Vous êtes sur la page 1sur 10

PUSTULES DE PEINTURE ÉPIDÉMIE ET SYPHILIS DANS LES ARTS

VISUELS (XVE-XVIIE SIÈCLES)

Florence Chantoury-Lacombe

Dilecta | Corps

2008/2 - n° 5
pages 65 à 73

ISSN 1954-1228

Article disponible en ligne à l'adresse:


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta

http://www.cairn.info/revue-corps-2008-2-page-65.htm

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Chantoury-Lacombe Florence, « Pustules de peinture épidémie et syphilis dans les arts visuels (xve-xviie siècles) »,
Corps, 2008/2 n° 5, p. 65-73.
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Dilecta.


© Dilecta. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
(LIRE)
PUSTULES DE PEINTURE
ÉPIDÉMIE ET SYPHILIS
DANS LES ARTS VISUELS (XVe-XVIIe siècles)
Florence Chantoury-Lacombe

D
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta

ANS UN PASSAGE DU MÉDECIN DE JULES II, Giovanni Da Vigo souligne le caractère

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta
épidémique et inédit de la syphilis : « Au mois de décembre de l’année 1494 il
se développa en Italie presque tout entière une maladie de nature jusqu’alors inconnue.
Cette maladie reçut des divers peuples qu’elle affligea des dénominations différentes. Elle
fut appelée mal de Naples par les Français, qui prétendirent l’avoir contractée à Naples et
l’avoir rapportée de là dans leur pays. Les Napolitains, de leur côté, lui donnèrent le nom
de mal français, parce qu’elle s’était manifestée et répandue pour la première fois en Italie
à l’époque de l’expédition française » (Da Vigo, 1514 : V). La liste peut être encore étendue
si l’on considère que, pour les Polonais, il s’agissait du mal allemand et, pour les Russes, du
mal polonais ; au Portugal, il est le « mal castillan ». L’extrait indique le glissement nomi-
natif dont la syphilis a été l’enjeu, dès son origine, en endossant le nom du voisin détesté
ou du pays victime des inimitiés diplomatiques. Ce glissement sémantique géographique
renvoie à la question de l’identité nationale d’une maladie (Moulin, 1990). En parcourant
les récits historiques, on s’aperçoit que la syphilis se manifeste comme la championne des
maladies socioculturelles, associée à la corruption sociale et religieuse, pathologie redou-
tée et hautement stigmatisée : il s’agit toujours d’un autre groupe social, d’un autre groupe
religieux ou d’une autre nation.
Tous les moyens sont là pour faire de cette maladie attractive un véhicule de polémi-
ques. Encore aujourd’hui, l’origine de la syphilis pose problème au monde de la médecine.
Ce qui fut considéré comme une épidémie de syphilis en 1494 laisse en suspens la question
de savoir s’il s’agissait bien de la syphilis car la virulence et la sévérité des symptômes ne
correspondent pas avec la nosologie actuelle de l’infection à Treponema pallidum. Certains
historiens de la médecine pensent que Christophe Colomb a peut-être rapporté une autre
maladie de contamination vénérienne qui aurait disparu après quelques décennies alors
que des auteurs font état de « grosse vérole » avant cette date, notamment le poète italien
Ange Politien vers 1475. Toutefois, le fait central dans les descriptions de cette nouvelle
maladie, à la Renaissance, c’est l’idée de contamination massive de la syphilis, observée aussi
bien dans les représentations littéraires que picturales.
LIRE

Nº 5 – Octobre 2008 – Les Corps de la contagion


65
LA CONCEPTION DE LA SEXUALITÉ POLLUANTE
Dans l’histoire des épidémies, il est fréquent de constater qu’une épidémie ou une catas-
trophe naturelle sert de bouc émissaire aux promoteurs de la foi. Lorsque les modalités
de la peur se renouvellent, lorsque s’accumulent les composantes de l’angoisse, le discours
moralisateur devient prépondérant et se veut alarmiste. La nouvelle tendance qui s’affiche
alors réhabilite avec force l’idée que l’homme doit se ressaisir. Dans une gravure de Dürer,
L’Homme syphilitique de 1490, parue dans l’ouvrage de Théodore Ulsenius, la mise en scène
suggère une explication astrologique de la syphilis (fig. 1). La partie supérieure de l’image est
occupée par un large globe céleste où nous retrouvons les signes du zodiaque, l’inscription de
l’année 1484 et les armes de la ville de Nuremberg. Cette représentation permet d’observer
la conjonction cette année-là de cinq planètes dans le signe du scorpion, signe qui gouverne
les parties génitales et qui est interprété comme annonciateur de la syphilis1. Dans la même
veine, les explications théologiques et astrologiques de l’origine du mal prennent place dans
l’ouvrage majeur de Girolamo Fracastoro, archiatre de Paul III et médecin du Concile de
Trente. Dans son poème Syphilis sive de morbo gallico, dédié au poète vénitien Pietro Bembo,
Fracastoro décrit la syphilis à travers son aspect contagieux qui se propage par le coït et se
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta

caractérise au début par de petites ulcérations aux parties génitales, suivies d’éruption de

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta
pustules le plus souvent croûteuses au cuir chevelu et sur tout le corps (Fracastoro, 15302).
Fracastoro admet la transmission sexuelle mais attribue l’origine de la syphilis à une conjonc-
ture astrale défavorable, il évoque la naissance spontanée de la maladie et de son germe.

Fig. 1 : Albrecht Dürer, L’Homme atteint de la grosse vérole, 1490,


gravure sur bois, illustration de l’ouvrage de Theodoricus Ulsenius, Vaticinium in epidemicam scabiem, Nuremberg, 1496.

Chez Dürer, la représentation individualisée du corps souffrant est associée à une figura-
tion spectaculaire de la syphilis : une volonté d’exubérance de la pathologie constituée par la
représentation de pustules, par l’effet d’une peau damasquinée. Cet excès dans l’image va de
pair avec l’amplification des vêtements : l’énorme chapeau à plumes, le manteau abondant,
les chaussures ajourées et les longs cheveux ondulés du personnage. Tout cela relève de la
caricature du Français, considéré comme le principal agent de la syphilis que l’on rattachait

66 Lire
aux excès sexuels et aux déviances, selon le mythe allemand tramé autour de cette patho-
logie. Dans cette seconde strate de significations, l’image du syphilitique renvoie au domaine
de la sexualité réprouvée : la contagion vénérienne est interprétée en termes de culpabilité,
il s’agit bien de mettre en avant le fait qu’il s’agit d’une flétrissure physique et morale. Pour
aller plus avant, penchons-nous sur la place de la métaphore comme outil pictural. Lorsque
l’artiste fait usage de « métaphore figurative » selon l’expression de Robert Klein, la lecture
de l’image apparaît codée (Klein, 1970). Cette métaphore figurative se définit comme un
processus de transformation de sens, semblable à la métaphore langagière, dans lequel
l’artiste choisit de représenter une ou plusieurs figures dans une attitude, une position qui
renvoie à un personnage de l’histoire de la peinture ou de la sculpture. Dans le cas de la
gravure de Dürer, la position du personnage syphilitique reproduit la figure du Christ de
douleurs montrant ses blessures, telle une parodie de l’ostentatio vulnerum, ce sont bien les
stigmates que le malade nous donne à voir. Il s’agit d’une mise en scène rhétorique de l’affect
qui se manifeste par un détail persuasif dont l’efficacité, l’affectum devotionis, est encouragée
chez le spectateur. Comme l’a souligné Daniel Arasse, le corps, à la Renaissance, est en
grande partie produit pour une dévotion efficace (Arasse, 1981). À partir du XIVe siècle, une
évolution se marque par le développement d’une nouvelle pratique, la dévotion, qui vise, par
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta
la production d’images intérieures, à activer l’affect dévotionnel. Dans ce nouveau rapport
du croyant à sa religion, le mystère de la foi n’est pas l’objet d’une approche théorique mais
bien d’une expérience affective qui met le corps au premier plan. C’est ici une stratégie
d’expression semi-clandestine consistant à représenter des personnages dans des positions
et avec une gestuelle qui évoquent une expression conventionnelle religieuse affectée à une
situation (la compassion, la pitié, l’affliction) ou encore à un fait historique renvoyant direc-
tement à un personnage connu. En s’identifiant au Christ, le dévot est invité à faire preuve
d’humilité afin de lui rappeler qu’un jour lui aussi pourrait avoir à solliciter la grâce de Dieu
devant la maladie. Ces collages rhétoriques apparaissent comme des opérateurs de lecture
qui orientent la réaction du spectateur dévot à travers des attitudes canoniques devant le
mal. Ces procédés font appel au sentiment du spectateur en mettant en scène des figures
qui véhiculent, par leur forme même, une signification non explicite mais reconnaissable et
porteuse de sens pour le croyant de l’époque. Ce qui apparaît en filigrane dans ce dispositif
figuratif c’est l’idée que si la médecine n’a pas les moyens réels de traiter la syphilis, le pouvoir
religieux, lui, a les manières exactes spirituellement d’améliorer la condition du malade et
la fonction de contenir ce qui est considéré à l’époque comme une faute digne d’affliction.
Au même titre que le Christ qui a enduré ses épreuves pour sauver l’humanité, le syphili-
tique devra supporter sa maladie pour racheter sa conduite. Dans la gravure de Dürer, la
syphilis est liée à la sexualité réprouvée par trois ordres de significations : en premier lieu,
par le recours à l’interprétation astrologique de l’épidémie et par la figuration du signe du
scorpion ; puis, par la caricature de l’homme français et par la métaphore figurative du
Christ de douleurs, renvoyant directement à l’idée de maladie punition. Toutefois, s’il faut
reconnaître très tôt un discours moral dévolu à la syphilis, il ne s’agit pas d’y voir les enjeux
sociaux du XIXe siècle. Le contexte de la fin du XIXe siècle a eu de la syphilis un point de vue
de ressentiment moral : apparaissant comme maladie honteuse, la bourgeoisie chrétienne
en a fait son antiétendard. Dès 1555, Musa Brassavola annule l’hypothèse de la vengeance
divine et les mesures sanitaires de répression de la prostitution, à cette époque, ne sont pas
très strictes.
La maladie en peinture trouve une validité parce que les auteurs de traités artistiques
lui reconnaissent une efficacité dans son rôle de médium salvateur et agissant, pour autant

Nº 5 – Octobre 2008 – Les Corps de la contagion


67
que le peintre fait preuve de justesse d’esprit et de retenue. L’opportunité d’un ordre de
représentation de la pathologie et du corps infirme est manifeste au sein des discours sur
l’art, lorsque le jugement esthétique se fait tributaire d’un regard moral : le mythe du malade
ou du personnage difforme mal intentionné et hostile devient une figure récurrente dans les
écrits de la Renaissance. Dans cette conception, le corps malade ou difforme est associé au
péché, à la vilenie, à la criminalité, et les auteurs des traités artistiques vont recommander
ce motif aux peintres afin de produire une reconnaissance univoque des personnages qu’ils
jugent méprisables. L’extrême limite de cette pensée se révèle en peinture lorsque les artis-
tes animalisent l’expression humaine des figures d’estropiés et que les personnages estimés
mauvais, les bourreaux du Christ, sont nantis des symptômes d’une maladie elle-même
jugée infamante, la syphilis. Cette conception du personnage déprécié est univoque dans la
représentation de Saint Sébastien de Mantegna du Louvre : les deux personnages au premier
plan dans le coin inférieur droit sont figurés avec un visage couvert de pustules syphilitiques
(Laneyrie-Dagen, 1997).

LE SENTIMENT DE CULPABILITÉ
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta

Chez Dürer, nous avions affaire à une conception individualisée de la syphilis vécue

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta
comme condamnation d’un modèle de vie dissolue. Le discours moralisateur gravitant autour
de cette conception trouve également une formulation collective par la représentation de
l’épidémie. La conception religieuse de la maladie vécue comme une punition s’élabore
autour de l’idée que la douleur ou la maladie sont les versions somatiques des péchés. La
finalité de la maladie vient sanctionner le coupable par ses manquements à la loi. La syphilis
devient alors un trait lancé par la main de Dieu en témoignage du courroux que l’humanité
a soulevé, c’est une nouvelle valeur symbolique de la maladie qui est convoquée à travers la
pensée eschatologique. Cette conception punitive de la maladie, associée à des notions de
représailles, se trouve établie pour d’autres maladies épidémiques, essentiellement dans le
cas de la représentation de la peste et de la variole.

Fig. 2 : Giorgio Vasari, Sainte famille avec la Vierge et l’Enfant entre sainte Anne et saint Joseph,
le Père éternel et les saints Donats et Roch à gauche, saint Stéphane et saint Sébastien à droite,
huile sur panneau, 212 x 354 cm, Arezzo, Musée d’art médiéval et moderne, 1536.

Le motif du dieu courroucé envoyant la peste renvoie à un passage de la Bible, les trois
flèches que Dieu tient en sa main droite sont lancées sur les hommes pécheurs : une est
celle de l’épidémie, les deux autres évoquent la guerre et la famine d’où la phrase du rituel
liturgique suppliant Dieu de protéger l’humanité, « a este, fame e bello ». Dans un étendard
de procession réalisé par Benedetto Bonfigli, La Vierge de miséricorde, les flèches de la peste
sont envoyées sur la Vierge qui préserve les citoyens de la ville sous son ample manteau.
Nous rencontrons de nouveau ce procédé figuratif dans l’un des panneaux de la prédelle de
la pala de San Rocco (fig. 2), exécutée par Vasari en 1536-1537. L’épisode biblique présente
Jéhovah envoyant la peste au roi David après que ce dernier a fait un choix entre divers

68 Lire
fléaux – la peste, la famine ou la guerre – envoyés sur le peuple d’Israël (Samuel, 24, 9-17).
Aucune échappatoire devant ce dieu vengeur aidé par deux anges exterminateurs, l’un,
archer qui lance les flèches de la peste et l’autre, hissé sur un dragon/serpent déversant le
poison de la contagion sur l’humanité. Au sein de ces images, l’idée d’épidémie est affirmée
par le principe de la collectivité, de la multitude mais aussi par le caractère implacable de sa
diffusion, une puissance surnaturelle et une transmission massive car céleste.
Comme celle de la peste, la représentation collective de la syphilis propose une vision
eschatologique de l’épidémie, transmet l’idée de punition divine mise en peinture par la figu-
ration des flèches lancées par un personnage sacré. Dans l’ouvrage que Joseph Grünpeck,
secrétaire de l’empereur Maximilien Ier, consacre à la syphilis, Libellus de mentulagra alias
morbo gallico, une gravure donne à voir la Vierge remettant une couronne aux croisés et
à l’empereur Maximilien alors que le Christ enfant envoie les flèches de la syphilis sur les
vaincus (fig. 3). Dans une appropriation politique, ici, les ennemis de l’empereur sont punis
par le flagellum Dei, la vengeance de Dieu. Les flèches sont accompagnées de rayons actifs
de la maladie, telle une guerre bactériologique. Ce principe de radiation est figuré par la
main du Christ qui propage la syphilis sur les corps au moyen de la représentation de
rayons diffus, telle une diffusion aérienne de germes dans le cas paradoxal ici d’une nouvelle
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta
maladie vénérienne. Ce dispositif figuratif – le halo rayonnant – ordinairement employé pour
suggérer la rencontre de la grâce pour un personnage sacré, est ici renversé dans son sens
le plus funeste, la contamination par la syphilis3. Exceptionnellement, le pouvoir christique
est détourné pour condamner une action jugée détestable – la guerre – tout en ayant une
portée stratégique, puisqu’il s’agit d’exposer le pouvoir de l’empereur Maximilien Ier, doté
d’une assistance surnaturelle.

Fig. 3 : Anonyme, Les Flèches de la syphilis, gravure tirée de l’ouvrage de Joseph Grünpeck,
Traité du mal français, Augsburg, 1496.

LE CORPS PUSTULEUX
Le principe de radiation, le déversement d’un poison et la contamination massive par
les flèches sont des moyens picturaux efficaces pour suggérer le principe d’épidémie en
peinture. À ces modalités picturales et graphiques va s’ajouter la « purulence picturale » qui
s’observe directement sur le corps des syphilitiques. Dès le début du XVIe siècle, la syphilis
est associée au contact sexuel et les infectés deviennent des pécheurs envers Dieu, mais
il faut savoir que la promiscuité sexuelle est invoquée dans la plupart des déclenchements
des affections éruptives aiguës et chroniques. C’est aussi pourquoi la syphilis a été affiliée
à la lèpre et a contribué à entretenir l’aura d’impudicité des lépreux. Comme la lèpre, la
syphilis est identifiée à une pathologie qui défigure et apporte la mort aussi doucement que
la victime endure des souffrances toute sa vie. De la même manière que la lèpre avait recou-
vert le corps de Job et des lépreux dans les gravures du XVe siècle, la représentation de la

Nº 5 – Octobre 2008 – Les Corps de la contagion


69
syphilis expose un effet de taches exacerbé couvrant les corps des syphilitiques. Déjà, dans
le personnage syphilitique de Dürer, l’artiste impose la représentation d’un corps recouvert
de pustules – moucheture, tacheture – éruptions cutanées suggérées par des formes circu-
laires donnant une impression de relief. De même, dans l’une des gravures de l’ouvrage de
Grünpeck, au premier plan, notre vision est arrêtée par le motif du corps souffrant allongé,
l’idée de purulence est évoquée par la représentation de taches. Dans un dessin anonyme
illustrant l’ouvrage d’un médecin néerlandais Steven Blankaart (1650-1702), La Vénus effrayée
et assiégée, paru à Leipzig en 1689, sont présentées les différentes formes de thérapie de la
syphilis (fig. 4). Au premier plan, à droite, un personnage syphilitique est représenté dans
une étape avancée de la syphilis, son corps est recouvert de taches noires, lesquelles font
référence aux syphilides papuleuses apparaissant sur le corps entre le quatrième mois et le
douzième mois après la déclaration de la maladie. On observe le traitement par sudation
et le fumage par vapeurs de mercure, représenté à l’arrière-plan. L’idée d’évacuation est
suggérée par les vomissements du personnage alité.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta
Fig. 4 : Steven Blankaart, La Vénus effrayée et assiégée, Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel.

À la Renaissance, la tache est en lien direct avec le terme d’« infection » (infectio, inficere).
Cette notion, inconnue de la médecine antique, réfère à imprégner, colorer, teindre, pénétrer,
dans son sens technique. Le terme latin d’infectio désigne au sens littéral la teinture, c’est-
à-dire l’action consistant à imbiber quelque chose d’un colorant et la substance utilisée à
cet effet. Plus encore, l’émanation pathogène de l’air, le miasma, est un substantif dérivé
du verbe miainô, colorer, teindre. Le mot miasma est donc, étymologiquement, le pendant
grec du mot latin, infectio4. Un glissement du sens initial de coloration vers celui de souillure
se produit à partir du XIIIe siècle; les auteurs parlent surtout d’imprégnation des objets et
des organismes par des substances répugnantes, d’une odeur désagréable et nocive pour la
santé. Avec la grande pandémie de la peste de 1348 s’établit le passage vers une acception
médicale, la souillure matérielle est tenue pour une cause morbide. Dans un tel contexte
sémantique, accompagné des craintes liées à la question de la respirabilité de l’air à la Renais-
sance, nous comprenons mieux, par ces diverses connotations des notions d’infection et de
miasme, l’insistance portée aux taches de peinture de la syphilis.
Cette multiplication de pustules de peinture se rencontre jusque dans le portrait. On
peut souligner d’emblée le caractère unique d’un dessin d’Hans Holbein le Jeune qui, avant

70 Lire
d’être le portrait d’un individu ayant posé devant le peintre, se manifeste comme la représen-
tation du visage pustuleux d’un jeune homme syphilitique (fig. 5). Car il s’agit bien de syphilis
ici, le fait est confirmé par une inscription disparue aujourd’hui sur le dessin de Holbein :
« Porträt U. von Hutten in seinem Todesjahr. » Ulrich von Hutten, diplomate et théologien
allemand, aurait contracté la syphilis lorsqu’il servait en Italie et guérit de la maladie grâce à
une cure au bois de gaïac. Après sa guérison, il rédige un ouvrage sur la manière de guérir
la syphilis, De gaïaci medicina et morbo gallico (Mayence, 1519), faisant du bois de gaïac le
nouveau traitement efficace remplaçant le mercure. Au même titre que Joseph Grünpeck,
Hulrich von Hutten a produit un témoignage précieux sur la syphilis. Son ouvrage, écrit sur
les conseils des médecins Paul Ricius et Henri Stromey, allait faire connaître le traitement
dans toute l’Europe5.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta
Fig. 5 : Hans Holbein le Jeune, Portrait d’Ulrich von Hutten, 1523, dessin, Cambridge, Fogg Art Museum.

Le portrait de von Hutten n’est pas un seulement un portrait en tant que tel, le portrait
d’un individu, mais plutôt le portrait de la syphilis elle-même. C’est la représentation d’un
visage comme mémoire de la maladie. La syphilis se manifeste comme une expérience qui
met en cause le visage humain et ses facultés expressives. La visibilité du visage est entamée,
elle perd son intégrité en se désintégrant derrière la maladie. C’est une présence humaine
qui s’affiche, mais sous l’aspect d’une face travaillée par le processus de la syphilis. Le visage
de von Hutten n’est pas proposé au regard, il est obligé à la vue dès lors que nous sommes
fascinés et arrêtés par l’image. Il s’agit de faire éprouver un affect de la limite, un affect du
débordement : Holbein a peint la syphilis avec le trouble qu’elle entraîne6 .

À travers ce parcours d’images, nous voyons que l’idée d’épidémie en peinture trouve
un ensemble commun de procédés picturaux et graphiques dès lors qu’il s’agit de la repré-
sentation de la peste, de la lèpre et de la syphilis. Un glissement pictural s’est produit d’une
pathologie à l’autre dans lequel les mêmes modalités des constructions imaginaires sont
établies : conception d’une contamination collective, sentiment de culpabilité à travers l’idée
du courroux de Dieu et idée d’une sexualité polluante. Un lien plus direct s’observe, cepen-
dant, avec la représentation de la lèpre car la syphilis, de même que la maladie de Hansen,
se combine avec l’impact psychologique des symptômes, c’est-à-dire avec la conception

Nº 5 – Octobre 2008 – Les Corps de la contagion


71
commune d’une maladie mutilante. Comme l’a souligné Anne-Marie Moulin, le « génie
épidémique » d’une maladie s’enchaîne avec la transformation du savoir pour brouiller la
perception claire, ce qui permet de constater que dans les représentations d’épidémies
ce sont surtout des conceptions culturelles fluctuantes qui sont exprimées, particulière-
ment dans le cas de la syphilis. De ce fait, sa représentation se distancie précisément d’une
symptomatologie picturale qui donnerait à voir, dans l’image, les signes cliniques d’un état
pathologique.

1. Pour la signification iconographique du scorpion comme un signe de perversité sexuelle, voir Aurigemma L. 1976, Le
Signe zodiacal du scorpion dans les traditions occidentales de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Mouton, p. 92.
2. Il s’agit d’un poème didactique écrit en hexamètres latins et dont l’auteur semble avoir puisé l’idée dans Ovide.
Fracastoro raconte l’histoire du berger Syphilus mais la première description de la syphilis provient d’un médecin
militaire des troupes vénitiennes, Cumano : « plusieurs hommes d’armes ou fantassins […] avaient, par le bouillon-
nement des humeurs, des pustules à la face et sur tout le corps. Semblables à un grain de mil, elles apparaissaient
habituellement sous le prépuce, à la face externe ou sur le gland avec un léger prurit » (Quétel, 1986).
3. La plupart du temps, les saints guérisseurs utilisaient leur pouvoir thaumaturge dans l’intention d’éliminer la maladie,
dans les récits hagiographiques, il arrivait qu’ils transmettent un état pathologique en signe de châtiment. Dans un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta
récit de la fin du XIVe siècle, les Assempri de Filippo degli Agazzari, la punition par la maladie est racontée pour une
femme qui aurait invoqué saint Antoine dans le dessein de rivaliser de beauté avec sa voisine grâce au maquillage.
Le saint, qui d’habitude soigne le feu Saint-Antoine, inocula cette pathologie à la femme en guise de punition. Voir
Varanini G. et Baldassari G. 1993, « Racconti esemplari del due e trecento » dans I novellieri italiani, Roma, Salerno
Editrice, t. 3, p. 304.
4. Selon Grmek M. D. 1984, « les vicissitudes des notions d’infection, de contagion et de germes dans la médecine
antique », dans Sabbah G. (éd.), Textes médicaux latins et antiques, Saint-Étienne, Centre J. Palerme, p. 56. L’examen
philologique a montré qu’on imaginait dans l’Antiquité ce phénomène de contagion comme quelque chose de
semblable à la transmission visible d’une souillure, d’une tache de couleur. Gourevitch D. 1984, « Peut-on employer
le mot d’infection dans les traductions françaises des textes latins ? », dans Sabbah G. (éd.), op. cit., pp. 49-52.
5. Pour la conception de la putréfaction de l’air à la Renaissance, voir Chantoury-Lacombe F. 2006, Actes du colloque
international organisé à la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, à Aix-en-Provence, les 23-25 septem-
bre 2004, Boulhol P., Gaide F. et Loubet M., Aix-en-Provence.
6. En vingt-six chapitres, von Hutten présente une étude historique et clinique de la maladie : son apparition, les symp-
tômes et les troubles qu’elle apporte. Des indications sont données par l’auteur sur le nouveau traitement au gaïac :
son origine, son nom son aspect et ses propriétés. Il traite ensuite de sa préparation, des décoctions, de son utilisa-
tion et des prescriptions concernant la diète et le régime à suivre, les précautions à prendre durant le traitement et
la convalescence. Von Hutten, qui se réfère à son expérience, souligne que le gaïac a d’autres efficacités : il soigne la
colère, rend les hommes joyeux, délivre la tête de ses humeurs et de ses lourdeurs. Il agit aussi sur les podagres, les
paralytiques et a même quelques puissances contre la lèpre et l’épilepsie. L’introduction du nouveau remède doit
dater au plus tard de 1508 comme l’indique Francisco Delicado dans son ouvrage, Del modo di adoperare il ligno di
India Occidentale salutifero remedio a ogni piaga e mal incurabile e si guarisca il mal francese, 1526. Arrivé en Espagne,
le bois indien circula au Portugal, en Italie, et en Allemagne vers 1517.

BIBLIOGRAPHIE
Arasse, D. 1981, « Entre dévotion et culture : fonctions de l’image religieuse au XVe siècle »,
dans Faire croire. Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du
XIIe au XVe siècle, table ronde organisée par l’École française de Rome, Palais Farnèse,
pp. 131-146.
Arrizabalaga J. & French R.K. 1997, The Great Pox: the French Disease in Renaissance in Europe,
New Haven/London, Yale University Press.

72 Lire
Aurigemma L. 1976, Le Signe zodiacal du scorpion dans les traditions occidentales de l’Antiquité
à la Renaissance, Paris, Mouton.
Brabant H. 1966, Médecins, malades et maladies à la Renaissance, Paris, La Renaissance du livre.
Chantoury-Lacombe F. 2006, « L’Image comme arsenal thérapeutique : purification et guéri-
son par l’image à Venise au XVIe siècle », dans Guérisons du corps et de l’âme : approches
pluridisciplinaires, Presses de l’université d’Aix-en-Provence, pp. 283-294.
Chatelux J. 1969, « Le Bois de Gaïac au XVIe siècle ou de Hutten au Pantagruélion », dans
Études rabelaisiennes, Genève, Librairie Droz, t. 8, pp. 29-50.
Da Vigo G. 1514, Practica in arte chirurgica, Venise, A. Valderano, livre V.
Dutour O., Palfi G., Bérato J. et Brun J.-P. (éds) 1994, Actes du colloque international de
Toulon, 25-28 novembre 1993, Toulon, Errance.
Fabre G. 1998, Épidémies et contagions, l’imaginaire du mal en Occident, Paris, PUF.
Foa, A. 1984, « Il nuovo e il vecchio : l’insorgere della sifilide (1494-1530) », dans Quaderni
Storici, no 55 : 11-34.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta

Fracastoro G. (1530) 1893, Syphilis sive de morbo gallico, traduction et notes de Léon Meunier,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 11/12/2013 15h22. © Dilecta
Paris, Société d’éditions scientifiques.
Gilman S. 1993, “Touch, Sexuality and Disease”, dans Bynum W.F. & Porter R. (éds), Medicine
and The Five Senses, Cambridge University Press, pp. 198-224.
Goens J. 1995, De la syphilis au sida : cinq siècles des mémoires littéraires de Vénus, Bruxelles,
Presses Interuniversitaires Européennes.
Klein R. 1970, La Forme et l’intelligible. Écrits sur la Renaissance et l’art moderne, Paris, Gallimard.
Laneyrie-Dagen N. 1997, L’Invention du corps, Paris, Flammarion.
Marmottans A. 1994, « Les Traitements anciens de la syphilis », dans Dutour O., Palfi G.,
Bérato J. et Brun J.-P., L’Origine de la syphilis en Europe avant ou après 1493 ? Actes du
colloque international de Toulon, 25-28 novembre 1993, Centre archéologique du Var,
Paris, Errance, pp. 258-262.
Moulin A.-M. 1990, « L’Ancien et le Nouveau. La réponse médicale à l’épidémie de 1493 »,
dans Bulst H. et Delort R. (éds), Maladies et sociétés, Paris, CNRS Éditions, pp. 121-132.
Nohl J. 1986, La Mort noire : chronique de la peste d’après les sources contemporaines, trad. de
l’anglais par Howe A., présentation de Brossollet J., Paris, Payot.
Panofsky E. 1961, “Homage to Fracastoro in a Germano-Flemish Composition of about
1590?”, dans Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek, no 12 : 1-33.
Quétel C. 1986, Le Mal de Naples : histoire de la syphilis, Paris, Seghers.
Saluzzo J.-F. 2004, Des hommes et des germes, Paris, PUF.
Schleiner W. 1994, “Moral Attitudes toward Syphilis and its Prevention in the Renaissance”,
dans Bulletin of the History of Medicine, vol. 68, no 3 : 389-410.
Von Hutten U. (1519) 1865, Livre du chevalier allemand Ulrich de Hutten sur la maladie française
et sur les propriétés du bois de gayac…, trad. du latin par Potton F.F.A., Lyon, Louis Perrin
Wald Lasowski P. 1988, « Syphilis et littérature », dans Bardet J.-P. (éd.), Peurs et terreurs face à
la contagion. Choléra, Tuberculose, Syphilis. XIXe-XXe siècles, Paris, Fayard, pp. 296-313.

Nº 5 – Octobre 2008 – Les Corps de la contagion


73

Vous aimerez peut-être aussi