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JÉRUSALEM, LA SAINTE

GÉRARD ISRAËL

JÉRUSALEM,
LA SAINTE
© ODILE JACOB, MAI 2001
15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS

www.odilejacob.fr

ISBN : 978-2-7381-7412-3
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À ma femme, dont la coopération
constante, bienveillante et souriante
m’a été des plus précieuses.
PROLOGUE

Les guerres de religion sont les pires qui soient. L’invocation


du motif théologique conduit invariablement au fanatisme et à son
cortège de violences. Rien ne sert de « théologiser » un conflit de
nature politique. Cette évidence apparaît intensément au regard de
l’affrontement qui oppose, au Proche-Orient, des enjeux de pouvoir
divergents, sur fond de légitimité religieuse.
La question de Jérusalem constitue, à elle seule, l’illustration
dramatique d’une dispute dans laquelle les trois religions issues de
la Bible se trouvent indirectement engagées, peut-être malgré elles,
et dont les effets se répercutent à l’infini.
Notre tentative consiste à mettre en évidence les données fon-
damentales qui motivent la pensée de Jérusalem dans les trois tra-
ditions. Un approfondissement ainsi conçu ne conduit pas néces-
sairement à une aggravation des oppositions. Au contraire, une
telle réflexion pourrait être salutaire et montrer combien l’irréduc-
tible contraste des légitimités n’est que très relativement fondé en
théologie.
La centralité de Jérusalem dans la pensée et la liturgie
judaïques s’oppose-t-elle inéluctablement à la conception que les
chrétiens se font, aujourd’hui, de la Ville qui connut la prédication
et le martyre de Jésus ? La priorité dans le temps que peuvent invo-
quer les descendants des Hébreux est-elle antithétique à l’institu-
tion de Jérusalem comme la troisième Ville sainte de l’islam ?
10 JÉRUSALEM , LA SAINTE

L’élévation de la cité de David en résidence divine, la fréquen-


tation du temple de la Ville sainte par Jésus de Nazareth, la tradi-
tion qui fait de Jérusalem le lieu d’où Mahomet monta au ciel, se
situent-elles sur le même plan ?
Laquelle des trois religions détient-elle la clé de la Sainteté de
Jérusalem ? La Sainteté peut-elle être partagée ?
DU NIL À L’EUPHRATE

Jérusalem, la Ville trois fois sainte, est-elle également pré-


sente dans la pensée religieuse de l’islam, du christianisme et du
judaïsme ?
Les trois traditions qualifiées par les théologiens musulmans
de « religions du Livre » puisent à la même source, celle de la
Bible hébraïque. Elles sont parcourues par les mêmes thèmes,
habitées par les personnages extraordinaires des cinq livres de
Moïse. Elles sont illustrées par les paroles des prophètes et par la
description des actes de leurs héros, les rois d’Israël en particu-
lier. Adam, Noé, Lot, Abraham, Isaac, Jacob, Elie, Moïse, Aaron,
Saül, David, Salomon, Jonas, Job apparaissent dans le récit évan-
gélique comme une référence transitoire. Ils sont les chantres du
poème théologique du Coran.
Pourtant, pris au pied de la lettre de leurs textes fondateurs,
les trois traditions restent irréductibles les unes aux autres.
L’intervention initiale de Moïse, le législateur, ne ressemble guère
à la prédication de Jésus et la prophétie de Mahomet, malgré le
souci de récapitulation qui l’inspire, établit une césure entre sa
vérité et celles qui préfiguraient son intercession.
C’est en réalité l’espace géographique de la Bible qui assure
la continuité et l’unité du message. En ce sens, le topologique
oriente le théologique. La pérégrination des peuples auxquels la
révélation est apparue s’inscrit dans une région du monde bien
définie, le grand Proche-Orient qui va du Nil à l’Euphrate et de la
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mer Supérieure au désert. Des lieux sacrés s’y trouvent


incrustés : le mont Moriah sur lequel Abraham accepta de sacri-
fier son fils Isaac avant que Dieu n’arrêtât son bras, le mont Sinaï
où la Loi fut proclamée, le mont Nébo où mourut Moïse, privé
par son Inspirateur du droit d’entrer en Terre promise ; le pays
de Canaan, cette terre où coulent le lait et le miel ; Jéricho, la
ville aux murailles infranchissables, emportées cependant par
Josué ; la vallée du Jourdain où vécurent finalement les Hébreux
sous la conduite des juges et des rois d’Israël et enfin, mille ans
avant notre ère, Jérusalem que le roi David devait définitivement
conquérir sans pour autant en chasser les habitants d’origine, les
Jébuséens, avec lesquels il réalisa une certaine symbiose. Au
cœur de Jérusalem, David édifia son Palais royal et y construisit
une citadelle nommée Sion. Il fit enfin déposer dans la Ville,
l’Arche de l’Alliance que les Hébreux avaient portée sur leurs
épaules, durant quarante ans, et jalousement gardée au cours
des années qui suivirent.
À partir de ce moment, tout commence. Jérusalem est au
cœur de la nation biblique. Elle est le lieu de Dieu et conclut défi-
nitivement le projet divin concernant cette même nation ; Israël
est à la fois constitué par un peuple, une Loi et une terre ayant
en leur centre la Jérusalem terrestre.
Il fallait aussi que le roi Salomon, fils de David, décidât, sur
l’injonction divine, d’édifier à Jérusalem le temple voué à
l’Éternel ; la résidence du Dieu Invisible. La construction consa-
crée, immense et splendide, étend ses bâtiments autour du lieu
du sacrifice d’Isaac, le mont Moriah, le Rocher sacré. Nul ne peut
y pénétrer, sauf le Grand Prêtre une fois par an. Tout Israël, pré-
sent ou éloigné, vit à l’ombre de ce temple, preuve matérielle du
compagnonnage divin, signe permanent de la présence divine au
sein de son peuple.
L’Histoire peut en effet débuter. Le monothéisme est en
place… à Jérusalem.
Moins d’un millénaire après le geste de Salomon, les nations
de l’espace gréco-romain, à la suite de Paul de Tarse, ont propagé
l’idée qu’au fond de l’Orient, Dieu lui-même s’était révélé à un
peuple choisi un peu au hasard ; que dans toute sa grandeur,
Dieu en avait fait « une nation sainte et un peuple de prêtres ».
Cette histoire-là, les peuples d’Arabie qui, six cents ans plus
tard, répondirent à l’Appel (le Coran) du Prophète Mahomet, ont
DU NIL À L ’ EUPHRATE 13

voulu l’intégrer sans détours. Elle était, par la force du verbe


mahométan, devenue leur histoire…
Pour le christianisme comme pour l’islam, l’histoire d’Israël
est l’histoire commune de la révélation divine. Et Jérusalem, la
cité de David, est un pôle de cette histoire.

La Jérusalem céleste

La Ville sainte inspirait crainte et respect à tous les peuples


de la région. Elle était, parce que des trésors y auraient été
conservés, l’objet de convoitises. Peut-être n’aimait-on pas non
plus sa prédominance et son orgueil. Peut-être même ce Dieu
invisible, unique et exclusif de toute autre divinité troublait-il la
relation des hommes aux forces divines qui, croyaient-ils, les
entouraient et dont il fallait conquérir l’amitié. Malgré la révé-
rence qu’elle inspirait, Jérusalem fut souvent attaquée, assiégée,
endommagée. Elle fut aussi violée, détruite, rasée.
Le roi de Babylone, Nabuchodonosor, décidé à détruire le
temple mais n’osant pas le faire lui-même, confia courageuse-
ment la mission d’entrer dans Jérusalem à son général en chef
Nébuzaradan. Et lui, l’homme de guerre, tout aussi inquiet que
son maître quant au pouvoir surnaturel de la Ville, avait fait fixer
à l’avant de son char l’effigie du roi de Babylone, espérant ainsi
détourner la colère divine sur la personne de son chef.
Jérusalem détruite, le temple éradiqué, cela signifiait-il que
le Dieu d’Israël avait abandonné son peuple ? Sur le chemin de la
déportation, cependant, dans le ciel du désert sans fin que traver-
saient les Hébreux enchaînés, apparut le char céleste décrit par
Ezechiel, le prophète de l’exode. Ainsi, il était manifeste que la
présence concrète de Dieu accompagnait son peuple sur le
chemin de l’exil. Peu importait finalement que le Sanctuaire et la
Ville qui le gardait fussent anéantis, Dieu était toujours là ; il sui-
vait son peuple pas à pas, même dans le malheur, même loin de
Jérusalem. Cette apparition du char céleste est jugée par la tra-
dition d’Israël comme aussi importante que la création du
monde, au commencement de toutes choses.
Ainsi s’exprimait la Jérusalem céleste, la Jérusalem d’en haut,
celle qui, tout en étant intimement liée à la Jérusalem terrestre,
la précède et la protège.
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Les deux cités de Dieu, un demi-siècle plus tard, allaient à


nouveau être réunies. Cela s’est produit lorsque le perse Cyrus,
« roi des quatre coins du monde » reconnu par les Hébreux
comme un Envoyé du Dieu d’Israël, autorisa les bannis de Sion
à rentrer chez eux pour y reconstruire leur temple. L’événement
était littéralement refondateur. Il était si extraordinaire que le
scribe Ezra avait jugé nécessaire de procéder à une nouvelle pro-
clamation de la Loi mosaïque. C’était bien la même loi, celle qui
avait été donnée à Moïse sur le Sinaï, mais il fallait que les dix
commandements divins fussent intégrés dans l’histoire récente
d’un Israël soumis aux traitements les plus cruels mais finale-
ment retrouvant la possibilité de rebâtir le temple… à Jérusalem,
à la fois céleste et terrestre, celle d’En haut et celle d’En bas, ne
faisant plus qu’une seule.
L’histoire du deuxième temple commence près de six siècles
avant que Jésus le Nazaréen ait pu le fréquenter et plus d’un mil-
lénaire avant que le prophète Mahomet puisse, lors d’une nuit
miraculeuse, y transiter vers le ciel.
Les Syriens séleucides, de culture grecque, ont pu profaner
le Sanctuaire, notamment en introduisant à Jérusalem des
mœurs étrangères, gymnastique entre athlètes dénudés, jeux du
cirque, prostitution sacrée… Le romain Pompée put entrer dans
le Saint des saints avant de comprendre qu’il ne s’y déroulait
aucun mystère. Mais, ni les uns ni les autres ne tentèrent d’en
détruire l’architecture ; laissant ainsi au temple la possibilité
d’une renaissance. Ce fut toujours le cas.
« La gloire de Dieu remplit l’univers », cette sentence d’un
psaume de David s’applique au temple de Jérusalem qui est, par
excellence, le lieu de la gloire divine. C’est de cet endroit que
s’exprime la puissance divine, celle qui fait que la terre entière,
ce qui est dans le ciel et sous les mers lui sont soumis. Et chaque
recoin du monde chante sa présence. Le mot « gloire » dans la
littérature talmudique désigne le sanctuaire, la porte du ciel.
Du temps du roi Hérode le Grand, peu avant la naissance de
Jésus, le temple est au sommet de sa gloire. Le roi d’Israël, d’ori-
gine iduméénne, donc n’appartenant pas directement à la nation
juive, est l’ami des Romains. Il a tous les pouvoirs ; le peuple ne
l’aime pas. Soucieux de leur indépendance et encore davantage
farouchement attachés au libre exercice de la religion, les
Hébreux respectent évidemment le temple, embelli et agrandi
par Hérode, mais ils détestent la subordination à Rome, « le
DU NIL À L ’ EUPHRATE 15

royaume de l’insolence » dont Hérode semble s’accommoder


aisément. Déjà à l’époque commencent à s’organiser les mouve-
ments de révolte ; déjà commence à s’exprimer l’idée que Dieu
enverra enfin son Messie pour secouer le joug romain et assurer
l’indépendance de Jérusalem et celle du temple voué à l’Unique.
Après la mort d’Hérode, au moment où apparaît à Nazareth,
en Galilée, celui dont la vie et la mort vont changer le destin de
millions d’hommes, les Romains nomment un procurateur, sorte
de préfet investi du pouvoir civil et aussi chargé d’éviter tout
débordement religieux de la part d’un peuple turbulent et
farouche.
C’est le temps qui verra la disparition définitive du temple
de Jérusalem, un grand massacre du peuple de ses fidèles et la
disparition d’Israël. Ce moment de l’histoire a été précédé par la
prédication du Nazaréen, cet être providentiel venu de Galilée
pour éclairer le peuple et dont la parole allait traverser les mers.
Jésus s’est trouvé face à face avec Jérusalem. Il y enseignait des
principes éminents concernant le service et l’amour de Dieu,
l’amour du prochain comme règle essentielle, comme une règle
supérieure à l’obligation des sacrifices qui étaient célébrés dans
le temple. Et même, à un disciple qui admirait la beauté et la
grandeur du Sanctuaire, Jésus répondit : « Tu vois ces grandes
constructions ? Il n’en restera pas pierre sur pierre qui ne soit
jetée à bas. » Jésus prophétise ainsi la destruction du temple,
c’est-à-dire la disparition de Jérusalem. Mais avant que l’événe-
ment annoncé ne se produisît, Jésus lui-même avait perdu la vie,
à Jérusalem, sur le Golghota. Dans la tradition chrétienne, Jéru-
salem, la Ville sainte, restera, au fond des mémoires, comme le
lieu du supplice de Dieu. Les premiers chrétiens ne firent rien
pour défendre la cité de David contre les légions du romain Titus
et plus tard, on ne vit dans l’anéantissement du temple qu’une
juste sanction consécutive à la crucifixion de Jésus de Nazareth.
Et quelques décennies après, alors que Rome achevait l’œuvre de
destruction et que la nation était irrémédiablement chassée de la
Terre sainte, les Pères de l’Église, à l’exemple de Justin Martyr, y
virent un châtiment justifié.
Mais, avant même le drame qui allait frapper les juifs, les
plus grands des apôtres avaient tourné le dos à Jérusalem. Cette
politique confinait au théologique. Paul de Tarse agissait, en un
sens, normalement ; il se disait l’apôtre des gentils, il avait pour
mission de proclamer la bonne Nouvelle aux païens grecs et
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romains. Il n’aimait pas Jérusalem qui l’avait tant fait souffrir. La


destination spirituelle de Paul était Rome…
Et même l’apôtre Pierre-Simon, dont pourtant la mission
consistait à convertir Israël, s’en fut vers la ville où se tenait le
pouvoir politique dominant. L’un et l’autre y sont morts martyrs
et peu après, Jérusalem était détruite. Le lieu de Dieu avait perdu
les siens désormais dispersés. Les disciples de celui qui avait
enseigné sur le parvis du temple et parcouru les campagnes pour
faire entendre à son propre peuple, le peuple d’Israël, son ensei-
gnement et sa prédication l’avaient oublié. Jérusalem anéantie,
le temple ruiné, la nation dispersée, un vide insondable trouait le
cœur de la Terre sainte. Les Romains en interdirent l’accès aux
juifs et plus généralement à tous les circoncis, juifs convertis à la
religion de Jésus ou judéo-chrétiens qui continuaient de prati-
quer la Loi tout en ayant foi en la messianité du Nazaréen. Sur
le champ de ruines qu’était devenue Jérusalem erraient les cha-
cals, et les rapaces survolaient les lieux.

La quête du pouvoir

Des sages avaient pourtant pu quitter la Ville en flammes. Ils


se savaient investis de l’extraordinaire mission consistant à
reconstruire Israël et à dire comment vivre sans le temple ; com-
ment maintenir le culte divin et la foi pratique en un Dieu
unique.
Mais la terre de Judée, celle de Galilée, la vallée du Jour-
dain, les plaines du Neguev restaient vides, sans âme ni vie.
Commence alors la quête du pouvoir sur ces terres
abandonnées ; quête d’autant plus passionnée que malgré les
destructions, le pays restait chargé d’histoire et de sainteté. La
chose n’était pas impossible puisqu’après sa victoire sur les juifs
et la fin des troubles attentatoires à son autorité, après les
batailles et les guerres qui avaient duré plus de sept décennies, la
puissance romaine se détournait de cette terre qui avait coûté
tant de sacrifices.
Ce fut le temps des conquêtes. L’Église, très vite associée au
pouvoir politique, reprit pied sur la terre de la Bible, non pas
pour y retrouver la trace de la religion d’Israël, mais au contraire
pour investir cette même terre d’une nouvelle autorité, d’une
DU NIL À L ’ EUPHRATE 17

nouvelle croyance, d’une nouvelle religion fondées sur l’idée


qu’elle fut, cette terre, le lieu de la prédication de Jésus. Certes,
on n’oubliait pas que l’envoyé divin avait connu le temple, qu’il y
avait même prêché. Mais l’important était que Jésus y avait été
crucifié et qu’il y avait, avant de remonter au ciel pour y siéger à
la droite de Dieu, été enseveli. La domination politique de la
Ville, de ce qu’il en restait, pouvait à tout le moins permettre de
protéger le Saint-Sépulcre.
Pour la tradition chrétienne en cours de formulation dog-
matique, Jérusalem n’est pas la Ville du triomphe de Dieu.
Il convenait simplement d’en assurer la garde, la custode, de
manière que ceux qui refusaient de croire en Jésus ne fussent pas
les dominateurs du lieu ; une présence vigilante fondée en spiri-
tualité devait faire que nul ne puisse en changer la nature.
Alors que progressivement l’empire romain reconnaissait au
christianisme le caractère d’une religion licite, puis officielle, la
région fut recouverte de chapelles, d’églises et de basiliques. La
religion de Jésus que cette terre avait si longtemps refusée faisait
un retour en force et progressivement détrônait les dieux païens
que l’orgueil des Romains vainqueurs avait installés au cœur de
Jérusalem, sur le parvis du temple.
Des siècles plus tard, ceux qui avaient foi en Mahomet et
dont la puissance était sans égale en Orient occupèrent la terre
biblique.
Pourtant, Mahomet ne connaissait pas Jérusalem ; le pro-
phète ne s’y est jamais rendu. La Ville sainte n’est pas nommée
dans le Coran. La tradition cependant considère Jérusalem
comme la Sainte (Al Qods), alors qu’elle attribue à La Mecque le
qualificatif d’Honorée et à Médine celui d’Illuminée. Pourtant
Jérusalem se situera, dans l’ordre de la sainteté, logiquement si
l’on considère la texture même de l’Appel coranique, à une place
secondaire, après La Mecque et Médine.
Jérusalem était devenue un enjeu de pouvoir entre les deux
dernières religions du Livre ; tandis que les juifs dispersés privi-
légiaient l’étude et l’approfondissement de la parole. Les rabbis
habitaient Babylone ou l’Europe, leur cœur était à Jérusalem,
mais leur esprit travaillait, dans la dispersion, à la recherche
d’une vérité qui, malgré l’éloignement, ne devait pas leur
échapper.
La puissance de l’Église s’affermissait dans tout le monde
habité.
18 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Un pape depuis Clermont, en France, au début du deuxième


millénaire, appelait aux Croisades. Il s’agissait non d’un pèleri-
nage mais de libérer par la force le Saint-Sépulcre des mains des
infidèles musulmans et aussi de régler une vieille querelle, non
pas seulement théologique, mais là encore de pouvoir, avec les
dissidents byzantins, l’Église d’Orient. Ainsi, dans tout l’Occident
chrétien, parmi les nobles, les clercs et les paysans, le nom de
Jérusalem était connu, reconnu.
Pendant deux siècles, les chrétiens d’Europe ont géré le
royaume franc de Jérusalem ; deux cents ans de domination, de
guerre et de gloire militaire pour l’élite de l’Occident chrétien
convertie en une force guerrière sans pareille qui avait traversé le
continent à l’ombre de la Croix… des croisés.
Et Saladin conquit à nouveau Jérusalem, y faisant flotter la
bannière verte de l’islam pour des siècles.
Sur le mont du temple, les ruines s’étaient accumulées ; plus
rien d’apparent ne rappelait la présence du Sanctuaire sacré, de
la résidence divine. À vingt-cinq mètres sous terre, des gravats,
des pièces de bois tordues, d’immenses pierres non polies
gisaient sous la ville, les vestiges du lieu divin. Et l’oubli, à nou-
veau, s’abattit sur Jérusalem. La ville était devenue pour ceux qui
ne l’avaient pas construite un lieu de recueillement et un enjeu
politique.
Les maîtres du Talmud savaient, eux, que la montagne de
Sion émergerait un jour des cendres qui la recouvraient. La
constitution d’un judaïsme post-biblique, dont ils avaient pris la
responsabilité, ne pouvait que se fonder sur l’idée de la recons-
truction de la Jérusalem tant terrestre que céleste. Les conqué-
rants successifs ne changeaient rien à cette espérance essentielle.
À la différence des théologiens chrétiens, ils proclamaient que la
mission première du Messie à venir, un homme envoyé par Dieu,
serait de rassembler les exilés d’Israël autour de Jérusalem
reconstruite. Mais l’arrivée du Messie n’était considérée qu’avec
crainte. L’Oint du Seigneur, précisément parce qu’il devait libérer
Israël, aurait à s’opposer, par la force et par l’esprit, aux puis-
sances dominant la Ville sainte. Toute invocation religieuse de
l’intervention messianique était une déclaration de guerre qui
n’aurait pas manqué de favoriser un regain de haine et de persé-
cution contre les juifs tant dans l’Europe chrétienne que chez les
musulmans devenus, depuis Mahomet, de façon fulgurante, les
maîtres de l’espace biblique.
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L’an prochain, à Jérusalem

Si la Loi de Moïse devait être protégée dans son intégralité,


renforcée, par précaution, sur certains points et cela dans le but
d’assurer la préservation de l’intégrité du peuple, il fallait égale-
ment, discrètement, maintenir vivant le culte du retour à Sion.
Malgré les infinies précautions qu’ils avaient dû prendre, les
rabbis prêchaient l’optimisme. Plus encore que dans la liturgie
quotidienne et dans la prière permanente, l’actualité, l’immi-
nence de la libération forgeaient la conscience populaire : « L’an
prochain, à Jérusalem ». Dans les ghettos de l’Europe occiden-
tale, au fond des établissements juifs de l’Est européen, dans les
communautés vivant dans le monde islamique et naturellement
dans les écoles des rabbis, tant en Orient qu’en Occident, l’appel
retentissait presque joyeusement, presque dérisoirement, mais
avec certitude, « L’an prochain, à Jérusalem ».
Au plus fort du malheur, à l’aube de la modernité, en
Europe, l’espérance s’est politisée. Les amoureux de Sion ont
sécularisé leur message. Jérusalem devait renaître pour des rai-
sons politiques. Elle était la seule réponse possible de l’histoire à
l’histoire ; elle était un lieu de souveraineté devant former une
barrière contre l’hostilité des nations et protéger Israël. Le sio-
nisme était né. Mais la tradition n’avait pas changé pour autant.
Le vrai retour à Jérusalem était celui qui se constituait non sur
la nécessité de faire obstacle à la persécution mais sur la perma-
nence de la relation des juifs à une Terre promise, donnée puis
reprise, dans le tumulte de l’histoire. Et cette relation était
d’ordre spirituel, non politique… ni même théologico-politique.
Elle était historique et religieuse.
Quant aux peuples arabes, longtemps soumis à l’ordre colo-
nial, ils aspiraient à une forme nouvelle de liberté autour du
concept magique d’indépendance. Ainsi naquit la question
d’Orient, constituée par la volonté de puissance occidentale, puis
par l’économie, puis par la manne pétrolière. Jérusalem, la Ville
sainte, dans sa sainteté, n’intéressait personne. Et lorsque les
« sionistes » déclarèrent y voir le point focal de leur propre mou-
vement de libération nationale, on ne souleva, du côté des puis-
sances, que la difficulté née de l’aspiration à la souveraineté du
20 JÉRUSALEM , LA SAINTE

peuple indigène. Nul ne songeait à contester les titres de pro-


priété spirituelle des Hébreux sur la Ville. Seulement, l’histoire
avait déroulé le tapis de l’oubli et les religions dominantes occu-
paient les lieux : l’Église du Saint-Sépulcre partagée inégalement
entre les Grecs, les Latins, les Arméniens, les Abyssins, les
Coptes et les Syriens ; la basilique de l’Agonie, l’église de la dor-
mition brillaient de toutes leurs flammes pour rappeler
l’empreinte ineffaçable de Jésus sur la Ville. Surtout, du côté
musulman, la mosquée du Dôme, site sur lequel Mahomet prit
son essor vers le ciel, bâtie sur le rocher du Moriah ainsi que la
mosquée lointaine, Al Aqsa, rappelaient que l’islam était bien
présent sur l’esplanade sous laquelle gisait le temple.
En un sens, la revendication théologique des nouveaux
Hébreux sur Jérusalem, au milieu du XXe siècle, a réveillé de leur
sommeil dogmatique, quant à la Ville sainte, à la fois les chré-
tiens et les musulmans. Il serait audacieux de le croire, de
l’exprimer, de l’écrire. Mais la Ville du Sanctuaire a retrouvé une
partie de sa grandeur passée, aux yeux de toutes les religions du
Livre, parce qu’un mouvement politique, venu du fond de l’uni-
vers russo-polonais, a reconnu en Jérusalem le tréfonds de la tra-
dition religieuse du judaïsme. Or cette même tradition a inspiré
la religion de Jésus et celle de Mahomet : le Dieu unique, délé-
guant son Envoyé pour libérer les hommes du fardeau de
l’oppression ; la providence divine ; l’amour du prochain ;
l’amour et la connaissance de Dieu ; la sacralité de la personne
humaine. Et, au centre de cette théologie, l’idée que Dieu avait
un point d’insertion sur terre : le Saint des saints du temple situé
à Jérusalem, en Terre promise.
Le culte de Jérusalem comme l’unique cité de Dieu est-il
réapparu en islam et en chrétienté ? Il n’a jamais quitté la cons-
cience des Hébreux ni celle de leurs descendants.
C’est l’étude des différents degrés de sanctification de la Ville
sainte, dans les trois religions, qui peut aujourd’hui éclairer ceux
qui restent quelquefois avant tout soucieux de pouvoir.
Chapitre premier

SOUS LA BANNIÈRE DE L’ISLAM

« La Nuit du destin »

Dieu est l’Unique, le Grand, le Miséricordieux ; il n’y a


d’autre Dieu que lui.
L’Appel a retenti dans les plaines désertiques comme un coup
de tonnerre, aux échos multiples et infinis. Tel l’éclair, il surprit
les populations éparses vouées aux dieux de pierre et de bois.
Les possédants des bourgades, les sédentaires des oasis, les
nomades des sables pouvaient bien hésiter, s’inquiéter, refuser
d’entendre le Message. Rien n’arrêtera la puissance de l’Annonce.
Comme Abraham, Isaac ou Jacob, comme Moïse, il était
simplement un homme, non évidemment un dieu, pas même
une incarnation de Dieu, mais un prophète, un appelant, peut-
être même le Prophète qui dominait tous les autres, tous ceux
qui, avant lui, avaient proclamé la même vérité.
Comme Abraham (Ibrahim), celui qui avait ouvert la voie
constitutive du peuple, il avait détruit les idoles et détourné les
siens des cultes païens. Il avait dissous la peur et donné à ses
fidèles le sentiment de l’urgence. Allah ne peut attendre.
Comme Moïse (Moussa), il prêchait que Dieu résidait parmi
ceux qui le servaient. Il convenait que le très Haut pût trouver sa
place concrète, matérielle dans l’humanité.
Comme David (Daoud) et Salomon (Souleiman), il enten-
22 JÉRUSALEM , LA SAINTE

dait consacrer le site de la Résidence divine. Et, la nouvelle aire


divine ne pouvait être que le lieu de sa prédication, à lui, le plus
grand. C’était là, tout près, qu’il fallait l’édifier, en Arabie, à
La Mecque, au cœur du désert.
Douze siècles après la construction du temple de Jérusalem,
il avait ouvert un nouveau domaine de Dieu, une enceinte de
prière, interdite à tous autres et que nul fidèle ne pouvait appro-
cher en état d’impureté.
Mahomet (Mohammed) est le prophète d’Allah.

L’APPEL DU CORAN

La tradition islamique a commencé, selon les musulmans,


vingt-cinq siècles avant la révélation faite à Mahomet. Cette
même tradition puise en effet sa source à l’aube du monothéisme,
avec l’exemple fondateur d’Abraham, l’élu de Dieu : Abraham
reçoit le premier appel divin. Il est littéralement interpellé par
l’Unique et il répond : « Je suis là. » L’appel abrahmique, et l’appel
du Coran ne font qu’un.
La tranquillité du futur Prophète est interrompue par une
injonction venue d’En Haut lui commandant d’abord évidem-
ment de reconnaître la voix de celui qui parle comme le seul Dieu
maître de l’univers, créateur du ciel et de la terre. La référence
islamique à la Bible hébraïque est évidente. Mais l’essentiel est de
comprendre que l’élection de Mahomet, mise en parallèle avec
celle d’Abraham, investit le Prophète d’une dignité traditionnelle
qui ne commence pas avec lui. Il y a chez Mahomet une profon-
deur historique et religieuse qui ne permet pas à ses disciples de
le regarder comme un individu isolé qui subitement, sur la base
d’une révélation particulière, puisse se prétendre l’envoyé de
Dieu. C’est parce que le premier patriarche, Abraham, le Père du
peuple, a reçu le premier appel que Mahomet peut intervenir dans
le destin des hommes et en particulier dans le devenir du peuple
qui habite la péninsule arabique.
Dieu, en effet, a appelé Abram, qui deviendra Abraham,
pour lui commander de quitter son pays de Chaldée, de tourner
le dos aux siens et de renverser les idoles adorées par eux ; par
son père Terah en particulier, qui était comme nombre de ses
compatriotes un artisan en figurines religieuses. La parole divine
est riche de promesses : « Va pour toi, de ta terre, de ton enfan-
tement, de la maison de ton père, vers la terre que je te ferai voir.
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 23

Je fais de toi une grande nation, je te bénis, je grandis ton nom :


sois bénédiction. Je bénis tes bénisseurs, ton maudisseur, je le
honnirai. Ils sont bénis en toi, tous les peuples de la Terre 1. »
Comme Abram, Mahomet est invité à se séparer de son
peuple idolâtre et à reconnaître le Dieu unique, auquel il répond
présent à l’appel de son nom. Mais Mahomet ne veut pas croire
d’emblée à son élection ; il hésite et reste incrédule, non pas incré-
dule face à celui qui l’appelle, mais sceptique quant à ses propres
capacités à lui, Mahomet, de comprendre ce que Dieu semble
attendre de lui. Pourtant les signes sont nombreux ; se trouvant
loin de La Mecque, dans des vallées désertes, vides de toute vie, il
entend souvent une voix qui lui dit : « La paix soit avec toi, ô
apôtre de Dieu » et Mahomet, se tournant vers la droite et vers la
gauche, ne voyait que des pierres et du sable. Et même lorsqu’il
marchait seul dans sa ville natale, il entendait sortir des pierres :
« Salut à toi, Ô apôtre de Dieu ». Mahomet effrayé par ces voix,
résolut de faire retraite. Il resta plusieurs jours dans la caverne de
Al-Hira, s’efforçant de se purifier et de reconnaître celui qui l’appe-
lait. Pendant plusieurs nuits consécutives Mahomet resta là, à
essayer de comprendre la raison de cette brusque incantation qui
lui était adressée sans que rien ne l’eût préparé.
Les retraites se multipliaient. Il retournait, au bout de
quelques nuits, vers Khadidja, sa femme, une riche veuve bien
plus âgée que lui, qu’il avait épousée et auprès de laquelle il trou-
vait le réconfort. Enfin, la vérité lui est apportée dans cette même
caverne de Al-Hira. En pleine nuit, l’ange Gabriel (Djibril) vint le
trouver et lui ordonna de lire la parole de Dieu inscrite sur une
couverture brochée d’or. L’ange lui enjoignait : « Lis » et Mahomet
répondait à plusieurs reprises : « Je ne suis pas de ceux qui lisent »
et Gabriel insistait : « Lis. » Puis, une troisième fois l’ordre
retentit : « Lis. » L’ange saisit alors Mahomet et le pressa au point
de lui enlever toute force… au point que par adhérence, Mahomet
adhéra. Mahomet finit par « lire » :
« Lis au nom de ton Seigneur qui créa
l’homme d’une adhérence.
Lis de par ton Seigneur toute générosité
Lui enseigna par le calame
Enseigna à l’homme, ce que l’homme ne savait pas 2. »

1. Genèse 12, 1 – traduction Chouraqui légèrement modifiée.


2. Coran, Sourate 96, versets 1 à 5.
24 JÉRUSALEM , LA SAINTE

La révélation faite à Mahomet est difficile, elle se fait par


une voie sensorielle, par contact direct, sans que l’esprit de la
connaissance intervînt en premier. Elle s’imprime dans toute la
personne de Mahomet, pas seulement dans son intelligence.
Pourtant, il s’agit d’un enseignement qui ne peut que passer par
l’esprit et même par un enseignement écrit, écrit par le calame,
c’est-à-dire matériellement gravé et susceptible d’être déchiffré
avant d’être compris. Ainsi, à la nuit du destin, Mahomet sait que
Dieu est le créateur de l’Univers, créateur de l’homme, qu’il est la
source de tout savoir et même qu’il est miséricordieux. C’est en
effet dans sa compassion pour l’humanité que Dieu a envoyé son
Messager 3 « aux humains en totalité, pour porter l’annonce et
donner l’alarme 4 ». La double fonction, celle de l’annonce
comme dans les religions précédant l’islam, et celle de l’alarme
comme notamment dans le judaïsme par les mises en garde pro-
phétiques adressées aux Hébreux, sont ici réunies. Aux hommes,
il convient de faire comprendre leur soumission à Dieu, mais
aussi de les relever et de les inquiéter à la fois. Il ne suffit pas de
croire en la providence divine. Il faut propager cette foi.
Les apôtres de Jésus étaient eux partis à travers la Terre
sainte et l’empire romain annoncer la bonne Nouvelle, pacifique-
ment, par la force de leur verbe et l’évidence des miracles qu’ils
accomplissaient au nom du Nazaréen. Mais les musulmans, eux,
étaient tous invités à enfourcher leurs montures pour aller
conquérir le monde en proclamant la puissance du Miséricor-
dieux. Comme celle d’Abraham, la révélation du Coran à
Mahomet n’était pas d’essence mystique. Certes, elle avait été
préparée par un travail spirituel (non ascétique cependant
puisque le Prophète ne manque pas de retourner à intervalles
réguliers chez sa femme pour prendre quelques provisions de
bouche), mais elle restait d’ordre événementiel, elle s’inscrivait
dans la concrétude de l’histoire. « Pars, pour toi », ordonne Dieu
à Abraham. « Lis », commande l’ange Gabriel à Mahomet. Partir,
lire, deux actes concrets.
Selon la tradition islamique, la Sira qui fonde et conserve
l’histoire du Prophète, Mahomet aurait déclaré à ses compa-
gnons : « Il n’y a rien que je haïsse plus qu’un poète inspiré ou

3. Mahomet est alors âgé de quarante ans. Nous sommes en l’an 610 de
l’ère chrétienne.
4. Sourate 34, verset 28.
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 25

délirant ou qu’un homme possédé du démon. Ou bien je suis un


tel poète, ou bien je suis possédé… Je me dirigeai donc vers le
sommet de la montagne pour me tuer 5. » L’ange Gabriel cepen-
dant intervient pour la première fois à visage découvert : « Ô,
Mahomet, tu es le Messager de Dieu et je suis Gabriel. » L’ange
accompagnera, comme un fidèle confident, le Prophète durant
toute son existence, lui rappelant ainsi de façon incessante la
vérité de sa désignation par Dieu.
Revenu chez lui, Mahomet raconte à Khadidja l’aventure
qu’il vient de connaître. Il le fait en ces termes : « Celui qui m’est
toujours apparu de loin s’est présenté devant moi. » Et à la ques-
tion de sa femme, Mahomet répond : « Il m’a dit : Tu es le Pro-
phète et moi je suis Gabriel. »
Qui est ce Gabriel ? la question est posée par Khadidja. Elle
s’inquiète aussi : qui est le destinataire de l’annonce ?
Un chrétien, cousin de la femme de Mahomet, donne la
réponse : « Gabriel est l’ange intermédiaire entre Dieu et les pro-
phètes. Il leur apporte les messages de Dieu. » Dès lors, pour les
fidèles de Mahomet, la conclusion est évidente. Comme Moïse,
l’homme de la Nuit du destin a reçu la Loi des mains de Dieu.

LE TEMPLE AUX 360 IDOLES

Depuis des siècles, les peuples d’Arabie, quelles que fussent


leurs croyances et leur origine tribale, voyaient, en ce lieu situé
au cœur de La Mecque, l’endroit de la croyance de toutes les divi-
nités du désert. Des centaines d’idoles et de figurines (trois cent
soixante d’après la tradition) étaient rassemblées là, au gré des
passages de tel ou tel chef de clan. L’habitude de faire le tour du
temple en récitant des invocations remonte à très loin dans le
temps.
L’édifice en lui-même est conforme à la simplicité du désert.
De forme cubique, construit à même le sol (de sorte qu’il était
inondé lors des rares orages), le temple avait quinze mètres de
long, onze mètres de large et s’élevait à une hauteur d’environ
cinq mètres. Il n’était recouvert d’aucune toiture, écrasé de soleil
le jour, laissant percevoir la lune et les étoiles la nuit. À l’angle
oriental du temple, on avait scellé, depuis des décennies, une
immense pierre noire, objet de vénération pour tous les clans de

5. Sira 106.
26 JÉRUSALEM , LA SAINTE

l’Arabie. Bien souvent, la pierre avait fait l’objet de convoitise.


On avait tenté de la voler. Trop lourde pour être transportée au
loin, elle avait été, lors d’une des tentatives, enterrée à mi-
chemin, puis retrouvée et replacée sur son socle à deux mètres
du sol. La pierre noire était le cœur de la Kaba. Elle dominait,
dans l’espace et dans l’esprit de chacun, les idoles qui entou-
raient l’édifice.
C’est vers ce lieu que se rendit Mahomet après avoir reçu la
révélation sur le site d’Al-Hira, après avoir oublié les doutes qu’il
concevait quant à lui-même et quant à l’investiture qu’il venait de
recevoir. Pieusement, il fit le tour de l’édifice, comme ses
ancêtres l’avaient fait avant lui pendant des âges. Il marqua les
stations qui s’imposaient. Il fallait éviter tout automatisme et
avoir une conscience pleine et entière de l’acte qu’il accomplis-
sait. Naturellement, il fallait rompre la chaîne des idoles qui cer-
naient le temple. Il fallait que le Sanctuaire auquel il venait de
rendre révérence cessât d’appartenir aux croyances contradic-
toires et divergentes qui étaient celles des peuples d’Arabie avant
que lui, Mahomet, le Messager, n’intervînt. Mais il ne pouvait,
pour l’heure, disperser et briser les monuments dressés par les
Arabes, ses frères, confondus dans leurs croyances idolâtres.
Mahomet respectait la pierre noire en laquelle il voyait la concré-
tisation matérielle, minérale, non d’un dieu, mais du peuple
auquel il allait désormais confier la mission sacrée de proclamer
aux nations de la terre entière la vérité du Dieu unique.
Le Coran enseigne que c’est Dieu lui-même qui a instauré la
Kaba : « Lors, nous constituâmes la Maison en lieu de retour et
de sainteté pour les hommes… Nous impartîmes à Abraham et à
Ismaël d’avoir à purifier ma maison pour qui voudrait tourner
autour, y faire retraite, s’incliner, se prosterner 6. » En fait, c’est à
Mahomet lui-même qu’il reviendrait, un jour de « purifier » la
Maison. Il lui fallait marcher sur les traces d’Ismaël.
Agissant comme il l’a fait, en reconnaissant comme lieu de
la présence divine la Kaba de ses ancêtres, Mahomet reprenait-il
pour lui-même et pour la religion qu’il voulait instituer, la
conception du temple de Jérusalem ? La Mecque, pourtant,
n’était pas Jérusalem. Mais la croyance en un Dieu présent était
identique à celle de la Bible hébraïque. Il fallait cependant que
les deux implantations divines, le Saint des saints et la Kaba,

6. Coran, Sourate II, verset 125


SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 27

puissent un jour coïncider dans la tradition islamique. Le Tafsir,


qui conserve les interprétations du Coran, se fonde, pour
atteindre cet objectif, essentiellement sur l’histoire d’Abraham, le
patriarche que le Coran appelle l’ami de Dieu.
Certes il n’est pas interdit de penser que les communautés
juives établies dans le désert d’Arabie et les tribus arabes qui
avaient, notamment à Médine, adhéré au judaïsme, auraient pu
montrer à Mahomet l’importance du culte du Lieu, la certitude
que Dieu avait un point d’insertion dans le monde et que ce Lieu
devait être vide de toute représentation matérielle, conformé-
ment au deuxième commandement des Tables de la Loi : « Tu ne
feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans
les Cieux là-haut ou sur terre ici-bas, ou dans les eaux, au-des-
sous de la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu
ne les serviras pas 7… »
Certes, les communautés chrétiennes de souche arabe illus-
traient la croyance en un Dieu unique tout en l’assortissant de la
foi en Jésus, Envoyé de Dieu, un peu comme il l’était lui-même,
Mahomet. Ces chrétiens voyaient en Jésus un point d’ancrage de
la divinité dans l’humanité comme pouvaient l’être les églises
fondées sur l’idée d’une présence charnelle, voire matérielle de
Dieu dans le monde, la providence.
Les juifs et les chrétiens, peu nombreux mais influents,
actifs dans l’échange des marchandises et des biens, ont certai-
nement représenté l’idée de l’intervention concrète du Dieu invi-
sible dans les affaires des hommes.
Mais l’important pour les rédacteurs du Coran était de rat-
tacher le message de Mahomet à l’origine même du contenu
biblique. Il fallait que chacun pût discerner dans le récit
biblique, antérieurement à Moïse et à Jésus, la source de la reli-
gion que Mahomet instaurait, le passage central était bien
Abraham auquel Dieu avait commandé de donner naissance à
une nouvelle humanité. Comme le rappelle le verset du Coran,
Abraham a reçu la mission de purifier la Kaba, c’est-à-dire d’y
accomplir le même geste que celui qu’il fit en renversant les
idoles à Ur en Chaldée. C’est également ce que devra, le moment
venu, faire Mahomet à la Kaba. Dès lors le destin de « l’ami de
Dieu » et celui du Messager sont liés.

7. Exode, 20, 4. Traduction : Bible de Jérusalem.


28 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Dieu a promis, aux termes du récit biblique, que, du fils de la


servante naîtrait une grande nation. Ce fils, Ismaël, engendré par
Agar et Abraham, avait été éloigné du site biblique pour aller vivre
dans les étendues désertiques. Mais Abraham n’a pas abandonné
la servante et son fils. Avec la « permission » de Sarah, la mère
d’Isaac, raconte la Genèse, Abraham s’est rendu dans le désert
pour consacrer l’investiture donnée également à Ismaël au même
titre qu’à Isaac puisque, de l’un comme de l’autre, devait sortir une
nation aussi nombreuse que les grains de sable du désert.
Abraham était même intervenu auprès de Dieu pour que
l’immensité désertique ne fût pas trop aride et pour qu’Ismaël et
les siens puissent y vivre et prospérer :
« Seigneur, j’ai fixé une partie de ma progéniture dans une
dépression impropre aux cultures, juste auprès de ta Maison
consacrée, Seigneur pour qu’ils puissent accomplir la prière, fais
que des cœurs humains vers eux se précipitent. Fais-leur attribu-
tion des fruits : j’espère qu’ils en seront reconnaissants 8. »
Et Dieu fit jaillir une source, en plein désert, le puits
Zamzam. Ainsi naquit La Mecque. Selon la tradition coranique,
non seulement le cœur de l’Arabie a été fécondé par la prière
d’Abraham, non seulement une résidence de Dieu y a été établie
par Ismaël, mais encore la pierre noire aurait elle-même une ori-
gine biblique.
L’allégorie est simple : Sarah, jalouse des soins qu’Abraham
apportait au « fils de la servante », après avoir accepté
qu’Abraham se rendît en Arabie pour y voir son autre fils, fit pro-
mettre à son mari de ne pas mettre pied à terre lorsqu’il se trou-
verait devant la tente d’Ismaël. Ainsi, pour permettre à « l’ami de
Dieu » de respecter sa promesse, la femme d’Ismaël disposa une
pierre sous les pieds d’Abraham, d’abord du côté droit, puis du
côté gauche. L’empreinte de pieds du patriarche s’incrusta défi-
nitivement dans la pierre. Abraham demanda à sa belle-fille de
garder cette pierre « car plus tard, on la vénérera ».
Ainsi, le culte de la Pierre Noire serait le vestige du passage
d’Abraham sur le lieu sacré de la Kaba. La tradition légendaire
de l’islam fait même remonter à Adam l’histoire de la Pierre
Noire. Chassé du paradis, le premier homme aurait emporté
avec lui une pierre sur laquelle il entendait ériger le premier
sanctuaire construit pas les hommes, ses descendants en hom-

8. Coran, sourate XIV, verset 37.


SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 29

mage au Dieu unique. Précipité sur terre, Adam se retrouve, en


compagnie d’Ève, au pied d’une montagne à quelque distance du
lieu qui sera La Mecque, très exactement face au mont Arafat sur
lequel il dépose la Pierre Noire…
Le souci constant de la tradition islamique de maintenir le
lien fondamental qui la rattache aux principes de l’histoire
biblique, comme d’ailleurs ce même souci qui a toujours habité le
monde chrétien, trouvent leur pleine expression dans cette idée
d’un Dieu visiblement présent sur terre. Évidemment, aucune des
trois traditions ne saurait négliger l’essence spirituelle, abstraite,
de la conception qu’elles se font de Dieu lui-même. Mais il y a
toujours du « charnel » dans leur conception de la divinité ; et
même du matériel. Le temple de Jérusalem est la première et
peut-être la plus expressive concrétisation de cette idée. Le culte
du Saint-Sépulcre pour les chrétiens et le caractère central de la
Kaba pour les musulmans en sont également l’illustration.

LE ROI DE SALEM

Déjà du temps d’Abraham, mille ans au moins avant la cons-


truction du temple de Salomon, Jérusalem est présente. Alors
qu’après avoir quitté les siens, le Père du peuple se retrouve seul
dans le désert de Mésopotamie, tout près du pays de Canaan, il
prend conscience douloureusement que Dieu ne se fait plus
entendre. C’est à ce moment de quasi-désespoir que le chemin
d’Abraham croise celui d’un homme hors du commun.
Il s’appelle Melkitsedek, il est roi de Salem. Il se porte à la
rencontre d’Abraham, qui est encore Abram, et il prononce cette
bénédiction : « Béni soit Abram par le Dieu Très Haut qui créa le
ciel et la terre et béni soit le Dieu Très Haut qui a livré tes
ennemis entre tes mains 9. » L’intervention de Melkitsedek est la
première dans le récit biblique qui ait rapport à la Ville sainte :
le roi de Salem règne sur Jéru-Salem. Une sorte d’« aspiration »
d’Abram vers la cité semble annoncer le processus qui conduira
Salomon à y construire le temple. Mais Melkitsedek n’est pas
seulement un roi régnant sur une ville ou une région. Abram
reconnaît en lui un « prêtre du Dieu Très Haut ». Pour la pre-
mière fois également apparaît dans la Bible la notion de prêtrise.
Il ne suffit pas que le futur Abraham donne naissance à un

9. Genèse 14, 17, 20.


30 JÉRUSALEM , LA SAINTE

peuple qui sera aussi nombreux que les étoiles du ciel, il convient
également qu’il soit investi de la fonction sacerdotale pour que
précisément, comme l’annonce le roi de Salem, toutes les
nations de la terre soient bénies en lui ; la bénédiction étant l’acte
sacerdotal par excellence.
Mille ans plus tard, le roi David chantera dans les psaumes
ce même pouvoir sacerdotal qui sera celui d’Abraham : « En
Judée Dieu est connu, en Israël grand est son nom ; sa tente s’est
fixée à Salem et sa demeure à Sion 10. » Et même, faisant allusion
à la venue du Messie d’Israël, le psalmiste proclame : « Dieu l’a
juré, il ne s’en dédira pas : Tu es prêtre à jamais selon l’ordre de
Melkitsedek 11. »
Mais le roi de Salem est aussi « roi de justice » et même
« ange de paix ». Il est considéré par la tradition juive comme un
prêtre céleste, comme un archange. Il apporte la paix dans la jus-
tice.
La tradition principale de l’islam, celle des sunnites, ne
mentionne guère cette onction sacerdotale d’Abraham et ne se
saisit pratiquement pas du personnage extraordinaire qui s’est
spontanément porté à la rencontre d’Abraham. L’important pour
la religion initiée par Mahomet est la diffusion de la vérité telle
qu’elle s’accomplit par les engendrements et la conquête. Le Pro-
phète de l’islam lui-même ne détient ni ne revendique la fonction
de prêtre. Le rapport à Dieu qu’il institue est direct, sans sacrali-
sation… La pureté suffit pour approcher Dieu. Certes, à cet
égard, judaïsme et islam restent très proches. Mais, précisément
à Jérusalem, dans le Sanctuaire sacré, les prêtres ont une fonc-
tion sacralisante en ce sens qu’ils sont responsables de l’exécu-
tion des sacrifices, mission qui ne peut être accomplie que par
eux, les sacrificateurs, les cohen, investis d’un pouvoir spécial.
Apparemment, Mahomet n’a pas voulu « capter », du récit
biblique, l’aspect sacerdotal qui l’aurait peut-être détourné de
son éminence comme Messager de la parole et conquérant de la
foi : la reconnaissance du Nom divin, la prière et l’aumône suffi-
sent à mettre l’homme en état de reconnaître l’Unique, le Miséri-
cordieux.
Il reste un domaine qui, dans l’intervention du roi de Salem,
a pu être riche d’enseignement pour Mahomet lui-même.

10. Psaume 76, verset 10.


11. Psaume 110, verset 4.
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 31

Melkitsedek peut remettre la faute des hommes et en faire des


« fils du ciel ». Melkitsedek est juge, « il jugera les saints de Dieu
selon les actes de justice ». Le roi-prêtre que rencontre Abraham
jugera les anges (les saints de Dieu). Car le Messager « proclame
la paix, proclame d’heureuses nouvelles, proclame le Salut et dit
à Sion : Ton Dieu règne ». Et Dieu peut dire : « Je les amènerai à
ma montagne sainte, car ma maison sera appelée maison de
prières pour tous les peuples 12. »
La tradition musulmane s’est élevée contre la mentalité des
tribus arabes qui s’étaient forgé l’idée que les dieux n’étaient pas
les amis de l’homme, qu’ils étaient redoutables. Le message de
Mahomet consistait au contraire à redonner l’espoir aux fidèles
et à affirmer que la vie future était pratiquement à la portée de
tous, que les plaisirs de toute nature seraient la récompense de
ceux qui souffrent ici-bas. L’eschatologie islamique était loin
d’être apocalyptique… et le paradis d’Allah resta l’espérance reli-
gieuse fondamentale.
À cet égard, Mahomet a innové. Il est peu probable que le
livre de Daniel qui, dans le judaïsme, exprime l’idée de la fin des
temps et celle du jugement dernier ait, à l’époque de la fondation
de l’islam, été connu des juifs d’Arabie. En revanche, l’Apocalypse
de saint Jean, texte chrétien fondamental, auxquels les Pères de
l’Église se réfèrent souvent, avait très certainement atteint les
chrétiens vivant dans la péninsule arabique. Conjuguée avec les
croyances païennes en des dieux oppresseurs, l’apocalypse chré-
tienne aurait relativement créé un climat d’inquiétude et
d’angoisse parmi les tribus et les clans. Mais à l’origine principale
de cette peur se trouvait la croyance païenne selon laquelle il fal-
lait, par le sacrifice, se concilier les bonnes grâces des dieux.
C’est contre cet état d’esprit que Mahomet entendait réagir
en promettant aux Arabes de merveilleuses récompenses célestes
au-delà de la vie. Mais évidemment l’homme restait soumis à
Dieu, l’Unique, le Miséricordieux (le mot islam signifie soumis-
sion). Il était même en un sens le jouet de la volonté divine ; mais
le paradis conclurait l’aventure humaine : « Quelle est la récom-
pense de l’excellence, sinon l’excellence ?… Des vierges sont là,

12. Ces citations sont tirées de Légende hébraïque de Melkisedeq, titre sous
lequel a été reconstitué un texte trouvé à Qoumran dans la grotte n° 11 des
manuscrits de la mer Morte. Voir La Bible, écrits intertestamentaires, Biblio-
thèque de la Pléiade, Gallimard éd. Paris 1987.
32 JÉRUSALEM , LA SAINTE

les meilleures, des excellentes… Jamais déflorées, avant, par des


humains ou des Djinns 13. » Allah récompense les bienheureux
« dans un jardin, parés de soieries, accoudés sur des trônes d’où
ils ne craignent ni soleil ni gelée. Sous les ombrages, des fruits
leur seront humblement offerts… Tel sera, pour vous, la rétribu-
tion de votre zèle reconnu 14 ».
L’allégorie paradisiaque telle qu’elle est ainsi présentée est-
elle constitutive, pour les musulmans, d’une véritable
eschatologie ? Cela n’apparaît pas dans la lettre du Coran. Au
contraire, l’Appelant fait tout pour rendre extrêmement concret
le monde futur et la promesse qui s’y rattache. Il n’y a guère de
théorie sur l’immortalité de l’âme ou la résurrection des morts,
simplement la certitude que tous les justes connaîtront les
délices du monde promis. Le paradis, c’est un peu le monde
continué, le monde vidé de ses pesanteurs et de ses malheurs.
Seul un roi, un prophète, un combattant peut ouvrir la porte de
ce monde-là. Nous sommes loin du sacerdoce et de la prêtrise et
encore plus éloignés d’une Jérusalem ayant en son centre le
Sanctuaire de Salomon où s’activent les sacrificateurs.
Avec l’islam se forge une nouvelle vision du monde futur
fondé sur le caractère conquérant de la vérité, un peu comme s’il
fallait forcer, par la puissance du verbe et celle des armes, la
porte du ciel. L’islam n’impose pas, même symboliquement, de
sacrifices, encore moins une pratique rigoureuse et astreignante.
La circoncision, les règles alimentaires, les obligations de pureté,
reprises du judaïsme et de l’Église primitive, ne sont pas consi-
dérées comme des rites. Les mosquées ne sont pas des lieux de
sacrifices, des autels mais au contraire des lieux de rassemble-
ment et de prière.
Melkitsedek, roi de Salem (roi de Jérusalem) allant au
devant d’Abraham pour l’investir comme prêtre du Très Haut,
n’est pas magnifié par le Coran.

LE MONT DU SACRIFICE

À l’inverse, un autre événement majeur de la vie d’Abraham


apparaît comme essentiel dans la théodicée coranique. Sur
l’injonction divine, Abraham accepte de sacrifier son fils Isaac.

13. Sourate 55, versets 60 et 70.


14. Sourate 76, verset 12-14 et 22.
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 33

Contrairement à ce qu’il avait fait lorsque Dieu avait manifesté


son intention de détruire Sodome et Gomorrhe, Abraham
n’intercède pas auprès de lui pour empêcher le sacrifice de son
fils unique (unique puisque le fils d’Agar, Ismaël, d’après la lettre
du texte biblique, n’apparaît pas comme « légitime » ; il n’est pas
le fils de Sarah, elle-même choisie par Dieu à l’âge de quatre-
vingt-dix ans pour avoir un enfant) ; encore moins envisage-t-il
de refuser d’accomplir l’acte inhumain qui lui est demandé.
Sarah non plus ne proteste pas. Abraham obéit. Il s’en va donc,
accompagné de quelques serviteurs, emmenant, ligoté, son fils
Isaac avec lui. Abraham a confiance. Il a foi en Dieu. Sait-il que
son bras sera arrêté au moment où il le lèvera pour accomplir
l’acte fatal ? Arrivé sur le lieu du sacrifice, sur le mont Moriah,
situé sur les hauteurs qui dominent Jérusalem, la ville de Melk-
itsedek, il regarde probablement encore le ciel. Va-t-il trans-
gresser l’ordre ? Dieu a-t-il voulu le mettre, lui, Abraham choisi
pour être une bénédiction pour tous les peuples de la terre, à
l’épreuve ; à l’épreuve d’un geste inimaginable. Tout se passe
cependant comme si c’était Abraham qui entendait mettre Dieu
à l’épreuve. Iras-tu jusqu’à me laisser faire ? se serait-il demandé
silencieusement. Dieu veut-il vraiment qu’Abraham tue son fils ?
Ayant décidé au fond de lui-même de ne pas sacrifier Isaac,
Abraham, au moment où quelques centimètres séparent le cou-
teau de la gorge d’Isaac, aurait imploré le soutien de Dieu. Et
Dieu répond. Il arrête le bras de son serviteur. Il voulait
qu’Abraham comprît que son Dieu ne pouvait vouloir la mort
d’Isaac, le fils de la promesse, l’Unique, que, précisément, il avait
fait naître dans des circonstances extraordinaires. Abraham a
entendu. Ainsi sera remplacé « le sacrifice de la vie par la sancti-
fication à la vie 15 ». On remarque qu’Abraham et Isaac, une fois
descendus du mont Moriah, n’ont obtenu de Dieu aucune pro-
messe de récompense, aucun témoignage de satisfaction, aucune
annonce de salut.
L’islam attache une importance première à l’épisode du
sacrifice qui a eu lieu, rappelons-le, un millénaire et demi avant
l’apparition du Prophète. Les sacrifices humains faisaient partie
de la culture religieuse des tribus de l’Arabie pré-islamique.
L’exemple d’Abraham proscrivait définitivement ce type de pra-

15. Comme l’écrit judicieusement Bluma Finkelstein in D’Isaac à Jésus – le


malentendu – essais sur le sacrifice, Lyon, Aléas éd., avril 2000.
34 JÉRUSALEM , LA SAINTE

tiques. Certes, il ne s’agissait pas de renoncer à tous sacrifices,


l’homme avait besoin de sacrifier aux dieux. Au demeurant,
Abraham sur la montagne sacrée a substitué un bouc, miracu-
leusement tombé du ciel, à Isaac, la victime désignée. L’islam
conserve, jusqu’à aujourd’hui, la pratique du sacrifice d’ani-
maux.
Mais le plus important est que la scène ait eu lieu sur le
mont Moriah, au cœur de la future Jérusalem. À cet endroit com-
mence vraiment le monothéisme, la foi et le culte du Dieu
unique.
Reste, pour l’islam, la question essentielle : s’agissait-il bien
d’Isaac ? N’était-ce pas plutôt Ismaël, le fils d’Agar, par le sacri-
fice duquel Dieu entendait démontrer la nécessité de respecter la
vie ? Ainsi s’expliquerait peut-être le silence de Sarah.
De même, pourquoi, se demande la tradition islamique,
celui dont Dieu commande le sacrifice est-il qualifié d’Unique par
le texte biblique ? Le récit est très précis. Abraham et Sarah ne
pouvaient avoir d’enfant ensemble. Il a donc fallu que le même
Abraham se retournât vers une servante, Agar, qui mit au monde
Ismaël. Il était évident qu’Ismaël était alors le seul fils du
Patriarche. Isaac, le fils de la promesse divine, ne naîtra que plus
tard. Il était donc normal qu’Ismaël fut qualifié d’Unique. C’est ce
fils unique qui devait être sacrifié.
Ainsi s’explique que l’islam considère l’événement de
Moriah comme l’événement fondateur de sa théologie. Le lieu de
sacrifice prévu revêt également une importance essentielle :
Jérusalem, la future cité de Dieu.
Pour autant, y a-t-il, dès lors, divergence entre les deux
traditions ? Le fils dont la naissance a résulté d’un commande-
ment divin et le fils qui fut renvoyé dans le désert et dut affronter
mille dangers ? L’inégalité de traitement entre les deux fils est-
elle indicative d’une mise hors jeu de la lignée d’Ismaël par rap-
port à celle d’Isaac ? En se fondant sur l’histoire d’Ismaël, l’islam
et son messager n’ont pas choisi la facilité, ni la voie royale de la
filiation abrahamique.
Le rétablissement opéré par le déplacement du sacrifice de
la tête d’Isaac sur celle d’Ismaël est en lui-même porteur d’ensei-
gnement. C’est le plus faible, le plus démuni, l’exclu, le proscrit
qui donne naissance à la vraie nation de Dieu qui sera aussi
nombreuse que les sables du désert, dans ce désert où précisé-
ment elle a dû survivre. Il n’y avait pas d’autre solution théolo-
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 35

gique pour ceux qui subissaient l’enfermement désertique, la


soif, la faim, l’oubli, que de faire d’Ismaël la figure emblématique
de tous les peuples de l’Arabie. Peut-être même y a-t-il dans ce
choix du Prophète une certaine influence de l’idée chrétienne du
Dieu à la fois souffrant et rédempteur. Il reste qu’Ismaël ayant
échappé au sacrifice, mais ayant été renvoyé par son père, s’est
ipso facto et par la force des choses, éloigné de Jérusalem,
laquelle apparaît nolens volens comme le lieu de l’injustice.
Jamais pourtant cette idée n’apparaît dans la tradition isla-
mique. Mais il semble bien que quelque chose de cette nature se
joue dans la mentalité des premiers théoriciens de l’islam. Les
Arabes auraient fondé leur religion sur l’idée qu’injustement le
personnage archétypique de leur foi aurait été chassé de Jéru-
salem.
Le récit biblique cependant, s’il décrit la séparation des deux
fils d’Abraham comme nécessaire à l’élection d’Isaac, ne fait pas
de ce dernier la figure exclusive de la tradition abrahamique :
après avoir vécu cent soixante-quinze ans, le Patriarche perdait la
vie. Il était, dit le texte, « rassasié de jours ». Il mourut heureux et
ce sont ses deux fils, Isaac et Ismaël qui le portèrent en terre, dans
la caverne de Mahpela, à Hébron, tout près de Jérusalem, où l’on
avait déjà déposé le corps de Sarah, qu’Abraham fut enseveli…
par ses deux fils… uniques 16. Leur réunion, en cette occasion,
prouve bien que la séparation n’était ni définitive, ni significative.
Les traditions issues des deux fils, malgré le considérable inter-
valle temporel qui sépare l’événement de Moriah de l’émergence
de l’islam, devaient-elles apparaître comme fondamentalement
liées dans leur aboutissement ?
On ne saurait, certes, oublier qu’entre la tradition première
du judaïsme et le message islamique est apparu le christianisme,
lui-même né dans cette même tradition judaïque. L’apport de la
religion de Jésus, de même que les liens établis par Mahomet lui-
même avec l’Église dont les principes avaient été définis, six
siècles avant l’islam, ne sauraient être négligés.
Mais, fondamentalement, entre la Bible hébraïque et la
parole coranique, il existe, précisément autour des figures
d’Isaac et d’Ismaël, une relation originaire qui, à la fois, rattache
les deux religions et bouleverse leurs relations ; pendant des
siècles et toujours aujourd’hui. À cela, il convient d’ajouter

16. Genèse, 25, 7.


36 JÉRUSALEM , LA SAINTE

l’importance du lieu de la divergence : Jérusalem, le centre du


monde religieux d’un côté et de l’autre le désert d’Arabie, sans
bornes et ouvert vers le ciel.
Lorsque Mahomet décida de construire la première mos-
quée, le premier site de la prière musulmane, il le fit à Médine,
endroit de rassemblement des caravanes, des nomades et des
premiers sédentaires. Cette mosquée inaugurale fut, sur l’ordre
du Prophète, orientée vers Jérusalem, la ville du sacrifice, qui,
dans la tradition biblique, et jusqu’à sa destruction en l’an 70, un
demi-millénaire avant l’islam, était restée la cité du peuple
d’Israël. Ce faisant Mahomet établissait, à travers les âges, un
lien de reconnaissance entre la tradition qu’il fondait et celle
d’Israël que le Coran connaissait et reconnaissait. Mahomet
n’oubliait pas que le peuple de la Bible s’était constitué dans le
désert ; dans le désert du Sinaï et que le peuple avait souffert
pendant quarante ans avant d’atteindre la terre promise. Le
Coran décrit avec grandeur et tendresse cette période : Allah
parle : « Ô fils d’Isrâ’îl, nous vous avons ramenés de chez vos
ennemis, mais nous nous sommes alliés à vous, sur le flanc du
Mont à droite, nous avons fait descendre sur vous la manne et les
cailles. » Auparavant, le Coran rapporte l’événement de la sortie
d’Égypte : « Nous l’avons révélé à Moussa : oui, pars la nuit avec
mes serviteurs. Fais pour eux une route, dans la mer, à sec. N’aies
pas peur d’une poursuite, sois sans crainte 17. »
C’est vers Jérusalem que s’orientait la prière de l’islam for-
mulée dans la première mosquée.

Le passage à Jérusalem

Il ne suffisait pas que Mahomet fût convaincu, après bien


des hésitations et des doutes, de son élection par le Dieu Unique
et qu’il acceptât la mission qui lui incombait désormais. De
proche en proche, il lui fallait d’abord convaincre les siens, puis
ses amis, puis ses frères arabes qu’une révélation nouvelle venait
d’être faite à l’humanité, le Message était d’une simplicité par-
faite. Le monothéisme doit s’imposer à tous. Il n’y a qu’un seul
Créateur-maître du monde. Par rapport à ce que disaient les juifs

17. Sourate 20, 80 et sourate 20, 77.


SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 37

et les chrétiens vivant dans le désert, à l’ombre des oasis, ou des


lieux de concentration comme La Mecque ou Médine, Mahomet
était à la fois favorable et critique. Comme les tenants de la Bible
hébraïque et de l’Évangile, il disait qu’il n’y avait pas d’autre dieu
que Dieu, ce qui impliquait évidemment la renonciation radicale
aux cultes des idoles, mais surtout le rejet de toute autre forme
de divinité… de tout autre dieu lié, par exemple, aux forces natu-
relles ou à la vie de tous les jours. Ce culte du Dieu exclusif ne
plaisait pas aux marchands mecquois. L’un d’eux s’était écrié à
l’adresse de Mahomet, quelques années après la révélation faite
au Prophète : « Notre patience est à bout, (Mahomet) insulte nos
divinités, il a introduit une religion nouvelle et nous l’avons sup-
porté, il nous a insultés en disant que nous sommes des sots,
nous l’avons supporté, il a dit que nous et nos pères vivons en
enfer et nous l’avons supporté. Maintenant il se met à insulter
nos dieux… Qu’il fasse ce qu’il voudra mais qu’il n’attaque pas
nos dieux, qu’il s’occupe de son dieu et de sa religion. S’il ne le
fait pas nous le frapperons et nous le chasserons de la ville 18. »
L’idée du Dieu biblique avait rencontré des oppositions de même
nature, dans l’empire romain lorsque les juifs et les chrétiens
exprimaient les principes de leur croyance en un Dieu exclusif.
Mais Mahomet n’entendait guère que sa propre croyance fût
assimilée à celle des autres monothéistes, juifs et chrétiens, qui
étaient culturellement et socialement des Arabes. Plus tard, la
tradition islamique dira des juifs qu’ils avaient tué leurs pro-
phètes et qu’ils avaient dénaturé et même falsifié, comme le
prouve le récit biblique du sacrifice d’Ismaël, la véritable parole
divine.
Cette même tradition reprochait aux chrétiens d’avoir outre-
passé le caractère prophétique de Jésus pour en faire l’égal de
Dieu sinon Dieu lui-même.
Mais, pour Mahomet, le plus urgent n’était pas la théologie.
Il fallait convaincre le nouveau peuple de Dieu, les Arabes, de la
mission qui était désormais la leur.
Tout au long des dix années qui suivirent la révélation reçue,
de nuit, devant la grotte d’Al-Hira, Mahomet est resté dans cette
attitude consistant à convaincre les siens. Les événements d’une

18. La Hadith : II, 406. La Hadith conserve ce que Mahomet a dit et ce que
l’on disait de lui.
38 JÉRUSALEM , LA SAINTE

autre nuit allaient lui permettre d’aller plus loin en doctrine et


dans l’espace.

LE VOYAGE NOCTURNE

Le Coran est formel : Mahomet a été transporté nuitam-


ment jusqu’au ciel. « Ô transcendance de Celui qui fit aller de
nuit, en un instant de la nuit, son adorateur de l’oratoire
consacré à l’oratoire ultime dont nous avons béni le pourtour
afin de lui découvrir nos signes 19. »
La mosquée (l’oratoire) consacrée est sans doute la Kaba. La
mosquée éloignée (ultime) a longtemps été présentée comme
étant Al Aqsa, située à Jérusalem non loin du Rocher du sacri-
fice. Cette dernière conception est corroborée par le fait que la
sourate en question est intitulée, en sous-titre si l’on peut dire,
« Les fils d’Israël ». Le Coran rappelle à ce stade les dons de Dieu
aux Hébreux : « Nous avons donné l’écrit à Moussa (Moïse),
nous lui avons remis la guidance des fils d’Isrâ’îl. Ne prenez pas
de protecteurs, sauf moi », et plus loin : « Ô descendance des
compagnons de Nûh (Noé), votre serviteur reconnaissant, nous
avons décidé pour les fils d’Isrâ’îl, dans l’Écrit : Vous serez
détruits deux fois sur terre, puis vous vous élèverez en grande
révélation 20. » La mosquée éloignée est bien considérée comme
celle de Jérusalem, dont Dieu aurait béni « le pourtour ». On ne
saurait cependant passer sous silence les interprétations don-
nées par toute une tradition islamique. La mosquée éloignée
serait en réalité la mosquée céleste, la mosquée d’En Haut, celle
où siège Allah. Il ne s’agirait donc pas d’Al Aqsa, sise à Jéru-
salem.
Les circonstances miraculeuses du voyage sont riches
d’enseignements et peuvent être de nature à éclairer l’intention
de l’auteur du Coran.
Il faut d’abord savoir que la tradition islamique situe le
voyage nocturne onze ans après la révélation, soit en 621. Cela
est important. Mahomet avait besoin d’un second signe fonda-
teur. L’ange Gabriel qui l’accompagnait constamment devait le

19. Sourate XVII, verset 1. Traduction Jacques Berque. Notons qu’André


Chouraqui traduit étrangement mosquée éloignée par Al Aqsa, ce qui renverrait
à l’édifice de Jérusalem. Or une tradition islamique affirme que mosquée éloi-
gnée signifie mosquée céleste (voir infra).
20. Ibid. verset 2-4.
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 39

conduire enfin au contact direct, sans intermédiaire, de Dieu.


Ainsi se serait trouvée confirmée la manifestation divine d’Al-
Hira. Cette confirmation ne pouvait être que le face-à-face divin.
Cet événement faisait de Mahomet l’égal de Moïse, qui,
jusqu’alors, était le seul Inspiré à avoir vu Dieu à visage décou-
vert (en hébreu : panim al panim 21).
Une nuit donc, Mahomet dormait dans l’enceinte de la
Kaba. L’ange Gabriel, toujours lui, secoue du pied le Prophète ;
par trois fois. Il se réveille mais ne reconnaît pas l’Envoyé divin.
Finalement, il comprend l’appel. Un cheval mystérieux se tient
devant lui. Il l’enfourche. Mais l’animal renâcle. Alors l’ange
Gabriel le réprimande. Le calme revient. Subitement, à la vitesse
de l’éclair, la monture miraculeuse de Mahomet s’élance. Elle a
nom Bouraq. En un instant elle franchit la distance qui sépare la
Kaba du Rocher sacré de Jérusalem. Les caravanes, elles, met-
tent au moins un mois pour parcourir la même distance. Bouraq
dépose, en pleine nuit, Mahomet au pied du Rocher. Le Pro-
phète, prenant alors appui sur la pierre du sacrifice d’Ismaël,
s’élance vers les cieux. Abraham, Moïse, Jésus et tous les pro-
phètes sont là, rassemblés à attendre Mahomet pour lui sou-
haiter la bienvenue et l’orienter. Mahomet parcourt l’Infini.
Grâce à une échelle mystérieuse qui culmine au ciel, il se trouve
en présence d’Allah qui confirme la mission du Prophète, lui
révèle la vérité et les vérités. Mahomet redescend sur terre, par le
même moyen, la même échelle, retrouve sa même monture,
Bouraq, et revient à La Mecque, toujours instantanément au
point qu’à son retour, sa couche est encore chaude.
Évidemment, Mahomet raconte à ses proches l’aventure
qu’il vient de vivre et pour vaincre leur incrédulité, il donne une
description du physique des Inspirés qu’il a croisés : Abraham
était un homme ressemblant au Prophète, Moïse était un
homme au visage coloré, haut de taille, maigre, doté d’une che-
velure abondante et bouclée. Quant à Jésus, fils de Marie, il avait
le teint rubicond, les cheveux plats et des taches de rousseur sur
le visage 22.

21. À l’inverse de cette conception, il faut remarquer que, dans une note à
sa traduction de la sourate XVII, Jacques Berque rapporte le commentaire d’un
théologien musulman (Sayyid Qutb) selon lequel le Prophète lui-même n’aurait
pas considéré son trajet comme un miracle confirmant sa prédiction.
22. D’après la Sira qui rapporte le récit de Ibn Ishaq. Voir Roger Caratini,
Mahomet, Criterion éd., 1996.
40 JÉRUSALEM , LA SAINTE

La théologie islamique hésite sur l’interprétation du voyage


nocturne.
D’après la tradition la plus antique, comme nous l’avons vu,
la mosquée lointaine mentionnée dans le Coran ne serait pas
située à Jérusalem, mais dans le ciel, la résidence divine.
Mahomet n’aurait donc pas transité pas la Ville sainte pour
monter au ciel.
Comme Jacob, le Prophète a pu accéder au domaine divin
grâce à une échelle le long de laquelle montaient et descendaient
des anges. Tous les anges sourient au Prophète, sauf l’un d’entre
eux, Malik, le gardien de l’Enfer.
Pour la théogonie islamique, la chose n’est pas du tout
impossible. Le Coran enseigne : « Dieu sait ce qui pénètre dans la
terre et ce qui en sort, ce qui redescend du ciel et ce qui y
remonte 23. »
Ainsi se trouve judicieusement théologisée l’ascension de
Mahomet au détriment du voyage allégorique engagé par la
jument Bouraq.
Une fois qu’il eut passé les étapes obligées du ciel, Mahomet
se trouve face à Adam, le premier homme, auquel il revient
d’orienter les âmes de ses descendants. Il visite également
l’Enfer, où notamment, pour l’éternité, les femmes adultères sont
pendues par les seins.
Plus haut, tous sont là et surtout Moïse qui déclare au Pro-
phète qu’il est, lui Mahomet, en plus grande faveur que lui-même
auprès de Dieu.
Enfin, la tradition musulmane se fait l’écho d’une descrip-
tion moins fantasmagorique et ramène l’ascension de Mahomet
vers les cieux à une vision authentique qui aurait illuminé le Pro-
phète. Un texte de la Sira se lit aussi : « Le corps de l’apôtre resta
où il était, mais Dieu transporta son esprit dans la nuit. » La
théologie musulmane en effet n’apprécie guère les prodiges.
Il y avait donc un rapport dialectique entre le voyage et
l’ascension. Certes, en elle-même l’ascension est un voyage, mais
si l’on peut dire, elle est verticale, orientée vers le ciel, elle est
hors du temps et même de l’espace. Le voyage à Jérusalem, sur-
tout si Mahomet est juché sur une monture aux pouvoirs surna-
turels, apparaît comme passablement « terre à terre ». Il n’y a
donc rien d’étonnant à ce que nombre de théologiens musul-

23. Sourate XXXIV.


SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 41

mans aient privilégié l’idée d’une « vision » de Mahomet. Ces


mêmes théologiens ajoutent que la description physique à
laquelle le Prophète se livre, quant à l’apparence d’Abraham, de
Moïse et de Jésus, lui a été directement inspirée par Allah de
manière qu’il puisse convaincre ses détracteurs.
Peut-on, dès lors, affirmer que la sainteté de Jérusalem pro-
vient, aux yeux de la tradition islamique, du passage du Prophète
sur son principal lieu saint au moment du voyage nocturne ?
Même ceux des théologiens musulmans qui pensent que le
voyage a vraiment, concrètement, eu lieu ne sont pas unanimes
sur l’importance de l’étape à Jérusalem. Et même ceux qui
croient que ce passage est déterminant ne peuvent éviter
d’admettre que le Prophète s’est empressé, une fois redescendu
du ciel, de s’en retourner à grande vitesse vers la Kaba, lieu de
sainteté véritable de l’islam.
Il reste qu’indépendamment des questions théologiques ou
des enjeux de pouvoir, Mahomet était très sensible à l’existence
des juifs parmi les tribus arabes. Avec eux, point de difficultés.
Comme eux, le Prophète affermissait son Message sur l’unité et
l’unicité de Dieu. Les juifs représentaient, à cet égard, un impor-
tant relais pour la prédication nouvelle. Sur le plan pratique éga-
lement, les fidèles de la loi de Moïse démontraient, par leur exis-
tence même, l’importance des signes de l’Alliance, la
circoncision datant d’Abraham donc d’une tradition antérieure
au mosaïsme et les juifs la pratiquaient depuis toujours ; les
règles alimentaires avaient également leur importance, sans
parler de l’idée d’un repos hebdomadaire qui traduisait la
recherche d’une certaine dignité de l’homme.
Mais le plus important, aux yeux de Mahomet, était que les
juifs fussent le peuple de l’Écrit. C’est ainsi, au demeurant, que le
Coran les désigne. Au pied du mont Sinaï, en plein désert, les
Hébreux ont reçu un texte à la fois immuable et pouvant être
interprété, c’est-à-dire pouvant faire l’objet d’une étude et d’un
approfondissement constants. Cet aspect de l’originalité des juifs
ne pouvait, par la force des choses, revêtir une importance
majeure parmi les tribus et les clans, souvent illettrés, mais
Mahomet avait bien compris, lors de la Nuit du destin, qu’il lui
faudrait lire la parole divine. Il s’agissait bien de lire une parole.
À cet égard, les juifs d’Arabie, malgré leur acculturation au sein
des peuples du désert restaient les détenteurs de la Loi écrite et
les interprètes de la parole divine. Or Dieu venait de s’exprimer
42 JÉRUSALEM , LA SAINTE

à nouveau et cette fois, il s’était adressé à un Messager dont la


mission consistait à récapituler les révélations antérieures et à
proclamer, à tous les peuples de la terre, la gloire du Dieu
Unique. La conversion à cette parole des juifs de Médine en par-
ticulier devait être le point de départ d’un nouvel élan, d’une ère
nouvelle.

QUITTER LA MECQUE ?
Mahomet a déjà cinquante ans. Il prêche depuis une dizaine
d’années et se rend compte que ses disciples convaincus ne sont
guère qu’au nombre d’une centaine. De plus, Khadidja, son
épouse, son inspiratrice, celle qui a reconnu son élection en 619,
vient de mourir. Quant aux habitants de La Mecque, ils manifes-
tent à l’égard du Messager une hostilité de tous les jours se tra-
duisant par des vexations et surtout une indifférence totale au
contenu de la parole du Prophète. Il fallait quitter La Mecque et
se tourner vers un centre plus accueillant. À moins de deux cents
kilomètres au nord se trouvait un point de rassemblement des
caravanes qui assuraient notamment les relations avec la Syrie.
Nommée Yathrib, cette bourgade devait par la suite être connue
sous le nom de Médine.
La décision de Mahomet était difficile à prendre. Elle signi-
fiait l’échec de sa prédication aux habitants de La Mecque mais
elle était promesse de renouveau, d’autant plus que le Prophète
espérait trouver, ailleurs qu’à La Mecque, le soutien de tribus
nouvelles et surtout celui des juifs. En s’éloignant de la Kaba,
Mahomet prenait un risque, quitter le lieu qu’il avait lui-même
instauré comme celui de la parole divine, celui en lequel il avait
pour la première fois reconnu l’ange Gabriel. Les adversaires de
Mahomet n’allaient-ils pas lui dire qu’il s’était finalement éloigné
de son Inspirateur, Allah ? Et surtout n’abandonnait-il pas à
d’autres le culte de la Kaba, ce lieu de prières n’allait-il pas rester
éternellement voué au culte des trois cent soixante idoles ?
Comme Abraham, jadis, Mahomet choisit de partir, de
quitter les siens et accompagné de fidèles, d’aller ailleurs, plus
loin dans l’espace. Ce mouvement, cette mise en route, qui eut
lieu à la fin de l’été 622, s’est révélé comme fondateur. La rupture
consommée avec les incrédules ouvrait une nouvelle ère :
l’hégire, l’an I de l’islam.
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 43

L’oasis de Yathrib s’ouvrit au Prophète. Avec ses palmeraies,


ses champs cultivés, les deux cents fortins qui la protégeaient des
incursions hostiles ; l’agglomération reçut avec intérêt les dires
du Messager. Très vite Yathrib devint la ville du Prophète (al
Medinat Al Nabi), ce qui donna Médine. Et les juifs présents ne
pouvaient éviter de s’intéresser aux dires de Mahomet. Ces juifs
appartenaient en majorité à des tribus d’agriculteurs, possédant
de bonnes terres, les autres étaient orfèvres, marins ou commer-
çants. Ils entretenaient avec leurs coreligionnaires d’une autre
oasis, Khaybar, située plus au nord sur la route de la Syrie, des
relations amicales ; ce qui faisait d’eux des agents d’influence,
non pas très importants mais certainement non négligeables.
Par rapport aux Arabes idolâtres, adorateurs de la déesse Al
Manat, les juifs faisaient surtout figure d’êtres originaux, sou-
cieux comme tous les autres habitants de la petite cité, d’assurer
leur subsistance, voire de progresser, mais surtout se situant
résolument en dehors de tout culte idolâtre. Ils étaient, en un
sens, l’objectif rêvé pour Mahomet. Allaient-ils lui ouvrir la voie ?
Cela semblait d’autant plus plausible que les fidèles de la loi
mosaïque étaient accoutumés à l’idée de la prophétie. Ils répan-
daient quelquefois parmi leurs voisins leurs conceptions de la
parole de Dieu venue par l’intermédiaire d’un Inspiré. De plus,
depuis des siècles et en particulier depuis la destruction du
temple de Jérusalem intervenue cinq cents ans avant la nais-
sance de Mahomet, ils attachaient une importance essentielle à
la venue du Messie, c’est-à-dire à l’arrivée d’un sauveur. Ils
n’attendaient pas vraiment du Messie le salut dans un monde
futur, mais la sauvegarde au sens concret contre les dangers qui
pouvaient menacer Israël. Enfin, comme nous l’avons dit, ils
étaient restés, malgré l’absence très probable d’écoles et de mai-
sons d’études, le peuple de l’Écrit.
En Mahomet, certains Médinois, idolâtres, reconnaissaient
le Prophète dont parlaient les juifs. Ils en étaient troublés. Profi-
tant d’un pèlerinage à la Kaba, certains habitants de Médine, au
nombre de six dont la tradition a retenu le nom, se présentèrent
devant l’homme qui affirmait avoir reçu une révélation du Dieu
Unique. Mahomet les accueillit de façon discrète, et, selon la tra-
dition, leur récita le Coran. Éblouis, émus par le récit prophé-
tique, ils reconnurent en lui le Prophète annoncé par leurs voi-
sins juifs. Mais leurs sentiments étaient ambigus. Comment
reconnaître aux descendants des Hébreux un tel privilège, un tel
44 JÉRUSALEM , LA SAINTE

avantage ? Comment leur laisser le bénéfice d’une telle annonce


et le succès de sa réalisation ? Ils se dirent entre eux : « C’est là
le Prophète que nous annonçaient les juifs en nous menaçant. Ne
le laissons pas aller vers eux et gardons-le pour nous, avant
eux. » De retour à Médine, la petite délégation n’eut de cesse de
convaincre les autres Médinois du risque qu’ils prendraient en
refusant de reconnaître en Mahomet le Messager du Dieu
Unique chanté par le Coran. Ce risque consistait en son appro-
priation par les juifs ; « Si les juifs, dirent-ils à leurs amis, enten-
dent parler de lui, ils le prendront avec eux. Devancez-les en
l’amenant au milieu de nous 24. »
Les Médinois avaient très bien compris le message du
Messager ; notamment quant à l’unité de Dieu. Ils jurèrent en
effet « de n’associer aucun dieu à Dieu » et de modifier en pro-
fondeur leur conception des relations sociales : ils prirent l’enga-
gement « de ne pas voler, de ne pas pratiquer l’adultère ou de
s’adonner à la luxure » ; « de ne pas calomnier ». Surtout, les
nouveaux fidèles de Mahomet s’engageaient à renoncer aux
sacrifices des nouveau-nés comme c’était le cas dans certaines
tribus avant l’intervention de Mahomet. Mais ce serment fut
qualifié, pas seulement par ceux qui étaient réticents au Mes-
sage, de « serment de femme ». En effet, il n’était nullement
question, dans cet engagement, de faire la guerre pour imposer
les idées de Mahomet… les femmes auraient pu le tenir !
Plus tard, cependant, les adhérents de l’islam auraient à pro-
noncer un « serment de guerre » contre ceux, notamment
quelques clercs de La Mecque, qui s’obstinaient à refuser de
reconnaître Mahomet comme le Prophète. Le Coran donne une
légitimation de la guerre défensive : « Permission est donnée à
ceux qui combattent pour avoir subi l’iniquité. Dieu est capable
de les secourir 25. »
Mahomet pouvait décider de quitter La Mecque et faire de
Médine le lieu de sa prédication. Certes le Prophète s’éloignait
du lieu sacré de la Kaba, mais il n’entendait plus rester parmi les
siens à attendre leur bon vouloir. Il avait fallu partir pour vaincre
les réticences.

24. Selon la Sira (198).


25. Sourate 22, 29.
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 45

LES JUIFS DE MÉDINE

Certes, ce n’était pas la première fois que Mahomet rencon-


trait des tribus juives. Mais celles de Médine, organisées selon
trois clans différents, jouaient pleinement leur rôle dans la
société arabe, compliquée et morcelée. Leur dignité tenait en
cela qu’ils se référaient à une très haute Antiquité, ce qui provo-
quait toujours le respect. Les juifs se disaient les descendants des
habitants de Jérusalem qui, du temps de Nabuchodonosor,
avaient fui la Ville sainte, échappant ainsi à la déportation vers
Babylone, mille ans avant la prédication de Mahomet. Plus
modestement, certains disaient qu’ils avaient fui Jérusalem lors
de la destruction du temple par Titus, du temps de Vespasien, six
cents ans avant la naissance du Prophète. Mais, comme nous
l’avons vu, ils étaient culturellement et socialement assimilés à la
société arabe. Mahomet était sensible à ce que les juifs représen-
taient. L’attachement à leurs traditions et la permanence de
celles-ci, après tant de siècles, avaient certainement une signifi-
cation importante au regard de la croyance au Dieu Unique.
Aussi Mahomet imposa-t-il à ses fidèles des règles qui
s’apparentaient aux pratiques juives. Ainsi, l’idée qui consistait à
consacrer entièrement une journée au service de Dieu, le sabbat
des juifs, lui parut digne d’être prolongé dans la nouvelle religion
d’autant plus qu’elle figurait dans le Livre. Mais, pour éviter
toute confusion aussi bien pour les premiers musulmans que
pour les juifs eux-mêmes, Mahomet proclama le jour précédant
le sabbat, c’est-à-dire le vendredi, comme le jour de soumission
totale à Dieu. Ainsi les juifs pouvaient, sans ambiguïté, conserver
leurs propres observances.
De même, sur le modèle du Kippour juif qui consistait en
une journée de jeûne et de prière, Mahomet instaura-t-il le mois
du Ramadan tout entier comme le mois du repentir et de la
reconnaissance de l’Unique.
Mais les tribus juives n’étaient pas seulement attachées à
des principes de foi ou de pratiques religieuses. Elles étaient une
puissance économique qui savait assurer, par les armes au
besoin, la protection de ses membres et de leurs biens. Les rap-
ports qu’elles entretenaient avec les autres clans, polythéistes et
souvent nomades, s’ils étaient normaux, n’en étaient pas moins
souvent complexes… Mahomet entreprit de fixer une sorte de
46 JÉRUSALEM , LA SAINTE

constitution des juifs qui étaient membres d’un clan arabe.


Étaient exclus de la juridiction de cette constitution les juifs qui
formaient une tribu autonome, une tribu juive. Les autres
étaient astreints à payer les frais engagés par la guerre, à ne pas
déclencher d’affrontement sans l’accord de la tribu, de recon-
naître Mahomet comme l’autorité en matière civile et crimi-
nelle ; enfin et surtout ils prenaient l’engagement de défendre
Médine contre les agressions venues de La Mecque.
Quant aux tribus juives autonomes, elles avaient pour habi-
tude de rester neutres dans les conflits qui opposaient entre elles
les autres tribus. Face à l’inéluctable affrontement qui se prépa-
rait entre les Mecquois et les habitants de Médine, les trois clans
en question entendaient maintenir la même neutralité. Ainsi ne
songeait-on nullement à se soumettre à la constitution de
Mahomet. Le Prophète, au demeurant n’insistait pas pour qu’il
en fût ainsi. Peut-être comprenait-il que les fidèles de la Loi de
Moïse hésitaient à se soumettre à une réglementation différente
de celle qui orientait leur vie depuis des siècles. Mais le Prophète
ne pouvait pas non plus ignorer la puissance militaire des tribus
en question. Toujours est-il que la Umma, la nation musulmane,
dans son aspect embryonnaire, ne devait pas comporter de juifs
ayant leur propre organisation sociale.
La guerre éclata moins de deux ans après l’arrivée du Mes-
sager à Médine : dix mille Mecquois contre deux mille Médi-
nois… Le renfort des tribus juives eût évidemment été bienvenu.
Mais Mahomet n’exigeait pas seulement le soutien des armes, il
voulait également qu’Allah fût reconnu par les juifs comme le
Dieu Unique et que lui-même Mahomet fût salué comme le Mes-
sager de la parole divine. Malgré la proximité entre les deux reli-
gions, il s’agissait, aux yeux des juifs, d’un véritable appel à la
conversion. Ainsi, leurs chefs décidèrent-ils de maintenir leur
politique traditionnelle de neutralité.
La première de ces tribus, celle des fils de Qaynuqa, avait été
expulsée de Médine peu après l’arrivée de Mahomet. La
deuxième tribu en importance, celle des fils de Nadir, conservait
des sentiments peu favorables au Prophète ; l’un de leurs chefs
avait été condamné et exécuté pour avoir tenu des propos hos-
tiles au Messager. D’ailleurs Mahomet s’était écrié, ce jour-là :
« Tuez tous les juifs. » Il eut pourtant le courage de se rendre,
sans escorte, au camp de Nadir. Grande fut pour les juifs la ten-
tation de se venger du Prophète et de lui ôter la vie. Par manque
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 47

de détermination et peut-être aussi, pensaient les fidèles d’Allah,


grâce à l’intervention divine, la tentative échoua et Mahomet put
en toute justice faire expulser les Nadir. Et ils partirent, formant
une caravane de six cents chameaux. Des femmes, des enfants,
des danseuses, des joueurs de flûte, des chanteuses fermaient le
cortège.
Et le Coran peut proclamer : « C’est Dieu qui a expulsé de
leur terroir les dénégateurs d’entre les gens du Livre. Si Dieu ne
les avait pas destinés à l’évacuation, il les aurait châtiés en cette
vie, outre que le châtiment du feu les attend dans la vie
dernière 26. » C’était en l’année 625.
Mahomet n’eut pas à combattre pour gagner la guerre
contre La Mecque. Les forces de la ville natale du Prophète mar-
chaient sur Médine, sûres de leur victoire. Les Mecquois vou-
laient en finir avec celui qui tentait, à leurs yeux, d’organiser une
puissance économique rivale de la leur et qui troublait grave-
ment les croyances ancestrales des Arabes.
Mahomet avait fait creuser un immense fossé autour de
Médine. Les guerriers mecquois ne purent franchir cette cre-
vasse de dix mètres de profondeur et autant de large. Il y eut bien
sûr des morts, mais en petit nombre. Un violent orage acheva
l’affaire. Les Mecquois rentrèrent chez eux. Pour Mahomet, la
victoire était totale. Mais l’ange Gabriel ne l’entendait pas ainsi :
« Quand le Prophète fut revenu du Fossé, qu’il eut déposé ses
armes et qu’il se fut lavé, Gabriel vint le trouver et lui dit : Tu as
déposé les armes, mais nous, les anges, nous ne les avons pas
déposées. Marche contre eux — De quel côté ? demanda le Pro-
phète. De ce côté, reprit Gabriel, en désignant de la main les fils
de Qurayza. Et le Prophète marcha contre eux 27. » Il fallait faire
payer à la tribu juive de Qurayza le prix de sa neutralité dans un
conflit au cours duquel s’était joué l’avenir de la prophétie de
Mahomet. Une petite troupe se rendit alors vers l’agglomération
de Qurayza. Après avoir mis le siège autour de l’oasis, Mahomet
s’adresse à eux : « Ô vous, singes et cochons, comment avez-vous
observé la volonté de Dieu ? Et les fils de Qurayza de répliquer : Ô
Mahomet, tu ne nous as jamais ainsi insultés. Pourquoi le fais-tu
aujourd’hui ? C’est Dieu qui le fait, répondit le Prophète 28. » Le

26. Sourate 59.


27. Selon un hadith (64, 30).
28. Cité par Roger Caratini, Mahomet, op. cit.
48 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Messager donnait volontairement une connotation théologique à


un grief qui, après tout, n’était que politique. Les juifs ne sont
pas les amis de Dieu, mais au contraire ses ennemis puisqu’ils
n’avaient pas pris part à la bataille qui devait assurer le triomphe
d’Allah. L’insulte adressée aux juifs est bien, selon Mahomet,
d’essence divine.
Le siège dura vingt-cinq jours, au bout desquels les juifs
firent une reddition inconditionnelle, espérant que la sanction
maximale serait l’expulsion et la déportation. Mais là encore,
Mahomet s’en remit à Dieu. Les assiégés ayant dit qu’ils accepte-
raient le jugement d’un chef musulman avec lequel ils avaient de
bons rapports, le Prophète consulta l’homme en question. La
réponse fut terrible et Mahomet s’y conforma ; faisant passer les
mâles juifs par le fil de l’épée et réduisant en esclavage les femmes
et les enfants. Près de huit cents hommes furent massacrés.
Ainsi disparut l’avant-dernier obstacle à l’installation d’une
nation musulmane unitaire. L’autonomie juive, dans la société
islamique, était une écharde qui désormais n’existait plus. Il s’agit
là du seul acte impitoyable de cruauté de la part du Prophète.
Mahomet avait peut-être agi pour l’exemple. Il n’était pas
dans sa nature de recourir à des procédés expéditifs pour réduire
ses ennemis. En la circonstance, il craignait que d’autres Arabes,
païens ou même juifs, tentent de s’organiser et de s’allier pour
menacer la communauté médinoise. Il n’agissait pas dans une
perspective d’hostilité systématique envers les juifs, quel qu’ait
été son ressentiment quant à leur neutralité ou au manque de
clairvoyance dont ils avaient fait preuve en refusant l’islam.
D’ailleurs de nombreux juifs, non organisés en clans autonomes
il est vrai, continuaient à vivre normalement à Médine. Mais
l’affaire allait tout de même marquer de façon profonde la cons-
cience du Prophète.
Mahomet avait, lors d’une vision, conçu l’idée qu’un pèleri-
nage à La Mecque s’imposait à lui sur l’ordre d’Allah. Or le Pro-
phète n’avait conclu aucune trêve ni paix avec les Mecquois. Le
simple fait, pour lui, de s’approcher de la ville représentait,
c’était évident, une provocation majeure. Et pourtant tout se
passa de façon pacifique. Malgré leur scepticisme, les Mecquois
considéraient que l’intention de Mahomet n’était pas d’en
découdre. Finalement il accepta les termes d’un traité formel qui
évitait l’affrontement. Le Prophète dut s’en retourner, sans entrer
dans La Mecque ; mais promesse lui était faite qu’il pourrait,
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 49

l’année suivante, se rendre à la Kaba accompagné de ses fidèles


en armes, tandis que les Mecquois évacueraient la ville pour trois
jours. Il y avait ce jour-là six ans que l’Hégire avait commencé
(628).
Bien que ses disciples eussent été déçus par l’accord,
Mahomet était persuadé d’avoir fait le bon choix. Il mit à profit
les mois de trêve pour assurer son autorité. Ainsi, il imposa sa loi
(non son autorité religieuse) aux juifs qui s’étaient rassemblés
sur la route de Damas, au nord de l’Arabie, dans l’importante
bourgade de Khaybar. Mais surtout, il eut la satisfaction, durant
cette période, de voir venir à lui quantité de Mecquois sensibles
à son autorité et surtout peut-être impressionnés par la vénéra-
tion dont il était l’objet de la part de ses fidèles. Enfin, il brisa les
tentations autonomistes de quelques tribus chrétiennes instal-
lées, elles aussi, sur les routes conduisant à la Syrie.

LA KABA PURIFIÉE

Au prix d’une dernière escarmouche, Mahomet put faire son


entrée dans sa ville natale ; c’était au début de l’an 630. Son pre-
mier geste consiste alors à renverser les idoles qui entourent la
Kaba. Le sanctuaire peut désormais devenir le lieu sacré de
l’islam. La nudité du temple réduit aux pierres qui le constituent,
le dépouillement des murs, l’austérité du site forment, à partir de
ce moment, la règle de toutes les mosquées présentes et à venir.
C’est bien là que le Dieu Unique peut exprimer sa volonté et
manifester sa présence. La Kaba est sacrée au point qu’on ne
peut y pénétrer directement. Il faut en faire le tour dans un mou-
vement de respect et de circonspection. On ne peut accéder fron-
talement à la vérité qu’elle renferme. On ne peut imaginer
d’endroit plus chargé de sens ni plus réducteur de l’orgueil
humain. Ici l’islam trouve sa vraie signification, l’homme est
soumis, il n’est plus rien entre les mains de l’Unique. Et la sou-
mission de l’homme purifie l’empreinte absolue d’Allah sur le
destin de la communauté des croyants et sur toute l’humanité.
Mahomet cependant ne peut oublier Médine qui lui a
permis de triompher. Il faut que les lieux de prière qu’il a ins-
taurés dans « la cité du Prophète » partagent la sainteté de la
Kaba. Mahomet ordonne donc que toutes les mosquées, partout
en terre musulmane soient orientées vers La Mecque et non plus
vers Jérusalem comme c’était le cas jusqu’à présent. Le Coran se
50 JÉRUSALEM , LA SAINTE

fait l’écho de cette obligation désormais absolue et universelle :


« Quelque signe, il est vrai, que tu produises aux détenteurs de
l’écriture, ils n’adopteront ta direction de prière, non plus que toi
la leur » (sourate 2, 145). Autrement dit, la prière orientée vers
Jérusalem étant le propre des juifs, les musulmans ne l’adopte-
ront pas. Les théologiens des siècles futurs ont certainement
observé que Jérusalem n’est jamais expressément citée dans le
Coran.
De nombreux compagnons du Prophète pensaient que cette
disposition résultait, pour une part considérable, du refus
général, désormais avéré, des juifs d’accepter le Message du Pro-
phète. Il n’y avait plus aucune raison d’accorder à la ville vénérée
par les juifs un privilège religieux quelconque. Certes la filiation
abrahamique des musulmans demeurait essentielle, certes
Moïse restait l’objet d’un culte particulier puisqu’il avait pro-
clamé la loi morale et pratique, édicté des règles alimentaires
essentielles, recommandé le jeûne et confirmé la règle de la cir-
concision. Certes le roi David avait établi les fondements de
l’État de droit divin que les musulmans ont à charge de recons-
truire. Mais un ressort s’est brisé parce que les juifs de Médine
ont dénié à Mahomet tout caractère prophétique. Leur aspira-
tion au retour à Jérusalem, outre qu’il était impossible puisque
les chrétiens byzantins occupaient le lieu, n’était pas compatible
avec la nécessité pour les musulmans de conquérir le monde au
nom de la révélation définitive.
Surtout il ne fallait pas que l’islam naissant apparût comme
une sorte de résurgence judéochrétienne tributaire des deux reli-
gions précédemment révélées. L’islam devait s’insérer harmo-
nieusement dans la fierté du peuple arabe et ne dépendre, au
sens propre, d’aucune autre tradition. La religion de Mahomet
devait concilier les contraires, les intégrer, non leur donner une
vie nouvelle.
Pourtant la tradition musulmane situe dans la cité de David,
c’est-à-dire à Jérusalem, l’endroit où sera prononcé le jugement
dernier. Toutes les âmes, ce jour-là, convergeront vers la Ville
sainte et l’ange Gabriel, au nom d’Allah, fera le départ entre
celles qui seront sauvées… et les autres.
Cette fonction finale réservée à Jérusalem ne manque pas
d’étonner. Hormis le paradis d’Allah, merveilleux aboutissement
céleste de la vie terrestre, l’eschatologie musulmane reste
lacunaire ; mais Allah est toujours présenté comme le Miséricor-
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 51

dieux, celui qui pardonne, le repentir est présenté comme la


seule ouverture vers le Salut. Il n’est donc pas sans signification
que l’islam ait repris du prophète Joël cette idée d’une réunion
des âmes, à Jérusalem, avant le jugement dernier 29.
Il reste que Mahomet, en investissant la Kaba comme l’épi-
centre de la croyance en Allah, a donné à l’islam sa véritable
dimension et son originalité. La synthèse islamique avait besoin
d’un lieu nouveau. Ce ne pouvait être ni Rome ni Jérusalem…
Seule la Kaba répondait à l’exigence.

La grande chevauchée

Commence l’extraordinaire chevauchée des Arabes. Ils par-


tent dans toutes les directions, bannières au vent, non pour
annoncer l’arrivée d’un messie, non pour dire l’imminence du
Salut, non pour exprimer la fin des temps, mais pour proclamer
que le troisième moment de la révélation vient de se produire et
que désormais le Dieu unique se manifeste par leur voix à eux,
les Arabes, derrière leur Prophète. Ils vont enlever Jérusalem,
butter sur Byzance, conquérir le nord de l’Afrique, entrer en
Europe, dominer l’Espagne et la Provence, butter à nouveau sur
les chrétiens à Poitiers… Dans le calme retrouvé, ils vont prendre
le temps de dire au nom de qui ils combattent et pourquoi, sans
les rejeter, ils pensent que les juifs et les chrétiens sont dans
l’erreur de l’inaccomplissement. Au passage, ils raillent l’idée
d’un Jésus-Dieu, mort sur la croix. Dieu est indivisible, unique ;
il a un Prophète qui domine tous les autres. Et ce Prophète
promet le paradis, ne menace pas de l’enfer, mais il exige la sou-
mission des hommes à sa volonté. Il s’ensuit chez les disciples de
Mahomet, une volonté de puissance sans égale. Il leur faut
conquérir le monde, non comme les juifs, en un temps, ont
essayé de le faire, en voulant éclairer l’humanité, non en
envoyant des apôtres parcourir l’univers habité en disant la
bonne Nouvelle, comme l’ont fait les chrétiens, mais par la force
des armes, l’invasion et la proclamation incessante de l’unité de
Dieu. La Pierre Noire de la Kaba est le centre du monde en for-

29. Joël, 4, 2.
52 JÉRUSALEM , LA SAINTE

mation. Les premiers penseurs musulmans comprennent que les


Arabes échappent désormais à l’enfermement désertique.
Les Arabes vont dominer l’astronomie, inventer l’algèbre et
même approfondir la philosophie de la Grèce antique. Ils sont
les maîtres du savoir de leur temps. La tradition de Jérusalem
maintenue en particulier par les rabbis du Talmud réunis à
Babylone ne les intéresse guère. L’islam est extraverti.

Lorsqu’en l’an 638, le calife Omar, un des premiers compa-


gnons du Prophète fit, après un siège qui dura deux années, son
entrée à Jérusalem, la Ville, sans secours, accepta son sort. Les
églises et les sanctuaires que successivement les chrétiens avaient
édifiés, notamment sur l’emplacement du Saint-Sépulcre reflé-
taient leur ferveur. Indéniablement la cité était chrétienne. Malgré
la splendeur des édifices byzantins, Jérusalem rappelait aussi la
mort de Jésus, son supplice, la persécution de ses disciples…
Sur les ruines du temple s’étaient accumulées les immon-
dices, et une végétation têtue et sauvage avait envahi l’amoncel-
lement de pierres et de gravats. Omar pourtant était soucieux de
retrouver le site sacré des juifs car il savait qu’en cet endroit
devait se trouver la pierre sacrée sur laquelle Abraham avait
accepté de sacrifier son fils unique. Les chrétiens de Rome ou de
Byzance n’avaient pas eu le même souci et le lieu saint avait été
laissé aux chiens errants, aux chacals et aux oiseaux noirs. C’est
vers les quelques juifs d’Arabie engagés dans ses armées que le
calife se retourna. Eux savaient. Ils savaient par une sorte de
mémoire instinctive quelle était la topographie du temple de
Jérusalem détruit sept siècles auparavant par les Romains.
L’émotion d’Omar était grande. Il avait à peine gravi les pre-
miers monticules que déjà, en larmes, il nettoyait de ses propres
mains, en se servant des pans de sa robe, les pierres sacrées. Et
lorsque les juifs lui désignèrent l’endroit exact du sacrifice
accepté par Abraham, il donna immédiatement l’ordre de
dégager l’endroit, avec tout le respect que commandait le carac-
tère sacré du site. Les troupes musulmanes s’étaient mises à
l’œuvre avec enthousiasme, sous l’œil étonné du Patriarche
byzantin Sophronius qui venait de signer la reddition de la Ville
à Omar et qui avait demandé que les juifs ne fussent pas auto-
risés à rentrer à Jérusalem, comme cela avait été le cas depuis
leur dispersion en 135 à l’issue de leur guerre contre Rome.
Il fallait cependant, aux yeux du calife, que le Rocher fût
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 53

concrètement rattaché à la tradition islamique. Une mosquée


devait traduire à cet endroit même la vérité de l’islam dans sa
fonction récapitulative des deux religions monothéistes qui
l’avaient précédé, et, en particulier, celle de Moïse et de David, la
religion du temple de Jérusalem. Omar entendait que la présence
de la croyance en Mahomet à cet endroit fût dépouillée et dis-
crète, à l’opposé de ce qu’avaient fait les Byzantins, avec le goût
du faste et du luxe qui caractérisait leurs constructions. Un voya-
geur chrétien, Archulf, décrivit quelques années plus tard, la
mosquée voulue par Omar, en ces termes : « Dans ce lieu fameux
où il y eut une fois un temple magnifiquement construit, situé
dans le voisinage du Mur de l’Est, les Sarrasins aménagèrent un
emplacement quadrangulaire de prières qu’ils ont édifié de
manière simple, à l’aide de poutres assemblées sur ce qui restait
de ruines. » De même, Omar fit nettoyer, à l’eau de rose, dit-on,
le Mur occidental du temple, seul vestige encore debout du Sanc-
tuaire de Salomon.
Il fallait appliquer la même politique à l’égard des lieux
vénérés par les chrétiens. La chose était plus difficile car dans
toute la ville, des églises de toutes dimensions avaient été édifiées.
Omar entendait préserver les seuls lieux vraiment chargés d’his-
toire comme la basilique du Saint-Sépulcre, construite sur l’ordre
de sainte Hélène, la mère de l’empereur Constantin, l’homme qui,
trois siècles auparavant, avait, lors du concile de Nicée, dogma-
tisé l’idée que Jésus et Dieu étaient de même substance.
Mais la plupart des églises furent transformées en mosquées
et de nombreux autels chrétiens détruits et remplacés par le
mihrab, la « niche sacrée », des lieux de prières musulmans. Et
conformément à la sourate 2 du Coran, toutes les mosquées
furent orientées vers La Mecque.
Omar cependant n’installa pas son gouvernement à Jéru-
salem. La Ville était vouée au culte divin. L’organisation des
armées, la lutte contre les Infidèles et même la conquête du
monde relevaient d’une autre logique. Omar établit sa capitale à
Ramleh, non loin des côtes. De là il partit à la conquête de
l’Égypte qu’il soumit en 641. Damas était tombée peu avant la
conquête de Jérusalem, en 635. Enfin la Mésopotamie et une
bonne partie de l’empire perse devaient vivre sous l’autorité
arabe. La grande chevauchée vers l’Est et le Nord avait atteint
ses premiers objectifs.
54 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Dans l’intervalle, des conflits d’intérêts et de prestige étaient


nés entre les affidés des deux premiers califats. Ceux de
La Mecque voyaient d’un mauvais œil l’établissement d’une
autorité musulmane si éloignée de La Mecque et de la Kaba.
Ceux de Damas étaient au contraire, pétris d’orgueil et de fierté
à l’idée d’aller porter jusqu’aux confins de l’Orient la parole du
Messager et de manifester, par les armes et le verbe, sa puissance
universelle. Pourtant La Mecque restait évidemment le centre de
la foi. Comment serait-il possible d’ébaucher l’idée qu’une autre
ville, qu’un autre foyer spirituel, pût lui être comparé sinon
opposé ?
Pouvait-on, aux yeux des théologiens musulmans, mettre en
opposition le Rocher du sacrifice et la Pierre Noire de la Kaba ?
Jamais les successeurs directs du Prophète, Abou Bakr, le beau-
père de Mahomet, Omar, le fidèle des premières heures, et
Othman, le Mecquois par excellence, les premiers califes,
n’auraient osé concevoir pareille idée. Certes Mahomet lui-
même avait dû quitter La Mecque pour Médine et ce mouvement
avait été le geste fondateur de l’islam, mais la présence de la
Kaba dans la ville natale du Messager avait justifié son retour et
constitué la sacralisation définitive du projet musulman.
Lorsque Omar fit son entrée à Jérusalem, nul n’aurait ima-
giné que cette cité vaincue pourrait ce qui était inconcevable, se
substituer, de quelque façon, à La Mecque.
Après avoir vaincu les forces d’Héraclius, l’empereur
d’Orient, qui régnait sur Byzance après avoir partiellement res-
tauré Jérusalem, après avoir dégagé la route de Damas, notam-
ment en refoulant les tribus juives installées à Khaybar, tout en
intégrant à ses armées quelques cavaliers juifs, Omar avait consi-
dérablement renforcé son pouvoir. Fort habilement, il avait
maintenu l’essentiel de l’administration byzantine et divisé la
région en provinces à laquelle il avait nommé des chefs arabes.
Mais Omar fut assassiné par un esclave persan en 644 et son
successeur Othman, déjà âgé, se fixa pour but, non de poursuivre
à l’infini les conquêtes mais de renforcer l’organisation du nouvel
empire. Les conquêtes ayant provoqué un afflux de richesses en
Arabie, il fallait ordonner la répartition des biens nouvellement
acquis et accompagner l’évolution des mœurs consécutives à
l’enrichissement général. La théologie de l’islam ne constituait
peut-être pas un problème fondamental à ses yeux, bien qu’il ait
personnellement ordonné que le Coran fût scrupuleusement
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 55

codifié. Après l’assassinat d’Othman en 656, c’est une tout autre


orientation que prit le pouvoir islamique.
Ali, le neveu et gendre du Prophète, élu par ses pairs pour
succéder à Othman, ne faisait pas l’unanimité. Le principal
opposant était Moabiya, gouverneur de Syrie. Ali perdit
d’ailleurs la vie, à son tour, en 661, sous les coups d’un Mecquois,
alors qu’il était en prière.

LES OMEYYADES ET JÉRUSALEM

La marche triomphale de l’islam ne pouvait plus s’accom-


moder d’une simple référence mystique à la Kaba de La Mecque.
Il ne suffisait pas non plus de dominer même s’ils étaient
convertis à la religion de Mahomet, quantité de peuples et de
nations. La conquête arabe avait pris une telle proportion que,
s’ils ne réagissaient pas, les inspirateurs du mouvement ris-
quaient d’être très vite débordés. Il fallait désormais organiser
l’islam en une véritable cité politique avec son administration
propre, son gouvernement, ses structures économiques, son ins-
titution militaire. La condition première d’une telle métamor-
phose impliquait la renonciation à la suprématie politique de
La Mecque, Ville sainte mais isolée dans le désert, hors des voies
importantes de communication. Le centre du nouvel empire
devait se trouver au cœur de la région.
Conscients de cette nécessité, les successeurs du calife
Omar avaient installé leurs palais à Damas, véritable centre stra-
tégique commandant l’ensemble de l’Orient, du Nil à l’Euphrate.
Ils constituaient une nouvelle dynastie de califes à laquelle on
donna le nom d’Omeyyades. Pendant une centaine d’années, les
Omeyyades allaient créer un royaume unitaire s’étendant de
l’Atlantique aux confins de la Chine au sein duquel la religion
musulmane redonnait l’espérance aux peuples d’origine et de
civilisations différentes.
Le premier d’entre les Omeyyades fut Moabiya qui, depuis
Damas, régnait sur l’ensemble de la région. Il avait été le
« secrétaire » du Prophète et à ce titre, il se considérait digne du
califat. Pour bien montrer sa différence, Moabiya conscient du
danger que faisaient courir à l’empire le conservatisme, les
intrigues et l’esprit de lucre qui était en faveur à La Mecque, prit
une décision inouïe : c’est à Jérusalem que doit être investi le
premier calife Omeyyade, à Jérusalem, non à La Mecque !
56 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Ce couronnement, qui eut lieu en 661, prenait ainsi une


dimension particulière et instaurait non pas évidemment une
rupture avec La Mecque, mais une ère nouvelle plus conforme à
l’aspiration universaliste du message de Mahomet. Ainsi la foi
nouvelle rompait avec l’enfermement du désert et le mercanti-
lisme des tribus. Et pour bien montrer qu’il restait fidèle à la tra-
dition nomade, Moabiya se fit établir une résidence d’été… non
loin de Jérusalem, au bord du lac de Tibériade. Damas, Jéru-
salem, Tibériade, le pouvoir théologique et politique du premier
Omeyyade n’était lié à aucune cité, à aucun palais.
Moabiya devait par la suite recevoir de la part des érudits
arabes le titre de Dahiya, mot qui signifie, dans le bon sens,
malin, rusé, habile. Il s’agissait d’un témoignage de respect et de
haute estime 30. La personnalité du calife relevait d’un mélange
d’autorité, d’esprit de décision, de faculté de compromis. Il pos-
sédait une qualité appréciée de tous les Arabes, la patience (Hilm
en arabe). Pourquoi un tel homme, après s’être fait reconnaître,
au lendemain de l’assassinat d’Ali, comme calife par tous les
musulmans, a-t-il choisi Jérusalem comme lieu de son
investiture ? Les raisons de ce geste inattendu étaient-elles seu-
lement politiques ? Quelle était la part du religieux dans un tel
choix ?
Après tout, la décision du calife n’était-elle pas lourde de
dangers ? Jérusalem en effet n’était pas un lieu neutre. Ce
qu’Omar y avait accompli, notamment en dégageant les sites
judaïques des ruines et des déchets qui les recouvraient, avait-il
inspiré le nouveau calife qui aurait découvert, en même temps
que les vestiges, un projet lié à l’établissement de son propre
pouvoir sur l’ensemble des musulmans ?
Il était évidemment impossible d’établir Jérusalem comme
un lieu de pouvoir.
Aussi paradoxal que cela puisse sembler, la théologie musul-
mane concernant Jérusalem va être modifiée sur la base du choix
essentiellement politique d’un calife prestigieux et glorieux. Il
fallait, en effet, que la théologie suivît, faute de quoi la différen-
ciation même relative de la Jérusalem enjeu de pouvoir, et de
La Mecque épicentre de la foi musulmane, serait vide de sens.
Jérusalem comme simple cité chargée d’histoire, chère au roi

30. Dans toute l’histoire de l’islam, seulement vingt personnalités ont reçu
ce titre. Moabiya fut le premier à se le voir conférer.
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 57

Salomon, n’avait aucune chance d’apparaître aux yeux des


musulmans comme une autre Mecque.
Commence alors une théologisation islamique de Jéru-
salem. En premier, bien entendu, il y avait le texte littéral de la
sourate 17 que nous rappelons dans la tradition classique et
habituelle : « Qu’il soit loué Lui qui transporta, la nuit, son ser-
viteur du temple sacré au temple plus éloigné dont nous avons
béni l’enceinte, pour que nous puissions lui montrer quelques-
uns de nos signes car Dieu est celui qui voit et entend. »
La tradition est formelle, au moins sur un point. Le temple
sacré, c’est la Kaba de La Mecque. Quant à l’expression temple
éloigné, nous l’avons dit, elle peut très bien désigner le temple
céleste, celui que Mahomet avait atteint, au terme de son ascen-
sion. Pour les premiers Omeyyades, successeurs de Moabiya, il
fallait, au regard de la cohérence théologico-politique du projet,
que le temple éloigné fût assimilé à Jérusalem.
Pour que cette conception pût s’imposer, il était nécessaire
que le lieu sacré recouvrît sa signification ancestrale et aussi que
des sites nouveaux fussent définis précisément dans l’optique du
passage du Prophète dans la cité de David.
Le mont Moriah, le rocher du sacrifice que le calife Omar
avait fait dégager devait retrouver toute sa puissance mystique.
C’est ainsi que l’on enseigna que Mahomet avait pris appui sur la
pierre avant de s’élancer vers le ciel et que l’empreinte indélébile
de son pied était restée fixée sur le Rocher.
C’est un successeur de Moabiya, obéissant à la même
logique, qui fut le premier Omeyyade à avoir entrepris de cons-
truire la mosquée qui devait symboliser cette interprétation de la
parole du Coran inscrite dans la sourate 17. Abd El Malik, en
691, poursuivit l’entreprise d’Omar et fit édifier autour du
Rocher une mosquée digne de la confluence spirituelle entre
Abraham et Mahomet. L’emplacement était également considéré
comme le site du temple de Salomon et d’Hérode. L’endroit
précis sur lequel se situait la mosquée dite d’Omar correspondait
au site du Saint des saints, objet de respect et de vénération pour
le peuple d’Israël. Le monument est sûrement le plus ancien des
édifices musulmans. Le Dôme conserve l’apparence des monu-
ments byzantins. Le cercle central soutient une coupole d’un dia-
mètre de vingt mètres quarante-cinq. Deux déambulatoires
enferment un mur octogonal. Les fidèles effectuaient sept fois le
tour du Rocher, comme ils le faisaient à la Kaba.
58 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Pour des siècles et des siècles, Jérusalem sera visualisée aux


yeux du monde grâce au Dôme d’or de la mosquée du Rocher.
Évidemment le pouvoir politique des Omeyyades se trouvait
renforcé par un édifice religieux aussi prestigieux.
À partir de ce moment commence à se répandre la croyance
selon laquelle, comme nous l’avons dit, Jérusalem, et plus préci-
sément l’esplanade sacrée, seront le lieu du jugement dernier.
L’ange Israfil viendra y faire sonner la trompette de la fin des
temps. Ce jour-là, dit la tradition, le Sanctuaire de La Mecque, la
Kaba, sera porté en procession à Jérusalem comme une fiancée,
ainsi que toutes les autres mosquées et lieux de prière du monde
islamique.
La mystique musulmane, grâce aux Omeyyades, s’est
enflammée pour Jérusalem et en cela, nolens volens, les porteurs
de la tradition islamique facilitaient le projet politique consis-
tant à détourner le pôle premier de l’islam de son exclusivité.
Pour de nombreux théologiens musulmans, la mosquée éloignée
mentionnée dans le Coran était bien Jérusalem.

AL AQSA ET CORDOUE

Le calife Al Walid, en 705, par une initiative audacieuse,


allait donner une force nouvelle au projet. Au-dessus du Mur
occidental du temple de Salomon se trouvait l’église byzantine
de la présentation de Marie. C’est sur ce site que le calife fit cons-
truire une autre mosquée, aux dimensions plus modestes que
celles du Dôme, et orientée vers cette dernière. Le nouveau lieu
de prière était censé, lui aussi, marquer l’endroit d’où Mahomet
avait entamé, dans un fulgurant rayon de lumière, son ascension
vers le ciel.
Le coup d’audace théologique a consisté pour le calife Al
Walid à nommer sa mosquée Al Aqsa, c’est-à-dire l’éloignée. Ainsi
se trouvait relativisée la croyance, pourtant traditionnelle, selon
laquelle la mosquée éloignée était la mosquée céleste. Parallèle-
ment, était renforcée l’idée selon laquelle Mahomet aurait tran-
sité par Jérusalem avant de s’élever directement de La Mecque
jusques aux cieux. En qualifiant d’Al Aqsa la mosquée d’Al-Walid,
les partisans du califat de Damas confèrent à Jérusalem une
dimension nouvelle… et confortent considérablement les visées
politiques de la dynastie des Omeyyades.
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 59

Au demeurant, la tradition nouvelle, poursuivant son avan-


tage, ne devait pas tarder à présenter Jérusalem comme l’une des
quatre villes du paradis d’Allah, les trois autres étant La Mecque
et Médine, bien sûr, mais aussi… Damas, siège du pouvoir poli-
tique des Omeyyades !
Pour la première fois peut-être, dans l’histoire de l’islam, le
théologique est mis au service du politique. Mais obstinément,
les lieux de prières musulmans restaient tournés vers
La Mecque. Ceux qui faisaient la tradition n’avaient pas osé aller
jusqu’à instituer Jérusalem comme le centre de la prière… pour
satisfaire l’ambition de cette dynastie.
Les quatorze califes Omeyyades qui, en quatre-vingt-dix
ans, firent l’islam ont propagé l’idée d’une religion universelle
fondée sur l’unité et l’unicité de Dieu, mais dont l’expression se
devait d’être polycentrique.
Outre La Mecque et Médine, outre Damas et Bagdad, les
conquérants, et notamment le dernier des Omeyyades, ont ins-
titué une ville d’Andalousie, en Espagne, comme le siège du
califat. Cordoue brillait de la même gloire que les villes arabes
traditionnelles. Le cas de Jérusalem était différent. Omar et ses
successeurs avaient reconnu en la cité de David un point impor-
tant de l’ancrage spirituel de l’islam dans la tradition biblique.
Les mosquées du Dôme et d’Al Aqsa avaient été édifiées à cette
fin, et sur le plan architectural, elles sont restées le symbole de la
Ville sainte.
À aucun moment Jérusalem n’est apparue, pas même sous
les Omeyyades, comme le pôle exclusif de la civilisation isla-
mique et encore moins, évidemment, comme le centre spirituel
de l’islam. Il suffit de comparer l’importance de Cordoue dans
l’histoire musulmane, à celle qu’a revêtue Jérusalem. La Ville
sainte des Hébreux puis des juifs n’a jamais été le siège d’un
émirat ou à plus forte raison d’un califat, comme l’a été Cordoue,
peu avant le triomphe de la dynastie des Abbassides.
Ces derniers, qui voyaient leur inspirateur en Abbas, l’oncle
du Prophète, par un jeu subtil d’alliances notamment avec les
partisans d’Ali, les chiites, et après avoir fait tuer quatre-vingt-
dix membres de la famille des Omeyyades, prenaient désormais
le pouvoir théologico-politique. La formation à Cordoue d’un
émirat et, plus tard, d’un califat n’a pu se produire que grâce au
seul rescapé du massacre, l’émir Abd Ar Rahman.
60 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Affrontée à une opposition farouche entre les sunnites fidèles


à la tradition et les chiites rigoureux et intransigeants, la civilisa-
tion musulmane allait connaître une destinée nouvelle. Alors que
la tradition classique exigeait que l’orthodoxie musulmane s’orga-
nisât en toutes circonstances autour d’un retour aux sources,
c’est-à-dire à la parole du Prophète reprise dans le Coran, les
chiites au contraire s’opposaient farouchement à l’idée que la
révélation fût définitivement achevée. Il fallait refuser l’idée du
silence de Dieu. Il fallait retrouver, par l’interprétation allégorique
et symbolique, le sens caché de la parole. Il s’agissait là du prolon-
gement normal de la révélation. Les chiites renforçaient l’ensei-
gnement selon lequel, s’agissant du christianisme, Jésus portait
témoignage contre ses propres disciples qui l’avaient divinisé. En
gros, juifs et chrétiens sont des faussaires de l’Écriture, restés à
mi-chemin de la vraie foi. « Les croyants sont frères », dit le
Coran. Mais les chiites ajoutent « seuls les Arabes ont le privilège
de la foi ». Enfin, ils enseignent que Mahomet a été l’étincelle ; la
réflexion spirituelle, dans sa flamboyance, doit continuer 31.
La question de Jérusalem ne devait pas se poser aux Abbas-
sides. Cependant, le calife Al Mamun entreprit la réfection de la
mosquée du Dôme et son successeur, Al Mansour, avait fait
réparer la mosquée Al Aqsa gravement endommagée en 740 par
un tremblement de terre. Ce geste traduisait certainement un
intérêt mystique pour la Ville même si le souci d’esthétique et de
grandeur n’était pas étranger à la décision du calife. Mais les
Abbassides ne voyaient pas en la cité de David autre chose qu’un
symbole reflétant la puissance de l’islam.

Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est un empereur


chrétien, occidental par surcroît, qui réveilla l’intérêt des califes
musulmans pour la Terre sainte. Charlemagne, qui avait unifié
sous son autorité l’empire d’Occident, restait soucieux d’affirmer
son pouvoir face à Byzance où régnait Irène, la veuve de Léon IV.
Ce dernier avait disputé, à la fois, théologiquement et politique-
ment, la domination de la chrétienté à l’empereur d’Occident.
Charlemagne pensait qu’une alliance avec les Arabes pour-
rait affaiblir l’ambition de Byzance. Évidemment, il fallait ne pas
donner aux musulmans le sentiment que l’empereur d’Occident
s’apprêtait à entrer en conflit ouvert avec les chrétiens d’Orient.

31. André Miquel, L’Islam et sa civilisation, Armand Colin, 1968.


SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 61

Aussi Charlemagne envoya-t-il au calife Haroun el Rachid un


émissaire, choisi avec soin, une personnalité juive, Moïse de Nar-
bonne qui connaissait la langue de Mahomet et les mœurs orien-
tales. L’« ambassade » n’aboutit à aucune alliance formelle ni
même à une entente cordiale, mais, du côté arabe, on intégrait
l’idée que la division des chrétiens pourrait être utile à leur
volonté de puissance. Dans le monde occidental, l’intérêt pour
l’Orient, justifié sur le plan politique et religieusement signifi-
catif, allait préparer le terrain aux croisades, deux siècles et demi
plus tard.
L’islam, pour sa part, évoluait entre deux tentations, celle de
poursuivre les conquêtes jusqu’au bout du monde et celle qui
aurait consisté à asseoir son pouvoir, à approfondir les relations
économiques tout en permettant un certain bien-être des musul-
mans, dans leurs palais, à l’ombre des palmeraies. Finalement, le
projet de conquérir l’Europe occidentale, de traverser les Bal-
kans, dans le sens allant de l’Ouest à l’Est, pour pouvoir
contourner les forces byzantines et prendre Byzance par
l’Europe, s’était révélée irréaliste. L’idée d’une pause, sans vrai-
ment s’imposer, faisait son chemin.
Le réveil fut brutal.
En Afrique du Nord, à Kairouan, des musulmans qui
s’étaient éloignés de la Sunna, la tradition principale de l’islam,
contestaient violemment le pouvoir des Abbassides. Ils affir-
maient que le vrai calife, le seul légitime, ne pouvait être qu’un
descendant d’Ali, le neveu et gendre du Prophète. La tradition
chiite, précisément, fondée sur la légitimité d’Ali, se renforçait de
jour en jour, notamment sur le plan politique. L’ambition de pou-
voir s’affirmait de plus en plus.
Avançant le fait qu’Ali avait épousé Fatima, la fille de
Mahomet ; les partisans d’une nouvelle vision de l’islam furent
appelés les Fatimides. Avec une violence extraordinaire, les
chiites allaient briser l’autorité des Abbassides. Ils déferlaient
vers l’Est et le Nord. Et, événement imprévisible, inouï, extraor-
dinaire, ils avaient enlevé de haute lutte La Mecque et Médine.
Leur intransigeance religieuse était extrême. Ils n’entendaient
pas maintenir une politique compréhensive à l’égard des chré-
tiens et des juifs. Ils les ont persécutés et expulsés. Et, pour
mieux montrer encore leur volonté de purifier l’islam, une
branche du mouvement fatimide, les carmates, avait emporté la
Pierre Noire de la Kaba et l’avait cachée soigneusement loin de
62 JÉRUSALEM , LA SAINTE

La Mecque. Pendant vingt années, le seul Sanctuaire sacré de


l’islam sera privé de la Pierre que jadis Adam avait, selon la tra-
dition, rapportée du paradis céleste. Nous étions en l’an 974,
cent cinquante-cinq ans après les tentatives de l’empereur Char-
lemagne de se concilier l’amitié des musulmans.

LE RÉVEIL DE BYZANCE

La réaction face à cette montée d’intégrisme religieux et de


fanatisme politique ne vint pas, du moins pour un temps, des
musulmans eux-mêmes, trop divisés entre eux. Les tribus du
sud, celles du Yemen en particulier, région que l’on appellera
bien plus tard « l’Arabie heureuse », lasses d’être traitées en force
d’appoint ne participant pas à l’exercice du pouvoir, étaient en
état de révolte potentielle. Les tribus du nord-est, dans le Kor-
rassar, aux confins de la Perse, si elles s’inscrivaient dans la tra-
dition chiite, n’en demeuraient pas moins turbulentes et les
Arabes de l’Arabie centrale, grisés par les immenses conquêtes
faites en si peu de temps, aspiraient sinon au repos du moins à
la conservation du prestige spirituel remporté par une religion
qui, par sa simplicité, son élévation et sa poésie s’opposait aux
querelles théologiques chères aux chrétiens, en particulier à
Byzance.
La réaction ne vint pas non plus de l’Occident chrétien trop
fier d’avoir pu, entre Poitiers et Tours, en Gaule, arrêter l’inva-
sion sarrazine et qui ne devait plus faire face qu’à des incursions
(des algarades) que les musulmans du sud de l’Espagne pou-
vaient encore faire en Europe méridionale. C’est finalement
Byzance qui, peut-être, mesura le mieux l’ampleur du danger qui
menaçait la chrétienté tant sur le plan des enjeux de pouvoir, que
sur le plan religieux.
De ce dernier point de vue, le contentieux théologique entre
musulmans et chrétiens n’avait jusqu’alors rien de particulière-
ment scandaleux. Jésus était reconnu par l’islam comme un Ins-
piré, non comme Dieu lui-même. Telle était évidemment une
conception inadmissible pour le credo chrétien. Mais entre
l’islam et la chrétienté, l’opposition n’était pas aussi profonde, ni
aussi dramatique qu’entre les juifs et les chrétiens. Les Pères de
l’Église, à travers leur enseignement, n’hésitaient pas à faire
peser sur l’ensemble des juifs, sinon l’acte même de la crucifixion
du moins la responsabilité de la condamnation de Jésus. Cer-
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 63

tains théologiens allaient même jusqu’à parler de déicide. Le


refus judaïque était bien plus grave et scandaleux que le demi-
refus que les musulmans opposaient à la mission de Jésus parmi
les hommes.
Mais sous le règne des Fatimides, les disciples de Mahomet
s’organisaient religieusement autour de l’idée que les récalci-
trants à la conversion à l’islam devaient être contraints par la
force à reconnaître le Prophète comme le plus grand de tous les
Envoyés de Dieu.
Il est évident, comme nous l’avons vu, que la simplicité du
message islamique entrait dans une sorte de résonance négative
avec des dogmes chrétiens comme l’incarnation, l’eucharistie ou
la trinité et surtout, s’agissant des chrétiens d’Orient, avec la fer-
veur avec laquelle ces derniers pratiquaient le culte des icônes.
Le dépouillement des mosquées, la simplicité de la profession de
foi islamique et enfin, peut-être surtout, l’idée même de la sou-
mission absolue à Dieu au point que la religion musulmane pou-
vait apparaître comme fataliste aux yeux de ses détracteurs,
créaient une sorte de fossé théologique entre les croyances des
deux dernières « religions du Livre ».
La réaction vint donc du pouvoir qui était le mieux placé
pour combattre directement les Fatimides, Byzance.
En l’an 969, les Byzantins, derrière l’empereur Jean Tzi-
miscès, lancent une offensive organisée contre le pouvoir isla-
mique. Cela n’a rien de vraiment surprenant puisque le Fatimide
Al-Hakim avait fait raser le Saint-Sépulcre. On parle désormais
non seulement de la nécessité de reconquérir Jérusalem, mais
surtout de l’urgence qu’il y aurait à placer le Saint-Sépulcre sous
une autorité chrétienne. Ces buts de guerre ne devaient pas suf-
fire à donner la victoire aux chrétiens d’Orient. Les Byzantins
n’ont pas pu approcher de Jérusalem. Ils ont battu en retraite.
Mais, phénomène également inattendu, des pèlerins chré-
tiens isolés venus d’Europe commençaient à s’installer en Pales-
tine. Ainsi l’intérêt que Charlemagne avait manifesté pour
l’Orient semblait avoir atteint la population des gens simples et
des idéalistes chrétiens. On commence à manifester un intérêt
nouveau pour Jérusalem et à amorcer un certain retour aux ori-
gines.
Au tournant du premier millénaire de l’ère chrétienne, des
malheurs naturels s’abattent sur la Terre sainte. Entre l’an 1000
et l’an 1050, des tremblements de terre à répétition font de nom-
64 JÉRUSALEM , LA SAINTE

breuses victimes et menacent les constructions architecturales et


les édifices religieux. Rares sont les chrétiens qui pensent que ces
catastrophes sont d’essence surnaturelle et que l’an Mil est bien
tel que l’Apocalypse chrétienne le laissait craindre.
Nul ne restait indifférent à l’islam. Les Turcs eux-mêmes,
pour Indo-Européens qu’ils fussent, voyaient dans la prédication
de Mahomet un ferment d’espoir religieux et peut-être surtout
une promesse de pouvoir. Une nation turque, les Seljoukides,
récemment convertie à l’islam, se lance à son tour dans cette
étrange bataille que se livrent, depuis l’Appel du Coran, les diffé-
rentes ethnies de la région. Les objectifs de ces luttes ne sont pas
clairement définis ; appétit de pouvoir, esprit de conquête,
enthousiasme débridé, mythologie religieuse.
Toujours est-il que des Turcs devenus musulmans entre-
prennent une aventure guerrière contre d’autres musulmans,
pour occuper Jérusalem, la Ville sainte des juifs, vers laquelle
convergent, à la même époque, en grand nombre, des pèlerins
chrétiens d’Occident sous l’œil vindicatif des chrétiens d’Orient.
Jérusalem est prise par les Seljoukides à la tête desquels se
trouvait Atsiz auquel le calife de Bagdad avait octroyé le titre de
Sultan, en remerciement de son propre maintien sur le « trône »
islamique après l’occupation de sa capitale par les mêmes
Seljoukides. Dans un premier temps, les Turcs respectèrent Jéru-
salem, certainement pas par crainte religieuse ou esprit de tolé-
rance, mais parce qu’ils avaient mieux à faire ; en l’espèce
conquérir l’Égypte. Vaincu par les Fatimides, Atsiz retourne à
Jérusalem et commande un massacre général de ses habitants…
En l’an 1096, les Fatimides se rendirent à nouveau maîtres
de Jérusalem et respectèrent la Ville et ses habitants.
Tout cela se produisait au moment même où, dans une ville
d’Auvergne, en Gaule, très exactement à Clermont, se tenait un
concile catholique au cours duquel un pape d’Occident allait
lancer le premier appel à la Sainte croisade.

LA GUERRE SAINTE

Vu d’Orient, du côté des musulmans, l’appel lancé par le


pape Urbain II paraissait des plus étonnants. Comment ? Après
plus de mille ans, l’Église catholique se réveillait et réclamait
solennellement la libération du tombeau du Christ des mains des
infidèles !
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 65

Toute la chrétienté d’Occident allait se mettre en marche


pour dominer par la force la cité de Jérusalem et assurer ainsi,
au nom de l’Église, la garde des lieux saints.
Les motivations du pape qui prêchait la croisade étaient évi-
demment inconnues des musulmans d’Orient. Quant à ceux qui
se trouvaient en Espagne, au contact des chrétiens, ils n’en sai-
sissaient pas non plus la vraie raison. Certes ils auraient pu ima-
giner que les catholiques avaient besoin d’une nouvelle
inspiration ; que le désespoir gagnait l’élite, les clercs et les ecclé-
siastiques, sans parler des paysans qui ne voyaient pas venir, un
millénaire après la mort de Jésus, le Salut tant annoncé par les
Évangiles et les Pères de l’Église. La promesse n’était pas accom-
plie. Mais, pour les musulmans précisément, Mahomet avait pris
le relais de la prophétie et détenait, lui, l’Arabe, l’Oriental, la clé
de la promesse renouvelée. Lui était en passe de conquérir le
monde pendant que les chrétiens désespéraient. Lui avait un
projet tandis que les fidèles du pape réduisaient leurs ambitions
à la libération de Jérusalem…
Étrangement, cinq siècles avant l’Appel de Clermont, le
Coran avait prévu la situation qui se présentait. Les musulmans
se devaient, en toute légitimité théologique, d’organiser la guerre
sainte défensive. La sourate 22, déjà citée, est des plus explicites.
« Dieu prend la défense de ceux qui croient »… « Permission est
donnée à ceux qui combattent pour avoir subi l’iniquité. »
Si les Occidentaux mettaient à exécution leur projet, les
musulmans verraient la guerre qu’ils auraient à mener comme
investie par Dieu de son sceau de sainteté.
L’ébranlement des colonnes chrétiennes avait mal com-
mencé. Des gueux, des désespérés, en route vers Jérusalem,
avaient fait régner la terreur sur leur passage, se vengeant de leur
misère sur la vie des autres chrétiens et particulièrement sur
celle des juifs, en France même, à Rouen, et dans la vallée du
Danube. D’autres avaient pensé aux musulmans établis en Anda-
lousie et en Espagne. Cependant l’élite, les nobles et les cheva-
liers armés avaient fini par comprendre l’appel pontifical et par
prendre la tête du mouvement. C’était donc bien à la force d’une
armée organisée que l’islam allait devoir résister.
Mais au sein de la dynastie fatimide, parmi les riches mar-
chands ou dans le peuple des nomades, on ne discernait pas très
bien ce que cet affrontement pouvait bien signifier. On était
66 JÉRUSALEM , LA SAINTE

d’ailleurs mal préparé à ce type de guerre frontale face à un


ennemi fanatisé.
De plus, tant les Seljoukides que les Fatimides, en proie à
des querelles internes paralysantes, ne se souciaient guère des
péripéties affectant la Syrie et la Palestine, aux confins de leur
empire.
On les laissa presque passer sans combattre, ces chevaliers
marqués de la croix, ces croisés. Il fallait du temps pour que l’on
se rendît compte, du côté arabe, que ces Occidentaux se livraient
à une guerre d’extermination et que leur but de guerre était l’éli-
mination des infidèles, les ennemis du Christ, bien plus qu’une
tentative de montrer la justesse de leur foi en conservant pour
eux-mêmes le tombeau de leur Seigneur.
En quoi les Arabes, musulmans reconnaissant à Jésus l’émi-
nente dignité d’envoyé de Dieu, contrevenaient-ils à l’expansion
de la religion chrétienne en Occident ou ailleurs ? En quoi leur
domination sur Jérusalem, vénérée en raison du sacrifice
accepté par Abraham et aussi parce que certains théologiens
arabes y voyaient le point initial de l’ascension du Prophète,
constituait-elle un insupportable défi à la foi en Jésus ?
L’harmonisation progressive des relations entre chrétiens
d’Espagne et musulmans ne suffisait-elle pas à montrer que cette
croisade n’avait pas de sens ?
Partis d’Angleterre, de France, d’Allemagne, du nord de
l’Europe, et pour quelques-uns d’Espagne ou de Provence, les
croisés, trois ans après l’appel de Clermont, ne tardèrent pas à
enlever Jérusalem.
Le massacre des habitants de la Ville sainte fut la révélation
du projet essentiel des croisés. L’événement allait, pour des
siècles, marquer la mentalité collective des Arabes.
Godefroy de Bouillon, le chef des armées croisées, décrit,
dans une lettre au pape, l’événement : « Toute l’armée de Dieu
qui est en Palestine… dans les couloirs et dans le temple de
Salomon… le sang des Sarrazins arrivant au fanion de leurs
montures. » D’autres témoignages décrivent le drame : « Le troi-
sième jour après la victoire, sur les ordres de leurs chefs, les
croisés se livrèrent à un terrible massacre de tous ceux qui sur-
vivaient encore dans la ville. Les chrétiens se laissèrent aller à
leur fureur meurtrière et pas un seul bébé à la mamelle, pas un
enfant n’échappe à la mort par l’épée. » Les croisés tuèrent tous
les musulmans et tous les juifs qui habitaient la ville. Un évêque
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 67

relatant la prise de Jérusalem conclut : « Ainsi fut purifiée la ville


entière de sa souillure 32. »
La résistance des Arabes tardait à s’organiser et le monde
musulman, pendant un siècle, subissait, comme une écharde
dans sa chair, la domination de Jérusalem et de toute la Terre
sainte par une cohorte de chevaliers constituant le royaume
franc de Jérusalem.
Certes ce n’étaient ni La Mecque ni Médine qui étaient aux
mains des « Rumis 33 » ; Jérusalem n’était, mais c’était considé-
rable, que le site de deux mosquées symboliques : celle d’Omar et
Al Aqsa. Même si la ville avait été sanctifiée par le passage du
Prophète lors du voyage nocturne, elle n’était pas le cœur de
l’islam.
Les chrétiens quant à eux voyaient en Jérusalem un enjeu
pour mobiliser toute l’élite européenne. Quant aux théologiens
musulmans, ils se demandaient probablement pourquoi ils
s’étaient subitement trouvés face à une telle situation, sinon par
volonté de détestation de la nouvelle religion par les chrétiens.
Après la prise de Jérusalem, les croisés commençaient à
s’organiser. Les bases d’un nouvel État étaient lancées. L’installa-
tion définitive des Francs dans toute la Palestine était en marche.
Les Arabes s’en rendaient compte. Pourtant, à l’origine, le pape
n’avait pas envisagé une présence définitive dans l’ensemble de la
Terre sainte. L’expédition tendant à libérer les lieux saints chré-
tiens prenait la forme d’une conquête, pourrait-on dire
aujourd’hui, d’essence coloniale. De plus, la victoire des croisés,
rapidement connue en Europe, provoqua un afflux d’immigrants
chrétiens poussés par un mysticisme exacerbé, de nature messia-
nique. Jérusalem libérée, la fin des temps était proche.
Enfin au sein même de l’Église, vers l’an 1118, des chevaliers
chrétiens allaient s’organiser en un ordre religieux, les Tem-
pliers, nouveaux gardiens du temple de Jérusalem ; gardiens de
la foi mais aussi gardiens, par les armes, des Lieux saints. Un
autre ordre, plus ancien et plus pacifique, les Hospitaliers, s’était
fixé pour but de porter secours aux croisés et aux pèlerins
tombés malades en cours de route.

32. Cité par David Ben Gourion in Destins d’Israël, Hachette, 1967.
33. Ce terme désigne les Romains. Jusqu’à aujourd’hui, ce concept vise les
chrétiens.
68 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Tout concourait à montrer que la chrétienté dans tous ses


développements, apparaissait comme un danger pour la religion
et la civilisation musulmanes.
La réaction des Arabes se devait d’être guidée à la fois par la
religion elle-même et par le souci d’indépendance. Jérusalem
était au centre de cette guerre sainte défensive puisque la Ville
sainte était l’objectif majeur des chrétiens.
La véritable contre-offensive des musulmans devait com-
mencer par l’intervention d’un émir turc de Mossoul nommé
Zengi. Ce dernier allait remporter la première victoire contre les
croisés. Il enleva la ville d’Edesse, située sur les rives du Tigre, et
domina toute la région. Psychologiquement, la défaite des chré-
tiens était importante. Mais elle marquait surtout le début de la
reconquête.

La sublime croisade

Le retentissement en Europe de cette première victoire des


Arabes contre les croisés fut considérable. Le pape Eugène III
appelait à nouveau la chrétienté à se mobiliser non plus seule-
ment pour libérer Jérusalem, ce qui apparemment semblait
acquis, mais pour renforcer l’État chrétien fondé par les croisés.
Les rois Louis VII de France et Conrad III d’Allemagne se ralliè-
rent non seulement à l’ordre pontifical, mais surtout à l’élan mys-
tique qui animait un théologien français, Bernard de Clairvaux,
le futur saint Bernard. Face à cette nouvelle agression, c’est le fils
cadet de Zengi, Nur-Al-Din, qui prit la responsabilité de la résis-
tance. La constitution d’un ensemble arabe unitaire constituait
son projet. Grâce à Nur-Al-Din, les croisés se trouvèrent rapide-
ment encerclés par un ensemble musulman, aux frontières loin-
taines, très peuplé, comprenant le nord de l’Irak, la Syrie et
l’Égypte. Les chrétiens n’étaient, face à cet empire, qu’au nombre
de cent mille.
Après bien des péripéties, en l’an 1174, apparut sur la scène
Salah Al Din, Saladin, jeune chef d’origine kurde. Il réussit à pré-
senter, face aux chrétiens, des forces organisées sous commande-
ment unique. En 1187, Saladin s’était emparé de Tibériade. Puis
à Hittin, non loin de Sephoris, il avait défait totalement les
armées des croisés et fait prisonnier le « roi de Jérusalem », Guy
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 69

de Lusignan. Le 2 octobre de cette même année, Saladin faisait


son entrée victorieuse à Jérusalem et, pour longtemps, le
royaume franc « de Jérusalem » se limitera à la bande côtière et
à quelques places fortes ici ou là.

SALADIN, LE NOUVEL ALEXANDRE

L’apparition de Saladin allait modifier à la fois le projet


chrétien sur la Terre sainte, mais aussi, en profondeur, les rela-
tions que chrétiens et musulmans pouvaient entretenir quant à
la « sainteté » de leur présence respective sur cette terre de Pales-
tine. Saladin en effet n’était pas un chef de guerre ambitieux et
satisfait de ses pouvoirs. Il avait l’image, reconnue par ses fidèles
et plus tard par les chrétiens eux-mêmes, d’un nouvel Alexandre,
d’un bâtisseur d’empire, nourri par un souci spirituel. À la
volonté des croisés de bâtir un État théologique sur le pays qui
avait vu Jésus vivre et mourir, les musulmans opposaient une
ambition de même nature mais articulée autour du message du
Prophète dans ce qu’il avait d’essentiel, la conquête militante du
monde au nom d’Allah.
Subitement les chrétiens trouvaient en face d’eux un
musulman qui incarnait éminemment les vertus chevaleresques
dont ils pensaient avoir, dans la région, l’exclusivité. Les croisés
n’allaient pas tarder à comprendre l’élévation d’esprit et la
noblesse de ce personnage hors du commun. Saladin donnait à
la guerre, qu’il menait avec art et savoir-faire, une dimension
particulière que reconnaissent ses ennemis chrétiens, sensibles à
sa courtoisie. Ses partisans aimaient sa piété religieuse
dépourvue de fanatisme.
Le hasard avait voulu que l’entrée de Saladin à Jérusalem se
soit faite au jour anniversaire du voyage nocturne de Mahomet.
On imagine combien les théologiens musulmans ont pu ampli-
fier cette coïncidence en laquelle, évidemment, ils voyaient un
signe d’Allah.
Saladin, au demeurant, entendait bien donner au retour de
l’islam dans la Ville du Rocher toute sa signification spirituelle. Il
fit ouvrir des centres d’études coraniques entendant renforcer
ainsi le caractère religieux de la ville qui venait, pendant près de
cent années, de vivre sous la domination des chrétiens.
La situation exigeait, de la part des chrétiens d’Europe, face
à la chute de Jérusalem, une nouvelle action, un nouveau renfor-
70 JÉRUSALEM , LA SAINTE

cement de l’armée des croisés, toujours présente en Palestine,


certes, mais n’ayant pas atteint définitivement son but de guerre,
Jérusalem. On lança la troisième croisade. Les grandes têtes cou-
ronnées d’Europe en prirent la tête : Richard d’Angleterre, dit
Cœur de Lion, Philippe Auguste de France, Fréderic Ier Barbe-
rousse d’Allemagne. Ce dernier, après avoir vaincu toute résis-
tance sur son chemin, était sur le point d’infliger à Saladin une
défaite définitive lorsqu’il périt, par accident, noyé dans les eaux
glacées d’un petit fleuve où il se baignait. Le roi de France, quant
à lui, ne devait pas tarder à rentrer dans son pays. Seul Richard
Cœur de Lion ne devait pas désespérer de faire rentrer les chré-
tiens dans la Ville sainte.
Indéniablement, les raisons de cette présence chrétienne en
terre de Palestine avaient, au cours des décennies, changé de
nature. C’était désormais l’orgueil de l’Europe chrétienne qui
était malmené et non plus la conception quelle se faisait, dans la
noblesse, parmi les chevaliers et même dans le peuple, d’une
nouvelle sanctification du tombeau du Christ. De ce dernier
point de vue, il s’agissait désormais explicitement de se réappro-
prier ce lieu sacré, non d’en faire l’objet d’un culte nouveau.
Saladin, toujours maître de Jérusalem, avait peut-être compris la
véritable nature de l’invasion meurtrière des chrétiens.
Richard d’Angleterre se trouvait alors seul à la tête de la
croisade. Il sentait qu’il ne pouvait, pour l’heure, marcher sur
Jérusalem. Ses troupes étaient insuffisantes en nombre et sur-
tout les chevaliers appréciaient grandement la vie de garnison
dans la ville d’Acre, port sur la Méditerranée assurant le ravi-
taillement de l’armée. Le chroniqueur Ambroise, qui faisait
partie de l’expédition, écrivait qu’il n’était pas facile d’arracher
les combattants portant la croix aux délices de la cité « pleine de
bons vins et de demoiselles dont plusieurs étaient fort belles. On
se livrait au vin et aux femmes et on s’adonnait à toutes les
folies ». Mais surtout Richard n’entendait pas commettre la
même erreur que Godefroy de Bouillon, qui s’était précipité sur
Jérusalem sans s’assurer, par l’occupation de vastes régions, un
soutien logistique et de ravitaillement. De plus Richard com-
mençait à se demander si l’objectif des croisés ne pouvait pas
être atteint par la négociation.
De bon augure était le désir affirmé par Saladin de rendre
aux chrétiens la vraie croix, celle sur laquelle Jésus avait subi son
martyre. La remise devait avoir lieu au cours d’un échange de pri-
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 71

sonniers. « Les prêtres et les clercs et les gens de religion furent


revêtus et tous les déchaux (déchaussés) sortirent de la cité en
grande dévotion et vinrent au lieu que Saladin leur avait désigné.
Quand ils furent venus là et crurent que Saladin allait leur rendre
la sainte Croix, il revint sur la promesse qu’il leur avait faite 34… »
Richard d’Angleterre ne devait jamais donner l’assaut contre
les musulmans de Jérusalem. Il estimait que ses troupes
n’étaient pas assez nombreuses pour cela. Le départ de Philippe
Auguste hors de la Terre sainte avait gravement affaibli le poten-
tiel des croisés.
Mais Saladin, après avoir donné de nombreux signes
d’amitié en reconnaissance de la bravoure du « cœur de lion »,
signait un traité le 2 septembre 1192 reconnaissant d’abord l’éta-
blissement d’un royaume chrétien, le long des côtes, de Tyr à
Jaffa, ce qui permettait une présence européenne en bordure de
mer, mais aussi, c’était le plus important au regard des buts de
guerre de la croisade, Saladin reconnut aux chrétiens un droit de
pèlerinage à Jérusalem, au Saint-Sépulcre et au Golgotha.
Ainsi, en toute sécurité (Saladin lui-même avait veillé à ce
qu’il en fût bien ainsi), plusieurs centaines de chrétiens purent
prier sur le tombeau de Jésus et se recueillir sur le lieu de son
supplice.
Richard n’accomplit pas ce pèlerinage sacré.
Le roi d’Angleterre ne pouvait se rendre sur le site sacré du
christianisme alors que Jérusalem n’était pas tombée sous sa
domination ; ce qui signifiait bien que la conquête de la Ville
sainte était devenue avant tout, dans l’esprit des croisés, une
affaire de pouvoir.
Mais il était désormais prouvé que la guerre n’était pas le
seul moyen de trouver une solution au problème des Lieux saints.
Richard ayant quitté la Terre sainte, la victoire de l’islam à
Jérusalem étant acquise, Saladin entendait rendre hommage à
son Dieu. C’est vers La Mecque qu’il orienta sa prière, non vers la
cité de David qu’il avait su conserver à Allah. Conformément au
commandement coranique, il décidait d’entreprendre le pèleri-
nage de la Kaba ; se soumettant ainsi au tropisme religieux fon-
damental qui anime tous les musulmans. Il était, lui qui dommi-
nait Jérusalem, inexorablement attiré par la ville sainte de
l’Islam, La Mecque.

34. Cité par Régine Pernoud in Richard Cœur de lion, Fayard, 1988.
72 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Saladin mourut en 1193 à Damas, peu avant qu’il ait pu se


mettre en route.

BYZANCE ET LES CROISÉS

La papauté cependant manifestait une impatience grandis-


sante et n’entendait guère se satisfaire du compromis auquel on
était arrivé. Appelée par le pape Innocent III, la quatrième croi-
sade allait révéler la nervosité des chrétiens d’Occident : libérer
Jérusalem, bien sûr, mais aussi peut-être en finir avec les chré-
tiens d’Orient qui représentaient théologiquement des idées dif-
ficilement admissibles par les catholiques, notamment quant à la
procession de l’Esprit. L’Esprit saint, la troisième personne trini-
taire procède-t-il du Père et du Fils, ou seulement du Père
comme le pensaient les Byzantins ? Mais c’est peut-être princi-
palement la concurrence spirituelle faite à l’autorité du pape qui
avait provoqué la séparation qu’on avait aujourd’hui l’occasion
de réduire.
Les croisés de la quatrième croisade allaient procéder, en
toute bonne conscience chrétienne, Jérusalem étant pour l’heure
hors de portée… au sac de Byzance.
« Ils brisèrent les saintes images adorées des fidèles, ils jetè-
rent les reliques des martyrs en des lieux infâmes que j’ai honte
de nommer. Dans la Grande Église, Sainte-Sophie, ils brisèrent
l’autel fait de matière précieuse et s’en partagèrent les fragments.
Ils y firent entrer leurs chevaux, volèrent les vases sacrés, or et
argent ciselés, arrachés de la chaire, du pupitre et des portes.
Une fille publique s’assit dans la chaire patriarcale et entama une
chanson obscène 35. »
Innocent III, qui avait voulu une « croisade sublime », fut
évidemment choqué par le comportement des troupes qu’il avait
lui-même mobilisées ; il protesta publiquement : « Ces défen-
seurs du Christ qui ne devaient tourner leurs glaives que contre
les infidèles se sont baignés dans le sang chrétien. Ils n’ont
épargné ni la religion, ni l’âge, ni le sexe. Ils ont commis, à ciel
ouvert, adultère, fornication, inceste 36. »

35. D’après la chronique arabe citée par René Grousset, L’Épopée des croi-
sades, Plon, 1934.
36. Cité par Daniel-Rops in « L’Église de la cathédrale et de la croisade »,
op. cit.
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 73

Le pape devait regretter la promesse faite par le Saint-Siège


aux termes de laquelle tous les croisés, sans exception, dès lors
qu’ils mettraient les pieds en Terre sainte, seraient relevés de
leurs péchés. Les fidèles avaient interprété cette promesse
comme une autorisation d’agir à leur gré face aux infidèles.
Même si les massacres et les violations de ce type ne consti-
tuaient pas une exception, tant en Europe qu’en Orient, on ima-
gine facilement l’impression causée, dans l’esprit des musul-
mans, par un tel comportement des chrétiens vis-à-vis d’autres
chrétiens.
Innocent III qui était peut-être le plus prestigieux pape du
Moyen Âge, ordonna en 1219 une nouvelle croisade, la cin-
quième. Il s’agissait cette fois de conquérir l’Égypte et de
reprendre Jérusalem par le sud. Mais il était évident que les
croisés ne disposaient pas de forces suffisantes pour mettre en
œuvre un tel projet. La stratégie chrétienne consistait donc à
s’emparer de l’embouchure du Nil et en particulier de la cité de
Damiette qui constituait un centre commercial des plus impor-
tants, pour procéder à un échange avec les musulmans :
Damiette contre Jérusalem.
L’entreprise aurait pu réussir. Les musulmans étaient prêts à
accepter le marchandage. Les fidèles de Mahomet préféraient
que les chrétiens s’éloignent de l’Égypte, même s’il fallait
remettre à leur autorité religieuse et militaire l’ancienne cité de
David.
Le roi de France, Philippe Auguste, avait nommé, pour
diriger cette campagne, Jean de Brienne, baron champenois. Ce
chevalier, plein de flamme, grand et bel homme, âgé de soixante
ans, était l’inventeur du plan consistant à proposer au sultan
Mélek Al Adil l’échange qui, dans le principe, ne fut pas refusé.
Les croisés allaient-ils atteindre leur objectif, reprendre Jéru-
salem, par l’effet d’une négociation stratégique et non par la
force des armes ? Cependant Innocent III devait mourir subite-
ment en 1216 et le nouveau pape désigna pour commander les
croisés, le cardinal Pelage, son légat. Le dignitaire ecclésiastique,
d’origine espagnole, intolérant, plein d’orgueil et de fanatisme,
ne voulut pas entendre parler de pourparlers avec les infidèles et
commanda que les croisés fissent mouvement sur Le Caire.
L’échec fut total. Restait cependant l’impression que Jérusalem
n’était pas si chère au cœur des musulmans puisqu’on avait pu
envisager de troquer la Ville sainte pour un port de marchan-
74 JÉRUSALEM , LA SAINTE

dises. L’idée d’une négociation propre à régler la question de


Jérusalem faisait son chemin.

FRÉDÉRIC OU « LA MERVEILLE DU MONDE »


Le pape Innocent III avait pour lui une affection toute pater-
nelle. Ce souverain apparaissait comme le plus puissant depuis
Charlemagne. Par son aïeul Fréderic Barberousse, mort en Terre
sainte, il était l’héritier du saint Empire comprenant l’Allemagne,
l’Italie du Nord et le royaume d’Arles. Par sa mère, il était le des-
cendant des Normands de Sicile. Cette double filiation faisait de
Fréderic II un partisan de la monarchie universelle et, plus dis-
crètement, de l’indépendance de l’État par rapport à la papauté.
C’est pourtant sur ce monarque original et individualiste,
épris d’une certaine liberté d’esprit, que le pape fit porter son
choix pour la reconquête de Jérusalem. Le souverain pontife et
ceux qui le conseillaient disposaient d’un argument de poids : le
titre de roi de Jérusalem ne manquerait pas de faire de Fréderic
le plus grand des empereurs de son temps.
Pour préparer le terrain, on maria Fréderic à la jeune Isa-
belle, âgée de quatorze ans, héritière du titre de reine de Jéru-
salem. Bien que ce mariage qui unissait la maison de Jérusalem
à celle de Hohenstauffen d’Allemagne, ne plût pas à Philippe
Auguste, la chose se fit et Fréderic accepta gaiement l’idée de
diriger une nouvelle croisade, la sixième.
Le futur roi de Jérusalem, qui avait vécu toute sa jeunesse
en Sicile, connaissait parfaitement les Arabes, il était conscient
de leur science et de la profondeur de leur foi. Il avait également
de très amicaux rapports avec le sultan El-Khamil d’Égypte. À
cet égard, il n’était peut-être pas le meilleur prince pour mener la
guerre aux musulmans de Terre sainte sur laquelle régnait préci-
sément l’Égypte. Mais celui qui était qualifié de « merveille du
monde » par ses admirateurs, s’il avait un goût prononcé pour la
poésie et le faste, n’en était pas moins un vaillant guerrier, aux
qualités diplomatiques reconnues.
L’ordre de ce départ fut donc donné par le pape.
Il aurait été immédiatement possible que Fréderic exécutât
cette injonction pontificale d’autant que le sultan d’Égypte récla-
mait également sa venue en Palestine. Al-Khamil avait de
grandes difficultés avec son frère le sultan de Damas. L’arrivée de
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 75

l’empereur, son ami, pouvait renforcer sa position… On était


bien loin de la libération de Jérusalem.
Pendant des mois et des mois, Fréderic avait donné
l’impression d’hésiter à s’embarquer pour l’Orient. Son attitude
dilatoire était tellement choquante que le pape finit par excom-
munier l’empereur théoriquement chargé d’aller, au nom de la
chrétienté, reprendre Jérusalem. Le sultan se faisant pressant, la
situation du royaume de Jérusalem devenant de plus en plus pré-
caire, l’empereur d’Allemagne, roi de Sicile, vogua finalement à
la conquête effective du titre de roi de Jérusalem.
Après une escale à Chypre au cours de laquelle il se brouilla
définitivement avec la noblesse franque et les moines chevaliers
de l’ordre des Templiers, Fréderic arriva à Saint-Jean d’Acre.
L’année 1228 s’achevait.
Séduit par la civilisation arabo-musulmane, excommunié
par le pape, honni par les princes francs, détesté par les Tem-
pliers, Fréderic pouvait toujours espérer conquérir la couronne
de Jérusalem, non par la force (il n’était d’ailleurs accompagné
que d’une centaine de chevaliers), mais par la négociation, sui-
vant en cela l’exemple de Richard Cœur de Lion. Tout dépendait
du sultan d’Égypte. Il y avait maintenant cent vingt-huit ans que
musulmans et chrétiens s’affrontaient, cinq générations de com-
bats frontaux et de luttes sporadiques… sans résultat : des chré-
tiens implantés sur la bande côtière, Jérusalem de nouveau aux
mains de l’islam. Mais il y avait peut-être, malgré la cruauté qui
s’exprimait des deux côtés pendant les batailles, une certaine
affinité entre les chefs des chevaliers chrétiens et les partisans de
la guerre sainte.
Fréderic se retourna donc vers son ami, le sultan Al Khamil.
Il fallait obtenir que Jérusalem fût rétrocédée, sans guerre nou-
velle, aux chrétiens. Il en allait du prestige de Fréderic. Mais il en
allait aussi de la dignité islamique du monarque égyptien. Aban-
donner la mosquée du Rocher, accepter que l’autorité des
« Rumis » s’établît sur Al Aqsa, la mosquée éloignée, et sur
l’esplanade sacrée était pour le moins difficile à faire accepter
par tous ceux dont le souci était d’éloigner de la Palestine ces
chrétiens intrus et belliqueux. La négociation, de but en blanc,
ne pouvait aboutir à la concession majeure que réclamait Fré-
deric, sans contrepartie véritable.
Il fallait pour aboutir au résultat souhaité que les chrétiens
fissent mine d’entreprendre une offensive générale. Sous ce pré-
76 JÉRUSALEM , LA SAINTE

texte, l’empereur allait pouvoir mobiliser, malgré l’excommuni-


cation, malgré des effectifs réduits, l’élite de la chevalerie euro-
péenne présente en Terre sainte.
Depuis Jaffa, toutes les forces chrétiennes s’ébranlèrent vers
Jérusalem. À son tour, Al Malik fit mine de céder à la force et
entreprit des négociations… avec son ami, l’empereur d’Occi-
dent.
Le traité conclu à Jaffa le 11 février 1229 entre les deux sou-
verains n’était déshonorant ni pour l’un ni pour l’autre. Théori-
quement Al Khamil avait cédé à la force. En fait l’accord préser-
vait ses intérêts. Et apparemment, Fréderic rétablissait la
souveraineté chrétienne sur Jérusalem. Il était donc convenu que
la cité de David serait politiquement rendue aux Francs ; mais
que la Ville sainte serait soumise à la souveraineté commune des
deux cultes, le chrétien et le musulman. Les chrétiens recou-
vraient le Saint-Sépulcre, objet de la croisade, mais les musul-
mans gardaient l’esplanade des mosquées, Haram ech-Chérif,
avec la mosquée du Dôme et la mosquée Al Aqsa. Une garde de
fidèles musulmans, non-armés, ferait régner l’ordre sur le pla-
teau sacré. Il s’agirait d’une enclave religieuse musulmane dans
la Jérusalem chrétienne. Et Jérusalem elle-même, ainsi que
Bethléem, également rétrocédée, constitueraient de la même
façon une enclave dans un ensemble territorial sous souverai-
neté islamique. Enfin les musulmans devaient assurer une
liberté de passage, entre Jaffa et la Ville sainte, aux pèlerins chré-
tiens.
Le libéralisme religieux dont le sultan avait fait preuve en
signant le traité fit certes l’objet de critiques de la part des autres
princes musulmans, mais aucune ne fut dommageable à son
autorité.
Mais du côté chrétien, les Templiers avaient refusé d’enté-
riner l’accord. Ils n’avaient évidemment pas oublié que la mos-
quée Al Aqsa avait été transformée par leur Ordre en une église
portant le nom de « temple de Salomon ». Les Templiers s’esti-
maient dépossédés de leur bien par la diplomatie de l’empereur
germanique, peu soucieux de l’intérêt religieux et séculier des
Francs.
Passant outre aux critiques les plus vives, Fréderic devait
faire, un mois plus tard, son entrée dans Jérusalem. L’événement
était important. L’empereur ne devait pas apparaître en conqué-
rant, mais au contraire comme étant très respectueux de l’auto-
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 77

rité islamique sur Jérusalem. Le descendant des Hohenstauffen


découvrit, dans la mosquée du Dôme, une inscription en arabe
qu’il déchiffra peut-être lui-même : « Cette demeure sacrée,
Salah el Din (Saladin) l’a purifiée des polythéistes. » Fréderic
demanda, dans un sourire, qui étaient ces « polythéistes ». On ne
sait si quelque théologien arabe lui aurait répondu : ce sont les
trinitaires. La « merveille du monde » aurait même murmuré à
l’un de ses amis musulmans, l’émir Fakhr ed-Din : « Si je n’avais
craint de perdre mon prestige aux yeux des Francs, jamais je
n’aurais imposé au sultan de rendre Jérusalem 37. »
De plus, comme l’y autorisait le traité, Fréderic entreprit de
faire construire des fortifications autour de Jérusalem. Mais,
toujours pour ne pas embarrasser le sultan, l’empereur se con-
tenta d’un geste symbolique et personne ne poursuivit les tra-
vaux. Les adversaires de l’excommunié ne désarmaient pas
cependant.
On soulignait « sa coquetterie à séduire l’islam, son éclec-
tisme religieux, son scepticisme, son détachement ». Bref on
n’était pas loin de le traiter de renégat. Le patriarche Gérold,
retiré dans sa forteresse de Saint-Jean-d’Acre, outré qu’un
excommunié ait foulé les Lieux saints, jettera l’anathème sur la
ville tout entière. Le patriarche devait même écrire en ces termes
au pape Grégoire IX : « En voyant la malice et la fausseté de
l’empereur, nous avons interdit à tous les pèlerins de pénétrer à
Jérusalem et de visiter le sépulcre. Et voilà qu’ils ont unanime-
ment fait leur entrée avec le prince. Le prince est entré le matin
du dimanche au sépulcre et vêtu de ses vêtements royaux s’est
coiffé du diadème 38. »
Fréderic, à l’annonce des mauvaises nouvelles en prove-
nance de son propre royaume, devait rembarquer pour l’Europe,
sous les quolibets de la foule de Saint-Jean-d’Acre, protégé
cependant par les hommes du prince franc, le 1er mai 1229.
L’empereur qui, sans tirer l’épée, grâce au libéralisme d’un sultan
égyptien d’origine turque, rendit Jérusalem à la chrétienté, quit-
tait la Terre sainte sans la reconnaissance ni même la considéra-
tion des siens.

37. D’après la chronique arabe citée par René Grousset, L’Épopée des croi-
sades, Plon, 1939.
38. Cité par Benoist-Méchin in « Fréderic de Hohenstauffen, ou le rêve
excommunié », Librairie académique, Perrin, 1983.
78 JÉRUSALEM , LA SAINTE

JÉRUSALEM ET LES THÉOLOGIENS MUSULMANS

L’accord de Jaffa, bien que respecté par les parties, ne put


longtemps être maintenu. Une invasion mongole, d’une violence
inconnue, bouleversa complètement la région. Entrés à Jéru-
salem le 23 août 1244, les Khavarizniens rasèrent complètement
la ville et massacrèrent toute la population sans exception. Jéru-
salem allait de nouveau plonger dans un long silence.
Ce ne fut d’ailleurs pas la croisade initiée par Louis IX, le
très saint roi de France, qui allait modifier les perspectives. Com-
mettant la même erreur que ses derniers prédécesseurs, le sou-
verain entendit, pour conquérir Jérusalem, passer par l’Égypte.
La dernière croisade échoua et ce fut la fin du royaume franc
« de Jérusalem », tombé sous le coup des Mamelouks d’Égypte
en 1291.
On était loin de l’époque où la religion islamique fut exclu-
sivement une affaire arabe. On était loin de la culture religieuse
des Arabes du désert, du pèlerinage ancestral à la Kaba, des cara-
vanes parcourant les immensités, récitant la profession de foi du
Coran, invoquant l’Unique, le Miséricordieux. Certes les Arabes
restaient les premiers musulmans et même les premiers des
musulmans. Mais leur grande chevauchée les avait conduits à
convaincre quantité de peuples de l’éminence et de la justesse de
leurs vues religieuses. Les Berbères d’Afrique du Nord, ceux
qu’on désigna en Europe méridionale sous le nom de Sarrazins,
les Égyptiens du sud et ceux du nord, mêlés aux Mamelouks, ces
tribus d’esclaves affranchis venus des confins asiatiques, les
Turcs enfin, seljoukides ou ottomans, tous avaient trouvé dans le
message de Mahomet et plus précisément dans l’annonce de la
conquête du monde qu’il signifiait, une impulsion déterminante
et une confirmation de la volonté de puissance qui caractérisait
quelquefois leur propre credo. Le résultat de cette conversion
générale fut que les Arabes ne jouaient plus les premiers rôles,
non pas dans la conservation de la foi de Mahomet, mais au
regard du grand mouvement d’expansion de l’islam qui venait de
se produire. De plus puissants qu’eux avaient pris la tête de la
course engagée par les successeurs de Mahomet.
À Jérusalem, des princes non arabes, non sémites, comme
les Turcs avaient dû défendre les Lieux saints contre l’entreprise
inattendue des croisés qui entendaient revenir à Jérusalem mille
SOUS LA BANNIÈRE DE L ’ ISLAM 79

ans après l’avoir oubliée. Saladin était kurde, Al Khalil d’origine


turque. L’ouverture d’esprit qui animait les négociations qu’ils
menaient avec les chrétiens, mais aussi la violence de leur réac-
tion face à l’entreprise pontificale, leur sympathie discrète pour
la chevalerie européenne, auraient-elles été envisageables si les
Arabes avaient pu se maintenir militairement parlant, à la tête de
la grande chevauchée ? Poser cette question ne signifie pas que
les premiers partisans de Mahomet auraient été différents des
non-Arabes s’ils avaient directement dominé la Palestine au
temps des croisades. Mais peut-être leur intimité première avec
l’idée islamique aurait-elle conduit à un affrontement théolo-
gique plus déterminé avec les croisés, notamment sur le plan
religieux.
Les savants arabes proprement dits, pour leur part, orien-
taient leur réflexion vers un approfondissement philosophique et
scientifique dont le résultat valait bien le développement de la
puissance militaire du monde islamique. Toujours est-il que,
s’agissant de Jérusalem, le problème ne paraît s’être posé que sur
le plan du rapport de force et n’avoir jamais vraiment visé que
l’administration des Lieux saints comme tend à le prouver la
conclusion de l’accord de Jaffa.
Les philosophes arabes qui interprétaient la pensée d’Aris-
tote, les formulateurs de la tradition religieuse de l’islam, ne sont
guère intervenus, à l’époque des croisades, sur la signification de
Jérusalem dans la pensée religieuse de Mahomet et de ses suc-
cesseurs inspirés. L’argument théologique n’a pas été, du moins
à ce qu’il nous semble, explicitement avancé.
Le monde catholique, pour sa part, avait compris que Jéru-
salem, pour pouvoir être ramenée dans le giron de la chrétienté,
ne devait pas apparaître, comme le laissait accroire l’entreprise
même des croisades, sous l’aspect d’un enjeu de pouvoir. Une
nouvelle réflexion religieuse sur la signification réelle de l’appro-
priation entre des mains chrétiennes du Saint-Sépulcre, du Gol-
gotha, du mont des Oliviers, semblait devoir s’imposer aux théo-
logiens chrétiens. Cela a-t-il été le cas ? Autrement dit, la
catholicité a-t-elle, même aujourd’hui, tiré la leçon des
croisades ? Nous aurons à y revenir.
Quant aux musulmans, l’entreprise des croisés les a-t-elle
contraints à définir une nouvelle conception des Lieux saints ; a-
t-elle renforcé l’idée que La Mecque demeurait pour l’éternité le
centre exclusif du monde islamique. Jérusalem, troisième ville
80 JÉRUSALEM , LA SAINTE

sainte de l’islam, certes, mais alors qu’en est-il de Damas, de


Bagdad, du Caire, d’Alexandrie, de Kairouan, de Fès, de Séville,
de Grenade, de Cordoue ? Hormis la Kaba, l’islam, depuis les
conquêtes, ne s’est-il pas orienté vers un polycentrisme qui rela-
tivise, sur le plan théologique, la question de Jérusalem ?
On ne saurait pourtant oublier l’attention permanente, res-
pectueuse et émue que les souverains musulmans ont portée à la
Ville sainte : les deux mosquées, construites, reconstruites, véné-
rées, célébrées depuis des âges, édifiées par les premiers califes
arabes, mais aussi les constructions architecturales des Seljou-
kides, des Mamelouks, des Turcs ottomans qui révèlent toutes un
attachement qui dépasse de loin le simple souci d’embellir la
Ville ou de prouver, par la magnificence, l’importance de leur
pouvoir. Certes les lions mamelouks de la Porte Saint-Étienne à
Jérusalem, la fontaine également mamelouk près de la mosquée
du Rocher et surtout les constructions du sultan ottoman Sou-
leiman le Magnifique qui fit édifier les murs de Jérusalem (en
1550), la Porte de Jaffa, la Porte Dorée et la tour dite de David.
Cette efflorescence de l’art religieux à Jérusalem ne signifiait
pas que les musulmans aient négligé le pèlerinage de La Mecque.
La Kaba restait le centre spirituel incontestable et c’est toujours
vers l’édifice sacré de La Mecque que se tournaient les fidèles de
Mahomet se trouvant à Jérusalem.
Pendant près de trois siècles, de 1260 à 1517, les mamelouks
d’Égypte ont dominé Jérusalem. Pendant exactement quatre
siècles, de 1517 à 1917, les Turcs ottomans ont imposé leur loi
sur la ville. En tout, pendant sept cents ans, un pouvoir
musulman, non arabe, s’est exercé sur la cité de David. Cette
longue période, qui devait s’achever au milieu du XXe siècle, res-
semble à tant d’autres qui ont marqué l’histoire de la Ville, le
temps de l’abandon, c’est-à-dire le temps au cours duquel aucun
culte spécifique n’était voué à la cité de David.
En a-t-il été différemment pour les chrétiens ?
En a-t-il été différemment pour les juifs ?
Chapitre II

LE SAUVEUR SACRIFIÉ

Jésus et Jérusalem

C’est à Bethléem que la tradition chrétienne situe la nais-


sance de Jésus. Marie appartenait à une famille de noble origine
issue de cette petite ville située non loin de Jérusalem. Mais elle
avait toujours vécu en Galilée et le voyage qu’elle avait entrepris
vers la Judée devait faire que son fils naquît près du temple de
Jérusalem. C’est à Bethléem également qu’était né, un demi-mil-
lénaire plus tôt, David, le futur roi d’Israël. Toute une tradition se
réclame, pour justifier la messianité de Jésus, de la filiation davi-
dique de Marie.
Certes l’allégorie de la nativité situant dans une étable la
venue au monde de Jésus est quelque peu contradictoire avec la
conception selon laquelle Marie aurait souhaité rejoindre les
siens au moment de sa maternité ; pourquoi en effet avoir donné
cette impression d’abandon, de pauvreté, de modestie alors que
la famille aurait pu accueillir dignement celle qui attendait
l’enfant ? Mais en réalité, la naissance à Bethléem permet de rat-
tacher la Ville sainte à l’histoire terrestre de Jésus et cela dès
l’origine. La pensée chrétienne de la nativité ne s’y est pas
trompée.
Le fils de Marie et de Joseph vivait en Galilée, à Nazareth, au
point qu’au dernier jour, sur la croix, c’est cette appellation,
82 JÉRUSALEM , LA SAINTE

« Jésus de Nazareth », qui figure sur le titulus. Nazaréen, Jésus


l’était, comme l’étaient ses premiers disciples, comme l’étaient
ses interlocuteurs, comme l’étaient ceux qui ne l’écoutaient pas.
C’est en Galilée qu’il a prononcé les premières paroles constitu-
tives de sa prédication ; le sermon sur la Montagne notamment
qui représente l’affirmation d’une rupture avec un certain ensei-
gnement des rabbis ; le premier discours dialectique opposant la
foi renouvelée aux habitudes routinières de pensée ; la parole du
renouvellement. C’est sur les bords du lac de Tibériade qu’il
mobilise les apôtres, tous galiléens, à l’exception de Judas Isca-
riote, et qu’il accomplit ses premiers miracles, la multiplication
des pains, le franchissement à la surface des flots du lac Tibé-
riade. C’est là, loin de Jérusalem, qu’il entraîne la première foule
à croire en lui. C’est sur une montagne de Galilée, le mont
Thabor, que Jésus se transfigure après avoir compris la respon-
sabilité qui lui incombait. Telle est la vérité évangélique.
La Ville sainte, cité de David, l’attire et le repousse à la fois.
Jérusalem effraie Jésus. Ce sentiment parcourra la tradition
chrétienne aux temps précédant la crucifixion, lors de la cruci-
fixion, au moment de la Résurrection, et sera présent chez les
Pères de l’Église de façon constante. Néanmoins la Ville de la
gloire d’Israël reste l’objectif à atteindre, car Jésus et ses fidèles
ne peuvent ignorer que sans Jérusalem, les paroles de Jésus res-
teraient sans effet. Rien ne servait d’enseigner dans les cam-
pagnes, d’user de paraboles pour annoncer au petit peuple la
bonne Nouvelle, si la cité des rabbis, celle qui assurait le culte
divin entre les murs de son temple et vers laquelle convergeaient,
trois fois par an, tout ce que le judaïsme de l’époque comptait de
savants, de fidèles et de « craignants Dieu » n’était pas conquise.
Limitée aux villages galiléens, à ceux de la Samarie, s’adressant
exclusivement au peuple rural, la prédication de Jésus n’avait
aucune chance de modifier les perspectives.

JÉRUSALEM, LA REDOUTABLE

Marie et Joseph effectuaient régulièrement le pèlerinage de


Jérusalem. Leur observance du commandement biblique enjoi-
gnant à tous les fidèles de se rendre, trois fois par an, au temple
de Jérusalem est hautement significative de leur attachement à
la loi d’Israël. Il ne s’agissait pas d’une simple croyance mais bien
d’une pratique, certainement contraignante, qui imposait aux
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 83

juifs de tous horizons de se rendre à l’ombre du temple le jour de


la Pâque, le jour anniversaire de la création du monde et le jour
du don de la Torah. Cette obligation s’imposait même à ceux de
la diaspora. Le philosophe juif Philon d’Alexandrie, contempo-
rain de Jésus, héritier de la traduction grecque de la Bible,
raconte qu’il effectuait souvent le pèlerinage de Jérusalem. C’est
dire l’importance que même les plus éloignés et les assimilés
d’entre les juifs attachaient à cette obligation.
Jésus avait douze ans, dit l’Évangile, l’âge de la majorité reli-
gieuse, et il se rendait avec ses parents accomplir à Jérusalem
son devoir de jeune croyant. L’épisode raconté par l’évangile de
Luc n’a pourtant pas pour but de montrer à quel point le pèleri-
nage était important : Jésus, enfant, a manqué la caravane de
retour vers Nazareth… Il s’était attardé à débattre avec les doc-
teurs de la Loi, sur le parvis du temple. Et c’était lui, l’enfant, qui
en remontrait aux rabbis. Tel serait, aux termes du récit évangé-
lique, la première rencontre entre Jésus et Jérusalem.
La signification de l’épisode que Luc est le seul des évangé-
listes à raconter, est très claire : il convient d’annoncer que
l’enseignement de Jésus est supérieur à celui des docteurs de la
Loi. Mais peut-être est-il davantage question de montrer que la
finalité de l’intervention de Jésus est de convaincre les rabbis,
c’est-à-dire en un sens de les convertir à l’idée nouvelle. Si un
enfant peut détenir un savoir supérieur au leur, la conclusion
s’impose, les savants d’Israël ont encore beaucoup à apprendre.
Enfin, il est important que l’événement ait eu lieu sur le parvis du
temple. C’est en ce lieu que réside l’autorité qu’il faudra
convaincre. L’évangéliste se livre évidemment à une déstructura-
tion du pouvoir intellectuel et religieux des maîtres de la tradi-
tion, qui ne sont plus considérés comme les détenteurs exclusifs
du savoir. Pour que Jésus puisse intervenir, il faut faire place
nette. Mais Jérusalem est redoutable et ne sera pas facile à
conquérir. La ville de David est capable de réactions violentes.
Une certaine forme de prudence s’imposait. C’est dans cette
logique que se situent les premières flèches que le Nazaréen
lance contre les rabbis.
Le sermon sur la Montagne, prononcé du haut du mont
des Béatitudes tend à fonder l’originalité de l’intervention de
Jésus. Le discours est novateur et vise à canaliser les ressenti-
ments qui habitent la société galiléenne face à l’omnipotence
doctorale des rabbis de Jérusalem. Jésus libéralise l’enseigne-
84 JÉRUSALEM , LA SAINTE

ment des docteurs de la Loi ; il ne tente pas d’en éliminer le


sens ou la raison d’être. Simplement, Jésus dit autre chose ; ses
positions peuvent très vite se conjuguer, dans son esprit et
dans celui de ses interlocuteurs, avec la tradition juive telle
qu’elle avait été enseignée de tout temps. Enfin, il est indé-
niable que Jésus entend se poser lui-même, non comme un
rabbi, mais comme le porteur d’une idée novatrice. L’annonce
de la bonne Nouvelle commence avec le sermon sur la Mon-
tagne. La bonne Nouvelle n’est pas une agression, loin de là.
Elle n’est pas non plus le refus de la Loi. Ainsi le Nazaréen
affirme-t-il : « N’allez pas croire que je suis venu abolir la Loi
ou les prophètes ; je ne suis pas venu abolir, mais accomplir »…
« Celui donc qui violera l’un de ses moindres préceptes et ensei-
gnera aux autres à faire de même, sera tenu pour le moindre
dans le Royaume des Cieux… » 1
L’essentiel du discours, outre la nécessité de maintenir la
Loi, tient dans le commandement d’amour du prochain. La
façon d’aborder cette question est intéressante au regard du
caractère dialectique du sermon sur la Montagne. Jésus dit :
« vous avez entendu dire », ou, selon les traductions, « on vous a
dit », ce qui est une façon quelque peu incertaine de se référer à
la Loi. Ainsi le « Tu ne commettras pas d’adultère » précepte figu-
rant dans les dix commandements de Moïse se situe dans la
phrase : « On vous a dit », comme si Jésus allait poursuivre son
raisonnement en critiquant cette injonction divine. Au contraire,
il en étend la portée en précisant que le simple fait de regarder la
femme de son prochain est constitutif de l’adultère.
S’agissant donc de l’amour du prochain, Jésus procède de la
même manière, il étend cet amour aux ennemis et à ceux qui
vous ont fait du mal.
De même, « Tu ne parjureras point » est étendu à la néces-
sité de ne pas prononcer de serment du tout. Et surtout, Jésus
insiste sur la nécessité de ne pas jurer « par le ciel », ni,
d’ailleurs, par Jérusalem car elle est « la Ville du Grand Roi »,
sous-entendu la ville de Dieu. Le sermon sur la Montagne est
l’illustration précise du principe selon lequel le message de Jésus
n’entend pas abolir la loi, mais au contraire l’accomplir. Il n’y a
donc pas, dans les précisions que donne Jésus, de volonté de rup-

1. Matthieu V, 17. Traduction École biblique de Jérusalem.


LE SAUVEUR SACRIFIÉ 85

ture avec l’enseignement de la Loi et cela malgré la forme binaire


du discours.
Au demeurant, même si Jésus ne s’insérait pas paisiblement
dans la société juive du premier siècle, même s’il multipliait les
critiques et exprimait une farouche volonté de renouveau spiri-
tuel et moral, il ne se situait pas hors de cette société et surtout
il ne constituait aucunement, par sa prédication, une exception
radicale.
Au regard de l’immensité des conflits internes qui affec-
taient le judaïsme de l’époque, l’opposition introduite par Jésus
n’était pas la plus virulente : les divergences entre les saddu-
céens, les maîtres du temple de Jérusalem et les pharisiens, les
intellectuels légalistes, portaient sur des questions essentielles.
Bien qu’ils pensaient les uns et les autres que l’âme était immor-
telle, les premiers ne croyaient pas en la résurrection des morts,
les seconds y croyaient.
De même, autre source de conflit, les esséniens avaient
quitté Jérusalem pour se réfugier sur les monts de Judée afin d’y
développer un culte différent de celui qui était célébré dans le
temple et surtout pour exprimer, par leur ascétisme, probable-
ment la même critique que Jésus à l’égard des pratiques sacrifi-
cielles du temple. Tous restaient cependant fidèles à la Loi de
Moïse même si les interprétations divergeaient. L’interprétation
initiée, avec succès, par Jésus, sans se conjuguer avec les autres
formes de commentaires, n’en restait pas moins, elle aussi, fidèle
à la Loi.
C’est donc à Jérusalem que sa voix devait être entendue par
les pharisiens, les interprètes par excellence, et même par l’auto-
rité sacerdotale représentée par les sadducéens, sinon rien ne
serait… accompli.

« TOI, QUI TUES LES PROPHÈTES »


S’agissant de Jérusalem, bien qu’elle fût présentée par lui-
même comme la ville de Dieu, Jésus n’était pas tenu aux mêmes
obligations qu’au regard de la Loi. La Ville sainte était le siège de
l’autorité religieuse que précisément le Nazaréen souhaitait
déstructurer ; non par franche hostilité, mais parce qu’elle était
le lieu où les prêtres et le Grand Prêtre imposaient leur vision de
la Loi.
86 JÉRUSALEM , LA SAINTE

À vrai dire, Jésus n’attachait pas une importance extrême à


la fonction sacerdotale. Dans l’assertion fort discrète de sa
propre messianité, au point d’interdire à ses disciples d’en pro-
clamer l’évidence, Jésus ne se réfère qu’à l’autorité royale, celle
d’un Messie régnant, fils de David, le roi d’Israël et non d’un
Messie-prêtre, sacerdotal, fils d’Aaron. Cependant l’Épître aux
Hébreux, rédigée au temps de saint Paul, par un auteur inconnu,
très au fait des subtilités de la tradition hébraïque, reconnaît à
Jésus l’onction sacerdotale, notamment en le saluant comme
« Grand desservant selon l’ordre de Melkitsedek », le grand
prêtre par excellence 2. De même que des textes non canoniques
comme l’Évangile de Thomas, effectuent le même franchisse-
ment, particulièrement en avançant l’idée que Jacques aurait
reçu de la part de Jésus la dignité sacerdotale 3.
Mais les premiers disciples ne voyaient en lui que le Messie
royal libérateur et salvateur. Le Messie royal, même s’il règne sur
Jérusalem, au jour de son arrivée n’aura pas à maintenir le culte
du temple.
Le Messie sacerdotal, même s’il doit instaurer la Jérusalem
céleste, ne pourra négliger le culte du temple, sis à Jérusalem,
qui demeurera, en vérité, la porte du ciel. Jésus, évidemment,
choisit la voie royale. Il devra donc « s’expliquer » avec Jéru-
salem.
« Jérusalem, toi qui tues les prophètes et qui lapides ceux
qui te sont envoyés… »
Cette apostrophe se trouve dans l’Évangile de Mathtieu et
dans celui de Luc 4. Elle situe parfaitement les perspectives : pour
que son ministère puisse aboutir, Jésus doit « vaincre » Jéru-
salem et y faire une entrée glorieuse. Depuis cette invective pro-
noncée par Jésus lui-même, la tradition chrétienne s’est fondée
sur l’idée que non seulement la Ville sainte refuse d’entendre
ceux qui lui sont envoyés, mais encore elle les met à mort. Le sort
que jadis les Hébreux ont réservé au prophète Zacharie est cons-
tamment présent dans l’esprit des Évangélistes et chez les apô-
tres, plus encore chez saint Paul lui-même.

2. Épître aux Hébreux, V, 1-10, traduction Chouraqui.


3. Évangile de Thomas, logion 12, in Écrits apocryphes chrétiens, Galli-
mard, La Pléiade, 1997. Traduit par Claudio Gianotto.
4. Matthieu XXIII, 37-39 et Luc XIII, 34-35.
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 87

De tous les prophètes d’Israël, Zacharie était peut-être, à


bien des égards, celui qui était le plus ouvert à l’universalité du
message divin et au prosélytisme naturel qui en était la consé-
quence. Zacharie annonce la fin des temps : « Voici ce que dit le
Seigneur des armées : ceci arrivera lorsque dix hommes des
peuples et de toutes langues prendront un juif par la frange de sa
robe et lui diront : Nous irons avec vous parce que nous avons
appris que Dieu est avec vous 5. »
Le livre biblique des Chroniques raconte dans quelles cir-
constances le prophète Zacharie a été assassiné par les siens. Il
n’est pas dit pourquoi un tel sort lui a été réservé ; Zacharie
n’était ni le premier prophète, ni le seul à annoncer que si les
Hébreux abandonnaient leur Dieu, ils seraient abandonnés par
lui : le texte des Chroniques est très clair : « L’esprit de Dieu
revêtit Zacharie, le fils du prêtre Yehoyoda, qui se tint debout
devant le peuple et lui dit : Ainsi parle Dieu. Pourquoi trans-
gressez-vous les commandements de l’Éternel sans aboutir à rien ?
Parce que vous avez abandonné l’Éternel, il vous abandonne. Ils se
liguèrent contre lui et, sur l’ordre du roi, le lapidèrent sur le
parvis du temple de l’Éternel 6. » La circonstance de la lapidation
est aggravée par le fait que c’est le roi lui-même qui ordonne
l’exécution, il ne s’agit donc pas d’un mouvement populaire ; et
de plus la mise à mort a lieu sur le parvis du temple. Enfin pour
que tout cela soit bien compris, le récit précise « sur le parvis du
temple de l’Éternel ».
De plus la lapidation du prophète Zacharie n’est pas excep-
tionnelle. Le livre des rois rapporte une protestation du prophète
Élie : « Je suis rempli d’un zèle jaloux pour le Seigneur des
armées parce que les Israélites ont abandonné ton alliance et
qu’ils ont abattu tes autels et tué tes prophètes 7. »
Cette généralisation est également faite par deux prophètes
majeurs : Jérémie, le chantre de la désespérance, après l’exil de
juifs vers Babylone s’écrie : « Votre glaive a dévoré vos pro-
phètes, tel un lion exerce ses ravages 8. » Et Néhémie, celui qui,
au retour de l’épreuve babylonienne, avait entamé la reconstruc-

5. Zacharie VIII, 22, 23. L’expression « le Seigneur des armées » n’est pas
une métaphore militaire, elle désigne les armées célestes, c’est-à-dire le
Royaume des cieux, aux mouvements duquel préside l’Éternel.
6. II Chroniques, XIV, 20, 21.
7. I Rois XIX, 14.
8. Jérémie II, 36.
88 JÉRUSALEM , LA SAINTE

tion du temple de Salomon, constate à son tour : « Ils tournèrent


le dos à ta Loi, mirent à mort tes prophètes 9. »
Dans un tel contexte, il était facile pour Mathtieu, dont
l’Évangile sera composé, au plus tôt, quatre décennies après la
crucifixion, de généraliser à toute l’histoire d’Israël et même à
toute l’histoire depuis la création du monde, l’idée qu’Israël met
à mort ses prophètes, et surtout que ces assassinats ont lieu à
Jérusalem et même sur le parvis du temple, à quelques mètres du
Saint des saints. Mathtieu inaugure ainsi une tradition de
l’Église : « J’envoie vers vous des prophètes, des sages, des
scribes, vous en tuez et mettez en croix… pour que retombe sur
vous tout le sang innocent répandu sur la terre, depuis le sang de
l’innocent Abel jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que
vous avez assassiné entre le sanctuaire et l’autel 10. » Luc, dont
l’Évangile est le plus hellénisé et le plus en accord avec la prédi-
cation de Paul de Tarse, renchérit sur cette accusation
généralisée : il sera « demandé compte à cette génération du
sang de tous les prophètes qui a été répandu depuis la fondation
du monde, depuis le sang d’Abel jusqu’au sang de Zacharie qui
périt entre l’autel et le temple 11 ».
Le raisonnement qui sous-tend la prédication évangélique
est étonnant. Cette génération, jugée dans son entièreté respon-
sable de la mort de Jésus, doit également payer pour tous les
meurtres, pour tout le sang répandu, depuis le début des temps !
De quelle génération ; de quel peuple s’agit-il ? De tous les
hommes ? Du peuple d’Israël dont finalement il est, à l’exclusion
de tout autre, question ici ? La réponse ne va pas tarder à venir
dans le déroulement de la dialectique évangélique. Le coupable,
c’est Jérusalem, c’est-à-dire le peuple d’Israël, avec ses chefs, ses
prêtres et ses « intelligents ».
C’est la fameuse diatribe de Jésus contre les scribes et les
pharisiens hypocrites. Il n’est pas impossible d’imaginer que
seuls les hypocrites parmi les scribes et les pharisiens soient
visés. Il reste que l’accusation est globale et qu’elle tend bien à
différencier la prédication du Nazaréen de celle des détenteurs
du pouvoir intellectuel et religieux. Ceux-là sont successivement
dénoncés pour avoir fermé aux hommes le royaume des cieux ;

9. Néhémie IX, 26.


10. Mathtieu XXIII, 34, 35.
11. Luc XI, 49-51.
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 89

de faire du prosélytisme sans permettre, en raison de leur rigo-


risme, le salut des prosélytes ; de confondre l’offrande et le
sanctuaire ; de négliger, au bénéfice de certaines pratiques, la
justice, la miséricorde et la bonne foi ; de s’attacher à purifier
l’extérieur de la coupe, et de ne pas comprendre l’importance de
ce qu’elle contient ; d’avoir l’apparence de justes mais d’être en
réalité pleins d’hypocrisie et d’iniquités ; de bâtir des sépultures,
mais d’être en réalité « les fils de ceux qui ont assassiné les
prophètes ».
En conclusion du propos de Jésus, comme pour le résumer,
vient la célèbre apostrophe à Jérusalem, reprise par Luc, presque
mot pour mot, de l’Évangile de Matthieu : « Jérusalem, Jéru-
salem toi qui tues tes prophètes et lapides ceux qui te sont
envoyés… Oui, je vous le dis, vous ne me verrez plus jusqu’à ce
qu’arrive le jour où vous direz : Béni soit celui qui vient au nom
du Seigneur 12. »
Il apparaît ainsi que Jérusalem ne serait pas considérée par
Jésus comme un redoutable objectif à atteindre, mais comme
une ville réprouvée par Dieu, non en elle-même, mais par la
faute de ses habitants jugés comme archétypiquement coupables
de tous les crimes du monde… d’Abel à ce jour.
Naturellement, il convient de tenir compte du fait que les
Évangiles ont, par définition, tous été composés après la cruci-
fixion intervenue à Jérusalem.
De plus, la perspective choisie explique qu’il ne saurait en
être autrement. Jésus ne pouvait qu’être crucifié à Jérusalem.
Dans ces conditions, comment comprendre la situation de Jéru-
salem dans le dessein de Dieu concernant Jésus ?
Dans son attribut messianique, Jésus ne pouvait que
s’insérer dans la tradition du Messie d’Israël. Sous ce registre, ni
le Nazaréen, ni ses disciples, ni leurs successeurs ne pouvaient
rien inventer. Jésus était le Messie d’Israël. Même si, aux termes
des autres formulations avancées quant à sa qualité de fils de
Dieu, il était adoré dans son exceptionnalité théologique, il est
avant tout l’Envoyé de Dieu, le Messie libérateur. Or la tradition
chrétienne reconnaît que le salut des âmes passe par la libéra-
tion d’Israël et en premier par celle de Jérusalem. Le Messie doit

12. Luc XIII, 34-35. L’expression finale est une citation, reprise par Jésus,
du psaume 118, verset 26.
90 JÉRUSALEM , LA SAINTE

faire, à Jérusalem, son entrée triomphale, annonciatrice de l’ère


messianique, voire du monde futur.
Cette obligation explique l’angoisse qui saisit ses compa-
gnons… et Jésus lui-même. Comment transformer la ville tueuse
de prophètes en une cité accueillant la parole de Jésus qui
incarne au plus haut point la prophétie ? Jésus choisit la voie
royale, entrer à Jérusalem comme la tradition juive prévoit qu’un
jour entrera le Messie.

L’ENTRÉE MESSIANIQUE

Se conformant à la prophétie d’Isaïe, Jésus commande à ses


disciples de se rendre à Jérusalem et de lui apporter un âne blanc
que nul n’avait jamais monté, et qui se trouvait à l’attache aux
portes de la ville. Et Jésus, sur sa monture, fit son entrée dans la
redoutable cité. Le peuple ne s’y trompa pas. De partout jaillis-
saient les cris « Hosanna, Hosanna », sur son chemin on étendait
des jonchées de verdure et certains y déposaient leurs manteaux.
Et, finalement, le cri définitif, le cri qui plaçait l’événement dans
la logique messianique d’Israël : « Béni soit celui qui vient au
nom du Seigneur ! »
Entré dans la ville, reconnu non seulement par les siens
mais par toute une foule nourrie de prophétie traditionnelle,
Jésus prêche et enseigne. Il prêche selon sa méthode habituelle,
celle des paraboles. Il décline celle du figuier stérile, celle des
vignerons homicides, paraboles dont les Judéens, le plus sou-
vent, comprenaient la signification allégorique. C’était la Torah
racontée autrement. Mais le Nazaréen ne se contentait pas de
prêcher, il enseignait. Arrivé dans la Ville sainte, il ne pouvait
éviter de se faire l’écho de l’opposition entre sadducéens et pha-
risiens au sujet de la résurrection des morts. Des sadducéens,
souhaitant le mettre en difficulté, lui demandaient quel serait le
sort d’une femme qui, devenue veuve à sept reprises, se trouve-
rait ressuscitée. Duquel de ses maris serait-elle l’épouse au jour
de la résurrection ? Il est possible que la réponse de Jésus eût
satisfait ceux qui ne croyaient pas à la résurrection des morts. Le
Nazaréen avait en effet répondu : « Lorsqu’on ressuscite d’entre
les morts, on ne prend ni femme ni maris, mais on est comme
des anges dans les cieux 13. » Les pharisiens qui, eux, croyaient à

13. Marc XII, 25.


LE SAUVEUR SACRIFIÉ 91

la résurrection individuelle, se voyaient ainsi mis devant une


réelle difficulté.
De même Jésus se devait de théoriser l’enseignement qu’il
prodiguait quant à l’amour du prochain. Interrogé par un scribe,
le Nazaréen rappelle le premier de tous les commandements ; il
le fait en citant la Loi de Moïse qui se présente en effet comme
une obligation d’amour de Dieu lui-même. Et Jésus cite la pro-
fession de foi fondamentale de la tradition judaïque, le « chéma
Israël » : « Écoute Israël, l’Éternel notre Dieu, l’Éternel est un. Tu
aimeras l’Éternel ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de
toute ta force. » Et Jésus ajoute immédiatement, conformément
à l’enseignement de Rabbi Hillel, que le deuxième commande-
ment en importance est : « Tu aimeras ton prochain comme toi-
même. » L’amour de Dieu et l’amour des hommes sont les deux
grandes obligations qui s’imposent à tous. Au regard de cet ordre
divin, les holocaustes et les sacrifices qui sont quotidiennement
célébrés dans le temple de Jérusalem valent moins que la loi
d’amour 14. En formulant ainsi sa pensée, Jésus volontairement,
minimise le rôle du temple et en conséquence celui de la Ville
sainte elle-même. Et afin que nul ne s’y trompe, le Nazaréen va
se rendre au sanctuaire pour chasser les marchands qui, sur le
parvis, vendaient des pièces de monnaie préalablement échan-
gées contre une monnaie ne portant pas l’effigie de l’empereur
romain, et permettant d’acquérir des colombes blanches et sans
taches, dignes d’être élevées en holocauste par les prêtres sacrifi-
cateurs. Le renversement des étals des marchands du temple
n’était pas un acte de purification ; encore moins une attaque
contre le caractère mercantile de certains parmi le peuple
d’Israël. Délibérément, Jésus avait voulu interrompre la chaîne
sacrificielle. Volontairement, il avait entendu rendre inutile le
culte du temple ; de surcroît la foule avait regardé son geste, le
seul épisode décrivant un Jésus violent, avec sympathie et
enthousiasme.
Les grands prêtres conçurent à ce sujet une grande inquié-
tude. D’abord en raison du caractère sacrilège du geste et surtout
parce que le nouveau venu bénéficiait d’une grande popularité
parmi les habitants de la ville.

14. Marc XII, 28 et suivants.


92 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Ce n’était pas seulement l’autorité des sadducéens, qui était


mise en jeu, mais leur existence même en tant que serviteurs du
temple.
L’entrée messianique de Jésus à Jérusalem, malgré la prédi-
cation qu’il avait adressée au peuple, malgré l’enseignement qu’il
avait prodigué aux scribes et aux pharisiens, commençait mal.
L’évidence était là, Jésus s’en prenait au temple, Jésus s’en pre-
nait également à Jérusalem dans sa destination la plus fonda-
mentale, celle qui permettait l’accomplissement de la volonté
divine, celle qui établissait par le sacrifice un lien essentiel entre
Dieu et Israël.
L’angoisse des prêtres était extrême. Il leur était impossible
d’aller se plaindre à Ponce Pilate, le préfet de Rome, pour un
délit religieux commis par un ressortissant d’Israël. Outre que les
Romains ne connaissaient pas, dans leur droit, le délit religieux,
Pilate aurait pu penser que le Sanhédrin n’accomplissait pas sa
mission. À Rome le pouvoir politique, aux prêtres le pouvoir
théologique. Il fallait que le Sanhédrin formulât l’incrimination
de manière à la faire relever de l’autorité civile : Jésus devait être
présenté comme un agitateur politique qui défiait le pouvoir
romain et allait jusqu’à se dire comme le roi des juifs. Or, soumis
à Rome, les juifs, par la voix ambiguë de l’autorité religieuse,
n’avaient prétendument qu’un seul roi, Tibère, l’empereur de
Rome.
Certains parmi les sadducéens et surtout les pharisiens
membres du Sanhédrin auraient préféré qu’il n’y eût pas de
drame et que Jésus comprît qu’il était préférable pour lui de
quitter Jérusalem sans plus attendre. Ainsi s’expliquerait peut-
être la convocation nocturne au domicile du Grand Prêtre, ce qui
était tout à fait inhabituel, pour le mettre en garde contre le
risque qu’il courait s’il continuait à prêcher comme il le faisait.
Le raisonnement du Sanhédrin était clair : l’opposition reli-
gieuse que Jésus manifestait à leur égard ne pouvait être inter-
prétée par le pouvoir romain que comme une attaque contre
l’ordre établi qui voulait que Rome gouvernât et que le Sanhé-
drin déterminât la règle religieuse 15.

15. Cette thèse a été soutenue par Haïm Cohen, ancien juge à la cour
suprême d’Israël. Elle a été reprise et bien exposée par Salomon Malka in Jésus
rendu aux siens, Albin Michel, 1999.
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 93

L’Évangile, dans un texte peu cité, se fait l’écho de l’avertis-


sement plutôt bienveillant lancé à Jésus par les pharisiens avant
que le drame ne se noue : « À cette heure même s’approchèrent
quelques pharisiens et lui dirent : Pars et va-t-en d’ici car Hérode
veut te tuer. » Mais la logique du martyr était engagée. Jésus ne
pouvait accepter les conseils de modération, encore moins l’idée
de fuir hors de Jérusalem. Cette ville, il le savait, restait, malgré
la malédiction qui pesait sur elle, la ville de Dieu ; il lui revenait,
à lui l’Envoyé, non de la conquérir, pas tellement de la séduire,
mais d’y exprimer la vérité de son apostolat. La prédication,
l’enseignement n’étaient rien au regard de la preuve qu’il appor-
terait par l’exemple de la souffrance acceptée par lui pour le
Salut de l’humanité. Aux pharisiens qui voulaient le sauver, Jésus
répondit : « Je dois poursuivre ma route car il ne convient pas
qu’un prophète périsse hors de Jérusalem 16. »
Jérusalem était au cœur de sa propre intervention.
Jérusalem, il le savait aussi, le trahirait, le « tuerait ».

« TOUT EST ACCOMPLI »


Coiffé d’une couronne d’épines, portant sa croix, Jésus tra-
verse une dernière fois, sous les quolibets et les crachats de
quelques-uns, la ville qui ne l’a pas reconnu. Rares sont ceux qui
le suivent dans la douleur et l’affliction.
Depuis que, monté sur l’ânon blanc, il avait franchi les
portes de la cité de David, peu de temps s’était écoulé ; quelques
jours, quelques semaines avaient suffi et Jérusalem l’avait rejeté.
Les foules ne se réjouissaient pourtant pas du malheur de
Jésus. Contrairement à la lettre du récit évangélique, les habi-
tants de Jérusalem ne pouvaient avoir que compassion et sympa-
thie pour celui, l’un des leurs, qui allait être crucifié. Même si le
peuple dans son ensemble continuait de refuser que Jésus pût
être le Messie, se différenciant ainsi des disciples du Galiléen, le
supplice de la crucifixion de Jésus émouvait profondément les
habitants de Jérusalem. L’horreur qu’inspirait cette mise à mort
provoquait pitié et sympathie ; le martyr de Jésus ne faisait pas
exception. En ce sens, on ne peut pas dire que Jérusalem avait
rejeté Jésus. Il reste que c’est en ce lieu que celui qu’on présentait
comme l’Envoyé de Dieu a connu l’échec et subi le supplice. Le

16. Luc XIII, 32.


94 JÉRUSALEM , LA SAINTE

site plus que le peuple aurait pu inspirer l’horreur de la tradition


chrétienne. Or c’est l’inverse qui s’est produit, le lieu du crucifie-
ment a été objet de vénération et le peuple juif, lui, s’est vu glo-
balement accusé, notamment par l’Évangile de Jean, d’avoir
voulu la crucifixion, de s’en être réjoui et d’avoir ainsi inter-
rompu le processus du salut engagé par le Nazaréen.
L’attitude de l’Église primitive à l’égard de Jérusalem reste
cependant ambiguë. On ne pouvait éviter de reconnaître la cen-
tralité spirituelle et morale de la ville, mais on pouvait s’en éloi-
gner… un peu comme le firent les esséniens. Jésus, sur la croix,
avant de perdre la vie, a bien compris que c’était son Dieu et non
Jérusalem qui l’avait abandonné. Certes il n’avait pas réussi à
convaincre, dans son entièreté, le peuple de Jérusalem, mais
Dieu n’avait pas permis qu’il réussît.
Le temple en revanche, le cœur de la ville, était voué, dans
la prédiction-prédication de Jésus, à la destruction (« il ne res-
tera que pierre sur pierre ») parce qu’il était fait de mains
d’hommes.
Jésus appelle, en réalité, à la spiritualisation de la religion
d’Israël ; au rejet des sacrifices sanglants d’animaux et recourt, à
l’intention du petit peuple, à une forme d’allégorisation de la
pensée théologique d’Israël. De ce dernier point de vue, il mécon-
naît la méthode pharisienne de recherche de la vérité, ou plus
exactement, il s’en différencie. Mieux vaut, dans l’esprit de Jésus,
présenter au peuple des idées qu’il peut comprendre. Ainsi a-t-il
souvent recours aux paraboles et il explique pourquoi aux
pharisiens : « À vous, il a été donné le mystère du royaume de
Dieu, mais à ceux qui sont dehors, tout arrive en paraboles 17… »
Autrement dit, une reconversion est nécessaire pour faire que le
plus grand nombre puisse accéder à la vérité, c’est-à-dire à la
vraie foi. Sous ce rapport, le culte du temple n’apporte rien ou
pas grand-chose.
Ce que Jésus exprimait par sa prédication et son enseigne-
ment conduisait donc à la relativisation du culte sacerdotal. Ce à
quoi il appelait, par sa parole, par l’accomplissement de miracles
et par son exemple, constituait bien pour le Sanhédrin un défi
majeur. Il n’en était pas de même pour les habitants de Jéru-
salem.

17. Marc IV, 11.


LE SAUVEUR SACRIFIÉ 95

Après le drame de la crucifixion, après la descente de croix,


après l’ensevelissement, après la disparition du corps de Jésus, et
malgré les signes célestes qui montraient la réprobation divine,
les disciples ont désespéré. Voilà comment tout s’était accompli
et voilà comment tout s’était achevé, pensaient-ils. Un à un les
fidèles quittaient Jérusalem pour trouver refuge dans leur patrie,
la Galilée.
Désespérés, tous les apôtres s’éloignent du Calvaire, tous
sauf Pierre qui faisait sien, par amour de son peuple, l’apologue
de Jésus. « Ne prenez pas le chemin des païens, n’entrez pas dans
une ville de Samaritains, allez plutôt vers les brebis perdues de la
maison d’Israël. » Pierre savait également que, selon la parole de
son maître, « le Salut vient des juifs 18 ». C’est Israël qu’il fallait,
en premier convaincre de la bonne Nouvelle, même si, pour
l’heure, tout semblait avoir échoué.
Judas Iscariote avait, lui, préféré mettre fin à ses jours tant
étaient grands son remords et sa déception. Jusqu’à la dernière
minute, l’apôtre avait attendu que Jésus donnât enfin le signal
tant espéré de la révolte contre Rome. De Jérusalem, Jésus allait,
Judas l’espérait, lancer l’ordre révolutionnaire devant permettre
la libération d’Israël par la force et par le verbe, fonction pre-
mière du Messie tel que le voyait tout Israël. L’Iscariote, un
zélote d’avant la lettre, avait de bonnes raisons de croire en un
Jésus prenant ou faisant prendre les armes à son peuple. Le
Nazaréen n’avait-il pas dit : « N’allez pas croire que je suis venu
porter la paix sur terre, je ne suis pas venu porter la paix mais le
glaive 19. »
Lorsqu’il apparut évident que Jésus n’entrerait pas dans la
voie attendue et qu’il continuerait de prêcher l’amour entre les
hommes et même l’amour des ennemis, Judas s’était résolu à le
dénoncer aux Romains. Cette dénonciation fait problème : Judas
dénonce Jésus ; mais quel est l’objet de la dénonciation ? Le Gali-
léen ne prépare pas une insurrection contre les Romains. L’Isca-
riote le sait très bien. Il ne pouvait donc pas le dénoncer comme
chef révolutionnaire. De plus, l’histoire du baiser de Judas est
incompréhensible. Les Romains savaient parfaitement qui était
Jésus et n’avaient nul besoin qu’on leur désignât le coupable. Les
apôtres partis, Judas s’étant suicidé, Pierre s’obstinant à par-

18. Matthtieu X, 5, 6, Jean IV, 22


19. Mathtieu X, 34.
96 JÉRUSALEM , LA SAINTE

courir la Judée, prêchant l’Évangile d’un Jésus disparu, le déses-


poir gagnait les derniers fidèles du Sauveur.
L’annonce de la résurrection intervenue après le troisième
jour, mais connue seulement bien plus tard par ceux qui avaient
foi en Jésus, allait non seulement rendre l’espoir, mais surtout
conférer une nouvelle dimension à la prédication elle-même.
La résurrection s’est-elle, selon la tradition chrétienne, pro-
duite à Jérusalem ? La description que Paul de Tarse donne de la
réapparition de Jésus ne permet pas de le savoir. Le Christ est
apparu « à Pierre, puis aux douze, ensuite il est apparu à plus de
cinq cents frères à la fois… Ensuite il est apparu à Jacques, puis
à tous les apôtres et en dernier lieu il m’est apparu à moi aussi
comme à l’avorton, car je suis le moindre des apôtres 20 ».
Il est certain cependant que la révélation de Jésus ressuscité
faite à Paul ne s’est pas produite dans la Ville sainte. L’illumina-
tion a eu lieu, sur le chemin de Damas, quelque deux années
après la crucifixion.
Quant aux apôtres, ils n’étaient pas présents à Jérusalem
(hormis Pierre). On ne sait rien du mystérieux groupe de cinq
cents dont parle l’homme de Tarse. Reste Jacques que Paul, sui-
vant la tradition, désigne comme le « frère du Seigneur 21 », qui est
certainement resté à Jérusalem. Il fréquentait assidûment le
temple, en respectant les obligations rituelles, les aggravait même
par une pratique ascétique de la pauvreté et du renoncement. Il
n’entendait nullement rompre avec son peuple ni renoncer à la
Loi. Il croyait que Jésus reviendrait définitivement. Jacques
n’était pas le chantre de la résurrection provisoire de Jésus.
C’est pourtant lui qui allait devenir, par la force des choses,
le chef de l’Église de Jérusalem, le premier pape, en somme. Il
aura à arbitrer les différences d’orientation des disciples, surtout
entre Pierre et Paul et paradoxalement entre Paul et lui-même ;
il le fera depuis Jérusalem.
Avec Paul de Tarse se développe la phase extravertie de l’his-
toire de l’Église naissante. Paul se considère comme un Apôtre
au sens propre, c’est-à-dire comme une missionnaire de la bonne

20. I Corinthiens XV, 3-8.


21. Voir Pierre-Antoine Bernheim : Jacques le frère du Seigneur, Noésis,
1996. Les principales références de l’Évangile qualifiant Jacques de frère du
Seigneur sont : Mathtieu XIII, 53-58 ; Marc VI, 3 ; Jean II, 12 ; Jean VII, 2, 5 ;
Jean VI, 41-42.
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 97

Nouvelle, celui qui traverse les montagnes et les mers pour


convertir les païens à la religion de Jésus. Il n’était pas un apôtre
en cela qu’il aurait été un compagnon de Jésus. Il n’avait pas
connu le Nazaréen de son vivant. Il n’était pas Galiléen, ni habi-
tant de Jérusalem. Il venait de la diaspora, il était citoyen romain
et parlait aussi le grec (ce qui n’était pas le cas de Jésus).
Paul préférait évidemment s’adresser aux Gentils qu’aux
juifs. Il n’entendait pas rester à Jérusalem ou pourtant il avait
étudié « aux pieds du rabbi Gamaliel ». Mais il pensait ardem-
ment que la ville tueuse de prophètes qui avait refusé, dans sa
majorité, d’entendre Jésus, ne l’entendrait pas lui, « l’avorton ».
En revanche, parmi les juifs vivant hors de Jérusalem, tout
autant attachés à Jérusalem que les autres mais moins soumis à
la prégnance de la Ville, et surtout parmi les païens grecs ou
romains qui représentaient un terrain vierge, il était possible
d’exposer la rigueur du monothéisme judaïque et de prêcher la
foi en Jésus.
En un sens, Paul avait peur de Jérusalem ; de la ville elle-
même mais aussi de l’autorité que Jacques y représentait. Avant
d’entreprendre un voyage à Jérusalem, l’homme de Tarse
écrivait : « Et maintenant étant lié par le Saint-Esprit, je m’en
vais à Jérusalem sans que je sache ce qui doit m’y arriver sinon
que dans toutes les villes par où je passe, le Saint Esprit me fait
connaître que les chaînes et des afflictions me sont préparées 22. »
Entre Jacques le hiérosolomitin et Paul l’itinérant se jouait
l’avenir de la religion nouvelle.

Oublier Jérusalem ?

Plus de vingt années s’étaient écoulées depuis la crucifixion


de Jésus. La nouvelle religion avait atteint le point à partir duquel
il n’était plus possible d’échouer. Jacques, que Paul lui-même
avait qualifié de « colonne de l’Église » restait obstinément
attaché à la Ville sainte et adossé au temple. Il représentait, en
raison de sa familiarité avec Jésus, l’autorité incontestable.
Jusqu’à la mort du « frère du Seigneur », Jérusalem demeurera le
pôle à partir duquel se formait le christianisme naissant. Les

22. Actes des Apôtres XX, 22, 23.


98 JÉRUSALEM , LA SAINTE

idées de Jacques s’exprimaient parmi les juifs sans aucune


entrave de la part du pouvoir que détenait encore l’ethnarque
Hérode-Agrippa II, ni surtout de la part de l’autorité sacerdotale
des sadducéens. Les pharisiens eux-mêmes ne manifestaient pas
d’hostilité véritable, d’ordre intellectuel ou doctrinal aux idées
propagées par ceux d’entre les juifs qui croyaient que Jésus était
le Messie. Il est vrai que nombre de nouveaux chrétiens, à l’image
de Jacques, s’ils avaient foi en Jésus considéré comme le Sauveur,
continuaient de respecter la Loi. Ni Pierre, ni, bien sûr, Jacques
ne donnaient aux autres juifs, le sentiment de vouloir relativiser
la Loi ou les pratiques sacerdotales qui se déroulaient dans le
temple. L’Église primitive de Jérusalem pouvait librement
envoyer ses directives spirituelles et morales aux Apôtres qui par-
couraient l’Orient et l’empire gréco-romain. Seul Paul et son dis-
ciple Barnabé faisaient preuve d’indépendance à l’égard de la tra-
dition judaïque. Pour convaincre les païens et certains juifs de la
diaspora, ils n’hésitaient pas à formuler eux-mêmes des idées
qu’ils situaient dans la logique de l’enseignement de Jésus mais
qui très souvent apparaissaient comme différentes du mono-
théisme biblique et surtout des commandements mosaïques.
Le tourment de Paul était double : d’une part il n’entendait
pas rompre avec l’Église de Jérusalem et par conséquent il ne
pouvait renoncer à la Loi. D’autre part, il ne pouvait se séparer
du peuple juif lequel avait été élu par Dieu lui-même et au sein
duquel Jésus était né. Mais comment convaincre les païens qu’il
fallait transiter par la loi juive pour pouvoir avoir foi en Jésus et
comment leur dire que le peuple d’Israël avait fait l’objet d’une
révélation divine et qu’il était devenu « la lumière des nations » ?
Progressivement, avec prudence, par touches successives, Paul
instillait l’idée que la loi avait été faite pour les juifs seulement,
qu’elle était impossible à respecter entièrement et qu’en consé-
quence, elle induisait le péché, c’est-à-dire la mort. Les nouveaux
chrétiens qui avaient la chance de ne pas être nés juifs n’avaient
donc pas à respecter les règles alimentaires, le repos sabbatique
dans tous ses détails et surtout l’obligation de la circoncision.
Cela étant dit, Paul affirmait cependant que jamais il n’avait
conçu l’idée d’abolir la Loi, se conformant ainsi en apparence à
la parole de Jésus concernant cette même Loi. La difficulté
n’échappait pas à Jacques et à ses compagnons qui observaient
depuis Jérusalem le développement de la religion de Jésus hors
de la Judée.
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 99

Paul restait également tourmenté par l’existence du peuple


juif désigné par la Torah comme le peuple de Dieu. Quel était
l’avenir du peuple juif ainsi défini dans la pensée religieuse des
premiers chrétiens et notamment dans la doctrine paulinienne ?
Pour Paul, malgré tout attaché à sa filiation judaïque, il fal-
lait qu’en adoptant la foi en Jésus, le peuple se transformât, qu’il
cessât d’être le seul peuple théophore, formé autour d’un mono-
théisme exclusif de toutes les autres nations de la terre. Mieux
valait que les juifs se fondissent dans l’ensemble des nations. Tel
est le sens profond de la fameuse annonce de Paul de Tarse : il
n’y a plus ni homme ni femme, ni maîtres ni esclaves, ni juifs ni
Grecs. Le peuple d’Israël devait renoncer à sa spécificité. L’indif-
férentisme paulinien à l’égard des nations a été constitutif d’une
conception nouvelle de l’humanité que l’apôtre voulait fondée
sur la foi en Jésus.

LE PREMIER « CONCILE »
C’est persuadé de la justesse de sa théorie religieuse, mais
inquiet quant à la façon dont elle serait accueillie par l’Église de
Jérusalem que Paul, suivi de Barnabé, un juif de Chypre converti
à la nouvelle foi et qui avant d’être le disciple de Paul en avait été
le maître, se rend dans la cité de David, angoissé et craignant le
pire.
C’était en l’an 51. Une sorte de réunion au sommet avait été
organisée par Jacques dans la Ville sainte. Il s’agissait, précisé-
ment, de s’interroger sur les directions quelque peu anarchiques
que prenaient les différents apôtres, dans la prédication de la foi
en Jésus. Si Jacques a pu être considéré comme le premier pape,
la rencontre de Jérusalem pourrait bien être qualifiée de premier
concile de l’Église catholique. Or cette réunion avait lieu à Jéru-
salem, et non loin du temple encore debout. Au début on ne
voulut même pas admettre Paul au nombre des participants à la
réflexion fondamentale de l’Église de Jérusalem ; on disait qu’il
n’était pas assez important, religieusement parlant, pour parti-
ciper à une telle assemblée. Mais l’homme de Tarse non seule-
ment put finalement exprimer ses idées, mais l’enthousiasme
avec lequel il décrivait son zèle religieux, et notamment l’accueil
que lui réservaient les populations des villes et des villages les
plus reculés de l’empire gréco-romain, finirent par faire impres-
sion. La thèse de Paul était simple : on ne peut briser la ferveur
100 JÉRUSALEM , LA SAINTE

de ceux qui rejoignent Jésus par l’imposition de règles, d’obser-


vances, de commandements de toutes façons impossibles à res-
pecter… par d’anciens païens. L’idée de les faire passer par la
porte étroite de la religion d’Israël avant de reconnaître Jésus est
inimaginable.
Paul était très convaincant.
Mais Jacques, même s’il acceptait l’analyse commandée par
le prosélytisme de l’apôtre Paul, entendait toujours ne pas
rompre avec la religion de Moïse, car dans son esprit, c’était
avant tout les juifs qu’il fallait convaincre. En bon connaisseur
de la tradition d’Israël, Jacques demandait que l’on imposât aux
chrétiens d’origine non juive les règles prévues, depuis Noé, pour
ceux qui n’avaient pas reçu, en direct, l’obligation de la loi dans
sa totalité.
Selon les Actes des apôtres, texte rédigé à la gloire de Paul,
probablement par Luc l’Évangéliste, le concile aurait adopté
l’instruction ainsi libellée. Après avoir établi « qu’il ne faut
inquiéter ceux des Gentils qui se convertissent à Dieu », la lettre
de Jérusalem demande aux convertis de « s’abstenir de
consommer ce qui aura été sacrifié aux idoles ; du sang, des
chairs étouffées et de la fornication 23 ».
De Jérusalem s’exprimait donc la première doctrine offi-
cielle de l’Église concernant les nouveaux adeptes d’origine non
juive. Le succès de Paul était assuré. Plus rien ne pouvait
contraindre le zèle de l’homme du chemin de Damas.
Si l’on considère que Jésus lui-même n’a prêché que pen-
dant deux ou trois ans au maximum, le temps de la prédication
de Paul, au moins trente ans, lui a largement permis de formuler,
dans le détail, les grands traits de la future dogmatique de
l’Église.
Si l’on considère que Jacques, ou Pierre n’ont produit par
écrit que quelques pages de nature doctrinale, on imagine
l’ascendant qu’a pu prendre Paul qui est l’auteur de treize épîtres
explorant tous les points d’histoire, de doctrine et de morale de
la tradition chrétienne en gestation.
Or Paul, c’est l’évidence, tournait le dos à Jérusalem et peut-
être même, en un sens, à la tradition judaïque tout entière. Dans
la première partie de l’Épître aux Corinthiens, le futur saint Paul
écrit :

23. Actes des Apôtres XXI, 25.


LE SAUVEUR SACRIFIÉ 101

« Eux (les juifs) qui ont tué le Seigneur Jésus et les


prophètes ; ils vous ont aussi persécutés. Ils ne plaisent pas à
Dieu et sont les ennemis de tous les hommes. Ils vous empêchent
de prêcher aux païens pour les sauver et mettent ainsi en tout
temps le comble à leur péché. Mais la colère est tombée sur eux
à la fin 24. » Il suffira aux Pères de l’Église d’exploiter les direc-
tions données par Paul pour définir la doctrine chrétienne à
l’égard des juifs : persécuteurs des premiers chrétiens ; rejetés
par Dieu, ennemis du genre humain ; obstacles au Salut de
l’humanité ; pécheurs par excellence, surtout déicides aussi bien
que tueurs de prophètes à Jérusalem. La justesse du châtiment
divin qui les attend eux-mêmes et leur Ville sainte vient en
dernier : la colère de Dieu est tombée sur eux à la fin. (Il n’est
d’ailleurs pas exclu que cette épître ait été augmentée d’un codi-
cille rédigé après l’an 70, date de la destruction du temple de
Jérusalem, dont Paul aurait ainsi pu, post mortem, se réjouir).
Toujours est-il que Jérusalem, site naturel de l’Église primi-
tive, disparaît de la scène doctrinale telle que Paul de Tarse l’a
conçue.
La lapidation de Jacques et de ses fidèles sur une décision
du Grand Prêtre Hanan a achevé de déstructurer la conception
de la Ville sainte telle qu’elle pouvait encore apparaître dans la
doctrine de l’Église. Il est pourtant significatif que la condamna-
tion de Jacques fut vigoureusement contestée par nombre de
pharisiens. Ces derniers avaient obtenu du procurateur romain
que ce même Grand Prêtre qui pourtant descendait d’une lignée
interrompue de pontifes respectés, fut destitué. C’était la pre-
mière fois dans l’histoire d’Israël qu’un Grand Prêtre était ren-
voyé sur la demande du peuple juif lui-même.
Cet épisode en dit long sur la sympathie dont jouissait « le
frère du Seigneur » parmi les savants juifs de Jérusalem. Devant
le succès du paulinisme, la doctrine de Jacques ne pouvait plus
se poursuivre que par une tradition secrète, gnostique, qui alla
jusqu’à enseigner que Jésus avait donné une investiture secrète à
Jacques le juste, son proche, cet autre lui-même… 25
Paul avait le champ libre. Il pouvait tenter d’atteindre, en
toute tranquillité l’objectif qu’il s’était fixé : Rome… Rome contre

24. I Thessaloniens II, 14-16.


25. Voir Évangile de Thomas, cité en note 3.
102 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Jérusalem. Hélas pour lui le Capitole ne voulut pas de lui,


comme il n’avait pas voulu de Pierre-Simon.
La tradition rapporte qu’avant de mourir décapité, Paul pro-
nonça une prière en hébreu…
Durant les quarante années qui séparent la crucifixion de la
destruction du temple, de l’an 30 à l’an 70, s’était posée dramati-
quement aux premiers chrétiens, comme nous l’avons vu, la
question de la Loi et celle du peuple juif lui-même. Au moment
de la ruine de Jérusalem et de la dispersion de ses habitants, les
principaux disciples de Jésus sont morts. Jacques lapidé à Jéru-
salem en 62, Pierre crucifié à Rome en 67 et Paul décapité, tou-
jours à Rome en 68. Le temps des successeurs va commencer.
Mais les questions ne sont pas résolues. Le christianisme
vise-t-il à la continuité ou à la rupture. Faut-il tirer définitive-
ment la conséquence du « refus » des juifs ? Quelques années
après la mort de Jésus, se produit la grande divergence entre les
premiers chrétiens, très souvent des judéo-chrétiens, et les
fidèles de la Loi n’ayant aucune affinité avec le message du Naza-
réen. Ces derniers ont en effet un autre souci plus temporel : pré-
parer la guerre contre Rome, affrontement que nul ne pourra
plus empêcher car il s’agit de rétablir l’indépendance totale des
Hébreux sur leur terre et en particulier sur Jérusalem et son
temple.
Pendant que les apôtres et leurs disciples parcourent
l’Orient et l’Europe, tentant de sauver les âmes, les juifs, eux,
fourbissent leurs armes contre Rome. Les zélotes s’efforcent de
mobiliser le peuple et de faire pièce au conservatisme des saddu-
céens.
Quant aux chrétiens, ils n’entrent pas dans le bouillonne-
ment révolutionnaire qui agite la Judée et tout autant la Galilée.
Ils ne voient pas la nécessité d’en découdre avec Rome, la
défense de Jérusalem n’étant pas nécessaire au développement
de leur croyance. Au contraire même, puisqu’il s’agissait
d’amener les Gréco-romains à adopter la nouvelle religion. Ce
n’était vraiment pas le moment de leur faire la guerre. Évidem-
ment, se posait la question de la solidarité nationale de tout
Israël. Les chrétiens d’origine juive ne risquaient-ils pas d’appa-
raître aux yeux de leur propre nation, la nation juive, comme des
déserteurs et des lâches ?
Les premières communautés chrétiennes du royaume héro-
dien, au moment où la guerre éclate, ont choisi de franchir le
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 103

Jourdain et de se réfugier, sans combattre, dans des villes


grecques comme Pella. Jérusalem ne valait pas que l’on risquât,
comme ce fut le cas pour un temps après la crucifixion, d’inter-
rompre la prédication de Jésus.
Lorsqu’il fut avéré qu’un légionnaire romain, agissant peut-
être sans ordre, avait mis le feu au temple, lorsque l’on sut qu’il
ne restait que pierre sur pierre du Sanctuaire, lorsque l’on com-
prit que les sadducéens, tous les prêtres et le Grand Prêtre lui-
même avaient péri dans la bataille, que les esséniens avaient été
massacrés sur leurs monts de Judée, que les combattants zélotes
étaient défaits, humiliés, décimés et qu’enfin les pharisiens, à
quelques exceptions près, pris les armes à la main, avaient subi
le même sort, un lourd silence s’établit sur la Judée tout entière.
Ce même silence pesait sur les communautés juives dispersées
dans tout l’Empire et même parmi les premières communautés
judéo-chrétiennes de l’univers gréco-romain. Jérusalem avait
disparu. Pour les juifs restés fidèles, la question se posait : com-
ment vivre sans le temple ?
Le Sanctuaire étant en ruines, l’espoir d’une réaction ne
pouvait être que national et non plus religieux. Cet espoir, entre-
tenu contre toute logique de force, s’était éteint à son tour
lorsque la forteresse de Massada, trois ans après Jérusalem, fut
à son tour enlevée par les Romains.

LA RUINE DU TEMPLE

Avec l’accord de Vespasien, quelques rabbis avaient cepen-


dant pu quitter Jérusalem en flammes. Réfugiés dans la petite
ville de Yavneh, ces pharisiens avaient immédiatement tenté
d’imaginer ce que pourrait être sans le temple, sans Jérusalem, la
religion d’Israël et, en particulier, comment il était possible de
concevoir désormais l’attente messianique ; que pouvait être
après la destruction du Sanctuaire, la fonction du Messie
d’Israël, le jour où il viendrait ? D’emblée, les rabbis ont exclu
l’idée qu’un Envoyé de Dieu aurait pour mission, conformément
à sa qualité de Sauveur, de reprendre la guerre contre les
Romains. Le prix de la première révolte avait été trop élevé.
Un siècle après la crucifixion, pourtant, un nouveau chef de
guerre était venu prêcher la reprise de la lutte et la nécessité
pour Israël de rebâtir le temple. Il avait nom Bar Kochba, le Fils
de l’Étoile. Contrairement à toute logique, un des plus éminents
104 JÉRUSALEM , LA SAINTE

rabbis réfugiés à Yavneh, Rabbi Akiba, reconnut en ce chef le


Messie envoyé par l’Éternel.
La guerre qui s’ensuivit, menée par l’empereur Hadrien, fut
la plus sanglante et la plus destructrice de toutes. Elle marqua la
fin de la nation juive, la destruction complète de Jérusalem et
l’instauration sur le lieu même du temple d’une statue de Jupiter.
Le nom de la ville fut effacé. Jérusalem devint Aelia Capitolina.
Le monceau de ruines qui recouvrait l’ancienne Ville sainte
était, de plus, interdit aux juifs et même aux judéo-chrétiens,
brefs, à tous les circoncis.
Les communautés de chrétiens issus de la gentilité osaient à
peine s’installer à proximité du champ de ruines qu’était devenue
Jérusalem.
Pour ces chrétiens-là, Jérusalem restait le lieu de la souf-
france du Fils de Dieu. Il fallait rester proche de ce site, malgré
l’ampleur du désastre, avec ferveur et humilité. Le sacrifice de
Jésus s’était produit à Jérusalem ; c’était de ce lieu que la résur-
rection s’était accomplie. Mais en mesurant l’immensité de la
catastrophe, nombre de chrétiens pensaient évidemment à la
prédiction du Nazaréen annonçant la fin du temple fait de mains
d’hommes. L’idée que les juifs avaient payé leur incrédulité et
leur refus de voir en Jésus l’Envoyé de Dieu faisait son chemin
dans les esprits. Cette ambiguïté de sentiments était renforcée
par le développement de la bonne Nouvelle tout autour de la
Méditerranée, parmi les païens. Certes, les Romains menaient
une politique répressive à l’égard des tenants d’une religion qui
leur rappelait les guerres que les juifs avaient menées contre eux
durant près de quatre-vingts ans. Mais ces mêmes chrétiens
commençaient à se différencier des bellicistes pas seulement au
regard des tentatives de renouveau politique qui pouvaient
encore animer certains d’entre les juifs, mais surtout dans la
doctrine même. La religion de Jésus semblait avoir fait son deuil
et de la tradition nationale d’Israël, qu’en réalité, elle n’avait
jamais soutenue, et même d’une filiation trop intense avec la
Torah, avec ses obligations et ses rites. La personnalité chré-
tienne apparaissait dans son originalité et Jérusalem, ou ce qu’il
en restait, demeurait, dans l’imaginaire des adeptes de la nou-
velle religion, comme une ville lointaine où, certes, s’était pro-
duit l’événement fondateur du christianisme, mais dont la ruine
présente apparaissait comme la preuve du désaveu divin de la
conduite des juifs n’ayant pas reconnu la gloire de celui qui, pour
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 105

l’heure, avait regagné les cieux et siégeait à la droite de Dieu lui-


même.
Les chrétiens pouvaient-ils se réjouir de la destruction de
Jérusalem ? La polémique entre les juifs et les disciples de Jésus
s’intensifiait évidemment. Les quelques synagogues qui se trou-
vaient encore à la périphérie de la Terre sainte et celles d’Asie
mineure, de Grèce, de Macédoine, de Rome même, commen-
çaient à être interdites aux hérétiques (les judéo-chrétiens) et
évidemment aux anciens Gentils devenus chrétiens. On pronon-
çait contre eux de virulents anathèmes. Les chrétiens de leur
côté, outre les arguments théologiques qui allaient devenir clas-
siques, ne pouvaient manquer de présenter le malheur de Jéru-
salem et celui de la nation juive tout entière comme une sanction
divine. C’était, si l’on peut dire, de bonne guerre. L’ennui était
que les chrétiens semblaient se réjouir de la chute de la Ville
sainte.
Avec la défaite de Bar Kochba, la polémique judéo-chré-
tienne prenait un tour plus acerbe. Des théologiens issus de la
Gentilité et n’ayant, par conséquent, aucunement à ménager les
juifs auxquels ils étaient étrangers entamèrent avec fougue
l’ultime dialogue tendant à les amener à reconnaître Jésus. Ce fut
le cas vers l’an 160, à Rome, entre un chrétien né en Samarie,
non loin de Jérusalem, du nom de Justin, futur martyr, et Try-
phon, savant juif, probablement le rabbi Tarphon cité dans le
Talmud. Il est frappant de constater qu’au cours de ce dialogue,
à une date aussi ancienne, les arguments classiques contre les
juifs déjà ébauchés par Paul de Tarse, sont exprimés avec préci-
sion. Au cours de ce dialogue resté célèbre, Justin accuse :
« Maintenant encore, en vérité, votre main est levée pour le mal ;
car après avoir tué le Christ, vous n’en avez même pas le
repentir 26. » Suivent les accusations concernant l’incapacité des
juifs à comprendre leurs propres textes quant à la messianité de
Jésus ; et même la falsification des Écritures à laquelle ils se
seraient livrés pour ne pas comprendre cette vérité. Mais le plus
grave vient finalement. Justin ne manifeste aucune commiséra-
tion devant la souffrance actuelle des juifs. Au contraire, il pense
que le sac de Jérusalem et la dispersion définitive de la nation
juive, consécutivement à la victoire d’Hadrien sont de justes

26. Justin, « Dialogue avec Tryphon », traduction Georges Archambault,


Paris 1904.
106 JÉRUSALEM , LA SAINTE

sanctions, « tout ceci vous est donc justement arrivé ! »,


s’exclame-t-il. Peu importait, semble-t-il, dans son esprit, que
Jérusalem fût détruite. ; l’important était que les juifs fussent
soumis à une souffrance jugée légitime.
Les communautés chrétiennes s’éloignaient progressive-
ment de Jérusalem. Certains s’étaient installés à Césarée, ville
romaine s’il en était. Les Romains permettaient une sorte d’indé-
pendance par rapport à la cité de David. Le plus grand nombre,
en tout cas les plus savants d’entre les chrétiens avaient rejoint
Antioche, qui était en passe de devenir la ville de prédilection de
la chrétienté. Éphèse, en Asie mineure, avait également recueilli
quantité de chrétiens. Un véritable milieu johanique s’y était
formé. L’Évangile de Jean pourrait y avoir été composé au tout
début du IIe siècle. Ce déplacement était la conséquence directe
de l’édit d’Hadrien interdisant toute présence juive ou judéo-
chrétienne à Jérusalem. Tout au plus peut-on mentionner à cette
époque le voyage à Jérusalem de Meliton de Sardes au cours
duquel ce théologien-poète, connu pour avoir chanté la respon-
sabilité des juifs dans la mort de Jésus, avait tenté de connaître,
auprès des savants de la ville, quelle était la chronologie des cinq
livres de Moïse. De même Origène, un des grands exégètes de
l’Église du IIIe siècle, aurait visité la région de Jérusalem, à la
recherche de disciples de Jésus qui pouvaient encore s’y trouver.
En ce sens, cet interdit qui orientait différemment l’implan-
tation des communautés chrétiennes, donna une chance nou-
velle au développement du christianisme. Les juifs, eux, enten-
daient rester sur place. Ils purent le faire grâce à l’autorisation
qui leur avait été donnée d’installer une école à Yavneh où tous
les pharisiens rescapés de la grande catastrophe avaient pu, dans
la douleur et l’inquiétude, tenter de donner un nouveau souffle,
une autre dimension, à la tradition d’Israël.
Pourtant, encore sous Hadrien, un évêque chrétien, origi-
naire de Cappadoce, Alexandre Flaviani, fonda une bibliothèque
dans cette ville qu’on appelait désormais Aelia Capitolina. Un
véritable foyer culturel fut ainsi créé ; il est vrai que la langue
grecque s’était rapidement substituée à l’hébreu et à l’araméen.
Fondamentalement, la ville restait romaine. On avait édifié un
temple à Aphrodite sur le tombeau de Jésus, le Saint-Sépulcre.
Mais une sorte de liturgie douloureuse avait pu se former autour
du Golgotha ou du chemin de croix. Cela n’était pas, pour
l’heure, suffisant pour que puissent être tentés des pèlerinages
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 107

sur ces lieux qu’avait connus Jésus. Évidemment Aelia Capito-


lina était loin de pouvoir être comparée aux nouveaux centres de
la chrétienté., Rome, Alexandrie, Antioche, Éphèse. Là s’expri-
maient les grandes formulations de la pensée chrétienne, là se
trouvaient la foule des adeptes et celle des futurs adeptes ; bien
qu’à vrai dire, le pouvoir romain ne facilitait guère, loin de là,
l’expansion de la nouvelle religion.

LE BASCULEMENT

Les persécutions dont les chrétiens furent l’objet du temps


de l’empereur Néron et, à des degrés divers, par ses successeurs,
loin d’éloigner les Gentils du christianisme, favorisèrent son
développement dans tout l’empire romain. Mais il a fallu
attendre l’arrivée au pouvoir de Constantin en 306, pour que les
choses changent radicalement. Sous l’influence de sa mère, la
future sainte Hélène, le nouvel empereur, animé par l’esprit
d’organisation qui le caractérisait, entendait donner à la religion
chrétienne une sorte de statut politique lui permettant d’appa-
raître comme une religion licite comme l’était la religion juive. Il
considérait que la religion de Jésus pouvait apporter à son règne
un élément de stabilité, même si les tenants des croyances tradi-
tionnelles pouvaient y trouver ombrage.
C’est cet empereur, non encore formellement chrétien,
puisqu’il ne devait recevoir le baptême qu’au jour de sa mort, qui
convoqua un concile œcuménique de l’Église. Réunie à Nicée,
non loin du site de la future Constantinople qu’il fit édifier pour
barrer la route aux invasions perses, cette assemblée des évêques
d’Orient et d’Occident fut présidée, non pas par le pape en exer-
cice, malade et avancé en âge, mais par lui-même, Constantin,
empereur de Rome.
Évidemment nul n’aurait songé, en ce temps-là, à réunir un
concile à Jérusalem. Du point de vue spirituel, la Ville sainte des
Hébreux était un désert. Le concile réuni en 325 devait se tenir
sur les lieux mêmes du développement de la nouvelle religion,
c’est-à-dire en Asie mineure.
Le Concile de Nicée est sûrement le plus important de toute
l’histoire de l’Église. Dès le début, les Pères conciliaires s’étaient
entendus pour distinguer, dans le calendrier, et théologiquement,
la fête des pâques chrétiennes qui célèbrent la résurrection de
108 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Jésus de la pâque juive qui conservait le souvenir de la sortie


d’Égypte.
Mais la décision la plus importante concernait la question
soulevée par un théologien venant d’Alexandrie, du nom d’Arius,
qui enseignait dans son église que Jésus et Dieu n’étaient pas de
la même substance. Les évêques d’Occident, unanimes, pen-
saient qu’au contraire le Père et le Fils ne faisaient qu’un ; ce qui
signifiait que Jésus avait existé de toute éternité… c’est-à-dire
avant même la création du monde. Les partisans d’Arius avaient
beau faire remarquer que le mot « substance » ne figurait ni dans
la Bible hébraïque ni dans l’Évangile, rien n’y fit ; Constantin
arbitra, lui qui n’était nullement un théologien, dans le sens de la
consubstantialité. Peut-être cet empereur a-t-il pensé, pour des
raisons politiques, que le Dieu chrétien ne pouvait entrer dans
les mentalités romaines que si Jésus relevait de la même espèce
que Dieu lui-même. Qu’était Jésus dans le cas contraire ? Un
homme-dieu ? Les Romains étaient habitués à cette idée ; elle
n’avait rien d’original pour eux ; les empereurs étaient presque
l’égal des dieux, ils étaient divinisés. En revanche, un Dieu
unique, s’exprimant en trois personnes, le Fils accusant une
communauté de nature, de substance, avec le Père pouvait inté-
resser les Romains.
Toujours est-il que l’arianisme fut définitivement rejeté par
l’Église. L’hérésie, cependant, dura longtemps. Elle fut notam-
ment véhiculée par les conquérants goths de l’Europe occiden-
tale jusqu’en Provence et en Espagne. Mais le fait doctrinal était
là : Jésus et Dieu sont d’une seule et même substance, telle était
la vérité de l’Église catholique.
Constantin, cependant, n’oublia pas Jérusalem. Lors même
du concile, l’empereur donna à l’évêque de Jérusalem, Makarios,
l’autorisation de détruire le temple romain qui avait été élevé au-
dessus du Golgotha sous le règne d’Hadrien. Cela se fit dans
l’enthousiasme. La mère de Constantin se rendit en grande
pompe à Jérusalem au moment où l’évêque Makarios avait
entamé des recherches pour situer l’emplacement exact du
Saint-Sépulcre. Il lui fallait débarrasser les lieux d’un autel païen
qui s’y trouvait. Hélène, miraculeusement inspirée, selon la tra-
dition chrétienne, découvrit, sur le site du tombeau du christ, une
partie de la vraie croix. L’empereur lui-même, dix ans après le
concile de Nicée, peu avant sa mort, était venu en personne inau-
gurer la nouvelle basilique du Saint-Sépulcre. Constantin enten-
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 109

dait ainsi rendre à la Ville sainte sa signification essentielle, celle


qui en faisait le lieu d’origine de la tradition chrétienne.
Le long silence qui s’était abattu sur Jérusalem venait, deux
siècles exactement après la chute de la cité de David, d’être
rompu par les initiatives de Constantin inspirées par Hélène.
Commençait seulement alors l’histoire de la Jérusalem chré-
tienne. Les deux cents années qui s’étaient écoulées depuis la vic-
toire d’Hadrien n’avaient guère témoigné d’un réel intérêt de
l’Église pour le site qui vit la mort de Jésus. Le bouillonnement
théologique qui devait structurer la doctrine chrétienne ne se
produisait guère, jusqu’alors, à Jérusalem. Et même après le
pèlerinage de Constantin, la ville devint pieusement un lieu de
pèlerinage, non le centre de la chrétienté comme l’était progres-
sivement devenue Rome. La cité où Pierre et Paul fondèrent
l’Église par excellence s’était substituée à la cité de David. Pour
autant, le successeur principal de Constantin, son fils Constance
II, fut très attentif à la construction à Jérusalem d’églises, de
cloîtres, d’hospices en grand nombre. Lieu de culte, lieu de pèle-
rinage, site sacré de la liturgie, Jérusalem occupait une place
hautement symbolique dans le christianisme désormais bien
établi.
Il y eut certes une réelle résistance de la part des lettrés
romains, à la progression de l’idée chrétienne. Des penseurs
comme Celse, en 178, parfaitement informés de la théologie
chrétienne, s’en prenaient à l’idée même de l’anthropocentrisme
induit par la tradition de l’Église et surtout à l’idée de la Provi-
dence divine, sur le thème : pourquoi le Dieu chrétien omnis-
cient aurait-il besoin de venir sur terre ? Et surtout pourquoi,
omnipotent, aurait-il voulu, au point d’en mourir sur la croix,
conduire le destin des êtres qu’il aurait lui-même créés ?
D’autres se plaignaient des persécutions que les chrétiens
infligeaient aux Romains qui étaient restés fidèles à leurs divi-
nités ancestrales, oubliant les exactions qu’eux-mêmes, les chré-
tiens, avaient subies. Mais plus rien ne devait arrêter la progres-
sion du christianisme, si ce n’est la réaction, vers l’an 360, d’un
nouvel empereur romain, Julien, dit l’Aspostat.
Curieusement, ce monarque qui prônait le retour au culte
des divinités romaines et qui, en conséquence, avait mené une
lutte farouche contre l’idéologie chrétienne, entrepris de rendre
aux juifs leur liberté et surtout leur pouvoir sur Jérusalem. Ces
derniers restaient pourtant les tenants d’un monothéisme
110 JÉRUSALEM , LA SAINTE

farouche, ayant évidemment inspiré la tradition chrétienne.


Julien l’Apostat croyait en la nécessité de rendre aux juifs la cité
de David et leur liberté de reconstruire le temple de la Ville
sainte !
Mais le paradoxe n’était qu’apparent. L’empereur pensait
que les juifs devaient être protégés en raison de leur religion
nationale, ethnique et fort ancienne. Surtout, il tenait que le
christianisme avait opéré une déformation maligne de la tradi-
tion religieuse d’Israël et qu’il fallait la rétablir dans son origina-
lité. Et en effet, sur son ordre, les travaux avaient commencé sur
les lieux de l’ancien sanctuaire. Des constructions étaient sorties
de terre sous l’œil attentif de quelques juifs présents. Malheureu-
sement, un tremblement de terre, particulièrement violent, mit à
bas l’édifice ébauché et une fois encore, il ne resta que pierre sur
pierre. Les chrétiens qui séjournaient autour de la ville se sont
évidemment gaussés des Romains et des juifs pour une fois asso-
ciés dans une aventure concernant Jérusalem. Involontairement,
les disciples du Nazaréen montraient le peu de cas qu’ils fai-
saient de la fonction du temple et de son éventuelle réapparition.
Seuls comptaient les sites qu’avaient connus Jésus au cours de
son ministère. Naturellement, les mêmes chrétiens faisaient
l’impasse sur les épisodes de la vie de Jésus s’étant déroulés dans
le temple ou sur le parvis du Sanctuaire.
La résistance romaine au christianisme qui avait commencé
à se manifester dès le début du IIe siècle s’est poursuivie pendant
au moins trois cents ans. Elle culmina sous le règne de Julien,
mais la brièveté de son règne n’avait guère permis une concréti-
sation de ses idées de libéralisme à l’égard des juifs et de franche
hostilité envers les chrétiens.
Au tout début du Ve siècle, Alaric Ier, roi des Wisigoths procé-
dant à un renversement d’alliance, réussit à prendre Rome et
avait commandé le sac de la ville. L’événement était considérable
et nombre de Romains restés fidèles aux croyances anciennes y
avaient vu l’effet d’une vengeance divine consécutive au mépris
et aux mauvais traitements que les chrétiens faisaient subir aux
récalcitrants à la foi en Jésus. Rome détruite par les Goths ! Cet
épisode de l’histoire de la chrétienté méritait d’être analysé du
point de vue théologique d’autant plus que les païens y voyaient
une intervention des dieux.
Le plus grand penseur chrétien de l’époque et peut-être de
toute l’histoire de l’Église, saint Augustin, attacha une réelle
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 111

importance à la catastrophe que représentait la ruine partielle de


Rome. Naturellement, il n’était pas question de comparer le sac
du siège de l’Église à la destruction de Jérusalem, trois siècles
plus tôt. Dans le premier cas, on ne saurait penser, disait
l’Évêque d’Hippone, à une sanction divine ; dans le cas de Jéru-
salem… C’était autre chose.
Augustin avait pourtant une conception éminente de Jéru-
salem. Dans La Cité de Dieu, ouvrage qu’il composa précisément
après la chute de Rome, il oppose la cité des hommes à la cité de
Dieu. La première ne saurait avoir aucune signification
eschatologique ; ainsi il importe peu que Rome ait été détruite.
Mais la seconde qui se fonde « sur l’amour de Dieu jusqu’au
mépris de soi » est hors d’atteinte.
La distinction établie par la tradition juive entre la Jéru-
salem terrestre et la Jérusalem céleste a peut-être inspiré au
théologien berbère l’idée de faire la différence entre les deux
cités. Mais le mot même de Jérusalem, en hébreu Yerouchalaïm,
associe intimement les deux concepts. En effet le mot, dans la
langue hébraïque, n’est ni au singulier ni au pluriel, mais au
duel. Il y a bien deux Jérusalem, mais en réalité elles n’en font
qu’une. Et la distinction entre cité de Dieu et cité des hommes
n’a guère de sens pour la tradition judaïque. La destruction
matérielle de la Jérusalem terrestre retentit évidemment sur la
Jérusalem céleste. Le dommage qui est fait à Jérusalem ici-bas
affecte son existence dans les cieux.
Saint Augustin va plus loin dans sa vision d’une cité fondée
sur le règne de Dieu.
Si, pour lui, le sac de Rome n’a aucune dimension théolo-
gique et surtout pas celle d’une sanction divine, la destruction de
Jérusalem, quarante ans après la crucifixion, montre bien que
Dieu a voulu sanctionner la Ville qui avait vu la mort de l’Envoyé
divin et le peuple qui en a été l’instrument. « Une si grande
impiété ne sera pas commise immunément. Qui peut donc nier
cette menace, lorsqu’on voit les juifs, après la Passion et la
Résurrection du Christ, entièrement arrachés de leurs terri-
toires, par le carnage et la destruction de la guerre. » Augustin
n’hésite pas, au demeurant, à qualifier les juifs de « bourreaux de
Jésus-Christ 27 ».

27. La Cité de Dieu, livre XV (7), Garnier éd., 1899 et La Cité de Dieu, XVII,
(18), Gallimard, 2000.
112 JÉRUSALEM , LA SAINTE

La philosophie politique ainsi définie par saint Augustin


revêt un aspect quelque peu paradoxal. D’une part, il est dit que
le sort terrestre de Rome n’affecte pas le règne de Dieu sur terre
et d’autre part, Augustin suggère que la destruction matérielle de
Jérusalem est le résultat d’une intervention divine visant à punir
la ville pour avoir « tué » Jésus. La Providence divine semble,
dans l’esprit de l’évêque d’Hippone, avoir fait une exception au
détriment de Rome qui aurait été, sous les coups de hordes
d’Alaric, tout simplement livrée à la cité des hommes.
L’« abandon » de Rome cependant n’est pas total. Les parti-
sans d’Alaric étaient des chrétiens ; des Ariens, mais des chré-
tiens tout de même. Ainsi les envahisseurs s’acharnaient plus
volontiers à détruire les temples païens plutôt que les églises et à
massacrer en premier les païens. La sanction divine, si sanction
divine il devait y avoir, se serait manifestée principalement
contre les Romains restés fidèles à leurs dieux ancestraux. Telle
est finalement, dans toute sa complexité, la thèse de saint
Augustin quant au rôle de la Providence divine dans le sac de
Rome.

L’ÉGLISE D’ORIENT

Rome provisoirement détruite, en l’an 410, on peut ima-


giner que cette date marque l’émergence de l’empire d’Orient
resté lui à l’abri des agressions venues d’Europe. En fondant la
ville qui devait porter son nom, l’empereur Constantin avait
pourtant, soixante-dix ans auparavant, créé un pôle d’attraction
de la chrétienté qui, par la nature même des choses, allait entrer
en conflit avec l’Église d’Occident ; la divergence ne se situait pas
seulement dans l’optique d’une lutte d’influence mais tout autant
sur des désaccords théologiques, comme le montrent les que-
relles concernant la procession du Saint Esprit, sur fond d’aria-
nisme.
De plus, la langue grecque d’usage constant et général dans
l’empire byzantin créait une césure avec le monde latin. Dans la
liturgie, théologiquement parlant et culturellement, Byzance,
située au confluent de l’Europe et de l’Orient, avait une position
géostratégique importante : barrer la route aux Perses, telle était
en 330, l’idée initiale de Constantin. Mais cette ville avait acquis,
au siècle suivant, une fonction théologique considérable au
regard du nombre de colonies chrétiennes ou judéo-chrétiennes
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 113

réparties dans tout l’Orient entre le Nil et l’Euphrate et jusqu’en


Asie mineure.
Byzance se considérait comme l’égale sinon la supérieure de
la Jérusalem antique. Lorsque l’empereur Justinien en 537, inau-
gura l’Église qui devait porter le nom de sainte Sophie, il
s’exclama : « Je t’ai vaincu, Salomon », faisant ainsi une allusion
directe au premier temple édifié par le fils de David. Justinien
avait en effet édifié à Byzance un lieu de culte ayant dépassé, à
ses yeux, en beauté et en grandeur, le Sanctuaire du Dieu
d’Israël. Byzance était la concurrente victorieuse de Jérusalem.
Tout l’empire byzantin bruissait cependant de querelles
« byzantines » ; de la mer Noire au rivage des Syrtes, de la Grèce
aux Balkans, sur l’archipel méditerranéen, en Syrie et au Liban ;
enfin sur l’Égypte tout entière, Byzance imposait sa loi. Et,
consécutivement, l’empire semblait être le rendez-vous des théo-
ries théologiques les plus aventurées. Certes la question du
filioque était fondamentalement réglée : le Saint Esprit ne procé-
dait que du Père et non du Fils également, en latin, filioque. Mais
d’autres conceptions concernant la relation Père-Fils apparais-
saient dans le panorama de la théologie byzantine.
Ainsi, au Ve siècle, le patriarche de Constantinople, Nesto-
rius, un ancien moine originaire d’Antioche, intelligent et éner-
gique, établissait qu’il y avait deux personnes dans le Christ, une
personne humaine et une personne divine. En Jésus, il faut dis-
tinguer l’homme et le Dieu. En conséquence, disait Nestorius,
sur la croix ce n’est que l’homme qui est mort ; non Dieu. Il est
donc illogique de penser que Dieu a souffert sur la croix pour
sauver l’humanité. Autre conséquence des plus graves, la théorie
de Nestorius ne permettait pas d’appeler Marie « mère de
Dieu » ; elle n’était que la mère de Jésus.
Le nestorisme ne réussit pas à convaincre les théologiens
byzantins, Nestorius fut déposé par le concile d’Éphèse en 431.
Mais une autre tentative apparaissait : le mouvement tendant à
diminuer l’importance de la nature humaine de Jésus pouvait
logiquement conduire à l’idée que le Christ n’était pas un
homme, mais tout simplement Dieu. Bref, il n’y a qu’une nature
divine, Dieu lui-même. Jésus est Dieu lui-même. Le concile de
Chalcédoine, vingt ans après celui d’Éphèse, rejeta l’hérésie
monophysiste, mais nombre de théologiens, d’Égypte, de Syrie
et même d’Asie mineure continuèrent de prêcher l’exclusivité de
la nature divine de Jésus.
114 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Il était évident que ces tentatives d’approfondissement théo-


logique concernant la nature même de Jésus ne pouvaient
conduire le monde byzantin à une réflexion sur l’enracinement
de la pensée chrétienne dans le judaïsme biblique ou mieux sur
ses relations avec le judaïsme des rabbis. À l’époque où le nesto-
risme, puis le monophysisme occupaient les esprits, au point
d’entraîner un premier schisme entre l’Église d’Orient et l’Église
d’Occident, le Talmud était conclu. Les maîtres et les docteurs,
successeurs des Scribes et des pharisiens, avaient mis un point
final à l’œuvre de récapitulation interprétative qu’ils avaient
tentée depuis la destruction du temple.
Les Byzantins étaient à cent lieues de s’intéresser à ce com-
mentaire des textes bibliques rassemblés par les rabbis, en
langue araméenne, donc ni en grec ni en latin, ni même en
hébreu, et portant par surcroît sur quantité de prescriptions et
d’observances dont le christianisme tout entier s’était écarté. De
toute façon, les textes talmudiques, à de très rares exceptions
près, ne portaient pas sur la personne de Jésus. Et les théolo-
giens chrétiens, ceux d’Orient en particuliers ne se posaient plus
la question de savoir si Jésus, Envoyé de Dieu, était ou non le
Messie tel que les juifs du Ve siècle le concevaient.
Pourtant Byzance dominait la ville de Jérusalem et avait lit-
téralement couvert la cité de basiliques, d’églises, de cloîtres
célébrant tous, ce qui était normal, la vie et la mort de Jésus. En
un sens, la période byzantine fut pour Jérusalem une heure de
gloire architecturale. De plus, les pèlerinages se multipliaient et,
sous un certain rapport, Jérusalem restait bien présente dans la
mentalité religieuse des chrétiens d’Orient. Mais la Ville sainte
n’entrait pas vraiment dans la problématique théologique en
faveur à Byzance.
En Terre sainte, les juifs résidents, avec leurs pauvres écoles,
leurs livres de commentaires et le culte qu’ils gardaient pour la
Ville dont ils avaient été dépossédés, apparaissent comme un
écueil, mineur certes aux yeux des Byzantins, mais tout de même
gênant. Aussi les juifs furent-ils interdits de séjour dans la cité de
David. Ils n’étaient autorisés à s’y rendre qu’une seule fois par an,
le jour anniversaire de la double destruction du temple, celle
commandée par le Babylonien Nabuchodonosor et celle
conduite par le Romain Titus, ce même neuvième jour du mois
d’Ab. Pour le reste du temps, les descendants de Moïse vivaient
principalement en Galilée.
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 115

Mais les chrétiens s’installant à Jérusalem et dans les envi-


rons allaient en nombre croissant. Le pays tout entier jouissait
d’un statut de Terre sainte, de sorte que quantité de membres de
l’aristocratie chrétienne des patriciens romains, avaient choisi
de vivre dans la Ville. Il y avait aussi quelques hautes personna-
lités tombées en disgrâce à Rome qui avaient trouvé refuge à
Jérusalem. D’une façon générale, l’Orient chrétien apparaissait
aux Romains comme une sorte de refuge contre les risques que
les envahisseurs faisaient peser sur Rome et sur tout l’empire
d’Occident.
L’hostilité de Byzance à l’égard des juifs, dans ces condi-
tions, ne devait pas diminuer. Le semblant d’organisation qu’ils
pouvaient encore avoir, notamment par une certaine hiérarchi-
sation de leurs savants, autour d’un rabbi descendant direct des
chefs du Sanhédrin, apparaissait à l’empereur Théodore II
comme insupportable. Aussi profita-t-il de la mort de Gamaliel
VI (descendant de celui auprès duquel Paul de Tarse aurait
étudié) pour supprimer le « patriarcat » judaïque. Mais, en
Galilée notamment à Tibériade, les rabbis devaient se réorga-
niser.
Quelques années plus tard, l’épouse répudiée de Théodore
II, réfugiée à Jérusalem jouissait dans la ville d’une grande consi-
dération. Eudoxie, naturellement, fit embellir quantité d’églises
et de lieux de culte chrétiens, mais elle n’était pas hostile aux
non-chrétiens. C’est ainsi qu’elle favorisa l’installation de juifs et
de Samaritains à l’intérieur de la ville. Mais les anciens Hébreux
n’étaient pas autorisés à y construire des synagogues ou des lieux
de prière. Malgré cet interdit, des oratoires quelquefois riche-
ment embellis avaient été créés ; mais les façades des bâtiments
restaient très discrètes de manière à ne pas attirer la curiosité de
l’administration byzantine.
La question du monophysisme allait cependant favoriser
pour un temps leur situation ; non pas que le fond théologique
de l’hérésie les concernât ou qu’ils pussent donner leur analyse
d’un sujet qui ne les intéressait guère, mais parce qu’un schisme,
un de plus, allait affecter la vie byzantine. L’Égypte et la Syrie
étaient monophysistes. Il en résultait une perte d’influence de
l’autorité centrale byzantine sur Jérusalem. Au regard de ces dis-
putes, les juifs devaient se contenter d’une sorte d’existence
interstitielle.
116 JÉRUSALEM , LA SAINTE

L’empereur Héraclius, dès son accession au pouvoir en 610,


entendait imposer le baptême par la force, notamment à ceux de
Galilée. Il agissait ainsi de façon très différente des papes de
l’empire d’Occident qui exigeaient que leurs représentants évi-
tent d’imposer par la contrainte l’adhésion des juifs à la foi en
Jésus. Les prélats d’Orient eux-mêmes avaient reculé devant la
coercition dans ce domaine, conscients qu’ils étaient que la
conversion des juifs était tellement importante qu’il fallait qu’elle
fût de plein gré et de bonne foi. Héraclius faisait exception.
Cette politique créait un énorme ressentiment parmi les
juifs qui conservaient un semblant d’autonomie, c’est-à-dire ceux
de Galilée. Et lorsque les Perses s’approchèrent de la Terre sainte
après avoir emporté les premières défenses byzantines, des Gali-
léens n’hésitèrent pas à s’engager dans les forces d’invasion. Les
juifs ne pouvaient moins faire que de se souvenir que, mille ans
auparavant, Cyrus le Grand, fondateur de l’empire achéménide,
avait par un écrit resté fameux, autorisé les juifs déportés à
Babylone à rentrer à Jérusalem afin d’y rebâtir le temple. Cer-
tains dirent même que Cyrus avait été le Messie libérateur
d’Israël. Aujourd’hui, les mêmes Perses approchaient de la Ville
sainte dont les ruines recouvraient le Sanctuaire, comme au
temps de Nabuchodonosor…
Trente mille chrétiens furent emmenés en esclavage, et sur-
tout, un fragment de la « vraie croix », pieusement conservé par
les chrétiens, fut emporté en Perse. L’Église de la Résurrection
fut même détruite. Seule fut épargnée la basilique de la Nativité
à Bethléem. Les Perses avaient reconnu, dans la mosaïque de
l’adoration des rois-mages, les costumes nationaux de leur
patrie.
Pendant les quinze années que dura la présence perse à
Jérusalem, espoir et déception se sont succédé. D’abord, bien
traités et même libérés de toute contrainte, les juifs finirent par
comprendre qu’ils ne pesaient pas lourd malgré l’ancienneté de
leur relation avec les Perses, au regard de la puissance byzantine
dans la région. Quoi qu’il en soit, Héraclius finit par battre les
Perses et les descendants de Cyrus refluèrent vers le plateau
iranien.
L’empereur d’Orient rentré triomphalement à Jérusalem, le
21 mars 629, porteur de la « Vraie Croix » qui lui avait été resti-
tuée par les Perses, procéda au massacre de nombreux juifs et
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 117

expulsa les survivants. Jérusalem redevenait purement chré-


tienne.
La résurrection de la ville était-elle complète ? Les chrétiens
byzantins n’avaient manifesté, tout au long des décennies que
dura leur autorité spirituelle et politique sur Jérusalem, aucun
souci de retrouver les fondations bibliques de la cité de David.
Encore moins étaient-ils tentés de mettre à jour les vestiges du
temple de Salomon ou du Rocher du sacrifice qui se trouvaient
au même emplacement. Ce n’est pas qu’ils en ignoraient l’exis-
tence, mais leur idée était que l’histoire religieuse de Jérusalem
avait commencé au moment où Jésus y pénétra pour la première
fois. Le triomphe d’Héraclius tournait le dos à la profondeur his-
torique et théologique de Jérusalem.

Dominer Jérusalem

« Hommes de Dieu, hommes élus et bénis entre tous,


unissez vos forces ! Prenez la route du Saint-Sépulcre, assurés de
la gloire impérissable qui vous attend dans le royaume de Dieu.
Que chacun renonce à lui-même et se charge de la croix. » Le
pape Urbain II lançait ainsi, au cours d’un concile réuni à
Clermont en Auvergne, à la fin de l’an 1095, un appel qui allait
marquer le grand tournant de la tradition chrétienne en Occi-
dent et modifier profondément le devenir de l’Église d’Orient.
Ce pape était un français nommé Eudes de Chatillon. Il par-
ticipait du mouvement du renouveau de la pensée chrétienne
que les moines de Cluny, animés par un mélange d’esprit contes-
tataire et de fondamentalisme religieux, avaient initié.
Urbain II n’eut pas à insister ni même à produire des argu-
ments théologiques pour justifier son appel. Il fut instantané-
ment compris. L’Assemblée des cardinaux, des évêques et des
moines, debout, acclamait le chef de l’Église au cri de « Dieu le
veut ». Immédiatement les hommes d’Église se revêtirent de
croix improvisées, découpées dans l’étoffe de leurs robes. Il fal-
lait partir sur le champ libérer Jérusalem ; réparer les consé-
quences dramatiques de la négligence avec laquelle la chrétienté
avait toléré qu’une main étrangère et infidèle se fût étendue sur
les Lieux saints d’où naquit le christianisme ; négligence en effet
puisque, durant des siècles, aucune autorité ecclésiale ne s’était
118 JÉRUSALEM , LA SAINTE

avisée des conséquences théologiques de l’abandon de la Ville


sainte en des mains étrangères, au point que la lumière de Rome
s’était substituée dans les esprits à la vénération de Jérusalem.
Peu importait qu’à l’époque du concile de Clermont l’Église
d’Occident fût divisée, qu’un antipape fît entendre sa voix depuis
l’Allemagne, que des seigneurs, des rois fussent entrés en conflit
avec l’autorité pontificale ; l’Église de France, pays le plus peuplé
d’Europe et surtout fidèle, plus que tout autre, à la religion, était
en mesure d’entraîner derrière elle tout ce que l’Europe comptait
de noblesse d’esprit et de cœur. Jérusalem ! Oui, Jérusalem ; telle
était l’aspiration.

LA RÉMISSION DES PÉCHÉS

En quelques semaines, les croisés improvisés s’étaient


enthousiasmés et avaient pris la route de l’Est ; quelquefois sans
armes, ni armures, ni montures. Le mouvement populaire précé-
dait la mobilisation organisée de la noblesse.
Le Saint-Sépulcre revêtait, en ce premier siècle du deuxième
millénaire, une signification nouvelle. Nul ne se demandait si le
lieu en lequel le corps de Jésus n’avait reposé que quelques
heures, avant de disparaître miraculeusement, était bien le site le
plus symbolique pouvant justifier la croisade. Personne ne
s’interrogeait sur la hiérarchie des Lieux saints : Golgotha,
chemin de croix, site de la Transfiguration, peu importait, le
Saint-Sépulcre les dominait tous ; il était le lieu ultime de la vie
terrestre du Sauveur.
Avant même que les premiers croisés ne fissent leur entrée
en Terre sainte, avant même qu’ils découvrissent à leur horizon
les remparts de la Ville sainte, Urbain II avait réussi. Un nouvel
idéal animait la chrétienté.
La peur de l’an mil, si tant est qu’elle avait saisi le peuple des
paysans et des clercs eux-mêmes, était définitivement effacée. La
libération du Saint-Sépulcre allait permettre un retour de la
confiance en l’Évangile et au bonheur qu’il annonçait. La peur
irraisonnée avait longtemps été remplacée par une idée désespé-
rante, répandue parmi certains religieux et surtout parmi ceux
qui souffraient de la famine et de l’oppression ; mille ans après
l’intervention de Jésus dans les affaires des hommes, mille ans
après la prédication des Pères de l’Église assurant à l’humanité
que le Salut était pour demain, que toutes les barrières entre les
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 119

hommes seraient bientôt levées, et que la félicité générale serait


répandue sur l’humanité, il fallait bien constater que la promesse
évangélique n’avait pas été tenue.
Conscient de cette situation, Urbain II annonçait, avec une
habileté supérieure, la récompense qui attendait les croisés : les
péchés de tous ceux qui allaient libérer Jérusalem seraient remis.
Le pape promettait la rémission générale des péchés !
L’appel de Clermont par la force du projet qu’il annonçait
était en passe de détourner les chrétiens de leur angoisse, de leur
peur de l’avenir et de leur ressentiment inavoué à l’égard de
l’Église. Jérusalem allait consoler les croyants, Jérusalem rede-
venue chrétienne allait apporter, après tant de siècles d’errance,
le Salut annoncé par le verbe de Jésus.
Tous les souverains d’Europe, des plus puissants aux plus
affaiblis, faisaient le même raisonnement que le pape. Quel
meilleur moyen de détourner les peuples de leur malheur, les
nobles de leurs querelles incessantes et les religieux de leur
doute que de proclamer la nécessité de la sainte croisade ?
Bien entendu, la motivation religieuse s’imposait à de nom-
breux croisés. Mais la conquête de l’Orient promettait des satis-
factions autres que spirituelles ou religieuses. Le pèlerinage
sacré, la reconquête de Jérusalem, seraient l’occasion pour ces
hommes revêtus de la croix d’approcher de plus près les
richesses et les trésors de cet Orient fabuleux. Le mystère des
princesses orientales, à la peau fine et lustrée, méritait qu’on
essayât de le découvrir. Enfin le sens belliqueux, le besoin de
guerre, de destruction et de rapines s’imposaient contre les Infi-
dèles, un ennemi décrit comme le puissant et orgueilleux adver-
saire de la chrétienté ; détenteur de surcroît des vestiges les plus
sacrés du christianisme.
Les gueux, les va-nu-pieds, les chevaliers désargentés et
quelques moines prêcheurs ou mendiants conduits par Pierre
l’Ermite arrivèrent les premiers aux portes de l’Asie, sous les
murs de Byzance. Le face-à-face entre des chrétiens somptueu-
sement vêtus, dominant toute la région, priant à l’intérieur
d’églises, décorées des plus belles richesses et ceux qui, venus
d’Europe occidentale presque sans armes, sans vivres, comme
aimantés par le rêve d’une libération de Jérusalem, dura plu-
sieurs mois, comme si chacun essayait de comprendre ce que
voulait exactement l’autre, l’autre chrétien.
120 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Jérusalem, lorsque les Byzantins en parlaient, ils savaient ce


dont il s’agissait. Byzance avait fait de la Ville sainte un foyer de
la vraie foi. Pendant toutes les années au cours desquelles les
chrétiens d’Orient avaient, au nom de Jésus, dominé Jérusalem,
avaient vu la construction de tant d’édifices religieux, de tant
d’églises et de cloîtres, qu’il était impossible de prétendre,
comme le faisaient les croisés, que la ville avait été oubliée
durant des siècles par la chrétienté tout entière. Certes, l’islam
occupait la cité sainte depuis déjà quatre siècles ; certes, une
sorte de paix armée s’était imposée entre ceux qui entendaient
conquérir le monde et ceux qui voulaient, dans les limites de leur
empire et de la ville qui en était le centre, poursuivre leur raison-
nement théologique sur la nature de Dieu et célébrer dans la foi
glorieuse le culte du Sauveur. Mais jamais, les chrétiens d’Orient
n’avaient oublié ou négligé la sainteté de Jérusalem.
L’armée organisée des chevaliers conduite par les têtes cou-
ronnées d’Europe se présente à son tour aux portes de Byzance.
Leur nombre et leurs forces étaient impressionnants. Au moins
mille chevaliers, suivis de dix mille fantassins constituaient le
premier corps d’armée de la première croisade. Si déjà les
croisés avaient provoqué l’inquiétude des Byzantins, l’arrivée
d’une force combattante en pleine maturité suscita encore
davantage la méfiance des Byzantins. Les nobles de Byzance
voyaient dans les croisés des êtres cupides et bavards, versatiles
et impudents. L’admiration que les nouveaux venus avaient pour
l’or, les pierreries, les soies, les bijoux était considérée avec
mépris par ceux qui vivaient depuis longtemps entourés de
pareilles richesses.
Quant aux croisés eux-mêmes, ils ne comprenaient rien à
ces gens qui parlaient le grec, toujours à intriguer et à comploter,
perdus dans des querelles théologiques infinies sans signification
pratique. Les Byzantins étaient considérés par les Européens
comme des schismatiques ennemis de l’Église romaine, peut-
être comme un obstacle au projet des croisés de conquérir Jéru-
salem.
C’est ce dernier aspect des choses qui provoquait la dissen-
sion la plus grave. Après tout, se demandaient les autorités de
Byzance, le véritable projet des croisés ne consisterait-il pas, en
dernière analyse, à dominer Byzance et à mettre ainsi fin à la
divergence fondamentale entre l’Église romaine et celle d’Orient.
Aussi les Byzantins n’eurent-ils de cesse de diriger au plus vite
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 121

les forces occidentales vers leur objectif annoncé, la Terre


sainte. Le mouvement se fit par mer et par terre. Les nouveaux
Romains allaient pouvoir s’en prendre, comme ils le souhai-
taient, ardemment, à leurs ennemis véritables, les musulmans,
maîtres de Jérusalem. Mais il fallait aussi que Byzance eût des
assurances quant à l’avenir des territoires que les croisés
s’apprêtaient à conquérir en faisant la guerre aux Arabes. Aussi
paradoxal que cela puisse paraître, Godefroy de Bouillon qui
commandait la croisade, chargé de cette mission par le pape lui-
même, prince du Saint-Sépulcre, accepta de se déclarer vassal
du maître de Byzance, Alexis de Comnène. Il promit de recon-
naître l’autorité byzantine sur toutes les terres « reprises » aux
musulmans ; ce que refusa de faire le Provençal Raymond de
Saint-Gilles pour lequel tous les territoires conquis relevaient de
l’autorité pontificale.

JÉRUSALEM LIBÉRÉE

Les cavaliers arabes ne devaient pas opposer une résistance


importante aux armées croisées. Mais il avait fallu, lors d’un été
brûlant vaincre les Turcs au prix de farouches batailles, il avait
fallu enlever Antioche dont le prestige était considérable car
c’était là que Pierre et surtout Paul avaient prêché ardemment et,
disait-on, que le mot « chrétien » avait été employé pour la pre-
mière fois. Bref, on approchait de l’objectif final, Jérusalem, au
prix d’une vraie guerre, sanglante, dans des conditions cli-
matiques insupportables aux chevaliers occidentaux porteurs de
lourdes cuirasses.
Jérusalem était en vue. C’était le 7 juin 1098.
« Quand ils entendirent ce nom, Jérusalem, ils ne purent
retenir leurs larmes. Se jetant à genoux, ils rendirent grâces à
Dieu de leur avoir permis d’atteindre le but de leur pèlerinage, la
cité sainte où notre Seigneur a voulu sauver le monde. Qu’il était
émouvant alors d’entendre les sanglots qui montaient de tout le
peuple ! Ils avancèrent jusqu’à ce que les murs et les tours de la
ville devinssent bien distincts. Ils levaient les mains en actions de
grâce vers le ciel et baisaient humblement la terre 28. » Cette fer-
veur religieuse se commua, après la prise de la ville, en un bain

28. D’après une chronique cité par Daniel-Rops in L’Église, de la cathédrale


aux croisades, Arthème Fayard, 1952.
122 JÉRUSALEM , LA SAINTE

de sang épouvantable. Tous les infidèles habitant Jérusalem


furent massacrés. Mais après avoir repris leurs esprits et dominé
leur rage sanguinaire, les croisés, le soir venu, parcouraient,
pieds nus, la via dolorosa en baisant avec piété l’endroit des sta-
tions du supplicié, et, arrivés devant le Saint-Sépulcre, ils se
jetaient à terre, les bras en croix, immobiles pendant de longues
minutes.
Jérusalem était rentrée dans le giron de l’Église romaine ;
surtout, elle allait retrouver sa place dans la spiritualité et la
théologie chrétiennes. Du moins pouvait-on le penser.
Et Saladin, après qu’un siècle se fut écoulé, reprit Jérusalem
aux croisés. Le royaume franc de Jérusalem devait alors être
réduit à une étroite bande côtière, sans profondeur territoriale,
mise à part, pour un temps, la domination de Tibériade.
Étrange royaume franc de Jérusalem : un royaume qui n’en
était pas un. La lassitude gagnait les esprits des princes et des
chevaliers venus d’Europe ; l’autorité politique se manifestait de
façon plus lâche. L’objectif, la reconquête du Saint-Sépulcre,
s’estompait devant l’art de vivre, sous le soleil printanier de
l’hiver et à peine accablant de l’été, au bord de la mer la plus
bleue qui soit. Étrange royaume qui commençait à voir dans le
musulman non plus l’ennemi farouche et barbare qu’il fallait éli-
miner à tout prix, mais le représentant d’une civilisation raffinée
et chevaleresque, pudique et généreuse.
Étrange royaume qui attendait de nouvelles forces venues
d’Europe, conduites par de puissants monarques pour lancer,
sans enthousiasme, quelque tentative de reconquête.
Étrange royaume commandant à une croisade qui n’était
plus l’événement héroïque appelé par Urbain II et qui ne signi-
fiait plus du tout qu’une guerre sainte dût être menée contre
l’islam.
Étrange royaume qui n’avait de franc que le nom. Certes les
Français étaient le plus grand nombre, mais l’entreprise pour la
première fois de l’histoire était une aventure européenne menée
par toutes les nations ; les Scandinaves, les Anglo-saxons, les
Latins, ceux d’Europe centrale également ; la chevalerie fran-
çaise étant de moins en moins engagée dans les opérations guer-
rières devenues sporadiques.
Étrange royaume franc qui devait attendre qu’un Fréderic,
roi de Sicile, allemand de cœur et de formation, vînt, pour un
temps, reprendre Jérusalem par la vertu de négociations égali-
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 123

taires avec les princes musulmans avant qu’elle ne fût à nouveau


perdue.
Étrange royaume franc de Jérusalem enfin, qui ne régnait
plus sur Jérusalem…
L’esprit des croisades qui, pendant deux siècles, avait envahi
la mentalité collective des Européens s’émoussait progressive-
ment. Sur le terrain, un phénomène étonnant et paradoxal se
produisait, une sorte de terme mis au fanatisme religieux.
L’ennemi apportait une image nouvelle, moins réductrice pour
l’homme que ne l’était la religion chrétienne, avec sa propension
à la souffrance et son espérance de rachat des péchés. Il ne fallait
pas grand-chose pour que les croisés finissent par reconnaître
que la civilisation grecque des Byzantins qu’ils avaient si mal
traitée était peut-être supérieure à la leur ; ni même que les fon-
dements sociaux de l’islam ouvraient des perspectives nouvelles et
inconnues et enfin que les musulmans étaient porteurs de vertus.
La conséquence majeure était bien là : les croisades avaient
perdu toute signification théologique et Jérusalem n’apparaissait
plus que comme un lieu éminent du pèlerinage chrétien.
Tout bien considéré, le pape Urbain II, dans son appel de
Clermont, n’avait pas, nous l’avons dit, explicitement demandé
qu’un royaume chrétien fût définitivement établi sur Jérusalem ni
que la Terre sainte tout entière fût dominée par les croisés venus
d’Europe. Le seul objectif clairement proclamé avait été la réap-
propriation du tombeau du Christ. La chute du royaume franc de
Jérusalem pouvait donc apparaître comme celle de l’orgueil des
chevaliers croisés, non comme celle de la catholicité.
Il reste que, pendant des siècles et des siècles, le Saint-
Sépulcre, même s’il était ouvert aux pèlerins isolés, ne fut plus
jamais détenu par l’Église.
L’aventure qui avait duré deux siècles, mis en mouvement
l’Europe entière, créé une nouvelle espérance religieuse, s’était
soldée, malgré son ampleur et le retentissement qu’elle eut parmi
les peuples, tout simplement par un échec au regard du but de la
croisade : libérer Jérusalem. Et sans oublier les massacres et les
violences que les chrétiens de Byzance eurent à subir de la part
de leurs frères chrétiens venus d’Europe.
La chrétienté pourrait-elle désormais vivre sans Jérusalem,
oublier, cette fois définitivement Jérusalem ?
Toute l’histoire de la chrétienté jusqu’aux croisades prouvait
amplement que le devenir de la Ville que Jésus avait fréquentée
124 JÉRUSALEM , LA SAINTE

importait moins que le développement de la religion chrétienne


dans le vaste monde habité.
Après avoir tenté de redonner vie à la cité qui abritait le
Saint-Sépulcre, après avoir éveillé tant d’espoirs et après tant de
sacrifices, l’Occident chrétien pouvait-il, en conséquence, revenir
au point où il consentait que la Ville sainte ne fût pas de sa juri-
diction et pire encore qu’elle ne fût que de peu d’importance au
regard de l’universalité du message de Jésus ?
Plus grave encore, la chrétienté, après la mort de saint Louis
et l’échec de la huitième et dernière croisade, allait-elle revenir à
la conception qu’elle se faisait huit siècles plus tôt, d’une Jéru-
salem à jamais détruite par la volonté divine en suprême châti-
ment des juifs pour leur incrédulité ?
Les croisades n’avaient-elles pas, au moins, appris à l’Occi-
dent que la cité de David n’était pas seulement un enjeu de pou-
voir face à des musulmans infidèles mais surtout le centre d’une
spiritualité millénaire dont Rome était l’héritière ? La Jérusalem
également présentée comme étant le lieu du martyre de Jésus
n’en recouvrait-elle pas une autre d’une profondeur historique
plus ancienne et théologiquement aussi significative ? Au lende-
main des croisades, en cette deuxième partie du XIIIe siècle, la
chrétienté avait-elle dit son dernier mot quant à Jérusalem,
quant à sa place dans l’économie du salut ?

La stratégie de l’Occident à l’encontre des Arabes et le mou-


vement général des conquérants musulmans répondaient à deux
logiques parallèles. C’est par le sud et l’Afrique du Nord que les
cavaliers sarrazins avaient envahi l’Europe, dominant l’Espagne
et la Provence depuis le début du VIIIe siècle. C’est par le Nord, les
Balkans et la Grèce que les croisés avaient pu créer un royaume
chrétien sur les lieux mêmes de la vie de Jésus. Ce double mou-
vement tournant, cette sorte de chassé-croisé avait été inégale-
ment couronné de succès. Alors que les derniers chevaliers por-
teurs de la croix refluaient vers leur Europe d’origine sans avoir
vaincu l’infidèle, les Arabes occupaient toujours l’Espagne. Ils y
réalisaient même une sorte de symbiose, sur un fond philoso-
phique et théologique, avec les chrétiens (dont certains avaient
adopté l’islam comme religion, on les appelait les « moriscos »)
et avec les juifs nombreux, actifs et savants (dont certains regar-
daient plutôt vers la chrétienté, au point de s’être convertis à la
religion de Jésus, on les appelait les « conversos » et lorsque leur
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 125

conversion n’était que d’apparence, on les appelait les


« marranes »). L’interprétation des croyances et les échanges
d’idées étaient au moins aussi intenses qu’en Terre sainte, sauf
que dans la péninsule Ibérique, les armes s’étaient pratiquement
tues et que la civilisation andalouse, islamique, chrétienne et
judaïque, s’exprimait avec plus de liberté.
Grâce aux penseurs et philosophes arabo-musulmans, les
théologiens chrétiens allaient accomplir un pas considérable qui
devait les détourner du souci de Jérusalem et a fortiori de tout
esprit de conquête ou de reconquête de la Terre sainte. Une nou-
velle théologie chrétienne était sur le point de trouver son fonde-
ment. Aussi paradoxal que cela puisse paraître si l’on considère
que la civilisation chrétienne, depuis saint Paul au moins, était
tributaire de la pensée grecque, c’est grâce aux philosophes
arabes que la pensée d’Aristote, elle qui avait traduit le plato-
nisme en théorie de la connaissance, était devenu le pôle de la
réflexion chrétienne. En 1215, la Sorbonne avait mis à l’index la
philosophie aristotélitienne. Mais les Arabes, et avec eux les pen-
seurs juifs comme Maïmonide, qui écrivait dans la langue de
Mahomet, ont réussi à susciter l’intérêt chrétien pour cette
forme de pensée qui leur semblait devoir réconcilier révélation et
recherche de la vérité ; religion et philosophie.
Les chrétiens pourtant, à ce moment-là, avaient pour pre-
mière priorité de lutter contre les hérésies qui fleurissaient ça et
là, mais plus particulièrement en Aquitaine où parallèlement au
mouvement des croisades s’était développée une pensée chré-
tienne de la désespérance. Les Cathares, eux aussi, prenaient
conscience de l’inaccomplissement de la promesse évangélique
et se différenciaient farouchement de l’Église catholique. On sait
le développement dramatique de cette hérésie et la violence de la
réaction chrétienne qui aboutit au bûcher de Montségur. Or c’est
précisément au sein de l’ordre religieux chrétien formé par le
pape pour réduire à néant le catharisme, les dominicains, que
Thomas d’Aquin, le premier, entrepris de démontrer le caractère
rationnel de la révélation divine, par l’entremise de Jésus, et cela
grâce aux penseurs arabes qui, malgré les déformations qu’ils
avaient fait subir à l’aristotélisme, avaient involontairement
convaincu le futur saint Thomas d’Aquin d’appliquer la problé-
matique philosophique à la religion. Certes, à la demande de
Ramón de Peñafort, général des dominicains, Thomas d’Aquin
avait écrit une « Somme contre les Gentils », argumentaire
126 JÉRUSALEM , LA SAINTE

dirigé contre les musulmans et les juifs, mais le fait était là,
vérité révélée et vérité philosophique n’étaient pas antithétiques
pour les nouveaux théologiens chrétiens.
Au début du XIVe siècle, à un moment essentiel de la pensée
chrétienne, les chrétiens d’Occident étaient loin de songer à
dominer Jérusalem. Les mystiques, quant à eux, préféraient appa-
remment transformer le rêve des croisades en un culte de la Jéru-
salem céleste qui, un jour, permettra aux hommes de se réconci-
lier entre eux ; une Jérusalem céleste évidemment fort différente
de celle qui, présentement, était retombée aux mains de l’infidèle.

« IGNORANCE ET ABSENCE »
Il faudra attendre la prise de Grenade, en 1492, qui mettait
un terme à la domination des Maures sur l’Espagne et la décision
des rois catholiques, Isabelle et Ferdinand, d’expulser les juifs,
espagnols depuis des siècles, pour que le parfum d’Orient
s’estompe de l’Europe chrétienne. Mais sept siècles de cohabita-
tion dans la péninsule ibérique allaient laisser des traces. La
question de l’Orient se posait toujours, surprenante, intriguant
les clercs et les hommes d’Église.
Le roi François Ier, en 1530, soucieux de tracer un vecteur de
nature à permettre une meilleure connaissance de la religion
d’Israël, fit créer au Collège de France une chaire d’hébreu. Sur-
tout, intéressé par les études qui se développaient en France et
surtout en Italie concernant les textes anciens des Hébreux, le roi
de France demanda qu’on l’instruisît de la Cabale, cette science
juive du secret des choses. Il chargea de cette mission un moine,
franciscain, Jean Thenaud, qui s’embarqua, afin de se docu-
menter, vers la Terre sainte où se trouvaient quelques savants
juifs susceptibles de le renseigner. Quelques années plus tard, il
rapportait à François Ier un traité de Cabale chrétienne dans
lequel le moine s’efforçait de justifier l’incidence chrétienne du
texte le plus ésotérique de la tradition juive. Il est vrai que The-
naud avait un illustre prédécesseur en la personne de Pic de la
Mirandole qui, en Italie, avec passion et plus de compétence que
le franciscain, s’était attaché à comprendre une théorie spécula-
tive hors du commun. Ce mouvement, cette tentative de compré-
hension de la religion ancestrale des Hébreux, auxquels partici-
paient des penseurs comme Erasme et Guillaume Budé, ne
signifiaient pas qu’une valeur fut reconnue à la Jérusalem
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 127

actuelle. On s’intéressait davantage à la pensée des rabbis telle


qu’elle avait été formulée postérieurement à la chute de Jéru-
salem. Le concept de Jérusalem lui-même qui évidemment appa-
raissait souvent dans les textes judaïques ne renvoyait pas, dans
l’esprit des chrétiens, à la ville que Jésus avait fréquentée avant
qu’elle ne fût détruite par les Romains, mais à la cité de David
chantée dans les psaumes, magnifiée par les prophètes d’Israël,
bref, à une Jérusalem qui s’apparentait davantage à la céleste
qu’à celle qu’avec tant de passion les juifs, après la crucifixion,
avaient défendue jusqu’à la mort.
François Ier regardait pourtant d’un œil inquiet la domina-
tion de la Terre sainte par le Grand Turc, Souleiman le Magni-
fique. Les Turcs s’étaient rendus maîtres en 1517 de Jérusalem en
particulier. La cité était sous leur autorité ; mais les moines fran-
ciscains avaient reçu, en 1333, consécutivement à des négocia-
tions bien menées par Robert d’Anjou, souverain de Naples, un
droit d’établissement permanent sur le Saint-Sépulcre et les
Lieux saints. Pouvait-on élargir les bases de cet accord et obtenir,
au bénéfice de la France des droits plus étendus non seulement
sur le plan religieux, mais pour ce qui concernait la protection
des biens et des personnes non musulmans présents en Terre
sainte ? François Ier entra en négociation directe avec Souleiman
le Magnifique. Le roi de France devait obtenir en 1535 des avan-
tages précisés dans un véritable traité aux termes duquel étaient
assurées la liberté du trafic commercial, la liberté individuelle et
la liberté religieuse aux ressortissants français puis plus généra-
lement, à tous les non-musulmans placés sous la protection du
roi de France. Il s’agissait des « capitulations ». D’année en
année, ce régime fut reconduit et respecté et, fait notable, la
révolution française n’en modifia pas les perspectives.
Malgré ces dispositions d’ordre pratique et juridique, la
question demeurait : quelle place occupait encore Jérusalem non
pas dans la défense d’intérêts occidentaux en Terre sainte, mais
dans la pensée religieuse de l’Église ? La défense et la protection
des sanctuaires, le statut personnel des religieux et des mar-
chands étaient une chose, Jérusalem dans sa signification mys-
tique en était une autre. Deux mots suffisent à résumer la position
du Saint-Siège à l’égard de Jérusalem : « ignorance et absence 29 ».

29. Selon l’expression de Mgr Bernardin Collin in Rome, Jérusalem et ses


Lieux saints, Paris, Éditions franciscaines, 1981.
128 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Ainsi, aux yeux de l’Église catholique, la question de Jéru-


salem ne se posait pas, ou plus, en termes théologiques mais ne
relevait plus que de l’organisation, sur le terrain, d’une protec-
tion des biens et des personnes. Jérusalem, dans son ensemble,
n’était plus qu’un sanctuaire dont il fallait simplement assurer la
tutelle.
Ce détournement d’intérêt allait être aggravé par la nais-
sance d’une nouvelle hérésie qui devait modifier en profondeur
l’avenir du christianisme tout entier. La Réforme, en préconisant
une transformation radicale de l’organisation ecclésiale ouvrait
un conflit à la fois théologique et guerrier qui ne pouvait laisser
sa place à la question de Jérusalem. Les protestants n’attachaient
au demeurant que peu d’attention à la question des Lieux saints,
quels que furent l’enjeu de pouvoir ou la problématique reli-
gieuse.
L’ordre des Jésuites créé pour combattre la Réforme ne
s’organisa évidemment pas autour de la nécessité de reconquérir
la Ville sainte. Ignace de Loyola, le fondateur de l’ordre, ne fit
qu’un bref séjour à Jérusalem, il en revint déçu, sans idée nou-
velle quant à l’organisation des Jésuites. L’Amérique du Sud, la
Chine étaient pour eux des terres de missions plus ambitieuses
que la Terre sainte.

RETOUR À LA JÉRUSALEM CÉLESTE

Jérusalem n’apparaissait donc plus, à l’horizon de la pensée


chrétienne, que comme la cité allégorique qui pourrait, un jour,
voir le retour de Jésus. Sa réémergence dans la spiritualité de
l’Église ne pouvait se faire qu’à la faveur d’une nouvelle coïnci-
dence entre « le temple bâti de main d’hommes » et le sanctuaire
définitif édifié par la volonté divine et construit par Dieu lui-
même.
Pour l’Église, le concept de Jérusalem est inscrit dans le
mouvement général du monde futur. Conçu non comme le libé-
rateur terrestre des hommes, mais comme le Sauveur, c’est-à-
dire comme celui qui relèvera les hommes du péché originel et
fera que l’humanité aura vaincu le mal et peut-être la mort, Jésus
est associé à la Jérusalem céleste sur laquelle il régnera. Le
retour de l’Envoyé de Dieu se produira-t-il sur le site terrestre de
la Jérusalem que le crucifié a fréquenté, redouté et où il a perdu
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 129

la vie ? Ou bien alors ce même retour n’est-il concevable que


dans la Jérusalem céleste ?
La vision d’une Jérusalem céleste, pour autant, n’est pas en
opposition avec la parole des prophètes ni même avec l’attente
messianique et eschatologique du judaïsme.
Ezéchiel donnait au char céleste qui apparut aux Hébreux
au moment de leur déportation à Babylone, la signification
concrète et évidente de la présence divine. La Jérusalem
attendue par les chrétiens, annoncée par Jésus, correspond cer-
tainement au processus prophétique. Elle sera la résidence
divine au sens que les rabbis donnaient à cette idée. Si ces
mêmes rabbis avaient à intervenir dans la conception chrétienne
de la Jérusalem céleste, ils diraient peut-être que cette résidence
divine annoncée et prévisible ne peut se situer que sur le lieu de
la Jérusalem terrestre. Une nouvelle coïncidence se trouvera
ainsi accomplie.
Les textes chrétiens sur ce point ne sont pas très explicites.
Le plus significatif, à cet égard, est l’Apocalypse de Jean. Il faut
savoir que cet écrit est certainement contemporain du IVe Évan-
gile, lui-même attribué à un « milieu johanique » se trouvant à
Éphèse et dont les membres auraient connu l’apôtre Jean, « le
préféré du Seigneur », le plus jeune de ses compagnons. Com-
posée à la fin du premier siècle ou au début du deuxième, l’Apo-
calypse est, chronologiquement parlant, le dernier écrit cano-
nique du christianisme. Il constitue une sorte d’envolée vers la
finalité de la pensée chrétienne. Sans reprendre toutes les avan-
cées des textes antérieurs, il en donne une sorte de conclusion,
non récapitulative, mais riche d’enseignements. Il convient, au
demeurant, de remarquer que le mot apocalypse venant du grec
ne semble pas recouvrir exactement le projet du texte 30. Il s’agi-
rait plutôt, ; en dehors de toute perspective catastrophique liée
à la fin du monde, d’une révélation ; non pas d’une nouvelle
intervention visant à ordonner ou à commander aux hommes la
volonté divine, mais une révélation-explication ; un peu comme
si Dieu avait eu l’intention de dire aux humains comment « tout
cela finira ». Surtout, outre le comment, l’apocalypse explique
pourquoi l’aventure spirituelle engagée, sur le Sinaï, avec la

30. Comme le pense André Chouraqui dans l’introduction à sa traduction


de l’Apocalypse de Jean, in La Bible, Desclée de Brouwer, 1985. L’auteur traduit
apocalypsis par découvrement. Nous dirons dévoilement.
130 JÉRUSALEM , LA SAINTE

révélation divine, aboutira, au lendemain des existences ter-


restres, à une sorte de réconciliation des deux mondes, celui
d’En haut et celui d’En bas, les deux Jérusalem, celle d’En haut
et celle d’En bas.
Ainsi, l’Apocalypse dite de Jean donne, in fine, une descrip-
tion significative de la Jérusalem céleste et montre comment
cette même Jérusalem céleste, depuis le domaine divin, viendra
s’imposer sur la terre 31. La Jérusalem nouvelle, selon le texte de
l’Apocalypse, descend du ciel, du lieu de Dieu. « Elle s’est faite
belle, comme une jeune mariée, parée pour son époux. » Après
avoir vu « un ciel nouveau et une terre nouvelle », Jean entend
une voix venue du trône céleste : « Voici la demeure de Dieu avec
les hommes. Il aura sa demeure avec eux, ils seront son peuple et
lui, Dieu-avec-eux, sera leur Dieu. » Le rappel de la Bible
hébraïque est évident : Dieu a souvent annoncé au peuple
d’Israël qu’il sera pour Dieu un peuple et que Dieu sera pour ce
peuple un Dieu. Surtout, Israël a reçu l’assurance que s’il res-
pecte la Loi, Dieu résidera parmi son peuple. Telle était la fonc-
tion spirituelle du temple de Jérusalem. Il est donc à souligner
que l’auteur de l’Apocalypse reprend pour la Jérusalem céleste la
formulation en faveur chez les Hébreux pour caractériser la
Jérusalem terrestre. Autrement dit, ce qu’affirme l’Apocalypse
quant à la Jérusalem future, celle qui se trouve dans le ciel, le
peuple hébreu l’a instauré pour la Jérusalem d’ici-bas. Il est
néanmoins significatif que l’auteur de l’Apocalypse ait rappelé le
concept de « résidence divine ». Dieu, pour l’eschatologie chré-
tienne, a une résidence qui se trouvera localisée à Jérusalem,
même si l’universalité de sa présence « sur la terre comme au
ciel » est exprimée par « sa gloire », c’est-à-dire son omnipré-
sence.
La gloire de Dieu en effet, que les rabbis définissent comme
une autre façon de désigner le temple de Jérusalem, est égale-
ment centrale dans le récit apocalyptique. « Il se transporta donc
en esprit sur une montagne de grande hauteur et me montra la
cité sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel, de chez Dieu, avec

31. L’Apocalypse de Jean serait bien le dernier texte canonique chrétien,


datant, selon J.A.T. Robinson, de l’an 68, peu avant la destruction du temple.
L’Évangile de Jean, cependant, pourrait être postérieur à l’Apocalypse,
puisqu’on s’accorde à estimer que le IVe Évangile pourrait avoir été écrit entre
les années 60 et 100.
LE SAUVEUR SACRIFIÉ 131

en elle la gloire de Dieu. » En cette occurrence également,


l’auteur se rallie à la formulation traditionnelle du commentaire
des rabbis : la gloire de Dieu, c’est sa Présence. Dieu est donc
présent au sein de la Jérusalem céleste qui descend vers… la
terre.
Cependant l’Apocalypse ne va pas jusqu’à assimiler la gloire
divine au temple de Jérusalem. Le récit, de façon hautement
symbolique, précise que Jean n’a vu aucun sanctuaire dans la
Jérusalem céleste : « De temple, je n’en vis point ; c’est que le Sei-
gneur, le Maître de tout, est son temple, ainsi que l’Agneau ».
Ainsi, Dieu et Jésus (l’Agneau) présents, l’humanité peut, selon la
tradition chrétienne, se dispenser d’un sanctuaire et, évidem-
ment, du culte qui s’y rattache.
À la fin des temps, le respect de la volonté divine ne s’impose
plus aux hommes ; ils ne connaîtront plus ni le jour ni la nuit, ni
le Bien ni le Mal, ni la bénédiction ni la malédiction ; « ils ver-
ront sa face et son Nom sera sur tous les fronts ».
Et pour que tout soit bien clair, l’auteur de l’Apocalypse
revient au commencement des temps : « Heureux ceux qui
lavent leurs robes, ils pourront disposer de l’Arbre de vie et péné-
trer dans la cité par les portes. » L’arbre de vie est en effet l’arbre
de la connaissance qui se trouvait dans le jardin d’Éden d’où
Adam et Ève furent chassés pour avoir mangé, non de l’Arbre de
vie, mais de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. S’ils
avaient goûté au premier, ils auraient été comme Dieu, connais-
sant toutes choses, omniscients. N’ayant consommé que de
l’arbre du Bien et du Mal, ils sont entrés, selon la tradition chré-
tienne, dans le péché.
L’explication donnée par l’Apocalypse est donc essentielle en
cela qu’elle concerne le monde futur, non l’ère messianique.
Jésus n’est au demeurant cité dans ce texte que sous sa qualifica-
tion d’agneau, c’est-à-dire celle du Sacrifié-Sauveur. Il n’est pas
décrit comme le Messie libérateur. Certes l’auteur rappelle que
l’Agneau est « le rejeton et la semence de David » mais il précise
immédiatement que Jésus est « l’étoile radieuse du matin » ce
qui signifie que Jésus est l’égal de Dieu, celui qui régit tous les
univers. La Loi, la volonté divine, les péchés et les bonnes actions
mais aussi la crucifixion, la résurrection, le salut et la mort ne
seront plus d’actualité, selon la tradition évangélique, à l’heure
de l’Apocalypse.
132 JÉRUSALEM , LA SAINTE

S’il fallait une indication supplémentaire pour exclure du


texte de l’Apocalypse toute perspective messianique, il suffirait
de s’attacher à la signification des derniers versets : « Le témoin
de ceci dit : oui, je viens vite. Viens, Seigneur Jésus. »
Il est question de la venue de Jésus ; non de son retour.
Autrement dit, ce n’est pas de la fonction messianique dont il
s’agit dans l’Apocalypse, mais bien de la divinité elle-même 32.
Cette Jérusalem idéale ainsi décrite, cette Jérusalem du
monde futur, correspond-elle à la Jérusalem du monde présent
en laquelle se situe le temple-résidence divine ?
Autrement dit, le culte de Jérusalem, dans la pensée chré-
tienne, se limite-t-il à la seule attente de la Jérusalem céleste ?
Certes, comme nous l’avons écrit à plusieurs reprises, on ne sau-
rait exclure la vénération des chrétiens pour les lieux que Jésus
a connus, ni la puissance évocatrice de ces mêmes lieux de
pèlerinage : mais comment fonder dans la Jérusalem décrite par
Jean, une attention particulière pour la Jérusalem actuelle, telle
qu’elle s’est présentée au temps de Byzance, du temps des croisés
et aujourd’hui ?
La problématique chrétienne de Jérusalem consiste-t-elle
exclusivement à poser la question des Lieux saints ? c’est-à-dire
celle de la vénération et de l’administration d’un certain nombre
de sanctuaires ? On voit l’importance de l’interrogation pour ce
qui concerne l’avenir de la Ville sainte, dans la concurrence des
trois religions.

32. Nous nous sommes référés aux chapitres XXI et XXII de l’Apocalypse,
successivement dans les traductions de la TOB (traduction œcuménique de la
Bible, dite Bible de Jérusalem) et celle d’André Chouraqui, notamment pour les
derniers versets du chapitre XXII. Ce dernier auteur écrit (c’est Jean qui parle)
« oui je viens vite. Viens Seigneur Jésus », alors que la TOB dit : « Oui, mon
retour est proche. » Il nous semble qu’il ne s’agit pas seulement d’un problème
de traduction : la venue de l’Envoyé de Dieu n’est pas son retour. Nous obser-
vons que la traduction des plus classiques par Le Maistre de Sacy (1693) est la
suivante : « Certes, je vais venir bientôt. Amen. »
Chapitre III

LES AMOUREUX DE SION

La belle, la Sainte, l’inoubliable

Jérusalem n’est citée explicitement dans aucun des cinq


livres de Moïse, ni dans la Genèse, ni dans l’Exode, ni dans le
Lévitique, ni dans les Nombres, ni dans le Deutéronome. Les
rabbis ne pouvaient évidemment, eux dont la mission principale
consistait à perpétuer le culte de la Ville sainte, se satisfaire de
cette constatation de simple lecture. Il leur fallait recourir à la
méthode du commentaire approfondi :
L’intervention de Melkitsedek, roi de Salem, sur le chemin
d’Abraham au moment précis où celui-ci commence à s’inquiéter
du silence de ce Dieu qui lui avait ordonné de quitter le pays de
Chaldée, peut être interprétée, nous l’avons vu, comme l’annonce
de la souveraineté future du peuple abrahamique sur la cité de
Salem, c’est-à-dire Jérusalem.
À l’appui de cette vision, quelque peu politique, on peut
ajouter qu’Abraham conscient de l’importance de la royauté
de Melkitsedek, lui paye tribut « lui donne la dîme de tout »,
comme le souligne explicitement le récit de la Genèse :
« Melkitsedek, roi de Salem, apporte du pain et du vin ; il était
prêtre du Dieu Très-Haut. Il prononça cette bénédiction : Béni
soit Abraham par le Dieu Très-Haut qui créa ciel et terre et
134 JÉRUSALEM , LA SAINTE

béni soit le Dieu Très-Haut qui a livré tes ennemis entre tes
mains 1. »
Et la tradition judaïque ne peut, en conséquence, fonder le
culte de Jérusalem que sur cette première expression de la
volonté divine concernant les destins croisés de la Ville et du
peuple qui sera issu d’Abraham. Mais là n’est peut-être pas la
révélation principale dont est porteur le roi de Salem. Melk-
itsedek a certainement une qualification bien plus importante
que celle d’un simple roi régnant sur une cité particulière. Celui
qui s’avance vers Abraham se présente, ou est présenté, comme
le prêtre du Dieu Très-Haut, comme l’envoyé de Dieu qui a créé
le ciel et la terre. C’est la première fois, dans l’itinéraire spirituel
d’Abraham, qu’apparaît l’idée d’un Dieu créateur du ciel et de la
terre. Ainsi, grâce à la parole du roi de Salem, est révélée une
première définition de la nature de Celui dont il s’agit de faire la
volonté. Dieu qui n’apparaissait que comme ordonnateur d’une
promesse, la multitude des descendants d’Abraham, est désor-
mais qualifié de créateur.
L’expression biblique « roi de Salem » rapprochée de Prêtre
du Dieu Très-Haut qualifiant Melkitsedek, peut aussi bien ren-
voyer à une définition de ce dernier comme prêtre du Dieu Salem,
reconnu comme créateur. Et Melkitsedek ne se présenterait plus
dès lors comme le simple suzerain d’une certaine Jérusalem,
mais comme un prêtre céleste, un Archange, chargé de montrer
à Abraham que ce Dieu nommé Salem est son Dieu. L’identifi-
cation du Dieu qui s’est adressé à Abraham et de celui dont
Melkitsedek est l’envoyé serait désormais avérée.
Mais pour la tradition des rabbis, il est également important
de dire que le Dieu qui s’est révélé à Abraham se trouve à Salem,
c’est-à-dire à Jérusalem. Il convient de comprendre aussi que ce
prêtre qui se porte vers Abraham, est tout autant un Ange de
paix, chargé de montrer le chemin de la paix. Salem, c’est la paix.
La tradition judaïque fait donc remonter à Abraham non seu-
lement la polarisation du destin du peuple issu du Patriarche, sur
Jérusalem mais encore elle y associa la qualification fondamentale
du Dieu créateur, attribut qui était, depuis le premier verset de la
Genèse, éminemment reconnu, mais qui ne relevait que d’une des-
cription cosmogonique. Avec Melkitsedek et Abraham, ce Dieu

1. Genèse XIV, 18-20.


LES AMOUREUX DE SION 135

apparaît concrètement non plus seulement dans l’ingénierie de la


création du monde, mais dans l’histoire humaine.
Dans cette même perspective, la situation du mont Moriah,
lieu du sacrifice annoncé d’Isaac, sur le site de Jérusalem, même
si ce site n’est pas désigné comme tel, donne aux rabbis une
autre raison de voir en la future cité de David le véritable point
de départ de la tradition qui, à partir d’Abraham, va faire de la
Ville sainte l’épicentre de l’histoire d’Israël.
Il reste que le vocable « Jérusalem » n’est pas prononcé au
cours de toute l’histoire d’Abraham. Pourtant le Patriarche
donne un nom à l’endroit du sacrifice. Le récit biblique de la
Genèse précise : « À ce lieu, Abraham donna le nom de Yirou
(Dieu voit 2). » Les rabbis, tenants impénitents de l’interprétation
de la parole divine, se trouvaient donc devant deux désignations
différentes du lieu. Salem, avancé au sujet de la royauté de Mel-
kitsedek, et Yirou, selon le dire d’Abraham. Les rabbis ont choisi
de réunir les deux noms en Yirou-Salem. De sorte que, selon leur
vue, on ne peut plus dire que Jérusalem n’est pas citée explicite-
ment, par son nom, dans le récit mosaïque.
Mais, en hébreu, Jérusalem se dit « Yerouchalaïm ». Dans le
rapprochement de Yirou et de Salem, manque alors la dernière
syllabe du vocable hébreu, aïm, lequel, précisément, est la
marque du duel (ni singulier, ni pluriel). Or la désinence, la syl-
labe finale, est importante, pensent les docteurs juifs, parce
qu’elle « dualise » Jérusalem et montre bien qu’il y a une Jéru-
salem céleste et une Jérusalem terrestre… deux Jérusalem en
une seule. Ainsi l’habitude fut prise de lire le mot sous la forme
duelle, lecture facilitée par l’opération massorétique qui a con-
sisté à ponctuer et à vocaliser le texte biblique qui se présentait
jusqu’alors sans voyelle, sans point ni alinéa 3.

2. Genèse XXII, 14. La TOB donne « Dieu pourvoit » et non « Dieu voit »
comme le font les autres traductions dans leur ensemble.
3. La massorah a consisté à codifier la lecture des textes bibliques selon des
règles précises. Il ne s’agit pas d’une interprétation mais d’une fixation du texte,
à partir duquel évidemment les commentaires interprétatifs demeurent possi-
bles. On estime que l’opération massorétique est intervenue entre le VIIe et le
XIe siècle.
136 JÉRUSALEM , LA SAINTE

LA CITÉ DE DAVID

Lorsque, sous la conduite de Josué, successeur de Moïse, les


Hébreux avaient découvert le pays où devaient couler le lait et le
miel, tout leur laissait supposer qu’ils étaient enfin arrivés, après
quarante ans passés dans le désert, à la félicité et au repos. Las,
jamais autant de peuples ne s’étaient levés contre eux, jamais
autant d’ennemis acharnés à leur perte ne leur avaient barré la
route. Certes, les Hébreux détenaient l’Arche de l’Alliance, la pré-
sence concrète de Dieu parmi eux. L’Arche avait connu l’errance
du Sinaï, elle avait franchi, portée par les prêtres, les rives du
Jourdain, elle avait siégé au milieu des camps successifs des
fidèles de Moïse, puis de Josué, elle avait permis d’emporter la
cité de Jéricho dont les murailles défensives s’étaient effondrées,
mais la nation naguère sortie d’Égypte n’avait trouvé, pour
l’heure, aucun endroit sûr pour son établissement. Les peuples
qui habitaient la région étaient farouches et prêts à tout pour
défendre leurs terres et leurs dieux. Les Cananéens, les Hittites,
les Hivvites, les Perizites, les Girgashites, les Amorites et les
Jébuséens entendaient bien résister à l’invasion étrangère. En
tout point, ils ressemblaient aux Amalécites que Moïse avait fini
par vaincre, dans le désert, en étendant son bras protecteur au-
dessus des armées d’Israël.
Josué devait se livrer à une provocation suprême à l’égard
de ces peuples. Il fit élever « un autel de pierres brutes que le fer
n’aura pas travaillées » conformément aux instructions divines ;
et là, il fit graver une copie de la Loi de Moïse. Devant tout le
peuple rassemblé sur le mont Garizim et le mont Ebal, en pré-
sence des anciens, des scribes et des juges, et devant les prêtres
se tenant tout autour de l’Arche de l’Alliance, « Josué lut toutes
les paroles de la Loi, la bénédiction et la malédiction, suivant
tout ce qui est écrit dans le livre de la Loi. Il n’y eut pas un mot
de tout ce que Moïse avait ordonné qui ne fut lu par Josué en
présence de toute l’assemblée d’Israël 4 ».
Finalement, parce que Dieu marchait devant eux, les
Hébreux avaient trouvé, sur les deux rives du Jourdain, l’aire
sacrée de leur installation.

4. Josué chapitre VIII.


LES AMOUREUX DE SION 137

Jérusalem cependant leur échappait encore et leur organisa-


tion sociale ne ressemblait guère à ce qu’ils pouvaient attendre
de la promesse qui leur avait été naguère été faite de constituer
un « royaume de prêtres et une nation sainte ». À leur tête sié-
geait non un roi, mais un juge, son rôle d’intercession avec la
divinité, sa fonction médiatrice au sein même du peuple et enfin
la sagesse qui l’inspirait, gage supérieur de moralité, faisaient du
juge le guide éminent d’une nation qui entendait n’être compa-
rable à aucune autre. Samuel le plus valeureux d’entre les juges
d’Israël (bien qu’il y eût, avant lui, le célèbre Samson, hélas vic-
time de sa femme, Dalila) conquit une première fois Jérusalem,
qu’il prit aux Philistins pour un temps.
C’est à un Samuel vieilli que s’adresse une revendication
extraordinaire du peuple : les Hébreux réclament un roi, non plus
un juge, ils veulent avoir, à leur tête, un souverain qui ne serait
plus seulement l’interprète de la volonté divine mais qui exerce-
rait sa souveraineté, à l’égal des autres nations de la terre, direc-
tement. « Tous les anciens d’Israël se réunirent et vinrent trouver
Samuel… Ils lui dirent : tu es devenu vieux et tes fils ne marchent
pas sur tes traces. Maintenant donc, établis-nous un roi pour qu’il
nous conduise, comme toutes les nations de la terre 5. » Samuel
n’aimait guère cette idée, mais il s’en remit à Dieu qui lui avait
ordonné d’accepter la revendication populaire, non qu’elle fût
légitime, ou bénéfique, mais pour que le peuple vît la différence
entre l’administration directe du destin d’Israël par Dieu lui-
même et ce que pouvait être le gouvernement des hommes.
Samuel, après avoir décrit les inconvénients de la royauté,
consacra néanmoins un jeune homme valeureux et sans
reproche, Saül, comme premier roi d’Israël.
Et c’est ce roi, Saül, qui devait donner à Israël la victoire
contre ses plus redoutables ennemis, les Philistins. Mais, comme
s’il avait voulu justifier les préventions divines à l’égard de la
royauté, Saül sombra dans quantité d’intrigues très domma-
geables à son prestige. Mélancolique, il ne se résolvait pas à
abandonner le pouvoir. Il s’interrogeait sur ce que pouvait être la
dimension cachée de sa personne, de la royauté 6. L’anxiété du roi
était telle que Samuel finit par conférer une investiture secrète à

5. I Samuel VIII, 4.
6. Voir Betty Rojtman, « Le pardon à la lune, essai sur le tragique
biblique », NRF Gallimard éd., 2001.
138 JÉRUSALEM , LA SAINTE

son concurrent, le jeune David, né à Bethléem, issu d’une


modeste famille de la ville et auquel le roi Saül avait donné sa
fille Mikal en mariage.
C’est à Hébron, non loin de la caverne de Makhpela où repo-
saient les corps des Patriarches, qu’il reçut officiellement le titre
royal. Mais, le vrai titre auquel il aspirait lui fut donné après qu’il
eut conquit la ville de Jérusalem au détriment des Jébuséens : roi
d’Israël.
Dès qu’il eut pris la ville, David s’installa dans une forteresse
qui fut nommée cité de David.
La victoire sur les Philistins et les Jébuséens ne pouvait
cependant être complète tant que n’était pas accompli le projet
majeur concernant Jérusalem. Le roi d’Israël savait que toutes
les batailles qu’il avait dû mener avaient dépendu de l’interven-
tion divine, du Dieu des armées qui marchait devant lui.
L’arrivée de David à Jérusalem n’était pas la victoire d’un chef de
guerre. Pour que justice fût rendue au véritable vainqueur, il fal-
lait que la présence divine à Jérusalem soit concrètement
reconnue et assurée… L’Arche de l’Alliance devait y être trans-
portée à cette fin. Ainsi David apparaîtrait comme ce qu’il était
vraiment, un roi, c’est-à-dire le détenteur d’un pouvoir à la fois
politique et théologique.
L’entrée solennelle de l’Arche à Jérusalem fut l’occasion d’une
allégresse incomparable : « On chargea l’Arche de Dieu sur le cha-
riot neuf… David et toute la maison d’Israël dansaient devant Dieu
au son de tous les instruments en bois de cyprès, des cithares, des
harpes, des tambourins, des sistres et des cymbales. » David
n’avait pas voulu que la « présence » divine fût déposée dans son
propre palais, du moins pour un temps. Finalement, il se résolut
à faire procéder au transfert de l’Arche sur le mont Sion. On y
dressa une tente sous laquelle se trouverait désormais assuré le
compagnonnage de Dieu et d’Israël.
Ainsi la ville des Jébuséens devint, sous le nom de Jéru-
salem, la ville par excellence, la cité de David. En action de grâce
à son Inspirateur, David prononça une prière : « Ton nom sera
exalté à jamais et l’on dira : Le Seigneur des armées est Dieu sur
Israël. La maison de ton serviteur David subsistera en ta pré-
sence… Consens donc à bénir la maison de ton serviteur pour
qu’elle demeure toujours en ta présence 7. »

7. II Samuel VII, 27, 29.


LES AMOUREUX DE SION 139

David cependant fut pris d’un remords. Il s’adressa au pro-


phète Nathan qui fréquentait son entourage : « Vois donc,
j’habite une maison de cèdre et l’Arche de Dieu habite sous une
tente de toile. » Ainsi le roi d’Israël suggérait-il au prophète qu’il
entendait édifier, à l’intention de son Seigneur, un sanctuaire
digne de lui et surtout conforme à la nouvelle dignité de sa divi-
nité, loin de l’errance qui avait été la sienne depuis la sortie
d’Égypte. Il voulait qu’une demeure définitive, en bois de cèdre et
en pierre remplaçât la tente de l’exode.
Le prophète Nathan rejeta provisoirement le projet. Le roi
d’Israël ne pouvait, lui qui avait mené tant de guerres et fait
couler tant de sang, bâtir la maison de Dieu à Jérusalem. Cette
tâche devait revenir à un fils et successeur de David : « C’est lui
qui bâtira une maison pour mon Nom et j’affermirai pour tou-
jours son trône royal 8. »
Ainsi, douze siècles après la marche d’Abraham, deux
siècles après la sortie d’Égypte et mille ans avant la naissance de
Jésus, Jérusalem était devenue le centre du pouvoir des Hébreux,
avec Dieu qui siégeait au milieu d’eux ; à Jérusalem. L’autorité
théologique coïncidait avec celle du roi ; non pas comme au
temps des juges, alors que les deux autorités étaient confondues,
mais de façon nouvelle, avec un roi titulaire de l’investiture et un
Dieu situé pour l’heure, à l’abri d’une tente, et qui manifestait
absolument sa présence parmi son peuple.
Il ne restait plus au roi David, nouveau roi de Jérusalem,
tout en menant quelques guerres résiduelles, qu’à chanter la
gloire de son Dieu. Il allait composer les psaumes et les chants
qui devaient traverser les siècles.

LE SANCTUAIRE DE LA PRÉSENCE

Ce ne fut pas par un simple décret de sa volonté que


Salomon, fils du roi David, avait décidé de construire, à Jéru-
salem, la demeure définitive. Par la parole du prophète Nathan,
Dieu avait ordonné qu’il en fût ainsi et que le successeur du roi
David eût pour mission d’édifier le Sanctuaire de la présence.
Quant au site choisi, il devait s’insérer dans l’histoire de la révéla-
tion. Sur toute l’étendue de son royaume, qui s’étendait du Nil à
l’Euphrate, Salomon, en paix avec tous ses voisins, ne pouvait

8. II Samuel VII, 13.


140 JÉRUSALEM , LA SAINTE

que déterminer à Jérusalem le lieu de la résidence. Or la ville était


limitée par de profondes vallées et ne pouvait s’étendre que vers le
Nord. C’est dans cette partie de la cité que le roi David avait acheté
à un Jébuséen nommé Arauna, une petite esplanade qui lui servait
d’aire de battage. David y avait déjà fait édifier un autel car le site
dominait la ville. Surtout, c’est là qu’il avait reçu lui-même la pre-
mière révélation divine : « L’Ange de l’Éternel se tenait alors près
de l’aire d’Arauna le Jébuséen. Levant les yeux David vit l’Ange de
l’Éternel qui se tenait entre terre et ciel, l’épée dégainée à la main,
tendue vers Jérusalem… L’Ange dit alors que David monte et élève
un autel à l’Éternel sur l’aire d’Arauna le Jébuséen 9. »
Or ce site était celui du sacrifice d’Isaac, le Mont Moriah.
« Salomon commença alors la construction de la maison de
l’Éternel. C’était à Jérusalem, sur le Mont Moriah, là où David
avait eu une vision 10. »
Tout Israël s’était mis à la construction du temple. Les
peuples voisins et amis y participaient ardemment, à l’exemple
de Hiram, roi de Tyr, qui fournit les cèdres les plus précieux et les
plus robustes et délégua même, pour conduire les travaux, le
meilleur de ses architectes nommé lui aussi Hiram-Abi,
« sachant travailler l’or, l’argent, le bronze, le fer, la pierre, le
bois, l’écarlate, la pourpre violette, le byssus, le cramoisi, graver
n’importe quoi et concevoir des projets ».
Lorsque le Sanctuaire, avec en son centre la salle du Saint
des saints, après treize années de travaux, en l’an 965, près d’un
millénaire avant Jésus, fut achevé, Salomon y fit déposer tous les
trésors que son père avait rassemblés. Il ne restait plus qu’à
réunir l’Arche de l’Alliance et le lieu définitif de la présence
parmi les hommes. « Alors Salomon convoqua à Jérusalem les
anciens d’Israël, tous les chefs de tribus et les princes des
familles israélites pour faire monter de la cité de David qui est
Sion, l’Arche de l’Alliance de l’Éternel… Ils portèrent l’Arche et la
tente du Rendez-Vous avec tous les objets sacrés qui y étaient…
Il n’y avait rien dans l’Arche sauf les deux tables que Moïse y
déposa à l’Horeb lorsque Dieu avait conclu une alliance avec les
Israélites à leur sortie d’Égypte. » Ainsi Dieu put prendre posses-
sion de son domaine : « Le Sanctuaire fut rempli par la nuée de
la gloire de Dieu… La gloire de Dieu remplissait le temple de

9. I Chroniques XXI, 16-18.


10. II Chroniques III, 1.
LES AMOUREUX DE SION 141

Dieu 11. » Et Salomon put conclure que le Sanctuaire est une


demeure princière, une résidence que Dieu habite à jamais. Il lui
adresse alors une prière, car il sait que rien n’est achevé :
« Écoute les supplications de ton serviteur et de ton peuple Israël
lorsqu’ils prieront en ce lieu. Toi, écoute du lieu où tu résides, du
ciel, écoute et pardonne… Quand ils pêcheront contre toi, car il
n’y a aucun homme qui ne pêche… s’ils prient tournés vers le
pays que tu as donné à leurs pères, vers la ville que tu as choisie
et le temple que j’ai bâti pour ton Nom, écoute du ciel où tu
résides, écoute leur prière et leur supplication, fais-leur justice et
pardonne à ton peuple les péchés commis envers toi. »
Salomon, le pacifique, le juste, le sage, donna et inspira à
son peuple peut-être les plus beaux textes de sa littérature : les
Proverbes, l’Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques…
Salomon avait conscience d’être le premier descendant de la
lignée de David, le grand roi d’Israël qui avait inauguré la tradition
messianique. Le Messie, en effet, libérateur d’Israël et de l’humanité
sera fils de David, tradition constante qui s’est inspirée au cours des
âges ; même si, comme nous l’avons vu, la filiation sacerdotale du
Messie fils d’Aaron, paraît, en parallèle, devoir la compléter.
Salomon était aussi animé d’une certitude. Rien ne pouvait
contenir la gloire et la puissance de Dieu ; rien, pas même le Sanc-
tuaire qu’il venait de construire, pas même le Saint des saints, pas
même le monde tout entier, pas même l’immensité du ciel. Mais
Dieu avait le souci constant d’intervenir et sa présence dans le
monde devait être célébrée dans sa résidence de Jérusalem.
Ce même Dieu répond d’ailleurs positivement à la prière de
Salomon : « Désormais, nos yeux sont ouverts et nos oreilles
attentives à la prière faite en ce lieu 12. »
Jérusalem, avec en son centre le Sanctuaire, apparaît bien
comme la Ville sainte, ainsi que le chantera pour la première fois,
deux siècles plus tard, le prophète Isaïe au moment où la cité de
David vient d’être libérée du joug babylonien et que ses occupants
ont pu y retourner : « Éveille-toi, éveille-toi, revêts ta force Sion !
Revêts tes habits les plus magnifiques, Jérusalem, Ville sainte 13. »
Pendant six siècles et demi, la gloire du Sanctuaire de Jéru-
salem s’étendait sur tout Israël et sur l’ensemble de la région. De

11. II Chroniques V, 2-14.


12. II Chroniques VII, 15.
13. Isaïe, LII, 1.
142 JÉRUSALEM , LA SAINTE

toutes parts on vantait sa magnificence et sa majesté divine. Rien


ne devait entamer sa supériorité sur le culte des autres divinités
auxquelles quelques peuples égarés sacrifiaient encore. Six cent
cinquante années durant lesquelles, tout simplement, Dieu
manifestait sa présence parmi les Hébreux.
Les événements graves et dramatiques n’atteignaient pas le
Sanctuaire. Ainsi, le schisme intervenu entre les tribus du nord,
celles d’Israël, et les tribus du sud, celles de Juda, pour lourd de
conséquences qu’il fut au regard de l’exercice du pouvoir,
n’entama guère la prééminence du temple ; même si les Israélites
avaient instauré, autour de leur ville, Sichem, des lieux de culte
qui dérogeaient à l’exclusivité du temple de Jérusalem.
La destruction, au début du VIIIe siècle, du royaume d’Israël,
la déportation de la population du royaume du Nord, sa disper-
sion dans les étendues désertiques de l’Assyrie, la victoire totale
enfin du roi Sargon II sur les Israélites, ne réussit ni en Judée ni
à Jérusalem, à entamer cette certitude ; le Sanctuaire de la pré-
sence était toujours là.
David puis Salomon avaient donné une grandeur nouvelle à
la pensée religieuse. Ces rois d’Israël ont placé Jérusalem, à la
fois comme cité consacrée et comme résidence divine, au centre
de la vie de chaque Hébreu et institué les règles qui s’imposaient
pour qu’il en fût ainsi de toute éternité. Par les écrits qu’ils ont
composés ou tout simplement inspiré, les deux souverains ont
orienté sur une voie nouvelle les relations entre la divinité et
ceux qui en avaient reçu la révélation.
Les livres de Moïse donnaient aux hommes les caractéris-
tiques fondamentales de leur relation à Dieu. Dans une perspec-
tive cosmogonique, la Torah énonçait la façon dont le monde
avait été créé, l’origine de toute chose, la formation de l’homme
et de la femme, l’histoire, à la fois théodicée et anthropologie,
qui devait conduire un peuple à accepter le joug de la Loi et sur-
tout les obligations qui, prégnantes, détaillées, scrupuleuses,
résultaient de l’intimité divine… et même les sanctions apocalyp-
tiques qui pouvaient advenir en raison du non-accomplissement
de la volonté divine.
Les prophètes, par leurs dires, annonçaient au peuple les
conséquences de la désobéissance et voyaient, parce qu’ils
étaient directement inspirés, ce que les lendemains réservaient à
Israël. Certes ils prescrivaient les obligations, mais pour eux déjà
la vertu d’adhésion à la parole, la confiance, la certitude d’une
LES AMOUREUX DE SION 143

finalité bienheureuse, souvent, prédominaient. Les prophètes


apportaient aux hommes une espérance individuelle, ils établis-
saient sur le mode allusif, un lien nouveau entre les croyants et
l’objet de leur croyance.

UN CHANT DE GLOIRE ET DE CONFIANCE

David, dans les Psaumes qui lui sont attribués et Salomon


dans les Proverbes, le Cantique des Cantiques et l’Ecclésiaste,
ont donné une inflexion nouvelle à ce qui était, avant eux, l’insti-
tution d’une loi et l’énoncé d’une morale et d’une pratique.
Les deux rois d’Israël ont ouvert Israël à l’allégresse, à
l’espoir triomphant, mais aussi aux hésitations, au scepticisme,
au doute, à l’inquiétude. David et Salomon ont révélé la part
d’humanité qui habite le croyant. Jérusalem est au centre de ce
nouveau discours religieux. La Ville, par la dévotion qu’elle
entraîne pour elle-même et pour le Sanctuaire qui s’y trouve,
autorise le chant de gloire et de confiance composé par David. À
Jérusalem, ce n’est plus tellement le peuple qui sert respectueu-
sement Dieu. L’homme est appelé à intervenir comme individu
reconnaissant son intimité avec le créateur.
Le mot « psaume » semble dans cette perspective tout à fait
inadéquat. En hébreu, l’Écrit de David est intitulé Téhilim, c’est-
à-dire louange, allégresse. Les « psaumes » sont l’expression nou-
velle dans l’existence hébraïque de la reconnaissance du lien per-
sonnel qui rattache l’individu à l’immensité des Cieux. Ainsi se
pose dans le texte davidique lui-même, non plus la question de la
création du monde ou celle de l’homme, mais celle d’une méta-
physique nouvelle, partant non de la divinité mais de l’homme
lui-même, pour interpréter l’étrange situation qui veut qu’au
centre de l’univers se situe une pensée humaine tendant à com-
prendre, à embrasser la totalité. Et cette démarche, également,
conduit à l’allégresse. Chanter cette relation cosmogénique, c’est
un peu en déterminer la vérité.
La religion d’Israël commence vraiment avec les « louanges »
de David. Tout ce qui précède les psaumes, y compris la Torah,
conduit aux chants d’allégresse. Ils sont une reconnaissance de
tout ce que la loi a édicté et annoncé ; mais ce n’est qu’au
moment où l’homme peut dire qu’il est heureux de cette situa-
tion que le projet religieux est vraiment accompli. Or ce discours
de joie a été, pour la première fois dans l’histoire d’Israël, for-
144 JÉRUSALEM , LA SAINTE

mulé depuis une petite ville des monts de Judée au cœur de


laquelle David installa l’arche sacrée et où Salomon fit cons-
truire, à l’emplacement du sacrifice, le temple que Dieu lui-
même qualifie comme sa résidence :
« Béni soit l’Éternel, depuis Sion, lui qui habite Jérusalem ».
Le psaume 132 rappelle l’évidence de la présence divine, mais la
bénédiction adressée à Dieu ne peut être formulée que depuis
Sion. De même que Dieu se bénit lui-même, de même Jérusalem
est à la fois objet de bénédiction et génératrice de bénédiction. Et
le psaume 134 en précise bien la nature fondamentale : « Dans
les nuits levez vos mains vers le Sanctuaire et bénissez l’Éternel,
que l’Éternel te bénisse, de Sion, lui qui fit le ciel et la terre. »
Ainsi la bénédiction issue de Jérusalem est le plus authentique
qui soit puisqu’elle se rapporte non seulement à Dieu qui habite
Jérusalem mais à celui qui a créé le ciel et la terre, c’est-à-dire à
celui dont la gloire remplit l’univers.
En réalité c’est le nom divin qui est présent dans le
Sanctuaire : « Pour publier dans Sion le Nom de l’Éternel, sa
louange dans Jérusalem. » Le Nom, par définition impronon-
çable, sera donc un jour « publié », rendu public, mis à la portée
de tous, dans Jérusalem (psaume 102).
Enfin le psaume 122 montre que Dieu entend protéger Jéru-
salem : « Nous nous sommes arrêtés à tes portes, Jérusalem ! »,
« Que soient paisibles ceux qui t’aiment, advienne la paix dans tes
murs, que soient paisibles tes palais ; pour l’amour de nos frères,
de nos amis, laisse-moi dire paix sur toi, pour l’amour de la
maison de l’Éternel notre Dieu, je prie pour ton bonheur. »
C’est certainement le psaume 132 qui reprend le plus claire-
ment la certitude de l’établissement divin à Jérusalem : « Car
l’Éternel a fait choix de Sion. Il a désigné ce siège pour lui. C’est
ici mon repos, à tout jamais, là où je siégerai, car je l’ai désiré. »
Dans une perspective très différente, les psaumes jettent sur
l’immensité de l’univers une vision plus métaphysique. Au regard
de la concrétude de la présence de Dieu sur terre, à Jérusalem, la
tradition psalmique ne pouvait manquer de caractériser les cieux
comme le domaine absolument transcendant de la divinité.
« L’Éternel siège dans les Cieux » précisément au psaume 19 « les
cieux racontent la gloire de Dieu ». Il ne s’agit pas là d’une méta-
phore, les cieux révèlent concrètement la présence divine ; dans
son accomplissement et dans son inaccomplissement. Le
psaume 68 apporte une réponse à la dualité, présence de Dieu à
LES AMOUREUX DE SION 145

Jérusalem et Présence de Dieu dans les cieux. Celui qui réside


dans les cieux est également qualifié de « père des orphelins et
justicier des veuves ; c’est Dieu dans son lieu de sainteté » ; lieu
de sainteté, c’est-à-dire la terre, c’est-à-dire Jérusalem. Autrement
dit, la sainteté divine est présente dans ce monde, mais son
domaine s’étend à tout l’univers, terre comprise. La présence (en
hébreu chekhina) et la gloire qui englobe le tout, répondent à
deux mouvements convergents. Les théologiens hébreux ajou-
tent que cette convergence se fait à Jérusalem.
Les « louanges » de David ont formé la liturgie de la religion
en cela qu’elles exaltent l’homme et décrivent cette mystérieuse
relation qui l’attache à un univers insondable. En un sens, les
psaumes interprètent le mystère de la création.

Les écrits composés par Salomon et, après lui, sur le modèle
de son inspiration, ne s’attachent à aucun mystère. Les Proverbes
relèvent à la fois d’une morale, d’une justice et d’une modération.
Ils sont un éloge de l’intelligence : il s’agit de « rendre (son) oreille
attentive à la sagesse » ; et de « tendre son cœur au discerne-
ment ». Les Proverbes prennent l’homme pour la mesure de l’uni-
vers, en un sens, ils sont anthropocentriques : « En avant l’humain
qui trouve la sagesse, l’humain qui diffuse le discernement. » La
vie est la valeur suprême dont la conservation est indispensable au
respect de la Torah : « Entends, mon fils, et prends mes dires, les
années de vie se multiplient pour toi… Protège-la, oui, elle, ta
vie. » Les dires inspirés sont vie : « Oui, ils sont vie pour qui les
trouve. Oui, à lui les aboutissements de la vie 14. »
Si les Proverbes se réfèrent à la Torah, à la divinité, à l’ordre
du monde, ils ne mentionnent jamais Jérusalem. Celui qui a
construit le temple semble vouloir, dans cet écrit, rappeler, non
la nécessité du culte divin, mais la recherche du bien grâce à la
sagesse, à l’amour de la vie et à l’exercice de l’intelligence.
Il en est de même pour l’œuvre littéraire, de loin la plus
belle, attribuée à Salomon, l’Ecclésiaste. Aucune allusion directe
à la prééminence divine ne s’y trouve au point que le livre aurait
été rejeté du canon biblique si un rabbi n’avait fait observer que
l’avant-dernier verset était la plus éminente profession de foi qui
fût : « Parole de la fin : tout entendu, crains Dieu, garde ses
ordres, voilà tout l’humain. »

14. Proverbes, chapitres I à V. Traduction Chouraqui, légèrement modifiée.


146 JÉRUSALEM , LA SAINTE

L’Ecclésiaste reste néanmoins l’expression la plus accom-


plie, peut-être la seule, de ce doute qui caractérise les croyants
les plus sincères, les plus engagés. Les hésitations du Qohelet, de
l’Ecclésiaste, ne sauraient se comparer au scepticisme philoso-
phique des Grecs. « Même si le sage dit qu’il sait, il peut se
tromper. » De même, ne peuvent se comparer à la pensée philo-
sophique des hédonistes les paroles de Salomon : « Je vante,
moi, la joie. Rien ne vaut pour l’humain sous le soleil que
manger, boire, se réjouir. » Car l’Ecclésiaste ajoute : « Qu’elle (la
joie) l’accompagne dans son labeur, les jours de sa vie qu’Élohim
lui donne sous le soleil »… « Vanité des vanités, tout est vanité…
Il n’y a rien de neuf sous le soleil 15. »
Le Cantique des Cantiques, enfin, poème d’allégorie amou-
reuse évoquant les relations homme-Dieu comme comparables à
celles qu’entretiennent l’homme et la femme épris l’un de l’autre,
voit dans Jérusalem l’archétype de la beauté. « Tu es belle ma
compagne, telle Tirsa, harmonieuse, telle Jérusalem 16. » Quant
au lit du roi Salomon, il est décrit comme « tapissé d’amour par
les filles de Jérusalem ».
À la différence des Psaumes, les écrits de Salomon relèvent
d’une volonté d’intégrer dans la vie de tous les jours l’existence
d’une Jérusalem résidence divine ; le temple se trouve en son
centre. La divinité ne souhaite pas s’en échapper ; il convient
donc que l’homme réfléchisse enfin à son propre destin ; qu’il
accomplisse certes la volonté divine, mais aussi qu’il comprenne
quelle est sa situation sur terre, qu’il rentre en lui-même. Jéru-
salem la sainte, de toute façon, ne peut lui échapper. Tel est peut-
être le fin mot des écrits de Salomon, roi de Jérusalem, bâtisseur
du temple de l’Éternel.

BABYLONE, LA TENTATION DE L’UNIVERSEL

Six siècles avant la naissance de Jésus, au moment où les


armées babyloniennes ayant à leur tête le roi Nabuchodonosor,
font leur entrée en Judée, les descendants de Salomon conçoivent
un réel sentiment de panique. Pour protéger la Ville sainte, ils ne

15. Ecclésiaste VIII, 15. Traduction Chouraqui à l’exception de la deuxième


citation que nous avons donnée sous sa forme classique.
16. Cantique des Cantiques VI, 4. Traduction Chouraqui. Tirsa est une ville
du pays de Canaan que les rois schismatiques du royaume d’Israël avaient
embellie au point qu’elle était devenue symbole de beauté.
LES AMOUREUX DE SION 147

peuvent compter que sur un éventuel secours de l’Égypte qui ne


voit pas d’un bon œil l’occupation programmée par Babylone de
la grande voie naturelle conduisant jusqu’aux bords du Nil. Ceux
de Jérusalem savaient que le Pharaon est velléitaire mais aussi
que les Babyloniens sont parfaitement déterminés à s’emparer de
Jérusalem. Nabuchodonosor est certainement attiré par les tré-
sors censés se trouver en quantité à l’intérieur du temple. En
revanche, ce roi semble animé d’un sentiment d’inquiétude et de
respect à l’égard de la mystérieuse cité. Bien sûr, sa propre ville,
Babylone, réunissait en son sein quantité de traditions ésoté-
riques représentées par des magiciens, des prophètes, des mys-
tiques, des exaltés de toutes origines. Mais Jérusalem était restée,
dans son esprit, comme la plus extraordinaire des cités.
Une première fois Nabuchodonosor se présenta devant la
Ville. Le roi de Judée, Joiaqim, qui lui faisait face était bien
entendu attaché à l’indépendance de son pays et au culte célébré
dans le temple. Mais il avait laissé s’exprimer quantité de supers-
titions et de croyances d’essence païenne. Le Sanctuaire n’était
plus ce qu’il était. La réprobation était grande parmi le peuple et
se faisait entendre notamment par la voix de Jérémie, le prophète
écouté du peuple. Jérémie n’hésitait pas à affirmer publiquement
que la Ville sainte serait livrée « en malédiction à toutes les
nations de la terre ». Joiaqim l’aurait volontiers mis à mort si les
partisans du prophète ne lui avaient pas fait valoir que ce n’était
pas Jérémie qui parlait, mais par sa bouche, Dieu lui-même.
Toujours est-il que le roi de Jérusalem préféra composer
avec le roi de Babylone et accepta de lui payer tribut. Nabucho-
donosor ne se contenta pas de ce geste et décida d’emporter une
certaine quantité des richesses du temple. De plus, il commanda
à ses eunuques de choisir trois jeunes gens parmi les plus valeu-
reux pour les emmener à Babylone. Il fallait qu’ils fussent « bien
faits, instruits de tout ce qui regarde la sagesse, habiles dans les
sciences et dans les arts, afin qu’ils demeurent dans le palais
pour y apprendre à écrire et à parler la langue des chaldéens ».
Mais surtout le roi ramena à Babylone Daniel, homme jeune et
beau, espoir d’Israël, doté d’une intelligence exceptionnelle.
Une deuxième fois, c’était en 598, Nabuchodonosor mit le
siège autour de Jérusalem. Joiaqim, en effet, comptant sur le
soutien égyptien, avait refusé de payer tribut à Babylone. Le roi,
revenu sous les murs de la Ville, commença par convoquer le tri-
bunal des rabbis pour qu’il lui soit expliquée la religion des
148 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Judéens. Il manifestait ainsi à la fois une curiosité attentive et


bienveillante envers une religion dont il pressentait la profon-
deur, et l’inquiétude mystique qu’elle lui inspirait. Insatisfait par
les propos des savants judéens, il envahit la Ville, mais conformé-
ment à sa promesse, il n’y eut pas de viol du temple ni de destruc-
tion de la cité. Il se fit cependant remettre l’essentiel des trésors
que les Judéens conservaient. Il fit déporter, enchaînés cette fois,
deux mille hommes parmi les plus en vue et aussi parmi les plus
habiles, des forgerons, des maçons, des artisans d’art et des
bûcherons. Enfin il fit exécuter le roi Joaqim, parjure à ses yeux
et impie pour nombre de ses compatriotes. Jérémie suggérait
clairement que Nabuchodonosor était, en ce sens, l’instrument
du Dieu d’Israël et qu’il était venu pour faire justice. Le prophète
reconnu par les siens déclarait aussi à qui voulait l’entendre qu’il
fallait accepter le joug babylonien et cesser de ruser avec le roi
des Chaldéens. Ainsi pourrait être purifié le temple et même
pourrait-on éviter qu’il ne fût détruit par l’envahisseur. Une fois
encore Jérémie faillit être mis à mort. Mais l’essentiel était que,
pour l’heure, Nabuchodonosor avait respecté le Sanctuaire. Ce
fut avec une grande tristesse que le peuple vit s’éloigner vers le
désert le convoi des déportés parmi lesquels se trouvait un autre
prophète, plus jeune et moins malheureux que Jérémie, Ézéchiel.
Une troisième fois, le roi de Babylone se mit en marche vers
Jérusalem, il venait d’apprendre que le fils et successeur de Joaqim
agissant comme son père, refusait de faire allégeance à Babylone
et avait conclu une alliance avec l’Égypte. C’était en 587.
Le siège de Jérusalem dura dix-huit mois et au neuvième
jour du mois d’Ab, selon le calendrier hébreu, il y eut une der-
nière brèche dans les murs d’enceinte et l’armée commandée par
Nébuzaradan se précipita au cœur de la ville. Le destin de Jéru-
salem basculait… Nabuchodonosor préféra que son général
effectuât à sa place l’acte sacrilège. Nébuzaradan mit à sac le
Sanctuaire, fit main basse sur les richesses qui s’y trouvaient
encore, « tout ce qui était en or ou en argent ». Enfin, il incendia
le Sanctuaire et détruisit le palais royal. Tous les habitants furent
déportés ; les fuyards rattrapés dans le désert et Jérémie lui-
même avait dû, avec quelques rescapés, fuir vers l’Égypte.
C’était la première fois que le Sanctuaire de Jérusalem bâti
par Salomon un demi-millénaire auparavant était complètement
détruit.
Les conséquences n’en furent pas seulement historiques. La
LES AMOUREUX DE SION 149

pensée religieuse des Hébreux allait devoir prendre une orienta-


tion nouvelle. L’idée, en effet, que le Dieu d’Israël habitait Jéru-
salem, qu’il y avait sa résidence, ne pouvait être maintenue, à
moins que l’on n’acceptât que Dieu lui-même fût vaincu ou bien
alors, conséquence paradoxalement plus acceptable, que Dieu
avait abandonné Israël.
Jérémie, le prophète de malheur, prêchait sur la route de
son exil égyptien que peu importait la domination babylonienne
sur Jérusalem ; que cette sanction de nature historique ne signi-
fiait pas la rupture de l’Alliance conclue du temps de Noé et
renouvelée au Sinaï. Commençait ainsi à être formulée l’idée que
les événements de l’histoire du peuple judéen ne sauraient
affecter son existence comme peuple de prêtres et comme nation
sainte. Certes, Jérusalem demeurait au centre de l’être d’Israël, et
tout ce qui la blessait retentissait naturellement sur Dieu lui-
même, diminuait la gloire et la puissance de son Nom, mais la
fin de Jérusalem ne signifiait pas que les Judéens, chassés hors
de leur Ville, dussent renoncer à rester eux-mêmes.
Cette première pensée d’un Israël privé de Jérusalem appa-
raissait, par la voix de Jérémie, autour de l’idée que le malheur
de la Ville et du peuple était sans doute, une sanction résultant
de l’infidélité ; autrement dit, Israël ne méritait plus Jérusalem.
Mais la prophétie de Jérémie était plus profonde : la fidélité des
Judéens à la Loi pouvait se manifester hors de la Ville sainte et
de la Terre promise ; sur le chemin de l’Égypte, sur la route de
l’exode, tout autant. Jérémie considérait que le malheur était
immense et la chute de Jérusalem irréparable ; pour autant le
peuple n’était pas destitué de sa dignité ni de sa mission parmi
les autres nations de la terre. Jérémie ne fixe pas l’espoir qui
l’habite, malgré l’apparence de ses paroles, sur la nécessité de
rebâtir Jérusalem, mais pour l’heure, sur la nécessité de main-
tenir Israël dans la fidélité à la promesse.
La prophétie de Jérémie se trouve donc aux antipodes de la
tentation universaliste qui tendrait à dégager Israël de son enra-
cinement en Terre promise. Babylone représentait, comme on le
verra, précisément la séduction de l’ouverture au monde. Et
pourtant Jérémie est lui-même qualifié par son Inspirateur de
prophète des nations : « En ce temps-là, on appellera Jérusalem
Trône d’Adonaï et toutes les nations convergeront vers elle 17. »

17. Jérémie III, 17.


150 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Peut-être faut-il interpréter dans ce même sens la lettre que


le prophète Jérémie adresse aux déportés de Babylone : « Prenez
femmes et engendrez des fils et des filles, choisissez des femmes
pour vos fils, donnez vos filles en mariage et qu’elles enfantent
des fils ; multipliez-vous là-bas, ne diminuez pas ! Recherchez la
paix pour la ville où je vous ai déportés ; priez Adonaï en sa
faveur, car de sa paix dépend la vôtre 18. »
Cette étrange lettre, de tendance « assimilatrice », dirions-
nous aujourd’hui, correspond exactement à la situation qui fut
celle des exilés à Babylone. Loin d’être une réduction en escla-
vage, la vie des Hébreux en Chaldée s’est située dans la perspec-
tive d’une symbiose enrichissante pour les deux parties. On leur
avait réservé un territoire le long d’un canal, le Kébar, sur une
dérivation de l’Euphrate. Non loin de là se trouvait la ville de
Nippour dont Nabuchodonosor avait restitué la grandeur. Cette
cité sumérienne, l’une des plus anciennes villes du monde, était
par sa splendeur comparable à Jérusalem. Les Judéens pou-
vaient librement s’y rendre ainsi qu’à Babylone. Leur situation
n’avait rien de comparable à celle que connurent leurs ancêtres
en Égypte. Ainsi étaient-ils devenus les partenaires privilégiés
des puissants et des clercs de toute la Babylone. Nombre d’entre
eux étaient charpentiers, d’autres s’occupaient de la navigation
fluviale, ou étaient ingénieurs des eaux. Il y avait moins d’intel-
lectuels, moins de lévites, moins de fonctionnaires du culte.
Paradoxalement, le désespoir de Jérémie, sa prophétie
empreinte de tristesse, étaient en réalité un appel conservatoire,
une injonction divine transmise par son oracle, d’avoir à persé-
vérer dans l’être. Pour autant, les Hébreux ne devaient pas céder
à l’adoration des dieux de bois et de pierre. Le refus obstiné des
déportés de sacrifier aux idoles comportait cependant le risque de
les faire apparaître, dans la société babylonienne, comme des
« sans dieux ». Et c’est pourquoi les Hébreux devenus babylo-
niens ne manifestaient aucune répulsion réelle aux croyances
locales ! Le culte du Dieu d’Israël était rendu impossible en raison
de la destruction du temple et de l’éloignement du site sacré. Les
déportés choisirent donc de célébrer, lors de réunions régulières,
organisées en général le jour du sabbat, en des lieux de prières,
non pas bien entendu de quelconques idoles, mais Jérusalem, la
lointaine, l’inoubliable. Ainsi commençait la nostalgie de Jéru-

18. Jérémie XIX, 6.


LES AMOUREUX DE SION 151

salem, événement à la fois liturgique et national. De ce dernier


point de vue, l’espoir d’un retour prochain dans la Ville sainte
était fort ténu, mais l’expérience religieuse d’une nouvelle coïnci-
dence entre les Hébreux et leur ville prit une dimension extraor-
dinaire. La terre de Chaldée connut les premières oraisons des
Hébreux privés de leur temple. Peut-être certains, à ce moment-
là, se sont-ils souvenus que tout avait commencé par la migration
d’Abraham qui quitta, sur l’injonction divine, cette même terre de
Chaldée où il était né et que leurs prières rejoignaient en consé-
quence le plus profond de leur histoire.
Il était impossible de bâtir à Babylone un substitut du temple.
Le prophète Ézéchiel disait que le Nom divin ne pouvait être pro-
noncé en dehors du Sanctuaire. Alors les exilés ont exprimé, sur le
modèle des psaumes de David, la plus nostalgique des prières qui
soit, celles qui disaient le mieux la perpétuelle polarisation de leur
espérance sur la Ville sainte, leur ferveur envers le lieu qui ouvrait
la voie divine. Jusqu’à la fin des temps, cette oraison douloureuse
marquera la liturgie juive : « Nous nous sommes assis sur les
bords du fleuve de Babylone et là nous avons pleuré en nous sou-
venant de Sion… Et là, ceux qui nous avaient emmenés captifs
nous demandaient de chanter des cantiques : chantez-nous
disaient-ils, un cantique de Sion. Comment chanterions-nous un
cantique du Seigneur en une terre étrangère. Si je t’oublie Ô Jéru-
salem, que ma main droite se dessèche, que ma langue se colle à
mon palais, si je ne me souviens pas de toi, si Jérusalem n’est pas
pour moi le principal sujet de ma joie 19. »
La prophétie de Jérémie, sur la route de l’Égypte et celle
d’Ézéchiel exilé au milieu de son peuple à Babylone, entraient
évidemment en résonance : la nostalgie de Jérusalem leur était
commune. Ézéchiel cependant insistait sur le retour à Sion, sur
cette idée contenue dans le psaume 147 selon laquelle Dieu rebâ-
tira Jérusalem : « Bâtisseur de Jérusalem, Adonaï, il rassemble
les déportés d’Israël, lui qui guérit les cœurs brisés et qui panse
leurs blessures. »
Mais la prédiction d’Ezéchiel avait une finalité théologique ;
le prophète, sur le chemin de l’exil, avait rassuré le peuple sur un
point essentiel. La destruction de Jérusalem et l’éloignement du
site sacré ne signifiaient pas que Dieu avait abandonné son
peuple. En plein désert, face à la caravane des bannis, le pro-

19. Psaume 137, 1 et suivants.


152 JÉRUSALEM , LA SAINTE

phète décrit la vision du char céleste. Ce n’est pas un phénomène


extraordinaire ou miraculeux, mais la perception directe d’une
forme divine ; plutôt de la forme divine. « Et les cieux se sont
ouverts et j’eus des visions divines. » La description que donne
Ézéchiel prouve qu’il s’agit d’une évidence. Ainsi la tradition
hébraïque n’hésite pas à comparer la vision du char céleste à la
création du monde. La destruction du temple de Jérusalem a
donné lieu à un événement aussi significatif pour l’humanité,
pour la condition humaine, que la création du ciel et de la terre,
que la création de l’homme. Ainsi s’est révélée la nature même de
la divinité. Mais Ézéchiel n’a pas vu Dieu. Les cieux cependant se
sont ouverts pour bien marquer que la présence divine, dans
l’histoire d’Israël, est de tous les instants. La vision d’Ezéchiel est
un signe aussi important que l’Arc-en-ciel après le déluge ; le
signe renouvelé de l’Alliance. L’œuvre de commencement du
monde et celle du char céleste relèvent d’une même volonté.
Elles s’inscrivent toutes les deux dans une même logique de
révélation.
Alors que l’exil babylonien a été l’occasion d’une manifesta-
tion évidente de l’accompagnement divin, les Judéens ont cepen-
dant été, à Babylone, pour la première fois de leur histoire, en
présence de la tentation de l’universel. Certes les Hébreux
avaient rencontré d’autres civilisations, d’autres croyances,
d’autres mœurs, mais jamais autant que dans l’antique Babel, ils
n’ont éprouvé le sentiment d’ouvrir une porte vers un univers où
confluaient toutes les traditions religieuses et ésotériques, tous
les mystères de l’époque. Ces traditions se conjuguaient harmo-
nieusement entre elles et l’exclusivisme auquel les Hébreux res-
taient habitués était ignoré de la plupart des Babyloniens. Un
esprit de curiosité générale animait les différentes tendances de
la société babylonienne. Nabuchodonosor qualifié par Jérémie
de « serviteur de Dieu » n’aurait-il pas reçu, à son insu, la mis-
sion de conduire les fils de Jérusalem aux portes de l’universel ?
Babylone n’était-elle pas, comme le disait Jérémie, « une
coupe d’or dans les mains de l’Éternel qui enivrait toute la
terre 20 ? »
C’est dans le contexte multidimensionnel de Babylone qu’a
été formulée pour la première fois une pensée apocalyptique
propre à la religion d’Israël. Le jeune Daniel, naguère enlevé à

20. Jérémie LVII, 1.


LES AMOUREUX DE SION 153

Jérusalem, vivait à la cour de Nabuchodonosor, tout près du roi.


Il interprétait ses rêves, et calmait ses angoisses. On dit même
que sur la fin de ses jours, le maître de Babylone voulut lui
remettre le pouvoir, ce que Daniel refusa.
Les visions de Daniel sont constitutives d’une véritable théo-
logie de l’histoire d’Israël. Le prophète proclame la résurrection
des morts, et surtout il décrit la délivrance finale grâce au gou-
vernement d’un fils d’homme : « J’étais à contempler aux contem-
plations de la nuit : et voici, avec les nuées des ciels, comme un
fils d’homme. Il vient, il arrive jusqu’à l’Ancien des jours. Ils le
font approcher en face de lui. À lui est donné le gouvernement, la
gloire, le règne. Tous les peuples, patries et langues le servent 21. »
Il est dès lors évident que la délivrance attendue sera celle d’un
gouvernement ; celle d’un Messie libérateur. Cette libération ne
saurait être confondue avec le monde futur dans lequel se pro-
duira la résurrection des morts.
Ainsi, c’est lors de l’exil babylonien que les Hébreux, pour-
tant privés de leur patrie, loin de Jérusalem, expriment, par la
voix d’un Inspiré, leur compréhension des temps messianiques.

Restauration et destruction

Babylone, cette ville qui enivrait la terre entière, n’allait pas


tarder à être vaincue. La civilisation qui avait vu l’invention de
l’écriture, avait formulé sous le roi Hammourabi, vers l’an 1750
avant notre ère, un code de respect de la personne humaine et
réussi à assurer la convergence de nombreuses civilisations,
cette ville-empire allait tomber sous les coups d’un homme né
sur le lointain plateau iranien, lui aussi parti à la tête de ses
armées pour fonder « un empire universel ». Cyrus le Grand qui
se qualifiait lui-même de « roi du monde, grand roi, puissant roi,
roi des quatre coins du monde » n’était pas un conquérant
comme les autres. Il entendait apporter à tous la liberté reli-
gieuse et l’indépendance de leur nation. « Roi de la totalité », il
entendait que l’immense empire sur lequel il régnait, des limes
de l’Égypte aux rives de l’Indus, de la mer supérieure à la mer
inférieure, fut celui de l’amitié des dieux et de la tranquillité des

21. Daniel VII, 13-14, traduction Chouraqui.


154 JÉRUSALEM , LA SAINTE

peuples. À peine Cyrus avait-il conclu son projet de royaume uni-


versel en prenant Babylone, qu’il promulgua la première grande
loi d’affranchissement des peuples et de liberté religieuse : « J’ai
accordé à tous les hommes la liberté d’adorer leurs propres dieux
et ordonné que personne n’ait le droit de les maltraiter pour
cela… J’ai ordonné qu’aucune maison ne soit détruite et
qu’aucun habitant ne soit dépouillé… J’ai garanti la paix, la tran-
quillité à tous les hommes 22. »

« QU’ILS REBÂTISSENT LA MAISON DE L’ÉTERNEL »


Dès que cette disposition fut connue des Judéens, on conçut
un espoir immense. Mais cette belle intention concernait-elle
ceux de Jérusalem ? Il ne fallut pas attendre très longtemps pour
que le roi des quatre coins du monde fasse proclamer, dans tout
l’empire, au son des tambours et des trompettes, le décret libé-
rant les Judéens. De plus Cyrus autorisait et même recomman-
dait la reconstruction du temple et pour couronner son décret, il
nomma le Dieu d’Israël « qui est à Jérusalem » :

« Ainsi dit Cyrus, roi de Perse :


Tous les royaumes de la Terre
Il me les a donnés le Dieu du ciel ;
Il m’a commandé de lui bâtir une maison
Dans la ville de Jérusalem qui est en Judée
Qui d’entre vous est de son peuple
Que Dieu soit avec lui
Et qu’il monte à Jérusalem en Judée
Qu’il rebâtisse la maison de l’Éternel,
Le Dieu d’Israël, lui-même
Le Dieu qui est à Jérusalem 23. »

Face à un tel événement, les Hébreux ont immédiatement


reconnu en Cyrus un envoyé de Dieu, un Messie libérateur. Le
prophète Isaïe proclame ainsi la parole divine : « À Cyrus que je
tiens par sa main droite pour abaisser devant lui les nations…
Moi-même, devant toi, je marcherai… Ainsi tu sauras que c’est
moi l’Éternel, celui qui t’appelle par ton nom… oui mon élu je t’ai

22. Cylindre de Cyrus in « Acta iranica », Leyde (Pays-Bas), E.J. Brill éd.,
1974.
23. Ezra I, 2-4.
LES AMOUREUX DE SION 155

appelé par ton nom, je t’ai qualifié sans que tu me


connaisses 24… » Le peuple hésite à croire les paroles du prophète
Isaïe, mais l’évidence est là, un roi issu d’une autre lignée que
celle de David, un Aryen, recommande la reconstruction du
temple à Jérusalem et libère les captifs.
Les caravanes du grand retour s’organisent fébrilement.
Chaque candidat doit prouver qu’il est bien du peuple judéen,
mais on admet les nombreux israélites qui sont les descendants
de ceux que le roi assyrien avait expulsés du royaume d’Israël en
l’an 701. On admet également les prosélytes, ceux des Babylo-
niens qui ont vu dans le culte de Jérusalem un objet d’espérance.
En tout, peut-être cinquante mille personnes s’apprêtent à partir.
Elles emportent avec elles les trésors sur lesquels, un demi-siècle
plus tôt, Nabuchodonosor avait fait main basse.
Ils traversaient en toute sécurité un pays pacifié par Cyrus,
au sein duquel l’autorité perse s’imposait. Ils progressaient le long
de l’Euphrate, laissant au loin les ruines de Ninive, l’orgueilleuse
ville des Assyriens, aujourd’hui disparue à tout jamais. Certains
pensaient peut-être à ce moment que Jérusalem bientôt rebâtie
finirait par rayonner sur le monde et pourrait même être compa-
rable à la mystérieuse Babylone qui, grâce au roi de Perses, appa-
raissait maintenant comme une cité sans égale.
Le désert qu’ils devaient ensuite franchir leur parut bien
facile à dépasser face aux épreuves que leurs parents avaient dû
souffrir, enchaînés, un demi-siècle plus tôt.
Les premiers rapatriés arrivés à Jérusalem, mus par un
enthousiasme sans pareil, s’étaient précipités vers les ruines. Là,
croyant pouvoir déterminer avec certitude l’emplacement du
Saint des saints, ils commençaient à construire un autel impro-
visé et à y célébrer un sacrifice.
Les quelques Judéens qui avaient échappé à la déportation
regardaient les nouveaux arrivés avec étonnement : comment,
après tant d’années, avaient-ils pu garder aussi intensément le
souvenir du Sanctuaire et du culte qu’il imposait ?
Bien vite, cependant, les Judéens de retour de Babylone
cherchèrent à s’organiser, non pas au regard de leurs nouvelles
obligations religieuses, mais dans leur vie de tous les jours ; où
s’installer, où trouver un gîte, comment se ravitailler ?… Le

24. Isaïe, XLV, 1-4.


156 JÉRUSALEM , LA SAINTE

temple, maintenant qu’il était à nouveau sous leur juridiction,


pouvait attendre.
À l’exception des gens de Hébron, plutôt hostiles aux
Judéens, surtout depuis qu’ils avaient reçu un renfort inattendu,
les populations environnantes ne s’inquiétaient guère de cette
« renaissance » dont ils ne devinaient pas l’importance. Il y eut
même une revendication surprenante de la part des voisins du
nord de la Judée. Les Samaritains et les Cutéens qui avaient été
installés d’autorité sur le territoire du royaume d’Israël, se pré-
sentaient à Jérusalem et demandaient avec insistance eux qui
par l’origine n’étaient pas des descendants de Moïse, à participer
aux travaux de reconstruction du temple. Ils disaient qu’en tout
point ils respectaient la religion du lieu, c’est-à-dire la religion
d’Israël. Et précisément les Samaritains, en particulier, enten-
daient parfaire leur pratique religieuse en célébrant le culte du
temple à Jérusalem.
L’homme qui présidait désormais aux destinées du nouveau
royaume de Judée était un descendant des rois de Jérusalem, né
à Babylone, il portait un nom babylonien : Zeroubabel, qui signi-
fiait rejeton de Babel. Face à la proposition des Samaritains, les
Judéens n’avaient pas d’autre choix que de donner une réponse
négative. D’abord, disaient-ils, c’est à nous et à nous seuls que le
roi Cyrus a donné l’autorisation de reconstruire la maison de
Dieu. Ensuite, selon la tradition biblique, les Hébreux sont les
seuls à pouvoir bâtir concrètement le Sanctuaire. Bien sûr, il y
eut des collaborations étrangères comme celle du roi de Tyr,
Hiram, qui fournit du matériel et envoya des architectes à Jéru-
salem du temps de Salomon ; mais aujourd’hui, après la destruc-
tion et l’exil, c’est aux Judéens authentiques d’effacer l’abomina-
tion qu’a constituée la ruine du Sanctuaire.
Dépités, les Samaritains étaient repartis vers leur ville,
Sichem, et non loin de là, sur le mont Garizim, ils avaient cons-
truit leur propre Sanctuaire, obéissant à toutes les règles
bibliques le concernant.
Les Judéens pour leur part, malgré l’expérience de la vie à
Babylone au contact de tant de traditions différentes, avaient
certainement conscience d’aborder une nouvelle étape de leur
histoire propre.
Mais l’essentiel était que, moins de deux décennies après
l’édit de Cyrus, en l’an 538, le temple de Salomon resurgissait de
ses ruines. Pourtant l’enthousiasme n’habitait pas vraiment les
LES AMOUREUX DE SION 157

rapatriés. Les séquelles de la vie à Babylone se faisaient sentir ;


l’ouverture aux autres, l’introduction de la musique, associée à la
récitation des psaumes, dans la vie religieuse et une certaine spi-
ritualisation des pratiques avaient transformé les mentalités. On
était loin de l’époque où la grandeur du temple dominait toute la
vie des habitants de Jérusalem. Néhémie, reconnu par le peuple
comme un Inspiré venait d’arriver à Jérusalem, ne manquait pas
de dénoncer le manque de ferveur des Judéens. Il en appelait à
leur engagement pris auprès de Cyrus de rebâtir le Sanctuaire ;
mais surtout il leur signifiait l’obligation faite après tant de siècles
aux détenteurs de la Torah, cette obligation qui consistait à servir
Dieu à Jérusalem. Les travaux reprirent et Néhémie ordonna que
les murs de la Ville sainte fussent d’abord relevés. Il craignait en
effet que les ennemis alentour, de plus en plus nombreux et déter-
minés, vinssent en foule s’en prendre au site même du Sanc-
tuaire. La totalité des peuples voisins de la Judée était maintenant
debout contre les rapatriés. « Que faites-vous là ? », s’écriaient-
ils. Et Néhémie sut leur répondre : « C’est le Dieu du ciel qui nous
fera réussir. Nous, ses serviteurs, nous allons nous mettre à cons-
truire. Quant à vous, vous n’avez ni part, ni droit, ni souvenir
dans Jérusalem 25. » Ni part, ni droit, ni souvenir ; l’affirmation de
Néhémie en disait long sur l’exclusivité que les Judéens enten-
daient conserver sur Jérusalem ; Jérusalem n’avait d’autre héri-
tier qu’Israël, d’autre légitimité que celle des Judéens, d’autre
mémoire que celle de l’histoire d’Israël !
Devant une telle détermination, et considérant les risques
d’affrontement entre les Judéens et les autres peuples qu’elle
supposait, le représentant du pouvoir perse, le satrape Tattenaï,
se rendit à Jérusalem et lui aussi demanda aux Judéens ce qu’ils
faisaient là. Ils répondirent que ce site était leur depuis le temps
du roi David, cinq siècles auparavant. Qu’un roi babylonien les
avait, voilà soixante-dix ans, chassés de cette terre qui leur
appartenait depuis longtemps ; mais qu’heureusement le roi
Cyrus avait ordonné leur retour et précisément demandé que le
temple fût rebâti.
Incrédule, Tattenaï interrogea sa hiérarchie. La réponse lui
vint d’Ecbatane, cité perse d’où Cyrus avait signé le fameux
décret libérateur : oui, les Judéens disaient vrai. Le satrape reçut
même une copie du décret libérateur. Du côté de Jérusalem on se

25. Néhémie II, 20.


158 JÉRUSALEM , LA SAINTE

réjouit évidemment d’une telle confirmation. Le texte de l’édit


d’Ecbatane différait quelque peu de celui dont les Judéens
avaient gardé le souvenir ; Cyrus ne se réfère plus au Dieu du
ciel, au Dieu d’Israël, qui lui aurait commandé de bâtir sa
maison. Peu importait, à vrai dire, l’évidence était là, pour le
pouvoir central, les Judéens avaient droit à Jérusalem.
Progressivement le temple se reconstituait et le culte sacrifi-
ciel y était peu à peu rétabli. Mais le relâchement observé par
Néhémie se faisait encore sentir. La rigueur des observances
imposées par la Torah semblait insensiblement laisser la place à
des oraisons plus individualisées, plus spiritualisées. Certes
Néhémie proclamait la nécessité du respect scrupuleux des
règles du sabbat et s’en prenait aux marchands qui violaient la
règle du repos hebdomadaire ; il se plaignait aussi de ce que le
temple de Dieu fût abandonné par les lévites, mais le peuple
n’avait pas l’impression, en agissant comme il le faisait, de violer
la Loi.
C’est un autre Judéen, rentré de Babylone à Jérusalem,
quelque temps après Néhémie, qui allait rétablir la Torah dans
toute sa splendeur. Ezra était arrivé à la tête de cinq mille nou-
veaux rapatriés. Comme Néhémie, Ezra était animé d’une foi
d’essence nationale très différente de l’intérêt universaliste qui
caractérisait nombre d’anciens Babyloniens. Ezra n’était pas
seulement un prêtre prêchant la Loi dont il connaissait tous les
recoins. Il était aussi un scribe qui avait « appliqué son cœur à
étudier et à mettre en pratique la Loi du Seigneur et à enseigner
au milieu d’Israël, les lois et les ordonnances 26 ». Prêtre et scribe,
deux qualités alliées en un seul Inspiré, Ezra jouait au sein du
peuple un rôle que peu, avant lui, avaient asumé.
Pour bien marquer la priorité de la Loi, alors que le temple
était désormais reconstruit et Jérusalem à l’abri de ses murailles,
c’était au printemps 515, Ezra et Néhémie avaient décidé de
réunir le peuple : « Tout le peuple se rassemble comme un seul
homme sur la place située devant la porte des Eaux (à Jéru-
salem). Ils dirent au scribe Ezra d’apporter le livre de la Loi que
Moïse avait prescrit à Israël. Alors le prêtre Ezra apporta la Loi
devant l’assemblée qui se composait des hommes, des femmes,

26. Ezra VII, 6-10, C’est nous qui soulignons. Dans le cours de l’histoire
d’Israël, les scribes sont généralement des laïques, des enseignants plus que des
prêtres.
LES AMOUREUX DE SION 159

et de tous ceux qui avaient l’âge de raison… Il (Ezra) lut dans le


livre, depuis l’aube jusqu’à midi… tout le peuple tendait l’oreille
au livre de la Loi… Ezra ouvrit le livre au regard de tout le
peuple, car il dominait tout le peuple, et quand il l’ouvrit, tout le
peuple se mit debout. Alors Ezra bénit Adonaï, le grand Dieu ;
tout le peuple, mains levées répondit : Amen, Amen, puis ils
s’inclinèrent et se prosternèrent devant le Seigneur, le visage
contre terre 27. » Enfin, à son tour, chacun à sa place, ceux du
peuple procédèrent à la lecture de la Loi, d’une voix haute et
intelligible. L’être d’Israël avait retrouvé sa configuration pre-
mière et originelle : le temple remplissait son office, Jérusalem
était protégée, la Loi était de nouveau proclamée pour l’éternité
et le peuple jura de rester fidèle aux principes et aux pratiques
qu’elle imposait.
Une ère nouvelle commence, celle du deuxième temple de
Jérusalem.

ANTIOCHUS ET TITUS

Le prophète Zacharie peut rassurer les Judéens quant à la


pérennité de Jérusalem. Il s’écrie au nom de son Inspirateur : « Il
arrivera, ce jour-là, que je chercherai à détruire toutes les nations
qui viendront contre Jérusalem. Mais je répandrai sur la maison
de David et sur l’habitant de Jérusalem un esprit de miséricorde
et de supplication 28. »
Un autre prophète, Malachie, le dernier à être intervenu
dans la tradition d’Israël, lancera cependant, cinq siècles avant la
naissance de Jésus, comme le dernier mot de la prophétie, un cri
consacrant l’universalité du culte divin : « Du levant au cou-
chant, mon nom est grand parmi les nations et en tout lieu, un
sacrifice d’encens est présenté à mon Nom ainsi qu’une offrande
authentique 29. »
Avec la fin de la prophétie, une première chaîne de l’histoire
des relations entre Israël et son Dieu est bouclée : Moïse a reçu
la Torah au mont Sinaï, il l’a transmise à Josué qui l’a remise aux
Anciens, lesquels ont permis aux prophètes de l’exprimer… Le
temple de Jérusalem reconstruit, la prophétie éteinte peu après,
comment se transmettra la tradition d’Israël ?

27. Ezra VIII, 1,7.


28. Zacharie, XII, 9.
29. Malachie I, 11.
160 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Sans atteindre à la gloire du premier temple, le Sanctuaire


jouait pleinement son rôle. Le Saint des saints assurait sa fonc-
tion médiatrice encore que l’Arche de l’Alliance ne s’y trouvât
plus… Certains disaient qu’elle avait été emportée par Nabucho-
donosor et que finalement elle avait été perdue. Malgré le rigo-
risme de Néhémie et d’Ezra, un parfum d’universalité flottait
toujours à Jérusalem. Et lorsque se présenta aux portes de la
Ville le plus grand conquérant de tous les temps, trois siècles
avant l’ère chrétienne, Alexandre le Macédonien, l’inquiétude
était naturellement très vive parmi les Judéens, on craignait non
seulement que le jeune roi grec ne s’en prenne au temple mais
aussi que ce nouvel apport de civilisation étrangère ne brise en
quelque sorte la quiétude identitaire de ceux de Jérusalem. Tous
ne partageaient pourtant pas cette crainte. Précisément parce
que la leçon de Babylone n’était pas oubliée, nombre de Judéens
voyaient dans ces Grecs issus d’une tradition de pensée nouvelle
pour eux, une nouvelle tentation, un nouveau défi, une nouvelle
espérance.
À la différence des Babyloniens, Alexandre allait respecter le
temple. Il ne procéda à aucune destruction. Jaugeant du regard
l’importance de la cité de David, y reconnaissant peut-être les
signes de la grandeur passée du peuple qui l’habitait, il n’intro-
duisit, hormis les règles de sa propre administration, aucune
règle par trop coercitive, surtout dans le domaine des croyances.
Le jeune Macédonien, il avait à peine plus de vingt ans, alla
même jusqu’à inciter les Judéens à s’installer en nombre dans la
ville qu’il avait lui-même fondée en Égypte, Alexandrie.
Cet appel ne resta pas sans écho, puisque, selon Flavius
Josèphe, la cité qui porte le nom du Grec comptait, au cours du
premier siècle, un million de fils d’Israël (chiffre probablement
très exagéré). Les conquérants ne s’étaient, au demeurant, nulle-
ment contentés de traverser la Judée ; leur installation à la fois
militaire, administrative et, pourrait-on dire, culturelle allait
bien plus intensément que la cohabitation avec Babylone, modi-
fier en profondeur l’existence même du peuple d’Israël. L’ambi-
tion d’Alexandre était d’établir une synthèse harmonieuse entre
l’Orient mystérieux et l’Occident du savoir, les juifs qui avaient
résisté assez généralement à la séduction étrangère allaient se
trouver, avec les Grecs, devant un défi d’une autre nature. La
volonté assimilatrice des Grecs ne s’appuyait pas sur la force
mais au contraire précisément sur une volonté d’assimilation ;
LES AMOUREUX DE SION 161

leur langue, leur culture, leurs mœurs et leur mentalité offraient


une structure d’accueil à ceux de Jérusalem qui jusqu’alors
avaient réussi à vivre repliés autours de leur Sanctuaire 30. Par un
processus naturel, la frange la plus cultivée de la société juive
commença à s’helléniser. Ce mouvement prit rapidement de
l’ampleur au point que Ben Sira dans les écrits sapientiels qu’il
composa au plus fort de l’assimilation hellénistique, demande
aux juifs de ne pas avoir honte « de la loi du Très-Haut et ses
ordonnances 31 ». Les plus engagés dans le tropisme qui les atti-
rait vers l’hellénisme souhaitaient conclure une espèce de
« pacte avec les nations ». S’agissant des mœurs grecques, le
comble fut atteint, aux yeux des traditionalistes, lorsque les juifs
édifièrent à Jérusalem, à la façon de Grecs, un gymnase où des
athlètes, quelquefois dénudés, s’affrontaient lors de toutes sortes
d’épreuves. L’adoption des mœurs grecques fut telle que nom-
breux étaient ceux qui renonçaient à circoncire leurs enfants.
Les exercices athlétiques avaient aussi une signification théolo-
gique puisque les gymnases étaient placés sous le patronage de
dieux tels qu’Hermès ou Héraclès.
Les Grecs, conformément à leur propre tradition, avaient
par ailleurs institué la religion d’Israël en religion d’État, de sorte
que l’administration entendait intervenir dans la nomination des
grands prêtres. Sous la domination grecque, Jérusalem était
devenue une sorte de municipalité placée sous l’autorité du pou-
voir central établi à Antioche.
Le temple lui-même fut qualifié de temple de Zeus.
Seul le petit peuple résistait discrètement au mouvement
ambiant. On continuait à parler hébreu ou plus souvent ara-
méen, on célébrait le culte ancestral, on évitait tout rapport avec
les Grecs, leurs mœurs et leur « idéologie ». Les Séleucides, ces
Syriens assimilés à l’hellénisme, s’étaient vu confier les tâches

30. Nous employons désormais le mot juif pour désigner l’ensemble des
fidèles de la Loi. La distinction entre les Israélites de l’ancien royaume d’Israël
et les Judéens rassemblés autour de Jérusalem ne s’impose plus. En outre, Ezra
en procédant à une nouvelle proclamation de la Loi, en 515 avant notre ère,
rassemble les fidèles autour du « judaïsme ». Ce dernier concept cependant ne
sera de mise qu’à partir de la destruction du temple, au moment de la consti-
tution de l’école des rabbis à Yavneh.
31. Le livre de Ben Sira est canonique. Il aurait été composé vers 180 avant
notre ère. Par son caractère mystique concernant notamment la « rétribution »
des justes, il a peut-être inspiré tant le christianisme que l’islam.
162 JÉRUSALEM , LA SAINTE

administratives et d’autorité auxquelles les Grecs, trop peu nom-


breux, ne pouvaient satisfaire. Un Séleucide, Antiochus IV, Éphi-
phane (dieu révélé) régnait sur la Syrie. Il entendait imposer par
la force l’hellénisation de la Judée. Cependant sur sa route se
dressait le temple de Jérusalem. Il décida de déjudaïser le Sanc-
tuaire, notamment en y introduisant les dieux du Panthéon grec,
en y faisant célébrer un culte des idoles et même, dit-on, en y
organisant une prostitution « sacrée ». Pour autant ni le temple,
ni Jérusalem ne furent détruits. Dans l’esprit des juifs, l’outrage
était encore plus grave que la ruine opérée par Nabuchodonosor.
De toutes parts fusaient des appels à la révolte.
En l’an 165 avant notre ère, Matthias Maccabée et son fils
Juda mènent une lutte acharnée contre le Séleucide. Soutenus
par le peuple, et même par nombre de ceux qui restaient séduits
par la culture et la civilisation grecques, les insurgés réussirent à
vaincre Antiochus sans que pour autant l’autorité centrale ne
réagît. Mais surtout, dans l’allégresse générale, le temple fut
purifié et l’on procéda à une nouvelle dédicace du lieu saint. Une
fois de plus, Jérusalem reprenait sa place au cœur de l’être juif.
Cependant la période qui suivit ne fut pas de tout repos ni
pour le peuple ni pour Jérusalem : les successeurs des Macca-
bées avaient instauré un pouvoir politico-religieux qui confon-
dait les fonctions de roi et celle de prêtre. Or le peuple tenait
absolument à la séparation des rôles. De cette époque trouble et
difficile date cependant la création et le renforcement du mouve-
ment intellectuel et spirituel qui allait marquer, jusqu’à nos
jours, l’histoire d’Israël.
Tirant la leçon à la fois de l’exil babylonien avec l’ouverture
au monde qu’il signifiait et de la domination grecque, avec,
malgré tout, les progrès de la connaissance qu’elle impliquait,
quelques interprètes de la Loi, rigoureusement attachés aux pra-
tiques du temple, s’organisèrent en un courant particulier que
l’on appela pharisien. Leur idéal était simple : séparer la fonction
sacerdotale de la fonction royale, privilégier l’étude dans ses
implications pratiques, certes, mais aussi dans sa destination
ouvrant sur l’histoire et le savoir ; bref, les pharisiens se présen-
taient comme ces gardiens de la Loi cherchant à percer la signi-
fication profonde de ce qu’ils « gardaient ». Un autre courant vit
probablement le jour à la même époque. Tirant, eux, la leçon des
viols successifs du temple, du trouble que l’administration du
Sanctuaire provoquait au sein de la classe dirigeante, et surtout
LES AMOUREUX DE SION 163

de la nécessité de donner aux sacrifices célébrés dans le Sanc-


tuaire une autre signification, ceux qu’on allait appeler les essé-
niens avaient décidé de se réfugier sur les monts de Judée, loin
de Jérusalem, pour y mener une vie plus mystique, plus isolée du
monde. Jérusalem restait cependant au point focal de la pensée
nouvelle de la religion qu’ils formulaient.
La société juive, au premier siècle avant notre ère, tendait à
se diversifier sans que Jérusalem cessât d’apparaître, pour les
uns et les autres, comme marquée du sceau de l’éternité.
Un général romain, cependant, en l’an 63, mû par une curio-
sité qui prouvait bien que Jérusalem restait chargée de mystère
hors des frontières de la Judée, voulut en avoir le cœur net.
Pompée, brillant et ambitieux adversaire de César, à la tête de ses
légions, occupa la cité sainte de Jérusalem. Il n’entendait nulle-
ment détruire la ville, mais il fit peut-être pire. Il brisa l’interdit
solennel et pénétra dans le Saint des saints… Déçu, il en sortit
comme il y était entré : on n’y célébrait aucun mystère, le lieu
était vide.

Lorsqu’un siècle plus tard, un autre Romain entreprit de


mener la guerre contre les juifs de Jérusalem, il ne se doutait pas
qu’il engageait Rome dans une lutte de près de quatre-vingts ans.
En débarquant en Galilée à la tête de ses légions, accompagné de
Titus, son fils, le général Vespasien pensait devoir mener une des
promenades militaires auxquelles ses légions étaient habituées,
tant la puissance romaine était grande.
Il fallait briser cette folle révolte des juifs qui n’avaient pas
su apprécier à sa juste signification la mansuétude de Rome qui,
malgré la mort de son allié Hérode le Grand, et l’instauration
d’un régime d’administration directe par les procurateurs, avait
laissé libre l’expression religieuse de ce peuple, polarisé autour
de Jérusalem et de son Sanctuaire, comme aucune autre nation
ne pouvait l’être autour de ses propres temples et lieux de prière.
Après avoir conquis la Galilée, Vespasien laissa à son fils le soin
de marcher sur la Ville sainte des juifs. Jérusalem encerclée, les
Romains réduisirent les principales villes de la Judée, notam-
ment Hébron, puis ils éliminèrent les communautés essé-
niennes. Avant de disparaître à tout jamais, les esséniens avaient
déposé dans des jarres dissimulées au fond de nombreuses
grottes de la région, les manuscrits les plus précieux de leur
bibliothèque et même, d’après la légende, les trésors du temple.
164 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Les premiers chrétiens étaient restés hors de portée des légions.


Ayant refusé de participer à la bataille, ils s’étaient réfugiés de
l’autre côté du Jourdain.
Du côté de Jérusalem, on n’était pas trop inquiet, du moins
pour ce qui était du maintien du temple dans son intégrité. Le
bruit courait en effet que la belle princesse juive Bérénice avait
obtenu de Titus qu’il ne détruisît pas le Sanctuaire. Mais
l’ampleur de la défaite en Galilée, l’acharnement des zélotes
durant la bataille, la férocité des combats laissaient présager le
pire.
C’est un légionnaire romain, agissant sans ordre, qui aurait
lancé la torche enflammée qui mit le feu au Sanctuaire. La
légende veut que Titus, furieux des conséquences du geste sacri-
lège de son subordonné, craignant de passer pour parjure aux
yeux de Bérénice, combattit personnellement l’incendie… sans
que rien n’y fît. Jérusalem brûlait. Avec la ville disparaissait la
classe des serviteurs du temple, les sacrificateurs, les lévites, les
prêtres et le Grand Prêtre. Les sadducéens étaient partis en
fumée. Les zélotes écrasés, les esséniens massacrés, les phari-
siens ayant subi le même sort, à l’exception de quelques-uns hos-
tiles à la guerre, les juifs n’existaient plus. Il y eut des tentatives,
des sursauts, mais la révolte fut écrasée et même si Bar Kochba,
un nouveau chef de guerre, prit à nouveau les armes en l’an 135,
sa défaite provoqua l’éradication définitive de la nation juive.
Pourtant quelques pharisiens avaient réussi, avec l’accord
des assiégeants, à quitter Jérusalem en flammes.
Le plus illustre, d’entre eux était Yohanan Ben Zaccaï (Jean
fils de l’Ancien). Suivi par quelques disciples, il se présenta res-
pectueusement devant Vespasien. On les laissa passer. En s’éloi-
gnant de Jérusalem transformée en brasier, Yohanan et ses amis
en traversant de petites routes jonchées de cadavres, mesurait
encore davantage l’immensité du désastre. À petits pas, ils mar-
chaient vers une modeste bourgade où ils savaient pouvoir
trouver refuge, Yavneh. Le dernier des pharisiens était conscient
de ce qu’il lui restait à faire ; reconstituer la religion d’Israël,
alors que le temple était détruit et la nation non plus déportée
comme ce fut le cas sous les coups des Assyriens ou des Babylo-
niens, mais, cette fois, exterminée. Plus de Ville sainte, plus de
peuple, que restait-il ? Évidemment la Loi, évidemment la Torah,
et son commentaire perpétuel constituaient la dernière chance
de survie. Mais il ne fallait pas que les principes sur lesquels
LES AMOUREUX DE SION 165

allaient se fonder la nouvelle pensée religieuse, le judaïsme, fus-


sent formulés hors du culte du temple, hors du culte de Jéru-
salem. La cité disparue devait rester le point central de toute
espérance religieuse ; non qu’il pût s’agir, pour l’heure, d’ima-
giner sa reconquête par la force des armes, mais plutôt d’espérer
sa ré-émergence un jour, grâce aux mérites de ceux qui croient
en elle.
Yohanan savait aussi la concurrence que représentait désor-
mais, aujourd’hui plus qu’hier, l’émergence et le développement
d’une croyance nouvelle, greffée sur la religion d’Israël et fondée
sur l’idée que le Messie était arrivé sans que les pharisiens l’eus-
sent su ou reconnu.
Yavneh dans ses limites, sans gloire ni légitimité, allait
devoir se substituer à Jérusalem jusqu’au jour où…

LE JUDAÏSME DES RABBIS

Alors que la quasi-totalité de ceux qui avaient connu Jésus


était morts et que les successeurs des apôtres commençaient à
dogmatiser une religion fondée sur la messianité du Nazaréen,
sans pour autant renoncer à sa filiation judaïque, les rabbis
réunis à Yavneh, dans un mouvement parallèle, s’étaient fixés
pour mission de définir une pensée religieuse et une pratique
conformes à la Loi et à l’enseignement des prophètes, mais inté-
grant la disparition du Sanctuaire. Ainsi d’un côté on tendait à
adjoindre le Messie-Jésus à la tradition d’Israël, de l’autre on
essayait de récapituler le judaïsme sans Jérusalem.
Après la destruction du temple, il s’agissait certes de tout
reconstruire mais surtout de conserver le culte de la Jérusalem
disparue et sa prégnance sur la vie quotidienne des juifs. Une
mise en parallèle était donc nécessaire entre les sacrifices célé-
brés dans le Sanctuaire et la prière exprimée hors de tout service
sacerdotal mais lié à lui. Ainsi naquit la liturgie juive telle qu’elle
est aujourd’hui connue.
Dans le même mouvement, il fallait que la pensée tradition-
nelle, c’est-à-dire les commentaires infinis résultant d’une lecture
permanente de la Torah, donne naissance, toujours dans un
esprit récapitulatif, à des formulations nouvelles que la liturgie
pouvait principalement exprimer. La tâche des rabbis consistait
donc à la fois à poursuivre le mouvement interprétatif et à com-
prendre le phénomène historique que venait de représenter la
166 JÉRUSALEM , LA SAINTE

destruction de Jérusalem. Il ne suffisait pas d’exprimer l’idée que


la restauration de Jérusalem était une espérance fondamentale,
il fallait encore approfondir la signification de la présence divine
dans le Saint des saints du temple, alors que le lieu sacré était
rasé.
Dès l’origine et précisément en raison de l’émergence du
christianisme, la tradition en formation devait absolument, aux
yeux des rabbis, éviter toute forme de spiritualisation d’une reli-
gion qui se voulait (et était) avant tout une pratique. Il ne s‘agis-
sait pas d’insister, dans cette dernière perspective, exclusivement
sur les valeurs morales, sur l’amour du prochain et sur la néces-
sité de faire le Bien. Le comportement religieux importait au
premier chef. Autrement dit, l’amour de Dieu, point suprême de
la fidélité, ne devait pas apparaître comme intériorisé, sublimé,
individualisé. C’est le peuple d’Israël tout entier qui avait la res-
ponsabilité du service, dans l’amour de Dieu. De cette nécessité
devait résulter une pratique. Or la disparition du temple privait
Israël de la pratique par excellence, celle qui était faite en pré-
sence de Dieu, dans son Sanctuaire. La Loi de Moïse prenait,
dans cette optique, une dimension encore renforcée. Au lieu de
la laisser s’exprimer métaphoriquement, il convenait au
contraire, en un sens, d’en aggraver les dispositions de manière
que le vide laissé par la disparition du Sanctuaire fût sinon
comblé du moins compensé par un approfondissement de la pra-
tique quotidienne, elle-même liée par un lien concret au service
du temple. Cet approfondissement ne signifiait pas que subite-
ment la pensée religieuse du judaïsme naissant allait consister
essentiellement en une réflexion sur la pratique : pourquoi la
circoncision ? Pourquoi le respect du sabbat ? Pourquoi les
règles alimentaires ? Le postulat des rabbis a été d’avancer que la
compréhension du pourquoi des pratiques constituait en soi une
sagesse dont la théorisation était possible. Évidemment, il était
impossible de fonder une quelconque pensée juive autrement
que sur la relation homme-Dieu ; c’est-à-dire sur une sorte de
théorie de la connaissance susceptible d’ouvrir la voie du savoir
(Dieu est remercié, dans la liturgie juive, comme celui qui permet
la connaissance). Or, pensaient les rabbis, cette connaissance de
Dieu, qui consiste en premier dans l’amour de Dieu, ne peut pro-
venir que d’une pratique, elle-même soutenue par un acte de foi.
Ainsi cette même pratique doit être définie rigoureusement en ce
qu’elle a de fondamental et être élargie aussi loin que possible
LES AMOUREUX DE SION 167

pour éviter que l’essentiel ne soit atteint par les violations aux-
quelles la nature pécheresse de l’homme l’expose dans sa vie
quotidienne.
Les rabbis ont donc établi une sorte de barrière autour de la
Loi, un rempart protégeant l’essentiel autour d’une ligne de
défense multipliant les obligations et les interdits. Cette barrière
autour de la Loi ressemble fort aux murs qui protégeaient
Jérusalem ; l’éventuelle chute des murs ne signifiait pas que le
Saint des saints eût été violé. La muraille protectrice a évidem-
ment une fonction nécessaire.
Dans cette perspective, le souvenir de Jérusalem apparaît
non pas comme une pensée nostalgique et douloureuse mais
comme l’existence continuée de la Ville sainte allant au-delà des
aléas de l’histoire.
Aux trois niveaux de la pensée rabbinique, pratiques,
sagesse, connaissance, Jérusalem est nécessairement présente ;
les pratiques liturgiques étant une perpétuation des sacrifices
célébrés dans le temple comme le sont, avant la lettre, les obser-
vances ordonnées par Moïse consécutivement à la révélation ; la
Sagesse résulte des comportements et les commande mais elle
relativise en quelque sorte, leur prégnance en en formulant la
signification morale ; la connaissance reste la fin suprême
puisqu’elle permet à l’homme de comprendre le lien mystérieux
et concret à la fois qui le rattache au créateur.
Le respect de la Loi permet donc, au sens propre, de recons-
tituer Jérusalem.
Reste le peuple, entité souveraine, objet d’élection, théo-
phore. Le refus que les Judéens, rentrés de Babylone, ont opposé
aux Samaritains souhaitant participer à la reconstruction du
temple pose évidemment la question de l’intégrité du peuple
d’Israël.
Il serait vain de nier que, du temps du roi Hérode en parti-
culier, la religion judaïque était prosélyte. Il en était évidemment
ainsi malgré la fermentation révolutionnaire générée par le
nationalisme exacerbé qui agitait le peuple. Le peuple de prêtres
devait prêcher, c’est-à-dire attirer aux vérités religieuses dont il
était porteur, le plus grand nombre possible de nouveaux fidèles.
Au demeurant, c’est sur cette nécessité que Paul de Tarse a fondé
son apostolat.
La chute de Jérusalem a brusquement interrompu la voca-
tion prosélytique d’Israël. Il ne s’agissait hélas plus pour les
168 JÉRUSALEM , LA SAINTE

rabbis d’amener les autres peuples à reconnaître le Dieu unique,


à en proclamer la souveraineté, à affirmer sa présence concrète
dans le temple et son intervention dans le cours de l’histoire
d’Israël comme dans l’histoire de l’humanité.
Forcément, la religion d’après le temple ne pouvait qu’être
formulée de façon conservatrice. Paradoxalement, celle nouvelle
perspective présentait un véritable avantage ; elle renforçait
l’espérance messianique.
Désormais le Messie libérateur d’Israël ne pouvait être pré-
senté que comme le reconstructeur de Jérusalem. Bien entendu,
nous l’avons dit, il fallait que l’Envoyé divin ne fût pas, à l’image
de Bar Kochba, un nouveau chef de guerre. En ce sens, la néces-
sité même de reconnaître un Messie pouvait apparaître comme
un retour à l’histoire dont les rabbis savaient le caractère catas-
trophique.
Tout conduisait donc les nouveaux pharisiens à défendre
scrupuleusement et aussi rigoureusement que possible la Loi
renforcée par des dispositions protectrices mais surtout l’inté-
grité du peuple porteur de cette même Loi. Il devait en être ainsi,
dans l’esprit des rabbis, aussi longtemps que Jérusalem ne serait
pas reconstruite et ne brillerait pas de sa lumière nouvelle pour
éclairer les nations.
La pensée rabbinique tout entière se fonde sur cette certi-
tude. Qu’il s’agisse du Talmud qui est la relation du débat perma-
nent que les rabbis entretiennent entre eux sur les questions à la
fois pratiques et théoriques ; qu’il s’agisse du Midrach c’est-à-
dire de l’interprétation exégétique et métaphysique des textes
bibliques et talmudiques, qu’il s’agisse même de la tradition éso-
térique qui conduit à la Cabale, la reconstruction de Jérusalem
apparaît comme la clé de toute approche des textes sacrés.
On relève dans le Talmud cet apologue concernant la pré-
sence divine à Jérusalem : les peuples habitants les environs de
la Ville sainte, jaloux de la splendeur de la cité de David ayant
appris qu’un prophète de Judée avait annoncé que Dieu avait
déserté Jérusalem, s’empressèrent de prévenir Nabuchodonosor
de cette situation nouvelle qui fragilisait le temple et la Ville tout
entière. À cela le roi de Babylone répond : « Je crains que l’on me
fasse subir le même sort qu’au premier (qui essaya de prendre la
Ville, Sennacherib roi d’Assyrie, dont l’échec fut retentissant). »
Les ennemis de Jérusalem lui répondirent « l’homme n’est pas
dans sa maison » (leur Dieu n’habite plus le Saint des saints). Et
LES AMOUREUX DE SION 169

Nabuchodonosor, refusant l’aventure, s’écrie : « Il y a parmi eux


des justes qui prieront et le feront revenir 32. »
La tradition du Midrach, quant à elle rapporte : « Quand le
temple était en train d’être détruit et qu’on le brûlait dans les
flammes, tous les prêtres montèrent sur le toit du Sanctuaire et
tenant en main toutes ses clés, ils dirent : “jusqu’à présent nous
étions tes administrateurs, désormais reprend ce qui t’appar-
tient” (et ils lancèrent les clés du Sanctuaire vers le ciel). »
Dans le même esprit, Moïse de Léon, principal compositeur
du Zohar, livre central de la Cabale (seul texte traditionnel du
judaïsme à avoir été formulé en terre chrétienne) écrit : « Sache
qu’il te faut savoir ce que signifie que la chekhina (la présence)
est en exil… Maintenant que les péchés ont fait leur œuvre, que
les israélites ont été exilés de leur terre, que la Maison de leur
magnificence a été détruite, la chekhina est en exil à l’égard de
tous les côtés car le Grand Roi s’est retiré avec gloire dans les
hauteurs et nul ne s’inquiète plus d’elle… (Mais) le Saint béni
soit-il (Dieu) a juré qu’il n’entrerait pas en elle avant que les
israélites n’entrent dans la Jérusalem d’en bas 33. »
Aucune autre religion, fut-elle du Livre, n’avance de com-
mentaires aussi éminents sur la présence divine à Jérusalem.

LA LITURGIE DE JÉRUSALEM

Les rabbis de la période post-exilique avaient également la


responsabilité d’une formulation décisive de la liturgie. La prière
par la charge émotive qui la constitue et par son caractère répé-
titif marque profondément les mentalités. Après le temple, le
rituel liturgique allait obéir à des dispositions nouvelles.
La prière statutaire du judaïsme, récitée trois fois par jour,
debout et en silence par une assistance qui répond au ministre
officiant est le Chemoné ésré (dix-huit bénédictions). Elle appa-
raît depuis le premier siècle, malgré quelques changements de
formulation intervenus au cours des âges, comme une profes-
sion de foi permanente exprimée sous la forme d’actions de
grâces, sanctifiant le nom divin. Le Chemoné ésré commence par
une citation du psaume 51 qui en dit long sur la soumission de
l’homme à Dieu ; l’homme en effet ne pourrait pas prononcer de

32. Talmud, Traité Sanhédrin 167.


33. Le Zohar, tome III, « Miqets », traduction Charles Mopsik, Verdier éd.,
1991.
170 JÉRUSALEM , LA SAINTE

prière s’il n’y était autorisé : « Adonaï, ouvre mes lèvres et ma


bouche proclame ta louange. » La quatorzième bénédiction
appelle à la restauration de Jérusalem : « Réside au sein de Jéru-
salem, ta Ville, comme tu l’as dit ; installes-y rapidement le trône
de David ton serviteur et construis-la pour l’éternité sans tarder
et de nos jours. Béni sois-tu, bâtisseur de Jérusalem. » Parce qu’il
ne s’agit pas seulement d’une reconstruction matérielle, les
fidèles implorent la « présence » divine en ces termes : « Et toi,
par ta nombreuse miséricorde, agrée-nous, favorise-nous, afin
que nos yeux contemplent ton retour à Sion dans la grâce, soit
béni, toi qui fais revenir sa présence (chekhina) à Sion 34. » Les
mêmes phrases sont reprises le jour du sabbat au moment de la
lecture d’un passage des prophètes.
Dans la vie de tous les jours, la bénédiction d’après les repas
évoque Jérusalem et l’espoir de sa reconstruction.
Il en est de même pour la liturgie de célébration des mariages.
Aucune autre religion, fut-elle du Livre, ne célèbre avec
autant d’intensité et aussi souvent, l’idée qu’un jour Jérusalem
sera reconstruite par celui qui l’habitera pour l’éternité.
Une célébration spéciale se déroule jusqu’à aujourd’hui
dans les synagogues du monde le jour du 9 Ab, qui marque
l’anniversaire de la destruction du temple de Salomon par Nabu-
chodonosor, et celle du deuxième temple par les légions de Titus.
Ce jour-là est considéré comme celui des grandes catastrophes.
Le 9 Ab, tous les fidèles jeûnent pendant vingt-quatre heures
en souvenir du temple ; ils recouvrent leur tête de cendre et prient
assis à même le sol : « Réponds-nous, réponds-nous en ce jour de
jeûne, de mortification ; car nous sommes dans une grande
tristesse ; ne considère pas notre impiété et ne te détourne pas de
notre sollicitation. » De plus, à la lumière de quelques bougies, les
communautés récitent le début du livre des lamentations :
« Comme elle demeure seule, la ville du peuple nombreux… Elle
pleure, elle pleure la nuit, les larmes de ses joues. »
La Ville sainte est également présente dans un certain
nombre de coutumes suivies depuis les âges. Ainsi lors de la
cérémonie du mariage, le fiancé brise du pied un verre à eau ;
non comme on pourrait le croire pour rompre avec sa vie de
garçon, mais en souvenir de la chute du Sanctuaire ; aucun bon-

34. Traduction de Claude Brahami in « L’arme de la parole », Siné-Chine


éd., avril 2000.
LES AMOUREUX DE SION 171

heur ne pouvant être complet tant que Jérusalem sera en ruines,


pas même le jour de son mariage.
Dans certaines communautés, lorsqu’on bâtit une maison
ou simplement lorsqu’on repeint un mur, on laisse toujours un
coin à l’état brut parce qu’aucun travail ne saurait être achevé
sans la reconstruction de Jérusalem.
Aucune autre religion, fut-elle du Livre, ne consacre une
journée entière de pénitence, de jeûne et de prières, ni ne génère
des usages aussi répandus, en souvenir douloureux du temple de
Jérusalem.

Le retour à Sion

L’école de Rabbi Yohanan ne pouvait évidemment se main-


tenir longtemps dans un pays soumis à la loi romaine et en proie
aux révoltes successives des juifs défenseurs de leur patrie. Il fal-
lait simplement que l’enseignement prodigué à Yavneh fût mis
en accord avec l’idée que, malgré la destination du temple, Israël
pouvait continuer à vivre.
À ceux de ses disciples qui l’interrogeaient avec angoisse sur
le point de savoir comment il serait, sans le temple, possible
pour les anciens Hébreux d’obtenir le pardon de Dieu, le maître
répondait : « La prière vaut mieux que les sacrifices ; la charité
vaut mieux que tous les sacrifices. La justice relève une nation et
la charité sert de sacrifice expiatoire pour Israël et les autres
peuples. » Tout était dit et tout restait à faire : comment orga-
niser le judaïsme d’après la destruction sur des principes qui, il
faut bien le reconnaître, ne s’harmonisaient que très partielle-
ment avec le culte qui était célébré dans le sanctuaire. Cette
réduction, cette mise entre parenthèses des sacrifices ne signi-
fiait nullement que le temple ait perdu de quelque manière sa
fonction de réceptacle de la divinité. Comme le diront en effet
bien plus tard les cabalistes, depuis la ruine de Jérusalem, « la
chekhina est en exil ». Mais les rabbis étaient sûrs d’abord que
Dieu n’a pas pour autant abandonné son peuple et surtout que
Jérusalem une fois reconstruite par ceux qui le servent, Dieu
retrouvera sa résidence naturelle dans le Saint des saints.
La dernière révolte ne permettait plus l’existence en Judée
d’une école juive ayant précisément pour vocation de reconsti-
tuer les principes fondamentaux du judaïsme.
172 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Pour les docteurs, il n’était pas question, évidemment, de


s’établir dans un endroit quelconque de l’empire romain ; les
juifs rescapés pas plus que ceux de la diaspora ne l’auraient com-
pris. Mais surtout les rabbis avaient besoin de calme.
Par un curieux retournement de l’histoire, c’est vers Baby-
lone que la quasi-totalité des savants s’est dirigée. Ils devaient
d’ailleurs y retrouver les quelques Judéens, au demeurant assez
nombreux descendant de ceux qui n’avaient pas répondu à
l’appel lancé par Cyrus le Grand et avaient préféré la tranquillité
babylonienne aux risques liés à la reconstruction du temple.
Ainsi, à Babylone, la tradition orale, pur produit de la
volonté interprétative des rabbis, commença à être soigneuse-
ment codifiée, mise par écrit et… publiée. Pendant trois siècles,
les rabbis ont composé le Talmud de Babylone qui fait encore
aujourd’hui autorité et auquel tous les savants du judaïsme
reconnaissent davantage de force probante que le Talmud dit de
Jérusalem. Vers l’an 450, alors que le chrétien saint Augustin
exprimait des analyses sur la prédestination, la grâce et le péché
originel, conceptions qui seront rapidement dogmatisées par
l’église catholique, les rabbis décident de mettre un point final à
l’entreprise du Talmud, laissant à leurs successeurs le soin de
continuer le processus interprétatif sans pour autant que cette
continuité fût, elle, « dogmatisée ».
À partir de ce moment, les penseurs juifs de Babylone com-
mencèrent à s’affranchir de la méthode talmudique. Il ne s’agira
plus de collationner les opinions des rabbis, mais de commencer
à systématiser une pensée théologique plus ou moins structurée.
La différence peut paraître méthodologique, mais elle est des
plus importantes. Le représentant le plus éminent de cette nou-
velle tendance est né en Égypte, vers l’an 900, mais installé à
Babylone dans son âge mur. Saadia Gaon, exégète, traducteur de
la Bible, théologien et polémiste, ce rabbi a ouvert une nouvelle
voie ; mais loin de minimiser le rôle de Jérusalem, il a, lui dont
le mysticisme ne s’exprimait que très rarement, exprimé cette
pensée extraordinaire selon laquelle seules les prières pronon-
cées à Jérusalem peuvent être entendues.
Ainsi les savants les plus avancés dans la recherche spécula-
tive, eux qui tentent déjà de concilier raison et révélation, exilés
par la force des choses hors de la Terre sainte, reconnaissent en
Jérusalem l’aboutissement du lien qui les rattache à la divinité.
LES AMOUREUX DE SION 173

LES SAVANTS D’ABORD

Ce n’est qu’un siècle plus tard, alors que l’empire romain


était en plein déclin, que l’amorce d’un mouvement de retour à
Jérusalem se manifeste, en premier, chez les docteurs juifs. Les
autorités islamiques, maîtresses de la Terre sainte, sont relative-
ment indifférentes à la venue de quelques savants obéissant à
une sorte de nostalgie de caractère mystique. Le plus éminent
d’entre ces savants est certainement le poète-philosophe Juda
Halevi, pur produit de la civilisation hébraïque d’Espagne.
Estimé de ses nombreux disciples, vivant dans une atmosphère
de calme et de piété, à l’abri du besoin, Juda Halevi ressent fon-
damentalement l’appel de Sion. Il en chante l’inspiration :

« Mon cœur est au levant,


Moi au bout du ponant
Comment goûter les mets
Et comment les aimer
Respecter mes serments,
Tenir mes jugements
Lorsque Sion encore
À Edom appartient
Quand je suis dans les liens
Où m’enchaîne le more ?
Oh, quelle aise à quitter
L’Espagne et tous ses biens
Tant à cœur, il me tient
Tant il me serait cher
D’aller voir la poussière
Du temple dévasté 35. »

Du temps des croisades, en Europe occidentale notamment,


s’intensifie la polémique judéo-chrétienne. Blanche de Castille, la
mère de saint Louis, obéissant à une instruction du pape Gré-
goire IX, convoque à Paris le rabbi Yehiel, la plus haute autorité
religieuse de l’Ile de France, d’autre part directeur d’une institution
d’études judaïques réputée. Il convenait que ce savant s’expliquât

35. Traduction Masha Itzhaki, in Juda Halevi, d’Espagne à Jérusalem, 1075-


1141, Albin Michel éd., 1997.
174 JÉRUSALEM , LA SAINTE

sur le danger dénoncé par le souverain Pontife : les juifs se seraient


détournés de l’Ancien Testament pour s’attacher désormais à un
autre livre, le Talmud, source de blasphème à l’égard de Jésus, de
Marie et du christianisme en général. Pour sa défense le célèbre
rabbi ne trouve d’autre argument à avancer que celui aux termes
duquel la Bible est incompréhensible sans le secours du Talmud
qui est explication et commentaire. Évidemment, cela pouvait
signifier que les chrétiens qui ne connaissaient pas le Talmud ne
pouvaient rien comprendre à la Bible ! Le résultat immédiat fut,
c’était en 1239, que tous les exemplaires du Talmud trouvés à Paris
furent brûlés en place de Grève. Mais, autre résultat plus signifi-
catif, Rabbi Yehiel ferma la belle école de Courcy, en Picardie et
nombre de ses disciples prirent le chemin de Jérusalem.
Quelques années plus tard, en 1263, le célèbre Nahmanide
de Gérone en Catalogne, autorité supérieure en matière d’études
talmudiques et de Cabale, discrètement hostile aux recherches
philosophiques et surtout entretenant des relations quasi ami-
cales avec le roi Jacques Ier d’Aragon et de Majorque, fut, dans les
mêmes conditions que Rabbi Yehiel, amené à défendre devant un
parterre de nobles, de théologiens, en présence de tout un peuple
de chrétiens et de juifs, la conception qu’il se faisait du Messie.
En affirmant que l’Envoyé de Dieu serait un homme, tout simple-
ment un homme, Nahmanide provoqua le scandale. Le roi cepen-
dant réussit à imposer que la fameuse querelle théologique, dite
de Barcelone, ne tournât pas à l’affrontement ni qu’elle fût dom-
mageable au savant rabbi. Mais le roi mourut et la vie devint into-
lérable pour le Maître de Gérone. Lui aussi, le cœur gros, il dut
quitter sa terre natale et celle de ses derniers ancêtres, l’Espagne.
Il arriva à Jérusalem peu après et y créa une école au moins aussi
réputée que celle de Gérone. Quelle autre solution avait-il ?
Comme Juda Halevi, Nahmanide avait sûrement conscience
qu’en s’installant dans la cité de David, il avait rapproché l’heure
de la venue du Messie. Au demeurant n’écrivait-il pas que les pré-
ceptes divins ne sont applicables qu’en terre d’Israël ?
Le mouvement de retour à Sion des grands de la science
juive s’était intensifié mais il n’était pas question, pour l’heure,
d’imaginer une émigration massive des juifs d’Europe, l’autorité
islamique ne l’aurait pas accepté et la Palestine, économique-
ment parlant, n’aurait pu la supporter. La mystique du retour à
Sion demeurait cependant présente sinon dans les consciences,
du moins dans l’inconscient de chacun.
LES AMOUREUX DE SION 175

DIEU LES ÉLIRA À NOUVEAU

Il n’empêche que la conquête de la Palestine par les Otto-


mans en 1517 va provoquer un premier frémissement d’enver-
gure parmi les juifs d’Europe. Cette tendance est renforcée par le
fait que la communauté juive de Terre sainte dispose, à côté de
la collectivité chrétienne et face à l’autorité turque, d’une réelle
autonomie et traverse une période de croissance démographique
et économique. La plupart des juifs parlent l’espagnol, ils vivent
dans le culte de leur patrie perdue mais restent persuadés, dans
leur intimité religieuse que leur présence à Jérusalem et sur
l’ensemble de la Terre sainte a une signification spirituelle. La
présence de cette société hispano-juive dans la Palestine de
l’époque s’explique aussi, bien entendu, par les persécutions
subies en Espagne en 1391 et en 1492. Mais il est notable que les
émigrants étaient aussi des juifs convertis au christianisme quel-
quefois de longue date et désireux d’expier, par leur retour à
Jérusalem, le péché qu’a représenté leur renonciation à la reli-
gion d’Israël. La plupart d’entre ces derniers se soumettaient à la
circoncision avant de s’embarquer.
Dans les années qui précèdent le décret d’expulsion des juifs
d’Espagne, le mouvement d’émigration s’intensifie. Mais ce sont
surtout les cabalistes qui donnent toute sa signification à cet élan
inattendu vers la Terre sainte. L’école fondée à Safed, au nord de
Jérusalem, par Rabbi Isaac Louria Askenazi, dit le Ari, rassemble
toutes les recherches formulées en matière de Cabale par les
rabbis de Provence comme Rabbi Isaac l’Aveugle, et ceux
d’Espagne comme Moïse de Leon. Ce foyer d’études judaïques, le
plus intense et le plus rayonnant, réunit quantité de savants
éclairés et transforme pratiquement la Terre sainte, pour la pre-
mière fois depuis la destruction du temple, en un centre inégalé
de science, sur fond d’attente messianique.
Les rabbis cabalistiques vont même jusqu’à redonner vie à
la pratique de l’investiture sacerdotale. Ils commencent en effet
à reconnaître à certains d’entre eux une habilitation (la sémikha)
leur permettant de conduire la prière communautaire 36.

36. Voir Gérard Nahon, La Terre sainte au nom des Kabbalistes, Albin
Michel éd., 1997.
176 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Les quelques moines chrétiens qui fondent à Jérusalem,


vers la même époque, une bibliothèque ou inaugurent des lieux
de prière ne se situent pas sur le même plan que les rabbis caba-
listes. C’est en Europe chrétienne que brillent de tous leurs feux
les études théologiques et se situe l’élan mystique des fidèles de
Jésus. De même, les grandes écoles musulmanes de recherche
théologique se trouvent, toujours à la même époque, en Égypte,
en Tunisie, au Maroc et surtout à Cordoue ou à Séville… pas à
Jérusalem.
Le réveil juif en Terre sainte aussi limité soit-il du point de
vue démographique a trouvé un élan nouveau au moment de la
prise de Constantinople, en 1453, par les armées turques.
L’effondrement de l’empire chrétien d’Orient était interprété par
de nombreux juifs comme l’annonce de la proximité des temps
messianiques. Il est vrai que l’événement était des plus signifi-
catifs : le christianisme avait perdu un pan entier de son
influence. Les rabbis pouvaient considérer que la tentative chré-
tienne de faire reconnaître à l’humanité que Jésus était le Messie
n’avait pas abouti, du moins partiellement. De ce point de vue,
les musulmans étaient moins engagés. L’islam enseignait en effet
que l’Envoyé de Dieu était Mahomet et qu’aucun autre que lui
n’était venu sur terre doté du pouvoir suprême de sauver l’huma-
nité. Entre les juifs et les musulmans, le fossé était moins grand
qu’entre les juifs et les chrétiens.
Tout contribuait à situer les juifs de Terre sainte dans une
ambiance prémessianique. Mais le lent ensommeillement de la
société islamique perceptible quelque temps après la prise de
Constantinople ne permettait pas aux juifs d’espérer une renais-
sance générale de la Palestine.
Il a fallu attendre l’intervention d’un faux messie pour que le
feu fût mis aux poudres. Un aventurier nommé Shabbataï Zevi
proclama qu’il était l’Envoyé de Dieu attendu par Israël. Le
retentissement de cet appel fut immense. Dans l’ancienne ville
des papes, Avignon, la plus grande partie de la communauté
juive fit ses bagages pour se rendre en Turquie afin d’y retrouver
le « Messie ».
Le philosophe Spinoza, dans sa ville d’Amsterdam, où,
depuis son excommunication de la communauté juive, il pour-
suivait une œuvre philosophique dont l’ampleur et la rigueur fas-
cinaient son entourage intellectuel, reçut en 1665, de son corres-
pondant habituel Oldenburg, une lettre comportant une
LES AMOUREUX DE SION 177

interrogation significative : « On parle beaucoup du retour dans


leur patrie des Israélites dispersés depuis plus de deux mille ans.
Peu de personnes y croient, mais beaucoup le souhaitent. Vous
voudrez bien me faire savoir ce que vous en entendez dire et ce
que vous en pensez. Pour moi, bien que la nouvelle me soit par-
venue, par l’intermédiaire de personnes dignes de foi, de Cons-
tantinople qui est la ville la plus intéressée dans cette affaire, je
ne puis y croire. Je serais bien aise de savoir ce qu’en ont appris
les juifs d’Amsterdam et comment ils ont accueilli la nouvelle qui
amènerait certes un grand bouleversement dans le monde 37. »
Spinoza n’a pas répondu directement à Oldenburg, mais dix
ans plus tard, dans le traité théologico-politique, il écrivait :
« J’attribue aussi une telle valeur au signe de la circoncision qu’à
lui seul je le juge capable d’assurer à cette nation juive une valeur
éternelle ; si même les principes de leur religion n’amollissaient
leurs cœurs, je croirais, sans réserve, connaissant la mutabilité
des choses humaines, qu’à une occasion donnée les juifs rétabli-
ront leur empire et que Dieu les élira de nouveau 38. »

LE SACRÉ ET LE POLITIQUE

Toute l’histoire juive, de Moïse à nos jours et, pourrait-on


dire, depuis Abraham, est intensément parcourue par la pensée
de Jérusalem. Le culte et la pratique d’alors se sont formés sur
cette idée que le souvenir de la Ville sainte était impérissable et
que sa reconstruction était inévitable. Au plus fort des persécu-
tions au Moyen Âge et dans les temps qui suivirent, jusqu’à
l’aboutissement d’Auschwitz, l’espoir de voir, de revoir, Jéru-
salem debout compensait l’angoisse des temps.
Les docteurs ont fondé leur réflexion sur une conception de
la divinité concrètement insérée dans la Ville sainte. Il y a des
moments où Dieu est à portée de main, mais il y a des périodes
où Dieu est perdu au fond du ciel, absent au monde, comme au
moment de la persécution d’Israël. Mais sa résidence naturelle
sur terre est à Jérusalem. L’idée peut sembler métaphorique.
Mais il n’est que de considérer la constance avec laquelle les

37. Lettre XXXIV du 5 décembre 1665 in Traité politique, Lettres, G.F.


Flammarion éd.
38. Spinoza, Traité théologico-politique, chapitre III. Traduction Apphun,
G.F. Flammarion éd.
178 JÉRUSALEM , LA SAINTE

rabbis reprennent cette conception pour se persuader de son


effectivité.
Entre la gloire de Dieu (Kavod en hébreu) et sa présence
(chekhina), il y a certes un rapport que les philosophes qualifie-
raient volontiers de dialectique. Si la gloire de Dieu remplit l’uni-
vers comment la divinité pourrait-elle ne s’insérer que dans un
seul lieu, fut-il le Temple ? Poser ainsi la question tend à prouver
qu’il s’agit d’une interrogation fondamentale pour les sages
d’Israël. Dieu est partout, dans tous les univers, mais il a élu
domicile au sein de son peuple élu ! Toujours est-il que, pour les
juifs, cette intimité de la présence constitue le véritable point de
départ de toute compréhension des rapports créateur-créature.
Les mystiques juifs eux-mêmes s’expriment à l’ombre de
cette même conception. L’élan qui les porte jusqu’à l’interpréta-
tion la plus hyperbolique de la nature même du divin, jusqu’aux
sphères célestes, les amène à cette conception que le nom de
Dieu n’était pas complet tant que l’homme n’avait pas été créé.
L’association de nature, la conaturalité, entre l’homme et Dieu
conduit les premiers cabalistes à fixer un lieu pour cette réunion,
Jérusalem.
Et puis, dans le peuple, à l’heure de la joie et à l’heure de la
tristesse, retentit le chant d’espérance : L’an prochain à Jérusalem.
Une telle polarisation religieuse, celle des savants et celle
des mystiques, sur la cité sainte, a trouvé une expression poli-
tique dans la société, à l’aube du modernisme, au moment où la
libération des peuples était devenue d’actualité.
Si, en Orient, des juifs religieux avaient créé des mouve-
ments nommés « les endeuillés de Sion », d’autres, au sein de
l’empire tsariste, fondaient des groupements intitulés « les
amoureux de Sion »… Première expression du mouvement
sioniste.
SAINTETÉ PARTAGÉE

Au départ, cette petite ville ne comptait pas. Alors qu’au prix


de mille batailles les Hébreux sortis d’Égypte s’acharnaient à
conquérir la terre qui pourtant leur avait été promise, le sort
d’Israël se déterminait à Bethléem, la cité de la famille du futur
roi David et surtout à Hebron, ville sacrée, où se trouvait la
sépulture d’Abraham et de Sarah, d’Isaac et de Rebecca, de
Jacob et de Rachel.
En découvrant le site merveilleux, les détenteurs de la Torah
saisirent dans l’instant que là se trouvait l’endroit. À l’aube, elle
scintillait de lumière ; à la croisée du jour, comme écrasée, elle
reflétait de tous ses feux la clarté céleste et surtout, au crépus-
cule, elle ruisselait de cette lueur finissante, virant de l’ocre au
rouge dans une flamboyance surnaturelle. Enfermée par des
gorges profondes et dominée par des collines arrondies, elle
aurait semblé tourmentée si une étrange harmonie n’en disait la
bienveillance. Enfermée sur elle-même, la ville l’était, elle n’en
indiquait pas moins la polarité du nord, comme une ouverture
bienvenue. Protégée des déserts, elle semblait attendre qu’on la
prît de manière qu’elle puisse devenir ce qu’elle avait éternelle-
ment entendu être : la concrétisation de la cité d’En Haut.
180 JÉRUSALEM , LA SAINTE

La continuité d’Israël

Le geste initial de David, au regard de la majesté des lieux,


était digne de l’attente que le site tout entier exprimait dans sa
minéralité. Faire de la cité une citadelle, protectrice en elle-
même mais gardienne de l’ineffable héritage rapporté du Sinaï.
La joie du roi d’Israël, en investissant la ville désormais mar-
quée du sceau divin, a traversé les âges. L’allégresse de sa
louange, la foi en l’éternité de l’étrange lien qui l’attachait au ciel
valait reconnaissance définitive de l’accomplissement de la pro-
messe.
Pendant un millénaire, le geste que Salomon accomplit en
déposant l’Arche de l’Alliance au cœur du temple qu’il avait bâti
pour « la présence » est resté définitivement fondateur.
Pendant dix siècles, les générations du service divin se sont
succédé. Et il n’y eut nulle rupture de la continuité. Et alors
même qu’il fallut défendre, contre d’irréductibles ennemis, la
gloire du Lieu, la chekhina restait constante en intensité. La
ruine du Sanctuaire et la déportation de ses défenseurs appor-
taient la preuve nouvelle de l’Alliance : la nostalgie du retour, la
prégnance du souvenir, la certitude de la permanence de l’élec-
tion ont accompli pour Jérusalem autant, peut-être davantage,
que l’intimité divine manifeste dans le temple. Babylone n’ouvrit
pas vraiment aux Judéens les portes de l’universel. Le culte de la
Ville sainte ne pouvait se conjuguer avec la séduction des autres
civilisations.
Les Grecs, porteurs de culture et de savoir, ne purent non
plus briser la continuité. Certains des leurs avaient réussi à déna-
turer l’édifice de Jérusalem, à y célébrer un culte dont l’idole était
de chair et de sang. Rien n’y fit ; dans la révolte et la violence, les
anciens Judéens avaient rétabli leur culte, renforçant cependant
l’importance de ceux qui accordaient une place privilégiée à la
connaissance et à l’intelligence et même, peut-être à l’inverse,
laissant s’exprimer dans leur ascétisme et leur pureté ceux qui,
toujours parmi eux, ont préféré quitter Jérusalem. Pharisiens et
esséniens sont restés, dans cette longue histoire, imperméables à
la pensée grecque.
SAINTETÉ PARTAGÉE 181

Aucune tradition consécutive ne peut se comparer, dans sa


continuité et dans son intensité, à ce qu’ont été les mille pre-
mières années de l’existence d’Israël autour de Jérusalem.
La destruction du temple, quarante ans après la mort de
Jésus, brise évidemment la permanence ; le lieu de la présence
n’existe plus et le peuple de ses servants s’échappe jusqu’aux
horizons du monde. Mais, étrangement, l’intensité de la relation
demeure. Les événements de l’histoire se répètent, les séductions
réductrices se font plus manifestes, une religion issue d’Israël,
conquérant le monde, triomphe sans convaincre les dispersés.
La religion juive se formule en une accumulation de pratiques et
d’observances qui renforcent l’irréductibilité. Et Jérusalem reste
fondamentale. Son souvenir est nostalgie, malgré le temps, et
aussi recherche du salut et du savoir. Les bénédictions remer-
ciant Dieu d’ouvrir l’homme à la connaissance et celle annonçant
la reconstruction de Jérusalem sont mises en parallèle dans les
trois prières quotidiennes… depuis des siècles et des siècles.
Cette fixité dans l’être, cette immuabilité au sein de l’huma-
nité ont été marquées par le pire qui soit : l’aboutissement d’Aus-
chwitz. Un certain enseignement religieux, l’idée quelquefois dis-
tillée faisant de la choah la conséquence spirituelle de la
crucifixion de Jésus ou plus généralement du refus de la conver-
sion au vrai Dieu, ont pu se conjuguer avec la haine gratuite, les
peurs ancestrales, les raisons économiques ou prétendues telles,
pour entraîner la mise à mort systématisée des descendants de
ceux de Jérusalem. Le deuil de la choah et celui de la Ville sainte
ne sont évidemment pas associés. Celui de Jérusalem est consti-
tutif de la religion d’Israël ; celui de la catastrophe qui s’est
abattue sur le judaïsme européen n’est revêtu d’aucune significa-
tion… surtout pas religieuse. Le deuil de Jérusalem demeure : au
moment de la création de l’État d’Israël et plus encore lors de la
reprise de la Ville sainte, dans son entièreté, par les Israéliens,
quelques personnalités fidèles de la religion ont demandé si le
moment n’était pas venu de supprimer la commémoration du 9
Ab, jour anniversaire de la destruction successive, à cinq siècles
d’intervalle, de la Jérusalem terrestre. Ne pouvait-on désormais
cesser de jeûner ce jour, cesser de répandre de la cendre sur sa
tête, et de prier, assis à même le sol, pour la résurrection de la
Ville ? Le choix des autorités rabbiniques d’Israël fut que le
temps n’était pas venu… et qu’il fallait continuer de porter le
deuil de Sion et de Jérusalem. Cette décision exprime sans
182 JÉRUSALEM , LA SAINTE

conteste le souci de continuité envers une histoire, celle de Jéru-


salem, qui perdure depuis aujourd’hui trois mille ans. Rien n’y
fait, rien n’entame cette passion. Un jour, pourtant, à l’heure du
Messie, la Ville sera reconstruite et Israël pourra tirer la leçon de
sa longue errance et entamer, avec les nations, le processus qui
conduirait ce même Israël à l’accomplissement de sa mission.

L’accomplissement du Salut

Rien dans la pensée et la tradition chrétiennes ne s’oppose


fondamentalement à la continuité de la tradition juive. Certes
dans son souci d’universalité, de catholicité, l’Église pauli-
nienne aspirait à la conversion des juifs et certains parmi les
Pères de l’Église faisaient de la reconnaissance de Jésus par le
peuple qui l’avait vu naître en son sein la condition de son
retour et en conséquence, de l’accomplissement des temps. Et
pourtant la continuité juive reste indispensable à l’approche
chrétienne de la vérité. Ce n’est pas tant que les anciens Israé-
lites étaient intimement liés à la vie historique de Jésus, ceux-
là dont le Nazaréen et les apôtres respectaient les pratiques et
partageaient l’espérance. Non, il y a pour les chrétiens
d’aujourd’hui une acceptation spirituelle et religieuse de l’exis-
tence juive comme utile à l’achèvement du Salut. Le premier
testament et en particulier les psaumes ont fait une rentrée
significative dans la liturgie catholique, les approches talmu-
diques et surtout midrachiques de la pensée juive ne laissent
pas indifférents les théologiens chrétiens et la langue hébraïque
trouve aujourd’hui une réelle faveur dans tous les milieux chré-
tiens, religieux et laïques.
Il en est de même pour la pensée juive de Jérusalem.
On peut évidemment avancer, en contradiction avec cette
idée, l’apostrophe de saint Justin considérant que la souffrance
des juifs, après la destruction de leur patrie, était légitimement
imposée ; on peut également voir dans l’analyse de saint
Augustin considérant le sac de Jérusalem comme une sanction
méritée, ou même dans les massacres perpétrés par les croisés à
l’encontre des communautés de la vallée du Rhin et en France
même, comme spécifiquement antijuives. Il reste que les chré-
tiens de toutes générations, dans leur ensemble, n’ont porté
SAINTETÉ PARTAGÉE 183

qu’une attention des plus modérées à la façon dont les anciens


Hébreux attendaient la reconstruction de Jérusalem. L’Église
avait mieux à faire !
On pourrait également souligner que la reconstruction du
temple sur le parvis duquel Jésus enseigna, pas plus que la res-
tauration de Jérusalem, ne figure ni dans la liturgie chrétienne,
ni a fortiori, dans les formulations eschatologiques du christia-
nisme.
Au contraire, l’idée selon laquelle Jérusalem disparaîtra un
jour, par prescription, est présente dans les paroles de Jésus
adressées à la Samaritaine : « Crois-moi, femme, l’heure vient où
ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez
le Père 1. »
L’invocation de la Jérusalem céleste, pour rester dans la
logique chrétienne, peut être ramenée, sans risque, à une allé-
gorie qui s’apparente au mouvement général du christianisme
sublimant les principes judaïques dans leur concrétude.
On pourrait enfin présenter les croisades comme une entre-
prise dirigée contre les Infidèles, juifs compris, alors qu’elles
n’étaient qu’une tentative pour reprendre aux musulmans la
domination de la Terre sainte et le Saint-Sépulcre en particulier.
Nul ne s’intéressait à la reconstruction du temple ayant abrité le
Saint des saints. Seul l’ordre des Templiers, largement margina-
lisé par l’Église officielle, avait porté un intérêt religieux au Sanc-
tuaire édifié par Salomon. L’attitude des chrétiens venus d’Occi-
dent à l’égard de l’Église byzantine illustre également le
désintérêt de certains d’entre eux à l’égard de l’objectif principal
des croisades.
En réalité, si les juifs, en raison de leur obstination à ne pas
reconnaître Jésus comme le Messie, restaient un souci pour
l’Église, la revendication muette qu’ils ressentaient pour le
temple de Jérusalem laissait souverainement indifférents ceux
qui, au sein de la pensée chrétienne, orientaient la recherche du
Salut. L’essentiel, l’exclusif, était que la foi en Jésus, seule, pou-
vait sauver.
Les pèlerins chrétiens qui, tout au long des âges, ont rejoint
Jérusalem, soit pour retrouver temporairement les sites que
connut Jésus, soit pour s’y installer définitivement, attendant la
mort là même où Jésus la trouva, n’espéraient guère la recons-

1. Jean, IV, 21.


184 JÉRUSALEM , LA SAINTE

truction de la Ville sainte dans sa grandeur passée… même si des


juifs, sur place, leur disaient que telle était bien leur attente, à
eux, les descendants des prophètes, des pharisiens, des saddu-
céens et des scribes.
Il reste très émouvant que les religieux appartenant à diffé-
rents ordres chrétiens aient vécu à Jérusalem depuis fort long-
temps et sous tous les régimes. Souvent spoliés, maltraités par
l’autorité politico-religieuse, rien n’a pu les forcer à s’éloigner du
Saint-Sépulcre.
Cependant, pour nombre de chrétiens, à l’exemple du Fran-
çais Chateaubriand, le crime de rester juifs, surtout à Jérusalem,
était insupportable : « Cette punition si longue et presque surna-
turelle annonce un crime sans exemple, et qu’aucun châtiment
ne peut expier. » Mais l’auteur du « Génie du christianisme »
reconnaît précisément aux juifs de la Terre sainte la continuité
qui en fait la grandeur : « Ce qu’il faisait il y a cinq mille ans, ce
peuple le fait encore. Il a assisté dix-sept fois à la ruine de Jéru-
salem et rien ne peut le décourager, rien ne peut l’empêcher de
tourner ses regards vers Sion. Quand on voit les juifs dispersés
sur la terre, selon la parole de Dieu, on est surpris sans doute :
mais il faut les retrouver à Jérusalem. Il faut voir ces légitimes
maîtres de la Judée esclaves et étrangers dans leur propre
pays 2… » On lit bien : châtiment inexpiable et souffrance infligée
selon la parole de Dieu, mais aussi légitimes maîtres de la Judée !
Mais rien n’égale cependant la prise de conscience inter-
venue au sein de la chrétienté au milieu du XXe siècle.
En 1994, le Saint-Siège reconnaît l’État d’Israël. On a pu
dire, sur le moment, qu’il s’agissait là d’une reconnaissance poli-
tique d’État à État. L’État du Vatican reconnaît L’État d’Israël. En
aucun cas, disait-on toujours, l’Église ne peut reconnaître la sou-
veraineté d’un État qui se dit descendant des prophètes et juif
par surcroît sur la terre que Jésus a foulée de ses pas et sur
laquelle il fut crucifié.
Et pourtant, tout à la fin du deuxième millénaire de l’his-
toire de l’Église, un pape, Jean-Paul II, se présente seul devant le
dernier vestige du mur occidental du temple et, ému aux larmes,
prononce une prière silencieuse et douloureuse comme s’il avait

2. Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, chapitres IV et V, Garnier


Flammarion éd., 1968.
SAINTETÉ PARTAGÉE 185

voulu récapituler, par sa présence, la souffrance séculaire du


peuple qui habitait Jérusalem.
Subitement, le « Vicaire du Christ » renouait, à Jérusalem,
un lien inimaginable…

L’heure des pouvoirs

Au moment où le calife Omar, un des premiers disciples du


Prophète, fait son entrée à Jérusalem, il se rend, guidé par les
rares juifs de son armée, sur les ruines du Sanctuaire. Il décide,
presque sur-le-champ, d’autoriser les quelques juifs réfugiés
alentour à rentrer dans leur Ville. Il écartait ainsi dédaigneuse-
ment une revendication du patriarche grec. Pour autant, Omar,
fin politique, ne voulait pas que les musulmans vinssent s’ins-
taller à Jérusalem. La petite mosquée qu’il fit édifier ne devait,
dans son esprit, n’être qu’une sorte de mémorial, non un pôle
d’attraction pour les Arabes dont l’horizon religieux restait
La Mecque. Bien sûr, il s’agissait, pour l’heure, de conquérir à
l’islam le monde entier et donc d’établir les conquérants sur tout
l’univers. Mais Jérusalem était un cas à part. Mahomet ne s’y
était jamais rendu autrement que mystiquement et la prophétie
du Coran ne mentionnait pas explicitement Jérusalem. Le mieux
était pour Omar qu’une coïncidence hasardeuse entre les musul-
mans et les lieux juifs ne se produisît pas. La polarisation sur
La Mecque devait rester exclusive. On sait comment le premier
calife Omeyyade, Moabiya, se fit « couronner » à Jérusalem ;
sans pour autant, ce qui est hautement significatif, renoncer à
maintenir le siège de son gouvernement à Damas, la ville dont il
était issu. Dans la rivalité qui l’opposait à ceux de La Mecque, le
mieux était, dans l’esprit de l’Omeyyade, de défier l’autorité de la
Ville sainte de l’islam en attribuant à une autre ville sainte le
pouvoir d’accueillir et de sacrer le calife de l’islam tout entier.
Choix politique s’il en est, qui reconnaissait pourtant à Jéru-
salem, nolens volens, un certain degré de sainteté.
On sait également dans quelles circonstances et dans quel
esprit deux califes successifs firent édifier sur le site du temple de
Jérusalem les mosquées du Dôme et d’Al Aqsa. Ces deux monu-
ments religieux, qui polarisent aujourd’hui la foi de nombreux
musulmans sont les plus anciens de l’islam ; si toutefois on con-
186 JÉRUSALEM , LA SAINTE

sidère que la Kaba de La Mecque existait déjà avant que l’Appel


coranique ne fût lancé par Mahomet. Le Dôme et Al Aqsa sont
authentiquement musulmans, c’est-à-dire musulmans dès l’ori-
gine. Ces mosquées sont également en un sens une porte ouverte
sur l’universel. Alors que les théologiens musulmans ont fait de
La Mecque un lieu interdit aux infidèles, les oratoires islamiques
de Jérusalem se présentent encore aujourd’hui ouverts à tous ;
au point qu’à la condition de respecter la majesté des lieux, les
touristes de toutes confessions peuvent les visiter (il leur est
cependant interdit d’y prononcer quelque prière que ce soit).
Négligeant l’enfermement mecquois, des mystiques et des
piétistes musulmans ont pu voir et voient toujours dans les lieux
de prière islamiques à Jérusalem une étape vers leur propre élé-
vation au ciel, à l’exemple du Prophète Mahomet qui, en une nuit
merveilleuse, échappa à la Kaba pour procéder à l’ascension
miraculeuse. On sait enfin comment les deux mosquées qui sym-
bolisent, dans l’iconographie du monde entier, la Ville trois fois
sainte, donnent aux musulmans un certain sentiment de pro-
priété sur la ville dont, au demeurant, les pouvoirs musulmans
ont été les maîtres pendant des siècles.
La cité de David a-t-elle été un centre important d’écoles
islamiques, à l’image de toutes les grandes villes, sans exception,
conquises par les musulmans ? Poser cette question et y
répondre négativement ne signifie cependant pas que soit insi-
gnifiante, répétons-le, la dimension mystique que les fidèles de
l’islam accordent à Jérusalem.
L’invocation de la priorité religieuse des fidèles de la Torah
sur Jérusalem se heurte à l’ancienneté de la présence musulmane
sur la Ville. Mais les cinq siècles durant lesquels les Turcs Otto-
mans (1517-1917) ont dominé la Ville ne se sont pas accompa-
gnés d’un développement religieux significatif ; au contraire, la
population des fidèles a diminué et la grandeur spirituelle du site
n’était que faiblement reconnue. À l’exception du règne de
Soliman le Magnifique, au milieu du XVIe siècle, les développe-
ments architecturaux ont été proches du point zéro. Les Mame-
louks d’Égypte ne se sont guère intéressés à la religion de
Jérusalem ; bien qu’on leur doive quelques bâtiments, et, d’une
façon générale, certains travaux conservatoires.
À vrai dire, Jérusalem a été une grande cité religieuse de
l’islam du temps des Omeyyades, c’est-à-dire du temps des
califes arabes qui conservaient au fond de leur conscience l’idée
SAINTETÉ PARTAGÉE 187

que l’antiquité des vérités et des principes bibliques devait


s’imposer.
Peu importe, donc, la durée dans le temps du pouvoir qui
dominait Jérusalem, si la sainteté de la ville ne s’en est pas
trouvée grandie.
À force de remonter dans l’histoire, il apparaît que le culte
de Jérusalem a pris, avec la victoire d’Omar sur les armées
byzantines, une tout autre dimension. Omar n’entendait pas, à
vrai dire, établir un lien fondamental avec les religions précé-
dentes. L’islam était une idée nouvelle et le Prophète l’avait
montré en faisant de la Kaba de La Mecque l’épicentre de la nou-
velle croyance. Cela n’a pas empêché, comme nous l’avons dit, la
constitution d’une véritable mystique de la Ville peut-être davan-
tage fondée en poésie symbolique qu’en théologie. Ainsi la tradi-
tion musulmane considère que Jérusalem est l’une des quatre
villes du paradis après La Mecque, Médine et Damas. De même,
lorsqu’un fidèle prie à Jérusalem, c’est comme s’il priait au ciel.
Allah pardonne les péchés de celui qui vient à Jérusalem et en
quittant la cité, il est aussi clair et aussi pur qu’un nouveau-né.
Celui qui jeûne un jour à Jérusalem est sauvé des feux de l’enfer.
Et surtout, cette assertion eschatologique : « Allah installera, au
jour de la fin du monde, son trône à Jérusalem. Il commencera
la résurrection et prononcera le jugement dernier : le son d’une
trompette retentira et Dieu rassemblera tous les hommes à Jéru-
salem et, alors, s’ouvriront les portes du Paradis 3. » Et pourtant,
de façon paradoxale, la tradition précise qu’une prière à
La Mecque en vaut dix mille, une prière à Médine mille et à Jéru-
salem cinq cents.
En aucun sens, il ne serait donc possible d’affirmer que
l’élan mystique qui pousse les fidèles vers Jérusalem diminue
l’importance du culte de La Mecque. Mais il faut bien recon-
naître que, pour les musulmans d’origine non arabe, la première
Ville sainte de l’islam restait très éloignée des grandes voies de
communication et des échanges d’idées. Lorsqu’il fut décidé que
La Mecque serait une ville interdite aux non-musulmans, per-
sonne ne s’en émut vraiment, ni au Proche-Orient, ni en Europe,
ni ailleurs. Et même aujourd’hui, alors que l’interdiction est tou-
jours de fait, personne n’invoque un quelconque principe de laï-

3. Comme l’écrit Michael Avi Yona in « Histoire de la Terre sainte », Albin


Michel éd., 1969.
188 JÉRUSALEM , LA SAINTE

cité pour pouvoir se rendre librement à La Mecque. Cet isole-


ment volontaire a conduit une grande proportion de piétistes
musulmans à voir dans Jérusalem une sorte de Lieu saint de
substitution. D’ailleurs l’islam, malgré la constante référence aux
thèmes de la Torah et des Évangiles, malgré sa reconnaissance
du Dieu d’Abraham et l’attribution de la qualité de prophète à
Jésus de Nazareth, se considère-t-il comme une religion
biblique ? Les emprunts à la tradition religieuse préexistante
sont certes nombreux, mais l’islam ne serait-il pas une religion
originale, c’est-à-dire trouvant en lui-même sa propre origine et
sa propre logique ?
Épilogue

Voilà un demi-siècle que des juifs sont revenus à Jérusalem et


qu’ils y exercent un pouvoir politique. La création de l’État d’Israël a
provoqué une vague de fond tant parmi les persécutés de l’Europe
que parmi les croyants et les religieux de tous horizons, fidèles de la
Loi. Nombreux furent ceux qui, en 1967, au lendemain d’une guerre
éclair contre les États arabes environnants et alors que Jérusalem,
dans sa totalité, redevenait une ville sous souveraineté juive, procla-
maient que l’heure du Messie était proche. Les écoles talmudiques et
cabalistes ont fleuri et les chrétiens eux-mêmes trouvaient, dans
leurs propres établissements religieux, comme une inspiration nou-
velle. L’époque des croisades était loin, celle de la domination de
Byzance sur Jérusalem également, mais une certaine continuité his-
torique et spirituelle avait pu être maintenue, notamment en raison
des nombreuses interventions des chrétiens orthodoxes qui se pré-
sentaient à juste titre comme héritiers de l’Église d’Orient. Cette
continuité chrétienne a trouvé son point d’orgue, le jour où un pape
est venu prier devant le mur du temple.
L’euphorie de la naissance d’Israël, celle liée à son renforce-
ment durant les premières années de son existence, n’avaient pas
d’emblée permis aux Israéliens et aux juifs du monde de mesurer le
drame vécu par les populations arabes de l’ancienne Palestine
mandataire. La décision de partage de 1947 semblait pourtant
équitable : un État juif et un État arabe, séparés, sur la même terre,
entre la Méditerranée et le Jourdain et Jérusalem considérée
190 JÉRUSALEM , LA SAINTE

comme un cas à part. Hélas, comme un seul homme, l’Égypte, la


Jordanie et la Syrie se sont précipitées sur l’État juif, au jour même
de sa création, pour tenter de le réduire à néant. Les civils arabes,
pris entre deux feux, ont dû en majorité quitter leurs foyers et s’éta-
blir chez leurs voisins et coreligionnaires.
La prise de Jérusalem en deux temps, à moins de vingt ans
d’intervalle, si elle a provoqué moins de tragédies individuelles que
celles créées dans l’ensemble de la Palestine, n’en a pas moins pro-
fondément marqué la vie des habitants arabes de la Ville réunis
depuis des siècles autour des mosquées situées sur l’Esplanade
sacrée.
L’histoire de Jérusalem, du roi David à David ben Gourion,
n’avait pourtant connu que le rapport de forces ; des Judéens aux
Babyloniens, puis des juifs aux Syriens séleucides, puis à nouveau
des juifs aux Romains jusqu’à la catastrophe finale ; et après la
crucifixion, des Romains aux Byzantins, des Arabes aux croisés,
des Seljoukides aux Mongols, des Mamelouks enfin aux Turcs
Ottomans, sans parler de la guerre de Crimée, qui, au milieu du
XIXe siècle, vit la France, la Grande-Bretagne et la Turquie entrer en
conflit armé contre la Russie parce que cette dernière entendait
défendre les intérêts de l’Église orthodoxe face aux interventions des
protestants et des catholiques, sur fond de respect de l’impérialisme
ottoman ; la série n’en finit pas.
Faut-il aujourd’hui se résoudre à voir dans l’opposition des
forces en présence, dont, au cours des âges, les Arabo-musulmans
ont largement profité, le fondement de toute légitimité ?
Peut-on accepter que les pesanteurs théologiques, qui marquent
profondément la mentalité de chacun, se transforment en fanatisme
religieux imposant sa loi, de l’Afghanistan à l’Algérie, de l’Iran à la
Lybie, prenant quelquefois prétexte du conflit israélo-palestinien
pour provoquer les violences et la haine ?
La force est génératrice de souveraineté. Il en est ainsi depuis
toujours. Mais au moins la souveraineté pourrait-elle être
partagée ? Rien n’est moins sûr ; l’essence même du pouvoir poli-
tique tient au caractère indivisible de la souveraineté. Certes ce
pouvoir peut être modéré par le processus démocratique qui
devrait régir chaque société ou même par une super-autorité inter-
étatique, comme celle de l’ONU qui, précisément a pris la décision
de partage de la Palestine. Mais une fois établie, la souveraineté
politique, même si elle doit rendre des comptes, ne peut être
qu’absolue.
ÉPILOGUE 191

Pour autant la logique des conquêtes successives peut-elle


s’imposer, notamment lorsqu’il s’agit de Jérusalem ?
La sainteté du lieu peut-elle limiter la prégnance de l’autorité
politique ?
Poser la question ne signifie pas, pour autant, que les trois
degrés de la sacralité de la Ville sainte coïncident absolument. Et dès
lors, une nouvelle interrogation apparaît : faudrait-il séparer les
saintetés comme les souverainetés pourraient l’être de facto et dans
le principe ? À l’inverse, peut-on imaginer que la sacralité du lieu
concourt à une atténuation de l’imposition des souverainetés ?
Le problème n’est pas nouveau.
Le 11 février 1229, à Jaffa, à l’issue de la sixième croisade, un
empereur régnant sur l’Allemagne, l’Italie du Nord et une partie de
la Provence, ayant passé son enfance en Sicile, Frédéric de Hohens-
tauffen, et un sultan égyptien, Al-Khamil, régnant sur la Terre
sainte et sur Jérusalem, avaient conclu un traité portant sur le
statut de la ville. Politiquement, Jérusalem redevenait chrétienne,
mais les deux cultes, le culte chrétien et le culte musulman exerce-
raient en commun leur souveraineté. Le Saint-Sépulcre revenait
aux chrétiens mais l’esplanade sacrée avec les mosquées du Dôme
et d’Al Aqsa restait musulmane. Des gardes musulmans, non
armés, y feraient régner l’ordre. L’Esplanade serait une enclave
musulmane dans la Jérusalem chrétienne. Parallèlement, Bethléem
serait une enclave chrétienne dans le pays musulman. Et enfin, la
liberté de pèlerinage depuis Jaffa serait reconnue aux chrétiens, en
toute sécurité.
Au-delà du rapport de forces, à l’époque plutôt favorable aux
musulmans, l’incidence théologique avait permis de trouver une
solution fondée sur une « partage de sainteté ».
Les Israéliens d’aujourd’hui se trouvent dans la même situa-
tion que les musulmans d’il y a treize siècles, ils détiennent le
pouvoir ; mais ils voudraient bien, par souci de justice, faire droit
à certaines revendications musulmanes jugées légitimes. Les Pales-
tiniens d’aujourd’hui recherchent une solution préservant leurs
droits religieux sur les sanctuaires musulmans de Jérusalem et
aussi, bien entendu, les droits civils et politiques des habitants
arabes.
Quant aux chrétiens du XXIe siècle, ils ne sont pas dans la
même situation que du temps de l’empire romain ou des
croisades ; d’abord parce qu’il y a en Palestine de nombreux Arabes
chrétiens ; ensuite parce qu’il n’est pas question pour l’Église de
192 JÉRUSALEM , LA SAINTE

revendiquer une souveraineté politique sur Jérusalem. Pour les


chrétiens, en effet, le respect de la sainteté religieuse, fût-elle
dérivée, est plus important que la recherche du pouvoir.
Au risque de provoquer l’étonnement, il est à constater que les
trois positions, celle d’Israël, celle des Palestiniens (si toutefois il
était possible de la caractériser comme nous l’avons fait) et celle du
Saint-Siège peuvent être qualifiées de modérées.
Sur un site des États-Unis d’Amérique, dénommé providen-
tiellement « Camp David », les négociateurs ont avancé des idées
quant à Jérusalem qui révèlent le respect avec lequel ils considèrent
la sainteté de la cité de David, pour les musulmans, pour les chré-
tiens et pour les Israéliens. L’aboutissement de ces propositions
confinerait à l’extraordinaire !
Trois fois sainte, Jérusalem le serait vraiment.

Paris, mai 2001.


CHRONOLOGIES

Chapitre premier : Sous la bannière de l’islam

Vers 570 : Naissance de Mahomet à La Mecque.


610 : « Nuit du destin » : Mahomet répond à l’Appel d’Allah.
621 : Voyage nocturne, Mahomet monte au ciel.
622 : Mahomet quitte La Mecque pour Médine. An I de l’Hégire.
625 : Expulsion des tribus juives de Médine.
630 : Mahomet renverse les idoles entourant la Kaba de La
Mecque.
632 : Mort de Mahomet.
638 : Le calife Omar conquiert la Jérusalem byzantine.
661 : Moabiya, premier calife omeyyade, est couronné à Jéru-
salem.
691 : Le calife Abd-El-Malik inaugure à Jérusalem la mosquée
du Dôme.
705 : Le calife Al-Walid fait construire la mosquée Al Aqsa
(l’éloignée).
711 : Les cavaliers arabes et berbères entrent en Europe.
732 : Les conquérants arabes sont arrêtés à Poitiers.
880 : Les musulmans dominent la Provence.
974 : Les Fatimides, descendants d’Ali, gendre du Prophète,
s’emparent de La Mecque.
1095 : Les Turcs Seljoukides occupent Jérusalem et massacrent
ses habitants.
194 JÉRUSALEM , LA SAINTE

1099 : Prise de Jérusalem par les croisés.


1187 : Saladin reprend Jérusalem.
1193 : Mort de Saladin.
1229 : Traité de Jaffa ; Jérusalem est placée sous souveraineté
commune des musulmans et des chrétiens.
1244 : Les Mongols massacrent les habitants de Jérusalem.
1291 : Les Mamelouks d’Égypte se rendent maîtres de Jéru-
salem.
1492 : Prise de Grenade. Les musulmans repassent le détroit de
Gibraltar.
1517 : Les Turcs ottomans occupent Jérusalem et l’ensemble de
la région.
1537 : Soleiman le Magnifique embellit Jérusalem.
1917 : Prise de Jérusalem par le général Allenby à la tête des
armées britanniques.
1919 : Démantèlement de l’empire ottoman.
1920 : Mandat britannique sur la Palestine.
1947 : Décision de l’ONU de partager la Palestine en un État juif
et un État arabe.

Chapitre II : Le sauveur sacrifié

4 avant notre ère : Naissance de Jésus à Bethléem et circoncision.


27-30 : Prédication de Jésus.
30 : Crucifixion.
34 : Lapidation d’Étienne, premier martyr de l’Église.
35 : Paul de Tarse reconnaît Jésus sur le chemin de Damas.
37 : Premier « concile » de Jérusalem.
51 : Deuxième « concile » de Jérusalem.
57 : Paul de Tarse compose l’Épître aux Romains.
62 : Lapidation de Jacques, « le frère du Seigneur ».
67 : À Rome, crucifixion de l’apôtre Pierre-Simon.
Vers 68 : Rédaction des Actes des Apôtres, probablement par Luc
l’Évangéliste.
68 : Décapitation à Rome de Paul de Tarse.
68 : Les premiers chrétiens fuient Jérusalem et se réfugient à
Pella.
Vers 69 : Composition de l’Évangile de Marc.
80-90 ? : Composition de l’Évangile de Matthieu et de celui de Luc.
100 ? : Composition à Éphèse de l’Évangile de Jean.
Vers 250 : Expansion du christianisme dans tout l’empire romain.
CHRONOLOGIES 195

257-303 : Persécution des chrétiens successivement par l’empereur


Valérien et l’empereur Dioclétien.
325 : Concile de Nicée ; dogme de la consubstantialité du Père
et du Fils.
361 : L’empereur Julien prône le retour aux valeur païennes.
380 : Sous l’empereur Théodose, le christianisme devient reli-
gion officielle de l’empire.
430 : Mort de saint Augustin : le péché originel, la prédestina-
tion, la grâce.
800 : Charlemagne, empereur d’Occident.
1095 : Appel du pape Urbain II, depuis Clermont, en Auvergne,
à la libération de Jérusalem.
1099 : Prise de Jérusalem par les croisés.
1187 : Saladin reprend Jérusalem aux chrétiens.
1204 : Sac de Byzance par les croisés.
1217 : Fondation de l’ordre de Dominicains.
1229 : Accord de Jaffa. Musulmans et chrétiens se partagent la
souveraineté sur Jérusalem.
1270 : Fin de la présence des croisés en Terre sainte. Mort de
saint Louis.
1274 : Mort de saint Thomas d’Aquin.
1453 : Chute de Constantinople, fin de l’empire d’Orient.
1492 : Expulsion des juifs d’Espagne sur décision des rois catho-
liques.
1854 : Guerre de Crimée. La France, la Grande-Bretagne et la
Turquie entrent en conflit armé avec la Russie sur la ques-
tion des Lieux saints de Palestine.
1870 : Concile Vatican I. Infaillibilité pontificale ; immaculée
conception.
1942-1945 : Choah.
1962 : Convocation du concile Vatican II par le pape Jean XXIII.
1994 : Reconnaissance par le Saint-Siège de l’État d’Israël.
2000 : Le Pape Jean-Paul II prie devant le mur du temple à Jéru-
salem et prononce une homélie au mémorial de la choah.
2001 : Troisième millénaire de l’ère chrétienne.

Chapitre III : Les amoureux de Sion

Avant notre ère


1650 : Abraham quitte la Chaldée. Melkitsedek, roi de Salem, se
porte au-devant de lui.
196 JÉRUSALEM , LA SAINTE

1500-1300 : Les Hébreux sont esclaves en Égypte.


1300 : Moïse emmène les Hébreux hors d’Égypte. Errance dans
le désert du Sinaï. Proclamation de la Loi divine.
1260 : Josué, qui commande au peuple, entre en Terre de
Canaan.
1225-1020 : Les Juges, héros de la nation, exercent leur autorité sur le
peuple d’Israël.
1020-1004 : Saül, premier roi d’Israël.
1004-965 : David, roi d’Israël, installe à Jérusalem l’Arche de
l’Alliance et construit un palais à Sion.
965-926 : Salomon, fils de David, édifie à Jérusalem le temple du
Dieu d’Israël et installe dans le Saint des saints l’Arche de
l’Alliance.
733-701 : Invasions assyriennes, destruction du royaume du nord et
déportation des Israélites.
Le culte du temple est maintenu à Jérusalem.
598 : Nabuchodonosor, roi de Babylone, envahit la Judée.
586 : Prise de Jérusalem et destruction du temple de Salomon
par les armées de Nabuchodonosor.
549-539 : Cyrus le Grand, roi des perses, envahit et conquiert la
Babylonie.
538 : Cyrus autorise et encourage les Judéens à rentrer à Jéru-
salem et à y rebâtir le Sanctuaire.
520-516 : Zéroubabel, né à Babylone, descendant des rois d’Israël,
construit le deuxième temple.
500 : Malachie, le dernier prophète d’Israël ; extinction de la
prophétie.
458 : Le scribe Ezra ramène de Babylone en Judée un
deuxième contingent de déportés. Il procède solennelle-
ment à une nouvelle proclamation de la Loi.
445-433 : Néhémie ranime la ferveur des habitants de Jérusalem.
Les Samaritains ne sont pas autorisés à participer à la
restauration du temple.
332 : Alexandre de Macédoine entre en Judée et respecte le
temple de Jérusalem.
200-198 : Antiochus III, roi de Syrie, conquiert la Judée.
175-163 : Antiochus IV persécute les Judéens et profane le temple
de Jérusalem.
167 : Révolte des Maccabées. Restauration et nouvelle dédicace
du temple. Création des premières écoles pharisiennes et
émergence du courant essénien.
140 : Rome reconnaît l’indépendance de la Judée.
CHRONOLOGIES 197

134-76 : Sous les règnes successifs de Jean Hyrcan et d’Alexandre


Jannée, les fonctions de roi et de grand prêtre sont con-
fondues.
63 : Le Romain Pompée conquiert la Judée, prend Jérusalem,
pénètre dans le temple et dans le Saint des saints, mais ne
procède à aucune destruction.
39 : Hérode, ami des Romains, est roi de Judée. Il agrandit et
embellit le temple.
4: Mort d’Hérode. Naissance de Jésus à Bethléem.
De notre ère
10 : Rabbi Hillel enseigne l’amour du prochain.
30 : Crucifixion de Jésus.
66 : Début de la guerre entre Rome et la Judée ; bataille de
Galilée.
70 : Siège et destruction de Jérusalem par le général romain
Titus.
73 : Chute de la citadelle de Massada.
75 : École des rabbis à Yavneh.
132 : Révolte juive sous le commandement de Bar Kochba,
reconnu par Rabbi Akiba comme le Messie d’Israël.
135 : Victoire romaine. Massacre des Judéens, dispersion de la
nation juive. Jérusalem est rasée et interdite aux juifs et
aux judéo-chrétiens. Jérusalem est désormais nommée
Aelia capitolina.
200 : Poursuite de la codification de la tradition orale du
judaïsme (Talmud) à Babylone.
420 : Babylone est le principal lieu d’études rabbiniques.
625 : Les juifs de Médine refusent de suivre la prédication de
Mahomet. Persécution et expulsion des récalcitrants.
890 : « Le livre de la création » reprenant une tradition ésoté-
rique du judaïsme est exposé et commenté par Saadia
Gaon.
1141 : Le poète et philosophe espagnol Juda Halevi s’installe en
Terre sainte.
1240 : Dispute de Paris opposant Rabbi Yehiel à des ecclésias-
tiques.
1267 : Nahmanide, talmudiste et cabaliste catalan crée à Jéru-
salem un centre d’études juives.
1492 : Expulsion des juifs d’Espagne, la plupart des écoles caba-
listes d’Espagne s’installent en terre sainte et souvent à
Jérusalem.
198 JÉRUSALEM , LA SAINTE

1665 : Aux Pays-Bas, Spinoza est interrogé sur le mouvement de


réunion des juifs en Terre sainte.
1666 : Les juifs d’Avignon se préparent à rejoindre Jérusalem.
1791 : En France, pour la première fois de leur histoire, des juifs
accèdent, hors d’Israël, à la pleine citoyenneté.
1896 : Théodore Herzl, journaliste hongrois cherchant une solu-
tion moderne à la question juive, publie « L’État des
juifs », premier projet du sionisme politique.
1905 : En France, séparation des églises et de l’État. Principe de
laïcité.
1917 : En Grande-Bretagne, déclaration Balfour aux termes de
laquelle le gouvernement britannique envisage avec
faveur la création d’un foyer national juif en Palestine.
1942-1945 : Choah, six millions de personnes juives, non combat-
tantes, hommes, femmes, vieillards et enfants confondus
sont exterminés par les Allemands et leurs séides.
1947 : ONU : décision de partage de la Palestine en un État juif
et un État arabe ; Jérusalem représentant une entité à
part (corpus separatum).
1948 : Proclamation de l’État d’Israël et attaque consécutive du
pays par les États arabes environnants. Prise par les Israé-
liens d’une partie de Jérusalem.
1967 : Guerre de Six jours. Prise par les Israéliens de Jérusalem
dans son entièreté.
1973 : Guerre de Kippour.
1979 : Traité de paix israélo-égyptien.
1994 : Traité de paix israélo-jordanien.
1994 : Reconnaissance de l’État d’Israël par le Saint-Siège.
Juillet 2000 : Échec des pourparlers de paix israélo-palestiniens essen-
tiellement dû à la question de la souveraineté sur Jéru-
salem.
Septembre 2000 : Émeutes sur l’esplanade du temple à Jérusalem.
BIBLIOGRAPHIE

TEXTES DE LA TRADITION

La Bible traduite sur la Vulgate par Le Maistre de Sacy, 1672.


La Bible traduite et présentée par André Chouraqui, Desclée de
Brouwer, 1985.
La Bible de Jérusalem, École biblique de Jérusalem, TOB, Desclée de
Brouwer, 1999.
La Bible, écrits intertestamentaires, A. Dupont-Sommer et Marc Philo-
nenko (sous la direction de), Gallimard, 1987.
La Talmud, Agadoth du Talmud de Babylone, traduit et annoté par
Arlette Elkaïm-Sartre, Verdier éd., 1990.
Le Coran, essai de traduction par Jacques Berque, Albin Michel, 1999.
Le Coran, l’Appel, traduit et présenté par André Chouraqui, Robert Laf-
font, 1990.

BIBLIOGRAPHIE DE RÉFÉRENCE

Chapitre premier
Alili Rochdy, Qu’est-ce que l’islam ?, La Découverte et Syros éd., 2000.
Blachère Régis, Le Coran – Traduction selon un essai de reclassement des
sourates, Maisonneuve éd., 1947.
Berque Jacques, Les Arabes d’hier à demain, Le Seuil éd., 1976.
Cahen Claude, L’Islam des origines au début de l’empire ottoman, coll.
Pluriel, Hachette littératures, 1997
200 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Caratini Roger, Mahomet, Critérion éd., 1996.


Lings Martin, Le Prophète Muhammad, sa vie d’après les sources les plus
anciennes, Le Seuil, 1986.
Mardan-Bey Farouk et Sanbar Elias, Jérusalem, le sacré et le politique,
Simbad-Actes Sud éd., 2000.
Miquel André, L’Islam et sa civilisation, Armand Colin éd., 1968.
Montgomery Watt W., Mahomet, Payot éd., 1999.
Rodinson Maxime, Mahomet, Le Seuil, 1961.

L’Encyclopédie de l’islam, E.J. Brill (Leyden), Maisonneuve et Larose


(Paris) éd., 1960, réunit les contributions des meilleurs spécia-
listes.

Chapitre II
Augustin (saint), La Cité de Dieu, Gallimard, 2000.
Benoist-Méchin, Frédéric de Hohenstauffen ou le rêve excommunié,
Librairie académique, Perrin éd., 1983.
Chateaubriand Alphonse de, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Garnier-
Flammarion éd., 1968.
Collin Bernardin (Mgr), Rome ; Jérusalem et les Lieux saints, Éditions
franciscaines, 1981.
Collin Bernardin (Mgr), Les Lieux saints, Presses universitaires de
France, 1987.
Daniel-Rops, L’Église de la cathédrale et de la croisade, Arthème-Fayard,
1952.
Grousset René, L’Épopée des croisades, Plon éd., 1939.
Israël Gérard, La Question chrétienne, Payot, 1999.

Chapitre III
Abécassis Armand, La Pensée juive (4 tomes), Paris, Librairie générale
française éd., 1989.
Alem Jean-Pierre, Terre d’Israël, Le Seuil, 1973.
Ben Gourion David, Destin d’Israël, Hachette, 1967.
Encel Frédéric, Géopolitique de Jérusalem, Flammarion éd., 1998.
Finkelstein Bluma, D’Isaac à Jésus, le malentendu – Essai sur le sacri-
fice, Lyon, Aléas éd., 2000.
Goitein Salomon, Juifs et Arabes, Éditions de Minuit, 1957.
Israël Gérard et Lebar Jacques, Quand Jérusalem brûlait, Robert Laf-
font éd., 1970.
Israël Gérard, Cyrus le grand, Fayard, rééd. 1997.
BIBLIOGRAPHIE 201

Itzhaki Masha, Juda Halevi, d’Espagne à Jérusalem – 1075-1141, Albin


Michel, 1997.
Nahon Gérard, La Terre sainte au temps des Kabbalistes, Albin Michel,
1997.
Néher-Bernheim Renée, Jérusalem trois millénaires d’histoire – Du roi
David à nos jours, Albin Michel, 1997.

Épilogue
Flavius Josephe, Histoire ancienne des juifs ; la guerre des juifs contre les
Romains, traduction Arnaud d’Andilly, Lidis éd., 1968.
Baron S.W. A Social and religious history of the jews, Columbia Univer-
sity Press, 1952. (Les cinq premiers volumes sont traduits en fran-
çais sous le titre Histoire d’Israël, vie sociale et religieuse, Presses
universitaires de France, 1956).
Remerciements

L’auteur exprime sa gratitude à Mylène de Fabrique Saint-


Tours pour sa distinguée collaboration ; à Maury Amar, Kurt
Niedermayer et Jean Nitlich pour leur conseils éclairés ainsi
qu’au conservateur et aux services de la bibliothèque de
l’Alliance israélite universelle.
DU MÊME AUTEUR

Quand Jérusalem brûlait (en collaboration avec Jacques Lebar),


Robert Laffont, 1970.
Les Juifs en URSS, Édition spéciale, 1971.
Le Dernier Jour de l’Algérie française, Robert Laffont, 1972.
Heureux comme Dieu en France, Robert Laffont, 1974.
La France hors les murs, Lettres du Monde, 1985.
René Cassin, Desclée de Brouwer, 1990, primé par l’Académie
des sciences morales et politiques.

Cyrus le Grand, fondateur de l’Empire Perse, Fayard, 1987, 1997.


Provences, juifs, chrétiens et hérétiques, J.-Cl. Lattès, 1996 ; Le
Tricorne/Nadir, Genève-Paris, réédition, à paraître.
La Question chrétienne, une pensée juive du christianisme, Payot,
2000.
TABLE

Prologue ................................................................................. 9

DU NIL À L’EUPHRATE ............................................................... 11


La Jérusalem céleste ............................................................... 13
La quête du pouvoir ............................................................... 16
L’an prochain, à Jérusalem..................................................... 19

Chapitre premier. SOUS LA BANNIÈRE DE L’ISLAM ................... 21


« La Nuit du destin ».............................................................. 21
L’appel du Coran, 22. – Le Temple aux 360 idoles, 25. –
Le roi de Salem, 29. – Le Mont du Sacrifice, 32.
Le passage à Jérusalem........................................................... 36
Le voyage nocturne, 38. – Quitter la Mecque ?, 42. – Les
juifs de Médine, 45. – La Kaba purifiée, 49.
La grande chevauchée............................................................. 51
Les Omeyyades et Jérusalem, 55. – Al Aqsa et Cordoue,
58. – Le réveil de Byzance, 62. – La guerre sainte, 64.
La sublime croisade................................................................ 68
Saladin, le nouvel Alexandre, 69. – Byzance et les
croisés, 72. – Frédéric ou « la merveille du monde », 74.
– Jérusalem et les théologiens musulmans, 78.
204 JÉRUSALEM , LA SAINTE

Chapitre II. LE SAUVEUR SACRIFIÉ ......................................... 81


Jésus et Jérusalem .................................................................. 81
Jérusalem, la redoutable, 82. – « Toi, qui tues les
prophètes », 85. – L’entrée messianique, 90. – « Tout est
accompli », 93.
Oublier Jérusalem ? ................................................................ 97
Le premier « concile », 99. – La ruine du Temple, 103. –
Le basculement, 107. – L’Église d’Orient, 112.
Dominer Jérusalem................................................................. 117
La rémission des péchés, 118. – Jérusalem libérée, 121. –
« Ignorance et absence », 126. – Retour à la Jérusalem
céleste, 128.

Chapitre III. LES AMOUREUX DE SION ..................................... 133


La belle, la Sainte, l’inoubliable ............................................. 133
La cité de David, 136. – Le Sanctuaire de la Présence,
139. – Un chant de gloire et de confiance, 143. – Baby-
lone, la tentation de l’universel, 146.
Restauration, destruction ....................................................... 153
« Qu’ils rebâtissent la maison de l’Éternel », 154. – Antio-
chus et Titus, 159. – Le judaïsme des rabbis, 165. – La
liturgie de Jérusalem, 169.
Le retour à Sion ...................................................................... 171
Les savants d’abord, 173. – Dieu les élira à nouveau, 175.
– Le sacré et le politique, 177.

SAINTETÉ PARTAGÉE .................................................................. 179


La continuité d’Israël.............................................................. 180
L’accomplissement du Salut................................................... 182
L’heure des pouvoirs ............................................................... 185

Épilogue ................................................................................. 189


Chronologies .......................................................................... 193
Bibliographie.......................................................................... 199
Remerciements ...................................................................... 205

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