pour permettre à
Noah de rester avec eux durant les deux nuits qu’ils passeront dans la
capitale nationale.
Noah est vraiment heureux de revoir son amie et de pouvoir profiter de
tout ce temps avec elle. Il a prévu deux ou trois activités qu’il veut faire
avec Marianne.
Mais au bout du compte, ils dévient du programme prévu. Ils font une
journée de magasinage aux Galeries de la Capitale, se promènent dans le
Vieux-Québec et jasent pendant des heures. Vraiment pendant des heures!
Et puis ils rient. Ils rient beaucoup!
Le retour de la semaine de relâche commence bien pour Marianne. Pour
la première fois depuis qu’elle est au secondaire, elle a une période libre. Ça
tombe durant la première période du matin. L’enseignante de
mathématiques est absente, et aucun suppléant n’était disponible pour la
remplacer. Marianne se retrouve donc à la cafétéria avec ses camarades,
sous la supervision de monsieur Simpson, le surveillant, qui les observe du
coin de l’œil.
Elle décide de s’installer à une table où sont déjà assis plusieurs élèves
de sa classe. Au fil de leurs échanges, le sujet du confinement dans les
classes est soulevé.
Nolan Plourde raconte avec beaucoup de détails un fait divers qu’il a
entendu à la télé: un homme armé a fait irruption dans une polyvalente aux
États-Unis. Tout de suite, Marianne se joint à la discussion.
— Lorsque j’étais en cinquième année, dans mon école, à Montréal, il y
a eu une alerte de ce genre.
— Hein! Une vraie alerte? Wow! Tu es chanceuse, Bellehumeur, d’avoir
vécu ça!
Marianne observe l’élève avec étonnement.
— Tu penses ça? Je te dirais au contraire que c’est une des expériences
les plus traumatisantes de ma vie.
Elle aime mieux passer sous silence son aventure dramatique avec le
faux kidnappeur d’enfants. Cette mésaventure due à son étourderie l’a
complètement chamboulée, et elle préfère ne pas trop l’ébruiter pour
l’instant.
Coralie Vachon, la voisine de table de Marianne, est un peu surprise par
le ton qu’emploie cette dernière. Pourtant, Marianne est toujours enjouée et
souriante, d’habitude.
— Raconte, demande Médérick Pigeon, soudain très intéressé à en
savoir davantage sur cette histoire.
En hésitant quelque peu, Marianne se lance dans le récit de cette affaire
qu’elle croyait avoir oubliée, mais qui, au fur et à mesure qu’elle en parle,
lui fait revivre les émotions intenses qu’elle a connues durant cette journée
du 7 mars 2016.
Il faisait un froid de canard cet après-midi-là, tellement que les activités
du Carnaval d’hiver avaient dû être annulées. Pour les remplacer, tout de
suite après le dîner, des films étaient projetés dans chacune des classes.
À cette époque, Marianne était en cinquième année, dans la classe de
madame Diane. Entourée de ses camarades, elle regardait La guerre des
tuques 3D. Elle avait déjà vu ce film au cinéma avec ses parents, mais elle
était contente de le revoir.
Puis, vers treize heures quinze, le directeur, monsieur Blouin, avait
diffusé un message dans l’interphone. D’une voix très grave, il avait
prononcé des paroles qui résonnent encore dans la tête de l’adolescente.
«Code noir! Code noir! Je répète, code noir! Ceci n’est pas un exercice!»
Sur le coup, personne n’avait réagi. Madame Diane s’était empressée de
baisser le volume du tableau interactif où le film était projeté.
Quelques secondes plus tard, monsieur Blouin avait recommencé son
annonce. Dès que sa voix s’était tue, les élèves s’étaient tournés vers leur
enseignante, le regard inquiet. Vu la gravité du message et l’intonation du
directeur, tous les occupants de la pièce avaient immédiatement compris
que ce message était sérieux, même si personne ne savait réellement ce
qu’il signifiait.
Madame Diane avait mis peu de temps à réagir. D’un pas décidé, elle
s’était rendue près de la porte et avait éteint les lumières. Elle avait ordonné
à ses élèves de se réunir au fond de la classe, dans le coin lecture, et leur
avait imposé un silence complet. Étrangement, tous les enfants avaient obéi
sans se faire prier.
Avec l’aide de deux garçons plus costauds, elle avait empilé des
pupitres pour créer une barricade dans l’entrée. Puis, en marchant
rapidement, elle s’était rendue près des fenêtres pour en descendre les
toiles. La pièce s’était retrouvée dans une pénombre peu rassurante.
Ensuite, elle s’était assise à même le sol avec son groupe pour tenter
d’expliquer aux enfants ce qui était en train de se passer.
Apeurés, les élèves étaient tout ouïe.
— On utilise le code noir pour avertir que quelque chose d’important se
déroule en ce moment. Quelqu’un qui a de mauvaises intentions est
probablement dans l’école, et la mesure que nous prenons sert à vous
protéger.
Même si elle avait chuchoté, les enfants avaient compris que la situation
était grave. Marianne et Estelle, qui étaient dans la même classe à cette
époque, s’étaient blotties l’une contre l’autre et tremblaient de peur.
Pour les vingt-quatre élèves de madame Diane, cet événement était
chargé d’émotion et n’avait rien d’agréable. Même les bouffons et ceux qui
jouaient aux plus braves habituellement avaient gardé leur sérieux.
— Est-ce qu’on va mourir? avait demandé Louka Trépanier, des
trémolos dans la voix.
— Pour l’instant, je ne peux pas répondre à ta question, Louka. Mais je
suis sûre qu’à l’extérieur, il y a beaucoup de gens qui s’organisent pour
nous faire sortir d’ici au plus vite.
Quelques enfants s’étaient mis à pleurer en silence. Madame Diane
avait saisi une boîte de mouchoirs dans le pupitre de Rachel Plouffe et
l’avait conservée près d’elle après avoir distribué des Kleenex aux
personnes qui en avaient besoin. Elle avait tenté de rassurer ses élèves,
même si elle n’avait aucune idée de l’ampleur du drame qui se jouait entre
les murs de l’école.
— Je vous demande à tous votre collaboration. Je suis certaine que la
situation sera réglée rapidement, mais il faut être très vigilants, patients, et
surtout, il faut rester silencieux.
Des voix s’étaient fait entendre dans les corridors. La panique était
devenue encore plus intense dans la classe de madame Diane. Tous avaient
retenu leur souffle, et personne n’avait osé émettre le moindre bruit.
«Rendez-vous dans le corridor du fond. Ne prenez pas de risques en…»
Et le silence était revenu. Quelques instants plus tard, des bruits, en
provenance de l’extérieur, cette fois, s’étaient fait entendre. Madame Diane
s’était précipitée à la fenêtre pour soulever un coin de la toile.
De retour auprès de ses élèves, elle était plus inquiète que jamais.
— Il y a beaucoup de policiers dehors, avait-elle soufflé, espérant
rassurer ainsi les enfants qui semblaient paniqués.
Pendant plus de trente minutes, la classe 503 avait vécu dans un silence
quasi complet. Il devait en être ainsi dans tous les locaux de l’école Des
Marais. Marianne avait le cœur qui battait la chamade.
Son cerveau roulait à deux cent kilomètres à l’heure. Des idées, plus
étranges les unes que les autres, se bousculaient dans son esprit. «Et si je ne
revoyais jamais mes parents? Mon frère? Mon chien?»
La jeune fille n’avait pas vraiment conscience de l’étendue du danger
qu’elle courait, mais elle avait cependant compris que toute cette histoire
était dramatique. Les traits tendus du visage de madame Diane lui
confirmaient cette supposition.
Marianne n’avait jamais connu une telle charge d’émotions. Pour la
première fois de sa vie, une peur viscérale lui avait serré le ventre.
Le bip annonçant un message à l’interphone avait fait sursauter tous les
occupants de la pièce, tapis au fond du local.
«Votre attention s’il vous plaît. Code vert. Je répète. Code vert.»
À nouveau, les élèves de madame Diane l’avaient fixée, mais avec un
regard de soulagement cette fois.
— Tout danger est écarté, maintenant.
— Est-ce qu’on peut sortir? s’était empressée de demander Olivia
Gendron, qui avait laissé échapper un cri de panique en entendant le bip un
moment plus tôt.
— Non, pas tout de suite. Il faut attendre que quelqu’un vienne nous
chercher. Nous allons rester sagement assis encore quelques minutes.
Un murmure de désapprobation s’était fait entendre dans le groupe,
mais tous les enfants avaient respecté la consigne de leur enseignante. Un
quart d’heure plus tard, un policier avait tenté d’entrer dans la pièce, mais
avait été stoppé par la barricade de pupitres.
— Vous pouvez maintenant quitter les lieux, avait indiqué l’homme de
loi en aidant madame Diane à remettre de l’ordre dans la classe.
— Qu’est-ce qui s’est passé?
Plusieurs élèves avaient parlé en même temps.
— Votre directeur, monsieur Blouin, vous expliquera tout ça dans
quelque temps, avait simplement annoncé l’agent de police en s’en
retournant dans le couloir.
Marianne et ses amis avaient pu finalement sortir de l’école. À
l’extérieur, les parents attendaient leurs enfants. Ils avaient été alertés par
les médias, qui avaient fait grand cas de l’affaire.
— L’école et ses environs grouillaient de policiers et de journalistes,
ajoute Marianne, qui se souvient que sa mère était en larmes lorsqu’elle
l’avait retrouvée dans le stationnement de l’édifice.
Dans la cafétéria de la polyvalente Mattawa, presque toute la classe de
Marianne s’est massée autour d’elle pour entendre son récit.
— Ils ont arrêté le tireur? demande Nolan Plourde.
— En fait, c’était une fausse alerte. Un élève avait cru voir un bandit
entrer dans l’école avec une arme à feu et il avait appelé directement le 9-1-
1. Les policiers s’étaient précipités sur les lieux, et les mesures d’urgence
du code noir avaient été mises en place dans un temps record.
— Oh! My God! Je serais morte de peur, s’exclame Coralie Gervais,
très impressionnée par l’histoire de Marianne.
— Je dois t’avouer que c’était assez intense comme expérience. On a eu
le temps de s’imaginer tellement de choses avant de savoir ce qui se passait
réellement…
— Es-tu passée à la télé? demande Benoît-Pierre Martin en rigolant.
Marianne se contente de sourire.
— Non. Mais mon amie, oui, répond l’adolescente.
Les fortes émotions qui avaient secoué Estelle durant le confinement
s’étaient transformées en une envie subite d’être sous les feux de la rampe
dès qu’un journaliste lui avait mis son micro sous le nez. En jouant la pop
star, elle n’avait pu résister à la tentation de raconter son histoire dans les
moindres détails.
Elle s’en était vantée durant des jours, en plus de voir son témoignage
passer sur presque toutes les chaînes de télé.
Marianne se souvient de l’importante rencontre qui avait eu lieu dans le
gymnase lorsque le calme était revenu. Les élèves, le personnel, les
policiers et les parents s’étaient regroupés dans la grande salle. Le directeur
Blouin avait expliqué la situation en révélant qu’il s’agissait d’une fausse
alerte.
— C’était vraiment trop intense comme expérience, je vous jure!
Laura s’installe près de Stella avec un air découragé, comme cela se
produit de plus en plus souvent depuis quelque temps.
— Il veut me voir.
Elle se décide enfin à révéler à son amie ce qui la tracasse.
— Ton père?
— Oui, mais je n’en ai pas vraiment envie. Chaque fois que je pense à
lui, j’ai une boule dans l’estomac.
— En as-tu parlé avec ta mère?
— Elle ne décide rien. Le juge a déclaré qu’on pouvait avoir des visites
supervisées dans un endroit public. Il paraît que vu mon âge, j’ai le droit de
refuser. Je ne sais pas quoi faire. Mais il insiste pour nous rencontrer, mes
frères et moi.
Elle laisse échapper un long soupir.
— J’ai tellement hâte d’être grande. Personne ne me dira plus jamais ce
que je dois faire.
Marianne se rend compte qu’elle tient le même discours à l’occasion.
Elle constate que c’est le plus grand désir de tous les adolescents d’atteindre
la majorité pour être libres.
Elle se sent triste de voir son amie dans un état pareil. Depuis que les
parents de Laura sont séparés, elle n’a eu aucun contact avec son père.
— Il paraît qu’il est en thérapie pour contrôler ses colères, mais je suis
certaine qu’il agit comme ça juste pour tromper tout le monde. Il va
redevenir comme avant.
Les larmes coulent en abondance sur les joues de la jeune fille. Maïe-
Lin lui tend un papier mouchoir.
— Laura, tu dois garder espoir. Peut-être que sa façon d’être avec toi
aura changé. Est-ce que tu seras seule avec lui?
Laura secoue la tête sans rien rajouter.
— Bon, alors, il ne pourra pas te faire de mal.
Elle lève les yeux vers ses amis, qui l’entourent avec tendresse.
— Quand dois-tu le rencontrer?
— Samedi après-midi, à une heure, je crois.
Laura hésite.
— Mais… je ne veux pas y aller.
La mine déconfite, elle implore ses amis de venir à son secours.
— J’aimerais tellement que vous soyez tous avec moi!
Marianne sursaute en entendant cette demande et jette un regard en
direction de Stella et de Summer, assises en face d’elle.
— Mais je sais que c’est impossible, poursuit Laura, découragée.
Un léger soupir de soulagement se fait entendre autour de la table. Les
amis de Laura se souviennent des histoires qu’elle leur a racontées
concernant son père. Personne n’est vraiment rassuré sur les intentions de
monsieur Gravel et personne n’a envie de se trouver en sa présence, même
dans le cadre d’une visite supervisée.
— Mais on pourrait se rencontrer après, lance Vincent de sa voix
joviale, toujours prêt à calmer les choses.
— Bonne idée.
Marianne saisit la perche tendue par le seul garçon du groupe.
— Si on allait se rejoindre chez Gaspard? On pourrait manger une
poutine et jouer à l’arcade.
À l’idée d’être réunie avec ses amis tout de suite après cette rencontre
qui lui fait peur, Laura retrouve un certain entrain.
— Oui, ce serait super.
— On demande à nos parents ce soir et on se texte. Si tout le monde est
d’accord, on se verra au restaurant à deux heures.
Marianne,
Papa
Les premières personnes qu’elle veut remercier sont ses éditrices, Manon,
Danielle et Caroline. Merci, les filles! Grâce à vous, mon auteure
s’accomplit en réalisant son rêve et fait vraiment ce qu’elle adore!
Aussi, elle ne voudrait pas passer sous silence les gens qui travaillent sur le
plancher dans (presque) tous les salons du livre où elle se rend à travers le
Québec: Catherine, Cynthia et Richard. Vous êtes des perles, qu’elle vous
fait dire!
Plus près d’elle, elle tient à souligner le soutien que lui apportent sa famille,
son chum, ses enfants et ses petits-enfants, qui sont toujours là pour
l’encourager et lui permettre de se cloîtrer lorsque vient le temps des
séances d’écriture.
Au fil des semaines et des mois, elle rencontre aussi beaucoup de lecteurs et
de lectrices, que ce soit dans les salons du livre ou lors des animations
scolaires. Des jeunes allumés qui sont friands de nouvelles histoires et bien
sûr, qui ont une tonne de questions à poser sur le métier d’auteure. Elle
adore vous jaser… sérieux!
À la prochaine!