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Ash Logs

Salut, moi c’est Naveen, je suis une Intelligence Restreinte. Ma proprio, une chasseuse
de prime et une cyborg, m’a dit “la prochaine fois que je crève, dis-moi qui m’a buté, ça
me fera gagner du temps”. Alors je me suis mis à écrire ses aventures depuis leurs débuts,
comme ça, quand rechargera une sauvegarde de sa conscience parce qu’elle aura encore
foncé dans le tas, elle saura ce qui lui est arrivé…

Enfin, ça, c’est pour la prochaine fois. Parce qu’il y a quelque temps de ça, elle s’est
réveillée dans une nouvelle enveloppe sans que je puisse l’aider. Et vu que la version
officielle était plutôt louche, ben elle a dû enquêter pour savoir ce qui lui était vraiment
arrivé. Et enquêter, ça la saoule vite, Ash…

TABLE DES MATIERES

PROLOGUE .................................................................................. 2
Chapitre 0 – IReporter ........................................................................................ 3

PARTIE 1 – BIENVENUE A WHITOPIA ......................................... 5


Chapitre 1 – Résurrection .................................................................................... 6
*** .................................................................................................................. 9
*** .................................................................................................................12
Chapitre 2 – Bienvenue à Whiteopia ....................................................................17
*** .................................................................................................................19
*** .................................................................................................................23
*** .................................................................................................................26
*** .................................................................................................................30
*** .................................................................................................................33
Chapitre 3 – Nouvelles pistes ..............................................................................35
*** .................................................................................................................40
*** .................................................................................................................44
*** .................................................................................................................47
Chapitre 4 – Damage control ..............................................................................49
*** .................................................................................................................52
*** .................................................................................................................55
*** .................................................................................................................58
Chapitre 5 – Retombées .....................................................................................63

1
PROLOGUE

2
Chapitre 0 – IReporter

Salut, je m’appelle Naveen. Je suis l’Intelligence Restreinte d’Ash, une chasseuse de


prime badass comme il faut. Mais avant de parler d’elle, sachez que je viens de recevoir
une mise à jour du programme “IReporter” du bureau de com’ de Hell-Point et que grâce
à lui, j’ai décidé de devenir écrivain.

— Putain, mais c’est qui ces connards ?!

Ça, c’est Ash. Là, elle est en galère. Une méchante fusillade impromptue qui risque de
mal tourner… et c’est justement pour ce genre de situation que j’ai décidé d’utiliser le
programme “IReporter”. Comme ça, si elle crève encore, elle sera bien contente de trouver
le récit de ses aventures pour combler le vide entre sa dernière sauvegarde et le moment
où elle aura été tuée…

Parce que ouais, Ash, c’est une cyborg. Elle est morte plusieurs fois déjà.

La première, avec son enveloppe d’origine, l’a bien saoulée sur le coup. Alors comme
elle supportait pas l’idée de voir ceux qui l’avaient tuée s’en sortir, elle a passé ses
accréditations pour devenir spectre et pouvoir les traquer légalement. Et puis après ça,
ben elle a continué à chasser des primes. D’où les morts suivantes. Parce que bon, on va
pas se mentir, c’est un boulot de merde assez dangereux, hein…

— T’inquiète, c’est cool, il sera seul, qu’il disait… Mon cul, oui ! Il était percé son tuyau.

… surtout quand on s’obstine à bosser sur des jobs foireux, remarquez bien.

Bref, elle a beau se faire régulièrement numériser la conscience, ça l’empêchera pas de


perdre quelques souvenirs au moment où on plongera la dernière sauvegarde de son Ame™
dans sa prochaine cervelle cyberclonée…

En somme, je fais que répondre à une demande qu’elle a exprimée lors d’une précédente
résurrection : “la prochaine fois, essaye de noter qui m’a butée, ça me fera gagner du
temps”, qu’elle m’a dit. Donc voilà.

Et rassurez-vous, tout ça reste entre nous, mes paramètres m’interdisent de faire sortir
des infos personnelles sur ma propriétaire. Alors conformément à ma programmation, j’ai
bien planqué tout ça derrière un datalock, dans un de mes sous-programmes gérant son
réseau domotique.

Oh, et avant que vous le mentionniez, oui, “IReporter”, c’est encore une early access,
donc c’est buggé de partout, faudrait qu’un vrai spécialiste du bureau de com’ passe
derrière pour rendre tout ça plus littéraire, virer quelques répétitions, quelques verbes
faibles, et bla bla bla. Mais, je m’en tamponne le circuit imprimé. En plus, y a déjà des
tournures intégrées pour faire genre et pour extrapoler les pensées et émotions de ma
propriétaire avec une précision de 97,8 % non contractuelle, alors ça ira bien.
Démonstration :

3
À couvert à l’angle d’une ruelle mal éclairée, Ash essuyait une méchante pluie de balles.
Deux punks, armés de fusils tactiques à canon court, s’acharnaient à faire feu dans sa
direction chaque fois qu’elle se montrait. Impossible dans ces conditions d’effectuer une
sortie sans se faire faucher en pleine course.

Alors la spectre tenta le tout pour le tout : elle scanna mentalement les réseaux
environnants jusqu’à trouver un nœud qui ferait l’affaire, à savoir un climatiseur situé juste
à l’entrée de la ruelle, derrière les tireurs fous.

La sécurité de l’appareil laissait clairement à désirer et, grâce aux algorithmes de


piratages de son interface neurale, Ash n’eut aucun mal à projeter une partie de sa
conscience dans le sous-système concerné.

Lorsque le boîtier s’emballa, les deux punks firent immédiatement volte-face, criblant le
pauvre climatiseur de balles sans réfléchir. La spectre, elle, en profita pour piquer un
sprint.

Au moment où les affreux comprirent, Ash était déjà quasiment sur eux.

Sa jonction synaptique auxiliaire activée, la jeune femme vit au ralenti l’un des types se
retourner, lâchant au passage une longue rafale en arc de cercle. Heureusement, la spectre
eut le temps de partir en glissade pour éviter le tir.

Désormais au contact, Ash se redressa d’un mouvement sec. Elle envoya un violent
coup de crosse dans la mâchoire cybernétique de son adversaire, puis pivota sur elle-
même pour dévier in extremis l’arme du second punk avec son poignet.

La balle siffla à ses oreilles et l’instant d’après, c’était elle qui faisait feu. Un tir en pleine
poire qui fit paf, pastèque.

Pendant ce temps, le type à la mâchoire cybernétique avait lâché son fusil tactique –
qui devait être tombé à court de munitions – pour se retrouver avec un long couteau
menaçant en main.

Seulement, bon, comme vous le voyez, le close-combat, Ash, elle maîtrise.

La spectre pénétra assez facilement la garde de son adversaire, le repoussant d’une


main sous la gorge tout en ramenant son flingue en position pour faire feu à bout portant.
Le punk se mangea trois pruneaux en pleine poitrine, stoppant définitivement toute velléité
de sa part.

Haletante, la jeune femme coupa sa jonction synaptique auxiliaire, elle n’en avait plus
besoin. Elle ouvrit ensuite le programme de reconnaissance faciale de l’Eridania Police
Corporation dans son Environnement de Réalité Augmenté, puis observa attentivement les
deux corps étendus à ses pieds.

— Bon, voyons voir combien ils vont me rappor… Quoi, c’est tout ?! Mais c’est quoi ces
primes de merde ?!

Et… voilà.

Bon. Puisqu’elle ne va visiblement pas re-claquer tout de suite et qu’on sait jamais ce
qui peut être utile plus tard, je vais reprendre les aventures d’Ash depuis… bah… aussi loin
que les logs et les données issues de mon deep learning me le permettent. Bref, depuis sa
troisième résurrection, quand elle cherchait à comprendre pourquoi sa dernière mort
semblait si louche…

4
PARTIE 1 – BIENVENUE A WHITOPIA

5
Chapitre 1 – Résurrection
>>> 15/02/2551 – 09h21 <<<

Une impulsion électrique suivie d’une grande inspiration paniquée. Voilà comment Ash
est revenue à la vie dans une clinique corpo, par un beau matin de février 2551.

— Mademoiselle Harper ? Vous m’entendez ?

L’esprit encore embrumé, la jeune femme cligna des yeux.

Une lumière vive, des murs blancs aseptisés, un charcudoc arborant les couleurs
d’Aurora Cybertech… Il ne fallut pas bien longtemps à Ash pour comprendre où elle se
trouvait. Le fait que ses derniers souvenirs remontaient au moment de sa sauvegarde
trimestrielle devait aussi l’avoir aidé. Un peu.

— Merde… souffla-t-elle d’une voix enrouée. J’ai encore cané, c’est ça ?


— Votre précédente enveloppe s’est éteinte et vous venez de subir une résurrection,
commença à réciter le doc sur un ton monotone. Conformément aux termes de votre
contrat, la dernière sauvegarde de votre Ame™ a donc été implantée dans un corps
biosynthétique de classe Cassidy, conçu et produit sur mesure par Aurora Corporation
selon les options préalablement choisies par vos soins. Pouvez-vous bouger votre bras,
mademoiselle Harper ?

Encore dans le gaz, Ash n’avait pas cherché à interrompre le discours commercial du
doc – bon, elle l’avait pas non plus vraiment écouté, c’est vrai – et se contenta de tendre
machinalement les bras devant elle dans un geste un peu gourd.

Ça lui faisait un peu bizarre, mais à mesure que les sensations lui parvenaient, elle
prenait conscience de son nouveau corps.

Ce dernier intégrait quelques implants cybernétiques, mais restait majoritairement


biologique et la jeune femme appréciait particulièrement de retrouver une mâchoire et une
jambe naturelle – ainsi que deux cybermains goliath en parfait état. Faut dire que sa
précédente enveloppe avait pris cher, à force de foncer tête baissée dans les ennuis…

La spectre joua un peu avec les articulations de ses doigts cybernétiques, puis lança un
checkup interne de ses implants : jonction synaptique auxiliaire, interface neurale,
système intellisens, connecteurs palmaires… tout était OK. Bon, il y avait un peu de
paramétrage à faire, mais ça, c’était normal.

— N’hésitez pas à vous asseoir dès que vous vous sentirez à l’aise avec votre nouveau
corps, suggéra le médecin d’un air absent tandis qu’il vérifiait les constantes de sa patiente
sur ses écrans de contrôle.

Pas besoin de le dire deux fois. Ash se redressa – bon pas trop vite non plus pour pas
avoir la tête qui tourne –, fit rouler ses omoplates, puis entreprit de réaliser quelques
étirements, histoire de faire disparaître plus rapidement les derniers signes
d’engourdissement qu’elle ressentait.

6
— Alors, de quoi je suis morte cette fois ? demanda-t-elle en faisant la moue.

L’employé d’Aurora soupira faiblement, pianota sur son interface holotouch puis
consulta ses écrans.

La question était courante. En fait, les médecins avaient accès à ce genre d’information
pour la même raison qu’ils étaient formés à la psychologie : pour éviter ou atténuer le
traumatisme lié à la résurrection. C’est aussi pour ça que des termes comme “s’éteindre”
plutôt que “mourir” étaient passés dans le vocabulaire courant. Bon, après, Ash, elle s’en
foutait un peu. Je dirais pas que c’était la routine pour elle, mais disons qu’elle s’était
familiarisée avec la procédure.

— Il est indiqué dans votre dossier que vous avez eu une extinction par hypothermie,
expliqua le doc avec une douceur clairement feinte.
— Sérieux ?!
— Euh… Oui, confirma-t-il, un peu surpris par cette réaction. Une excursion romantique
en montagne qui a mal tourné, apparemment. La police de Whiteopia a conclu à un accident.
— Attendez, quoi ? s’étonna Ash. Whiteopia ? Mais qu’est-ce que j’ai été foutre là-bas ?!
— Ça, je ne saurais vous dire, répondit obligeamment l’employé d’Aurora en faisant de
son mieux pour rester agréable. Des vacances peut-être ? L’endroit est très réputé si vous
aimez le ski et que vous avez les moyens…
— Ouais ? Bah ça m’étonnerait que ce soit ça… soupira la spectre.

Là-dessus, je me dois de préciser que, sans dire non plus qu’elle était fauchée, ben, les
corps biosynthétiques comme celui qu’elle venait d’intégrer, et bah c’est pas donné. Alors
malgré les primes qu’elle avait pu chopper, elle en était encore à vivre dans un appart
miteux du dôme Ellington. Donc partir en voyage dans une station-bulle de luxe…

— Et vous entendez quoi par une excursion “romantique”, exactement ? enchaina-t-elle,


intriguée.
— Et bien, commença le doc visiblement embarrassé. Je regrette de devoir vous
l’annoncer, mais vous n’étiez pas seule. Dewitt Winsman a été retrouvé auprès de vous. Il
s’est éteint à vos côtés, si cela peut atténuer votre peine.

Le haussement de sourcil presque stoïque d’Ash – qui entendait ce nom pour la première
fois – engendra un nouveau soupir exaspéré du doc, qui devait composer avec ce qui était,
de son point de vue, un manque flagrant d’empathie de la part de sa patiente, alors que
lui-même se devait de conserver un air compatissant.

— Votre compagnon n’avait apparemment pas souscrit de contrat auprès de notre


société, précisa le médecin. Je n’ai donc aucun détail concernant une éventuelle
résurrection de sa part, je suis navré.
— Compagnon… répéta ironiquement la spectre pour elle-même. Mon cul, oui, je sais
même pas qui c’est…
— Peut-être une rencontre récente, suggéra le médecin en essayant tant bien que mal
de se montrer compréhensif. Votre Ame™ date d’il y a presque deux mois, c’est autant de
souvenirs qu’il vous manque…
— Mouais… douta Ash avant de marquer une courte pause. Et l’accident, ça s’est passé
y a longtemps ?
— Huit jours.
— Fais chier.

L’employé d’Aurora laissa le temps à sa patiente d’assimiler l’information puis, tout en


essayant de ne pas se montrer agacé, demanda :

— Avez-vous d’autres interrogations ou pouvons-nous passer à la suite ?


— Non, non, c’est bon.

7
— Dans ce cas, reprit le doc, je vais vous posez une série de questions pour m’assurer
que…
— Ouais, ouais, je connais la chanson… le coupa-t-elle. Allez-y, que je puisse sortir
rapidement.

Le médecin leva les yeux au plafond puis enchaina. Une fois les derniers examens
validés, la nouvelle Ash fut déclarée apte et put enfin quitter la clinique aseptisée d’Aurora
Corporation pour rejoindre l’enfer urbain des dômes d’Eridania City.

Dehors, la jeune femme prit une longue inspiration, puis leva les yeux vers les
gigantesques alvéoles qui protégeait la capitale éridanienne de l’atmosphère plus si toxique
que ça de la planète.

L’après-midi venait de débuter et le soleil ambrosien avait tout juste terminé son cycle
nocturne – long d’un peu plus de trois jours en cette saison. Pourtant, les lueurs criardes
des néons continuaient d’illuminer les avenues bondées de monde des quartiers populaires.

Soudain, un éclair zébra le ciel.

Pas besoin de chercher plus loin : une de ces violentes tempêtes électromagnétiques
causées par la terraformation venait d’éclater.

Ash haussa les épaules et commença à marcher au milieu des esclaves corpos et des
quelques marginaux du district, indifférente comme eux aux forces qui se déchainaient au-
dessus d’elle. De toute façon le dôme les protégeait des intempéries…

En tout cas, c’est là qu’elle a paramétré ma personnalité. Que je suis devenue moi-
même en quelque sorte. En théorie, son ancienne IR aurait dû être importée, mais la police
de Whiteopia avait gardé son comlink sous scellé pour les besoins de l’enquête. Autant dire
qu’elle pouvait se brosser pour le récupérer un jour.

Whiteopia…

Il y avait un truc pas normal derrière toute cette histoire, sa mort était trop louche,
probablement un contrat qui s’était mal passé, qu’elle se disait. Elle voulait en avoir le
cœur net, mais avant de s’en occuper, il fallait qu’elle se sente un peu plus elle-même :
elle devait personnaliser ce corps… et le rendre plus intimidant, histoire d’être sûre qu’on
la prenne au sérieux. Et pour ça, elle avait quelques idées qu’elle gardait en réserve depuis
un moment…

8
***
>>> 15/02/2551 – 12h37 <<<

Après une nouvelle coupe de cheveux – une half hawk vert-bleu, si vous voulez tout
savoir –, le remplacement de ses cyberoptiques par une version où le blanc des yeux était
désormais noir – effet intimidant garanti – et un petit passage chez le tatoueur, Ash se
sentait déjà mieux dans son nouveau corps. Sa nouvelle apparence lui plaisait bien, elle
annonçait la couleur.

Quant à sa nature de cyborg, elle ne se posait pas trop de questions. Elle était vivante,
elle était la continuité de la vie d’Ashlee Harper et ça lui allait bien comme ça. En revanche,
ce qu’elle ne pouvait laisser passer, c’était la raison de sa mise en veille.

Si quelqu’un lui en voulait personnellement, elle devait le savoir et si c’était lié au boulot,
elle devait mettre la main sur son meurtrier, ne serait-ce que par principe. Dans tous les
cas, il était hors de question que sa mort reste impunie.

C’est vrai quoi, elle ne se voyait certainement pas crever d’un banal accident à la
montagne, surtout en amoureuse. Non, son instinct lui hurlait que ça cachait quelque chose
de louche et elle avait besoin de savoir quoi.

Du coup, elle s’arrêta à une échoppe de rue, commanda un truc – parce que bon, les
sérums nutritifs, ça va bien tant que le corps est en cuve, mais là, concrètement, elle avait
le ventre vide – et appela Duncan Snell.

Alors, Duncan – puisque vous devez vous poser la question –, c’est un agent de liaison
de l’EPC, la corpo ayant le contrat de sécurité d’Eridania City et de la plupart des villes
majeures de la planète. Pour faire simple, son job consiste à jouer les intermédiaires entre
la police éridanienne et ses sous-contractants. Autrement dit, il intervient lorsque les flics
sont en galère et ont besoin d’un coup de main de la part des spectres… ou pour gérer ces
derniers quand ils se mettent à jouer les cowboys en ville. Voilà.

Bref, le vendeur ambulant servit Ash – une brochette de mandras grillés avec des soj-
frites – à peu près au moment où Duncan accepta son appel. Alléchée par l’odeur, la jeune
femme ne put s’empêcher de mordre sa brochette à pleines dents tandis que l’avatar de
l’agent de liaison apparaissait dans son environnement de réalité augmentée.

— Harper…
— Hey ! parvint à répondre la spectre tout en essayant de vite mâcher ce qu’elle avait
avalé.
— Nouvelle enveloppe, hein, si j’en juge par ta photo de profil, nota Duncan. J’en déduis
que ta disparition a été requalifiée en mort…
— Et ch’est tout che que cha te fait ? demanda Ash la bouche encore pleine.
— T’es là à me parler, non ? rétorqua le policier d’un ton égal.
— OK… murmura lentement la spectre après avoir enfin réussi à déglutir. Bonjour la
compassion…

Bien sûr, elle se doutait que Duncan ne serait pas du genre à s’apitoyer sur son sort,
mais quand même, il aurait pu faire un minium semblant…

— Et si tu me disais pourquoi tu me contactes.


— Ouais… euh… Je voulais juste te demander comment je me suis éteinte.

9
— Qu’est-ce que j’en sais ? J’étais même pas sûr que tu sois morte avant ton appel…
— Allez, insista Ash, je sais que t’as accès à mon dossier…

Duncan ne répondit pas immédiatement, probablement pour réfléchir au moyen le plus


efficace de se débarrasser de la spectre.

— Bon, OK, céda-t-il finalement. Mais je fais ça uniquement parce que je suis curieux
de voir ce qui a bien pu t’empêcher de faire ton boulot…

La jeune femme tira mentalement la langue, fière d’elle, puis s’autorisa à grignoter
quelques frites le temps que son contact accède au rapport de police qui la concernait.

— Alors, qu’est-ce qu’on a... Ah, voilà. Sydney Shinner s’est éteinte par… hypothermie ?
Pas très glorieux.
— Attends, c’est qui Sydney Shinner ? demanda Ash en levant un sourcil.
— Toi, répondit simplement Duncan. Enfin ta couverture : une vraie fausse ID forgée
via le programme de protection des témoins de l’EPC.
— D’accord… et donc, je suis morte comment ?
— Je te l’ai dit, par hypothermie.
— Non, je veux dire, comment je me suis vraiment fait buter ? précisa-t-elle. Pas la
version officielle.
— Écoute, t’aurais peut-être préféré crever d’une façon plus spectaculaire, mais c’est
visiblement pas le cas, désolé. Et je t’arrête tout de suite, y a pas de version “officieuse” :
le rapport est pas de nous mais de NexWave Security, c’est eux qui gèrent la station-bulle
de Whiteopia.
— Mouais… fit la spectre, peu convaincue. D’ailleurs qu’est-ce que je foutais là-bas ? Et
le type qu’est mort avec moi, c’était un contact ?
— Ça ou un plan cul, répliqua Duncan avec cynisme. Qu’est-ce que tu veux que j’en
sache…
— Tu veux dire que c’était pas un de tes indics ?
— Non.

Ash sentait bien qu’elle commençait à agacer son interlocuteur, mais à vrai dire, elle
aussi ça la saoulait de ne pas avoir de réponses. Les interrogatoires, c’était pas son truc.

— Mais c’était quoi le job ? demanda-t-elle pour changer légèrement de sujet.


— Ça, ça te concerne plus.
— Euh… et pourquoi ?
— Le contrat n’est plus d’actualité, tout simplement, expliqua Duncan.
— Mais tu peux quand même m’en dire un peu plus, pas vrai ? minauda-t-elle pour
essayer d’amadouer l’agent de liaison. Je suis sûre que ça a un rapport avec ma mort… et
puis, c’est à moi que t’avais confié le job, à la base, donc j’étais au courant…
— Désolé Harper, je peux pas t’aider, persista-t-il.
— Putain, t’es sérieux ?! s’emporta la spectre, abandonnant de fait son opération
séduction. Alors tu vas me laisser comme ça, sans infos ?
— Oui, trancha Duncan. Maintenant, si ça te gêne pas, j’ai du boulot. Je te rappelle
quand j’ai un contrat pour toi. Sur ce…

L’agent de liaison raccrocha dans la foulée, laissant Ash seule face à sa brochette
entamée.

— Nan mais quel connard ! fulmina-t-elle en donnant un coup de poing rageur au


comptoir de la petite échoppe.

Le vendeur ambulant regarda la spectre avec de grands yeux ronds terrifiés – en même
temps, vu le look et la réaction de sa cliente, c’était compréhensible – mais n’osa rien dire
– ce qui était, là aussi, compréhensible.

10
Ash souffla un bon coup pour se calmer, termina sa brochette en deux bouchées un peu
trop grosses, puis se leva avec humeur et commanda un taxi-drone pour rentrer chez elle,
bien décidée à en apprendre plus.

11
***
>>> 15/02/2551 – 13h25 <<<

Ash resta la tête collée contre la vitre du taxi-drone une bonne partie du trajet. Pensive,
elle regarda la cité tentaculaire défiler devant ses yeux, voie rapide après voie rapide,
dôme après dôme. Beaucoup de choses se bousculaient dans son esprit et ce n’est qu’en
entrant dans le dôme Ellington que la spectre se redressa.

Rien n’avait changé ici.

Son véhicule longea un moment les tours de verre aseptisées du quartier corporatiste,
puis quitta l’expressway pour s’enfoncer dans la crasseuse jungle urbaine d’Auburn Hills,
de l’autre côté du dôme.

Les publicités géantes vantant les mérites des derniers NERPS à la mode cédèrent alors
leur place aux néons et aux hologrammes aguicheurs des bars et strip-clubs. Plus on
s’avançait dans le district, plus la faune devenait hétéroclite. Esclave corpo, travailleurs
précaires, sans emploi, immigrés eurasiens et autres marginaux y évoluaient dans une
parfaite indifférence. Ici, chacun faisait sa vie en espérant que personne n’y prête attention
– ouais, parce que la plupart du temps c’était plus synonyme d’emmerde qu’autre chose.

Lorsque le taxi-drone se gara au pied de l’arco-block H8, Ash se demanda si elle avait
fait réparer la clim de son appart entre le moment où son âme avait été numérisée et sa
résurrection. C’est que l’amnésie du cyborg – comme on l’appelle parfois – pouvait être
handicapante. À cause d’elle, impossible de savoir ce qu’on avait fait avant sa mort, ni qui
on avait rencontré, avec qui on s’était engueulé… ou qui nous avait tué, évidemment.

La spectre soupira, se remotiva, puis sortit de son taxi. Elle entra dans l’immense
bâtiment semi-autonome et traversa une galerie marchande un peu miteuse dont la moitié
des magasins avaient mis la clé sous la porte – probablement parce que les braquages
étaient pas si rares que ça dans le quartier, du moins pour ceux qui refusaient de s’offrir
la protection du gang local.

Bref, Ash finit par se poser devant les ascenseurs, monta au 17ème étage et se retrouva
face à un long corridor surchargé de tag de réalité augmentée – efficacement filtré par mes
soins, je tiens à le préciser.

Elle enjamba le junkie en plein trip sensoriel qui se trouvait étendu au milieu du couloir
– rien d’anormal là-dedans, je vous assure –, puis rentra enfin chez elle.

Lorsque la porte se referma dans son dos en émettant un petit bip, la spectre balaya du
regard l’unique pièce de son appart. Rien n’était tout à fait rangé comme dans son souvenir
– et je vous rappelle que, pour elle, c’était comme si elle était sortie quelques heures plus
tôt.

Ce n’était pas grand-chose, mais ça restait perturbant : ça donnait l’impression qu’un


inconnu était venu foutre le bordel ici pendant son absence, ce qui s’ajoutait à un sentiment
de malaise qui ne quittait pas la cyber-revenante depuis qu’elle s’était réveillée à la clinique.

— Aller. Une bonne douche et après je passe voir Keren… songea-t-elle à haute voix
pour se donner un but et éviter de se prendre la tête.

12
La jeune femme enleva son t-shirt, le balança dans le renfoncement qui lui servait de
lit, puis retira le reste de ses fringues. Une fois les pieds dans sa douche, elle activa les
microjets.

Durant les trois minutes qui suivirent, les minuscules gouttelettes d’eau pulsée
massèrent sa peau nue avant de ruisseler le long des courbes finement musclées de son
nouveau corps. Très agréable, mais pas suffisant pour lui changer les idées : elle se posait
toujours autant de questions.

Pourquoi l’avait-on tuée ? Quel était ce mystérieux contrat de l’EPC devenu tabou ?
Risquait-elle encore quelque chose ?

Soudain, l’apparition d’un sifflement électrique la fit sursauter. Sa jonction synaptique


auxiliaire s’activa et elle sentit le flux d’adrénaline nano-amélioré se déverser dans son
organisme…

Tout ça pour finalement s’apercevoir que la clim – qu’elle n’avait donc pas fait réparer
et qui couinait toujours autant –venait de se déclencher.

— Putain ! jura-t-elle.

Elle éteignit les microjets en maudissant la ventilation, puis jeta un coup d’œil à sa
consommation d’eau, le tout en s’enroulant dans une serviette de bain.

De ce côté au moins, pas de soucis : son absence depuis trois semaines lui avait permis
d’obtenir un léger bonus sur son forfait quotidien. Du coup elle était large.

C’était toujours ça de pris, songea-t-elle.

En tout cas, l’après-midi touchait à sa fin et Ash l’avait bien noté. Si elle voulait voir
Keren avant qu’il parte bosser, c’était maintenant.

Elle se rhabilla donc, ressortit dans le magnifique couloir de son arco-block, enjamba à
nouveau le junkie en plein trip et sonna chez son voisin. Ouais, on peut pas dire que ça
fait un gros trajet…

La porte s’ouvrit sur un homme bien bâti, à la peau mate – probablement dû à de


lointaines origines indo-eurasiennes – et possédant une trachée et un bras cybernétique.

— Mmh… je peux vous aider ? demanda-t-il d’un air dubitatif.


— Oh aller, fait pas cette tête, je sais que tu m’as reconnue, lança Ash en poussant celui
qui était à la fois son voisin, son informateur et son ami d’enfance – voir plus à l’occasion
– pour entrer comme si elle était chez elle.
— Ash ? compris Keren. C’est vraiment toi ? Merde, alors c’est pour ça que tu donnais
plus de nouvelles… Qu’est-ce qui t’est arrivée ?
— Ça, c’est ce que j’aimerais bien savoir.
— OK, bouges pas, je vais chercher à boire et tu me racontes tout…

La jeune femme n’avait pas attendu pour prendre ses aises. Elle s’était installée dans le
coin salon, bras étendus le long du canapé et pieds croisés sur la table basse.

Pour patienter, elle passa l’appart – plus grand que le sien – en revue et s’arrêta sur la
projection murale d’un manifeste accusant certaines corpos de traiter leurs androïdes de
façon inhumaine.

— Toujours sur le dos de Yatsutech ? demanda-t-elle en haussant le ton pour que son
ami l’entende.

13
— Ouais… Je suis tombé sur une note interne en allant fouiner dans un de leurs serveurs,
lui répondit une voix venant du frigo de la cuisine. J’ai revendu ce qui pouvait l’être sur le
deep space, mais ça, ça doit sortir publiquement…

Ash sourit mentalement. S’il y avait bien une chose à laquelle elle pouvait se raccrocher
après une résurrection, c’était son ami. Peu importe le temps qu’elle pouvait louper, elle
savait qu’il resterait toujours fidèle à lui-même et à ses principes. Et c’était bon, de se
sentir en terrain familier.

Perdue dans ses pensées, la jeune femme ne s’aperçut pas tout de suite que Keren
l’observait, épaule appuyée contre l’encadrure de la cuisine.

— Quoi ? demanda-t-elle sur la défensive. T’as l’air bizarre…


— Merde, souffla-t-il la mine sombre. Je suis content de te voir, mais en même temps…
fait chier quoi.
— Je te le fais pas dire…
— D’un autre côté, reprit-il en retrouvant son habituel ton badin. J’aime bien ton
nouveau look.

Ash lui tira la langue et le hacker de sécurité se redressa – oui parce que je vous ai pas
dit, mais Keren est un spider, son job, c’est protéger les systèmes informatiques contre
des intrusions non autorisées.

— Bon, raconte-moi tout, fit-il en tendant une naav bien fraîche à son invitée.

La spectre expliqua brièvement la situation et ce qu’elle savait, puis lui demanda si


jamais elle avait pas négocié quelques infos avec lui pour l’aider dans son dernier contrat,
à tout hasard.

— Si… fit-il en prenant un air narquois. Mais qu’est-ce qui me prouve que t’es bien toi ?
C’est vrai après tout, la Ash que je connais m’aurait déjà lancé un défi pour obtenir ces
infos…
— Ouais, bah, la Ash que tu connais te défie de pas lui répondre… s’amusa-t-elle. Alors,
je t’ai demandé quoi ?
— Tu m’as demandé de faire une recherche sur ton prochain sex toy connecté, la
provoqua-t-il avec un grand sourire.
— Probablement pour avoir plus de plaisir qu’avec toi, rétorqua la spectre d’un air mutin.
— Ouch.
— Nan mais plus sérieusement, Ker…
— Tu m’as demandé des infos sur un type. Attends, je te retrouve ça.

Le hacker fouilla dans ses logs et envoya un fichier à son amie, qui l’afficha
immédiatement dans son environnement de réalité augmenté.

— Taniel Low… lut-elle à haute voix en parcourant les données. Comptable respectable
le jour, soupçonné d’être un tueur à gages la nuit… Il aurait l’habitude de toujours signer
ses crimes en laissant un reçu anonyme sur place… Okaaay…
— Tu penses que c’est lui qui t’a eue ?
— C’est bien possible… J’ai dû être envoyé là-bas sous couvert du programme de
protection des témoins pour jouer les appâts ou un truc du genre. En tout cas, ton fichier
dit qu’il avait réservé une chambre au White Pulsar de Whiteopia, donc il était sur place
quand je suis morte, ça colle.
— D’accord, mais est-ce qu’un appât aurait eu besoin des plans de l’hôtel et d’une
backdoor dans leurs systèmes de sécurité ? Parce que tu m’avais aussi demandé de te faire
ça…
— Je sais pas, c’était peut-être au cas où ? suggéra Ash en faisant la moue. Ou alors je
devais l’arrêter. Rah, j’en sais rien !

14
Ash était dans le doute. La piste était prometteuse, mais son intuition lui disait qu’il ne
fallait pas tirer de conclusion trop hâtive – d’autant qu’elle était pas la seule victime, dans
cette affaire - et Ash se fiait toujours à son intuition.

— Tu peux retracer la fausse ID que j’ai utilisé là-bas ? demanda-t-elle finalement. Voir
où j’ai traîné, ce genre de truc ?
— Oh, alors ça, ma belle, ça va te couter une partie de billard ! Si tu perds, tu me
montres tous tes nouveaux tatouages.

Ash eut un moment d’hésitation : tout lui montrer voulait dire se mettre en petite tenue.
D’un autre côté, ça faisait partie de leurs habitudes de s’amuser à mettre l’autre mal à
l’aise. Ce n’était que partie remise. Et puis c’était pas comme s’il l’avait jamais vu à poil,
de toute façon.

— Pfff… Deal, décida la spectre en levant les yeux au plafond.

Keren se frotta les mains et alla chercher les queues – bah oui, je vous ai pas donné
tous les détails parce que sinon on y passerait quinze ans, mais oui, il y a bien une table
de billard chez lui…

Bon, à sa grande déception, Ash remporta la partie haut la main, mais, bon prince, il ne
fit pas d’histoire. La jeune femme récupéra alors sa naav – toute contente d’avoir gagné -,
puis vint se poser sur le lit tandis que lui s’installait à côté pour plonger dans l’infosphère
depuis son fauteuil d’immersion sensoriel.

Ash aussi savait pirater des serveurs informatiques, mais pas aussi bien que le spider.
Elle se contentait le plus souvent de hacks rapides sur des appareils peu sécurisés – pour
faire diversion, la plupart du temps –, rarement pour voler des informations dans un
système plus robuste, même si elle en avait probablement les capacités. Donc elle laissait
faire Keren. De toute façon, c’était lui qui lui fournissait ses algo de piratage et qui lui avait
appris à s’en servir, il restait le plus compétent des deux en la matière et de loin.

Quand il se déconnecta quelques minutes plus tard – car oui, tout se passe très vite en
immersion complète –, la spectre était retournée sur le canapé et venait de finir sa naav.
Il la rejoignit dans le coin salon, se planta devant elle et se massa la nuque en souriant.

— Alors ? demanda-t-elle, impatiente.


— Alors, ma petite tatoueuse…
— Tatoueuse ? le coupa Ash en levant un sourcil.
— Le job officiel de ta fausse identité, expliqua Keren avant de reprendre. Bon, ça va
être assez rapide, y a pas grand-chose : après avoir débarqué au spatioport du coin, t’as
loué une chambre à ton nom dans un motel de Yankton City, la ville hors dôme la plus
proche de Whiteopia. Et puis, trois heures après être arrivée, t’as été contrôlé à l’entrée
de la station-bulle.

Le hacker marqua une pause, comme s’il réfléchissait.

— Et ? l’encouragea la spectre en s’imaginant que Keren faisait volontairement durer le


plaisir avant de révéler une info de taille.
— Et c’est tout, la refroidit-il. Ce qui, en soi, veut juste dire que tu n’as rien acheté sur
place et que tu n’as pas fait parler de toi jusqu’à ce qu’on déclare ta disparition cinq jours
après ton arrivée, puis qu’on retrouve ton corps dix jours plus tard à côté d’un type de
NexWave Security. L’enquête parle d’un accident lors d’une “sortie en amoureux”… Petite
cachotière.

15
— Ah ça va hein, s’empourpra la jeune femme, gênée malgré elle alors que Keren lui
donnait des coups de coude moqueurs. C’est forcément bidon… Un type de la sécurité en
plus…
— Eh, l’un n’empêche pas l’autre, s’offusqua le spider. Je te rappelle que moi aussi je
suis dans la sécurité, d’une certaine manière.
— Mouais… Je te parie plutôt que c’était un contact qui devait me filer du matos, des
infos ou un accès à une zone sécurisée de la station. Low a eu vent de notre rendez-vous
et il nous a éliminés. Terminé, rideau.
— Sauf que si je me souviens bien de mes recherches, objecta Keren, les victimes de
notre comptable sont plus du genre à être retrouvées avec une balle dans le crâne que
mort d’hypothermie… Donc OK pour le pari. Si t’as raison, je joue les gardes du corps pour
toi habillé en agent corpo pendant toute une journée, sinon, c’est toi qui t’y colles.

Ash marqua un temps d’hésitation, elle n’avait pas dit ça pour ça, mais la proposition
était tentante. Avoir un garde du corps pour elle toute une journée et voir Keren mal à
l’aise en costume corpo, c’était une offre qui ne se refusait pas.

— Deal, accepta-t-elle. Oh, putain, maintenant, il faut vraiment que j’en sache plus !
— En tout cas, si c’est ça, tu t’es fait griller en un temps record, la taquina-t-il.

Ash lui répondit par un tirage de langue en règle, tandis que le hacker s’asseyait à ses
côtés en passant un bras derrière son épaule.

— Tu penses que je dois commencer par où ? lui demanda-t-elle en se lovant contre lui
pour trouver un peu de réconfort.
— Reprends l’enquête des flics, suggéra Keren en enlaçant affectueusement son amie.
Regarde où ils ont merdé… ou s’ils ont vu juste.
— Ouais… se contenta de répondre la spectre sans avoir le sentiment d’être vraiment
plus avancé.
— Interroge les flics locaux, explicita le hacker. Va sur les lieux du crime, regarde si tu
trouves le fameux reçu de notre comptable, ce genre de chose…
— Ouais, ouais, râla Ash pour faire bonne figure. Je suis pas une débutante, hein !
— Bien sûr, approuva Keren en souriant. Nouvelle partie de billard ?
— Carrément ! se redressa-t-elle d’un coup, visiblement remotivée. C’est quoi le gage ?

16
Chapitre 2 – Bienvenue à Whiteopia
>>> 16/02/2551 – 08h18 <<<

Lorsque je fis sonner son réveil au lendemain de sa résurrection, l’esprit cotonneux


d’Ash n’eut qu’une envie : l’éteindre et se rendormir. Mais elle m’avait justement
paramétré pour éviter ça, alors la musique se poursuivit dans son environnement de réalité
augmentée jusqu’à ce qu’elle soit assise au bord de son lit – non sans avoir au préalable
lâché une pluie de jurons que je ne retranscrirais pas ici.

Elle s’étira en bâillant, se frotta les yeux – certaines choses ne changent pas, même
avec un corps biocybernétique – puis sa conscience s’éveilla enfin.

— Merde ! s’exclama-t-elle en faisant un bon. Je vais louper mon vol, moi !

La jeune femme fonça sous la douche, se débarrassa à la hâte du t-shirt qui lui servait
de chemise de nuit et activa les microjets. Moins de cinq minutes plus tard, elle était
habillée et quittait son appartement en direction du Sand Jackman Spaceport où elle arriva
finalement avec près de quarante minutes d’avance.

Le vol suborbital jusqu’au spatioport régional des Yankton fut long et ennuyeux. Après
l’atterrissage, Ash récupéra ses affaires, alla louer une Aurora Exodus – une puissante
moto aux lignes agressives – et sortit à l’air libre, casque sur la tête.

Un paysage sombre et poussiéreux ne tarda pas à défiler dans les reflets de sa visière
tandis qu’elle roulait sur l’unique route menant à Yankton City – une deux fois six voies
presque vide.

Par moment, quelques broussailles d’un vert presque blanc émergeaient sur le côté,
signe des progrès de la terraformation, tandis que d’immenses montagnes de roche noire
– partiellement couvertes de neige – se dressaient fièrement tout autour d’elle en arrière-
plan.

C’était sympa, mais vite monotone. Ash en profita pour se lâcher et voir ce que l’Aurora
avait dans le ventre. Dix minutes plus tard, Yankton City était en vue.

La ville était poussiéreuse, sale et surtout hors dôme. Dans la rue, tout le monde portait
un respirateur… et paraissait désabusé. Downtown était dominé par une poignée de vieux
arcoblocs et de tours de verre corporatistes, c’était le cœur de la cité. En dehors de ça, la
ville semblait s’être étalée sans plan établi.

Tout en roulant, Ash repéra quelques membres de gangs ici et là. Elle fut aussi témoin
d’un vol – qui se transforma dans l’indifférence générale en course poursuite puis en
agression.

Plus loin, elle vit un van d’intervention blindé de Black Dog Security – la corpo assurant
la police dans la région – tenter de se frayer un chemin au milieu de la circulation. C’était
animé.

17
Rien d’étonnant je vous dirais. Depuis que les corpos avaient délaissé le coin pour
Whiteopia, la ville s’était appauvrie et la criminalité était montée en flèche. Une spirale
infernale qui ne semblait pas encore avoir touché le fond.

Ash continua jusqu’à atteindre un petit motel, en périphérie. Un endroit plus tranquille,
bien qu’un peu miteux – mais pas cher –, où elle prit une chambre.

Là, elle fit le point sur son enquête, se demandant par où commencer. Elle se rappela
le conseil de Keren : interroger les flics de Whiteopia et voir s’ils étaient pas passés à côté
d’un truc… Comme un reçu par exemple.

Du coup, je vous épargne les détails, mais elle se débrouilla – en jouant sur la mauvaise
réputation qu’avaient les spectres – pour obtenir un rendez-vous le lendemain avec Enders
Eldridge, le chef de la sécurité de NexWave Security à Whiteopia…

Elle passa le reste de la journée en ville, mais comme il y a rien eu d’intéressant à


raconter, je vais vous épargner cette partie-là aussi.

18
***
>>> 17/02/2551 – 09h38 <<<

Le lendemain, Ash reprit la route – toujours aussi monotone – et se rendit au pied des
montagnes, jusqu’à la station-bulle de Whiteopia.

À l’entrée, un checkpoint. Et attention, pas uniquement un scan automatisé, non, il


s’agissait d’un vrai contrôle, avec de vrais agents de sécurité. Bref, une façon de bien
montrer qu’on pénétrait dans une enclave corpo. Cela rassurait les clients de la station et
dissuadait les marginaux de venir créer des problèmes.

Lorsque le véhicule de devant quitta le sas de contrôle – je vous ai dit qu’ils blaguaient
pas – Ash avança sa moto, s’immobilisa à côté du poste de sécurité et remonta la visière
de son casque.

— Bienvenue à Whiteopia Mademoiselle… Harper, l’accueillit une femme portant un


uniforme de NexWave Security. Puis-je connaître le motif de votre visite ?
— Professionnel, déclara Ash. J’ai rendez-vous avec votre chef.
— Je… oh, je vois que vous êtes spectre…

L’agent semblait soudain moins à l’aise. Faut bien comprendre que les spectres faisaient
peur : étant des mercenaires/chasseurs de primes accrédités par la confédération, ils
avaient le droit de se balader armé et de faire un usage “préventif” de la force – ce qu’ils
ne se privaient pas de faire, même si en réalité il y avait pas mal de restrictions. Bref, dans
l’inconscient collectif, ils avaient acquis une certaine réputation.

— D’ailleurs, en profita Ash, j’enquête sur un de vos collègues : Dewitt Winsman. Vous
le connaissiez ?

Si elle pouvait en apprendre davantage sur l’homme retrouvé mort à ses côtés, ce serait
toujours ça de pris.

— Je ne sais pas si j’ai le droit, hésita l’agent.


— Allez, insista la spectre. Ça restera entre nous. Alors, vous le connaissiez ?
— De loin. J’ai appris qu’on l’avait retrouvé congelé en montagne… Le pauvre…
— Et ça vous semble normal ? Je veux dire, putain, c’est pas un endroit banal, non ?
— Et bien… J’ai entendu dire qu’il faisait souvent du camping hors pistes, expliqua
l’agent. Ça lui pendait au nez, j’imagine.
— Et la femme qu’on a retrouvée avec lui ?
— Ça, ça en a surpris quelques-uns dans le service, répondit-elle en se penchant d’un
air conspirateur. Apparemment il était plus du genre à aller au Xtrm paradise qu’à se caser,
si vous voyez ce que je veux dire. Mais bon, poursuivit-elle en se redressant, comme je
dis souvent, on sait jamais quand l’amour peut vous tomber dessus.
— Donc ils étaient vraiment ensemble ? fit Ash en haussant un sourcil dubitatif.

La spectre étant toujours aussi peu convaincue par ces explications, la question était
plus rhétorique qu’autre chose…

— Écoutez, je… Je sais pas pourquoi vous vous intéressez à lui et je veux pas le savoir,
se dédouana l’agent. Je le connaissais pas plus que ça, ce gars et pour être franche, j’ai
toujours pensé que c’était un connard. Je vous répète juste ce que j’ai entendu. Vous
devriez demander à M. Eldridge si vous voulez en savoir plus.

19
— Mmh… Bon, merci quand même.
— Je vous en prie. Bon séjour à Whiteopia, mademoiselle.

La porte du sas s’ouvrit et Ash pénétra dans l’enclave avec son Aurora.

L’endroit n’avait rien à voir avec Yankton City. Déjà parce que grâce aux bulles
recouvrant les différentes zones de la station on y trouvait un écosystème verdoyant – et
pas besoin de porter un respirateur pour y circuler –, mais aussi parce que le tout était
composé de bâtiments ultras modernes, bien entretenus et disposant pour la plupart de
larges baies vitrées. Sans compter que, contrairement à la jungle urbaine oppressante de
la cité voisine, l’enclave corpo donnait bizarrement l’impression d’avoir une dimension
humaine.

La spectre quitta ainsi la bulle de Whiteopia Village pour entrer dans l’Innovation plaza,
le quartier des tours et des bureaux corporatistes. Elle se gara sous le siège local de
NexWave Management, une grande tour blanche qui abritait également le QG de la sécurité.

Évidemment, Ash attira de nombreux regards lorsqu’elle se présenta à l’accueil. Plus


encore quand le chef de la sécurité en personne vint la chercher pour la conduire jusque
dans le bureau de Jameer Henk, l’administrateur de Whiteopia.

La spectre ne s’attendait pas à un tel accueil, mais au moins, ça voulait dire qu’on la
prenait au sérieux et c’était important pour elle.

Henk se leva pour la saluer, puis l’invita à s’installer – ce qu’elle fit nonchalamment,
hésitant d’ailleurs à poser ses pieds sur l’énorme bureau blanc de l’administrateur avant
de se raviser. Elle avait encore besoin de réponse…

Le chef de la sécurité, lui, s’assit sur le siège voisin, l’air grave.

— Bien. Je n’ai pas beaucoup de temps à vous consacrer, alors jouons franc-jeu,
commença Henk. J’imagine que si vous êtes là, c’est que les résultats de notre enquête ne
plaisent pas à l’EPC.
— Euh, ouais…

Si NexWave était convaincu que l’Eridania Police Corporation l’avait mandaté pour
enquêter, Ash n’allait pas les contredire.

— Je peux comprendre que la disparition d’un de leur témoin protégé en dehors de leur
juridiction puisse agacer vos employeurs, mais je n’ai pas besoin qu’une spectre vienne
fourrer son nez partout dans ma station. C’est mauvais pour le business…

L’administrateur marqua une pause, puis reprit en soupirant :

— Donc… mon chef de la sécurité va vous donner un accès complet au dossier et mettre
nos ressources à votre disposition. En échange, je vous demande d’opérer dans la plus
grande discrétion. Nous sommes d’accord ?
— Ça marche, ouais.
— Bien. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…

L’homme se désintéressa immédiatement de la spectre – ce qui l’agaça fortement – et


ouvrit une fenêtre de réalité augmentée que lui seul pouvait voir, comme pour être sûr que
le message était bien passé.

Eldridge se leva et fit signe à Ash de l’accompagner.

20
Tout en arpentant les couloirs aseptisés de la tour, il envoya à la spectre une copie du
rapport d’enquête – qu’elle survola distraitement en RA – tout en la conduisant dans un
autre bureau. Celui-ci était occupé par un homme plutôt bien bâti, portant des
cyberoptiques noires et habillé sobrement.

— Je vous présente Norton Stur c’est l’inspecteur qui a enquêté sur la disparition de
mademoiselle Shinner. Norton, c’est la…
— La spectre, ouais, je sais, je sais… devina l’homme avant de se tourner vers Ash sans
montrer le moindre enthousiasme. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Je sais pas, racontez-moi votre enquête ?

Elle n’avait pas trouvé mieux. La vérité c’est qu’Ash était en impro. Les investigations,
c’était pas son truc. Elle, elle était plutôt du genre à foncer tête la première dans les
emmerdes.

— Tout est dans mon rapport, répondit l’inspecteur d’un air blasé. Je crois qu’on vous y
a donné accès, non ?
— Ça me gave de tout lire, répliqua la spectre. Faites-moi un résumé…

Stur soupira. Il semblait ravi qu’une indépendante vienne fourrer le nez dans son
travail… Ce qui se comprenait, mais ne le rendait pas plus sympathique pour autant.

— Pour faire simple, résuma-t-il, Winsman et Shinner ont disparu, j’ai activé une balise
sur leur comlink et…
— Une balise ? le reprit Ash.
— Procédure standard pour les portés disparus, précisa le chef de la sécurité. Avec
l’accord d’un juge, une alerte est envoyée sur le comlink de la personne recherchée et, s’il
est toujours connecté à l’infosphère, celui-ci nous transmettant automatiquement la
localisation de l’appareil.
— Mmh… OK. Et donc ?
— Et donc le comlink de Shinner était HS, mais celui de Winsman a répondu. On les a
retrouvés sur la face sud du mont Nebra, abrégea l’inspecteur. Puis la légiste de la clinique
Biomeda a confirmé la thèse de l’accident.
— Et ça vous a pas semblé louche de les trouver là-haut ?
— J’ai interrogé pas mal de monde, expliqua Stur. Winsman était connu pour faire des
virées hors piste et la voisine de Shinner nous a confirmé qu’ils entretenaient une liaison
depuis plusieurs semaines. C’est malheureux, mais y a rien de bizarre.

Ash savait que ce n’était pas possible. Elle venait d’arriver lorsqu’elle avait disparu, elle
ne pouvait pas avoir eu une relation avec l’agent de sécurité durant “plusieurs semaines”.

— Au contraire, poursuivit Stur d’une voix traînante, tout va dans ce sens. Au cours de
l’enquête, j’ai par exemple appris que…

L’inspecteur commenta le récit de son investigation en y apportant plus de précision.


Ash continuait d’écouter, mais tous ces détails lui prenaient la tête. Elle n’était pas
concentrée. En même temps, tout semblait cohérent. Pourtant, elle savait que c’était faux,
donc que c’était du bullshit, donc ça la gavait.

— Bon, le coupa-t-elle finalement. Vous auriez pas trouvé un reçu à côté des corps, par
hasard ?

Stur haussa un sourcil dubitatif, probablement surprit par la demande, et lança un


regard interrogatif à son supérieur avant de répondre prudemment.

— Mmh, non… Pourquoi cette question ?


— Vous avez enquêté sur Low ? demanda-t-elle pour gagner du temps.

21
— Low ? répéta Stur en fronçant encore un peu plus les sourcils.

Au vu de sa réaction, il n’avait jamais entendu parler du comptable. Ça, Ash en était


certaine.

Elle répondit de façon évasive, puis se leva pour mettre fin à l’entrevue, persuadée
qu’elle n’en apprendrait pas plus ici. Elle savait qu’ils étaient passés à côté du principal et
ça lui suffisait.

Bref, Eldridge lui demanda de le tenir informé du résultat de ses investigations et


quelques minutes plus tard, elle retrouvait son Aurora. Lorsqu’elle quitta la tour de
NexWave Management, elle avait la désagréable impression de ne pas être beaucoup plus
avancée.

22
***
>>> 17/02/2551 – 11h44 <<<

Le rendez-vous n’ayant rien donné de probant, Ash zona un peu dans la station en se
demandant ce qu’elle devait faire ensuite. Ma programmation m’incita alors à lui rappeler
que Keren avait suggéré d’aller sur les lieux du crime, ce à quoi la spectre répondit que
c’était une bonne idée – évidemment que s’en était une, je suis bien conçu… Elle pourrait
ainsi regarder si elle voyait pas de reçu planqué quelque part, vu que les flics locaux avaient
l’air d’être passés à côté.

Elle alla donc garer sa moto dans un parking souterrain de Snow Resort, échangea son
casque contre un respirateur moins encombrant, puis gagna la mini-bulle en forme de
croissant qui ceinturait le front de neige de Whiteopia.

Là-bas, un nombre somme toute raisonnable de touristes, mais aussi d’employés corpo
travaillant dans l’une ou l’autre des enclaves de la région, se promenaient, s’affairaient
tant bien que mal à mettre leur ski avant de sortir à l’air libre ou, au contraire, quittaient
leur masque filtrant après avoir terminé leur dernière descente.

— Bon, se motiva Ash. Première étape : manger.

Faut dire que c’était l’heure.

Du coup, la spectre se dirigea vers un bar à fromage où elle commanda une spécialité
eurasienne avant de profiter du cadre, assise à côté d’un véritable sapin sur un coin de
neige – synthétique, évidemment, vu que si les sommets étaient désormais naturellement
enneigés grâce à la terraformation, c’était un peu juste pour la station. Et puis bon, sous
la bulle il neigeait pas, de toute façon, hein…

Bref, une fois le ventre plein, Ash alla s’équiper. Elle entra dans une boutique pour louer
un snowboard, se changer et laisser son casque ainsi que le reste de ses affaires dans une
consigne.

Elle sortit ensuite à l’air libre et se dirigea vers les remontées mécaniques.

Bon, et puis c’est en s’installant dans la cabine du téléphérique qu’elle s’aperçut qu’on
la suivait : un type en combinaison noire avec un respirateur de la même couleur et une
visière miroir bleue venait de s’asseoir à deux rangées d’où elle se trouvait.

Ce type, la spectre était certaine de l’avoir vu se poser l’air de rien dans le fond de la
boutique quand elle essayait ses chaussures de snowboard. Il était resté là, sans regarder
quoi que ce soit en particulier, puis, lorsqu’elle était sortie du magasin, il s’était précipité
sur la première paire de skis qui lui étaient tombés sous la main.

Et maintenant il était là, filant à toute vitesse en direction des sommets enneigés dans
la même cabine qu’elle – tout en terminant de boucler ses bottes magnétiques, je précise.

Ash hésita à aller s’asseoir face à l’inconnu, histoire de le provoquer un peu et lui
demander ce qu’il lui voulait – et vu son tempérament, je vous assure que ça la démangeait
–, mais elle préféra finalement le garder à l’œil pour conserver l’élément de surprise quand
viendrait le moment de lui fausser compagnie… Enfin, si elle trouvait de quoi faire diversion.

23
Une fois arrivée au sommet, la jeune femme prit son temps pour sortir de la cabine.
Dehors, elle étudia le plan des pistes et fit globalement traîner les choses.

Bien sûr, le gars était toujours là, faisant mine d’observer les teintes roses que
commençait à prendre le ciel au-dessus des montagnes, signe que le soleil ambrosien
entamait sa lente descente sous l’horizon.

Ça voulait aussi dire que bientôt il ferait nuit, et ce pour les quatre-vingts heures à venir.
Ash avait encore un peu de temps devant elle, mais mieux valait tout de même ne pas
traîner, autrement elle risquait de ne plus voir grand-chose quand elle serait sur place.
Sans compter que les températures, qui restaient raisonnables pour le moment, allaient
vite baisser désormais.

Du coup, elle verrouilla les attaches magnétiques de son snowboard et entama la


descente d’une piste bleue. Avec prudence tout d’abord, le temps de retrouver ses marques,
puis un peu plus vite à mesure qu’elle prenait la confiance.

Bon, elle était pas novice non plus, hein, vu qu’elle avait appris avec ses mères quand
elle était plus jeune. Sans compter qu’elle se débrouillait déjà plutôt bien à l’époque – elle
réussissait même à placer quelques tricks, de temps en temps, pour vous dire –, alors
même si ça faisait quelques années qu’elle avait pas pratiqué, ça va, elle gérait. En plus,
à l’époque elle était pas encore équipée d’un châssis biocybernétique intégrant une jonction
synaptique auxiliaire… Donc voilà…

D’ailleurs…

La spectre se mit à accélérer de plus en plus, sourire aux lèvres. Rapidement grisée par
la vitesse croissante, l’excitation de la glisse s’empara d’elle et de tous ses sens – je vous
ai déjà dit qu’elle était accro aux sports extrêmes ? Non ? Et bien maintenant, c’est chose
faite.

— Yeeha ! cria-t-elle en sentant le vent fouetter son visage.

Ash dévalait désormais la piste à toute allure et elle adorait ça – elle tenait apparemment
ça de sa mère, celle aux cheveux bleus.

— Et maintenant, marmonna-t-elle avec un petit air narquois sous son respirateur, on


va voir jusqu’où t’es prêt à me suivre…

La spectre se mit en travers de la piste, ralentissant brutalement en envoyant valser un


paquet de neige avant de partir hors piste.

Sans l’aide des canons à neige pour baliser le chemin, les flancs de la montagne étaient
couverts d’une poudreuse légèrement grisâtre où de nombreux affleurements rocheux
noirs était visible, faisaient écho au paysage sombre et poussiéreux qui s’étalait en
contrebas, dans la vallée des Yankton. Cela donnait au panorama un côté sauvage, beau
et paisible bien qu’également sinistre.

Après quelques périlleuses minutes de descente en “S” sur une pente des plus raides –
l’obligeant à se pencher toujours un peu plus, une main laissant un sillon dans la neige
fraîche pour garder l’équilibre –, Ash s’autorisa à jeter un coup d’œil en hauteur.

L’homme qui la suivait avait pris ses distances, espérant probablement ainsi ne pas se
faire remarquer, mais il était toujours bel et bien là – évidemment, avec les traces que la
spectre laissait derrière elle, difficile de perdre sa piste…

24
Ash continua sa descente, traversant par endroit des murs de neige presque verticaux
sans vraiment ralentir, jusqu’à ce qu’elle repère un affleurement rocheux qui lui donna une
idée.

À partir de cet instant, elle glissa jusqu’à lui et s’y arrêta, dos à la roche et invisible
depuis les hauteurs.

Elle sortit son Kruger, désactiva l’une de ses semelles magnétiques pour se caller dans
la neige et être plus à l’aise et se mit en position de tir.

25
***
>>> 17/02/2551 – 14h03 <<<

La détonation résonna dans toute la montagne.

Pensant qu’elle avait poursuivi sa descente, l’inconnu était passé devant Ash sans
s’arrêter, ne la remarquant qu’au dernier moment. Celle-ci avait donc profité du moment
de flottement qui suivit pour presser la détente.

Seulement, contre toute attente, l’homme parvint à éviter le tir en se jetant sur le côté
– désactivant au passage les attaches magnétiques de ses skis, qui partirent tout droit.

Il roula, dégaina, puis riposta avec son arme tout en continuant de dévaler la pente au
milieu d’une plaque de neige – ce qui dénotait aussi bien un sang-froid remarquable qu’un
entraînement de haut niveau, certainement combiné à des implants de même calibre.

À son tour, la spectre fit un bond pour esquiver les tirs – qui s’écrasèrent sur la roche
derrière elle, déclenchant du même coup une micro avalanche au-dessus de sa tête.

Un bloc de neige glacé lui tomba alors dessus, la déséquilibra et lui fit surtout lâcher
son Kruger, qui glissa sur plusieurs mètres.

Elle se remit cependant sur pied sans perdre de temps, puis fonça sur l’inconnu qui avait
dû se protéger et s’aplatir pour ne pas être emporté par la poudreuse.

Au moment où il se redressait, levant à nouveau le canon de son arme, Ash se jeta sur
lui. Tous deux roulèrent dans la neige, essayant tant bien que mal de prendre le dessus
l’un sur l’autre. Et à ce petit jeu, Ash était vraiment douée.

Dans le feu de l’action, elle parvint à désarmer l’homme et à retourner son flingue contre
lui, faisant feu à deux reprises à bout portant.

Seulement, il s’avéra qu’il s’agissait d’un neutraliseur et que cela n’était pas suffisant
pour mettre le type hors service…

Groggy – mais clairement pas assez, du coup –, le gars se débrouilla pour maîtriser Ash
et lui faire lâcher l’arme d’un coup bien senti au poignet.

— Rah ! Fais chier !!! ragea la spectre dans le feu de l’action avant de se retrouver sur
le dos.

Durant l’altercation – et la confusion – qui suivit, Ash réussit tout de même à arracher
le respirateur de son adversaire. Elle découvrit alors le visage de ce dernier et écarquilla
les yeux en le reconnaissant : c’était Norton Stur, le type chargé d’enquêter sur sa mort.

Au même moment, l’inspecteur lui envoyait un puissant crochet du droit qui la mit KO
pour le compte.

Ash se réveilla quelques instants plus tard, en grognant, la mâchoire douloureuse.


L’enquêteur était assis dans la neige à côté d’elle. Il avait remis son respirateur et avait
récupéré son neutraliseur – qui avait retrouvé sa place dans son holster – ainsi que le
Kruger.

26
— Merde, c’est vous… constata-t-elle en se redressant lentement.
— Faut croire, lâcha-t-il, laconique, en lui tendant son pistolet lourd par le canon.
— Et vous encaissez souvent les tirs de neutra sans broncher ? demanda-t-elle en
récupérant prudemment son arme.
— Pour ça, il suffit d’avoir les bons implants… et un filet de protection dans la
combinaison, expliqua Stur comme s’il parlait avec la spectre de professionnel à
professionnelle. On est jamais trop prudent…

Ash regarda l’inspecteur d’un œil circonspect. Il n’avait pas cherché à la tuer, lui avait
rendu son flingue et donnait même l’impression de vouloir détendre l’atmosphère, comme
pour lui montrer qu’il n’était pas son ennemi.

— Et vous, reprit Stur, ça vous arrive souvent de tirer sur ceux qui ont le malheur de
vous suivre ?
— J’agis à l’instinct, se justifia la spectre, toujours sur la défensive. Et dans le doute, je
préfère tirer la première…

Elle marqua une courte pause, puis demanda :

— Mais pourquoi vous me suiviez au juste ?


— Ordre du chef, soupira Stur en se levant. J’imagine qu’il doit se dire que vous ne le
tiendrez pas au courant si vous trouvez quelque chose…
— Mmh, il a pas tort…

L’homme tendit une main amicale pour aider Ash à se remettre sur pied.

Celle-ci l’observa un instant puis accepta finalement de s’en saisir. Au bout du compte,
Stur ne semblait faire que son boulot.

— Bon, j’allais à l’endroit où les corps ont été retrouvés… déclara la spectre en se
frottant les fesses pour faire tomber la neige accrochée à son pantalon. Vous
m’accompagnez ?
— Seulement si vous me tirez plus dessus… s’amusa-t-il.
— Je vais essayer, promit-elle en affichant un sourire mutin. Mais de toute façon, vu
que vous allez continuer à me suivre et que je risque de me paumer, autant y aller
ensemble…
— Ça me va, accepta Stur en souriant à son tour. Et à vrai dire, j’aime autant. Je n’ai
jamais apprécié les filatures. Par contre, c’est de l’autre côté du mont Nebra… Il va falloir
descendre et remonter.

Le trajet se passa de façon assez plaisante. Débarrassés de ces histoires de surveillance,


tous deux purent mieux profiter de la glisse. L’enquêteur montra d’ailleurs à cette occasion
un visage plus sympathique.

Après avoir repris le téléphérique et quitté les pistes sur l’autre versant de la montagne,
ils arrivèrent enfin sur les lieux du crime.

Il s’agissait d’une zone plutôt plane où se trouvait un renfoncement naturel dans la


roche, offrant un abri au vent et aux intempéries sans pour autant gâcher le panorama.

Ash désactiva ses semelles magnétiques et s’approcha prudemment avant de


s’accroupir, une main effleurant le sol.

On y voyait nettement les traces du campement et de l’endroit où les corps étaient


restés allongés, la neige à cet endroit étant encore tassée.

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— C’est moi qui les ai trouvées, déclara Stur d’un air solennel. La balise de Winsman
m’a conduit ici. En voyant la tente, j’ai tout de suite compris. Et puis je me suis approché
et j’ai découvert qu’il n’était pas seul. La fille qu’il tenait dans ses bras avait les cheveux
violets, j’ai pas mis bien longtemps à deviner de qui il s’agissait…

Ash sentit sa gorge se nouer. Elle était morte ici. Elle voyait les empreintes dans la neige,
entendait le récit de l’inspecteur et elle ne voulait pas y croire. Pourtant, elle devait bien
s’y résoudre. Restait à expliquer comment tout cela avait bien pu se produire.

Elle se redressa et commença à explorer les lieux. Seulement voilà, les traces de l’équipe
médicale qui avait ramassé les corps avaient sensiblement altéré une partie de la scène de
crime. Elle tenta donc de remuer la surface enneigée sous le regard étonné de Stur à la
recherche d’indices qui se seraient retrouvés enfouis. Malheureusement, la fouille de
l’endroit sous le soleil couchant ne révéla aucune piste intéressante – en particulier, pas
de reçu congelé dans la glace, au grand dam de la spectre.

Comprenant qu’elle ne trouverait rien, Ash finit par aller s’asseoir face au paysage, le
regard vide. L’enquêteur la rejoignit et se posa à ses côtés.

— Vous avez dit qu’il la tenait dans les bras, fit remarquer la jeune femme sans détacher
ses yeux des montagnes à l’horizon. Mais j~Shinner a disparu plusieurs jours avant
Winsman pourtant…

Stur prit le temps d’observer Ash un moment, comme s’il essayait de deviner ce que la
spectre avait en tête ou qu’il pesait le pour et le contre.

— Je me suis aussi posé la question, déclara-t-il finalement après une longue inspiration,
mais en enquêtant sur leur liaison, j’ai découvert que Winsman avait rendez-vous sur les
pistes avec elle le jour de sa disparition. Seulement, il a eu un empêchement et il n’est pas
allé skier. Ma théorie, c’est que n’ayant pas eu de nouvelles après ça, il est venu ici un peu
plus tard et qu’en la trouvant congelée, il s’est allongé à ses côtés pour la pleurer…

Stur marqua une courte pause, le temps de laisser Ash assimiler l’information.

— Notez que ça colle avec l’état dans lequel je les ai trouvés tous les deux, reprit-il.
Parce que c’est vrai qu’elle semblait être restée là depuis plus longtemps que lui. Et puis,
la légiste a confirmé qu’avec le froid et la drogue que Winsman avait dans le corps, il avait
dû s’endormir en quelques minutes. La suite, on la connaît…
— Mouais…

Ash était sceptique. Pour elle, ils avaient été drogués pour une question de mise en
scène. Elle nota toutefois l’information selon laquelle elle avait rendez-vous avec l’agent
de sécurité le jour où elle avait disparu.

Très clairement, dans l’esprit de la spectre, on l’avait éliminé avant que Winsman puisse
lui filer des infos. Puis on avait fait taire l’agent de sécurité et tout avait été maquillé avec
cette histoire ridicule d’accident en amoureux. Restait à comprendre pourquoi… - ainsi qu’à
prouver que le comptable était bien derrière tout ça.

— Bon, fit-elle soudainement en se relevant. C’est pas tout ça mais la nuit tombe et je
commence à sérieusement me les geler… Si on redescendait ?
— Je n’osais vous le demander… acquiesça Stur.

Dont acte. Ils arrivèrent en bas des pistes en fin d’après-midi. Ash alla rendre son
matériel et récupéra ses affaires et son casque.

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— Je suppose que vous allez continuer à me suivre… lança-t-elle à l’inspecteur en
sortant de la boutique.
— C’est les ordres… soupira ce dernier avant de poursuivre en plaisantant : mais s’il
vous plaît, me tirez plus dessus… Je vous dépose quelque part ? À moins que vous vouliez
qu’on aille prendre un verre ensemble ?

Ash s’accorda un moment de réflexion.

La proposition était tentante. L’agent s’était finalement révélé plus sympathique que
leur première rencontre l’avait laissé entrevoir et il était même plutôt mignon – ce qui ne
gâchait rien –, mais non. Elle ne lui faisait pas totalement confiance. D’autant que bon, son
job consistait quand même à la surveiller, faut pas l’oublier.

— Non, décida-t-elle. J’ai juste besoin de prendre une bonne douche et de réfléchir à
tout ça… Oh, et merci pour votre aide.

Elle descendit donc seule au parking, enfourcha son Exodus et quitta Whiteopia sans se
retourner – mais en sachant quand même que Stur devait se trouver non loin derrière…

29
***
>>> 17/02/2551 – 19h44 <<<

Dans son motel en périphérie de Yankton City, Ash tournait en rond – je veux dire,
littéralement… enfin, autant que possible, vu l’espace réduit du conteneur préfabriqué qui
lui servait de chambre – et elle se prenait la tête, aussi – façon de parler, cette fois.

Elle ressassait tout ce qu’elle savait de sa mort sans parvenir à trouver de piste solide
à laquelle se raccrocher – ouais, OK, elle tournait également en rond dans son enquête,
du coup…

En fait, la spectre avait l’impression de ne pas avoir avancé depuis qu’elle s’était
réveillée dans son nouveau corps. Tout le monde lui répétait la même histoire et les faits
semblaient aller dans le même sens. Pourtant, elle se connaissait assez pour savoir que
tout ça, c’était bidon. La preuve : on lui avait dit que sa fausse identité sortait depuis
plusieurs semaines avec Winsman alors que ce n’était physiquement pas possible.

Soudain, Ash ouvrit grand les yeux. Elle venait enfin de trouver une piste à suivre !

Fière d’elle, elle lança le rapport d’enquête que le chef de la sécurité de NexWave lui
avait donné le matin même et parcourut celui-ci dans son environnement de Réalité
Augmentée.

Elle y trouva rapidement ce qu’elle cherchait, à savoir le nom et l’adresse de la voisine


qui avait témoigné – alors qu’elle aurait simplement pu me demander où était censée
habiter sa fausse identité, mais bon c’était quand même une petite victoire pour la spectre.

Bref, Ash prit son Exodus et partit en direction des vieux arcoblocs de Downtown.

De nuit, la ville était saturée de néons et d’hologrammes flashy au milieu desquelles


déambulait une faune parfois désabusée, parfois avide de consommer.

La spectre ne s’en souciait pas plus que ça. Elle avait repéré une puissante Stellar noire
qui la suivait de près depuis son départ du motel. Pas très difficile de comprendre que Stur
était à l’intérieur. Seulement, Ash était en moto, elle… et elle n’aimait pas spécialement
qu’on lui colle aux basques.

La jeune femme attendit d’arriver aux abords d’un carrefour encombré pour tourner
d’un coup la poignée de gaz de son Exodus. Le moteur rugissant, la spectre se mit à
remonter la file de véhicules pleine balle tout en utilisant son interface neurale pour trouver
le nœud local du réseau routier.

Grâce à ma puissance de calcul et à ses algorithmes de piratage, elle força mentalement


le feu à devenir rouge derrière elle, s’assurant ainsi de bloquer – et faire rager – Stur
pendant un petit moment.

Lorsqu’elle arriva à destination, Ash ne put s’empêcher de lever la tête. L’arcobloc 04


était une immense structure qui, à l’image de tout Yankton City, semblait ne pas avoir été
assez entretenue au cours de la dernière décennie – si ce n’est plus.

Ash n’était pas entièrement dépaysée. L’endroit ressemblait par bien des aspects à son
propre immeuble, sauf qu’ici, moins de boutiques avaient mis la clé sous la porte.

30
L’arcobloc était une véritable ville dans la ville. Le pourtour du bâtiment accueillait les
habitations tandis que l’intérieur était réservé aux commerces, écoles, open space et autres
parcs artificiels. Chaque niveau avait ses thématiques et l’étage qui intéressait Ash était
consacré aux bars et restaurants.

L’endroit grouillait de monde – et d’animations holographiques aguicheuses –, si bien


que le couloir parallèle donnant sur les appartements était utilisé çà et là par des groupes
de jeunes cherchant un peu de calme – pour dealer, consommer ou s’emballer, voire un
peu des trois…

Sydney Shinner était censé habiter sur la façade est, près de l’angle nord. En passant
devant, Ash nota que l’interface RA du visiophone indiquait les lieux comme vacants. La
porte voisine, elle, était bien au nom du témoin interrogé par NexWave Security pendant
l’enquête.

Ash sonna, attendit une minute et vit le visage d’une Eurasienne apparaître dans son
environnement de Réalité Augmentée.

— Oui ? répondit cette dernière d’un air suspicieux.


— Bonjour. J’enquête sur la mort de… hum, votre voisine et…

La spectre n’alla pas plus loin pour la simple et bonne raison que son interlocutrice
venait de mettre un terme à l’appel visio.

D’abord surprise, Ash sonna à nouveau. Pas de réponse. Elle insista, frappa à la porte,
et entendit la voix étouffée de la femme lui demander de la laisser tranquille.

Ash gonfla les joues en fronçant les sourcils, puis se mit à marteler la porte de plus belle,
si bien qu’au bout du compte, l’Eurasienne finit par entrouvrir celle-ci, apparaissant dans
l’entrebâillement avec une batte de baseball barbelé en main.

— J’ai rien à vous dire, cassez-vous ! gronda-t-elle avant de vouloir refermer sa porte.

Sauf qu’entre-temps, Ash avait passé son pied dans l’encadrement…

— Rah ! Mais écoutez-moi, putain ! s’énerva Ash. J’ai qu’une ou deux questions à vous
poser et après je me barre, promis.
— J’ai déjà tout dit à vos collègues ! se justifia l’Eurasienne. Laissez-moi.
— Mes co… Eh, je suis pas flic, hein, je suis spectre… se vexa Ash. Et je suis pas non
plus patiente.
— S… spectre ? battit en retraite la femme.
— Ouais, spectre. Et putain, je commence à en avoir ras les ovaires de cette enquête
de merde, alors vous allez me dire ce que je veux savoir ou ça va vraiment pas le faire.
Votre voisine, elle sortait pas avec ce type, pas vrai ? Pourquoi vous avez menti ?
— Je… comment vous… paniqua l’eurasienne. S’il vous plait, je veux pas d’ennuis… si la
police apprend que j’ai fait un faux témoignage…

Intérieurement, Ash exulta. Elle tenait enfin sa piste !

— Promis, je leur dirais rien, se radoucit-elle pour rassurer la voisine. Alors, qu’est-ce
que vous savez vraiment sur Shinner ?
— Rien, avoua la femme à contrecœur. Je l’ai jamais vu. On m’a simplement payé pour
dire aux flics qu’elle sortait avec ce gars depuis des semaines juste avant qu’il vienne
m’interroger…
— OK… et qui vous a payé pour faire ça ?
— Mais j’en sais rien, moi, putain !

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L’Eurasienne était clairement tendue. Ash ne voulait pas la pousser à bout, mais elle
avait besoin de savoir.

— Bon, calmez-vous. Comment on vous a contacté ? demanda la spectre en essayant


de ne pas la brusquer.
— On… on m’a apporté une puce de donnée, expliqua la voisine au bord des larmes. Y
avait de l’argent, des instructions… et des menaces au cas où je disais quelque chose.
— Et y avait pas un reçu ou quelque chose du genre avec le message ?
— Quoi ? Non… S’il vous plait, allez-vous-en maintenant…

Ash soupira, ça valait le coup d’essayer.

— Juste un dernier truc. Vous pourriez me dire à quoi ressemblait le gars qui vous a
apporté cette puce ?
— Mmh… réfléchit la femme en fronçant les sourcils sous l’effort. Grand, costaud, avec
des tatouages dans le cou et des yeux blancs flippants… Je crois que c’était un membre de
gang. En tout cas, il a pas dit un mot. Il a juste attendu que…

La femme se mura soudainement dans le silence, le regard fixé derrière Ash. La spectre
tourna la tête et vit Stur approcher d’un pas rapide.

— Fais chier… soupira-t-elle alors que l’enquêteur était presque sur elle.
— J’ai déjà tout dit à la police, se ferma l’Eurasienne.

Ash n’insista pas. Elle retira son pied de l’encadrement et fit un pas en arrière.

— Je comprends, déclara-t-elle. Je vous emmerde pas plus alors.

La femme referma sa porte et Ash se retrouva seule face à l’agent de NexWave Security.

— Stur… l’accueillit-elle.
— Pardon, j’ai… visiblement eu un peu de mal à vous suivre…
— Ouais, j’ai entendu dire que la circulation était galère dans le coin…
— C’est ça… s’amusa-t-il avant de retrouver son sérieux. Je l’ai déjà interrogée vous
savez, poursuivit-il en désignant la porte d’un signe de tête. Est-ce que je suis passé à
côté de quelque chose ?
— Non… feignit Ash. Rien de nouveau. Et pour être franche, cette histoire commence
sérieusement à me gaver.
— Les enquêtes, c’est pas vraiment votre fort, je me trompe ? fit amicalement
remarquer Stur.
— Ouais, non… approuva la spectre. Bon, je vais me coucher… Je vous aurais bien invité
pour faciliter votre planque, mais je suis vanné… désolé.

32
***
>>> 17/02/2551 – 22h28 <<<

De retour au motel, Ash s’était remise à tourner en rond pour réfléchir. S’il était
maintenant clair que sa mort avait été mise en scène, elle n’en savait pas beaucoup plus
– à part que le rapport de NexWave Security était bon à jeter.

Au bout d’une heure, elle en était arrivée à deux conclusions : tout d’abord, elle et
Winsman pouvaient avoir été tués n’importe où et leur corps déplacé, ce qui voulait aussi
dire que le reçu du comptable était ailleurs – s’il y en avait bien un quelque part, ce dont
la spectre commençait à douter. Après tout, un type qui signe son travail n’est, en théorie,
pas du genre à maquiller celui-ci… encore que ça puisse faire partie du contrat.

Bref, cette réflexion la mena enfin à sa dernière conclusion, à savoir qu’effectivement,


les enquêtes, c’était pas son truc, que ça la saoulait et qu’elle avait donc besoin d’un coup
de main.

Keren décrocha presque immédiatement. Son avatar apparut dans le champ de vision
de la spectre et vu l’heure, celle-ci devina qu’il devait être connecté au réseau de sécurité
du Nightmare, le bar pour mercenaire de l’ombre où il bossait.

— Salut toi, lança-t-il d’un ton enjoué. Comment ça va ? T’as trouvé qui t’a butée ?
— Nan, ils me saoulent, j’y comprends rien et ça me prend la tête, râla Ash. En plus
NexWave me fait suivre…
— Aïe…
— Dis, tu veux pas venir me filer un coup de main ? demanda-t-elle en prenant une
petite voix.
— Merde, je bosse, Ash. Je peux t’aider à distance autant que tu veux, mais me pointer
à Yankton… Qu’est-ce que je ferais de plus en étant sur place ?
— Je sais pas, moi. Tu pourrais enquêter pendant que je joue les appâts pour le flic qui
me colle au basque ? suggéra la spectre.
— Mouais… Tu veux que je fasse tout le sale boulot pour toi, quoi…
— C’est ça, confirma-t-elle avec le sourire avant de retrouver son sérieux. Nan, mais
j’ai juste pas envie d’être seule ici. On m’y a butée et je sais pas si je cours encore un
risque. Alors vu que je peux faire confiance à personne dans le coin, j’aimerai avoir au
moins un visage amical pas loin, c’est tout.
— Dis plutôt que je te manque… se moqua Keren.
— Rah, fais pas chier, lui répondit Ash en retrouvant le sourire.
— Bon, c’est bien gentil, mais j’y gagne quoi au juste, à part revoir ton joli minois et
ton nouveau corps de rêve ?
— Bah, ça, déjà et sinon… des vacances au ski ? tenta-t-elle.
— C’est toi qui régales ?
— On aura qu’à jouer la facture sur les pistes.
— Le plus rapide à regagner la station en partant du point le plus haut ? proposa le
hacker de sécurité.
— Un truc comme ça, approuva la spectre.
— Ça me plait… conclut Keren, un sourire dans la voix. Y a un vol demain en fin d’après-
midi, réserve-moi le meilleur hôtel de la ville.
— C’est ça, ouais… Allez, à demain.

Ash coupa la communication le cœur un peu plus léger. Savoir que le hacker arrivait
pour lui prêter main-forte la soulageait plus qu’elle ne l’avait imaginé.

33
La nuit fut tranquille et, le lendemain, la spectre passa la journée à faire du shopping
ou explorer des pistes bidon pour balader Stur et s’amuser avec lui.

Et puis dans la soirée, peu après avoir regagné sa chambre à l’étage du motel, elle
pirata la Stellar de l’enquêteur, verrouillant le véhicule avant d’envoyer sur le pare-brise
une quantité massive de popups publicitaires explicites.

La jeune femme profita de sa brillante diversion pour se faufiler sur la passerelle et aller
frapper deux portes plus loin.

Keren lui ouvrit rapidement et Ash s’engouffra à l’intérieur du conteneur avant de vite
refermer derrière elle.

— La prochaine fois que tu me fais venir quelque part, l’accueillit le hacker, c’est moi
qui choisis l’hôtel. Sérieusement, t’as pas réussi à trouver plus pourrit ?
— Râle pas, t’as une chambre à toi au moins, lui lança la spectre en venant se lover
contre lui.

Keren leva les yeux au ciel, puis rendit docilement son étreinte à la jeune femme. Le
fait est que le motel possédait une offre “dortoir” pour backpackers au budget serré. Il
n’était donc pas si mal logé.

Bref, après un débriefing sous forme de retrouvailles coquines, les deux amis convinrent
de mettre de côté les conclusions de Stur, puisque celui-ci avait été abusé. Ash explorerait
donc la piste du comptable pendant que Keren s’intéresserait à Winsman – histoire d’en
apprendre plus sur ce dernier sans que l’enquêteur de NexWave ne le sache.

34
Chapitre 3 – Nouvelles pistes
>>> 18/02/2551 – 10h12 <<<

La piste du comptable…

Ash regrettait presque de ne pas avoir commencé par là, surtout après sa petite visite
dans les serveurs du White Pulsar, l’hôtel où Low avait séjourné.

Grâce à la backdoor que Keren lui avait créée un mois plus tôt pour son contrat, elle
avait en effet pu consulter le registre des réservations pour y constater que celle du
comptable avait pris fin le jour de sa disparition. Mieux, une note de service faisant
référence à un incident qu’il convenait de taire ce même jour…

Notre spectre s’était donc mise en tête d’aller au White Pulsar pour trouver un moyen
d’atteindre son réseau de sécurité – vu qu’il était indépendant et que la backdoor ne lui en
donnait pas l’accès –, dans l’espoir de découvrir ce qui s’était passé.

Le seul vrai problème, c’était que Stur lui lâchait pas les miches… Heureusement, elle
avait un plan.

Après avoir franchi le point de contrôle avec sa moto - et un petit sac à dos – à l’entrée
de Whiteopia, Ash se dirigea vers le quartier-bulle de Snow Resort, où se situait l’hôtel.
Celui-ci était moderne et luxueux, un véritable havre pour cadre corpo.

Dans le hall, la spectre s’efforça de ne pas prêter attention à l’agent de sécurité – le


genre dissuasif, équipé de cyber implants discrets mais néanmoins visibles – qui la détaillait
de la tête aux pieds d’un air suspicieux. Elle se dirigea vers les ascenseurs où elle fut
rejointe par Stur juste avant que les portes ne se referment.

— J’espère que vous avez un maillot avec vous, lui lança-t-elle avec malice. Sinon, je
crois qu’ils en vendent à l’accueil.

L’agent de NexWave fronça les sourcils tandis que les portes de l’ascenseur s’ouvraient
sur un espace détente où de grandes baies vitrées donnaient sur la piscine de l’hôtel en
contrebas. Celle-ci était normalement réservée à la clientèle du White Pulsar, mais coup
de chance, Ash en faisait officiellement partie – ouais, merci la backdoor…

Ash s’identifia et partit se changer dans les vestiaires pour femme, laissant derrière elle
un Stur plutôt décontenancé.

Contente de son coup, elle ressortit en bikini bien décidée à profiter de l’occasion pour
faire quand même un peu trempette.

Elle entra dans l’eau sans difficulté tant celle-ci était bonne. Elle s’immergea ensuite
entièrement, se laissant lentement entraîner vers le fond durant quelques instants avant
de remonter d’une simple impulsion sur le sol pour ressortir la tête d’un coup en secouant
cette dernière. Cela faisait du bien, apparemment.

35
Ash était seule, ou presque : un couple barbotait dans un jacuzzi un peu plus loin et
Stur, toujours en costume, l’observait depuis l’une des alcôves tout équipées qui
entouraient la piscine.

La spectre nagea dans sa direction, posa les avant-bras à plat sur le rebord du bassin
et, tout en se maintenant hors de l’eau, lui lança un sourire amusé.

— Je suis déçue, fit-elle un peu moqueuse. Je me faisais une joie de vous voir torse nu…
— Je nage mal… prétexta l’agent de NexWave Security. Et vous êtes venu explorer quel
genre de piste ici, si ce n’est pas indiscret ?
— Aucune, mentit Ash en retrouvant son sérieux. J’en ai plein le cul de cette enquête
de merde alors je suis venue me détendre.
— Vous avez déjà passé la journée d’hier à faire les boutiques, lui rappela Stur. Vous
auriez pas lâché l’affaire par hasard ? D’un autre côté, c’est pas donné de se baigner ici, y
a des piscines plus abordables…
— Vous l’avez dit vous-même, tout ça, c’est pas mon truc. Alors, ouais, j’avoue, je
profite un peu de pouvoir passer ça en note de frais avant de valider vos conclusions, le
baratina-t-elle. Je compte sur vous pour rien dire à mes employeurs…

Ash marqua une pause le temps de jauger si son histoire prenait – ce qu’elle ne parvint
pas à déterminer –, puis elle détailla son interlocuteur de la tête aux pieds et décida de
changer de stratégie.

— Elle est vraiment bonne vous savez, lança-t-elle avec espièglerie. Vous me rejoignez ?
— Sans façon.
— Dommage, déplora-t-elle d’un air mutin avant de s’éloigner pour faire quelques
longueurs.

Elle nagea ainsi un moment avant de se décider à sortir de l’eau.

Alors qu’elle regagnait les vestiaires pour femme, Ash eut de la peine à réprimer un
petit sourire en sentant le regard de Stur – qui ne la quittait évidemment toujours pas des
yeux – être irrésistiblement attiré vers ses longues jambes et le bas de son dos – c’est
qu’elle lui faisait bien un peu d’effet, finalement.

Une fois seule, la spectre se reconcentra rapidement. Sans même prendre le temps de
se changer, elle me demanda de charger le plan du White Pulsar dans son coprocesseur
neuronal afin de ne pas risquer de se perdre. Quelques secondes plus tard, elle s’éclipsait
discrètement de la piscine en empruntant une porte de service – qu’elle pirata sans souci,
vu qu’elle avait pas de badge.

Ash déambula dans les couloirs, seule, sans arme et en bikini, espérant ne pas croiser
de personnel de l’hôtel avant d’arriver à la salle de sécurité qui n’était pas très loin.

Sauf que forcément, par malchance – ou parce qu’elle s’était faite grillée par les caméras
de surveillance, hein, allez savoir… – elle tomba nez à nez avec deux gardes de sécurité
au détour d’un couloir.

— Mademoiselle ! l’interpella le premier sur un ton ferme mais poli. Cette partie de
l’hôtel n’est pas ouverte au public. Comment êtes-vous entré ?
— J’en sais rien, je cherchais la piscine… tenta-t-elle alors qu’au même moment, ses
droits d’administrateur système se voyaient révoqués.
— Mmh, grogna le second garde. Votre réservation comporte quelques… irrégularités.
Veuillez nous suivre pour éclaircir la situation s’il vous plaît.

Jugeant préférable de les accompagner sans faire d’histoire – au moins pour l’instant –,
Ash fut conduite dans une pièce au faux air de salle d’interrogatoire.

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Un peu en stress, elle se mit vite à réfléchir à un moyen de créer une diversion – car il
en faut toujours une – quand son regard se posa sur la montre d’un des agents de sécurité.

Sans chercher plus loin, elle lança mentalement un scan des appareils environnant,
prête à utiliser les algorithmes de piratage chargés dans son interface neurale lorsqu’elle
aurait trouvé le bon.

Puis tout se passa très rapidement…

Au moment précis où les agents se tournaient vers Ash en adoptant une attitude presque
menaçante, une petite sonnerie toute gentillette se mit à retentir au poignet de l’un d’entre
eux. Celui-ci baissa les yeux vers sa montre d’un air circonspect, ce qui offrit à la spectre
l’occasion de le mettre hors jeu d’un bon coup de manchette – asséné avec une cybermain
Goliath, dois-je le rappeler ?

Le second agent – qui devait être équipé de boosters de réflexes vu son temps de
réaction – dégaina immédiatement son neutraliseur. Il n’eut cependant pas l’opportunité
de faire feu sur l’intruse en bikini, puisque cette dernière se glissa sous sa garde, lui attrapa
le poignet et – d’un mouvement que le pauvre homme n’a probablement toujours pas
compris au moment où j’écris ce log – il se retrouva de l’autre côté du canon de son arme.

La décharge parcourut son corps, qui s’effondra mollement au sol, sujet à de légers
spasmes résiduels – et là je me dois de préciser qu’il peut s’en prendre qu’à lui-même pour
avoir réglé son neutraliseur à la puissance maximale.

Ash ne perdit pas une minute et sortie de la pièce à la hâte pour foncer – toujours pieds
nus et en maillot de bain, mais désormais armée – jusqu’à la salle de sécurité voisine.

Là, elle se brancha directement au réseau de l’hôtel comme le ferait un spider –


s’assurant au passage de ne pas avoir déclenché d’alarmes après son action d’éclat –, puis
parcourut la représentation mentale qu’elle avait du système à la recherche des
enregistrements vidéo correspondant au jour de sa disparition présumé.

Comme rien n’est simple, tout ce qui concernait cette date avait spécifiquement été
archivé – sûrement pour enterrer plus rapidement ce qui s’était produit. Du coup, Ash
pesta, remonta la base de données des archives et y projeta sa conscience virtuelle.

Bref, on va pas s’étendre plus que de raison alors je vous la fais courte. En résumé, elle
trouva les images et découvrit deux grooms – disons… plutôt baraqués – entrer dans la
chambre du comptable pour procéder à une neutralisation – mouvementé, y avait qu’à voir
l’état de la pièce à la fin pour s’en convaincre – de ce dernier.

Les grooms avaient ensuite chargé le corps de Low sur leur chariot – un classique – puis
étaient sortis de la chambre. En switchant de caméra en caméra, Ash parvint à les suivre
jusqu’au parking, où une camionnette les attendait. Et dans tout ça, aucun signe de sa
précédente incarnation…

Contrariée par cette absence, la spectre se déconnecta en faisant la moue – non sans
avoir préalablement pris soin d’effacer toutes traces de son passage.

Elle regagna rapidement les vestiaires de la piscine où elle prit une douche, se changea,
puis sortit l’air de rien.

Évidemment, Stur l’attendait près de l’entrée, mains sur les hanches avec un air de
reproche sur le visage.

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— Vous en avez mis du temps… Qu’est-ce que vous faisiez au juste ? l’interrogea l’agent
de NexWave tandis qu’ils montaient dans l’ascenseur.
— Oh, j’étais simplement à poil dans ma cabine, essaya-t-elle de le provoquer. Mais
comme j’étais déçue que vous m’ayez pas filé le train jusque là, bah j’ai dû me consoler
toute seule, si vous voyez ce que je veux dire…
— Euh, oui, hum. Bon… Et vous comptez faire quoi maintenant ? changea-t-il de sujet.
— Je sais pas. Marcher un peu… seule.

Elle s’éloigna sans qu’il la suive – de trop près, hein, qu’on soit bien d’accord. Elle en
profita pour appeler son agent de liaison à l’Eridania Police Corp pour être certaine de
pouvoir tirer un trait sur l’histoire du comptable.

— T’as envoyé une autre équipe choper Low à ma place ? l’interpella-t-elle dès que
l’icône de connexion apparue dans son champ de vision augmenté.

Snell poussa un long soupir de lassitude.

— Évidemment… se dédouana-t-il. Tu donnais plus de signes de vie après ton arrivée.


J’en ai déduit qu’il t’avait eu… Donc j’ai envoyé une autre équipe, puis j’ai signalé ta
disparition…
— … En attendant bien que ta deuxième équipe ait chopé le comptable et terminé le job,
résuma Ash d’un ton accusateur.
— Hey, je pouvais prévenir personne tant que j’étais pas sûr qu’il te retenait pas en
otage…
— C’est ça, ouais… Prends-moi pour une conne…
— Bon, en attendant si c’est bien ton meurtrier, il est au frais. Et si le rapport de
NexWave est correct, alors c’est un accident. Dans tous les cas, tu peux dormir tranquille.
— Mouais…

Ash n’était plus du tout convaincue que le comptable soit mêlé à sa disparition, pas plus
qu’elle ne croyait à la version officielle. Au contraire. À moins que…

— Et ses complices ? demanda-t-elle par acquit de conscience. Vous les avez aussi
chopés ?
— Mais quels complices ? s’impatienta Snell. Low bosse toujours en solo. Écoute, Harper,
je sais que subir une résurrection peut être traumatisant, mais c’est pas ta première. Tu
vas t’en remettre. Passe à autre chose.
— Putain, pour la compassion tu repasseras…
— Je sais, tu me l’as déjà dit, lui rétorqua Snell. Et c’est toujours pas mon job. Si tu
veux de la compassion, va chez un psy.
— OK, Sympa…
— Toujours… s’amusa l’agent de liaison avant de se rembrunir. Rah, fais chier ! Bon,
désolé, mais je dois filer : encore une merde à gérer avec un de tes collègues… En
attendant, prends soin de toi, Harper, et change-toi les idées.

Il coupa la connexion en laissant la spectre seule avec ses pensées. Se changer les idées
et passer à autre chose… ce n’était pas pour tout de suite. Il était maintenant clair que le
comptable n’était pas lié à sa mort – vu qu’il bossait en solo et qu’il s’était fait choper avant
que Winsman disparaisse et que la voisine soit menacée…

Ash ne put cependant pas aller beaucoup plus loin dans sa réflexion, car Stur venait de
la rejoindre et de lui attraper le bras pour qu’elle s’arrête.

Bien sûr, elle se dégagea, l’air furieuse, mais lui aussi semblait plutôt mécontent. Et
pour cause :

— Je viens d’avoir vent de ce qui s’est passé au White Pulsar, déclara-t-il.

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— Je vois pas de quoi vous voulez parler, répliqua-t-elle, agacée.
— Je sais pas ce que vous y avez trouvé ni ce que vous y cherchiez, mais des actions
comme celle-là attirent l’attention. Alors un bon conseil : prenez garde à ce que ça ne
devienne pas dommageable pour l’image de la corpo. Autrement mon chef risquerait de
vous déclarer persona non grata à Whiteopia…

Tout dans son attitude montrait qu’il ne jouait plus et que la menace était réelle. Il
n’attendit d’ailleurs aucune de réponse de la spectre et s’éloigna sans un mot pour
reprendre sa surveillance à distance.

Après un moment de flottement, Ash se retint d’éclater de rire.

— Merde, le pauvre… pouffa-t-elle en se sentant coupable. Il a dû se faire sacrément


engueuler…

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***
>>> 19/02/2551 – 11h49 <<<

Dans sa petite chambre de motel, Ash tournait une fois de plus en rond.

Keren l’avait averti la veille au soir qu’il explorait une piste. Elle l’avait donc laissé
tranquille. Sauf que depuis, rien. Aucune nouvelle. Et bien sûr, la spectre tombait
systématiquement sur sa messagerie lorsqu’elle tentait de le joindre.

Elle passa la matinée partagée entre inquiétude et agacement jusqu’à ce que l’icône
d’appel entrant apparaisse dans son environnement de Réalité Augmentée – après quoi
elle fut partagée entre soulagements et… bah, toujours de l’agacement.

— Ah quand même… l’accueillit-elle.


— Désolé, ma belle… s’excusa le hacker. Je me suis mis la tête à l’envers hier… Pour le
bien de l’enquête, hein, histoire de pas griller ma couverture, tu comprends…

Ash haussa un sourcil dubitatif, curieuse d’en apprendre plus – et de voir comment il
allait ramer pour essayer de se justifier.

— Mais raconte-moi d’abord ce que t’as appris de ton côté, détourna-t-il la conversation.

Évidemment, Ash comprit immédiatement qu’il s’agissait d’une astuce pour lui donner
le temps de réfléchir. Quoi qu’il en soit, elle s’exécuta et lui relata son tour sur les serveurs
du White Puslar et ce qu’elle y avait appris.

— OK. Donc, c’est pas lié au job qu’on t’avait filé, résuma Keren pour clore le sujet.
— Exact. Et toi, du coup, ta nuit ? demanda la spectre. Tu me racontes ?
— Oh, rien d’extraordinaire. Déjà, Winsman avait pas les moyens de se payer
d’assurance résurrection, donc il est bel et bien mort. Autrement, en dressant son profil,
j’ai remarqué qu’il allait souvent dans un strip-club appelé le Xtrm Paradise. Et comme les
bars c’est un peu mon domaine, je suis allé jeter un coup d’œil.
— Pour en savoir plus, ouais… le taquina Ash avec un petit sourire. Je comprends mieux
pourquoi tu répondais pas…
— Je suis un enquêteur consciencieux, qu’est-ce que tu crois ? s’amusa-t-il en lui
lançant un clin d’œil. Nan, plus sérieusement, sur place j’ai découvert que le club abritait
une maison de poupée… et tu sais ce que je pense de cette merde. Alors crois-moi, j’ai
juste passé la nuit au bar à choper des infos sur ton gars.
— C’est ça, ouais… fit la spectre d’un air entendu.

Bien sûr, elle connaissait parfaitement l’aversion de son ami pour cette pratique qui
consistait, la plupart du temps, à laisser des clients peu scrupuleux assouvir leurs plus bas
instincts sur des poupées jouant un rôle rarement enviable – surtout que les poupées en
question étaient souvent des androïdes… sujet sensible pour Keren –. Cela dit, le titiller
était trop tentant pour Ash.

— Et il a appris quoi l’inspecteur consciencieux ? poursuivit-elle.


— Tsss… Seulement que Winsman était pas du genre à s’attacher aux filles. Il préférait
les poupées, cet enfoiré, et il aimait en changer régulièrement en plus… ce qui colle moyen
avec la thèse de l’amoureux transi.
— Et ça t’étonne ?

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— Oh, avec toi on sait jamais… plaisanta Keren. Et puis avec ton corps biosynthétique,
il attendait peut-être que ça pour se caser…
— C’est ça… Bref, à part avoir picolé toute la soirée, t’as rien appris d’utile, quoi.
— Pas tout à fait… J’ai aussi repéré des trucs louches avec son appart avant d’aller au
paradise, mais comme j’avais besoin de toi pour en savoir plus, j’avais laissé ça de côté.
— Besoin de moi ? répéta Ash, intriguée.
— La vidéosurveillance de son immeuble montre Winsman rentrer chez lui trois jours
avant sa disparition… mais jamais en ressortir, déclara Keren en espérant avoir fait son
petit effet. En fait, précisa-t-il, les images de cette nuit-là ont été montées en boucle.
— Intéressant… Tu crois qu’il a pu être éliminé là-bas ?
— Qui sait ? Mais peut-être qu’en allant sur place on en apprendra plus sur ce qui s’est
passé ?
— Et contrairement aux bars, les entrées par effraction, c’est pas ton truc, OK j’ai pigé…

Le reste de leur discussion – lancement de piques exceptés – tourna autour du moyen


de se rendre chez Winsman sans être suivi par Stur.

Considérant qu’un mouchard avait certainement été posé sur la moto de la spectre, il
fut convenu qu’après avoir baladé l’agent de NexWave en ville tout l’après-midi, Ash se
débrouillerait pour ressortir discrètement en fin de soirée afin de retrouver Keren – qui
l’attendrait un peu plus loin dans une voiture de location.

Dont acte.

Le soir venu, Keren sortit de sa chambre en avance pour aller se placer à l’endroit prévu
– ce qui n’éveilla pas les soupçons de Stur puisque celui-ci ignorait qu’Ash et lui bossaient
ensemble.

Peu de temps après, la spectre mettait en œuvre sa diversion – encore une.

Elle s’installa devant sa fenêtre et patienta, observant par l’entrebâillement du rideau la


Stellar noire de l’enquêteur. Comme toujours, celle-ci était garée sur le parking du motel
de façon à pouvoir surveiller la porte de sa chambre.

Lorsque le livreur de pizza arriva – oui… –, Ash enfila son respirateur et se tint prête.
Elle laissa passer quelques secondes pour s’assurer que Stur soit bien occupé et sortit
discrètement l’air de rien en espérant ne pas se faire griller – notez bien que j’ai jamais dit
que ses diversions étaient efficaces ou bien pensées.

Elle longea les quelques mètres du couloir extérieur qui la séparait de l’escalier et se
risqua, avant de descendre, à jeter un coup d’œil en direction de la Stellar.

Évidemment, l’agent de NexWave Security l’avait cramé et se trouvait en train d’envoyer


balader le livreur pour sortir lui courir après…

La spectre ne perdit pas de temps. Elle dévala les escaliers deux par deux, puis fonça
dans l’allée de service sans se retourner.

Seulement, Stur était déjà derrière elle, Ash l’entendait.

Elle tourna dans la rue principale sans ralentir, espérant être capable de rejoindre le
petit quartier commerçant qui se trouvait à deux cents mètres de là pour y semer son
poursuivant. Seulement deux cents mètres, c’est long.

Elle sentait son avance se réduire à chaque foulée. Pourtant, la lumière des néons et
des projecteurs holo se rapprochaient.

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Elle s’accrocha, me demanda mentalement de prévenir Keren en le tenant informé de
sa position en temps réel et parvint finalement à rejoindre la foule.

Là, elle réussit à reprendre un peu d’avance, se faufilant entre - ou bousculant – les
passants, tournant à l’angle d’un bar ou sautant par-dessus un junkie allongé au milieu du
trottoir.

La spectre s’engouffra dans une galerie marchande… et sentit la main de Stur se


refermer sur son bras.

Haletante, elle s’arrêta.

— Putain ! ragea-t-elle en crachant à moitié ses poumons à travers son masque.


— Et… pfiou… vous alliez où comme ça ? demanda l’agent de NexWave lui aussi à bout
de souffle.
— Faire un truc, déclara Ash en faisant la moue. J’ai quand même droit à un peu
d’intimité, bordel.

Ne sachant visiblement quoi répondre, Stur haussa les épaules.

— Je suis désolé, fit-il. Je fais que suivre les ordres…


— Ouais bah vous faites chier, râla la spectre en faisant demi-tour en trainant les pieds.

L’enquêteur lui emboîta le pas et s’approcha pour se placer à ses côtés.

— Vous savez… commença-t-il.

Il ne termina pas. Ash venait de le pousser sur le junkie étalé au sol. L’agent de NexWave
tenta en vain de recouvrer l’équilibre, mais se retrouva en fin de compte plutôt à terre.
Comme vous vous en doutez, notre spectre en profita pour repartir en courant vers la
galerie.

Dès qu’elle put, elle bifurqua pour quitter le champ de vision de Stur – qui s’était un
peu trop rapidement remis sur pieds à son goût – afin d’avoir une chance de le semer.

Lorsqu’elle sortit de la galerie pour rejoindre la rue, elle vit une voiture compacte arrêtée
au feu devant elle, portière passager ouverte. Keren était au volant.

Sans réfléchir, elle plongea la tête la première dans l’habitacle tandis que le hacker se
penchait pour refermer la porte derrière elle.

Ash retira son masque, leva les yeux vers son ami et lui adressa un grand sourire
innocent.

— Une petite gâterie tant que j’y suis ?

Keren leva les yeux au ciel.

— Contente-toi de rester allongée et de te faire discrète. Ton sparadrap est juste à côté
de la caisse.

En effet, Stur avait rejoint le carrefour et regardait tout autour de lui pour retrouver la
trace de sa cible.

Dans l’habitacle, la spectre se mettait de son côté à envisager le piratage de la


signalisation, qui commençait sincèrement à s’éterniser.

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— Une pizza… commenta Keren en secouant la tête. Sérieusement, Ash ?
— Oui bah je lui ai déjà fait le coup des popup pornos… se défendit la jeune femme,
toujours à plat ventre sur les genoux du hacker. Et puis bon, ça aurait pu passer…

L’instant d’après, l’interface holo du véhicule virait au vert et la compacte démarra,


laissant derrière elle Stur, seul avec ses interrogations.

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***
>>> 19/02/2551 22h13 <<<

Une demi-heure de trajet mena Ash et Keren aux abords d’une petite enclave
résidentielle en périphérie de Yankton City. C’était un coin pas trop crade où Nexwave
Investment logeait une partie de son personnel – comprendre, ceux qui ne pouvaient
prétendre à une villa ou une place dans un lotissement de White View Valley, à Whiteopia.

Keren se gara juste en face, devant une supérette 24/7. Lorsqu’il coupa le contact, Ash
était déjà en train d’enfiler son respirateur, après quoi elle sortit “se promener”. Le quartier
était calme pour l’heure.

Le hacker, lui, resta dans la voiture. Il s’introduisit sans encombre dans le réseau
sécurisé de l’enclave – qui n’était pas si sécurisé que ça… En même temps, y a plus sensible
comme installation.

Bref, une minute plus tard, Keren était prêt à couper les détecteurs et effacer la
présence de son amie sur les caméras – et plus généralement à assurer les arrières de
celle-ci.

— Tu as le champ libre, ma belle ! déclara-t-il avec le sourire.


— T’en as mis du temps… le provoqua gentiment Ash en retour.
— C’est ça… En attendant, c’est à toi de jouer.

La spectre ne se fit pas prier. Elle jeta un rapide coup d’œil aux alentours pour s’assurer
qu’il n’y avait pas de témoins, puis, presque sans élan, escalada un abribus avant de sauter
directement dans l’enceinte résidentielle… où elle dut vite se cacher derrière un local
technique pour ne pas être vue par un livreur de bouffe daeyaméenne qui passait par là.

— C’est quand même con de devoir se planquer comme ça alors que tout le monde
entre et sort d’ici comme il veut, fit remarquer Ash via son interface neurale tandis que le
livreur s’éloignait.
— Entrer comme tout le monde aurait voulu dire badge visiteur…
— Ouais… et toutes les caméras auraient été braquées sur mon cul le temps que Stur
rapplique, je sais. Je dis juste que c’est un peu ridicule…
— Après, c’est toi qui fais pas confiance à ton enquêteur, lui rétorqua Keren tout en
détournant un drone qui patrouillait dans le périmètre.

Là, ma programmation IReporter m’incite à rappeler que se balader sans badge dans
une enclave corpo – même résidentielle – ça peut être considéré comme une intrusion et
donc comme de l’espionnage industriel – d’où l’importance de pas se faire choper…

— Si tu lui avais demandé gentiment, reprit Keren, il t’aurait sûrement fait visiter.
— C’est pas que je lui fais pas confiance, expliqua Ash en entrant dans une des tours
d’habitation, mais la dernière fois qu’il s’est pointé, j’ai pas pu avoir toutes les infos que je
voulais. Puis bon, tant que je sais pas qui m’a butée, je préfère pas prendre de risque.

Après avoir évité de justesse un vieux qui sortait, la spectre s’engagea dans les escaliers
et commença à grimper. Un étage… après l’autre.

— Putain… râla la jeune femme en passant le palier du sixième. T’aurais quand même
pu me laisser prendre l’ascenseur…

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— Fallait pas perdre au jeu des syllabes tout à l’heure… rétorqua Keren. Et fais gaffe
quand t’arriveras au douzième, y a un gardien dans le couloir.
— Super, se plaignit Ash entre deux respirations appuyées. Ça doit être sa seule ronde
de la soirée… et on tombe pile quand il vérifie l’étage qui nous intéresse.
— Tu connais la loi de Murphy… s’amusa le hacker. Mais t’en fais pas, je l’ai attiré ailleurs,
tu peux y aller.

La jeune femme quitta les escaliers le souffle court – et les jambes lourdes – pour se
retrouver un peu plus loin face au verrou magnétique de l’appart de Winsman, un verrou
indépendant du système de sécurité de l’enclave que Keren ne pouvait ouvrir à distance.

— OK, j’ai compris, soupira Ash.

La spectre activa son coprocesseur et visualisa immédiatement les nœuds environnants


dans un coin de sa conscience. Parmi eux, elle n’eut aucun mal à repérer celui qui
l’intéressait.

Après avoir contourné la sécurité basique du maglock, Ash pénétra dans ce qui
ressemblait à un appartement typique de célibataire corpo : murs blancs presque
immaculés, meubles sobres et fonctionnels et un peu de bordel ici et là.

La pile d’emballages vides dans l’entrée qui attendait d’être sortit, la bassine de linge –
propre ou sale, Ash ne voulait pas savoir – posée dans un coin du salon ou encore les
objets variés entassés en vrac sur le canapé laissaient penser que Winsman n’était pas un
adepte du ménage. Pourtant, il régnait ici une forte odeur de désinfectant.

L’appartement n’était pas très grand et il ne fut pas compliqué pour la spectre de
comprendre que l’odeur venait de la cuisine, laquelle avait partiellement été récurée, ce
qui se voyait parce qu’un côté du petit îlot central était bien plus brillant que l’autre… En
plus, les plans de travail étaient nickel et la plupart des objets qui devaient se trouver
dessus baignaient maintenant dans un évier rempli de javel.

— Putain… lâcha Ash. Tu penses comme moi ?


— Regarde dans les coins, derrière les meubles ou ce qui n’a pas été déplacé, lui
conseilla Keren via leur liaison sécurisée. Si c’est ici que Winsman a été tué, il y a peut-
être encore une trace quelque part.

La spectre n’avait évidemment pas attendu pour commencer à fouiller, mais il ne restait
rien.

— Ça sert à rien, putain. Y a eu du désinfectant partout. Ça a été fait de façon bourrine,


mais le résultat est là…
— OK, alors regarde de l’autre côté de l’îlot, suggéra Keren. Si ça a été nettoyé dans la
précipitation, celui ou ceux qui ont fait ça ont pu passer à côté de petites éclaboussures en
pensant que ça n’a pas été jusque là.
— Mouais.

Par acquit de conscience, Ash regarda de l’autre côté de la pièce, allant même jusqu’à
jeter un œil derrière le radiateur à induction posé au mur… et là ça devient intéressant.
Pas parce qu’il y avait du sang ou quoi, mais parce que notre spectre remarqua la présence
d’une trappe. Et devinez ce qu’il y avait dedans ?

Comme vous, Ash dut patienter un peu pour le découvrir – bah oui, parce qu’il fallait
enlever le radiateur avant de pouvoir regarder à l’intérieur –, mais lorsqu’elle l’ouvrit, elle
ne fut pas déçue : la cache contenait une petite dizaine de comlinks, dont parmi eux…

— Putain, mais c’est à moi, ça !

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La jeune femme se dépêcha de sortir l’appareil. Il n’y avait aucun doute, c’était bien le
sien – et donc mon moi originel en quelque sorte… enfin en moins performant, évidemment,
mise à jour oblige.

— Ils sont tous éteints, j’imagine, devina Keren. Tu peux les allumer, qu’on voit s’ils
peuvent nous apprendre quelque chose ?

Ash s’exécuta, terminant non sans une certaine appréhension par son ancien comlink.

À peine connecté à l’interface de celui-ci, un message RA apparut dans son champ de


vision, lui indiquant qu’ayant été déclarée disparue, elle devait patienter jusqu’à l’arrivée
des autorités.

— Chier ! pesta la spectre.


— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta Keren.
— Shinner était portée disparue, expliqua-t-elle en éteignant l’appareil à la hâte. Mon
comlink envoie un genre d’appel de détresse aux flics en leur donnant ma position…
— Gotcha. Les autres aussi, déclara le hacker. J’ai dupliqué leur signal aux quatre coins
de la ville, mais ils vont vite comprendre. Tu ferais mieux de te barrer fissa.

Ash ne se fit pas prier, elle ramassa les comlinks, sortit de l’appart et regagna la voiture
de Keren sans se faire griller – ni par le vieux qui revenait chez lui, ni par un drone, ni par
le couple qu’elle avait pas vu, mais qui était de toute façon trop bourré pour la remarquer.

46
***
>>> 20/02/2551 01h35 <<<

De retour – encore une fois – dans le conteneur aménagé qui lui servait de chambre,
Ash passa les heures qui suivirent la découverte de son ancien comlink à jouer
machinalement avec celui-ci, allongée sur son lit.

Un tas de choses lui trottait dans la tête. Elle repensait à sa précédente vie, se
demandant notamment comment avaient pu se dérouler ses derniers instants, ce qu’elle
avait vécu avant de mourir, enfin ce genre de trucs.

Elle ne fut tirée de ses pensées que par la sonnerie personnalisée qui résonnait dans
son esprit.

— Tu dors pas ? demanda Keren lorsque la spectre se connecta.


— Non… soupira celle-ci avec lassitude.
— J’en étais sûr. Bon, écoute, poursuivit-il sur un ton grave. J’ai fait quelques recherches
sur les ID des comlinks que t’as retrouvés chez Winsman.
— Alors ?
— Ils appartenaient tous à des filles, sans famille et sans proches connus. Deux n’ont
pas été signalées disparues, mais ne donnent plus signe de vie depuis plusieurs mois.
Quant aux autres…

Keren marqua une pause.

— Dis-moi, voulut savoir Ash en craignant le pire.


— Leurs corps ont pour la plupart été retrouvés dans les environs de Yankton City,
abattue d’une balle dans la tête. Tous présentaient des traces de sévices sexuels. Aucune
n’avait d’assurance résurrection.
— Merde…

Ash ne put s’empêcher de jeter un regard aux comlinks posé sur la table à côté de son
lit. Elle en avait la nausée.

— Alors quoi ? Winsman était en fait un putain de prédateur sexuel et on est simplement
tombé dans ses filets ?
— On dirait bien, répondit tristement Keren. J’imagine que son job lui permettait de
contrôler les allées et venues dans Whiteopia. Il avait moyen de repérer les filles qui avaient
le bon profil et de les mettre à l’écart pour des “vérifications complémentaires”…
— OK, ça explique pourquoi j’ai plus donné de signes de vie après être entré dans la
station-bulle, admit la Spectre après un court moment de réflexion, mais pas pourquoi il
est mort, ni comment on s’est retrouvés en montagne…
— Ni pourquoi quelqu’un a fait croire aux enquêteurs que vous étiez en couple, reconnu
Keren. Sans compter que ton autopsie n’a révélé aucun signe de maltraitance, de blessures
ou de rapport sexuel récent sur ton corps, contrairement aux autres filles.
— Ah, tu vois ! triompha la spectre. Je peux pas m’être fait avoir comme ça, il y a
forcément autre chose. En plus, je suis resté plus longtemps que lui en montagne. Y a
aucune raison qu’il soit revenu là-bas de lui-même pour y crever…

Elle s’arrêta, songeuse, comme si elle venait de penser à quelque chose, puis ajouta
sans trop y croire :

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— Enfin, sauf si ça avait été un nécrophile, ce qui expliquerait la position dans laquelle
on nous a retrouvés, mais là ça devient franchement sordide…
— Tu te trompes, reprit Keren après un moment.
— Quoi, tu ne trouves pas ça glauque ? s’étonna la spectre en levant un sourcil.
— Non mais si, mais je parle pas de ça… tenta d’expliquer son ami. Tu dis qu’il est mort
après toi, pourtant, je viens de reparcourir ton rapport d’autopsie et c’est bien indiqué que
tu t’es éteinte le même jour que lui, à peu près à la même heure.
— Sérieux ?
— Oui. Le rapport est très clair sur ce point… affirma le hacker.

Puis il comprit et ajouta d’un air dépité :

— Tu l’as lu en diagonale, c’est ça ?


— Mais c’est super chiant à lire ! se défendit la jeune femme. En plus j’y bite que dalle
avec leur jargon à la con… En tout cas, Stur m’a bien confirmé que j’étais là depuis plus
longtemps que Winsman et c’est lui qui a trouvé les corps…
— Alors ça voudrait dire que le rapport d’autopsie a été falsifié. Remarque, ça
expliquerait pourquoi la légiste a ordonné l’incinération des corps si rapidement. Ça me
semblait bizarre aussi.
— Tu penses qu’elle voulait éviter une contre-expertise ? demanda Ash.
— J’en ai bien l’impression. Reste à savoir ce que cachait réellement l’autopsie.

Tous deux demeurèrent silencieux, essayant de comprendre chacun de leur côté les
implications de cette découverte. Fatiguée de se prendre le chou, ce fut Ash qui formula la
première une hypothèse – la première qui lui passa par la tête à vrai dire.

— Et si, à l’origine, Winsman voulait me mettre sur la piste du vrai prédateur, que cet
enfoiré l’avait appris et nous avait éliminés l’un après l’autre avant de maquiller le tout et
faire chanter tout le monde ?
— Pourquoi les comlinks seraient chez Winsman dans ce cas ? objecta Keren.
— Humf… Pour brouiller les pistes et lui faire porter le chapeau ? suggéra la spectre
après un instant de réflexion. Bon, OK, j’avoue, ça devient tordu… Rah, j’en sais rien, moi,
ça me saoule !
— Lancer des hypothèses dans le vide ne nous mènera à rien, trancha le hacker. Le
mieux, c’est encore d’attendre demain matin pour rendre visite à notre légiste… en
espérant qu’elle en sache plus que ta voisine.
— Mouais, approuva Ash à contrecœur. T’as sûrement raison…

Après s’être déconnectée, Ash se leva pour aller prendre une douche, histoire de se
changer les idées. La jeune femme en sortit vêtue d’une simple serviette. Comme elle
n’avait pas sommeil, elle se posa devant la fenêtre.

Le parking était presque vide. Stur n’était pas revenu.

La spectre l’imagina encore à sa recherche, à quadriller la ville le front en sueur,


anticipant la colère de son patron lorsqu’il devrait faire son rapport. Elle avait presque pitié
de lui.

Du coup, pris d’une soudaine impulsion, elle lui envoya un message pour – en substance
– s’excuser et le prévenir qu’elle était au motel. Oh, et lui demander s’il voulait passer la
voir, s’il dormait pas.

“Non, ça ira.” fut cependant la réponse laconique qu’elle reçut en retour. Du coup elle
alla se coucher, seule et un peu déçue.

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Chapitre 4 – Damage control
>>> 20/02/2551 – 07h24 <<<

Au petit matin, la longue nuit éridanienne touchait à sa fin. Le soleil était rasant et
diffusait une belle lueur rosée à l’horizon. On l’appréciait assez nettement sur l’image du
visiophone – préalablement hacké pour des cas de ce genre – que j’essayais d’imposer à
la conscience encore endormie de ma propriétaire.

Parce que ouais, au-delà des jolies couleurs du ciel, y avait surtout un grand type, large
d’épaules, avec des yeux cybernétiques blancs, des tatouages tribaux dans le cou et un
putain de rafaleur en main devant sa porte.

Je le voyais depuis un moment vérifier le numéro de chaque chambre devant laquelle il


passait et y avait pas besoin d’être une Intelligence Restreinte très développée pour
comprendre que ça puait. Donc conformément aux instructions d’Ash, j’essayais de la
réveiller.

La projection d’images via notre interface neurale et l’activation de ses implants de


combat ne suffisant pas, je dus employer les grands moyens et surcharger ses sens
d’informations dérangeantes – à savoir du rap autotuné.

— Putain… qu’est-ce que… émergea la spectre avant de réaliser ce qui se passait. Oh


merde !

La jeune femme – vêtue en tout et pour tout d’une simple petite culotte – eut tout juste
le temps de rouler sur le côté pour tomber sur la moquette poussiéreuse de sa chambre
avant que l’enfer ne se déchaine au-dessus d’elle dans un fracas assourdissant.

Le matelas – désormais vide – fut littéralement déchiqueté par une longue rafale, tandis
que le mur du fond volait en éclat, criblé de balles explosives.

Ash, elle, baissait évidemment la tête. Le type à la porte arrosait large, mais
heureusement pour la spectre, celle-ci se trouvait au pied de la fenêtre et donc dans l’angle
mort du tireur.

Lorsque le chargeur de ce dernier fût enfin vide, un silence de plomb s’abattit sur la
chambre. Quelques morceaux de mousse issue du matelas retombaient en virevoltant dans
le calme, aucun autre mouvement n’était visible.

Puis la porte s’ouvrit brutalement – après un bon coup de pied, certainement – et Ash
bondit seins à l’air sur l’intrus qui venait d’entrer – probablement pour voir le résultat de
son travail.

Profitant de la surprise, la spectre réussit l’une de ces clés de bras dont elle avait le
secret et désarma le tireur, récupérant du même coup le rafaleur en main.

Elle pressa la gâchette sans attendre la réaction de son adversaire, mais l’arme était
équipée d’une clé de sécurité contrôlé par l’IR de son adversaire. Du coup, rien ne se passa.

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— Fait chier ! eut à peine le temps de pester la jeune femme avant que la brute ne
l’écarte avec force en lui faisant percuter le montant de la fenêtre.

Ash se redressa en grimaçant. Elle voyait bien qu'elle ne faisait pas le poids
physiquement alors elle balança à l'autre bout de la chambre - pas très loin, donc - le
rafaleur qu’elle ne pouvait de toute façon pas utiliser et se jeta sur le lit dans l’espoir de
récupérer son propre flingue – resté quant à lui caché sous ce qui subsistait de son oreiller.

Seulement le type était rapide – bien plus qu’Ash ne l’imaginait – et il la chopa par le
cou en plein vol avant de revenir la plaquer à nouveau contre la fenêtre – que la spectre
entendit d’ailleurs se fissurer à l’impact.

Maintenue à quelques centimètres au-dessus du sol, la jeune femme sentait la puissante


poigne de son adversaire se serrer de plus en plus autour de sa gorge. La pression lui
montait à la tête et elle avait déjà du mal à respirer.

Heureusement, ses mains Goliath lui donnaient pas mal de force dans le poignet –
suffisamment pour réussir à écarter les doigts de son agresseur et le faire lâcher prise en
tout cas.

— Putain d’enfoiré, cracha la spectre en reprenant son souffle.

S’ensuivit un échange de coups aussi rapide que violent.

Ash n’avait pas le temps de réfléchir. Elle était acculée et se retrouva vite sur la
défensive, à dévier les attaques de son adversaire sans parvenir à riposter efficacement.
Pire, chacune de ses tentatives offrait à son ennemi une ouverture qu’il s’empressait
d’exploiter.

C’est d’ailleurs comme ça que sa tête fut brutalement envoyée de côté par un bon
crochet des familles, immédiatement suivi d’un coup au sternum – qui donna à la jeune
femme l’impression de décoller du sol l’espace d’un instant.

Sonnée et déstabilisée, elle ne pouvait que protéger son visage et sa poitrine à l’aide de
ses bras, laissant ainsi ses flancs et son ventre exposés.

— Mange, salope ! grogna la brute en frappant sous la garde de la spectre.

Chaque impact lui faisait un mal de chien. Même avec son ossature renforcée, elle
craignait qu’il ne lui casse quelque chose si cela continuait.

Cela dit, Ash, ça reste une dure à cuire et elle est pas du genre à se laisser faire sans
réagir.

Au moment où elle allait encaisser un nouveau coup, elle envoya une béquille dans la
cuisse de son adversaire. À défaut de lui faire vraiment mal - encore que –, elle le
déséquilibra suffisamment pour pouvoir se jeter sur lui, lui choper l’arrière du genou et le
faire lourdement chuter au sol avec elle.

Le type repoussa Ash du pied avec force et la spectre se retrouva projetée sur le matelas
les jambes par-dessus la tête.

Lorsqu’elle se redressa, sa poitrine se soulevant et s’abaissant au rythme d’une


respiration haletante – je mets ça comme ça, car mon programme IReporter semble penser
que ça peut maintenir le spectateur en haleine –, elle vit la brute se ruer sur son arme.

— Et merde…

50
Il était trop tard pour qu’Ash récupère son propre flingue ou tente encore de désarmer
l’intru. Alors elle prit le peu d’élan qu’elle pouvait et plongea à travers la vitre déjà bien
fragilisée de la chambre.

Elle se réceptionna par une roulade au milieu des débris – tout en râlant – tandis qu’une
volée de balles tirées en aveugle se mettait à traverser la trop fine paroi du motel.

Sans chercher plus loin, la spectre sauta par-dessus la rambarde avant de foncer, un
étage plus bas, vers son Aurora Exodus.

Elle enfourcha la moto pile quand la brute apparaissait sur la passerelle. Elle mit le
contact et quitta la scène en roue arrière - et en petite tenue, les seins plaqués contre le
réservoir – tandis qu’une pluie de balles s’écrasaient tout autour d’elle sur le bitume.

La jeune femme se redressa deux rues plus loin sans pour autant s’arrêter et remarqua
enfin l’icône qui clignotait dans son champ de vision augmenté.

— Merde, Ash, ça va ? s’inquiéta Keren lorsque la spectre accepta son appel.


— Ouais, ouais, t’en fais pas, je m’en suis tirée… Mais toi, fait pas le con et reste planqué,
d’accord ? lui répondit-elle avant d’ajouter d’une voix hésitante : Enfin… tiens-toi quand
même près, au cas où il vienne te rendre visite.
— Ah, bravo, c’est rassurant… râla gentiment le hacker dans une tentative pour évacuer
un peu le stress.
— Oui, bah, hein… rétorqua Ash faute de mieux.
— Et sinon, c’est quoi ce bordel ?
— Un connard est venu me réveiller, expliqua la jeune femme. Du genre grand, balaise,
avec des yeux blancs et des tatouages tribaux dans le cou.
— Ça ressemble à la description du type dont parlait la voisine de Shinner… fit
remarquer Keren.
— Carrément, ouais.
— Au moins, s’il veut t’empêcher d’avancer, c’est que la piste devient chaude…
philosopha le hacker.
— Chaude, chaude… c’est pas toi qui fait de la moto en petite culotte.
— J’ai vu ça ouais, approuva Keren.
— T’as apprécié le spectacle, j’espère.
— J’ai tout filmé, s’amusa-t-il. Bon, et sinon, on fait quoi maintenant ?
— Ben, je vais déjà commencer par me racheter des fringues… trancha la spectre. Y a
des boutiques ouvertes à cette heure-ci ?
— Ouais et après ?
— Après y me faudra aussi un nouveau flingue et je pense qu’on sera bon pour rendre
visite à notre légiste…

51
***
>>> 20/02/2551 09h19 <<<

Après qu’Ash eut terminé sa séance shopping – je vous laisse imaginer la tronche du
type qui a vu entrer une cyber-punkette à moitié à poil dans sa boutique… en le mettant
au défi d’un simple regard de faire la moindre remarque –, elle abandonna son Exodus
pour rejoindre le véhicule de Keren.

Durant le trajet qui les mena au Biomeda Health Center de Whiteopia, le hacker débriefa
un peu son amie. Car pendant qu’elle était occupée à terroriser – ou faire baver – le
vendeur de fringues, lui, avait réussi à identifier son agresseur.

Il s’agissait en fait d’un shadowmerc – autrement dit, un mercenaire de l’ombre – qui


se faisait appeler Tadheus Rucker. Keren expliqua également que celui-ci n’était pas reparti
du motel les mains vides : il avait emporté avec lui tous les comlinks trouvés la veille chez
Winsman – y compris celui de l’ancienne Ash.

C’est donc d’une humeur massacrante que la spectre – accompagnée de son ami –
pénétra dans la clinique Biomeda. Celle-ci n’était pas très grande, mais semblait clairement
à la pointe de la technologie.

Bref, ils demandèrent à voir Andréa Lawson – la légiste qui avait rédigé le rapport
d’autopsie –, cependant l’androïde de l’accueil leur fit savoir – avec le sourire – que le
docteur Lawson n’était pas encore arrivée – et qu’ils pouvaient l’attendre un espace détente
dédié, à l’entrée.

— J’aime pas ça, grommela Ash en se dirigeant vers l’endroit en question. Mon intuition
me dit que ça pue…
— Je suis assez d’accord, opina Keren. Tu veux que j’essaye de la tracer ?
— NexWave utilise une balise activable au cas où un de leur employé serait pris dans
une avalanche. Biomachin fait peut-être pareil.
— Et bah on va voir ça…

Le hacker de sécurité s’installa dans un fauteuil et plongea dans l’infosphère. Pendant


qu’il s’introduisait dans les systèmes de la corpo, Ash avait du mal à tenir en place, se
demandant si Lawson s’était aussi fait attaquer ou si elle fuyait pour ne pas qu’on lui pose
trop de questions…

— Gotcha ! lança Keren avec le sourire en revenant à lui au bout d’un moment.
— Tu l’as trouvée ? s’enquit Ash.
— Bien sûr, se vanta le hacker. Elle se planque dans l’ancienne centrale solaire, à une
vingtaine de kilomètres de Whiteopia.

Du coup, bah, ils se rendirent sur place.

Ils quittèrent donc les dômes de Whiteopia pour s’engager sur une route de montagne
plutôt large, mais mal entretenue et à moitié enneigée. Une vingtaine de minutes plus tard,
la silhouette de l’ancienne centrale se découpait sur l’horizon toujours rougeâtre de l’aube
éridanienne – qui peinait d’ailleurs encore à s’imposer tant les nuages sombres qui
défilaient dans le ciel empêchait la nuit de céder sa place.

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Plus ils approchaient et plus l’endroit devenait lugubre. Après sa fermeture, le complexe
avait été partiellement démantelé et probablement même pillé. La plupart des panneaux
solaires qui s’étendaient jadis à flanc de montagne étaient manquants, les autres, en piteux
état. À bien des égards, la centrale ressemblait à un vaste champ de ruines métalliques à
moitié recouvert d’une neige grisâtre qui ne rendait pas les lieux plus accueillants.

Une minute plus tard, Ash et Keren arrivaient à l’entrée du complexe. La légiste était là,
adossée à la portière du seul véhicule garé sur ce qui avait dû être le parking des employés.

— Et merde, elle nous a vus, constata Keren en passant à côté d’un poste de contrôle
délabré.
— Je t’avais dit qu’on aurait dû finir à pied, râla Ash. Pour l’arrivée discrète, c’est cramé
maintenant…
— Et marcher trois bornes dans la neige ? Non merci, bougonna le hacker. De toute
façon, elle a dû nous voir de loin… Cela dit, tu noteras qu’elle est pas partie. On dirait
même qu’elle nous attend.

C’était effectivement l’impression que donnait Lawson. Celle-ci les avait regardés
franchir le double grillage à l’entrée sans tenter de s’enfuir. Elle se contenta de se redresser
avec hésitation lorsqu’ils ouvrirent leur portière après s’être garés.

Au moment où Ash posa le pied sur le bitume fissuré du parking, la spectre regretta de
ne pas avoir acheté de vêtements thermorégulés – en même temps vu les prix… –. L’air
était froid et des volutes de vapeur s’élevaient de son respirateur à chaque expiration.

En s’approchant aux côtés de Keren, Ash remarqua les plis sur le front de la légiste.
Celle-ci avait l’air contrariée, apeurée, même.

— Vous aviez promis de me laisser tranquille, reprocha-t-elle à la nouvelle arrivante


d’une voix emplie de doutes, alors pourquoi ?
— Pardon ? s’étonna Ash en levant un sourcil.
— Vous… Vous bossez pas pour le gars aux yeux blancs ? demanda prudemment la
légiste.
— Si vous parlez d’un type avec un tatouage tribal dans le cou, alors non, il a plutôt
essayé de me buter ce matin au réveil… rectifia Ash. Moi je suis spectre et j’enquête sur la
mort de Sydney Shinner. Vous savez, la fille pour laquelle vous avez falsifié un rapport
d’autopsie y a une dizaine de jours…

En entendant ça, Lawson eut un hoquet de surprise et fit un pas en arrière, les yeux
écarquillés, avant de se figer.

Son regard en disait long. Après avoir accusé le coup, elle semblait désormais réfléchir
à toute allure.

— Il va venir pour me tuer, réalisa-t-elle d’une voix blanche avant de se reprendre.


Protégez-moi et je vous dirai tout ce que je sais !
— Euh… se contenta de répondre Ash, que la légiste avait un peu prise de court.
— Quoi ? enchérit Keren, qui avait lui aussi des difficultés à suivre.
— La brute qui vous a attaqué, explicita Lawson en soupirant, c’est lui qui m’a obligée
à falsifier le rapport. Je ne devais plus le revoir, mais ce matin il m’a demandé de venir ici
et de l’attendre, que ça se passerait mal si je n’étais pas là… Mais si vous savez pour le
rapport et qu’il le sait, alors c’est qu’il veut me faire taire.
— Et maintenant, vous savez qu’il sait qu’on sait… s’amusa Ash avant de s’excuser face
aux regards outrés des deux autres. Rah, ça va, si on peut pas déconner…
— Ouais, éluda Keren. En attendant, outre le fait que j’ai gagné mon pari, je pense qu’il
vaut mieux pas traîner ici…
— T’as rien gagné ! s’offusqua Ash. Techniquement, elle a pas encore été attaquée…

53
— Peut-être, mais elle fuit encore moins pour pas qu’on lui pose de questions…
— Hum… se manifesta Lawson pour faire comprendre à ses interlocuteurs qu’elle était
là.
— Bon, on verra ça plus tard, trancha finalement la spectre. Va la planquer à Yankton,
moi je reste ici. J’ai deux mots à dire à notre ami commun…

Keren acquiesça et se dépêcha de faire monter la légiste dans sa voiture de location. Il


démarra sans perdre de temps, puis emprunta la route qui continuait dans les montagnes
– plutôt que de faire demi-tour et risquer de croiser Rucker…

Ash les regarda s’éloigner un moment jusqu’à ce qu’un frisson la tire de ses pensées.

— Putain, il pèle ! jura-t-elle en se frottant les bras alors que quelques flocons de neige
commençaient à tomber.

La jeune femme balaya le parking des yeux, cherchant la meilleure façon de tendre une
embuscade… et un coin où s’abriter.

Elle jeta son dévolu sur la guérite délabrée qui avait servi de poste de contrôle à l’époque
où la centrale était encore en activité. L’endroit était en piteux état et parcouru de courant
d’air, mais au moins, elle pourrait voir le mercenaire arriver.

Une minute plus tard, l’icône de Keren clignotait dans son champ de vision augmenté.
Elle prit l’appel et le hacker l’invita dans une conférence virtuelle avec Lawson.

— Tiens, écoute ça, lança-t-il de but en blanc.


— Comme je disais à votre ami, commença la légiste, Winsman a été exécuté d’une
balle dans la nuque.
— Hey, la coupa Ash avec un certain enthousiasme. Ça va dans le sens de mon
hypothèse comme quoi on lui fait porter le chapeau, ça !
— Attends, la réfréna Keren. Laisse-la terminer.
— Il y a autre chose qu’on m’a demandé de falsifier dans le rapport : l’autre dépouille
n’était pas celle de Sydney Shinner.
— Euh… là, c’est bizarre.
— Carrément ! s’emporta Keren. Ces enfoirés ont échangé ton corps avec une androïde,
putain ! Si je les tenais…
— Son corps, tiqua Lawson. Vous voulez dire que c’est elle Sydney Shinner ?!
— C’est… une longue histoire, balaya Keren avant de s’adresser à nouveau à Ash.
Pourquoi on aurait voulu échanger ta carcasse ? Ça a pas de sens…
— Tu sais quoi ? fit Ash en se levant. Je commence à en avoir ras les ovaires d’essayer
de deviner. Chaque fois on est à côté de la plaque… Mieux vaut continuer à remonter le fil,
on posera directement la question au responsable.

Elle sortit de sa guérite où elle gelait sur place et se mit à faire les cent pas sur le parking
abandonné.

— Si votre corps a été échangé, intervint Lawson, ça ne peut être que les brancardiers.
Je peux avoir leurs noms si vous voulez…
— Non, trancha Ash. Si c’est eux, je parie qu’on les a aussi fait chanter. Non, si le merc
a été payé pour intimider tout le monde, c’est que quelqu’un s’en sert pour faire le sale
boulot. C’est lui notre meilleure piste.
— Donc on veut choper le gars qui essaye de nous choper… philosopha Keren. Pratique
ça.
— Grave, approuva Ash.

54
***
>>> 20/02/2551 10h51 <<<

Une fois la fenêtre de communication fermée, Ash embrassa du regard la centrale


abandonnée en quête d’un nouveau spot où se poser.

À côté du parking, ce qui restait des locaux techniques avait très clairement été pillé et
tagué tandis qu’à l’horizon, le squelette de l’ancien champ de panneau solaire s’effaçait
dans un brouillard diffus.

Vu d’ici, le complexe avait vraiment un aspect lugubre – sans compter que le grincement
des vieilles infrastructures provoqué par le vent faisait d’une certaine façon penser à un
long râle d’agonie.

La centrale devait receler plein de bonnes planques cela dit, mais faute d’avoir acheté
un fusil de sniper à la boutique, cette réflexion n’avançait pas trop la spectre.

Restaient donc le parking et la guérite.

Elle pouvait s’installer à l’abri dans le véhicule de la légiste, mais dans ce cas, elle ne
verrait le mercenaire arriver qu’au dernier moment.

Par dépit, la jeune femme décida de retourner à sa guérite. Même si les courants d’air
y étaient glacials, elle pouvait au moins s’asseoir et avait une bonne vue sur la route.

Au bout de quelques minutes, elle estima cependant qu’il était tactiquement plus
judicieux de tendre une embuscade depuis la voiture de Lawson – ce qui n’avait
probablement aucun rapport avec le fait qu’elle était frigorifiée, qu’il neigeait de plus en
plus et qu’elle avait mal aux fesses.

Bref, Ash s’engouffra finalement à l’arrière du véhicule et referma la portière derrière


elle avec une certaine satisfaction.

Un tout petit quart d’heure plus tard, elle fut tirée de sa somnolence par l’arrivée d’une
moto - une Yazuki Katana – sur le parking du complexe. C’était Rucker.

Paniquée, la spectre décolla d’un coup sa tête de la vitre teintée latérale avant de
s’enfoncer au maximum dans la banquette de son véhicule pour se faire la plus petite
possible.

Tout en gardant un œil sur le mercenaire, elle activa sa jonction synaptique et son
interface neurale, puis scanna mentalement les alentours.

Le nœud virtuel de la Katana ne fut pas difficile à localiser. Ash craqua la sécurité de la
moto à la vitesse de la pensée et installa quelques-uns de mes sous-programmes dans son
réseau.

En l’espace d’une fraction de seconde, j’avais envahi le système et pris le contrôle sans
déclencher d’alarmes ou de contre-mesures. Ma propriétaire n’avait plus qu’à attendre le
bon moment. Une attente qui lui sembla d’ailleurs interminable.

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Rucker prenait son temps : il avait d’abord pris soin d’enlever calmement son casque
avant de descendre – sans se presser – de sa Katana. Il marchait désormais lentement
vers le véhicule de Lawson, un pied après l’autre – oui, je sais, c’est logique, mais c’est
pour vous faire passer l’impression de ralenti comme Ash l’a vécue avec ses réflexes
biocybernétiques actifs.

À mesure que le mercenaire approchait et que la tension montait, Ash resserrait sa


poigne sur la crosse de son arme.

Lorsque Rucker ne fut plus qu’à quelques mètres de la voiture, Ash lança le démarrage
à distance de la Katana.

Surpris, le tas de muscles fit volte-face et c’est là que la spectre se redressa et fit feu à
travers la vitre. À cette distance, elle ne pouvait pas louper sa cible – et ainsi tenter d’éviter
de toucher des points vitaux, histoire de pouvoir quand même l’interroger après.

À l’impact, le verre se transforma en une grande toile d’araignée blanche… mais aucune
munition ne traversa.

— Putain, elles sont blindées ! réalisa lamentablement Ash. Rah, mais c’est pas
possible !!!

Rucker ne fut pas long à réagir. Il envoya une première salve sur la portière – blindée,
elle aussi – tandis que la spectre se dépêchait de sortir du côté opposé pour continuer le
gunfight.

Chacun tirait au jugé sans vraiment voir sa cible. Ash vida son chargeur avant de se
rappeler – avec regret – qu’elle n’en avait pas acheté d’autres. Pendant ce temps, le
shadowmerc transformait la voiture en épave à coups de rafales de balles explosives.

Ash baissa la tête. Il lui fallait une nouvelle diversion et pas dans deux jours.

Sa conscience explora les nœuds environnants à toute vitesse. Il y en avait peu, ce qui
lui permit d’en dénicher un prometteur, puis d’y envoyer à la volée des instructions.

Elle attendit ensuite que Rucker recharge pour sortir de son couvert, glisser sur le capot
du véhicule et venir au contact non sans ressentir un afflux d’adrénaline au passage - et
pour cause : en plus de faire deux têtes de plus qu’elle, le mercenaire était ultra rapide. Il
avait sans aucun doute de bons implants, lui aussi.

Il appuya sur la gâchette le visage figé dans un rictus carnassier.

Il était à bout portant.

Le clic de la détente se fit entendre, mais le canon de l’arme resta muet. Aucune balle
ne sortit.

Notre hackeuse en herbe afficha un sourire en coin, puis profita de sa petite surprise
pour faire un peu de gun-fu et ainsi prendre le cracheur des mains de son adversaire.

Au moment où Rucker réagissait en attrapant la jeune femme par le cou pour la soulever
à quelques centimètres du sol – comme au motel – cette dernière fit feu.

Le tonnerre de la rafale résonna dans l’ancienne station solaire tandis que Rucker lâchait
prise avant de faire deux pas chancelants en arrière, les mains déjà pleines de sang
plaquées sur son ventre et le regard chargé d’incompréhension.

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Il s’effondra sur le dos, incapable de rester debout – faut dire, les balles explosives dans
le bide à bout portant, c’est pas génial.

Ash souffla de soulagement, approcha lentement du mercenaire, puis s’accroupit à côté


de lui sans qu’il ne la lâche du regard – un regard mauvais, comme vous devez vous en
douter.

— Les clés de sécurités cryptées sur les flingues, c’est bien, mais quand en face t’as un
hacker ça peut aussi être la loose… lui expliqua-t-elle.

Rucker demeura silencieux, gardant la mâchoire serrée alors que les flocons de neige
lui tombaient dessus.

— Bon, dis-moi tout… enchaîna la spectre d’un air las. Qui t’a demandé de me buter et
de faire chanter Lawson ?
— Je dirais rien, se contenta-t-il de répondre d’une voix sifflante.

Ash l’observa un instant puis appuya lentement avec le canon de son arme sur l’une des
blessures du mercenaire.

— AAArgh !!! hurla Rucker.

La spectre relâcha la pression.

— T’es vraiment sûr que tu veux pas parler ?


— Tu peux crever, lâcha-t-il sans se départir de son rictus.
— Marrant, j’ai plutôt l’impression que c’est toi qui es en train de crever, s’amusa Ash.
T’as une sauvegarde de ton âme quelque part, j’espère…
— Je te retrouverais… haleta Rucker. Et je te buterais.

À peine eût-il fini sa phrase que le mercenaire fut pris d’une quinte de toux à l’issue de
laquelle il cracha du sang.

— Mais oui… souffla la spectre. En attendant, t’as l’air de douiller sévère, là… ajouta-t-
elle en tapotant à nouveau la blessure de tout à l’heure avec son canon. Parle et j’abrège
tes souffrances. C’est honnête comme deal.
— Va te faire foutre, salope ! s’emporta Rucker avec difficulté.

Ash soupira. Le mercenaire l’agaçait, elle ne prenait aucun plaisir à la torture. Elle
s’apprêtait donc à essayer une autre approche – pour voir s’il était plus réceptif aux crédits
qu’à la douleur, ça se tentait – lorsqu’elle entendit un bruit de moteur au loin.

La jeune femme releva la tête, sourcils froncés. Un instant plus tard, elle regardait la
Stellar noire de Stur franchir le double grillage du parking.

— On dirait que vous avez de la compagnie… sembla se moquer Rucker tandis que le
véhicule de l’enquêteur s’immobilisait. Je vais peut-être m’en sortir en fin de compte…

Ash se releva, mains sur les hanches et l’air fatigué, attendant de voir de quoi il en
retournait.

Une longue seconde s’écoula puis la portière côté conducteur s’ouvrit. Un pied fut posé
par terre et… la suite en tournant la page - Pardon pour le cliffhanger, je sais, c’est petit
et un peu frustrant, mais d’après le programme IReporter, ça marche bien pour tenir en
haleine.

57
***
>>> 20/02/2551 11h12 <<<

Stur sortit de la Stellar d’un air qui se voulait décontracté malgré le flingue qu’il tenait en
main – un brûle-nerf Hades Blackfire, pas un petit neutraliseur, donc, mais une saloperie
bien létale – ce qui déclencha un froncement de sourcil chez la spectre.

— Ash… lança l’agent de NexWaveen en s’approchant. Vous avez fait une belle prise.

Sans marquer de pause et alors qu’il était encore à bonne distance, il leva son arme en
direction de Rucker et pressa la détente. Le mercenaire reçut la décharge du Blackfire de
plein fouet, lui grillant assez de terminaisons nerveuses pour le tuer sur le coup.

La spectre, qui avait été prise de court par l’action et sa rapidité, mit immédiatement
l’agent de NexWave en joue. Stur s’était déjà immobilisé en écartant les bras d’un air
décontracté.

— Je connais cet enfoiré, s’expliqua-t-il. Croyez-moi, c’est plus sûr comme ça… Il avait une
prime sur la tête, vous savez.

Stur donnait l’impression d’être sincère, sauf que…

Je vous ai déjà raconté qu’un des adages de notre spectre était “dans le doute, tir en
premier” ? Et bien, disons que son intuition lui a bien servi cette fois-là…

Ash fit feu au moment exact où Stur tentait de la surprendre en relevant le canon du
Blackfire dans sa direction. Il fut touché par la première balle en pleine poitrine – le reste
de la rafale se perdit dans l’air froid du complexe désaffecté à cause du recul.

L’impact de la munition explosive déséquilibra l’agent de NexWave, l’empêchant du même


coup de viser correctement – son tir bourdonna quand même aux oreilles de la spectre,
qui ressentit même quelques picotements à son passage –, pourtant, il était encore debout.
Oh, bien sûr, il devait avoir pris cher et il ne subsistait probablement plus que des lambeaux
du kevlar qu’il portait sous son costume, mais il était bel et bien toujours debout…

L’homme n’attendit cependant pas la seconde rafale pour foncer à couvert derrière la
portière restée ouverte de sa Stellar.

Ash tira deux salves supplémentaires en direction de la voiture pour se donner le temps
de replonger elle aussi derrière son véhicule – enfin celui de Lawson, mais ne chipotons
pas.

— Putain, j’y crois pas… alors c’était vous ? cria-t-elle pour se faire entendre. Vous cachiez
bien votre jeu !

Le chargeur de la spectre était presque vide. Stur s’en apercevrait vite, donc elle devait
gagner du temps pour trouver une solution – genre pour pouvoir rééditer le même coup
qu’avec Rucker…

58
— Vous aussi, lui rétorqua l’agent de NexWave en haussant également la voix. Pour
quelqu’un qui n’aime pas enquêter, vous vous débrouillez plutôt bien.
— Je fais ce que je peux…
— Et c’est bien dommage, regretta Stur. Je suis vraiment désolé qu’on en soit arrivé là…

Bien qu’il sembla sincère, deux décharges s’écrasèrent dans la foulée sur le véhicule de la
légiste, grillant au passage toute l’électronique de bord et incitant la spectre à baisser un
peu plus la tête.

— Ouais, pas autant que moi… marmonna Ash pour elle-même avant de répliquer avec
une rafale – sa dernière – lâchée au jugé en passant la main par-dessus le capot.

À côté de ça, son scan ne donnait pas grand-chose. Elle ne trouvait pas de nœuds
correspondant au Blackfire comme elle l’avait espéré. En revanche, il y avait la Stellar…

À nouveau, elle se concentra sur l’infosphère pour envahir un à un les sous-systèmes du


véhicule jusqu’à en récupérer le contrôle complet.

Évidemment – parce que sinon c’est trop simple –, entre temps, Stur s’était rendu compte
que la spectre ne ripostait plus.

— Plus de munitions ? devina-t-il. Vous savez, y a encore moyen de s’arranger…


— C’est ça, ouais, lâcha Ash sans y croire une seconde.
— Je plaisante pas, continua Stur en quittant prudemment son abri, brûle-nerf braqué en
direction du couvert de la spectre. J’ai aucune envie de vous tuer, je vous assure.

Peut-être qu’il disait vrai, mais dans le doute…

— Dis ça au shadowmerc ! lâcha la jeune femme en faisant démarrer la Stellar sur les
chapeaux de roues.

L’agent corpo n’eut d’autre choix que de plonger sur le côté pour éviter le véhicule avant
que celui-ci n’aille s’encastrer dans la voiture de Lawson.

Alors qu’il se relevait promptement, Ash profita de la diversion pour lui sauter littéralement
dessus genoux en avant, lui coinçant le bras entre ses jambes et lui prenant son flingue
des mains avant qu’ils ne se retrouvent tous deux au sol sous l’effet de la gravité.

Seulement, Stur avait déjà goûté au gun-fu de la spectre et il parvint à désarmer à son
tour la jeune femme. Le brûle-nerf glissa sur le bitume craquelé – et désormais recouvert
d’une fine pellicule de neige – du parking tandis que le poing de l’agent corpo sembla se
téléporter tant il était rapide. Ash eut à peine le temps de se protéger le visage – elle aussi,
avait appris de leur premier affrontement en montagne – ce qui lui fit un mal de chien.

Ossature renforcée, songea-t-elle juste avant de rouler sur elle-même pour éviter un
nouveau coup. Elle repoussa une troisième attaque à l’aide de ses jambes, puis se remit
sur pied d’un bond. Le truc, c’est que Stur avait atterri pile à côté de son flingue – qu’il
s’empressa bien entendu de récupérer.

Ash se jeta sur lui avant qu’il puisse faire feu, mais l’agent de NexWave pivota de côté, se
retrouva dans le dos de la spectre et, cette fois, tira.

La jeune femme reçue la décharge juste au-dessus de l’omoplate. Elle s’effondra en hurlant
de douleur.

59
Si elle ne ressentait plus rien là où elle avait été touchée, l’intense sensation de brûlure
qui envahissait son épaule et sa poitrine, tout autour de la blessure, était quant à elle
insoutenable.

Voyant la spectre étendue dans la neige et hors d’état de riposter, Stur s’accorda une
seconde pour reprendre son souffle.

Ash, haletante et en sueur malgré le froid, en profita pour se mettre sur le dos et lui faire
face. Un nuage de vapeur se formait à chacune de ses expirations.

Lorsque l’agent de NexWave brandit son arme, la jeune femme comprit dans son regard
qu’il n’avait pas l’intention de perdre son temps en explication. Il allait presser la détente
et la tuer, fin de l’histoire.

Sauf que bon, Ash a de la ressource pour ce qui est de trouver des diversions.

Elle attrapa une poignée de neige fraîche de sa main valide et la jeta à la figure de Stur –
oui, je suis d’accord, parfois elle est mieux inspirée que d’autres, mais ce qui compte c’est
que même si la poudreuse n’alla pas loin, Stur, lui, eut le mauvais réflexe de vouloir se
protéger le visage…

Saisissant l’opportunité malgré la douleur, Ash se redressa avec une vitesse surhumaine –
merci la biocybernétique – et trouva la volonté de se jeter sur son adversaire. Elle lui
attrapa l’avant-bras, tournoya sur elle-même et se retrouva dans son dos pour
l’immobiliser tout en ayant récupéré le brûle-nerf au passage.

L’agent se dégagea sans difficulté et commença à tordre le poignet d’Ash – qui serra les
dents –, mais c’était trop tard pour lui. La spectre venait de faire feu, comme à son habitude
dans ces cas-là : à bout portant.

Cette fois, le kevlar ne fut pas suffisant.

Stur tomba au sol, le visage crispé et le corps parcouru de spasmes. S’il était encore vivant,
c’était uniquement grâce à ses implants, mais il ne pouvait clairement plus bouger et son
rictus, mâchoire serrée à s’en faire péter les dents, ne laissait aucun doute sur le fait qu’il
dégustait sévère.

Les rôles étaient inversés, seulement cette fois, c’était réellement fini. Elle avait gagné, il
ne lui poserait plus de problème. Il en aurait été incapable.

Ash garda malgré tout l’agent corpo en joue avec son bras valide – tout en laissant pendre
mollement l’autre sur son flanc.

— Où est mon corps ? demanda-t-elle tout en luttant pour faire abstraction de la brûlure
qui rongeait les nerfs de son épaule.
— Votre corps ? répéta Stur en fronçant les sourcils.
— Oui, MON corps, s’agaça Ash. Celui que vous avez remplacé par une androïde…

La lueur d’incompréhension dans le regard de Stur se transforma en un rire visiblement


aussi douloureux qu’amer lorsqu’il réalisa.

— Alors c’était ça… dit-il faiblement.

Il respirait – et parlait – avec difficulté. Il avait besoin de se concentrer pour continuer à


faire travailler ses poumons après la décharge de brûle-nerf qu’il avait encaissée.

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— Je ne l’ai jamais retrouvé, avoua-t-il les yeux dans le vague.

Ash fronça à son tour les sourcils, se demandant si l’homme en face d’elle était vraiment
responsable de sa disparition. Après tout, elle ne comprenait toujours pas les tenants et
les aboutissants de cette affaire ni pourquoi l’agent corpo était impliqué. Alors, si en plus
il affirmait – et elle était tenté de le croire – ne pas savoir où était passé son corps…

— Winsman revendait à une maison de poupée les filles sans attache qu’il piégeait à son
poste de contrôle, révéla Stur en se rendant bien compte que la spectre était larguée.
— Le Xtrm Paradise… devina Ash.
— Tout juste, confirma l’agent corpo. Seulement, ils ont dû comprendre qui t’étais… Je me
demandais aussi pourquoi ils s’étaient si vite débarrassés de toi…
— On se tutoie maintenant ?
— J’avais l’habitude de le faire quand j’enquêtais sur la disparition de Shinner.
— Ouais… éluda Ash, et donc ils se sont “débarrassés” de moi ?
— Ce genre de club ne s’encombre pas avec les filles qui peuvent leur attirer des ennuis,
expliqua Stur. Ils les éliminent et les enterrent quelque part, là, dehors… Je suis désolé
pour toi, t’as dû avoir une mort moins envieuse que celle que je t’ai inventée.

Ash resta silencieuse le temps d’assimiler ces informations. Elle ignorait ce qui poussait
l’agent corpo à parler. Peut-être pour soulager sa conscience, ou bien estimait-il qu’elle
avait le droit de savoir ? Quelle qu’en soit la raison, elle n’allait pas l’en empêcher.

— Mais pourquoi, putain ? demanda-t-elle finalement. Pourquoi avoir maquillé tout ça si


t’avais rien à voir avec ma disparition ? T’étais dans la combine, avec Winsman ?
— Loin de là ! s’offusqua Stur avant d’être parcouru par une vive douleur qui lui arracha
un long râle.

Ash donna un peu de temps à l’agent corpo pour se remettre avant de l’inciter à poursuivre
d’un signe du menton.

— J’ai vraiment enquêté sur ta disparition. C’est comme ça que j’ai découvert le petit trafic
de Winsman…
— Alors pourquoi, merde ?! insista la spectre.
— Si ça s’était su, cela aurait terni l’image de NexWave et de Whiteopia. Le directeur voulait
qu’on étouffe l’affaire… Seulement, je pouvais pas laisser Winsman s’en tirer. Alors j’ai
proposé au chef de la sécurité de m’en occuper : l’éliminer, utiliser le corps d’une androïde
et inventer une belle histoire qui tienne la route pour clore le dossier. On avait un trafiquant
d’être humain en moins et l’Eridania Police Corp. pouvait recharger la sauvegarde de son
témoin dans un nouveau châssis biocybernétique, puisqu’on pensait que tu étais un vrai
témoin sous couverture. Tout le monde était gagnant… mais il a fallu que tu te pointes…
— Meeerde, je suis vraiment désolé, s’excusa Ash avec ironie. T’es un vrai samaritain en
fait.

La spectre marqua une courte pause pour tenter de se calmer. Le pire, c’est qu’elle était
persuadée que Stur croyait avoir bien agi.

— Et Rucker ? reprit-elle cyniquement. Tu l’as aussi engagé pour que tout le monde soit
gagnant ?
— Je n’ai fait que suivre les ordres en essayant de limiter les dégâts, voulu se justifier
l’agent corpo. Je devais m’assurer que tu ne puisses pas remonter la piste plus loin, quitte
à t’éliminer, toi ou les fusibles, si tu étais trop coriace…

Une larme coula en direction de son oreille. Ash ne pouvait dire si c’était à cause des
regrets ou de sa blessure qui le faisait souffrir.

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— Si seulement tu n’avais pas trouvé les comlinks chez Winsman, tout aurait pu en rester
là…
— Putain, ça va être ma faute maintenant… répliqua Ash d’un ton acerbe. Réveille-toi,
connard. T’as recruté un putain de shadowmerc pour menacer des gens qui n’avaient rien
à voir avec les combines de l’autre enfoiré. Et ça, avant même que je me pointe. Tout ça
pour quoi ? Pour préserver l’image de ta putain de corpo ?
— Je sais. Crois-moi, je n’en suis pas fier. On aurait jamais dû en arriver là. Seulement
voilà, c’est trop tard maintenant. Tu as raison, ça a merdé au moment même où on a voulu
s’arranger avec la vérité et après, ce n’était plus qu’une longue fuite en avant. Au moins,
t’as pu sauver des vies, toi. Rend-moi service s’il te plait : termine-moi ici, que je puisse
me réveiller sans savoir…

Dégoûtée par toutes ces révélations, Ash se leva, pointa le canon du Blackfire en direction
de l’agent corpo, puis soupira.

— Comme si ça allait changer quelque chose… murmura-t-elle d’un air las.

Puis elle pressa la détente.

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Chapitre 5 – Retombées
>>> 20/02/2551 – 22h12 <<<

Les basses et les amplis crachaient en rythme de la novapunk plutôt énervée qui donnait
au Yankton’s Grave une sacrée ambiance. Cela convenait parfaitement à Ash.

La spectre traversa la salle – en soutien-gorge – en essayant de ne rien renverser des


deux pintes de naav remplies à ras bord qu’elle portait. Elle se fraya un passage au milieu
de danseurs – qui venaient étrangement se coller à elle –, puis se faufila en biais entre les
tables pour rejoindre l’une des alcôves du fond.

Là, elle s’immobilisa, soupira, puis afficha un sourire forcé sur son joli visage.

— Et voilà, lança la jeune femme d’un air faussement agacé. Monsieur est servi.
Maintenant, si monsieur veut bien retirer ses godasses de la table, que je pose ça…
— Mouais, se redressa Keren non sans cacher un certain amusement. Peut mieux faire
sur la déférence.
— C’est ça… Tu verras, si c’est toi qui perds le prochain pari… lui rétorqua-t-elle en tirant
la langue.

La jeune femme se posa sur la banquette avec sa naav et observa d’un œil distrait la
faune locale boire, danser, bavarder – encore qu’il s’agissait plutôt de crier, pour couvrir
le bruit de la musique –, le tout à la lumière des néons. Maintenant qu’elle savait ce qui lui
était arrivé, elle pouvait enfin souffler.

— Ça va mieux, ton épaule ? demanda Keren avec sérieux.


— Encore quelques picotements, mais la reconstruction nerveuse a fait le job.
— Tant mieux, approuva le hacker. Et alors, t’as réfléchi à la suite du programme ? Tu
vas faire quoi ?
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? soupira la spectre. Je vais quand même pas aller
flinguer le directeur et le chef de la sécurité de NexWave pour le plaisir… Après tout, le vrai
salaud, c’était Winsman dans cette affaire. Eux, ce sont juste des putains de costards
intéressés avant tout par leur carrière.
— Ouais, des corpos quoi… traduisit Keren avec une pointe de cynisme dans la voix.
Mais ça les dérangeait pas de t’éliminer parce que tu fouillais dans leurs magouilles… Sans
compter Lawson et la voisine qu’ils ont fait chanter ou l’androïde qu’ils ont incinéré pour
que personne puisse découvrir que c’était pas ton corps.
— J’ai pas oublié, répondit Ash d’un air sombre. Mais quoi ? Les flinguer servirait à rien
de toute façon. Ils subiraient une résurrection et se réveilleraient comme des fleurs.
— Effectivement…

Tous deux burent une bonne gorgée de naav.

— Cela dit, reprit Ash, je pense savoir comment leur renvoyer l’ascenseur.
— Développe.
— Je crois que l’Eridania Police Corp. serait très heureuse d’avoir de quoi demander
gentiment des informations à un directeur ou à un chef de la sécurité de NexWave…
— Oooh, fit un Keren admiratif. Donc, soit ils trahissent leur corpo et gardent une épée
de Damoclès au-dessus de la tête, soit leur carrière est foutue. C’est vicieux, j’aime bien.

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La jeune femme s’enfonça dans la banquette d’un air satisfait tandis que son ami
reprenait sa pinte en main.

— Du coup c’est fini ? demanda-t-il avant de boire. On rentre à la maison ?


— Pas tout à fait : j’ai encore une dette à régler avec l’Xtrm paradis… Et là, je compte
bien flinguer quelques responsables avant de faire sortir les filles…

Et effectivement, trois jours plus tard, la maison de poupée recevait la visite d’une Ash
bien remontée.

Avec l’aide de Keren – qui avait pris le contrôle des défenses automatisées de
l’établissement –, la spectre se fraya un passage jusqu’aux propriétaires des lieux à coup
de balles explosives.

Elle ne fit aucun cadeau aux gros bras qui bossaient là, habitués à fermer les yeux, et
ravagea le night-club de fond en comble au cours d’une fusillade dantesque.

Lorsqu’elle trouva le bureau où s’étaient réfugiés les responsables de la maison de


poupée, elle ne prit pas plus de gants. Elle les exécuta sans cérémonie avant de connecter
manuellement Keren sur le datavault du club. Là, le hacker put télécharger tout un tas de
preuves et de documents compromettants sur les activités du Paradise qu’il se fit un plaisir
d’envoyer à Black Dog Security Services, la police de Yankton.

Quant aux filles retenues contre leur gré, elles retrouvèrent leur liberté. Oh, tout n’allait
pas être rose pour elles, la plupart auraient du mal à oublier ce qu’elles avaient subit en
tant que poupée. Sans compter que beaucoup n’avaient aucun d’endroit où aller. C’était
notamment le cas des androïdes – d’autant que légalement, elles appartenaient au xtrm
paradis.

Heureusement, Keren savait comment gérer ce genre de choses, il avait quelques


adresses. Ash et lui les conduisirent à un refuge, peu reluisant, certes, mais où on leur
forgerait une nouvelle identité et où on les aiderait à commencer une nouvelle vie.

Le plus intéressant dans tout ça, c’est qu’au moment d’évacuer le club avec les
anciennes poupées, l’une des androïdes crut reconnaître Ash :

— Ash ! Tu es revenue nous sauver ! s’était-elle exclamée.


— Ouais, non, pas exactement… galéra à expliquer la jeune femme. Je suis morte, les
proprios du paradis m’ont liquidé quand ils ont su que j’étais spectre…
— Quoi ? s’étonna l’androïde. Mais non, quand ils ont compris ce que tu étais, ils t’ont
vendu…
— Vendu ?! T’es sûre ?
— Certaine ! confirma-t-elle. Je me rappelle très bien, c’était le même jour que la
descente de NexWave Security, les acheteurs étaient venus te chercher quelques heures
avant.
— Putain, alors ça veut dire que… Que je pourrais être encore en vie quelque part ?

FIN DU LOG #01

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